Journal européen des droits de l'homme 2013/2

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Journal européen des droits de l’homme

Journal européen des droits de l’homme European Journal of Human Rights

European Journal of Human Rights

JEDH | EJHR

n° 2 | avril 2013 Rédacteur en chef | Editor in chief Olivier De Schutter

175 Dossier

Entreprises transnationales et droits de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les accords-cadres internationaux négociés par les Fédérations syndicales internationales  . . . . . . . . . . . . . .

175 Dossier 175

207

Transnational companies and human rights . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . International Framework Agreements Negotiated by Global Unions Federations  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

238 Article

- La croix et les juges de la Cour européenne des droits de l’homme . . .

238

330 Actualités

ISSN : 2294-9313

D/2013/0031/302 JEDH-N.13/2 ISBN : 978-2-8044-6255-0

- The Crucifix and the Judges of the European Court of Human Rights  . . .

238

269 Chroniques

- Droits économiques, sociaux et culturels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Droit de l’égalité et de la non-discrimination . . . . . . . . . . .

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238 Article

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269 Columns 269

297

- Economic, Social and Cultural Rights . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Equality and Non-Discrimination . . . . . . . . . . . . . .

330 news

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Rédacteur en chef | Editor in chief : Olivier De Schutter (Louvain). Comité de rédaction | Editorial Board : Mouloud Boumghar (Univ. du Littoral), Eva Brems (UG – Ghent), Emmanuelle Bribosia (ULB – Bruxelles), Laurence Burgorgue-Larsen (Paris 1 – PanthéonSorbonne), Vincent Chetail (IHEID Genève), Olivier de Frouville (Paris 2-Assas), Frédéric Mégret (McGill, Montréal), Jeremy Perelman (Sciences Po – Paris), Julie Ringelheim (Louvain), Sophie RobinOlivier (Paris 1 – Panthéon-Sorbonne), Sébastien Touzé (IIDH – Strasbourg).

Comité scientifique | Scientific Board : Philip Alston (New York), Florence Benoît-Rohmer (Venise), Johan Callewaert (Strasbourg), Jean-Paul Costa (Strasbourg), François Crépeau (Montréal), Emmanuel Decaux (Paris) (président), Claudio Grossmann (Washington), Jean-Paul Jacqué (Bruxelles), Koen Lenaerts (Luxembourg), Paul Lemmens (Strasbourg), Jean-Pierre Marguénaud (Limoges), Christoper McCrudden (Belfast), Hélène Ruiz Fabri (Paris), Martin Scheinin (Florence), Alexandre Sicilianos (Strasbourg), Denys Simon (Paris), Dean Spielmann (Strasbourg), Françoise Tulkens (Bruxelles).

Publié par/Published by : Vincent Simonart, administrateur délégué Groupe De Boeck, s.a., rue des Minimes, 39 B-1000 Bruxelles/Brussel – Belgique/Belgium Tél. : + 32/10 48 26 19 – Fax : + 32/10 48 27 50 Commandes/Orders : De Boeck Services sprl Fond Jean Pâques, 4 • B-1348 Louvain-la-Neuve – Belgique/Belgium Tél. : 0800/99 613 (+ 32 2 548 07 13) – Fax : 0800/99 614 (+ 32 2 548 07 14) e-mail : commande@deboeckservices.com • http://www.larcier.com Abonnement/Subscription 2013 : 5 numéros/issues : 150,00 e Numéro séparé/Separate issue : 50,00 e (T.V.A. et frais d’envoi inclus/VAT and costs included)


Sommaire / Table of contents Dossier Entreprises transnationales et droits de l’homme : À la recherche des combinaisons normatives adaptées Transnational companies and human rights : The search for the appropriate regulatory mix Yann Queinnec et William Bourdon 175

Les accords-cadres internationaux négociés par les Fédérations syndicales internationales : entre citoyenneté industrielle et citoyenneté au travail International Framework Agreements Negotiated by Global Unions Federations : between Industrial Citizenship and Citizenship at Work Renée-Claude Drouin 207

Article La croix et les juges de la Cour européenne des droits de l’homme : les enseignements des affaires Lautsi, Eweida et Chaplin The Crucifix and the Judges of the European Court of Human Rights : lessons from the Lautsi, Eweida and Chaplin Cases Cécile Mathieu, Serge Gutwirth et Paul De Hert 238

Chroniques / Columns Economic, Social and Cultural Rights Droits économiques, sociaux et culturels Christophe Golay, Irene Biglino and Ivona Truscan 269

Droit de l’égalité et de la non-discrimination Equality and Non-Discrimination Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive 297

Actualités / News

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Dossier Entreprises transnationales et droits de l’homme : À la recherche des combinaisons normatives adaptées Transnational companies and human rights : The search for the appropriate regulatory mix Yann Queinnec et William Bourdon

Résumé

Abstract

L

T

’implication des entreprises pour respecter et mettre en œuvre les droits de l’homme alimente une vague irrésistible, celle d’une responsabilité sociétale des entreprises qui irrigue les discours et stratégies de l’ensemble des entreprises transnationales. Même si l’on peut créditer plusieurs institutions publiques et privées d’avancées, le besoin de régulation qui l’accompagne trouve aujourd’hui des réponses plus remarquables par leur hétérogénéité que part leur efficacité. Si les plus récentes n’ont pas eu le temps de se déployer, force est de constater que le corpus existant connaît des hésitations et ambigüités dont une seule certitude émerge : l’état d’insécurité juridique dans lequel les entreprises et les victimes de violation de droits fondamentaux évoluent.

À la lumière des dernières évolutions, l’article tente d’identifier les obstacles et leviers de régulation les plus remarquables et de dresser les contours de combinaisons adaptées aux enjeux des droits de l’homme et de l’entreprise. Il en résulte que la frontière aujourd’hui poreuse entre les outils de soft et de hard law est la source la plus prometteuse de coproduction normative, en vue de l’établissement de régimes hybrides.

he greater commitment of companies to respecting and fulfilling human rights leads to the broadening corporate social responsibility, which is increasingly influential in shaping the discourses and strategies of transnational corporations in particular. A number of public and private initiatives that contribute to this development represent significant advances. However, the regulatory framework that should support these evolutions is remarkable more by its heterogeneity than by its effectiveness. Though some recent initiatives still are at a trial stage, the impacts of the existing body of tools remain ambiguous and uncertain : altogether, they have not succeeded in overcoming the state of legal uncertainty under which companies contribute to human rights violations. In the light of recent evolutions, this article proposes to identify the main obstacles to regulatory reform, as well as the leverages that exist, and to determine which combination of tools would be best equipped to meet the challenge of imposing on companies that they comply with human rights law. We show that the boundaries between soft law and hard law in this area are shifting, and that this provides opportunities for a form of co-production of norms in hybrid regimes.

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Dossier

Yann Queinnec et William Bourdon

I. Introduction

S

i l’implication des entreprises pour respecter et mettre en œuvre les droits de l’homme est encore contestée tant au plan économique que juridique1, cette aspiration alimente une vague irrésistible, celle d’une Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE)2. La RSE irrigue les discours et stratégies de l’ensemble des entreprises transnationales et inspire les producteurs de normes publiques et privées3 à la recherche d’une régulation adaptée aux enjeux de la globalisation des échanges et ses acteurs principaux, les entreprises transnationales (ETN). Ces initiatives résultent du croisement de plusieurs phénomènes. La montée en puissance d’acteurs économiques mondiaux dont l’influence de certains dépasse celle d’États souverains, sans pour autant être liés par les conventions internationales4. Une externalisation grandissante de la production des biens et services qui a marqué ces dernières décennies et complexifié la protection et le respect tout au long de la chaîne de valeur des droits civils, politiques, économiques et sociaux. Ajoutons l’attention croissante des acheteurs, consommateurs, financeurs et autres parties prenantes des entreprises, telles que les ONG, portée sur leurs performances sociétales et tous les ingrédients se trouvent réunis pour une quête légitime de régulation.

Or, ce besoin de régulation induit par l’affirmation répétée du rôle clé des entreprises dans l’atteinte de ces objectifs d’intérêt général trouve aujourd’hui des réponses plus remarquables par leur hétérogénéité que part leur efficacité. Le début des années 10 a ainsi été marqué par l’adoption et la révision d’outils 1

Il ressort de travaux empiriques menés dans le cadre du projet de recherche ESTER, Social regulation of European transnational companies, EU’s Sixth Framework Programme, 2004-2007 portant sur des scénarios de régulation internationale de la RSE que si « Tous les interlocuteurs entrepreneuriaux ont exclu radicalement l’application d’une régulation qui serait nationale et contraignante et, de manière largement majoritaire, ont rejeté aussi toute régulation qui serait contraignante. (…) Les interlocuteurs représentant des ONG ont majoritairement pris position en faveur d’une régulation contraignante et de niveau international, (de même) et de manière très majoritaire, (que) les organisations syndicales ». M. Dispersyn, « La régulation juridique internationale de la RSE : un scénario possible ? », in I. Daugareilh (dir.) Responsabilité sociale de l’entreprise transnationale et globalisation de l’économie, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 535 et 536. 2   Nous utiliserons autant que faire ce peut le terme « sociétal » qui est plus inclusif que « social », dont la transposition de l’anglais au français se révèle inadaptée, car elle renvoie essentiellement au droit du travail. Le terme « sociétal » permet ainsi d’inclure la sphère des droits fondamentaux. À ce titre, l’article 25 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui décrit les conditions minimales auxquelles chaque citoyen devrait pouvoir prétendre, donne une idée de la substance que l’on peut attacher au terme « sociétal » : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ». 3   Voir notamment J.‑P. Dom, Responsabilité sociale des entreprises – Identifier les initiatives et les instruments de niveau européen capables d’améliorer l’efficience juridique dans le champ de la responsabilité sociale des entreprises, Parlement Européen, Direction générale des politiques internes, juin 2012 ; F.‑G. Trébulle et O. Uzan (dir.), Responsabilité sociale des entreprises : regards croisés, droit et gestion, Études Juridiques, Economica, 2011 ; O. Maurel, La responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme – II État des lieux et perspectives d’action publique, La Documentation française, Paris, 2008. 4   Ce qui explique l’attention institutionnelle depuis les années 70, de la part de l’ONU (1974), de l’OCDE (1976) et de l’OIT (1977). S’agissant des Nations Unies rappelons que le Conseil économique et social, dès 1974, avait mis en place une commission des sociétés transnationales chargée de faire des propositions pour réglementer leurs activités au niveau international. Faute de consensus politique ce projet fût abandonné en 1992. Notons aussi en 2003 la tentative avortée de la sous-commission des droits de l’homme des Nations Unies de créer des obligations pesant sur les entreprises transnationales et un régime de sanction adapté.

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Entreprises transnationales et droits de l’homme

normatifs dédiés ou mettant l’accent sur la responsabilité des entreprises transnationales à l’égard des droits de l’homme. En particulier la publication de la norme ISO 26000 en novembre 2010, la mise à jour des principes directeurs de l’OCDE en mai 2011 et ceux dédiés aux droits de l’homme adoptées par le conseil des droits de l’homme de l’ONU en juin 2011 ainsi que la Communication de la Commission européenne du 25 octobre 20115. Mais si l’on peut créditer plusieurs institutions publiques et privées d’avancées, leur force normative6 est variable et dépend largement de la qualité de l’émetteur (les sources), des modalités de mise en œuvre (les moyens) et de l’accueil qui leur est réservé par les acteurs (leur appropriation). Si les plus récentes n’ont pas eu le temps de se déployer, force est de constater que le corpus existant connaît des hésitations et ambigüités dont une seule certitude émerge : l’état d’insécurité juridique dans lequel les entreprises et les victimes de violation de droits fondamentaux évoluent. Les premières ressentant, à tort, la promotion de normes contraignantes comme une menace, alors qu’elles contribueront à garantir les avantages compétitifs nés de démarches de RSE. Les secondes ne disposant d’aucune garantie d’accès à la justice, a fortiori lorsque la défaillance de leur juridiction nationale les contraint de remonter au niveau des juridictions des sociétés mères. Le travail du Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, M. John Ruggie7, résume bien l’enjeu de la cohabitation normative à l’œuvre en encourageant les normes privées et bonnes pratiques, d’une part, tout en enjoignant les États à se doter des moyens juridiques, humains et financiers pour rendre effectives leurs dispositions légales en la matière. La présente contribution s’inscrit dans le prolongement d’une série de propositions formulées en décembre 20108. En recourant autant aux mécanismes de soft-law que de hard law, elles avaient vocation à mettre l’accent sur deux vertus fondamentales du droit : la faculté d’abstraction et la capacité à organiser9. Questionner ce qu’est fondamentalement une entreprise, qui plus est transnationale, organiser une obligation de reporting social et environnemental ou imposer des normes d’étiquetage, le tout assorti d’incitations (fiscales, d’accès aux marchés financiers, aux marchés publics, aux aides à l’exportation, etc.), de sanctions (civiles, pénales ou administratives) ou non, sont autant d’exemples de ce que les législateurs nationaux peuvent envisager. La difficulté réside dans l’articulation

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COM(2011) 261 du 25 octobre 2011.  C. Thibierge et al., La force normative, naissance d’un concept, Bruxelles, Bruylant, L.G.D.J., 2009.   Rapport du Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, M. John Ruggie – Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : mise en œuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies (21 mars 2011) (A/HRC/17/31). 8  Y. Queinnec, W. Bourdon, « Réguler les entreprises multinationales, 46 propositions », Série cahiers de propositions, Forum pour une nouvelle gouvernance mondiale, 2010. 9  J. Paillusseau, « Le droit est aussi une science de l’organisation », RTD com., janv.-mars 1989, 42(1), pp. 1 et s.

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Yann Queinnec et William Bourdon

de ces dispositifs avec la profusion d’outils issus de l’autorégulation, qu’ils soient individuels, collectifs, qu’ils répondent à une logique de filière ou transversale. C’est sans doute cette frontière, aujourd’hui poreuse, entre les outils de soft et de hard law qui est la source la plus prometteuse de coproduction normative10, de réponses aux enjeux d’une mondialisation qui, à la fois, aggrave les violations des droits de l’homme tout en les réduisant, de façon fragmentée, à la faveur d’initiatives volontaires. Dans cet espace, notre conviction est que les juristes en mobilisant les « forces imaginantes » du droit peuvent apporter des solutions utiles à la prise de décisions11, tout en offrant une sécurité juridique qui en l’état actuel fait défaut. À la lumière des dernières évolutions, nous tenterons d’identifier les obstacles et leviers de régulation qui nous paraissent les plus remarquables (II.) et de dresser les contours de combinaisons normatives adaptées aux enjeux des droits de l’homme et de l’entreprise (III.).

II.  État des lieux et obstacles et leviers de régulation Face aux difficultés rencontrées pour appréhender la responsabilité juridique d’une entreprise transnationale, même pour les cas de violations de droits fondamentaux les plus graves, les États sont invités à un sursaut de régulation (A.). Dans le même temps, l’autorégulation a généré des usages qui se révèlent utiles et méritent d’être consolidés (B.).

A.  L’indispensable sursaut des États En préalable, la constatation d’une caractéristique fondamentale des entreprises transnationales s’impose, à savoir le décalage croissant entre leur réalité juridique et économique12. Dans un contexte globalisé marqué par un intense recours à l’externalisation de la production de biens et services, le principe d’autonomie juridique selon lequel chaque entité composant une ETN est autonome à l’égard des autres dans la direction de ses affaires juridiques, sociales ou économiques a pu entretenir un climat de défiance face à des pratiques de dumping social, environnemental voire fiscal. C’est l’effet d’isolement de chaque membre d’un groupe 10

D. Poracchia, B. Brignon, G. Rabu « Droits fondamentaux et normes privées », R.R.J., 2011-5, p. 2248.   Ainsi que Mireille Delmas-Marty le décrit dans le troisième tome de la série « Les forces imaginantes du droit », intitulé Le pluralisme ordonné, c’est notamment au juge que revient ce rôle : « le juge joue ainsi en quelque sorte le rôle d’un rhéostat qui fait varier l’intensité normative en l’adaptant de façon aussi continue que possible aux données observables. La Cour européenne des droits de l’homme, pour reprendre l’exemple le plus explicite, fonctionne alors comme un variateur, ou un ajusteur, qui contribue à la stabilité de la structure en dépit, ou peut-être en raison, de sa complexité », in M. Delmas-Marty, Le pluralisme ordonné, Seuil, 2006, p. 97. 12   Et qui impose aussi de rappeler la distinction fondamentale qu’il convient d’opérer entre la notion de société et celle d’entreprise. V. J. Paillusseau, « Les fondements modernes du droit des sociétés », JCP (E), 1984, 14193, p. 168. 11

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Entreprises transnationales et droits de l’homme

des conséquences civiles ou pénales de l’action des autres membres du groupe qui pose difficulté, alors même que les grandes décisions et leur mise en œuvre sont pilotées par la société mère13. Ce décalage n’étant pas à ce jour compensé par une régulation internationale adaptée, les États se trouvent livrés à eux mêmes dans leur périmètre de souveraineté limité. Même si une organisation régionale telle que l’Union européenne leur donne plus d’influence, force est de constater que des questions aussi fondamentales que l’accès à la justice de victimes de violations de droits de l’homme perpétrées hors de l’UE par les filiales d’ETN européennes restent, à ce jour, sans réponse effective. Les récentes initiatives d’institutions internationales ont le grand mérite de l’admettre en rappelant que faute de transferts de souveraineté adaptés aux enjeux globaux du développement durable, il est vain d’espérer, dans un proche avenir, aboutir à des organes de gouvernance adaptés. La résolution « L’avenir que nous voulons » adoptée par l’assemblée générale de l’ONU le 11 septembre 2012 élaboré à l’issue de Rio+2014 rappelle ainsi une réalité fondamentale dans son paragraphe 43 en insistant sur le fait « qu’une large participation du public et l’accès à l’information comme aux instances judiciaires et administratives sont indispensables à la promotion du développement durable » en précisant que « le développement durable implique la participation active et concrète des organes législatifs et judiciaires aux niveaux régional, national et infranational (…) ». Mais ce sont assurément les récents Principes directeurs accompagnant le cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies qui appellent le plus explicitement les États à adopter des règles et des voies de recours sur la question des droits de l’homme et des entreprises transnationales15. Rappelons que le cadre de référence repose sur trois piliers. Premièrement, l’obligation de protéger incombant à l’État lorsque des tiers, y compris des entreprises, portent atteinte aux droits de l’homme, ce qui suppose des politiques, des règles et des recours appropriés. Deuxièmement, la responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’homme, autrement dit de faire preuve de diligence raisonnable pour s’assurer de ne pas porter atteinte aux droits d’autrui et de parer aux incidences négatives dans lesquelles elles ont une part. Troisièmement, la nécessité d’un accès plus effectif à des mesures de réparation, tant judiciaires que non judiciaires. Le chapitre introductif des Principes rappelle que chaque pilier est une composante essentielle d’un système interdépendant et dynamique de mesures de prévention et de réparation : l’obligation de protéger incombant à l’État car c’est le cœur même du régime international des droits de l’homme ; la respon13

Nous ne sommes pas encore dans l’ère du pouvoir latéral prônée par Jérémy Rifkin. J. Rifkin, La troisième révolution industrielle, comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Les Liens qui Libèrent, 2012.   L’avenir que nous voulons (11 septembre 2012) (A/RES/66/288), paragraphe 43. 15   Rapport du Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, M. John Ruggie – Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : mise en œuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies (21 mars 2011) (A/HRC/17/31). 14

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Yann Queinnec et William Bourdon

sabilité des entreprises de respecter les droits de l’homme car la société attend d’elles au minimum qu’elles les respectent ; et l’accès à des mesures de réparation parce que même les efforts les plus concertés ne peuvent pas prévenir toutes les pratiques abusives16. Or que nous disent en substance ces principes ? 17 Le premier principe fondateur de la responsabilité incombant aux États est suffisamment éloquent : « Les États ont l’obligation de protéger lorsque des tiers, y compris des entreprises, portent atteinte aux droits de l’homme sur leur territoire et/ou sous leur juridiction. Cela exige l’adoption de mesures appropriées pour empêcher ces atteintes, et lorsqu’elles se produisent, enquêter à leur sujet, en punir les auteurs, et les réparer par le biais de politiques, de lois, de règles et de procédures judiciaires »18. Ce principe est à rapprocher du troisième pilier dédié au volet réparation, selon lequel les États doivent prendre des mesures appropriées pour assurer, par le biais de moyens judiciaires, administratifs, législatifs ou autres, que lorsque de telles atteintes se produisent sur leur territoire et/ou sous leur juridiction, les parties touchées ont accès à un recours effectif19. La formulation très générique20 du second principe qui invite les États à réglementer les activités extraterritoriales des entreprises finit de dresser le tableau des enjeux. En s’inscrivant dans le droit fil de la théorie des actions positives à laquelle la Cour suprême des États-Unis et la Cour européenne des droits de l’homme21 ont eu recours, les Principes directeurs enjoignent les États à recourir à toute une série de mesures en trois dimensions dont le périmètre d’application devrait s’étendre au-delà de leur juridiction : inciter, prévenir et sanctionner. C’est à travers ce triptyque que nous allons identifier les leviers et obstacles de l’action publique qui nous paraissent les plus remarquables.

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Ibid., paragraphe 6 de la présentation des Principes.   Dont il convient de préciser qu’ils précisent en guise de préalable : « La contribution des Principes directeurs sur le plan normatif ne consiste pas à créer de nouvelles obligations juridiques internationales mais à préciser les conséquences découlant des normes et pratiques existantes pour les États et les entreprises ; à intégrer ces normes et pratiques dans un seul modèle de portée globale qui soit logiquement cohérent ; à recenser les cas où le régime en vigueur se montre insuffisant ; et à voir comment il convient de l’améliorer ». Présentation des Principes directeurs, para. 14. 18   Principe directeur no 1. 19   Ibid. Principe directeur no 24. 20   « Les États devraient énoncer clairement qu’ils attendent de toutes les entreprises domiciliées sur leur territoire et/ou sous leur juridiction qu’elles respectent les droits de l’homme dans toutes leurs activités ». Ibid. Principe directeur no 2. 21   « (…) la convention ne se contente pas d’astreindre les autorités des États contractants à respecter les droits et libertés qu’elle consacre ; elle implique aussi qu’il leur faut, pour en assurer la jouissance, en empêcher ou corriger la violation. L’obligation d’assurer un exercice efficace des droits énoncés par la Convention peut donc comporter pour un État des obligations positives dans un certain nombre de domaines, et ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures même en ce qui concerne les relations d’individus entre eux (…) ». Cour eur. D.H., arrêt Libor Novak c/ République Tchèque, 13 novembre 2003, req. no 56525/00, in D. Poracchia, B. Brignon, G. Rabu, « Droits fondamentaux et normes privées », R.R.J., 2011-5, p. 2240. 17

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Entreprises transnationales et droits de l’homme

1.  Les mesures d’incitation Les États disposent d’une batterie de moyens pour créer les conditions d’une incitation effective des entreprises à respecter les droits de l’homme22. Notre propos étant principalement d’identifier les obstacles et leviers en termes de prévention et de sanction des violations des droits de l’homme, nous nous limiterons ici à évoquer un levier d’incitation, celui des marchés publics. Il a le double mérite d’être déjà intégré dans le corpus juridique européen23 et de s’articuler efficacement avec les mesures d’autorégulation les plus remarquables, dont certaines seront évoquées au chapitre B24. Alors que se prépare une réforme des règles européennes de la commande publique25, un recours en manquement de la Commission a conduit la CJUE, dans l’arrêt « Noord Holland » rendu le 10 mai 2012,26 à se prononcer sur le respect des exigences de transparence, de non-discrimination et d’égalité de traitement qui garantissent une mise en concurrence effective pour l’attribution d’un marché. Cet arrêt portait sur la contestation du lien établi entre l’objet du marché et l’exigence d’un label commerce équitable exprimé par l’acheteur public, la province néerlandaise de Hollande-Septentionale. La Cour a confirmé la validité de critères d’attributions fondés sur des considérations sociales ou environnementales. Elle précise que le critère peut s’abstraire de porter sur les caractéristiques du produit et résider dans son origine, en l’espèce le commerce équitable pour le café et ou le thé. En confortant les démarches de labellisation, cette décision a vocation à ouvrir plus largement le recours dans les marchés publics à des critères touchant des considérations de droit de l’homme27. Elle confirme ainsi le rôle stratégique des labels, sous réserve comme le précise judicieusement le projet de directive « que leurs critères soient fixés par un tiers indépendant de l’opérateur économique qui en demande l’obtention »28.

