Artistes criminels, criminels artistes de Massimo Centini

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12,90 € (T.T.C.)

MASSIMO CENTINI, anthropologue et criminologue, a collaboré avec le Musée des Sciences naturelles de Bergame et enseigne l’Anthropologie culturelle au sein de l’Université Populaire de Turin. Parmi ses nombreux livres, on lui doit notamment Tuer pour Satan (aux éditions Gremese), Les sorciers et leurs mystères, Croyances et légendes populaires : Voyages aux frontières du merveilleux.

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ISBN 978-2-36677-171-8

MASSIMO CENTINI

ARTISTES CRIMINELS CRIMINELS ARTISTES

ARTISTES CRIMINELS CRIMINELS ARTISTES

Ce livre parcourt, autour de quelques cas emblématiques, la vaste gamme des relations et des influences réciproques qui relient l’expression artistique à la dimension criminelle. D’un côté, nous y retrouvons des artistes qui ont été impliqués, au cours de leurs vies, dans des crimes et graves délits (Benvenuto Cellini, Paul Verlaine, Le Caravage, certains écrivains de la Beat Generation…) ou qui ont sublimé, dans leur art graphique, le climat de violence de leur temps ou leurs obsessions personnelles troubles (comme George Grosz ou Otto Dix). De l’autre, de nombreux criminels qui ont exprimé leurs déviances et leurs démons intérieurs à travers l’expression artistique, parfois avec une grande (et noire) efficacité. Les œuvres de nombreux tueurs en série, assassins et violeurs sans pitié en sont les illustrations : Charles Manson et ses araignées minutieusement reproduites, John Wayne Gacy, tueur en série auteur de nombreux portraits de clown, Nicolas Claux (le « Vampire de Paris »), le Monstre de Florence Pietro Pacciani. Sans oublier les délicates aquarelles d’un jeune Autrichien tourmenté, désireux de percer dans l’art : Adolf Hitler.

MASSIMO CENTINI

LES CAS LES PLUS EMBLÉMATIQUES DE FOLIE CRIMINELLE ET TALENT CRÉATIF

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« LE CÔTÉ NOIR »

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Massimo Centini

ARTISTES CRIMINELS CRIMINELS ARTISTES LES CAS LES PLUS ÉCLATANTS DE FOLIE MEURTRIÈRE ET TALENT CRÉATIF

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Couverture : Francesco Partesano En couverture : Illustration représentant le clown Pogo et un détail du visage de John Wayne Gacy. Le dessin du clown est de The Orchid Club. Crédits photographiques : En ce qui concerne l’Auteur et l’Éditeur, les photographies reproduites dans ce volume sont du domaine public. Si certaines sont soumises à un copyright, l’Éditeur prie les lecteurs de bien vouloir lui pardonner d’éventuelles erreurs, lacunes ou omissions, et se déclare prêt à apporter des compléments d’informations lors des nouvelles rééditions. Il est également disposé à reconnaître les droits afférents aux clauses de l’article 70 de la loi n. 633 de 1941 et ses modifications successives. Traduction de l’italien : Laura Gorre Impression : FP Design – Pavona (RM) 2019 © Gremese Éditions de Grenelle sas – Paris

Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise, de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit, sans le consentement préalable de l’éditeur. ISBN 978-2-36677-171-8

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« Elle a sa beauté qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualité. »