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Certains auteurs et praticiens recommandent même l’établissement d’un label dédié aux entreprises respectant leurs obligations à l’égard de la sécurité sociale, dimension expressément visée à l’article 25 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. V. Ravoux, D. Coleu, P. Coursier, « La convention labellisée RSE-URSSAF…vers un groupe de travail « Fouquet III » ?, JCP Social, 29 mars 2011, no 1148. 23   Directive 2004/18/CE du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (J.O., L 134, 30 avril 2004, p. 114). Voir aussi COM (2009) 215 final du 5 mai 2009 « contribuer au développement durable : le rôle du commerce équitable et des systèmes non gouvernementaux d’assurance de la durabilité liée au commerce » qui précise ainsi « Si un pouvoir adjudicateur a l’intention d’acheter des produits issus du commerce équitable, il peut définir dans le cahier des charges les critères de durabilité pertinents, qui doivent être liés à l’objet du marché et être conformes aux autres règles pertinentes de l’Union en matière de marchés publics, y compris aux principes fondamentaux d’égalité de traitement et de transparence ». 24   Sans parler du débat sur les enjeux de réciprocité entre l’Europe et le reste du monde qu’il ne manque pas de générer, ainsi que le rappelle Paul Lignières dans Le temps des juristes, contribution juridique à la croissance européenne, Essais, LexisNexis, 2012, p. 131. 25  Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la passation des marchés publics, COM/2011/0896 final-2011/0438 (COD). 26   C.J.U.E., 10 mai 2012, Commission c/ Royaume des Pays-Bas, Noord-Holland, C-368/10. G. Jazottes, « Quelques points d’actualité jurisprudentielle sur l’achat responsable », Journal des Sociétés, juillet 2012, no 100, p. 57. 27   Le gouvernement français c’est d’ailleurs approprié les enseignements de l’arrêt Noord-Holland dans son Guide sur les achats publics issus du commerce équitable de juillet 2012 produit par la direction des affaires juridiques du Ministère de l’économie et des finances. Les chiffres 2010 de l’achat public responsable montrent toutefois le chemin qui reste à parcourir. Seulement 2,5 % des marchés publics comportaient une clause sociale, 5,1 % une clause environnementale. 28   Proposition de Directive précitée, article 41.

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Yann Queinnec et William Bourdon

Cette décision démontre, comme d’autres évoquées dans les développements suivants, combien l’action du juge face aux hésitations du législateur dues notamment à l’influence considérable du lobby anti-régulation des ETN, fait peu à peu œuvre juridique utile. Si les mesures d’incitation sont particulièrement importantes pour l’intégration en profondeur des droits fondamentaux dans les cultures et pratiques des entreprises, elles n’apparaissent, selon nous, qu’en second rang des priorités, derrière la nécessité pour les États de prévenir et sanctionner les violations de droits de l’homme.

2.  Les mesures de prévention Parmi les mesures auxquelles les États sont invités à recourir figure l’obligation d’information sur les performances extra-financières (a.) et toutes dispositions permettant aux entreprises de respecter leur obligation de diligence raisonnable (b.).

a.  L’obligation d’information extra-financière Les initiatives nombreuses et hétérogènes visant à diffuser et fiabiliser les pratiques de reporting (reddition de compte) extra-financier donnent la mesure des enjeux29 et les effets préventifs qui leurs sont associés30. L’émergence de pratiques volontaires de reporting social et environnemental constatée depuis les années 70 a connu un développement important au cours des vingt dernières années, le volet social ayant rejoint le plus « classique » volet environnemental dans les années 90, auquel s’est joint le volet gouvernance pour former ce qu’il est usuel de désigner le reporting ESG. Cette croissance a été particulièrement significative ces dernières années en Europe, impulsée ou, selon le cas, accompagnée par les instances communautaires31. Cependant, la complexification des chaînes d’approvisionnement contraint à une grande vigilance et surveillance qui sont très loin d’être au rendez-vous. En témoigne le faible recours à des indicateurs d’objectifs pertinents, c’est-à-dire complets et rendant compte de façon probante ou avancée des buts poursuivis par l’entreprise. Selon une étude réalisée en 2010 par Vigeo, les indicateurs d’objectifs sur lesquels les entreprises européennes communiquent ne concernant en 29  Voir L.‑D. Muka Tshibende, Y. Queinnec et I. Tchotourian, « Art. 224-2 de la loi Grenelle II. Vers un droit de la gouvernance d’entreprise (enfin ?) responsable », R.D.I.D.C., no 1, 2012, pp. 133 et s. 30   À ce sujet, l’avis du conseil d’administration du Global Reporting Initiative (GRI) exprimé en mars 2009 est éclairant : « nous, le Conseil d’administration de Global Reporting Initiative croyons que la transparence dans la communication en matière de développement durable des entreprises vis-à-vis de leurs parties prenantes a été insuffisante. Même si nous reconnaissons que certains gouvernements ont ouvert la voie, nous appelons tous les gouvernements à étendre et renforcer leur politique dans ce domaine » (extrait de J. Igalens, « Reddition des comptes en matière de RSE », in C. Malecki (dir.), Dossier : La RSE, Journal des Sociétés, no 69, 2009, p. 34). 31   Ainsi en est-il en particulier de la directive 2003/51/EC du Parlement européen et du Conseil pour la modernisation des normes comptables du 18 juin 2003 et plus récemment la Communication no 83/349, COM(2011) 261 du 25 octobre 2011, para. 4.5.

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moyenne, tous secteurs confondus, que 30 % du périmètre pertinent exigé par le référentiel qui leur est opposable32. Par ailleurs, en l’état actuel des législations, une ETN peut omettre de signaler dans son rapport annuel des risques ou des dommages sociaux ou environnementaux survenus dans une de ses filiales étrangères, tant que personne ne vient le lui reprocher avec preuves à l’appui. Cet état du droit revient à couvrir la négligence en n’exigeant qu’une obligation passive d’information. Il est crucial de renverser cette tendance, afin d’inciter les ETN à tout mettre en œuvre pour prévenir les risques33. Les principes directeurs de l’ONU incitent les États à étendre l’obligation de reporting ESG et mieux l’encadrer, en incitant d’une part et sanctionnant d’autre part. Mais cela pose précisément la question du bon équilibre du dispositif dont l’efficacité requiert une dose de contrainte ainsi que l’association Sherpa l’a proposé en 2007 lors des travaux du Grenelle de l’environnement34. Sans prétendre épuiser le sujet qui fait actuellement l’objet de travaux initiés par la Commission européenne35, nous avons proposé36 d’imposer à toutes les sociétés têtes de groupe de rapporter annuellement les impacts sociaux et environnementaux de leur action, en incluant l’ensemble des entités composant le groupe. Le succès du dispositif dépendra : a) de l’implication grandissante des commissaires aux comptes et autres vérificateurs indépendants37 ainsi que de l’évolution des pratiques comptables ; b) de l’émergence d’indicateurs lisibles permettant de comparer les performances sociales et environnementales des entreprises ; c) de la possibilité pour les « parties prenantes » (stakeholders ou partenaires de l’entreprise, comme les salariés, les clients, les fournisseurs ou les organisations de la société civile) de jouer leur rôle de veille aux côtés des commissaires aux comptes et autres vérificateurs et des actionnaires (shareholders).

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Selon cette même étude réalisée sur la base des informations publiées ou communiquées à Vigeo par plus de 700 entreprises européennes entre 2007 et 2009 : « Les défaillances les plus fréquemment rencontrées dans la fourniture d’indicateurs de résultats concernent l’intégration des facteurs sociaux et environnementaux dans les processus d’achats » (RSE : de quoi les entreprises rendent-elles compte ? Analyse du reporting des entreprises européennes sur l’exercice de leur responsabilité sociale, 2010, pp. 9 et 15). 33   « Reporting may become an instrument for some governments as well, aiming to check compliance or the appropriateness of self-regulation. Although this could be associated with litigation, especially in the US context, this development is not necessarily bad to firms. To the contrary, when “forced” in this way to watch the validity, the whole management system might be geared to providing the correct and relevant information, leading to an additional control on efficiency and effectiveness ». A. Kolk, « Trajectories of Sustainability Reporting by MNCs », Journal of World Business, vol. 45, no 4, 2010, pp. 367‑374. 34   Une des propositions de Sherpa complétait l’alinéa 5 de l’article L. 225-102-1 du Code de commerce français par la mention suivante : « La non-transmission de ces informations spécifiques constitue une faute susceptible d’engager la responsabilité de la société envers les tiers ». O. Maurel, La responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme – II État des lieux et perspectives d’action publique, La Documentation française, Paris, 2008, p. 385. 35   Un projet de directive de l’Union Européenne en matière d’information extra-financière et de diversité des organes de gouvernance est actuellement en discussion. Cette directive, portée par la Direction Marché intérieur et services propose de modifier le contenu du rapport de gestion, par deux amendement aux directives sur les comptes annuels et les comptes consolidés (article 46 de la quatrième directive 78/660/CEE sur les comptes annuels et article 36 de la septième directive 83/349/CEE sur les comptes consolidés). 36  Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 9 ainsi que les propositions nos 13, 14 et 36 qui respectivement recommandent de garantir un droit d’accès des tiers aux informations extra-financières et la création d’observatoires desdites performances (à l’échelon national et international). 37   A noter sur ce point la consultation lancée en décembre 2012 par le ministère français de la Justice sur l’arrêté déterminant les modalités dans lesquelles l’organisme tiers indépendant conduit sa mission prévue à l’article L. 225-102-1 du Code de commerce et plus précisément le décret no 2012-557 du 24 avril 2012 relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociale et environnementale.

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Une attention particulière portera sur le périmètre pertinent, qui pourra utilement se référer à la notion de consolidation comptable38 et le degré de détail des informations rapportées. Selon la pertinence des enjeux, le reporting pourra s’effectuer par entité, ou par le biais d’une consolidation des informations. Nous constaterons sur ces derniers points combien les normes privées et en particulier les lignes directrices de la Global Reporting Initiative39 ainsi que les travaux de l’International Integrated Reporting Council, sont une importante source d’inspiration pour les législateurs nationaux ou régionaux. La récente réforme du dispositif français, qui, au passage, a intégré explicitement une rubrique dédiée aux droits de l’homme, renvoie d’ailleurs judicieusement aux standards internationaux, ce qui ne manquera pas d’influer sur l’interprétation de ces questions clés qui conditionnent la qualité de la reddition d’information au niveau de la société mère40. Précisons que si nous prônons les vertus de la transparence, considérant que le développement d’outils de reporting de qualité doit inciter les entreprises à améliorer leurs performances ESG et en ce sens prévenir la survenance de dommages, c’est un angle bien plus incisif qui nous incite à l’encourager. En effet, elle revient, par son périmètre d’application incluant l’ensemble des entités sur lesquelles la société, débitrice de l’obligation, doit rapporter, en cas de non-respect de cette obligation, à conforter la compétence de la juridiction du siège, l’un des éléments à l’origine des préjudices résultant du non respect d’une obligation pesant sur la société mère41. Par ailleurs, une telle obligation contribue à faire peser sur cette dernière une présomption de connaissance des pratiques dans ses filiales, la connaissance de faits répréhensibles non suivie d’effets n’étant pas sans incidence pour établir la négligence (ou à tout le moins le non respect de l’obligation de diligence raisonnable), voire la mauvaise foi de la société mère en cas de poursuites au civil comme au pénal42. Nous constaterons que le duo constitué de l’obligation de diligence raisonnable et de la notion de sphère d’influence, issue

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Le droit comptable offre des éléments utiles avec le mécanisme de consolidation comptable qui recoure notamment à la notion d’influence dominante qui peut résulter d’un contrat ou de clauses statutaires, ou d’influence notable sur la gestion et la politique financière d’une entreprise ; cette dernière étant présumée lorsqu’une société dispose, directement ou indirectement, d’une fraction au moins égale au cinquième des droits de vote de cette entreprise. Articles 1-c) et 33-1) de la septième directive du 13 juin 1983 (83/349/CEE) concernant les comptes consolidés. 39   Les lignes directrices de la GRI proposent une normalisation du contenu des rapports de développement durable. 40  L.-D. Muka Tshibende, Y. Queinnec et I. Tchotourian, op. cit., pp. 113 et s. ; N. Antheaume et al., « Du nouveau dans le reporting extra-financier des sociétés : Analyse pluridisciplinaire et critique du décret relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociale et environnementale », in Jalons pour une économie verte, PUAM, à paraître en 2013. 41  M.-C Caillet., Y. Queinnec « Quels outils juridiques pour une régulation efficace des activités des sociétés transnationales ? », in I. Daugareilh (dir.) Responsabilité sociale de l’entreprise transnationale et globalisation de l’économie, Bruxelles, Bruylant, 2011,V. 42   À ce titre, s’agissant du nouveau dispositif français objet de l’article L. 225-102-1 du Code de commerce modifié par la loi no 2012-387 du 22 mars 2012, cette analyse opérée par l’association Sherpa des effets potentiels de cette dispense de reporting accordée aux filiales : « En offrant aux filiales une dispense de reporting, sous réserve que ces informations soient disponibles au niveau de la société mère, le décret reconnaît implicitement sa responsabilité à l’égard de l’impact de ses filiales. Il est donc possible d’avoir une lecture positive de cette rédaction et d’en dégager des leviers pour prouver la responsabilité sociale des multinationales dans des faits commis à l’étranger par leurs filiales. Les sociétés mères sont invitées à la plus grande vigilance et conformément aux standards internationaux, auxquels renvoyait la loi (notamment la GRI), à rapporter entité par entité lorsque la pertinence des enjeux l’impose », S. Cossart, responsable RSE de l’association Sherpa, interview, dans Novethic, « Repères RSE », juillet/août/ septembre 2012, no 98, p. 3.

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des standards internationaux de RSE, conforte cette extension de responsabilité (II.). Observons pour finir que les informations collectées dans le cadre de cette obligation de reporting ESG constituent la matière première d’étiquetages intelligents que nous appelons également de nos vœux43 et dont certaines initiatives privées démontrent d’ores et déjà la faisabilité44.

b.  L’obligation de diligence raisonnable « Afin d’identifier leurs incidences sur les droits de l’homme, prévenir ces incidences et en atténuer les effets, et rendre compte de la manière dont elles y remédient, les entreprises doivent faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme »45. C’est en ces termes que les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme décrivent l’obligation faite aux entreprises de prévenir les violations susceptibles de survenir du fait de leur activité. Observons que si la communication de la Commission Européenne du 25 octobre 2011, tout comme les principes directeurs de l’OCDE et de l’ONU ont retenu le terme de « diligence », associé ou non au terme « raisonnable », alors que la norme ISO 26000 utilise les termes « devoir de vigilance », l’ensemble de ces appellations renvoie à une même exigence. Il s’agit pour l’essentiel d’une obligation de moyens enjoignant l’entreprise à identifier, prévenir et atténuer les effets négatifs sociaux, environnementaux et économiques, réels et potentiels, qui résultent de ses décisions et activités. Pour assurer l’efficacité de ce « devoir de vigilance », les États sont invités à exercer leurs « fonctions réglementaires »46. Ils disposent de plusieurs options dont une récente étude a établi un état des lieux éclairant47. En identifiant plusieurs mécanismes en matière de droit social, de protection de l’environnement, des consommateurs ou encore de lutte contre la corruption, elle invite les États à produire des équivalents dédiés aux droits de l’homme. Cette obligation de diligence raisonnable appelle trois remarques. D’une part, son établissement impose d’interroger sa position idéale dans l’ordonnancement juridique pour produire ses effets. Alors que les Principes directeurs font peser la responsabilité sur les États au niveau national, nous considérons qu’une telle disposition pourrait avoir sa place dans les normes de l’OMC, les règles de l’arbi43  Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 39 sur l’instauration d’une obligation internationale d’affichage des performances sociales et environnementales des produits et services. 44   Voir aux États-Unis l’initiative de l’université de Berkeley concrétisée par le site www.goodguide.com et plus récemment son équivalent français www.noteo.info. 45   Principes Directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, principe no 3 Fonctions réglementaires et politiques générales de l’État. 46   Ibid. Principe no 17. 47  O. De Schutter, A. Ramasastry, M.B. Taylor et R. C. Thompson, Human Right Due Diligence : The Role of States, 2012.

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trage international ou les traités bilatéraux d’investissement48. Notons à ce sujet l’adoption par le Parlement européen le 25 novembre 2010 d’une résolution sur la RSE dans les accords commerciaux internationaux49. D’autre part, il apparaît que dans nombre de normes publiques existantes, en cas de survenance d’un dommage, sensé être évité par les procédures requises, le respect ou non de l’obligation de diligence raisonnable influera en cas de recours sur la charge de la preuve, la détermination de l’intention ou le degré de négligence. Ces effets étant valables autant dans le cas de mise en cause de la responsabilité civile, pénale qu’administrative50. L’assurance que doivent présenter les mécanismes est donc fondamentale et particulièrement complexe lorsque leur périmètre d’application est transnational. Or, en pratique, elle repose sur les entreprises elles-mêmes qui mettent en place les procédures ainsi que sur les organisations tierces sollicitées pour en contrôler la bonne mise en œuvre. Au-delà d’imposer aux entreprises des obligations d’information ambitieuses et un droit d’accès aux parties prenantes de l’entreprise, les États seraient ainsi bien avisés d’exiger de leur part de s’étalonner sur les meilleures pratiques en cours. Ceci vaudrait à certaines la reconnaissance du statut d’usage (voir II.). Enfin, la teneur des obligations de diligence raisonnable recensées est très variable et rend le travail du régulateur public difficile. Il convient de s’interroger sur le degré de détail utile à l’efficacité d’initiatives publiques. C’est notamment ici qu’apparaît, selon nous, l’intérêt pour les États de se référer à la notion d’usage et de se borner à exiger des entreprises qu’elles mettent tout en œuvre pour atteindre l’excellence en la matière. Les juges saisis de violations disposeraient ainsi d’une grande latitude pour apprécier les éléments de fait et en tirer tous les conséquences juridiques utiles. Nous sommes d’avis qu’une telle stratégie de régulation consistant pour l’État à enjoindre les entreprises à atteindre l’excellence des usages et pour les juges saisis de se prononcer en recourant au critère largement répandu de « comportement d’un homme raisonnable », entraînerait mécaniquement vers le haut les exigences, à mesure que l’état de l’art progresse. Ce dernier pouvant autant porter sur les aspects formels (quelles procédures de diligences doivent être mises en œuvre ?) que substantiels (dans quel but ?). Encore faut-il évidemment que les juges nationaux aient connaissance de tels usages et disposent d’une source fiable en la matière, qui n’en est qu’à ses balbutiements.

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Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 4.  2009/2201(INI).  E. F. Brown, « No good deed goes unpunished : Is there a need for a safe harbor for aspirational corporate codes of conduct », Georgia State University, octobre 2007.

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3.  Les mesures de sanction Les mesures de sanction posent les enjeux d’une bonne administration de la justice et de l’accueil par les juridictions nationales de recours dont les spécificités constituent des défis en termes d’intérêt à agir, de prescription et de bases légales51. L’immense difficulté tient au fait que les entreprises transnationales génèrent un décrochage factuel et temporel considérable entre l’infraction commise dans le périmètre juridictionnel d’une filiale et le lieu de décision à l’origine de cette infraction, décrochage qui rend extrêmement délicate l’identification du responsable civil ou pénal de l’infraction52. Au-delà de la complexification des chaînes d’approvisionnement, un cran de difficulté supplémentaire surgit lié à l’interposition de personnes morales qui, dénuée de toute logique industrielle commerciale, ne vise bien souvent qu’à créer des écrans de fumée en vue d’échapper à l’impôt53 et toutes autres responsabilités. Le diagnostic opéré par les principes directeurs de l’ONU est encore plus précis quand ils indiquent que de tels obstacles se manifestent dans « la manière dont la responsabilité juridique est répartie entre les membres d’un groupe d’entreprises en vertu du droit pénal et civil interne permet d’éviter plus facilement d’établir correctement les responsabilités » ou encore lorsque « les requérants s’exposent au déni de justice dans un État d’accueil et ne peuvent pas accéder aux tribunaux des États d’origine quel que soit le bien-fondé de la plainte »54. Or que constate-t-on à ce jour ? Malgré une mobilisation par les victimes de figures juridiques variées, qu’il s’agisse au plan pénal des notions de complicité, d’infractions involontaires, de recel, ou au plan civil d’outils à vocation extraterritoriale aussi singuliers que l’Alien Tort Claim Act55, force est de constater une incertitude juridique généralisée. Ces notions sont pratiquement les seules permettant de défendre l’intérêt des victimes de violations des droits de l’homme devant les juridictions du siège des entreprises transnationales avec, il faut l’admettre, d’infinies difficultés56. Observons au passage que la loi Dodd Franck impose (à compter de 2014) aux sociétés côtés aux États-Unis une obligation d’information sur les conditions d’ap51  M.-C. Caillet, Y. Queinnec, « Quels outils juridiques pour une régulation efficace des activités des sociétés transnationales ? », in I. Daugareilh (dir.), Responsabilité sociale de l’entreprise transnationale et globalisation de l’économie, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 633. 52  W. Bourdon, « Entreprises multinationales, lois extra-territoriales et droit international des droits de l’homme », Rev. sc. crim., 2005, p. 747. 53  Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 45 sur la suppression de l’anonymat des bénéficiaires des paradis fiscaux. 54   Principes Directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, commentaires du principe no 26, Mécanismes judiciaires relevant de l’État. 55   Aussi désigné sous l’acronyme ATS, pour Alien Tort Statute. En vertu de l’ATS qui date de 1789 (28 U.S.C. § 1350) « les tribunaux de district sont compétents en première instance pour toute action civile exercée par un étranger en responsabilité délictuelle uniquement, contre un acte commis en violation du droit des nations ou d’un traité des États-Unis », T. Collingsworth, « La responsabilité pour violation des droits humains », in I. Daugareilh (dir.), Responsabilité sociale de l’entreprise transnationale et globalisation de l’économie, Bruxelles, Bruylant, 2011, introduction, p. 681. 56  W. Bourdon, Face aux crimes du marché, quelles armes juridiques pour les citoyens, La Découverte, 2010.

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provisionnement de minerais dans les zones de conflits (en particulier la RDC). Cette mesure d’application extraterritoriale surgit, alors que dans le même temps l’ATCA se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins, dans une affaire susceptible de fermer une voie de recours qui depuis plusieurs décennies a fait progresser la prise en compte des droits de l’homme par les entreprises transnationales57. Plus inquiétant encore, nous considérons que si enjoindre les États à lever les obstacles juridiques pouvant empêcher l’instruction d’affaires légitimes d’atteintes aux droits de l’homme, c’est poser correctement les enjeux, ne pas intégrer dans le champ de réflexion le principe d’autonomie juridique c’est faire l’impasse sur l’obstacle essentiel à la responsabilisation juridique des entreprises transnationales. Ainsi nous trouvons-nous dans un paradoxe frappant. Alors que l’ensemble des normes dites de soft-law font peser diverses obligations (d’information ESG, de diligence raisonnable, etc.) qui s’étendent aux acteurs de la chaîne d’approvisionnement voire au-delà, le principe d’autonomie juridique continue d’être brandi comme une icône essentielle à la prospérité économique ! Bien que démenti par des exceptions notables notamment en droit du travail (la notion d’Unité Economique et Sociale), droit fiscal et comptable (les mécanismes de consolidation) et droit de la concurrence (l’arrêt Akzo Nobel58), ou encore les mécanismes de traçabilité alimentaire59, ce principe continue d’entretenir l’impunité des entreprises les moins disposées à considérer les droits de l’homme ou la protection de l’environnement. On ne peut qu’inviter les États à faire preuve d’ouverture dans l’interprétation des règles de compétence juridictionnelle et l’adoption de définition d’infractions, telles que le recel, susceptibles de modérer les effets pervers de l’autonomie juridique des personnes morales et de législations nationales morcelées. Le recel60 présente un grand intérêt pour appréhender des situations dans lesquelles l’exploitation et la commercialisation de ressources naturelles ou de produits manufacturés s’accompagnent de graves violations des droits de l’homme, ou contribuent au financement des activités des personnes physiques ou morales qui en 57   Esther Kiobel et. al. v. Royal Dutch Petroleum Co. La procédure pendante devant la Cour Suprême Etasunienne a généré un nombre de contributions en amis de la cour sans précédent, notamment de la part de John Ruggie le 12 juin 2012. Ces contributions sont recensées sur le site du Center for Justice & Accountability (http://cja.org). 58   Depuis cette décision de la Cour de justice des Communautés européennes du 10 septembre 2009, une société mère peut être tenue solidairement responsable des comportements anticoncurrentiels de ses filiales indépendamment de toute participation personnelle à l’infraction. Pour cela il suffit que cette société et ses filiales constituent une unité économique unique et que la société mère exerce une influence déterminante sur ses filiales. Ce qui est présumé lorsque la société mère détient 100 % du capital de ses filiales, sans qu’il soit nécessaire de produire des indices additionnels permettant de démontrer l’exercice effectif d’une influence de la société mère. La société mère est présumée responsable des pratiques anticoncurrentielles de ces filiales. C.J., 10 septembre 2009, Akzo Nobel NV e.a., C-97/08 P. 59   Le règlement no 178/2002 du 28 janvier 2002 établit entre autres des obligations de loyauté et de transparence pour les industriels et les distributeurs envers les consommateurs (contrôle, archivage des flux, obligation de restitution dans les 4 heures, assurer la traçabilité précédente et suivante). 60   Le 18 novembre 2009, SHERPA, Global Witness, Greenpeace France, les Amis de la Terre, et un ressortissant libérien ont déposé plainte devant le procureur de la République de Nantes (France), contre les sociétés DLH France et DLH Nordisk A/S, filiales du groupe Dalhoff, Larsen et Horneman. Cette procédure utilise le recel comme base juridique pour condamner l’importation en Europe de grumes provenant de concessions forestières illégalement acquises et exploitées en violation de la législation libérienne, les opérations ayant contribué au financement de la guerre civile. L’enquête préliminaire est toujours en cours.

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sont directement responsables, en toute connaissance de cause des importateurs ou donneurs d’ordre. Nous avons ainsi proposé61 d’instaurer dans les législations nationales un nouveau délit de recel qui serait rédigé comme suit : « Le recel est également le fait d’importer, d’exporter, dissimuler, détenir, commercialiser une espèce végétale minérale ou animale et plus généralement toute ressource naturelle protégée ainsi que tout produit manufacturé dès lors que l’exploitation d’origine intervient au prix de graves violations des droits fondamentaux ou lorsqu’elle favorise en connaissance de cause le financement de milices, groupes privés ou publics auteurs de graves violations des droits fondamentaux »62. Il nous paraît aussi fondamental de formuler les contours d’une reconnaissance de la responsabilité juridique de la société mère d’un groupe à l’égard de l’action de ses filiales63. Elle consisterait à rendre pleinement responsables les sociétés holding des conséquences sociales et environnementales des activités de l’ensemble des entités composant le groupe, afin de les inciter à tout mettre en œuvre pour prévenir et réparer les impacts sociaux et environnementaux de ces activités. Démontrer l’implication d’une société mère dans la responsabilité d’une filiale défaillante ne doit plus être un obstacle pour les victimes réclamant réparation64. Cela nécessite de réformer les règles de responsabilité au plan civil et pénal. Au plan civil, la responsabilité de la société mère pourra être engagée de plein droit pour tout dommage survenant du fait d’une violation des droits fondamentaux ou d’une atteinte à l’environnement perpétrées par une entité sur laquelle elle exerce un contrôle de droit ou de fait (via la détention de titres ou l’application d’accords contractuels). La société mère pourra se voir exonérée de la responsabilité de réparer les dommages civils si elle prouve qu’elle ne pouvait raisonnablement avoir connaissance des violations en question. Au plan pénal, la responsabilité de la société mère pourra être mise en cause non seulement en qualité de complice, mais en qualité de coauteur quand la preuve sera apportée que l’autonomie de la filiale ou sous-filiale est totalement fictive. Ainsi, plus les indices démontreront l’existence d’une immixtion de la maison mère au sein de la filiale (influence sur le chiffre d’affaires, sur les stratégies commerciales ou de ressources humaines, dirigeants communs, etc.), plus devra exister une présomption de complicité par fourniture de moyens ou instructions, voire coaction. La sujétion de la « fille » aux directives et stratégies de la « mère » trouverait ainsi une traduction adaptée au plan pénal. Ces propositions seraient complétées de régimes de responsabilité spécifiques proposés pour les administrateurs et dirigeants65.

61

Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 27.   Notons que des effets similaires pourraient être escomptés de l’établissement d’une obligation de sécurité étendue pesant sur les producteurs de biens et services susceptibles d’avoir une incidence en termes de droits fondamentaux et d’environnement, Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 38. 63  Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 21. 64  B. Grimonprez, « Pour une responsabilité des sociétés mères du fait de leurs filiales », Revue des sociétés, 2009, p. 715. L’auteur cite notamment le professeur Claude Champaud : « Puisque l’intérêt collectif du groupe prévaut sur l’intérêt particulier de chaque société, il peut sembler inéquitable de maintenir un cloisonnement patrimonial dont les effets ne se font sentir que dans un seul sens, dans le sens défavorable à ceux que le législateur protège généralement ». 65  Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 3. 62

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Pour finir, le sursaut des États pourrait aussi s’exprimer à travers l’OCDE en convertissant les Points de Contact Nationaux » (PCN) en véritable structures d’arbitrage66. L’OCDE a mis en place depuis 1976 des « principes directeurs » à l’intention des entreprises multinationales67. Cette liste de dix recommandations a été complétée depuis les années 2000 par une procédure tout à fait originale de médiation désignée sous l’appellation de « circonstance spécifique ». Chaque État membre de l’OCDE doit créer un PCN, chargé de jouer les bons offices pour mettre fin à des litiges entre les entreprises et des personnes ou organisations se déclarant victimes de nuisances liées à leur activité (en matière de droit social, de protection de l’environnement, de corruption, etc.). Le bilan du rôle de médiateur des PCN est toutefois plus que mitigé en raison d’un manque d’efficacité et d’indépendance. Les ressorts de ce mécanisme sont pourtant très importants en termes d’harmonisation des règles d’interprétation de notions aussi importantes que celles de « devoir de vigilance » et « sphère d’influence » dans les contextes complexes de relations société mère/filiales et de chaîne d’approvisionnement. Le récent dossier Socapalm a ainsi été l’occasion pour le PCN français de reconnaître implicitement la notion de groupe, en jugeant le dossier recevable malgré les dénégations du groupe Bolloré basées sur la détention directe de titres ne lui conférant qu’un statut d’actionnaire minoritaire et non de gestionnaire au sein de sa filiale camerounaise68. Sans compter l’intégration explicite des droits de l’homme depuis la révision des principes intervenue en 2011 et qui a fait l’objet d’une première décision rendue par le PCN français dans le dossier Devcot69. Nous proposons ainsi de conférer aux PCN un rôle de véritable arbitre, dont les décisions s’imposeraient aux parties en litige. Les exigences requises par un tel statut en termes d’expertise, d’indépendance et de force exécutoire imposeraient évidemment aux États membres de l’OCDE de mettre en œuvre tous les moyens humains et financiers pour assurer leur bon fonctionnement.

B.  Des normes privées en voie de consolidation Nous abordons ici la face émergée de la RSE où règne l’affichage des engagements et stratégies des ETN en matière de développement durable et en particulier de droits fondamentaux. S’il s’agit de la face la plus riche et visible de l’autorégulation marquant la RSE, elle ne brille pas par sa clarté ! Les objectifs, les niveaux d’application, les modalités de collecte, de traitement et de restitution d’informa66

Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 42.   Pour aller plus loin, Y. Queinnec, Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises transnationales – Un statut juridique en mutation, post-face de Mireille Delmas-Marty, Association Sherpa, 2007. 68  B. Héraud, Cameroun : la Socapalm dans le collimateur d’ONG, Novethic, 9 décembre 2010. 69   SHERPA et ECCHR avaient saisi le PCN français en 2010, reprochant à la société Devcot de s’approvisionner en coton provenant d’Ouzbékistan, récolté grâce à l’organisation par l’État du travail forcé des enfants. Le PCN a confirmé dans sa déclaration finale du 21 septembre 2012 que l’approvisionnement auprès de fournisseurs recourant au travail infantile constituait une violation des principes directeurs de l’OCDE, tout en relevant que Devcot ne se fournissait plus depuis quelques années en Ouzbékistan. Le PCN a explicitement souligné que cette décision prenait en compte la version révisée en 2011 des Principes directeurs de l’OCDE. D’autres PCN s’étaient précédemment prononcés contre la responsabilité des entreprises dont les fournisseurs avaient eu recours au travail forcé des enfants. 67

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tions sur les performances sociales et environnementales, l’existence ou non de certification constituent un véritable maquis où le meilleur et le pire se côtoient. Sans compter que la crise économique réhabilite le cynisme en démonétisant les engagements sociétaux pris par les ETN, engagements souvent difficiles à tenir et résultant de pressions extérieures. Tenter d’en dresser les grandes lignes est toutefois important pour en tirer des enseignements utiles. Nous constaterons que leur hétérogénéité n’exclut pas de constater l’émergence d’usages dont nous avons déjà identifié le potentiel juridique. Précisons que nous qualifions ici de normes privées celles issues d’initiatives non gouvernementales. Même si la plupart d’entre elles ont pu impliquer des acteurs publics à certains niveaux de leur développement, elles se caractérisent comme des outils élaborés et gérés essentiellement par des acteurs non étatiques. Par souci de clarté, nous aborderons les outils en considérant l’usage qui en est fait par les entreprises. Nous présenterons ainsi les outils visant à exprimer les engagements sociétaux (a.), ceux permettant de les mettre en œuvre (b.) puis les outils destinés à restituer les résultats des démarches sociétales (c.).

1.  L’expression des engagements Qu’ils soient individuels ou collectifs leurs objectifs, périmètre d’application et leur contenu varient selon les entreprises et les inventorier ici est vain. Face à la complexité des enjeux, ils ont vocation à accompagner la démarche de responsabilité sociétale d’une entreprise en formalisant ses valeurs et engagements corrélatifs. Ils sont sensés diffuser des bonnes pratiques ESG au sein du groupe mais aussi dans l’ensemble de la chaîne de valeur des entreprises émettrices. S’agissant de leur contenu, s’il est infiniment variable, on peut noter que les entreprises s’appuient généralement sur un socle commun de cadres de référence allant des conventions internationales (DUDH, déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, conventions de l’OIT, convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption, etc.) aux différents référentiels et outils, objets des développements suivants. Hier l’apanage des départements communication des entreprises, les termes des codes de conduite sont aujourd’hui soumis à une attention juridique soutenue70,

70

« Si l’on admet que la juridicité ne réside ni dans la contrainte, ni dans l’existence d’une sanction coercitive, mais dans la force normative – qui se constate par l’effectivité de la norme – on doit conclure que le code de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées est un instrument juridique. Son appartenance au droit souple lui confère de multiples avantages tenant en particulier à l’intensité variables des normes qu’il formule » – Y. Paclot, « La juridicité du code AFEP/MEDEF de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées », Rev. Sociétés, 2011, p. 395.

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à l’instar du délit de publicité mensongère71 requalifié par l’Union européenne de « pratique commerciale trompeuse ». Les termes de la directive du 11 mai 200572 assimilent expressément le non-respect des engagements éthiques à des pratiques déloyales soumises à sanction, à la fois des concurrents et des consommateurs73. Dans un autre registre, les conditions d’assimilation des chartes éthiques au règlement intérieur74, la résiliation de contrat de concession motivée pour manquement aux règles éthiques75 ou encore l’appréhension des procédures d’alerte qui en sont issues en terme de protection des données personnelles76, démontrent comment un phénomène symbolique du droit mou devient objet d’attention du législateur et des juges. Au-delà de cette dynamique juridique à l’œuvre, l’incidence pratique de l’expression des engagements sur les usages des affaires est indéniable. À titre d’illustration, nous retiendrons deux initiatives très différentes et à fort potentiel de propagation. La première vise les pratiques d’achat et concerne la plate-forme mondiale Global Social Compliance Programme, née en 2006. Cette initiative des distributeurs internationaux (Carrefour, Casino, Tesco, Walmart, etc.) mais également de quelques grands industriels (Adidas, Ikea, Dell, Hasbro, etc.) a pour but de faire converger les standards d’audits sociaux et de mutualiser les bonnes pratiques. L’objectif de cette initiative est aussi d’harmoniser les clauses contractuelles liant les donneurs d’ordre et leurs fournisseurs. Ce faisant, le GSCP contribue à la diffusion des considérations de droits de l’homme tout au long de la chaîne de valeur. La seconde concerne un levier fondamental de l’économie, à savoir son financement et l’émergence de l’Investissement Socialement Responsable (ISR) dont la croissance à deux chiffres77 est à rapprocher du succès des Principes Equateur initiés en 2003 et des Principes pour l’Investissement Responsable. Les PRI (acronyme en anglais le plus souvent utilisé) ont été rédigés en 2006 par un groupe d’investisseurs en partenariat avec le Pacte Mondial des Nations Unies. S’ils ne présentent évidemment pas de caractère obligatoire, ils fournissent un éventail d’actions possibles pour incorporer les questions ESG au processus décisionnel d’investissement et rassemble environ 1100 organisations signataires. 71

Une affaire emblématique en la matière est celle du citoyen nord-américain Marc Kasky, qui a poursuivi Nike pour publicité mensongère. La Cour suprême de Californie a affirmé dans l’arrêt Kasky c. Nike de mai 2002 que le non-respect d’un engagement pris dans un code de conduite peut être sanctionné sur le fondement de la publicité mensongère. Kasky c. Nike, 27 Cal. 4th 939 (n° S087859, 2 mai 2002). 72   Directive 2005/29/CE, article 6.2.b). 73  V. Berns, T., P.‑Fr. Docquir, B. Frydman, L. Hennebel et G. Lewkowicz, Responsabilités des entreprises et corégulation, Bruxelles, Bruylant, 2007. 74   La circulaire du 19 novembre 2008 a fixé en France les conditions d’assimilation des chartes éthiques au règlement intérieur [Circulaire DGT 2008/22 du 19 novembre 2008]. 75   C.A. Orléans, 9 octobre 2008, no 08/01898, v. F.‑G. Trébulle, op. cit., p. 16. V. M. Boutonnet, op. cit. 76  L’arrêt Dassault Systèmes no 2524 du 8 décembre 2009 (08-17.191) – Cour de cassation – Chambre sociale. 77   Selon l’enquête de Novethic, l’ISR en France pèse 115 milliards d’euros fin 2011, soit une augmentation de 69 % depuis fin 2010. Au niveau européen, selon la quatrième édition de l’enquête d’Eurosif (2010), 14 pays européens comptabilisaient au 31 décembre 2009 1.200 milliards d’euros de core SRI (i.e. les approches ISR les plus structurées), soit une augmentation de 20 % en deux ans.

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Ils entraînent une sélection des valeurs par les fonds dits ISR en retenant le plus souvent une approche best in class, c’est-à-dire les entreprises les plus performantes sur un enjeu ESG donné. Si la présence de BP, Siemens, France Telecom ou Société Générale dans ces fonds entretient des controverses, elle illustre pourtant une lente mais profonde adaptation de l’investissement classique aux enjeux du développement durable en général et des droits de l’homme en particulier. La financiarisation de l’économie qui, en se focalisant sur la rentabilité de court terme, a bridé les engagements sociétaux des ETN, serait-elle en passe de devenir le vecteur d’intégration du long terme dans leurs considérations stratégiques ? Rien n’est moins sûr en cette période de crise économique mais il s’agit de signes d’évolution des pratiques qui génère l’intérêt grandissant des institutions publiques78. Ces deux illustrations montrent combien, en respectant l’obligation qui leur est faite d’exprimer leurs engagements79, les acteurs les plus proéminents établissent des usages, lesquels se retrouvent parfois intégrés dans la loi80, voire constituent la base de condamnations judiciaires en cas de manquement. Sur ce dernier point, en reprochant à la société Total de ne pas avoir respecté la procédure volontaire de vetting81, la Cour de cassation en a déduit une faute de témérité au sens de la Convention Civil Liability (dite LCL) et condamné le groupe pétrolier à réparer les conséquences du dommage solidairement avec ses coprévenus82.

2.  La mise en œuvre des engagements Une fois les engagements formalisés dans les chartes éthiques ou codes de conduite, tout reste à faire ! L’affichage des valeurs de l’entreprise s’accompagne d’autres outils de nature volontaire, destinés à renforcer la crédibilité des engagements et démontrer leur adéquation avec les pratiques de terrain. Elles s’inspirent le plus souvent des systèmes bien établis de management de la qualité (tels que la norme ISO 9000). 78

Il nous semble important d’observer qu’en octobre 2011, les PRI, l’International Corporate Governance Network et l’European Federation of Financial Analyst Societies (EFFAS) ont été nommés par M. Antonio Tajani, VicePrésident de la Commission européenne, afin de conduire un nouveau programme pour inciter les investisseurs à intégrer les aspects ESG dans leurs décisions d’investissement. Au terme d’une période de 18 mois, la collaboration devra aboutir à un programme de développement professionnel complet, ainsi qu’à des conseils sur les meilleures pratiques dans l’intégration des critères ESG dans les décisions d’investissement. 79   Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, principe no 16. 80   L’article L. 533-22-1 du Code monétaire et financier français impose depuis 2012 aux sociétés de gestion d’informer les investisseurs des modalités de prise en compte des critères relatifs au respect d’objectifs sociaux, environnementaux et de qualité de gouvernance. Précisons que l’amendement à l’origine de ce dispositif basé sur le principe de comply or explain, a été porté devant les commissions parlementaires par l’association Sherpa au nom de l’Alliance pour la Planète et du Forum Citoyen pour la RSE, dans le cadre du Grenelle de l’environnement. S. Alamowitch, « Sociétés de gestion : vers une responsabilité sociétale », Bull Joly Bourse, juin 2012, p. 273. 81   La procédure de vetting est une initiative de l’OCIMF (Oil Companies International Maritime Forum), organisation créée par les compagnies pétrolières suite à la catastrophe du Torrey Canyon de 1967. Elle regroupe aujourd’hui 93 compagnies pétrolières. Le vetting consiste à faire inspecter les navires pour contrôler leur habilitation à naviguer. Les inspecteurs rendent compte de leur visite à travers un rapport normalisé établit par l’OCIMF. 82  Arrêt Erika de la Cour de cassation, Chambre criminelle, rendu le 25 septembre 2012, cassation partielle sans renvoi (10-82938). Les juges ont déduit « que l’affrètement au voyage de l’Erika, au nom de la société Total SA, dans des conditions qui n’auraient pas dû le permettre dès lors que la date limite du précédent agrément du service vetting conféré pour un an par cette société était expiré, est constitutif d’une imprudence ayant entraîné, par temps très dur, la navigation du pétrolier qui s’est brisé ».

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De nombreux référentiels établissent des spécifications techniques concernant un produit, processus ou service auxquelles doivent se conformer les organisations afin d’obtenir une certification. Les contrôles sont opérés par les services internes ou des cabinets d’audit externe avec implication ou non de parties prenantes. Nous avons indiqué précédemment l’influence du commerce équitable dans les procédures de marché public et le récent arrêt Noord-Holland, qui est venu conforter le recours notamment au label Max Havelaar83. Cette décision illustre combien une combinaison judicieuse de réglementation et de normes privées, confortée par une jurisprudence éclairante, peut inciter les entreprises à obtenir des labels pour mettre en œuvre leur obligation de diligence. Évidemment, la question cruciale réside dans le sérieux des pratiques de certification. Si leur inventaire exhaustif est vain, nous tenterons d’identifier des particularités remarquables utiles pour évaluer ce qui constitue l’état de l’art des mesures attendues des entreprises sur deux points : l’accès à l’information et à des voies de recours84. Prenons la norme SA 8000 créée en 1997 par le Social Accountability International (SAI). C’est une norme de processus certifiable fondée sur la performance sociale des entreprises. Ses 9 exigences s’appuient sur les principes de l’OIT portant sur le travail des enfants, le travail forcé et obligatoire, l’hygiène et la sécurité, la liberté syndicale et le droit de négociation collective, la discrimination, les pratiques disciplinaires, le temps de travail, la rémunération et le système de gestion. Nous pouvons retenir l’intéressante obligation pour les entreprises « d’établir et conserver des procédures permettant de communiquer régulièrement à toutes les parties intéressées des données et autres informations relatives à la conformité avec les exigences du présent document, y compris, de manière non limitative, les résultats des examens menés par la direction et des activité de surveillance »85. Ce principe de conservation et d’accès aux informations de « toutes parties intéressées » fait écho au débat sur l’accès des parties prenantes aux informations collectées par l’entreprise dans le cadre de leur obligation de reddition d’informations sur leurs performances ESG. La pratique recommandée ci-dessus légitimerait que les tiers accèdent aux mêmes informations que les parties prenantes internes à l’entreprise, les salariés et les actionnaires, ce qui n’est pas le cas à ce jour ainsi que le montre le nouveau dispositif français86. La Fair Labor Association (FLA), initiative multi parties prenantes née en 1999, vise à améliorer les conditions de travail dans les usines du monde entier. La FLA 83

C.J.U.E., 10 mai 2012, Commission c. Royaume des Pays-Bas (« Noord-Holland »), C-368/10. G. Jazottes, « Quelques points d’actualité jurisprudentielle sur l’achat responsable », Journal des Sociétés, 2012, no 100, p. 57. 84   Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, principes nos 29 et 30. 85   SA 8000, para. 9.13. 86  Voir L.‑D. Muka Tshibende, Y. Queinnec et I. Tchotourian, « Art. 224-2 de la loi Grenelle II. Vers un droit de la gouvernance d’entreprise (enfin ?) responsable », R.D.I.D.C., no 1, 2012, p. 158.