Charles Baudelaire Les femmes et les filles

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Sommaire Introduction : Éros et Thanatos .......................................... 9 Paolo Véronèse devant le Tribunal de l’Inquisition........... 16 L’homicide du musicien personnel de Marie Stuart ......... 23 Alors la colère m’enflamma et saisissant un petit couteau que j’avais sur moi... ........................................... 29 Madrigaliste et uxoricide .................................................. 35 Caravage, maudit et assassin ........................................... 40 Artemisia : victime de la violence sexiste ......................... 45 De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts....... 52 Différends entre poètes maudits ...................................... 58 Parricide et fairy painting ................................................. 66 Vincent van Gogh : suicide ou meurtre ? ......................... 70 L’« homicide justifié » d’Eadweard Muybridge ................. 75 Jack l’Éventreur, un peintre ? ........................................... 78 Les meurtres du poète anonyme...................................... 86 Vincenzo Peruggia, voleur idéaliste ................................. 94 Les aquarelles du futur dictateur .................................... 104 Art, jardinage et nazisme................................................ 114 Le rêveur de Heinrich Maria Davringhausen .................. 121 Le Lustmörd aux temps de George Grosz et Otto Dix... 129 Fritz Lang, M le Maudit et le serial killer......................... 137 Sang sur la Beat generation ........................................... 143 Quand le serial killer est un artiste ................................. 150 Fiche : Le crime en série ............................................ 160 Charles Manson : hippie, musicien et peintre ................ 170 Les clowns de John Wayne Gacy ................................... 176 Les démons de Richard Ramírez..................................... 180 Du bloc à dessins de Pietro Pacciani .............................. 185 Bibliographie .................................................................. 193 7

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Introduction

ÉROS ET THANATOS « Le mal est en général vide et sans contenu puisqu’il n’en sort rien d’autre que le négatif, la destruction et la tristesse, alors que l’art authentique doit avoir en lui l’aspect d’une harmonie »… Ces quelques mots de G.W. Friedrich Hegel (1770-1831) suffiraient pour mettre à mal le projet qui anime ce livre. En réalité, le point de vue qui sera suivi permettra d’observer le rapport art-crime dans une optique éloignée des problématiques spécifiques à l’esthétique afin de privilégier plutôt les observations anthropologiques, psychologiques et évidemment criminologiques. En substance, l’art constituera l’axe central autour duquel graviteront les événements, les biographies et les approfondissements de ce volume, sans pour autant être le protagoniste des histoires rapportées à l’intérieur de ces chapitres. Dans son ensemble la narration suivra principalement deux lignes directrices : d’un côté les criminels qui d’une manière ou d’une autre ont eu un rapport avec l’art (la plupart du temps en s’essayant à la production d’un quelconque contenu créatif), et de l’autre les artistes impliqués, malgré eux, dans le monde du crime. Chacune de ces histoires s’insère à l’intérieur d’une biographie, souvent complexe et qui recèle généralement de multiples facettes, caractérisée parfois par des points obscurs ou carrément déformée par l’imagination de la presse, des biographes, des historiens et, non moins fréquemment, des artistes euxmêmes. Le choix des personnages est, comme tout choix, limité et sujet à de possibles critiques. Un effort particulier a cependant 9

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été fait pour essayer de ne sélectionner que les cas les plus emblématiques, non seulement en tant que tels, mais aussi pour ce qu’ils racontent de leur époque : dans l’ensemble, ils couvrent une période qui va du XVIe siècle jusqu’aux cas les plus éclatants du XXe siècle. Des cas qui nous permettent de constater combien l’art peut aussi s’avérer être un outil intéressant d’analyse criminologique : en effet, en plus d’offrir une grande série de suggestions analytiques sur la relation qui se tisse entre créativité et activité criminelle, il constitue également un témoignage important sur l’influence du crime dans les poétiques des diverses époques historiques, en offrant en ce sens d’intéressants approfondissements socioculturels. Comme nous aurons l’occasion de le voir, Cesare Lombroso déjà, avec ses études sur le rapport entre génie et folie, avait indiqué la corrélation entre la personnalité de l’artiste et celle du « fou », compris dans un sens beaucoup plus large que celui qu’on lui donne d’ordinaire. En résumé, et de manière assez approximative, nous pouvons isoler certaines catégories du binôme art-crime : • l’artiste est aussi un criminel, et il représente ses crimes dans son œuvre ; • les œuvres ne révèlent, pour le moins en apparence, aucun lien avec les crimes. En réalité, après une analyse plus approfondie, elles permettent souvent de deviner, de façon sousjacente, les troubles concernant la personnalité, les paraphilies et d’autres problèmes de l’auteur ; • le criminel devient artiste pendant sa détention ; • les artistes victimes de crimes (même refoulés) dans certains cas transfèrent inconsciemment ce qu’ils ont subi à l’intérieur de leurs créations ; • certaines formes d’art reproduisant des événements particulièrement violents (massacres, sacrifices, homicides, etc.) peuvent être à l’origine de pulsions meurtrières, c’est le cas par exemple de certains serial killers ; • durant certaines périodes historiques, l’activité criminelle (et en particulier les crimes les plus abominables) peut avoir influencé les thématiques des artistes de l’époque. 10