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a mis au point un code de conduite sur le lieu de travail, fondé sur les conventions de l’OIT, et établi un dispositif pratique de contrôle, de correction et de vérification pour mettre en œuvre ces normes. La FLA agrée des contrôleurs tiers indépendants et les engage à effectuer chaque année des audits inopinés de groupes choisis au hasard qui livrent des produits à des sociétés de marques affiliées à la FLA. Au plan de l’accès à l’information, la FLA est l’une des seules initiatives de défense des droits des travailleurs à publier les résultats de son action de contrôle systématique sur son site web87. Plus remarquable encore, considérant les limites inhérentes aux processus d’audit, la Fair Labor Association propose un mécanisme de plaintes et de résolution des conflits. Quiconque, qu’il s’agisse d’un travailleur, d’un avocat, d’une société ou d’un individu, peut contacter l’association pour signaler des violations du code dans une usine qui livre des produits à une société affiliée. Si les plaintes sont confidentielles, lorsque les enquêtes diligentées révèlent des violations avérées, la FLA les annonce publiquement et collabore avec les parties prenantes pour y trouver des solutions durables. Il s’agit bien ici d’une traduction opérationnelle de l’obligation faite aux entreprises transnationales de mettre en place des mécanismes de réparation des dommages.

3.  La restitution des résultats des démarches Les développements précédents ont montré l’importance cruciale du contrôle des données sur les performances ESG des entreprises, mettant en évidence les défis de la complexification des chaînes d’approvisionnement. Mais c’est sans doute au stade de la publication des informations que se cristallise tout le scepticisme entourant les engagements volontaires. Il règne en effet un flou entre l’assistance fournie par les outils précités et l’assurance donnée aux parties prenantes que les engagements sont effectivement mis en œuvre. Ce flou fonde les critiques portées sur les rapports de développement durable exprimées à travers les notions de greenwashing et fairwashing. Les outils dédiés à la reddition des informations sur les performances ESG présentés ci-dessous ne doivent pas faire oublier, qu’à ce jour, il n’existe aucun système d’accréditation d’auditeurs internationalement reconnu. Si de grands cabinets de vérification (SGS, Véritas, etc.) effectuent ce type de mission, les grands cabinets d’audit (Big Four) restent encore frileux et se contentent d’exprimer, en utilisant la norme ISAE 3000, leur opinion sur la qualité des procédures88.

87

Le rapport 2010 de la FLA indique que sur les 149 audits conduits au cours de l’année, en moyenne 12 infractions étaient identifiées. Les violations les plus fréquentes portant sur la santé et la sécurité au travail avec des violations identifiées sur 141 des audits, soit une proportion de 95 %. 88  M. Capron et F. Quairel-Lanoizelée, La responsabilité sociale d’entreprise, Collection repères, La Découverte, 2010.

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Nous concentrerons notre attention sur l’une des initiatives les plus emblématiques en matière de reporting RSE, le Global Reporting Initiative (GRI). Développé par la CERES (Coalition for Environmentaly Responsible Economies) en 1997, en collaboration avec le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) le GRI se fixe comme objectif d’élaborer des directives applicables à l’échelle mondiale concernant le reporting de durabilité et de diffuser celles-ci. Ces lignes directrices permettent de rendre compte des performances économiques, environnementales, sociétales et sociales. Modèle standard, elles permettent de comparer les entreprises d’un même secteur d’activités entre elles et sont conçues pour des organisations de toute taille, en tout lieu et pour tout secteur. Les grands principes sur lesquels reposent les lignes directrices du GRI sont les suivants : pertinence des informations en fonctions des impacts, identification et implication des parties prenantes, exhaustivité des thèmes et du périmètre de reporting, équilibre entre les aspects positifs et négatifs, comparabilité dans le temps et par rapport aux autres organisations, exactitude, clarté et fiabilité. Les entreprises qui utilisent le GRI peuvent indiquer le niveau d’application de ce cadre de référence qui se divise en trois (C, B et A). En ajoutant le signe +, elles indiquent que le rapport a fait l’objet d’une vérification par tierce partie, ce dont certaines ETN ont pu abuser89. Il est intéressant de noter que les obligations de reporting ESG adoptées par les États et en particulier la récente réforme française ainsi que les documents produits par l’Union européenne sur le sujet font référence à la GRI. La GRI constitue ainsi une source précieuse pour le régulateur public90 qui n’est pas sans incidence sur des paramètres fondamentaux tels que le périmètre des informations91, leur pertinence92 et le degré de détail93 de la reddition.

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À la demande de l’AFL-CIO (syndicat américain), la Commission Syndicale Consultative auprès de l’OCDE a publié un rapport détaillé contredisant le niveau « A+ » du rapport 2011 de Deutsche Telekom. Parmi les reproches exprimés, contrairement à ses engagements, le rapport ne fait pas l’objet d’une vérification par un organe externe et le périmètre du rapport est limité aux infrastructures basées en Allemagne, ce qui exclue la moitié des salariés du groupe. 90  Voir L.‑D. Muka Tshibende, Y. Queinnec et I. Tchotourian, op. cit., pp. 133 et s. 91   « Le périmètre du rapport de développement durable doit inclure les entités sur lesquelles l’organisation exerce un contrôle ou une influence significative à la fois au sein et via ses relations avec différentes entités en amont (chaîne d’approvisionnement, etc.) et en aval (distribution, clients, etc.) », GRI 3 chapitre 1.3. 92   La pertinence des informations est déterminée « (…) au moyen de facteurs internes et externes tels que la mission globale d’une organisation et sa stratégie concurrentielle, les préoccupations exprimées directement par les parties prenantes, les attentes sociales et l’influence de l’organisation sur les entités en amont (chaîne d’approvisionnement, etc.) et en aval (clients, etc.) », GRI 3 chapitre 1.1. 93   Le GRI affirme que « la consolidation des informations peut engendrer une perte de sens conséquente et empêcher la mise en valeur de la force ou de la faiblesse d’une performance spécifique. Inversement, une non-consolidation abusive de l’information peut en altérer la compréhension », GRI 3 note de présentation générales, § consolidation et non-consolidation des données, p. 37.

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4.  La norme ISO 26000 Enfin, pour clore ce bref panorama des initiatives normatives privées, un traitement particulier de la norme ISO 26000 s’impose94. Si le projet mis en chantier en 2005 visait initialement les entreprises, il s’est peu à peu étendu à l’ensemble des organisations, qu’elles soient publiques, privées, à but lucratif ou non et quelle que soit leur dimension. Publiées en novembre 2010, les « lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale » constituent un outil de référence qui, au-delà des recommandations exprimées, clarifie et harmonise la sémantique au niveau mondial pour permettre aux entreprises, ONG, syndicats et collectivités de parler un langage commun. Si l’ISO 26000 n’a pas vocation à entraîner certification par tierce partie, son articulation et l’esprit qui l’anime contribueront immanquablement à conforter l’émergence d’un « droit de la RSE ». La participation de 99 États, l’implication de 42 organisations en liaison (OIT, UN, OCDE, Global Compact, OMS, etc.) et plus de 500 experts représentant les parties prenantes sont le gage de l’existence d’un consensus international. Au plan du contenu, la norme ISO 26000 apporte des définitions et établit des principes sur sept questions centrales de responsabilité sociétale : les droits de l’homme, les relations et conditions de travail, l’environnement, les bonnes pratiques des affaires, les consommateurs et l’engagement sociétal. Pour chacune d’entre elles, la norme décrit des domaines d’action ainsi que les attentes et actions associées. L’ISO 26000 présente des caractéristiques remarquables pour notre propos. Elle ne se contente pas de rappeler une règle fondamentale, selon laquelle une organisation sociétalement responsable est d’abord et avant tout celle qui respecte les lois en vigueur et ce qu’elle désigne comme les normes internationales de comportement95, elle impose par ailleurs le respect de l’esprit des textes96. Deuxième caractéristique, on peut affirmer que l’ISO 26000 marque une cristallisation des pratiques de responsabilité sociétale97. Son processus d’élaboration et d’adoption, la matière première des recommandations constituées notamment de l’ensemble des autres outils normatifs publics évoqués précédemment (principes de l’OCDE, de l’ONU, OIT, etc.) en font l’outil normatif le plus inclusif.

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I. Cadet, « La norme ISO 26000 relative à la responsabilité sociétale : une nouvelle source d’usages internationaux », R.I.D.E., 2010, pp. 401 et s.   « Les normes internationales de comportement sont les attentes vis-à-vis du comportement d’une organisation en matière de responsabilité sociétale, procédant du droit coutumier international, de principes généralement acceptés de droit international, ou d’accords intergouvernementaux universellement ou quasi universellement reconnus », norme ISO 26000, para. 2.11. 96   Ibid., para. 7.3.2.1. 97   M. Capron, F. Quairel-Lanoizelee et M.‑F. Turcotte (dir.), ISO 26000, une norme « hors norme » ?, Coll. recherche en gestion, Paris, Economica, 2010. 95

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Enfin, l’ISO 26000 consacre le duo constitué des notions de « devoir de vigilance » et de « sphère d’influence ». La première s’apparente à l’obligation de diligence raisonnable en imposant aux organisations une démarche d’identification et d’atténuation des impacts négatifs de l’activité qui ne doit laisser aucune place à la négligence. La seconde, plus dynamique, invite les organisations à maximiser leur contribution au développement durable en associant leurs forces à celles de leurs parties prenantes. Alors qu’un vif débat a accompagné la fin de la négociation de la norme, suite à l’initiative de John Ruggie contestant la pertinence du recours à la notion de sphère d’influence, nous avons affirmé avec d’autres que la rejeter revenait à nier son potentiel juridique98 adapté aux enjeux de responsabilité sociétale. Nous retiendrons donc combien cette norme ISO 26000 conforte l’articulation de deux notions, selon nous très utiles, dans la recherche de combinaisons normatives efficaces et l’exigence d’un état de l’art optimal destiné à niveler les pratiques par le haut.

III.  Quelle dynamique de transition normative pour demain ? L’inadéquation et la confusion régnant dans l’espace normatif traitant de l’influence des entreprises transnationales sur les droits de l’homme ne doivent pas, selon nous, masquer les potentialités encore inexploitées. L’entrée de toutes parts des objectifs de développement durable dans l’ensemble des organisations publiques et privées constitue un puissant vecteur d’intégration des droits de l’homme dans les stratégies et pratiques des ETN. Parmi les pratiques nées de l’autorégulation, on peut affirmer que certaines d’entre elles constituent des usages et/ou sont en voie de le devenir à l’invitation d’ailleurs des institutions publiques99. En ce sens, nous partageons la thèse d’une force normative qui s’attache moins aux règles de hiérarchie des normes qu’à leur effectivité empirique100. Malgré les précautions de langages des outils 98

M. Doucin et B. Loeve, « L’analyse des notions de ‘due diligence’ et de ‘sphère d’influence’ dans le contexte du respect des droits de l’homme par les entreprises : enjeux de la définition du champ d’application des standards en matière de RSE », Cah. dr. entr., 2010, no 3. 99   Il est notable que la présentation qui précède les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme précise « La contribution des Principes directeurs sur le plan normatif ne consiste pas à créer de nouvelles obligations juridiques internationales mais à préciser les conséquences découlant des normes et pratiques existantes pour les États et les entreprises ; à intégrer ces normes et pratiques dans un seul modèle de portée globale qui soit logiquement cohérent ; à recenser les cas où le régime en vigueur se montre insuffisant ; et à voir comment il convient de l’améliorer », para. 14. 100   Nous partageons l’affirmation selon laquelle « (p)lus les entreprises ont du poids par rapport à leurs fournisseurs, plus l’impact de la régulation privée est élevé ; cet impact est proportionné à la notoriété de la marque et/ou du produit ; l’effectivité des codes de bonne conduite dépend de la pression sociale ; ils ont plus de chance d’être adoptés lorsque les intérêts commerciaux sont alignés avec les préoccupations sociales et environnementales ; dans les pays émergents, le renforcement de ces normes privées dépendra du niveau de concentration de la production ; dans les pays en développement, le renforcement de la régulation publique aura pour effet non pas de remplacer la norme

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de soft law101 les pratiques qu’ils engendrent fixent peu à peu un état de l’art des réponses adaptées aux enjeux ou filières concernées102. Les pratiques n’en étant qu’à leurs balbutiements, et faute de repères jurisprudentiels ad hoc bien installés, nous sommes d’avis que le duo formé des notions de sphère d’influence et de devoir de vigilance est source de solutions utiles. Ces deux notions ont le grand mérite d’avoir été accueillies dans l’ensemble des textes et standards produits par l’OCDE, l’OIT, l’ONU, l’UE ou encore l’ISO 26000. En ce sens, elles présentent l’avantage de se prêter à une appropriation par tous les États et leur système judiciaire en particulier. Les ressorts de ce duo permettent aux États non seulement de répondre à leur obligation d’adopter des mesures positives, mais aussi de renforcer la force normative de pratiques volontaires développées par les entreprises. Nous exprimerons ce potentiel normatif à travers trois interrogations portant sur des enjeux fondamentaux.

A.  Vers une relativité du principe d’autonomie juridique ? Telle qu’elle est entendue par les grands standards internationaux précités, la notion de sphère d’influence apporte des éléments de réponse à la problématique majeure entourant le principe d’autonomie juridique des personnes morales. L’ISO 26000 la définit comme la « portée/ampleur des relations politiques, contractuelles, économiques ou autres à travers lesquels une organisation a la capacité d’influer sur les décisions ou les activités de personnes ou d’autres organisations » (§ 2.19). Elle précise par ailleurs (§ 5.2.3) qu’« une organisation est responsable des impacts des décisions et des activités sur lesquelles elle exerce un contrôle formel et/ou de fait (un contrôle de fait renvoie à des situations dans lesquelles une organisation a la capacité de dicter les décisions et activités d’une tierce partie, même lorsqu’elle ne détient pas l’autorité juridique ou formelle de le faire) ». Même si elle prend le soin de préciser que disposer d’une influence n’oblige pas à l’exercer103, cette définition ouverte du périmètre d’influence d’une organisation

privée mais d’accroître son niveau d’exigence ». F. Mayer et G. Gereffi, « Regulation and Economic Globalization : Prospects and Limits of Private Governance », in D. Poracchia, B. Brignon, G. Rabu, « Droits fondamentaux et normes privées », Revue de recherche juridique, 2011-5, p. 2251 ; Voir aussi C. Thibierge et al., La force normative, naissance d’un concept, Bruxelles, Bruylant, L.G.D.J., 2009 ; Y. Queinnec, Les principes juridiques de l’OCDE à l’intention des entreprises transnationales, un statut juridique en mutation, postfacé par Mireille Delmas-Marty, publié par l’association Sherpa, 2007. 101   Par exemple la norme ISO 26000 prend le soin de préciser qu’« elle n’est pas destinée à être citée comme une preuve de l’évolution du droit coutumier international », ISO 26000, para. 1. 102   Citons le Kimberley process pour le diamant, FLA pour le textile, EITI sur les enjeux de transparence dans les industries extractives, le label FSC pour la gestion durable de forets ou encore Max Havelaar pour le commerce équitable. 103   ISO 26000, § 2.19, Note 1.

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n’est pas sans rappeler les raisonnements retenus en droit social104, droit de la concurrence105 ou encore droit comptable pour créer des exceptions au principe d’autonomie juridique. Nous considérons que la notion de sphère d’influence a ceci de particulier qu’elle érige sa relativité en principe, en portant plus loin que le périmètre intra-groupe par l’extension potentielle à l’ensemble des acteurs de sa chaîne de valeur. Les conséquences juridiques d’une telle évolution, si elle devait se vérifier, imposent un ambitieux travail pour caractériser le champ d’application de la sphère d’influence. Elles nécessitent de considérer sérieusement une autre notion clé, celle de partie prenante. Définie par la norme ISO 26000 comme l’« individu ou groupe ayant intérêt dans les décisions ou activités d’une organisation », les parties prenantes constituent en quelque sorte les balises de la sphère d’influence d’une entreprise autour desquelles elle va orchestrer sa stratégie de RSE et mettre en œuvre son obligation de diligence raisonnable. Autant dire que le processus d’identification des parties prenantes d’une entreprise n’est pas neutre en termes de responsabilité juridique. Au-delà des parties prenantes telles que les investisseurs, les salariés, les fournisseurs et les clients, l’organisation doit rechercher quels autres individus ou organisations peuvent être impactés par ses décisions. Doivent ainsi être considéré(e)s les administrations publiques, les partis politiques, les associations de consommateurs, les syndicats professionnels patronaux ou salariés, les prospects, les salariés que l’organisation souhaiterait recruter, les ONG, voire, dans certains cas, les concurrents eux-mêmes. Sans oublier les communautés dont le territoire se trouve sur les sites d’exploitation et dont les intérêts sociaux, économiques et environnementaux peuvent être divergents des États qui ont autorisé l’exploitation. La sélection de ses parties prenantes effectuée par une entreprise pour un enjeu sociétal donné conditionnera autant le périmètre spatial, voire temporel, que le contenu de l’exercice de ladite influence censé répondre à un enjeu sociétal donné. Or s’agissant de ce qu’il est attendu de la part d’une entreprise qui se prétend sociétalement responsable, les réponses résident dans l’articulation des notions de sphère d’influence et de diligence raisonnable. Nous sommes d’avis qu’elle permet d’affirmer que l’obligation de prévenir les dommages sociaux et environnementaux est aujourd’hui rejointe par l’obligation d’optimiser sa contribution sociétale. C’est ce que nous tenterons d’exprimer en désignant cette tendance comme le passage de la gestion du risque à l’optimisation de la plus-value sociétale. 104   À noter : Cass. soc. (fr.), 18 janvier 2011, pourvoi no 09-69199. Considérant la dépendance économique, financière et sociale de la filiale française à l’égard de la holding de droit allemand, la chambre sociale de la Cour de cassation a conclu que cette dernière était le coemployeur des salariés licenciés de sa filiale française en cessation d’activité. Parmi les critères retenus pour établir l’absence d’autonomie de la filiale française figuraient une gestion des ressources humaines centralisée et le fait que la société mère absorbait 80 % de la production de sa filiale. 105   C.J., 10 septembre 2009, Akzo Nobel NV, C-97/08 P.

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B.  De la gestion du risque à l’optimisation de la plus-value sociétale ? Si la communication de la Commission européenne, tout comme les principes directeurs de l’OCDE et de l’ONU ont retenu le terme de « diligence », associé ou non au terme « raisonnable », alors que l’ISO 26000 utilise « devoir de vigilance », l’ensemble de ces standards renvoie à une même exigence. Il s’agit pour l’entreprise d’identifier, prévenir et atténuer les effets négatifs sociaux, environnementaux et économiques, réels et potentiels qui résultent de ses décisions et activités. Les principes directeurs de l’OCDE précisent que « si une entreprise s’aperçoit qu’elle risque de contribuer à une incidence négative, elle devrait alors prendre les mesures nécessaires pour interrompre ou pour empêcher cette contribution et user de son influence pour atténuer les incidences résiduelles dans toute la mesure du possible. On considère qu’il y a influence lorsqu’une entreprise a la capacité de faire modifier les pratiques néfastes de l’entité responsable du dommage »106. C’est ainsi l’approche fondée sur les risques qui caractérise le devoir de vigilance. Elle renvoie pour les juristes à des dispositifs constituant, pour la plupart, des obligations de moyens. On pense aux obligations de conseil, d’information, de bonne foi ou encore de loyauté. On devine aussi les riches enseignements qui peuvent être tirés de l’obligation reporting ESG, mais aussi indirectement de dispositifs existant en matière de traçabilité alimentaire, sans parler des infractions pénales de mise en danger d’autrui. Ces figures juridiques, bien connues et éprouvées, vont être utiles aux entreprises dans la démarche consistant, pour un enjeu sociétal donné et à l’égard d’une partie prenante identifiée, à déterminer jusqu’où il convient d’aller pour réduire les risques. Les pratiques de délégation de pouvoirs, pour entraîner la limitation escomptée de la responsabilité pénale des personnes morales délégantes, seraient bien inspirées de tirer toutes les conséquences de l’œuvre jurisprudentielle qui, en exigeant la fourniture au délégataire des moyens humains et financiers adaptés illustre à sa manière une mesure de diligence raisonnable107. Mais les ressorts du duo notionnel imposent d’aller au-delà de cette dimension prévention et atténuation des impacts négatifs propre à l’obligation de diligence raisonnable. Il est en effet intéressant de noter que l’ISO 26000 appelle chaque organisation à maximiser sa contribution au développement durable108 et indique qu’« une organisation peut, avec d’autres, exercer son influence, soit pour améliorer les impacts positifs sur le développement durable soit pour limiter le plus possible

106

Commentaire no 19 des principes directeurs de l’OCDE.   Voir notamment ce récent arrêt rendu par la Cour de cassation française : Cass. crim., 11 avril 2012, no 10-86.974. 108   « Lorsqu’une organisation aborde et pratique la responsabilité sociétale, son objectif primordial est de maximiser sa contribution au développement durable », ISO 26000, § 4.1. Ou encore son § 7.4.3 : « Il convient qu’une organisation gère consciencieusement et méthodiquement les impacts qu’elle génère et qui sont associés à chaque question centrale et surveille les impacts des organisations qui se trouvent dans sa sphère d’influence de manière à limiter le plus possible le risque de préjudice social et de dommage environnemental, ainsi que de maximiser les opportunités et les impacts positifs ». 107

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les impacts négatifs, soit pour les deux »109. La Commission européenne, définit pour sa part la responsabilité sociétale comme un « processus visant à optimiser la création d’une communauté de valeurs pour les propriétaire/actionnaires, ainsi que pour les autres parties prenantes et l’ensemble de la société »110. En sommes, une organisation sociétalement responsable se doit de mettre tout en œuvre pour optimiser sa plus-value sociétale. On conçoit aisément l’impact d’un tel objectif sur l’objet même d’une entreprise à but lucratif111, mais aussi sur les défis qui se présentent aux entreprises transnationales pour trouver le bon équilibre. Si la difficulté d’objectiver la notion de sphère d’influence est source d’insécurité juridique aux yeux de certains, nous considérons pour notre part qu’elle invite à l’innovation et est loin d’être dépourvue de points de repères juridiques, directs ou indirects112. Les juristes disposent d’une matière première juridique qui a déjà assimilé la notion d’influence en droit social, comptable et de la concurrence, en droit pénal aussi à travers la complicité ou la mise en danger d’autrui. Ils sont donc bien disposés pour apporter des clés de lecture et un soutien utiles à la mise en œuvre organisée de la sphère d’influence. La nature de standard comportemental reconnue à la notion de diligence raisonnable alimente de nombreuses obligations professionnelles, elle nourrit aussi une œuvre prétorienne dont le récent arrêt Erika, qui consacre judiciairement la procédure volontaire de vetting, est une brillante illustration113. Si la notion de sphère d’influence est quant à elle encore très neuve, son potentiel normatif est très important114. Nous affirmons que ces deux notions majeures de diligence raisonnable et de sphère d’influence constituent d’ores et déjà et fonderont encore plus à l’avenir des usages de la vie des affaires, construisant peu à peu un état de l’art115 du comportement adapté pour prévenir, diminuer ou réparer une atteinte aux droits de l’homme. L’articulation efficace de ces deux facettes de la RSE reconnues par des institutions publiques et privées majeures dépendra de l’exercice judicieux par les États de leur prérogative. En termes de stratégie réglementaire, les mesures d’incitation

109

ISO 26000, § 7.3.3.2.   COM(2011) 261 du 25 octobre 2011, para. 3.1. 111  Y. Queinnec, W. Bourdon, op. cit., proposition no 1 qui propose une définition du contrat de société intégrant la prise en compte de l’intérêt général. 112  V. Y. Queinnec, « La notion de sphère d’influence au cœur de la RSE, lecture juridique d’un phénomène normatif », Journal des Sociétés, juillet 2012, p. 66. 113   Voir le dernier paragraphe de I.B.1. 114   « (…) une notion déjà usitée dans les Principes de l’OCDE et dans la Déclaration tripartite de l’OIT est en train de s’imposer comme une notion émergente porteuse de perspectives nouvelles pour le droit : la notion de sphère d’influence », in I. Daugareilh (dir.), Responsabilité sociale de l’entreprise transnationale et globalisation de l’économie, Bruxelles, Bruylant, 2011, introduction, p. XXVIII. Voir aussi Y. Queinnec, « La notion de sphère d’influence au cœur de la RSE, lecture juridique d’un phénomène normatif », op. cit., p. 66. 115   Afin de déterminer le degré de priorité d’une action, il convient que les organisations tiennent compte des « les performances actuelles de l’organisation quant à l’état de l’art et aux bonnes pratiques », ISO 26000, § 7.3.4. 110

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(outil fiscal, accès aux marchés publics, aides à l’export, accès à l’épargne public, etc.) devraient favoriser l’optimisation et l’effectivité des sanctions (compétence juridictionnelle, moyens de contrôle adaptés) et générer le développement des meilleurs actions préventives. En termes de stratégies judiciaires, le développement de ces bonnes pratiques apportera des réponses aux deux épineuses questions : jusqu’où et comment une organisation doit-elle exercer son influence ?

C.  Vers un droit des contrats au service des droits de l’homme ? Aujourd’hui, les départements juridiques des entreprises, lorsqu’ils sont associés aux démarches de responsabilité sociétale, n’interviennent très largement que pour établir le maximum de garde-fous en vue de réduire les possibilités de mise en cause de la responsabilité de l’entreprise. Cette orientation, bien que fort légitime et ayant contribué à l’émergence des codes de conduite n’est pour autant pas satisfaisante. Elle a entraîné aussi la généralisation des pratiques de délégation contractuelle des engagements éthiques du donneur d’ordre à l’égard de ses sous-traitants et fournisseurs, sans garantie que ces derniers disposent des moyens de les respecter effectivement116. Si ce mode de diffusion de considérations éthiques est intéressant, contribuant à sa manière à la nécessaire prise de conscience des enjeux, faute d’en tirer les conséquences sur d’autres paramètres de l’économie générale du contrat (durée du contrat, prix d’achat, délais de paiements, conditions de rupture, etc.), on ne peut conclure qu’il s’agit là d’un contrat durable. Tout au mieux s’agit-il d’un horizon qui doit d’ores et déjà être dépassé par le développement de nouvelles pratiques contractuelles. Nous avons pu constater l’émergence de traductions contractuelles des différentes dimensions du développement durable et des droits de l’homme en particulier117. Si elles s’illustrent par un phénomène bien connu de contractualisation de normes contraignantes, certaines relèvent de l’innovation volontaire118, répondant ainsi à « l’établissement de dispositions contractuelles » recommandé par l’ISO 26000 pour exercer une influence119. La matière juridique à dispositions des ETN pour appréhender volontairement les droits de l’homme dans les contrats qui organisent leur activité est infinie. Le recours à des raisonnements par analogie permet de délimiter objectivement autant les périmètres spatiaux d’intervention (prenant l’exemple de la défini116

Phénomène dont semble avoir pris conscience les distributeurs et producteurs réunis au sein du Global Social Compliance Program (GSCP) dont les membres, Walmart, Carrefour, Tesco mais aussi Adidas, Hasbro, HP ou encore Timberland cumulent entre 800 et 900 milliards de chiffre d’affaires. Ils travaillent à l’amélioration des conditions de travail et environnementale dans leur chaîne d’approvisionnement via des pratiques d’achat responsable. 117  Y. Queinnec, « La notion de sphère d’influence au cœur de la RSE, lecture juridique d’un phénomène normatif », op. cit., p. 68. 118   Citons les nouvelles générations de partenariats ONG/Entreprises mais aussi les conditions d’achats expérimentées par Danone auprès de ses fournisseurs de lait. Ibid., pp. 68 et 69. 119   ISO 26000, § 7.3.3.2.

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tion du périmètre de consolidation comptable), que la nature des obligations que l’ETN va s’appliquer en s’inspirant et s’étalonnant sur des dispositifs existant120. Prenons par exemple le secteur des travaux publics et les mécanismes applicables aux nombreux contrats de sous-traitance qui le jalonnent121. L’obligation d’information qui pèse sur l’entrepreneur (2e maillon de la chaîne) de faire accepter tous les sous-traitants et les conditions de paiement de chacun au maître de l’ouvrage (1er maillon de la chaîne) et le devoir de vigilance qui pèse sur ce dernier de s’assurer que cette obligation d’information est respectée constituent une base intéressante pour délimiter, dans d’autres secteurs, une sphère d’influence. De même les modalités de traçabilité alimentaire qui conditionnent notamment les agréments sanitaires imposent aux professionnels des obligations qui peuvent utilement être considérées sur d’autres enjeux sociétaux122. Nous avons formulé le concept de contrat durable comme piste de recherche de ces pratiques contractuelles. Le contrat durable constituerait en quelque sorte une traduction juridique des objectifs de développement durable, réalisant une synthèse contractuelle des normes disparates composant l’environnement juridique de la RSE. On pourrait le définir de façon un peu absolue comme : « Tout contrat qui dans son objet et ses modalités d’exécution concilie les aspects économiques, sociaux et environnementaux en vue de favoriser la protection des droits fondamentaux et de l’environnement »123. Le contrat durable présente deux dimensions distinctes et complémentaires dont nous avons tenté de dresser les contours124. Une dimension méthodologique qui fait du contrat durable un outil permettant aux entreprises d’accompagner leurs stratégies de développement durable et d’autre part, une dimension substantielle en ce que le concept de contrat durable peut contribuer à établir des standards contractuels. On voit ici l’utilité de recourir à une telle démarche. Les outils précités constituent, parmi d’autres, une trame de lecture qui permet une délimitation optimale des risques, l’identification des mécanismes de prévention et d’optimisation les mieux adaptés. Le choix des outils juridiques retenus influera sur le périmètre spatial (géographique et structurel), les obligations de faire ou de ne pas faire (qui ne pourront d’évidence être en deçà d’une législation applicable au cas particulier) et l’identification des potentielles innovations sociétales. Observons d’ailleurs que recourir à une notion juridique qui permet, sur un enjeu donné, d’établir une 120

Ibid. p. 70.  Loi no 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance, modifiée par la loi MURCEF no 2001-1168 du 11 décembre 2001. 122   Règlement 178/2002 du 28 janvier 2002 qui établit entre autres des obligations de loyauté et de transparence pour les industriels et les distributeurs envers les consommateurs (contrôle, archivage des flux, obligation de restitution dans les 4 heures, assurer la traçabilité précédente et suivante). 123   Voy. Y. Queinnec, « Sustainable Contracts – A Legal innovation Aimed at Serving the Common Good ? », in C. Bonanni, F. Lépineux et J. Roloff (dir.), Social Responsibility, Entrepreneurship and the Common Good – International and interdisciplinary Perspectives, Palgrave Macmillan, 2012. 124  Communication, De l’influence du développement durable sur le droit des contrats, l’émergence du concept de contrat durable, Y. Queinnec, présentée au VIIIe congrès international de l’ADERSE le 24 mars 2011. 121

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sphère d’influence très restrictive, ne mettrait aucunement l’entreprise à l’abri de la survenance du risque mais surtout réduirait son champ d’innovations potentielles.

IV. Conclusion Les failles de régulation qui continuent d’entretenir un sentiment de défiance à l’égard des ETN réclament un sursaut de régulation de la part des États. Ce sursaut a, selon nous, pour priorité de garantir l’accès à la justice des victimes de violation des droits de l’homme. De l’autre côté du spectre normatif, les entreprises les plus attentives à l’impact de leur activité sur les droits de l’homme sont en droit d’attendre des États la garantie de conditions de concurrence loyale dans une économie globalisée. Répondre à ces deux attentes impose de prendre des mesures innovantes. Le pouvoir de régulation des États est confronté au défi d’identifier les outils les plus efficaces permettant d’irriguer le quotidien des affaires. Entre la régulation classique (coûteuse et inadaptée aux opérations) et l’autorégulation de surface, une troisième voie est possible, disposant d’un arsenal normatif très riche incluant la nature prescriptive des normes privées dont certaines établissent les usages, la lex mercatoria de demain. L’Union européenne dispose d’atouts considérables en la matière et particulièrement pour initier le chantier incontournable selon nous de la coopération judiciaire. Car en effet, quelle meilleure dynamique normative que de voir les juges nationaux saisis de litiges à forte dimension extraterritoriale s’interroger avant de dire le droit sur le respect par l’entreprise visée de son devoir de vigilance et de l’exercice de son influence ? Nous avons tenté d’identifier quelques-unes des pratiques nées des outils de soft law qui apportent de précieux points de repères non seulement sur la forme (modalités de mises en œuvre et périmètre d’application) mais aussi sur le fond. Encore faut-il évidemment que les juges soient informés de leur existence. C’est ici que leur reconnaissance internationale devient fondamentale et l’œuvre jurisprudentielle a un rôle clé. L’émergence de décisions de justice se référant expressément à des d’outils d’autorégulation, particulièrement dans le domaine de la protection de l’environnement125, crée des conditions favorables à des transpositions sur les enjeux de droits de l’homme. 125   En dehors du récent dossier de l’Erika qui consacre judiciairement la procédure de vetting, nous pouvons citer l’ordonnance rendue le 23 octobre 2012 par le Tribunal de Grande Instance de Nanterre. Elle constitue la première condamnation au civil, qui plus est en référé, d’un constructeur automobile pour greenwashing. Le plus remarquable est que la condamnation se fonde essentiellement sur la décision rendue par le Jury de la Déontologie Publicitaire, saisi initialement par France Nature Environnement de la publicité litigieuse. Ce jury en tant qu’organe associé à l’autorité de Régulation des Pratiques Publicitaires avait relevé le 9 décembre 2011 un manquement de la part de Toyota aux règles déontologiques applicables à la publicité. J.‑C. Borel, commentaire TGI Nanterre, ord. Réf., 23 octobre 2012, no 12/01457 : Jurisdata no 2012-024214, JCP, G, no 46, 12 novembre 2012, no 1210, p. 2047.

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Mais tout cela repose sur un gigantesque défi pour la société civile qui doit faire son aggiornamento pour trouver les stratégies subtiles afin de convaincre les ETN que c’est en étant plus vertueuses qu’elles seront plus rentables. Ceci suppose face à des ETN qui s’affirment de plus en plus comme coresponsables d’enjeux relevant de l’intérêt général, tout en organisant leur irresponsabilité juridique, de favoriser, encourager ce mouvement d’avenir, i.e. la mutation de gré ou de force du soft law en hard law, que l’œuvre prétorienne ici ou là tend à consacrer. Yann Queinnec Directeur associé d’Orientation Durable Membre du FORDE, Enseignant chercheur au CDA-PR Rennes 1 et l’HEAD Ancien directeur de l’association Sherpa e-mail : y.queinnec@orientationdurable.com

William Bourdon Avocat Président de Sherpa Ancien secrétaire général de la FIDH e-mail : w.bourdon@bvb-avocats.com

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Dossier Les accords-cadres internationaux négociés par les Fédérations syndicales internationales : entre citoyenneté industrielle et citoyenneté au travail International Framework Agreements Negotiated by Global Unions Federations : between Industrial Citizenship and Citizenship at Work Renée-Claude Drouin

Résumé

Abstract

L

I

es accords-cadres internationaux (ACI) négociés par les Fédérations syndicales internationales (FSI) constituent un modèle privé de régulation transnationale du travail ayant pour objet de protéger les droits fondamentaux des travailleurs dans les chaînes de production globales des entreprises transnationales (ETN). Les ACI sont évocateurs des idéaux portés par la citoyenneté industrielle pendant le 20e siècle : l’affirmation des droits syndicaux et la démocratie au travail. Cette citoyenneté industrielle serait toutefois en déclin en raison des bouleversements provoqués par la mondialisation sur les relations de travail. Il faudrait donc rechercher une nouvelle signification à la « citoyenneté au travail », concept plus porteur en raison de son caractère plus englobant. Cet article explore les liens entre les ACI, la citoyenneté industrielle et la citoyenneté au travail. Si les ACI se développent dans une certaine mesure selon une trajectoire qui rappelle celle de l’affirmation de la citoyenneté industrielle, ils sont aussi un instrument pour la réalisation de la citoyenneté au travail puisqu’ils visent à promouvoir l’objectif de travail décent à l’échelle de l’entreprise transnationale.

nternational Framework Agreements (IFA) promoted by Global Union Federations are a private model of transnational labour regulation that aims at promoting fundamental labour rights throughout the global production networks of transnational corporations. IFAs remind the ideals underlying the notion of industrial citizenship during the 20th century : the affirmation of trade unions rights and workplace democracy. Industrial citizenship, however, appears to be in decline in light of the upheavals cause by globalisation on the world of work. There is therefore a need to look for a new meaning for “citizenship at work”, a more encompassing concept. This article explores the links between IFAs, industrial citizenship and citizenship at work. It argues that if IFAs are developing in part according to a trajectory that reminds the affirmation of industrial citizenship, they are also an instrument for the realization of citizenship at work, since they aim at promoting decent work at the level of the transnational enterprise.

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Renée-Claude Drouin

I. Introduction

L

a citoyenneté au travail peut-elle être un concept utile pour l’étude des nouveaux phénomènes de régulation transnationale du travail ? Depuis quelque temps déjà, la notion de citoyenneté est présente dans de nombreux discours académiques. L’engouement qu’elle suscite transcende les disciplines. En raison de la diversité des usages dont elle est l’objet, il s’agit d’une idée protéiforme, aux contours flous, qui se prête à plusieurs acceptions, même si elle apparaît néanmoins le plus souvent comme une aspiration, un idéal1. Dans les domaines du droit du travail, des relations industrielles et de la sociologie des relations professionnelles, on constate également un renouveau de la recherche autour du concept de citoyenneté2. Cet état de fait n’est pas étonnant compte tenu de l’importance pour ces disciplines du concept de « citoyenneté industrielle », datant de la seconde moitié du 20e siècle et référant à l’acquisition progressive par les travailleurs de droits fondamentaux et à l’établissement de différentes structures de participation et de représentation des travailleurs dans l’entreprise. Le constat général qui ressort des plus récents travaux sur le sujet est celui d’une mise à mal du concept de citoyenneté industrielle par les forces de la mondialisation3. Dans le contexte actuel, celui de la « nouvelle économie », de l’effritement de l’État social, de la transformation des modes de production et de la diminution des taux de syndicalisation, le concept de citoyenneté industrielle serait même, selon certains, fondé sur une réalité révolue et apparaîtrait comme dépassé4. Il faudrait donc rechercher une nouvelle signification à la « citoyenneté au travail », concept plus porteur en raison de son caractère plus englobant. Quels pourraient être aujourd’hui les éléments d’une citoyenneté au travail transnationale ? La citoyenneté allant souvent de pair avec l’affirmation des droits de la personne, la reconnaissance des droits fondamentaux au travail proclamés par la Déclaration de 1998 de l’Organisation internationale du travail (OIT)5, constitue assurément l’une des bases d’une vision contemporaine de la citoyenneté au travail. Il en est de même de l’objectif plus large de travail décent lui aussi affirmé par l’OIT dans la Déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable adoptée en 20086. L’emploi, la protection sociale, le dialogue social et les droits fondamentaux au travail constitueraient ainsi une représentation aspirationnelle de la citoyenneté au travail7. Évidemment, il serait possible d’envisager 1

L. Bosniak, « Critical Reflections on ‘Citizenship as a Progressive Aspiration’ », in J. Conaghan, R. M. Fischl et K. Klare (eds.), Labour Law in an Era of Globalization, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 339. 2   Voir notamment : M. Coutu et G. Murray (eds.), Travail et citoyenneté. Quel avenir ?, Collection travail et emploi à l’ère de la mondialisation, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010. 3  C. Crouch, « The Globalized Economy : An End to the Age of Industrial Citizenship ? », in T. Wilthagen (ed.), Advancing Theory in Labour Law and Industrial Relations in a Global Context, North-Holland, Amsterdam/Oxford/New York/Tokyo, 1998, p. 151. 4  H.W. Arthurs, « La nouvelle économie et le déclin de la citoyenneté au travail », in M. Coutu et G. Murray (eds.), Travail et citoyenneté. Quel avenir ?, op. cit., note 2, p. 43. 5   Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi, Conférence internationale du travail, 86e session, Genève, 18 juin 1998, ci-après citée : Déclaration de 1998 de l’OIT. 6  Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, Conférence internationale du travail, 97e session, Genève, 10 juin 2008, ci-après citée : Déclaration de 2008 de l’OIT. 7   Il s’agit des quatre objectifs stratégiques du travail décent promus par la Déclaration de 2008 de l’OIT.

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Accords-cadres internationaux

cette dernière d’une manière classique et traditionnelle dans le contexte de l’Étatnation, puisque les instruments internationaux sur lesquels elle se fonde ont vocation à être mis en œuvre par les États membres de l’OIT. Une telle vision de la citoyenneté au travail limitée à l’échelle de l’État pourrait cependant être qualifiée de réductrice compte tenu du contexte économique global dans lequel certains acteurs, tels que les entreprises multinationales, mais aussi les organismes de la société civile, déploient leurs stratégies de façon transnationale. En outre, le phénomène de privatisation des droits fondamentaux des travailleurs8, illustré par l’adoption de différentes formes d’instruments de régulation transnationale du travail par des acteurs non étatiques9, impose que l’on recherche la réalisation de la citoyenneté au travail au-delà du cadre national, notamment au sein des entreprises transnationales (ETN). Les codes de conduite et les autres types de régulation transnationale du travail peuvent-ils réellement promouvoir la citoyenneté au travail ? Vouloir répondre à cette question semble hasardeux. Il apparaît en effet paradoxal de rechercher la citoyenneté au travail dans l’entreprise transnationale alors même que les modes d’action de celle-ci ont été établis comme un facteur de déstabilisation de la citoyenneté industrielle10. Néanmoins, certaines formes de régulation privée apparaissent, de prime abord, intéressantes en raison de la corrélation entre les objectifs qu’elles recherchent et les visées de la citoyenneté au travail transnationale telles que décrites précédemment. À cet égard, les accords-cadres internationaux (ACI) négociés par les Fédérations syndicales internationales (FSI), des organisations syndicales sectorielles regroupant des syndicats nationaux11, et un nombre grandissant d’entreprises transnationales se démarquent en cherchant à promouvoir dans l’entreprise le respect des droits fondamentaux des travailleurs et le dialogue social, deux objectifs stratégiques du travail décent tel qu’envisagé par l’OIT. Ces accords sont essentiellement caractérisés par la conjonction de quatre éléments qui constituent les bases du concept : l’implication d’une FSI dans la signature d’un accord-cadre ; l’énoncé d’un certain nombre de droits des travailleurs généralement inspiré des instruments de l’OIT ; la mise en place de

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P. Alston, « ‘Core Labour Standards’ and the Transformation of the International Labour Rights Regime », E.J.I.L., vol. 15, 2004, p. 457 ; R.‑C. Drouin, « Responsabiliser l’entreprise transnationale : portrait d’une normativité du travail en évolution », in P. Verge (dir.), Droit international du travail. Perspectives canadiennes, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010, p. 287. 9   Voir, dans ce Journal, la contribution de Sandrine Chassagnard-Pinet et Guillaume Delalieux. 10   Voir notamment C. Crouch, op. cit., note 3. 11  Les FSI sont parmi les organisations les plus actives du mouvement syndical international. Leur existence remonte à la fin du XIXe siècle, alors que des associations de salariés de différents pays européens se regroupaient pour former les syndicats professionnels internationaux (SPI) – ancienne dénomination des FSI – en vue de trouver des solutions communes à des problèmes de relations de travail ayant une dimension internationale, comme l’utilisation par les employeurs de briseurs de grève étrangers lors de conflits de travail. Les FSI qui existent aujourd’hui sont des associations sectorielles, organisées en fonction de branches de l’industrie ou d’occupations professionnelles, dont les membres sont non pas des salariés à titre individuel, mais des syndicats nationaux provenant de différents pays et régions du monde. La collaboration des FSI avec d’autres syndicats internationaux a donné lieu à la création d’un partenariat syndical appelé « Global Unions ». Leur site Internet peut être consulté à : http://www.global-unions. org/. Ce partage de ressources permet à ces organisations du mouvement syndical international de disposer de la force d’un réseau étendu de syndicats et de travailleurs dans l’atteinte de leurs objectifs, qui sont principalement de promouvoir le respect des droits fondamentaux au travail, d’appuyer la solidarité entre salariés au-delà des frontières étatiques et de permettre aux syndicats de jouer un rôle sur l’échiquier mondial.