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Introduction – Éros et Thanatos

Évidemment, le poids exercé par le malaise psychique constitue un élément important du processus créatif. Les études réalisées à ce sujet sont nombreuses : en partant de celles plus novatrices de Sigmund Freud (1856-1939), pour arriver aux recherches de l’artiste Jean Dubuffet (1901-1985), qui, avec l’Art Brut, a mis en lumière tout un substrat créatif qui avait été, pendant trop longtemps, âprement critiqué sur le plan esthétique. Un tel parcours permet de regarder avec un point de vue différent, assurément multifocal, ce qui dans le passé était considéré comme l’« art des fous » et l’« art psychopathologique », définition issue du positivisme, qui s’est appuyée sur les sciences humaines, la médecine et, en particulier, la psychiatrie. Sans aucun doute, les avant-gardes artistiques ont joué un rôle important dans la mise en lumière des aspects esthétiques – et non plus seulement psychopathologiques, sociaux et criminels – de ces formes de créativité qui peuvent être considérées borderline. La première exposition artistique du Blaue Reiter (« Le Cavalier bleu »), qui s’est tenue en 1912 à la Galerie Thannhauser de Munich, fut en ce sens importante. On y mettait l’accent sur la forte veine créative inhérente aux réalisations des malades mentaux, aux dessins enfantins et à l’art des populations qui, à l’époque, étaient encore considérées comme primitives et sauvages. Dès lors, même la science commença à regarder différemment les productions des catégories marginales. En 1922, le psychiatre allemand Hans Prinzhorn (1886-1933) publia un texte emblématique, Expressions de la folie, qui mit fin aux théories positivistes. C’est celui que l’on appelle « art naïf », avec Antonio Ligabue (1899-1965) en tête, qui tirera avantage de cette nouvelle conception de l’art en parvenant à se libérer des conventions esthétiques désormais dépassées et anachroniques. En 1945, c’est au déjà cité Jean Dubuffet que l’on doit la définition d’Art Brut. Il ouvrira ainsi la voie vers un monde capable de proposer des perspectives multiples, où une place est laissée à la culture, la personnalité, les situations, les patho11

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logies et les problématiques épistémologiques de grand intérêt pour les différentes branches des sciences sociales. Comme cela a déjà été expliqué précédemment, la relation entre art et folie a longtemps impliqué la sphère du crime, surtout à cause des présupposées connexions entre maladie mentale et propension au crime. Avec les années ces liens se sont petit à petit relâchés jusqu’à devenir extrêmement ténus. Aujourd’hui le discours a changé, même si l’inquiétante triangulation entre art, folie et crime réapparaît de temps en temps, en trouvant parfois dans les lieux communs son terrain le plus fertile. Pour la psychanalyse, l’activité artistique est le signe d’un malaise intérieur (tout comme le recours à la magie et à la pensée magique selon la critique rationaliste) : « On est en droit de dire que l’homme heureux ne se livre jamais à la fantaisie, seulement l’homme insatisfait. Les désirs insatisfaits sont les forces motrices des fantaisies, et chaque fantaisie particulière est l’accomplissement d’un désir, un correctif de la réalité non satisfaisante ». Ainsi Sigmund Freud stigmatisait, dans son essai Le créateur littéraire et la fantaisie (1908), les instances placées à la base de la recherche créative : une insatisfaction inconsciemment résolue à rechercher la satisfaction en un lieu où même l’apparence et les certitudes inaliénables peuvent être remises en cause et, si nécessaire, reconstruites. Probablement, comme le prétendait Marcel Proust (1871-1922) dans Le temps retrouvé : « sans maladie nerveuse il n’est pas de grand artiste »… Et c’est peut-être à cause de ce statut que « par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune ». La question fut ensuite analysée par Carl Gustav Jung (18751961) dans l’essai Psychologie et poésie (1930) dans lequel il déclarait : « À l’intérieur de l’œuvre d’art la vision représente une expérience plus profonde et plus forte que la passion simplement humaine [...] Dans le sentiment nous vivons ce qui est connu, mais l’intuition nous conduit vers l’inconnu et le caché, 12

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Introduction – Éros et Thanatos

vers des choses par nature occultes ; qui, même si elles ont été connues, ont ensuite été volontairement masquées et rendues mystérieuses, et donc depuis les temps les plus anciens, considérées comme énigmatiques, troublantes et trompeuses ». Ensuite, Jung arrivait à une conclusion importante, qui aujourd’hui encore reste valable : « Le mystère de la créativité, comme celui du libre arbitre, est un problème transcendantal que la psychologie ne peut pas résoudre, mais seulement décrire. Même la personnalité créatrice est une énigme dont on cherchera la solution par différents moyens mais toujours en vain ». Si l’on se réfère à Georges Braque (1882-1963), il est alors presque sûr que « l’art est fait pour troubler, la science pour rassurer »… Et l’art, depuis toujours, mais en particulier entre le XIXe et le XXe siècle, a su nous troubler par toute une série de transfigurations dans lesquelles le sang, la souffrance, la mort et la destruction dominent. En faisant un saut en arrière dans le temps, nous retrouvons des thèmes similaires dans les représentations artistiques des XIV-XVI siècles où prévalent les illustrations de la fin du monde et des épidémies de peste, sans oublier le proto-surréalisme de Hieronymus Bosch, ou encore cette extraordinaire manifestation du sentiment de fin et de destruction que représente Le Triomphe de la Mort (1562) de Pieter Bruegel l’Ancien. Jugements derniers d’un côté, memento mori ou danse macabre de l’autre, l’art du passé est comme transpercé par une lance qui blesse sans qu’aucune cicatrisation ne soit permise, le sens du poétique est mêlé de visions et de corps souvent massacrés dans des décors apocalyptiques, où la violence et la mort passent d’un plan anthropologique à un plan cosmique. L’angoisse qui tenaille l’homme et surtout la conscience de sa propre fragilité, se manifestent par le langage de l’art, imprègnent notre quotidien et trouvent un terrain fertile dans l’inconscient d’où les artistes tirent souvent l’essence – parfois visionnaire – de leur expérience créative. Ce sont les Désastres de la Guerre (1810-’11) de Francisco Goya qui montrent, à travers la représentation picturale, les as13

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pects psychologiques les plus profonds de la souffrance et de la mort, mais aussi du crime perpétré et facilité par l’absence de justice. Jusqu’à atteindre, à tort, la conviction que le mal agit de manière autonome dans le quotidien de l’Homme et qu’il est capable de s’associer avec le pouvoir des forces obscures surnaturelles, comme il en ressort de la série des « Peintures noires » réalisées par le peintre espagnol entre 1819 et 1823. Edvar Munch, avec Le cri (1893), a donné son icône au sentiment d’impuissance devant l’hégémonie du mal : manifestation d’une angoisse apparemment individuelle mais qui, de fait, est collective. Le sentiment de la mort, du crime contre l’individu ou contre l’humanité, du désastre peut-être imminent, souligné par la certitude heideggérienne que « la catastrophe a déjà eu lieu », transparaît de manière décisive dans l’art du XXe siècle. Il émerge dans les œuvres des artistes qui furent témoins de la flambée de la criminalité durant la République de Weimar, dans Guernica (1937) de Pablo Picasso, mais aussi par la suite, dans Trois études pour une crucifixion (1962) de Francis Bacon, dans le fameux, extrêmement précieux, crâne de Damien Hirst, For the Love of god (2007) et dans ceux de la série Skulls (2013) de Marlene Dumas. La symbiose entre violence, pêché et crime, quasiment devenue un moyen de survie nécessaire dans la dimension apocalyptique post-humaine, est montrée dans Fucking Hell (2008) des frères Jake et Dinos Chapman : un monde zombifié, dans lequel trouvent leur place toutes les peurs incurables qui submergent notre condition et nous condamnent à l’angoisse. L’art n’est pas seulement le miroir de cette situation dans laquelle nous nous débattons, c’est aussi un terrain fertile pour donner naissance à tout type de transcriptions et réinterprétations de la réalité, une maîtresse docile prête à n’importe quelle contorsion, n’importe quelle vision de l’artiste. Contorsions et visions induites, comme nous l’avons évoqué, par des conditions et des phases en corrélation avec la personnalité, parfois avec la maladie de l’artiste, mais aussi avec la dimension historico-sociale du moment. Derrière la créativité se cache-t-il de la violence ? Peut-être. Mais si d’un côté elle s’y cache, d’un autre, 14