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procédures pour voir à leur mise en œuvre ; et l’inclusion de dispositions concernant les sous-traitants de l’entreprise. Jusqu’à présent, des ACI ont été signés par près d’une centaine d’entreprises provenant de secteurs d’activités divers, dont certaines très connues, telles qu’IKEA, Volkswagen, Chiquita et Danone12. On constate toutefois que du côté des employeurs, les signataires sont principalement des entreprises ayant leur siège social dans un pays européen, avec seulement quelques entreprises provenant d’autres régions. Ceci explique qu’une partie de la littérature sur le sujet envisage les ACI dans une perspective essentiellement européenne13. Les ACI ont toutefois un potentiel beaucoup plus large sur le plan international, notamment en ce que les droits qu’ils énoncent visent à s’appliquer à l’ensemble du réseau de production des ETN signataires. Les ACI ont donc vocation à être mis en œuvre dans des pays où des problèmes sérieux existent sur le plan de l’élaboration ainsi que de la mise en œuvre des normes du travail. Outre qu’ils peuvent être reliés au concept de citoyenneté au travail, les ACI sont évocateurs des idéaux portés par la citoyenneté industrielle pendant le 20e siècle : l’affirmation des droits syndicaux et la démocratie au travail. En quête d’un idéal dépassé, précurseurs d’une nouvelle réalité, pont entre le passé et le futur d’un concept en redéfinition, quels sont les liens à établir entre les ACI et la citoyenneté au travail ? Nous présenterons d’abord un aperçu de la négociation, du contenu et de la mise en œuvre des ACI (II.), avant de chercher à établir s’ils sont tournés vers une conception plus traditionnelle de la citoyenneté industrielle (III.) ou encore engagés vers la réalisation de la « nouvelle » citoyenneté au travail (IV.).

II.  Les accords-cadres internationaux : un aperçu Les accords-cadres internationaux sont un modèle de régulation des droits fondamentaux au travail dans les entreprises transnationales mis de l’avant par les Fédérations syndicales internationales afin de pallier certaines faiblesses des codes de conduite d’entreprises communément recensées dans la littérature sur le sujet : leur caractère unilatéral, la sélectivité de leur contenu et la faiblesse de leurs processus de mise en œuvre14. S’ils sont souvent associés aux phénomènes de « responsabilité sociale de l’entreprise », le fait qu’ils soient conclus entre des acteurs syndicaux et des entreprises permet également de les considérer comme une forme de dialogue social mondial ou encore comme l’appari12

Voir la liste des ACI sur le site des Global Unions : http://www.global-unions.org/framework-agreements.html. 13  Voir I. Daugareilh, « Les accords-cadres internationaux : une réponse européenne à la mondialisation de l’économie ? », in M. Descolonges et B. Saincy (dir.), Les nouveaux enjeux de la négociation sociale internationale, Paris, La Découverte, 2006, p. 116 ; I. Schömann et als., Transnational collective bargaining at company level. A New Component of European Industrial Relations, Bruxelles, ETUI, 2012. 14   Voir notamment : A. Blackett, « Corporate Governance, Legal Pluralism and the Decentered State : A Labor Law Critique of Codes of Corporate Conduct », Indiana Journal of Global Legal Studies, vol. 9, 2001, p. 401 ; OCDE, Corporate Responsibility. Private Initiatives and Public Goals, Paris, OCDE, 2001.

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tion d’un processus de négociation collective transnationale. D’où l’importance, dans un premier temps, d’en étudier le processus de négociation et le contenu15. L’intérêt pour les ACI ne réside toutefois pas seulement dans l’élaboration d’un modèle privé de régulation transnationale du travail, mais également dans son potentiel de réalisation des objectifs poursuivis, dont au premier plan le respect des droits fondamentaux au travail. D’où l’analyse, dans un deuxième temps, des effets pratiques des ACI16.

A.  La négociation et le contenu des accords-cadres internationaux En l’absence d’encadrement normatif étatique ou supraétatique, la négociation d’un ACI est purement volontaire pour les parties signataires. Ainsi, pour qu’un processus de négociation puisse être enclenché, il faut généralement que l’une des parties visées soit en mesure d’en prendre l’initiative, de persuader son vis-à-vis des avantages de cet exercice, ce qui suppose que chacun des partenaires puisse y trouver un bénéfice, et d’avoir à sa disposition différents moyens permettant d’engager un dialogue17. Puisque les ACI sont un modèle de régulation conçu par les FSI, ce sont généralement elles, leurs affiliés ou d’autres associations ou structures de représentation des travailleurs18, qui amorcent les démarches pour la signature d’un accord auprès des entreprises. L’idée des ACI découle entre autres du désir des organisations syndicales de créer des structures de représentation des travailleurs à l’échelle de l’entreprise transnationale afin de bâtir une solidarité syndicale internationale et d’établir une meilleure relation de pouvoir avec l’employeur. Elle résulte aussi du constat de l’insuffisance de l’encadrement de

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Il existe maintenant une littérature importante sur le sujet. Nos propos au sujet de la négociation et du contenu des ACI sont tirés de : R.‑C. Drouin, « Les accords-cadres internationaux : enjeux et portée d’une négociation collective transnationale », Les Cahiers de Droit, vol. 47, 2006, p. 703. Sans être exhaustifs, nous référons également le lecteur à : N. Hammer, « International Framework Agreements : Global Industrial Relations between Rights and Bargaining », Transfer, vol. 11, 2005, p. 511 ; I. Daugareilh, « La négociation collective internationale », Travail et emploi, vol. 104, 2005, p. 69 ; K.D. Ewing, « International Regulation of the Global Economy – The Role of Trade Union Institutions », in B. Bercusson et C. Estlund (eds.), Regulating Labour in the Wake of Globalisation : New Challenges, New Institutions, 2008, p. 105 ; R. Bourque, « International Framework Agreements and the Future of Collective Bargaining in Multinational Companies », Just labour : A Canadian Journal of Work and Society, vol. 12, 2008, p. 30 ; M.‑A. Moreau, « Négociation collective transnationale : réflexions à partir des accords-cadres internationaux du groupe Arcelor Mittal », Dr. soc., no 1, 2009, p. 93. 16   La littérature sur la mise en œuvre des ACI est moins abondante que celle sur leur contenu, mais les études sur le sujet se multiplient. Nos propos sur le sujet sont principalement tirés de R.‑C. Drouin, « Promoting Fundamental Labor Rights through International Framework Agreements : Practical Outcomes and Present Challenges », Comparative Labor Law and Policy Journal, vol. 31, 2010, p. 591. Nous référons aussi le lecteur aux différentes études contenues dans le récent ouvrage collectif dirigé par K. Papadakis, Shaping Global Industrial Relations. The Impact of International Framework Agreements, International Labour Organisation, Advances in Labour Studies, Basingstoke and New York, Palgrave MacMillan, 2012. Voir également : K. Papadakis, « Globalizing Industrial Relations : What Role for International Framework Afreements », in S. Hayter (ed.), The Role of Collective Bargaining in the Global Economy, Cheltenham (UK), Edward Elgar Publishing, 2011, p. 277 ; L. Riisgaard, « International Framework Agreements : A new Model for Securing Workers Rights ? », Industrial Relations, vol. 44, 2005, p. 707. 17  J. Rojot, A. Le Flanchec et C. Voyonnet-Fourboul, « European Collective Bargaining, New Prospects or Much Ado About Little ? », The International Journal of Comparative Labour Law and Industrial Relations, vol. 17, 2001, p. 345, à la p. 347. 18   Nous pensons ici aux Comités d’entreprise européens ou comités d’entreprise mondiaux qui sont fréquemment signataires des ACI de concert avec les FSI ou qui procurent à tout le moins la première impulsion pour la négociation.

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la conduite des entreprises par le droit international public19 et de la déficience des codes de conduite adoptés unilatéralement par celles-ci, le plus souvent en réponse aux pressions du public faisant suite à des révélations de violations abusives des droits de la personne20. Pour les FSI, les accords-cadres visent ainsi à remplir un certain nombre d’objectifs, dont au premier chef la protection dans les entreprises transnationales des droits fondamentaux des travailleurs proclamés par la Déclaration de 1998 de l’OIT de façon à garantir un niveau minimal de protection à tous les salariés travaillant pour une même entreprise, au-delà des prescriptions minimales de la législation du travail dans les pays où celle-ci est implantée ou de sa mise en œuvre par les autorités locales. Les ACI sont également un moyen d’assurer la mise en place dans l’ETN de structures de dialogue social à une échelle appropriée. L’accent est donc mis sur le respect du droit à la liberté d’association et de négociation collective dans les chaînes de production mondiale des entreprises signataires, de façon à « contribuer à la création d’un espace pour que les travailleurs puissent s’organiser et négocier »21. Enfin, les ACI sont un moyen pour les FSI de faire valoir l’influence et la pertinence des syndicats dans un contexte de mondialisation en proposant une solution de rechange intéressante aux initiatives de toutes sortes mises sur pied non seulement par les entreprises, mais aussi par des organisations de la société civile, pour réguler ou défendre les droits des travailleurs. Pour les entreprises, l’intérêt de conclure un ACI dépend des besoins particuliers de chacune, mais peut notamment résider dans le désir de préserver une bonne image, l’anticipation de profits accrus découlant d’une conduite responsable, l’altruisme ou encore le besoin de mettre en place des mécanismes de gestion des risques dans l’entreprise. Il s’agit toutefois de motivations qui peuvent être sousjacentes à la plupart des initiatives de responsabilité sociale de l’entreprise. En comparaison avec d’autres modes de régulation privée des conditions de travail dans l’entreprise transnationale, l’avantage des ACI aux yeux des entreprises signataires est la crédibilité de l’initiative en raison de l’implication d’organisations syndicales reconnues, les FSI, qui agissent comme partenaires dans la résolution de problèmes sociaux ou éthiques découlant des activités de l’entreprise. Sur le plan théorique, les ACI présentent donc des avantages à la fois pour les travailleurs et les entreprises. Sur le terrain, les FSI doivent toutefois se faire 19

Les instruments existants adoptés par des organisations internationales pour encadrer les activités des ETN, dont la Déclaration de principes tripartite de l’OIT sur les entreprises multinationales et la politique sociale adoptée initialement en 1977, les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, initialement adoptés en 1976 ou encore les plus récents Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : mise en œuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies, auxquels le Conseil des droits de l’homme a souscrit le 6 juillet 2011 : A3HRC/RES/17/4, ont tous un caractère non contraignant. 20  R.‑C. Drouin, « Responsabiliser l’entreprise transnationale : portrait d’une normativité du travail en évolution », op. cit., note 8, pp. 298 et s. 21  Confédération internationale des syndicats libres, Guide syndical de la mondialisation, 2e éd., Bruxelles, CISL, 2004, p. 104.

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persuasives et utiliser un certain nombre de stratégies pour convaincre les entreprises de conclure un accord avec elles. Chaque situation possède ses particularités propres étant donné que les pourparlers se déroulent jusqu’à maintenant avec les entreprises à titre individuel et non à un niveau sectoriel22. Certaines trajectoires de négociation des ACI sont néanmoins identifiables. L’une d’entre elles consiste pour les FSI à tirer avantage des circonstances créées par un conflit de travail ou un scandale corporatif découlant de la médiatisation d’abus de droits des travailleurs pour suggérer à l’entreprise concernée la négociation d’un ACI. Il s’agit alors de présenter ces derniers comme un outil permettant de gérer les conflits de travail et les risques sociaux dans l’entreprise. Une deuxième trajectoire de négociation se fonde sur la création d’un réseau syndical international entre les syndicats nationaux et locaux représentant des travailleurs employés par une même entreprise transnationale. Ces réseaux, communément appelés alliances syndicales internationales ou comités d’entreprise mondiaux, permettent l’organisation de structures syndicales à l’échelle de l’entreprise de façon à pouvoir faire pression sur celle-ci afin qu’elle accepte de négocier un accord. Par ailleurs, ce sont fréquemment les syndicats nationaux ou locaux affiliés aux FSI qui suggèrent aux entreprises avec lesquelles ils entretiennent de bonnes relations de négocier un ACI. La stratégie utilisée ici consiste à s’appuyer sur les structures de dialogue et de négociation nationales pour créer une relation entre les syndicats et l’entreprise au niveau global. Une trajectoire similaire consiste à utiliser l’espace de dialogue créé par les comités d’entreprise européens pour proposer aux entreprises la négociation d’un ACI. Enfin, la participation d’une entreprise au Pacte mondial des Nations Unies peut également être utilisée comme plate-forme pour la conclusion d’un ACI compte tenu de la similitude entre certains des objectifs poursuivis par le Pacte et ceux promus par les FSI par le biais de leur modèle de régulation des droits fondamentaux au travail.

Le contenu type des accords-cadres internationaux Le contenu des ACI varie en fonction des besoins et des intérêts des parties. Il est dans certains cas extrêmement succinct, dans d’autres, beaucoup plus élaboré. Il s’articule généralement autour de trois éléments : 1) la protection d’un certain nombre de droits des travailleurs ; 2) l’établissement de mécanismes de mise en œuvre ; 3) la définition de la portée organisationnelle et territoriale de l’accord. En ce qui a trait au premier élément, la promotion des droits fondamentaux au travail proclamés par la Déclaration de 1998 de l’OIT constitue le socle minimal des ACI en deçà duquel les FSI refuseront généralement de conclure une entente. Ainsi, les ACI contiennent des engagements

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Les associations patronales existantes ont une attitude plutôt réticente à l’égard de la négociation collective transnationale : OIE, International Framework Agreements. An Employer’s Guide, Genève, International Organisation of Employers, 2004.

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de l’entreprise à respecter la liberté d’association et le droit à la négociation collective, à éliminer toute forme de travail forcé ou obligatoire, à abolir le travail des enfants et à éliminer la discrimination en matière d’emploi. Ces engagements sont fréquemment assortis de références aux conventions fondamentales de l’OIT, ce qui leur confère une substance additionnelle tout en évitant l’autodéfinition des standards qui mine trop souvent la crédibilité des initiatives de régulation privée. Sur le plan des autres normes relatives au travail, la protection des représentants des travailleurs, la santé et la sécurité au travail, la rémunération et les heures de travail sont souvent visées par le biais de clauses, parfois relativement vagues, établissant des standards minimaux devant être respectés par les parties. Un nombre plus limité d’accords abordent la question de l’emploi et des changements dans l’entreprise, comme les restructurations, ou encore contiennent des dispositions relatives à la protection de l’environnement et aux droits des communautés. On retrouve par ailleurs des références à plusieurs instruments internationaux, dont la Déclaration universelle des droits de l’homme ou encore le Pacte mondial des Nations Unies, une façon de renforcer la légitimité des ACI par l’utilisation de l’autorité du droit international23. Les mécanismes de mise en œuvre contenus dans les ACI sont essentiellement axés sur l’établissement de structures de dialogue entre l’entreprise transnationale et les organismes syndicaux signataires. Plutôt que de certifier la bonne conduite de l’entreprise, ils visent à procurer une voie de règlement des différends aux parties. Sur ce point aussi, le contenu des ACI varie significativement puisque les formalités de mise en œuvre sont parfois énoncées de façon très générale alors qu’à d’autres moments elles font l’objet de clauses très détaillées établissant des procédures contenant diverses étapes. Les mécanismes prévus dans les ACI comprennent : des politiques de diffusion des accords, des mécanismes informels pour signaler certains problèmes, la prévision de consultation et de rencontres périodiques, la création de comités pour la révision et la mise en œuvre des ACI, une procédure formelle de plainte pouvant exceptionnellement mener à l’arbitrage et l’inspection sur les lieux de travail. Nous avons mentionné précédemment que l’un des objectifs des ACI était d’assurer la protection d’un minimum de droits fondamentaux à tous les travailleurs d’une même entreprise, peu importe le pays où les opérations de cette dernière étaient conduites. D’où l’importance de circonscrire la portée organisationnelle et territoriale des accords-cadres puisque les entreprises exercent de plus en plus leurs activités en réseaux constitués à la fois des filiales de l’entreprise et de ses partenaires contractuels. Une fois conclu, un ACI s’appliquera généralement à l’en23  D. Kingsford Smith, « Networks, Norms and the Nation State : Thoughts on Pluralism and Globalized Securities Regulation », in C. Dauvergne (ed.), Jurisprudence for an Interconnected Globe, Aldershot, Ashgate, 2003, p. 93, p. 116.

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semble des entités du groupe, c’est-à-dire à toutes les sociétés filiales de la société mère, que celle-ci contrôle à titre d’investisseur. Toutefois, peu d’ACI contiennent des indications permettant de déterminer le périmètre de l’entreprise de façon précise, ce qui peut être utile lorsque les frontières du groupe sont délicates à tracer. L’ACI conclu par le groupe EDF est intéressant à ce sujet puisqu’il intègre une clause prévoyant qu’il « s’applique aux sociétés dans lesquelles le groupe EDF exerce directement le contrôle, c’est-à-dire les sociétés dans lesquelles EDF détient la majorité du capital, ou dispose de la majorité des voix attachées aux parts émises, ou encore nomme plus de la moitié des membres des organes d’administration, de direction ou de surveillance ». Dans certains cas, l’application de l’accord est limitée aux activités sur lesquelles l’entreprise exerce un contrôle direct ou encore une influence dominante et l’accord semble alors exclure les sous-traitants et les autres partenaires d’affaires. La plupart des ACI contiennent toutefois des stipulations qui tendent à assurer une certaine application des engagements relatifs à la protection des droits fondamentaux des travailleurs par les sous-traitants. On ne peut que souligner la faiblesse apparente de ces clauses qui le plus souvent énoncent l’engagement de l’entreprise signataire à « encourager » ses partenaires d’affaires à se conformer à l’accord ou à « exiger » de ses sous-traitants qu’ils respectent les principes établis par les ACI. La prise de sanction à l’égard d’un sous-traitant violant les principes des ACI, comme la terminaison du contrat, est rarement envisagée quant à elle. Au contraire de la vaste majorité des codes de conduite qui sont le plus souvent adoptés de façon unilatérale par l’employeur, les ACI sont des accords négociés, qui impliquent les deux parties à la relation de travail : les employeurs et les travailleurs, par le biais de leurs représentants, les FSI. Ceci permet d’éviter une approche paternaliste à la promotion des droits fondamentaux au travail et offre le potentiel de promouvoir la démocratie au travail24, un élément clé de la citoyenneté industrielle. La négociation collective transnationale qui se matérialise à travers la signature des ACI fonctionne cependant de façon différente de la négociation au niveau local. Son objectif n’est pas la conclusion d’une entente détaillée sur les conditions de travail applicables au niveau local, mais l’établissement d’un cadre plus général pour la promotion des droits fondamentaux au travail et du dialogue social, d’un espace pour l’exercice du droit à la négociation collective. Les ACI fonctionnent donc en quelque sorte dans le respect d’un principe de subsidiarité. S’il s’agit d’un mode de régulation prometteur, son succès reste néanmoins tributaire des résultats pratiques pouvant en découler et qui doivent donc être analysés.

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N. Egels-Zandén et P. Hyllman, « Evaluating Strategies for Negotiating Workers’ Rights in Transnational Corporations : The Effect of Codes of Conduct and Global Agreements on Workplace Democracy », Journal of Business Ethics, vol. 76, 2007, p. 207.

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B.  Les effets pratiques des ACI Dans quelle mesure les ACI remplissent-ils leur objectif de promouvoir le dialogue social sur le plan global ? Constituent-ils un moyen efficace de promouvoir les droits fondamentaux des travailleurs proclamés par la Déclaration de 1998 de l’OIT dans les rapports entre ETN et les travailleurs du groupe ? La littérature existante sur la mise en œuvre des ACI est encore peu développée. Les études effectuées rapportent néanmoins divers impacts positifs découlant de leur application tant pour les FSI que pour les entreprises, même si certains défis restent à relever. Les ACI se sont révélés d’abord être un outil important pour le dialogue social à l’échelle de l’entreprise transnationale. En l’absence de tout cadre réglementaire international, ils assurent la reconnaissance de l’acteur syndical international par son vis-à-vis : l’entreprise transnationale. Il s’agit là d’un premier pas essentiel vers l’établissement de pratiques de relations professionnelles sur le plan transnational, ce qui mérite d’être considéré comme une réussite en soi. Les mécanismes de mise en œuvre que prévoient les ACI permettent en pratique de promouvoir différentes formes d’échange entre les travailleurs et l’employeur. Ils offrent une occasion de sensibiliser l’entreprise aux problèmes vécus par les travailleurs au sein de l’entreprise, de rapporter certains manquements au contenu des ACI et de proposer des solutions concrètes pour y remédier. Ils procurent également une ouverture aux FSI pour convaincre l’entreprise de la nécessité d’agir afin d’assurer la protection des droits des travailleurs. Ils créent en outre un espace de discussion pour l’échange de points de vue entre les parties qui peut amener au développement de stratégies communes et à de nouvelles initiatives sur le plan social. Les ACI sont également utiles dans les processus de syndicalisation des travailleurs. Ils peuvent tout d’abord promouvoir une certaine neutralité des entreprises au regard du processus de recrutement de nouveaux membres par des associations syndicales, de façon à éviter les campagnes antisyndicales hostiles dans certains pays où elles sont monnaie courante25. En raison de la relation qu’ils établissent entre les FSI et les hauts dirigeants de l’entreprise, les ACI sont également pour les syndicats une voie de transmission de leurs revendications au siège social de l’entreprise en cas de conflit sur l’application de l’ACI au niveau local. À une étape ultérieure, les ACI peuvent permettre d’assurer une attitude constructive de la part des dirigeants locaux dans le processus de négociation collective, en d’autres mots, de garantir leur bonne foi. Enfin, ils sont des outils pour le développement d’une dimension internationale dans les pratiques syndicales de tous les jours et contribuent ainsi à forger la solidarité syndicale transnationale. Le dialogue ne peut toutefois s’inscrire dans la durée que s’il procure des bénéfices aux deux parties. Parmi les impacts positifs des ACI identifiés par les dirigeants d’entreprises signataires, on note l’amélioration des relations de travail dans l’entreprise, qui seraient davantage empreintes de collaboration dans certains cas 25

Voir à ce sujet : J. Wills, « Bargaining for the Space to Organise in the Global Economy : A Review of the AccorIUF Trade Union Rights Agreement », Review of International Political Economy, vol. 9, 2002, p. 675.