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Introduction – Éros et Thanatos

elle peut aussi s’échapper entre les larges mailles de l’inconscient : il se peut que la créativité ne rencontre pas d’obstacles inhibiteur et qu’elle se manifeste dans toute sa nature criminelle, comme dans les enfantins mais terribles dessins de Pietro Pacciani ; ou bien elle peut proposer des visions différentes et se cristalliser dans les coupes de Franco Fontana, ou dans les univers hallucinants de Lorenzo Alessandri. Notre objectif ici est d’apporter un éclairage sur certains des traits les plus intéressants de l’inépuisable binôme que forment « art » et « crime ». C’est un parcours fascinant et complexe. Parfois même inquiétant, comme cela arrive toujours quand on part à la découverte d’impulsions et de besoins qui échappent au contrôle de la raison.

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Paolo Véronèse devant le tribunal de l’Inquisition

Paolo Caliari dit Véronèse (1528-1588) est un peintre qui a laissé une empreinte importante dans l’histoire de l’art de la Renaissance : comme en atteste son langage poétique soutenu par un exceptionnel niveau de technicité. Né à Vérone, c’est à Venise qu’il passa la période la plus féconde de sa vie artistique, il est encore possible d’y visiter son logement situé dans le quartier de San Samuele. Les informations en ce qui concerne sa biographie sont rares mais elles nous permettent tout de même de nous faire une idée assez claire de son expérience artistique et de sa vie, cette dernière étant basée sur un modus vivendi rythmé par le travail et les occupations classiques d’un bon père de famille. Nombreuses sont les commissions reçues pour une importante série de tableaux qui, pour la plupart, traitaient de sujets mythologiques et de récits extraits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Étrangement, Giorgio Vasari (1511-1574) dans son œuvre Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (15501568), n’a pas consacré un seul chapitre à Véronèse, se limitant de fait à l’évoquer rapidement dans celui sur le peintre vénitien Battista Franco. Dans le catalogue de Véronèse, les « Cènes » occupent un rôle important. Parmi ceux-ci se trouve celui qui éveilla l’intérêt des juges du Tribunal de l’Inquisition et que nous analyserons d’ici peu. Les « cènes » de Véronèse sont caractérisés par un décor qui privilégie la représentation scénographique, avec des redondances destinées à rendre particulièrement vives et réelles 16

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Paolo Véronèse devant le Tribunal de l’Inquisition

les reconstructions inspirées de la tradition évangélique et chrétienne. Quatre d’entre eux sont dédiés au Repas chez Simon le Pharisien (1556-1572), un aux Noces de Cana (1562-’63), un à La Cène de Saint Grégoire le Grand (1572) et le dernier au Repas chez Levi (1573), initialement intitulé La Cène : titre responsable de la comparution de Paolo Véronèse devant l’Inquisition. Le tribunal le plus craint de tous les temps fut actif à Venise dès la seconde moitié du XIIIe siècle et confié aux franciscains. Jusqu’au début du XVIe siècle, son action ne s’avéra pas particulièrement sanglante, avec un point de vue relativement tolérant en comparaison des prérogatives de l’Inquisition du Moyen-Âge. Ses caractéristiques changèrent cependant avec la réorganisation de l’Inquisition romaine et l’établissement du Saint-Office comme conséquence des problématiques que la Réforme protestante avait déclenchées. Il s’ensuivit une répartition du pouvoir de l’Inquisition d’un côté entre le nonce et l’inquisiteur en chef (référents de fait du pape), de l’autre entre le patriarche et ceux que l’on appelait les « Trois Sages contre l’hérésie » (une sorte de magistrature dont le rôle était de lutter contre l’hérésie). Devant ce tribunal, le 18 juillet 1537, comparut Paolo Véronèse. Il dut sa convocation, probablement face à l’inquisiteur en chef Aurelio Schilino de Brescia, à la toile La Cène : une huile aux dimensions importantes (5,55 x 12,80 m.), actuellement conservée aux Galeries de l’Académie de Venise, commandée à l’artiste par des dominicains de la basilique des Saints Giovanni et Paolo de la ville lagunaire. Selon les juges, la présence excessive des personnages secondaires, peu adaptés au sujet de l’œuvre, contribuait à diminuer les valeurs théologiques et spirituelles, qui auraient dû au contraire être prédominantes dans l’illustration d’un événement comme le Dernier Repas. On contesta par exemple la présence de soldats lansquenets, de bouffons et d’invités au banquet dont le comportement semblait plus adapté à une fête ; la représentation d’un 17

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serviteur victime d’une hémorragie au nez fut également l’objet de sévères critiques. Dix ans plus tôt, le Concile de Trente avait précisé le rôle que devaient avoir les images sacrées et l’usage que l’on devait en faire, répondant ainsi aux protestants qui les accusaient d’idolâtrie ; à l’évidence le regard critique des juges inquisiteurs s’était affiné encore davantage, poussé notamment par la volonté de n’offrir aucun prétexte à d’éventuelles attaques d’hétérodoxie. L’art sacré avait pour mission et devoir de s’aligner parfaitement sur les indications canoniques et l’Inquisition devait y veiller afin de garantir la conservation de l’orthodoxie. Du procès-verbal de Paolo Caliari – qui nous est parvenu dans son intégralité – nous pouvons retracer les phases d’un débat, aujourd’hui tout à fait anachronique, qui met en évidence l’attention particulière que l’Église portait au langage artistique et qui nous offre également un éclairage historique et psychologique intéressant. Certainement mois grave que d’autres procès tenus par le redouté Tribunal, celui contre Véronèse révèle d’un côté la volonté inquisitrice d’emprisonner l’art à l’intérieur du dogmatisme religieux mais de l’autre il démontre – à travers les réponses fournies par l’accusé aux juges – la nécessité qu’a l’artiste de conserver sa liberté de création, cette même liberté que Véronèse appelait « licence », prérogative « des peintres, des poètes et des fous ». L’artiste était réputé, en plus d’être l’un des peintres les plus importants de la ville, pour être particulièrement attentif à l’orthodoxie, et avait toujours cherché à ne pas aller à l’encontre des principes chrétiens en se pliant aux directives sur l’art religieux de son temps. C’est pourquoi cette convocation à l’église de Saint Théodore – siège du Tribunal de l’Inquisition – paraissait énigmatique, voire même assez inquiétante… Observons maintenant le contenu de ce procès-verbal pour tenter de comprendre dans quelle mesure Véronèse risqua d’être reconnu, si ce n’est hérétique, au moins coupable de grave blasphème. Face à l’inquisiteur, le peintre indiqua sa profession : « Je peins et je forme des figures ». 18

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Paolo Véronèse devant le Tribunal de l’Inquisition

En outre, en répondant au juge, il affirma ne pas connaître les raisons de sa convocation. Quand on lui demanda s’il pouvait les imaginer, il répondit : « Je pense que c’est à propos de ce qui m’a été dit par les Révérends Pères, plus précisément par le Prieur de San Zuanepolo, dont je ne sais pas le nom, et qui m’a dit être venu ici et que vos illustrissimes Seigneuries lui avaient donné commission de faire peindre une Madeleine au lieu d’un chien. Je lui ai répondu que j’aurais fait volontiers cela et d’autres choses pour mon honneur et pour l’honneur de mon tableau, mais que je ne comprenais pas comment la Madeleine étendue sur le sol pourrait y être bien représentée, et cela pour beaucoup de raisons que je pourrai exposer dès qu’on m’en donnera l’occasion ». Ainsi, pour des raisons exclusivement techniques liées à composition, Véronèse s’était dit peu enclin à suivre le conseil de remplacer le chien par la Madeleine que lui avait donné prieur du monastère de San Giovanni. À ce stade le juge demanda des explications sur l’œuvre que le peintre décrivit en répondant de manière très précise mais en admettant : « Il y a beaucoup d’autres figures dont je ne me souviens pas parce que j’ai peint le tableau il y a longtemps ». Ensuite, toujours en réponse à son interlocuteur, il confirma avoir réalisé d’autres « Cènes » qui, comme nous l’avons vu, constituent les œuvres les plus importantes de sa production. Le juge s’arrêta alors sur quelques sujets de la peinture : « Dans cette Cène que vous avez faite à San Giovanni Paolo, que signifie la peinture de l’homme qui saigne du nez ? ». Il répondit spontanément : « C’est un serviteur qui a pu à cause de quelque accident se mettre à saigner du nez ». Quand il lui demanda quel était le rôle de « ces hommes armés, habillés à l’allemande, qui ont des hallebardes à la main ? », l’artiste dit d’avoir besoin d’un peu de temps pour pouvoir fournir une réponse complète : « Il me faut une vingtaine de mots pour l’expliquer. » Une fois l’autorisation obtenue, il déclara : « Nous autres peintres, nous jouissons de la même licence que celle dont jouissent les poètes et les fous, et j’ai peint ces deux hallebar19