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après la conclusion d’un accord. L’établissement d’une forme de partenariat avec les FSI au sujet des questions sociales, la présence d’un interlocuteur pour discuter certains problèmes délicats reliés aux initiatives de responsabilité sociale de l’entreprise sont aussi perçus comme un bénéfice découlant des ACI. Ces derniers permettent par ailleurs de mobiliser la main-d’œuvre et les partenaires d’affaires sur la base de valeurs communes et d’améliorer la gestion des risques dans les chaînes mondiales de production. Enfin, les ACI contribueraient parfois à asseoir la bonne réputation d’une entreprise auprès des agences de notation sociales. Ces résultats encourageants quant à la promotion du dialogue social démontrent du même coup l’effet positif que peuvent avoir les ACI sur la promotion de la liberté d’association et du droit à la négociation collective. Les données existantes ne permettent toutefois pas d’évaluer l’impact possible des ACI sur les autres droits fondamentaux promus par la Déclaration de 1998 de l’OIT. Il faut souligner que jusqu’à maintenant les FSI se sont surtout servi des ACI pour promouvoir le droit à la liberté d’association et à la négociation collective, entre autres en raison du caractère structurant de ce droit. En créant un environnement favorable pour son exercice, les ACI pourraient éventuellement jouer un rôle dans l’amélioration du respect de l’ensemble des droits fondamentaux au travail compte tenu de l’interrelation profonde existant entre eux26. Les impacts positifs précédemment décrits ne peuvent cacher les défis reliés à la mise en œuvre des ACI. Il faut constater que la conclusion des accords n’a pas entraîné de changement drastique dans la conduite des activités des entreprises sur le terrain. Ainsi, certains problèmes relatifs au respect des droits fondamentaux des travailleurs persistent là où ils existaient avant la signature d’un ACI notamment en raison des défis particuliers qui peuvent exister pour les entreprises de protéger ces droits dans l’ensemble de leurs réseaux de production. Si les mécanismes de plainte prévus aux accords ont permis la réintégration de représentants syndicaux injustement congédiés, la cessation d’actes discriminatoires à l’encontre de membres d’associations de travailleurs ou encore le respect de normes minimales de santé et sécurité au travail, il faut aussi constater que dans certains cas, les différends entre FSI et ETN n’ont pu être résolus par le biais de ces procédures. De même, le succès de l’intervention des entreprises auprès de leurs sous-traitants pour demander le respect du contenu normatif des accords s’avère sur le plan pratique tributaire de l’influence réelle exercée sur le plan économique par l’entreprise amirale sur les autres maillons du réseau. Le libellé d’un ACI semble par ailleurs n’avoir que peu d’incidence à ce niveau. En effet, certaines entreprises, comme Statoil, ont accepté d’intervenir auprès de leurs sous-traitants alors que l’accord qu’elles avaient conclu était muet à ce sujet.

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A. Blackett et C. Sheppard, « Collective Bargaining and Equality : Making Connections », International Labour Review, vol. 142, 2003, p. 419.

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L’information disponible sur la mise en œuvre des ACI révèle donc qu’il s’agit d’une approche à la réalisation des droits qui implique une évolution progressive. Plutôt que d’entraîner des changements radicaux au sein des entreprises concernées, la signature d’un ACI met en place un processus d’amélioration continue. Les ACI seraient donc de la famille des instruments de régulation cherchant à atteindre le respect des droits par des techniques d’expérimentation, d’échanges et d’apprentissage27. Cette perspective comporte certains avantages. Au moment de la négociation des ACI, elle permet la définition de standards adaptés aux circonstances de chaque entreprise. Puisque les représentants des travailleurs participent à la recherche de solutions aux problèmes de respect des droits fondamentaux au travail, elle permet également une meilleure mise en œuvre des droits en prenant en compte les besoins spécifiques des travailleurs concernés. Une telle approche pour la mise en œuvre des droits fondamentaux se distingue des modes de régulation plus coercitifs et comporte certains désavantages, le plus crucial étant leur incapacité à toujours garantir la substance des droits fondamentaux même en présence de conditions abusives de travail. En effet, si la réalisation des ACI se mesure en termes d’amélioration continue, comment les FSI peuvent-elles s’assurer que les avancées se font à une cadence appropriée dans chaque entreprise ? Si les FSI tolèrent des violations aux droits fondamentaux des travailleurs, elles pourront être taxées de complaisance à l’endroit des entreprises en cause. Lorsque le dialogue ne génère pas de solutions adéquates aux violations des droits fondamentaux au travail ayant cours dans les chaînes de production des entreprises signataires, les FSI se trouvent devant un choix difficile : elles doivent soit préserver leur relation avec l’entreprise dans l’anticipation que la situation s’améliore ou mettre fin à cette relation et dénoncer publiquement l’entreprise. En définitive, la mise en œuvre des ACI repose en grande partie sur la bonne volonté des entreprises signataires. Si le dialogue mis en place par les mécanismes de suivi prévus aux accords est improductif, les FSI devront compter sur les moyens de pression traditionnels des organisations syndicales, tels que les campagnes transnationales de boycottage et d’information ciblant une entreprise donnée28. Soulignons que la judiciarisation des mésententes découlant des ACI n’est pour l’instant pas envisagée par les FSI compte tenu de l’effet négatif qu’une telle stratégie pourrait avoir sur la négociation de nouveaux accords en raison de leur caractère volontaire. Les ACI sont donc un outil pertinent, mais fragile pour la mise en œuvre des droits fondamentaux des travailleurs et du dialogue social transnational. Compte tenu de cet état de fait, peuvent-ils être des vecteurs de la citoyenneté au travail ou sont-ils simplement le reflet d’une citoyenneté industrielle en déclin ?

27

S. Deakin, « Learning or Diversity ? Reflections on the Future of International Labour Standards », in G. P. Politakis (dir.), Protecting Labour Rights as Human Rights : Present and Future of International Supervision, Genève, BIT, 2007, p. 239 ; C. Sabel, « Rolling-Rule Labour Standard : Why their Time has Come, and Why we Should be Glad of it », in G. P. Politakis (dir.), ibidem, p. 257. 28  T. Greven, « Transnational ‘Corporate Campaigns’ : A Tool for Labour Unions in the Global Economy ? », The International Journal of Comparative Labour Law and Industrial Relations, vol. 19, 2003, p. 495.

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III.  Les ACI : héritiers d’une citoyenneté industrielle en déclin ? Quels sont les liens à établir entre les accords-cadres internationaux et la citoyenneté dite « industrielle » dont les bases furent progressivement édifiées au 20e siècle et qu’il semble opportun de redéfinir à l’heure actuelle ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’évoquer le parcours de la citoyenneté industrielle pour ensuite esquisser certains parallèles avec celui des ACI. La citoyenneté industrielle a été encouragée sous différentes formes au sein de systèmes juridiques nationaux, le plus souvent inconsciemment, et sans référence explicite au concept, avec des divergences parfois marquées en ce qui a trait à la représentation collective des salariés29. La perspective empruntée ici reflète principalement la notion telle qu’elle s’est développée dans les pays anglo-saxons, particulièrement aux États-Unis et au Canada. Même si les ACI sont souvent décrits comme une initiative à saveur européenne, ce choix se justifie pour un certain nombre de raisons. D’une part, la négociation des accords se fait pour l’instant au niveau de l’entreprise, comme dans le modèle de rapports collectifs de travail de type Wagner prédominant en Amérique du Nord30. D’autre part, les ACI sont le produit de l’évolution des stratégies développées par les syndicats, dont les syndicats nord-américains, depuis les années 1970 pour promouvoir la négociation collective à l’échelle de l’entreprise transnationale31. L’essor de la citoyenneté industrielle est lié à l’acquisition progressive de droits par les travailleurs de manière à limiter la marchandisation du travail32 et à assurer aux salariés le respect de leur dignité fondamentale33. Tout comme le concept de citoyenneté plus général, la citoyenneté industrielle est essentiellement envisagée dans la littérature sur le sujet en fonction de l’État-nation, comme un projet s’inscrivant dans un contexte national34. Ainsi, de même que T.H. Marshall présenta la citoyenneté dans une perspective évolutive comme la reconnaissance progressive par l’État aux citoyens de droits civils, politiques et sociaux35, la citoyenneté 29

R. McCallum, « La citoyenneté au travail », in M. Coutu et G. Murray, Travail et citoyenneté. Quel avenir ?, op. cit., note 2, p. 71 ; M. LeFriant et A. Jeammaud, « Le droit du travail, vecteur de citoyenneté : entre métaphore (française) et droit positif », in M. Coutu et G. Murray, Travail et citoyenneté. Quel avenir ?, op. cit., note 2, p. 109. 30   Les bases du modèle de rapports collectifs nord-américain sont issues du National Labor Relations Act parrainé par le sénateur démocrate Richard Wagenr et adopté aux États-Unis en 1935, d’où la référence courante au « modèle Wagner ». Ce régime est essentiellement caractérisé par un processus de négociation collective décentralisé au niveau de l’établissement ; un régime syndical moniste dans lequel un monopole de représentation syndicale est accordé au syndicat qui obtient l’appui d’une majorité des salariés ; et l’institution de l’arbitrage des griefs comme mode de règlement des litiges découlant de la convention collective. Voir M. Barenberg, « The Political Economy of the Wagner Act : Power, Symbol and Workplace Cooperation », Harvard Law Review, 106, 1993, p. 1379 ; R. Adams, « North American Industrial Relations : Divergent Trends in Canada and the US », International Labour Review, 128, 1989, p. 47. 31  H. Ramsaw, « In Search of International Union Theory », in J. Waddington (ed.), Globalization and Patterns of Labour Resistance, New York, Mansell, 1999, p. 192 ; B. Bendiner, International Labour Affairs. The World Trade Unions and the Multinational Companies, Oxford, Clarendon Press, 1987. 32  J. Fudge, « Au-delà de la citoyenneté industrielle : la citoyenneté marchande ou du travail ? », in M. Coutu et G. Murray (eds.), Travail et citoyenneté. Quel avenir ?, op. cit., note 2, p. 421, à la p. 426. 33  C. Brunelle, « Le droit à la dignité : un vecteur de la citoyenneté au travail », in M. Coutu et G. Murray (eds.), Travail et citoyenneté. Quel avenir ?, op. cit., note 2, p. 273, à la p. 276. 34  L. Bosniak, op. cit., note 1. 35  T.H. Marshall, Sociology at the Crossroads and other Essays, London, Heinemann, 1963.

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industrielle exigerait que les droits reconnus aux travailleurs soient assurés par l’État. C’est dans cette optique que Colin Crouch définit la citoyenneté industrielle et en dresse les éléments clés : « I use the term ‘industrial citizenship’ to refer to the acquisition by employees of rights within the employment relationship, rights which go beyond, and are secured by forces external to, the position which employees are able to win purely through labour market forces. Perhaps in a post-industrial world one ought to say ‘occupational citizenship’. These rights cover such matters as : individual rights to a safe and healthy working environment, to protection from arbitrary managerial action, to certain entitlements to free time ; guarantees of some protection of standard of living in the case of inability to work, as a result of loss of employment, poor health or old age ; and collective rights to representation by autonomous organizations in relations between employees and employers »36.

L’éventail des protections ainsi énumérées représente assez fidèlement les politiques en matière de droit du travail mises en place au cours de la période associée au déploiement de l’État providence. Il s’agit toutefois d’un concept de citoyenneté industrielle dans une forme passablement achevée qui doit être en quelque sorte déconstruit afin de trouver une pertinence dans l’analyse du développement des ACI. Une approche historique du concept de citoyenneté industrielle révèle que celle-ci s’est déployée non seulement par le biais des interventions de l’État, mais aussi par l’exercice de la négociation collective par les parties à la relation de travail. Cette voie d’acquisition de droits par les travailleurs a d’ailleurs précédé toute action étatique structurante dans le domaine37. De même, dans la pensée de Marshall, les rapports collectifs de travail, de type essentiellement volontariste en Angleterre à l’époque de ses écrits, créaient un système de citoyenneté industrielle opérant en parallèle à la citoyenneté politique, hors du cadre institutionnel de l’État38. Ce type de citoyenneté était toutefois destiné à être transitoire, puisqu’il incombait ultimement à l’État de conférer les droits sociaux à l’ensemble de ses citoyens de manière effective : « [a]vec l’émergence de l’État social au XXe siècle, l’État prend en quelque sorte le relais du syndicalisme pour mener la citoyenneté vers son plein épanouissement »39. C’est en lien avec ces deux modes d’acquisition de la citoyenneté industrielle – la négociation collective et l’intervention de l’État – que les rapports entre ce concept et les ACI seront envisagés.

36

C. Crouch, op. cit., note 3, p. 152.  P. Verge et G. Vallée, Un droit du travail ? Essai sur la spécificité du droit du travail, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1997, p. 108. 38  T.H. Marshall, op. cit., note 35, p. 98. 39  M. Coutu, « La crise de l’État social, droits fondamentaux et citoyenneté au travail », in M. Coutu et G. Murray, Travail et citoyenneté. Quel avenir ?, op. cit., note 2, p. 169, à la p. 175. 37

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A.  La négociation collective, mode d’acquisition de la citoyenneté industrielle Le processus de négociation collective fait appel à la dimension démocratique de la citoyenneté industrielle puisqu’il consacre la possibilité pour les salariés, par le biais de leurs représentants, de participer avec l’employeur à l’élaboration de leurs conditions de travail. Sur le plan théorique, cette association entre syndicalisme et démocratie remonte aux travaux de Béatrice et Sydney Webb, réformateurs sociaux anglais du début du 20e siècle et précurseurs du champ des relations industrielles40. Témoins des mauvaises conditions de travail et des abus engendrés par la révolution industrielle, les Webb considéraient que la relation traditionnelle entre maître et domestiques était incompatible avec les principes démocratiques puisqu’elle ne permettait pas aux travailleurs d’avoir une voix au chapitre. À leurs yeux, les syndicats constituaient le meilleur instrument pour l’introduction de tels principes dans le monde du travail, puisqu’ils procuraient aux salariés un moyen de représentation indépendant de l’employeur41. Sur le plan pratique, le regroupement progressif des salariés pour former des syndicats, leur revendication du droit à la liberté d’association et les pressions exercées pour forcer la négociation collective – parfois, même souvent, par l’exercice de la grève – avec l’employeur eurent un effet déterminant sur l’exercice de l’autonomie collective et l’implantation de la démocratie industrielle42. La négociation collective a donc existé avant et en dehors de tout encadrement étatique, créant des normes de travail résultant des compromis atteints par les parties privées – les partenaires sociaux – et reflétant le rapport de force existant entre elles. Harry Arthurs était bien conscient de ce fait historique lorsqu’il écrivit à la fin des années 1960 son étude enthousiaste sur le développement de la citoyenneté industrielle au Canada43. Il avançait alors que les travailleurs canadiens acquéraient graduellement un statut, un ensemble de droits et privilèges reliés à leur travail par l’effet de la loi, de la négociation collective ou encore de la pratique des milieux de travail : « Today, the Canadian worker lives increasingly in a world of rights and duties created not by his individual contract act, but by a process of public and private legislation. Members of industrial communities enjoy these rights and duties solely by virtue of their membership to that community. In effect, there is emerging a new status – that of ‘industrial citizens’ – whose juridical attributes may be analogized to those of citizenship generally »44.

40

S. et B. Webb, Industrial Democracy, London, The Trade Unionists of the United Kingdom, 1901.   B. E. Kaufman, The Origins and Evolution of the Field of Industrial Relations in the United States, Cornell Studies in Industrial and Labor Relations number 25, Ithaca (New York), ILR Press, 1993, p. 27. 42  P. Verge et G. Vallée, op. cit., note 37, pp. 102 et s. 43  H. Arthurs, « Developing Industrial Citizenship : A Challenge for Canada’s Second Century », Canadian Bar Review, vol. XLV, 1967, p. 786. 44   Ibidem, 786. 41

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Cette acquisition progressive de droits et privilèges mènerait éventuellement à un droit à la sécurité économique, à une protection contre l’arbitraire des autorités publiques et les caprices de l’employeur. Bien qu’Arthurs reconnaissait le rôle important de l’État dans l’acquisition de la citoyenneté industrielle, sa vision demeurait tributaire de l’affirmation des droits collectifs du travail et exigeait la construction d’un système autonome de droit pour les rapports collectifs de travail, « fortement distinct du droit commun étatique et garanti sur le plan institutionnel par l’arbitrage des griefs »45. Contrairement à Marshall, pour Arthurs, l’autonomie de la négociation collective à l’égard des structures étatiques n’était donc pas appelée à être transitoire, mais plutôt à perdurer dans le temps46. Arthurs s’inscrivait ainsi dans la perspective pluraliste des relations de travail47, alors prédominante aux États-Unis et au Canada, qui envisage de façon métaphorique la négociation collective comme un exercice démocratique entre la direction de l’entreprise et le syndicat représentant les salariés48. Selon ce point de vue, la négociation constitue le processus législatif par lequel les parties établissent les normes qui vont gouverner le lieu de travail ; le réseau de règles ainsi formé est alternativement appelé la loi ou la constitution du lieu de travail ; et l’arbitrage des griefs par un arbitre privé nommé par les parties pour résoudre les conflits d’interprétation ou d’application de la convention collective assure une forme de justice industrielle tout en complétant l’appareillage de cette minidémocratie. Notons que pour les pluralistes, le rôle de l’État, lorsque celui-ci intervient, se limite à encourager l’autonomie collective des parties. De même que le pluralisme industriel constituait un paradigme non seulement descriptif, mais aussi normatif, prescrivant la négociation collective comme voie privilégiée de développement du droit du travail, Arthurs envisageait lui aussi l’évolution de la citoyenneté industrielle en fonction de l’élargissement progressif de la pratique des rapports collectifs du travail. Le processus d’autogouvernance par la voie de la participation à la détermination des conditions de travail était donc un élément essentiel de la citoyenneté industrielle. On peut rétrospectivement identifier un certain nombre de raisons pour lesquelles cette vision optimiste, voire utopiste ne se concrétisa pas dans les années suivant la parution du texte d’Arthurs49. Le concept de citoyenneté industrielle était tout d’abord le reflet du marché du travail de l’époque, composé d’une main-d’œuvre essentiellement masculine, peu diversifiée et occupée dans des emplois s’inscrivant dans des opérations industrielles de type fordiste. Malgré ses prétentions 45

M. Coutu, op. cit., note 39, p. 176.   Ibidem, p. 175.   Le pluralisme industriel se fonde sur le constat d’intérêts divergents entre employeurs et travailleurs dans les milieux de travail et envisage ainsi la relation d’emploi comme un problème de négociation entre des parties avec des vues opposées : J. W. Budd, « Why a Balance is Best : The Pluralist Industrial Relations Paradigm of Balancing Competing Interests », in B. E. Kaurman (ed.), Theoretical Perspectives on Work and the Employment Relationship, Champaign (Il.), Industrial Relations Research Association, 2004. 48  H. Arthurs, « Understanding Labour Law : The Debate over “Industrial Pluralism” », Current Legal Problems, vol. 38, 1985, p. 83. 49  J. Fudge, op. cit., note 32. 46 47

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à s’appliquer de façon universelle, il portait ainsi déjà en lui-même un germe de fragmentation. Les changements dans la composition de la main-d’œuvre et la diversification des modes de production ont davantage déstabilisé les bases de la citoyenneté industrielle et l’ont exposée à de nombreuses critiques50. En outre, la remise en question de l’utilité des rapports collectifs de travail par l’idéologie néo-libérale dominante et la diminution des taux de syndicalisation ont amoindri l’espace disponible pour l’affirmation de la citoyenneté industrielle. Enfin, la négociation collective elle-même, du moins telle qu’envisagée dans la perspective du pluralisme industriel, a été quelque peu déconsidérée par divers courants théoriques51, entre autres par les auteurs critiques de son incapacité à prendre en compte et à remédier aux inégalités de pouvoir à la base des relations de travail52. Arthurs est d’ailleurs le premier à constater l’impact de ces problèmes sur la citoyenneté industrielle : « We must now admit, however relunctantly, that collective bargaining is not, and is never likely to become, the central institution of the labour market and that its fail-safe mechanisms have failed. This admission, in turn, implicitly acknowledges the failure of the theoretical project of industrial pluralism which dominated the field for much of the post-war period »53. La citoyenneté industrielle, et la négociation collective, qui en est l’un des pivots, seraient donc inéluctablement en déclin. Malgré le contraste entre l’annonce de la déroute de la citoyenneté industrielle et la relative nouveauté des ACI, on ne peut qu’être frappé des similitudes entre les fondements de l’une et des autres. En effet, c’est toujours l’idéal démocratique de la participation des salariés et de l’expression de leur voix au chapitre qui est poursuivi par l’acteur syndical – cette fois-ci international – par le biais des ACI. Dans un contexte de prolifération des instruments privés de régulation des droits des travailleurs dans l’ETN, avec au premier rang les codes de conduite corporatifs unilatéraux à caractère paternaliste, l’objectif de permettre aux travailleurs de prendre part à l’élaboration et à la mise en œuvre de leurs conditions de travail semble toujours d’actualité. Plutôt par obligation en raison de l’absence de cadre régulatoire global que par adhésion aux prémisses du paradigme du pluralisme industriel, les FSI et leurs partenaires tentent de construire tant bien que mal au niveau global un nouveau genre d’autonomie collective. Bien qu’elle ne soit pas irréprochable, la métaphore de la minidémocratie peut ici être utile sur un plan critique. En effet, si elle permet de constater un certain exercice « législatif » par l’affirmation des droits fondamentaux des travailleurs, elle révèle aussi la faiblesse des mécanismes de mise en œuvre associés aux ACI qui sont loin d’assurer l’exercice d’une forme de justice indépendante qui permettrait l’interprétation et l’application impartiale des ACI comme c’est le cas de l’arbitrage de griefs 50

Voir M. Coutu et G. Murray, « Travail et citoyenneté : rétrospective et perspectives », in M. Coutu et G. Murray (eds.), op. cit., note 2, p. 5, à la p. 14.  H. Arthurs, « Landscape and Memory : Labour Law, Legal Pluralism and Globalization », in T. Wilthagen (ed.), Advancing Theory in Labour Law and Industrial Relations in a Global Context, op. cit., note 3, p. 21, à la p. 25. 52   Voir notamment : K. Van Wezel Stone, « The Post-War Paradigm in American Labor Law », The Yale Law Journal, vol. 90, 1981, 1509. 53  H. Arthurs, « Landscape and Memory : Labour Law, Legal Pluralism and Globalization », op. cit., note 51, p. 25. 51

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en Amérique du Nord. Comme nous l’avons vu, malgré l’établissement de structures de dialogue social, la mise en œuvre des ACI dépend de la bonne volonté des entreprises signataires. Un mode de règlement des litiges plus contraignant semble nécessaire pour éviter que ces dernières ne puissent se soustraire aux obligations auxquelles elles se sont volontairement engagées par le biais des ACI. Sur le plan historique, la négociation collective a initialement été possible en raison de l’exercice de différentes formes de solidarité et de moyens de pression par des groupes de salariés relativement homogènes avec des intérêts communs. L’un des défis associés à la négociation des ACI est de forger la solidarité syndicale internationale alors même que les travailleurs embauchés par une même entreprise, mais dans des pays différents peuvent avoir des intérêts diamétralement opposés en regard des décisions prises par l’entreprise transnationale, par exemple quant à la délocalisation de certaines opérations. Dans un contexte de diminution des taux de syndicalisation, alors que le travailleur d’une autre économie peut être perçu comme une menace, la tâche peut sembler colossale pour les FSI. Les ACI sont toutefois présentés comme un outil de promotion de la solidarité syndicale internationale puisqu’ils permettent de créer des ponts entre les travailleurs de différentes nations. Ils visent également à accorder aux salariés des protections additionnelles afin de stimuler l’exercice du droit à la liberté d’association. De façon similaire, la citoyenneté industrielle a d’abord été pensée en fonction de l’homme pourvoyeur engagé dans une relation de travail standard. Comme nous l’avons vu, en raison de l’évolution des marchés du travail, certains ont dénoncé une vision parfois restrictive de la citoyenneté industrielle et plaidé pour une approche plus inclusive et universelle du concept. La notion d’appartenance à une communauté sous-jacente au concept de citoyenneté soulève le danger de créer des catégories de travailleurs, de penser la citoyenneté industrielle selon une logique d’inclusion/exclusion, d’où le risque de fragmentation de la citoyenneté54. Bien sûr, dans le contexte des ACI, la citoyenneté est pensée à l’échelle de l’entreprise. Il semble donc impossible d’échapper à l’idée d’appartenance à une communauté. Toutefois, afin de promouvoir un concept de citoyenneté inclusif à tout le moins pour les travailleurs de la même entreprise couverts par un ACI, les FSI se doivent d’être conscientes de cette problématique dans le développement des stratégies de négociation et de mise en œuvre des ACI. Entre autres, il faut éviter d’adopter une vision trop eurocentriste de l’initiative et s’assurer de porter une attention particulière aux besoins des travailleurs des pays en voie de développement à toutes les étapes55. L’évolution du concept de citoyenneté industrielle permet de mettre en relief certains défis pour la négociation et la mise en œuvre des ACI. Bien qu’il soit 54

L. Bosniak, op. cit., note 1.   Sur ce sujet, voir R.‑C. Drouin, « Les accords-cadres internationaux : enjeux et portée d’une négociation collective transnationale », op. cit., note 15, p. 730, et R.‑C. Drouin, « Promoting Fundamental Labor Rights through International Framework Agreements : Practical Outcomes and Present Challenges », op. cit., note 16, p. 625. 55

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encore nécessaire de forger la solidarité syndicale internationale en ce temps où l’idéologie néo-libérale est dominante, les FSI doivent être conscientes des écueils pouvant être créés par la diversité toujours plus grande de la main-d’œuvre, particulièrement dans un contexte transnational. La négociation et la mise en œuvre des ACI doivent donc être envisagées de façon inclusive pour tous les travailleurs d’une même entreprise. Par ailleurs, des mécanismes de mise de suivi plus contraignants, comme l’arbitrage, semblent nécessaires dans la perspective de la citoyenneté industrielle, pour assurer le respect des droits fondamentaux des travailleurs. Quand il est question de la citoyenneté industrielle, ce qui est remis en cause, ce n’est pas l’objectif fondamental derrière la notion, celui de conditions de travail justes et raisonnables assurant la dignité des travailleurs, mais plutôt les conditions de réalisation de cette citoyenneté, dont la négociation collective, qui seraient mises à mal par la mondialisation. Dans ce contexte, il semblerait également que l’intervention de l’État afin de garantir les éléments de la citoyenneté industrielle ne peut plus être considérée comme un acquis.