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diers, l’un qui boit, l’autre qui mange près d’un escalier pour le service, dans un lieu où ils peuvent s’acquitter de leur charge ; il me semble approprié que le patron de la maison qui, selon ce qui m’a été dit, était puissant et riche, ait de tels serviteurs ». Puis l’inquisiteur voulut savoir ce que représentait « celui qui est habillé en bouffon avec un perroquet au poing, pourquoi l’avez-vous peint sur ce tableau ? » Encore une fois il donna une réponse simple et immédiate : « Il sert d’ornement, comme cela se fait ». Le regard soupçonneux du juge se concentra sur la table et en particulier sur l’identité des convives ; Véronèse lui indiqua qu’il s’agissait des douze apôtres. Pour l’inquisiteur le comportement de certains de ces personnages ne semblait cependant pas conforme au thème de la peinture ; en effet, même dans la description de l’artiste, l’aura mystique de certains des sujets était plutôt limitée. Pierre « Il coupe l’agneau pour le donner à l’autre bout de la table ». Un autre « se cure les dents avec une fourchette ». En outre, il y avait selon le juge, trop de personnages sur la toile et l’ensemble en résultait disproportionné ; mais pour l’artiste les figures avaient essentiellement un rôle pratique plus que symbolique : « quand il y a encore de la place dans le tableau, je l’orne avec des figures qu’on m’a commandées et des figures qui sont de ma propre invention ». D’après l’inquisiteur il manquait les dramatis personae qui auraient dû être les personnages principaux de la reconstruction de la scène évangélique et qui se retrouvaient au contraire presque noyés par la grande quantité de personnages sans lien avec le texte sacré. En outre, même la mise en scène, avec un décors dont le style architectural rappelait celui du palladianisme, n’avait pas grand chose à voir avec l’ambiance de recueillement qui aurait du souligner le sentiment de dévotion dont le Dernier Repas était empreint. L’interrogateur avança l’hypothèse que certains personnages avaient été insérés à la demande des commanditaires : « Quelqu’un vous a-t-il commandé de peindre dans ce tableau des Allemands, des bouffons ou autres choses semblables ? » En réalité le peintre déclara avoir peint en répondant exclu20

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Paolo Véronèse devant le Tribunal de l’Inquisition

sivement à sa veine créatrice. Pour le juge, en revanche, il était inadmissible « de peindre à la dernière Cène du Seigneur des bouffons, des Allemands ivres, des nains et autres grossièretés ». Véronèse convient que le juge avait raison et n’avait au fond pas d’autres possibilités. L’inquisiteur fit remarquer que certaines ouvertures excessivement laïques insérées dans une peinture à thème religieux pourraient facilement glisser vers l’hérésie : « Ne savez-vous pas qu’en Allemagne et dans d’autres endroits infestés d’hérésie, on a l’habitude d’utiliser diverses peintures pleines de grossièretés et de semblables inventions pour dénigrer, injurier et se moquer des choses de la Sainte Église catholique de façon à enseigner une mauvaise doctrine aux sots et aux ignorants ? » Le débat se conclue avec une admission partielle de culpabilité de la part du Véronèse, même si l’artiste défendit jusqu’au bout son tableau : « Illustres Seigneurs, ce n’est pas que je veuille le défendre ; mais je pensais bien faire et je n’ai pas pris en compte tant de choses, pensant ne causer aucun désordre, d’autant plus que ces images de bouffons sont en dehors du lieu où se trouve Notre Seigneur ». La sentence fut moins grave que prévue : corriger les erreurs afin d’amender toute ouverture qui pourrait prendre une direction anticatholique. Évidemment la liberté de l’artiste s’en ressentie, ramenée dans le cadre contreréformiste, tout comme les bouffons, les perroquets, les ivrognes, les nains et les Allemands qui dérangeaient tant les défenseurs de l’orthodoxie. La transformation se traduisit d’une façon inattendue. Sur la balustrade peinte au premier plan et dominant la structure architecturale qui encadre la scène principale, trônait le cartouche avec le nouveau titre du grand tableau : Repas chez Levi. Il s’agit du banquet chez le publicain destiné à devenir l’apôtre Matthieu. Grâce à la magie des mots, Véronèse réussit à concilier les injonctions du Tribunal de l’Inquisition avec sa liberté créatrice d’artiste. Il réussit surtout à sauver une œuvre immortelle de la tornade de diabolisation lancées par ceux qui ne voyaient en elle qu’une des « erreurs » de l’hérésie. 21

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Artistes Criminels – Criminels Artistes

En conclusion, à titre de curiosité, rappelons que des milliers d’écrivains furent insérés dans l’Index librorum prohibitorum dès l’année de sa création (1559) : de Giordano Bruno à Galilée, de Montaigne à Montesquieu, de Descartes à Defoe, de Stendhal à Hugo. Parmi les auteurs récidivistes, une place d’honneur revient à Gabriele d’Annunzio : depuis 1911, quand eut lieu la représentation de son Martyre de Saint Sébastien jusqu’à Solus ad solam, il fut poursuivi quatre fois. Les risques pour les écrivains d’« être mis à l’index » ne se dissipèrent complètement qu’en 1966, quand Paul VI réforma en profondeur la Congrégation du Saint Office et remplaça son nom par Congrégation pour la doctrine de la foi.

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12,90 € (T.T.C.)

MASSIMO CENTINI, anthropologue et criminologue, a collaboré avec le Musée des Sciences naturelles de Bergame et enseigne l’Anthropologie culturelle au sein de l’Université Populaire de Turin. Parmi ses nombreux livres, on lui doit notamment Tuer pour Satan (aux éditions Gremese), Les sorciers et leurs mystères, Croyances et légendes populaires : Voyages aux frontières du merveilleux.

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ISBN 978-2-36677-171-8

MASSIMO CENTINI

ARTISTES CRIMINELS CRIMINELS ARTISTES

ARTISTES CRIMINELS CRIMINELS ARTISTES

Ce livre parcourt, autour de quelques cas emblématiques, la vaste gamme des relations et des influences réciproques qui relient l’expression artistique à la dimension criminelle. D’un côté, nous y retrouvons des artistes qui ont été impliqués, au cours de leurs vies, dans des crimes et graves délits (Benvenuto Cellini, Paul Verlaine, Le Caravage, certains écrivains de la Beat Generation…) ou qui ont sublimé, dans leur art graphique, le climat de violence de leur temps ou leurs obsessions personnelles troubles (comme George Grosz ou Otto Dix). De l’autre, de nombreux criminels qui ont exprimé leurs déviances et leurs démons intérieurs à travers l’expression artistique, parfois avec une grande (et noire) efficacité. Les œuvres de nombreux tueurs en série, assassins et violeurs sans pitié en sont les illustrations : Charles Manson et ses araignées minutieusement reproduites, John Wayne Gacy, tueur en série auteur de nombreux portraits de clown, Nicolas Claux (le « Vampire de Paris »), le Monstre de Florence Pietro Pacciani. Sans oublier les délicates aquarelles d’un jeune Autrichien tourmenté, désireux de percer dans l’art : Adolf Hitler.

MASSIMO CENTINI

LES CAS LES PLUS EMBLÉMATIQUES DE FOLIE CRIMINELLE ET TALENT CRÉATIF

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