B.  L’intervention de l’État, garantie de la citoyenneté industrielle La citoyenneté industrielle est en partie le résultat de l’intervention de l’État afin d’encadrer les rapports collectifs de travail et d’établir des conditions minimales d’emploi. Historiquement, l’État a initialement réprimé l’existence de groupements syndicaux, pour ensuite reconnaître et protéger la liberté d’association et enfin promouvoir, du moins dans une certaine mesure, la négociation collective56. L’intervention législative et gouvernementale pour établir des normes minimales du travail souvent d’ordre public et assurant une certaine standardisation des milieux de travail s’est faite de plus en plus présente dans le contexte de l’État providence des décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale. Ces interventions ont été complétées par de nombreuses politiques publiques en matière de sécurité sociale, d’assurance emploi et de formation. L’ensemble de ces éléments cristallisait la progressive garantie de la citoyenneté industrielle par l’État. Cette vision de la citoyenneté industrielle s’inscrit toutefois dans une époque qui apparaît aujourd’hui révolue en raison des nombreux changements ayant transformé le monde du travail et le contexte socio-économique plus large depuis la fin des années 1970. Parmi ces facteurs à la base de ces transformations, on note le développement des nouvelles technologies, la montée du néo-libéralisme accompagné d’une valorisation de l’individualisme et de la non-intervention étatique au détriment du collectif ; la modification du marché du travail avec la féminisation et la diversification de la main-d’œuvre ; l’ouverture des marchés et la promotion du libre-échange qui offrent des possibilités de délocalisation aux entreprises remettant ainsi en cause le pouvoir syndical ; la modification des structures de production et la précarité de l’emploi ; et bien sûr la décroissance du taux de syndicalisa56

P. Verge et G. Vallée, op. cit., note 37, p. 101.

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tion57. Ces changements ont l’effet de turbulences sur l’État, qui peine parfois à les appréhender, d’où le constat d’une certaine crise de l’État providence58. La mondialisation des marchés et la transnationalisation des entreprises sont des facteurs particulièrement importants dans le cadre de notre analyse. En effet, la mobilité du capital restreindrait la capacité de l’État-nation d’adopter des politiques sociales qui sembleraient défavorables à l’investissement ou qui pourraient provoquer la délocalisation des entreprises. Quelles soient réelles ou simplement appréhendées, ces contraintes exigeraient de renoncer à certaines politiques fondées sur des principes keynésiens, décriées depuis la montée du néo-libéralisme dans les années 1980, dont entre autres la promotion de la négociation collective et l’assurance d’un filet de protection sociale59. La mondialisation a donc pour effet de perturber les prémisses de la citoyenneté industrielle et celle-ci ne semble plus pouvoir être pensée sans tenir compte du contexte d’intégration économique globale dans lequel le droit du travail, même national, s’inscrit. Cette logique de concurrence globale entraînant l’adoption de normes du travail sous optimales était déjà anticipée par la Constitution de l’OIT qui en 1919 énonçait : « (..) que la non-adoption par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays »60. Ce possible écueil n’a toutefois pas empêché l’institution de promouvoir un idéal de justice sociale fondé sur les principes notamment affirmés par la Déclaration de Philadelphie selon lesquels le travail n’est pas une marchandise et la liberté d’expression et d’association est une condition nécessaire à un progrès durable61. D’ailleurs, dans les années suivant l’adoption de cette Déclaration, les politiques promues par l’OIT reflétaient et appuyaient le modèle de l’État providence fondé sur les politiques keynésiennes favorisant le plein emploi, l’affirmation des droits sociaux et la pratique du tripartisme62. Ces politiques étaient largement influencées par le contexte économique de production de masse63. C’est à cette époque que les conventions fondamentales nos 87 et 98 sur la liberté syndicale furent adoptées. Bien qu’il s’agisse d’instruments phares pour la protection des travailleurs et la démocratie au travail, dans le contexte de la promotion des ACI, ils ont une portée 57  M. Coutu et G. Murray, « La citoyenneté au travail ? Une introduction », Relations industrielles/Industrial Relations, vol. 60, 2005, p. 601. 58   Comme l’explique Michel Coutu, l’État social est sujet de plusieurs crises : une crise financière et budgétaire ; une crise de l’effectivité des interventions étatiques ; une crise idéologique ; et une crise de légitimité. Par ailleurs, ces crises sont perçues différemment en fonction des positions méthodologiques et épistémologiques de l’analyste. Voir M. Coutu, op. cit., note 39, pp. 172‑173. 59  H. Arthurs, « Landscape and Memory : Labour Law, Legal Pluralism and Globalization », op. cit., note 51, à la p. 22. 60   Préambule de la Constitution de l’Organisation internationale du travail. 61   Déclaration concernant les buts et les objectifs de l’Organisation internationale du travail, adoptée par la Conférence internationale du travail, à sa 26e session, le 10 mai 1944 à Philadelphie. 62  G. Standing, Work after Globalization. Building Occupational Citizenship, Cheltenham (U.K.), Edward Elgar Publishing, 2009, p. 34. 63  S. Cooney, « Testing Times for the ILO : Institutional Reform for the New International Political Economy », Comparative Labor Law and Policy Journal, vol. 20, 1999, p. 365, à la p. 369.

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relativement limitée. En effet, si la Convention no 87 concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical prévoit le droit des organisations de travailleurs et d’employeurs de s’affilier à des organisations internationales64, la protection du droit de négociation collective assurée par la Convention no 98 concernant l’application des principes du droit d’organisation et de négociation collective s’applique, quant à elle, essentiellement à la négociation nationale65. On ne retrouve pas de reconnaissance officielle ou d’encouragement pour la négociation collective transnationale dans les instruments pertinents de l’OIT. Il n’existe donc pas d’assises juridiques concrètes sur le plan international pour la négociation des ACI ou pour tout autre type de processus de consultation ou de dialogue avec les entreprises transnationales66. Par ailleurs, les conventions fondamentales sur la liberté d’association et la négociation collective ne traitent pas non plus du droit de prendre part à des actions de solidarité internationale, telle une grève impliquant des travailleurs dans plus d’un pays ou encore un boycottage à l’encontre d’une entreprise transnationale. Ceci peut avoir des implications pratiques importantes puisque la législation nationale circonscrit fréquemment les actions de solidarité, le plus souvent en les restreignant ou en les interdisant67. Pour offrir un cadre juridique adéquat pour la promotion de la négociation collective transnationale, les conventions 87 et 98 devraient donc être révisées, comme certains l’ont déjà proposé68. L’évolution des ACI ne bénéficie donc pas, du moins pour l’instant, de l’impulsion qu’a procurée l’intervention de l’État au développement de la citoyenneté industrielle. Au surplus, sur le plan international, si les politiques de l’OIT ont été longtemps essentiellement fondées sur des principes keynésiens, l’influence de l’idéologie économique néo-libérale dominante s’est malgré tout fait sentir même en son sein, depuis les années 1980, notamment par la remise en cause de l’adoption des Conventions et le questionnement sur la pertinence de l’Organisation dans un contexte de mondialisation économique. Ces discussions ont néanmoins été productives puisqu’elles ont amené l’OIT à adopter deux Déclarations d’envergure sur une période de dix ans. Toutefois, il s’agit d’instruments non contraignants qui semblent s’insérer dans une logique de souplesse et de flexibilité qui peut bien être nécessaire, mais qui peut aussi être le reflet du scepticisme normatif ambiant, particulièrement présent à l’OIT chez le groupe des employeurs. C’est dans ce nouveau contexte économique, social et normatif, que la nouvelle vision d’une citoyenneté au travail globale doit se développer.

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Article 5, Convention no 87 concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948), 68 U.N.T.S. 17.  Convention no 98 concernant l’application des principes du droit d’organisation et de négociation collective (1949), 96, U.N.T.S. 257. 66  R.‑C. Drouin, « The Role of the ILO in Promoting the Development of International Framework Agreements », in K. Papadakis (ed.), Cross-Border Social Dialogue and Agreements : An Emerging Global Industrial Relations Framework ?, Genève, International Labour Office, International Institute for Labour Studies, 2008, p. 237, pp. 240 et s. 67  J.‑M. Servais, « Labor Law and Cross-Border Cooperation among Unions », in M. E. Gordon et L. Turner (eds.), Transnational Cooperation among Labor Unions, Ithaca (New York), Cornell University Press, 2000, p. 44. 68   K. D. Ewing et T. Sibley, International Trade Union Rights for the New Millennium, London, Institute of Employment Rights, 2000. 65

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IV.  Les ACI et la construction d’une citoyenneté au travail transnationale Comment peut-on envisager la citoyenneté au travail transnationale ? Quelle contribution les ACI peuvent-ils apporter à cette nouvelle citoyenneté du travailleur s’étendant au-delà des frontières nationales ? Le projet d’une citoyenneté au travail transnationale est ambitieux. Il fait face à plusieurs défis, dont celui de l’absence de marché du travail intégré au niveau mondial69, et comporte plusieurs facettes, dont l’une des plus souvent abordées est la recherche de modes adéquats de protection des travailleurs migrants70. Notre programme est beaucoup plus modeste et vise essentiellement à esquisser les contours possibles de la citoyenneté au travail dans l’entreprise transnationale. Dans un premier temps, nous envisagerons les fondements de la citoyenneté au travail transnationale et dans un deuxième temps, nous déterminerons par quels moyens elle peut se constituer.

A.  Le travail décent, fondement de la citoyenneté au travail transnationale La visée d’une justice sociale à l’heure de la mondialisation est aujourd’hui présentée par l’OIT sous la forme de l’objectif du travail décent, cette aspiration à ce que « chaque femme et chaque homme puissent accéder à un travail décent et productif dans des conditions de liberté, de sécurité et de dignité »71. Nous sommes bien conscients que la Déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, plate-forme juridique de l’agenda du travail décent, reflète l’évolution, parfois controversée, du rôle de l’OIT en contexte de mondialisation et qu’elle est le résultat du rapport de force entre les représentants des États membres, des employeurs et des travailleurs72. Toutefois, si on peut en critiquer la forme et déplorer la dilution du suivi des droits fondamentaux des travailleurs dans un ensemble plus large73, on ne peut nier la pertinence des objectifs qui s’y retrouvent : la promotion de l’emploi ; la sécurité sociale ; le dialogue social et le tripartisme ; ainsi que le respect des principes et droits fondamentaux des travailleurs. Ces objectifs recoupent d’ailleurs les éléments caractéristiques de la citoyenneté industrielle envisagés précédemment, bien que sous une forme plus souple et moins contraignante. Le concept du travail décent est séduisant, d’abord parce qu’il est inclusif en ce qu’il vise tous les types de travail, aussi bien formel qu’informel, tout en s’adressant aux sans-emploi74. Il est aussi intéressant en raison de sa flexibilité qui lui 69

H. Arthurs, op. cit., note 4, p. 52.  L. Bosniak, op. cit., note 1, pp. 342‑343.   BIT, « Un travail décent », Rapport du Directeur général, Conférence internationale du travail, 87e session, Genève 1999, p. 3. 72   Drouin et Duplessis, « La décade 1998-2008 : un eldorado normatif ou un désert interprétatif ? », Lex Electronica, vol. 14, 2009. 73   Ibidem. 74  A. Sen, « Work and Rights », International Labour Review, vol. 139, 2000, p. 119, à la p. 120. 70 71

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permet d’être adapté à différents contextes socio-économiques et culturels. S’il existe une forte interdépendance entre les quatre objectifs stratégiques mis de l’avant par l’Agenda du travail décent, on ne peut déceler de formule magique qui permettrait d’établir la combinaison appropriée de politiques publiques favorisant le bien-être des travailleurs. En vertu de la Déclaration de 2008, c’est aux États membres de déterminer comment réaliser les objectifs stratégiques qu’elle énonce. L’importance de la participation des entreprises transnationales à l’atteinte de l’objectif du travail décent est soulignée implicitement dans cet instrument qui encourage l’OIT à établir des partenariats avec ces dernières et d’autres organismes afin de s’assurer de leur soutien75. Promouvoir les objectifs du travail décent dans les systèmes globaux de production des entreprises pose des défis pour chacune des quatre dimensions du travail décent, comme l’explique Stephanie Barrientos dans un document de travail préparé pour l’OIT à ce sujet76. Au niveau de l’emploi, c’est l’objectif d’un travail de qualité qu’il est parfois difficile à assurer en raison de l’occurrence de formes de travail flexible, n’offrant aucune sécurité et s’inscrivant parfois dans l’économie informelle. En ce qui a trait aux droits fondamentaux, le défi principal réside dans la difficulté d’organiser la représentation collective des salariés dans les chaînes mondiales de production. De ce fait, il s’avère plus ardu de faire valoir les autres droits fondamentaux. Ce défi est d’autant plus grand dans les milieux où l’on constate l’existence de discrimination ou l’usage du travail des enfants. Sur le plan de la protection sociale, l’absence de relation de travail formelle pour une masse importante de salariés fait en sorte que ces derniers ne peuvent avoir accès aux avantages sociaux dont l’existence dépend d’un contrat de travail. Enfin, l’inexistence de modes indépendants de représentation des travailleurs pose un problème pour la réalisation de l’objectif du dialogue social. À ces défis s’ajoutent les différents enjeux reliés à la privatisation du droit international du travail, phénomène illustré par l’adoption par les entreprises transnationales de codes de conduite corporatifs mais également par l’apparition d’autres modèles de régulation des relations de travail dans l’ETN, dont les ACI77. À ce sujet, la faiblesse du contenu normatif de certaines formes privées de régulation pose certains problèmes pour la réalisation effective des droits fondamentaux des travailleurs. De même, le caractère unilatéral de certaines d’entre elles semble laisser peu de place au dialogue social. Il faut toutefois souligner le rôle structurant joué par la Déclaration de 1998 de l’OIT qui est devenue le pivot de plusieurs initiatives et qui procure un indicateur de la valeur normative du contenu des modes privés de régulation. L’une des réussites de cet instrument, destiné au départ à régir la conduite des États, est d’ailleurs son appropriation par les acteurs

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Déclaration de 2008 sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, op. cit., note 6, art. II. A. v).  S. Barrientos, « Global Production Systems and Decent Work », Working paper no 77, Policy Integration Department, Geneva, International Labour Organisation, 2007, pp. 1‑2. 77  Voir R.‑C. Drouin, « Responsabiliser l’entreprise transnationale : portrait d’une normativité du travail en évolution », op. cit., note 8. 76

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sociaux et son rayonnement au-delà de l’OIT78. On peut maintenant affirmer que tout instrument privé ne protégeant pas les quatre catégories de droit protégées par la Déclaration de 1998 souffrirait d’un manque de crédibilité et de légitimité. Bien que l’on puisse être sceptique quant aux motivations poussant les entreprises à adopter un code de conduite corporatif ou à devenir partie prenante d’autres initiatives de régulation transnationale du travail, l’engagement à promouvoir les droits fondamentaux des travailleurs peut, s’il est sincère, être crucial dans la promotion du travail décent. En effet, dans la vision du travail décent véhiculée par l’OIT et influencée par les travaux d’Amartya Sen sur le développement comme une expansion des capacités de chacun79, « [l]a réalisation des droits fondamentaux n’est pas seulement un but en soi ; c’est aussi un facteur qui détermine la capacité des gens de réaliser leurs aspirations. Les principes et droits fondamentaux au travail constituent donc le socle du travail décent »80. D’orientation procédurale, les droits fondamentaux au travail permettent aux individus d’intégrer le marché du travail avec la garantie de conditions d’échange minimales, assurant à tout le moins leur liberté81. L’approche des capacités de Sen met aussi l’accent sur l’aspect participatif du développement, ce qui pour certains impliquerait le développement de la capacité de s’exprimer, d’avoir une voix au chapitre82, ce qui rappelle dans une certaine mesure l’aspect démocratique inhérent à la notion de citoyenneté industrielle83. On retrouverait donc dans la notion de citoyenneté au travail adaptée au contexte global, ou du moins à l’échelle de l’entreprise transnationale, et fondée sur l’objectif de travail décent la même visée d’une participation démocratique dans les milieux de travail, mais présentée toutefois sous le jour du « dialogue social ». En 2001, le Directeur général de l’OIT présentait d’ailleurs le travail décent ainsi : « C’est à travers la représentation que chacun se fait du travail décent que s’exprime le mieux son objectif. Qui dit travail décent dit emploi et perspectives d’avenir, conditions de travail, possibilités de concilier travail et vie de famille, de scolariser ses enfants ou de les soustraire à l’exercice prématuré d’une activité économique. Qui dit travail décent dit aussi égalité entre hommes et femmes, reconnaissance des mérites, possibilité donnée aux femmes de choisir 78

I. Duplessis, « La Déclaration de l’OIT relative aux droits fondamentaux au travail : une nouvelle forme de régulation efficace ? », Relations industrielles, vol. 59, 2004, p. 52.  A. Sen, Development as Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1999 ; A. Sen, « Capability and Well Being », in M. Nussbaum et A. Sen (eds.), The Quality of Life, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 30. 80  BIT, « Réduire le déficit de travail décent. Un défi mondial », Rapport du Directeur général, Conférence internationale du travail, 89e session, Genève, 2001, pp. 29‑30. 81  B. Langille, « Seeking Post-Seattle Clarity – and Inspiration », in J. Conaghan, R. M. Fischl et K. Klare (eds.), Labour Law in an Era of Globalization, Oxford and New York, New York University Press, 2002, p. 137, p. 154. 82   Nous faisons ici référence à la notion de capability for voice développée et utilisée par plusieurs chercheurs. Voir notamment : J.‑M. Bonvin, « Individual Working Lives and Collective Action. An introduction to Capability for Work and Capability for Voice », Transfer, vol. 18, 2012, p. 9 ; J.‑M. Bonvin et E. Moachon, « Assessing Employee Voice in Restructuring Processes against the Capability Approach. A Case Study in the Swiss Metal Sector », The International Review of Management Studies, vol. 23, 2012, p. 158. 83  On retrouve d’ailleurs cette association entre les « capabilities for voice » et la démocratie dans la littérature relative aux implications des travaux de Sen sur le développement des politiques sociales. Voir : O. De Leonardis, S. Negrelli et R. Salais (eds.), Democracy and Capabilities for Voice, Bruxelles, Peter Lang, 2012. 79

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et de maîtriser leur vie ; capacité de trouver sa place sur le marché du travail, de suivre l’évolution technologique et de rester en bonne santé. Le travail décent, c’est pouvoir donner libre cours à l’esprit d’entreprise, recevoir une part équitable de la richesse que l’on a contribué à créer et ne pas subir de discrimination ; c’est faire entendre sa voix sur le lieu de travail et dans sa communauté »84 (notre soulignement).

Dans la perspective de l’OIT, l’avancement des droits des travailleurs est fondé sur la représentation, la possibilité d’avoir voix au chapitre et la collaboration. Le dialogue social est ainsi considéré non seulement comme un objectif en soi, mais comme un moyen de promouvoir les autres objectifs stratégiques du travail décent. Le dialogue social serait ainsi particulièrement important dans l’élaboration de normes du travail puisque le concept de travail décent implique, comme le souligne Jean-Michel Servais, « la concertation, engage à rechercher l’appui des partenaires sociaux dans la conception, la rédaction et la mise en pratique des lois sur le travail (…) »85. Cette orientation rejoint différentes théories de la régulation, tels le droit réflexif86 et la démocratie délibérative87, qui prônent la participation des acteurs sociaux dans l’élaboration des normes qui les gouvernent, entre autres par souci d’efficacité et de légitimité. Ces théories originellement pensées en fonction du droit étatique ont été transférées par certains auteurs à la régulation transnationale du travail dans l’entreprise88. Ainsi, l’objectif de participation démocratique, qui à l’aune de la citoyenneté industrielle se présentait sous la forme de la négociation collective et semblait en déclin, est ici revitalisé par le concept du travail décent. Il est vrai que l’affirmation de l’autonomie collective et la négociation collective se présentent maintenant sous le jour peut-être plus acceptable du dialogue social. On se doit donc d’être prudent, car le changement est non seulement sémantique, mais aussi conceptuel, puisque le dialogue social et la négociation collective impliquent deux processus différents, même si l’un et l’autre peuvent toutefois s’appuyer. C’est d’ailleurs la logique sous-tendant les ACI puisque les structures de dialogue social globales qu’ils établissent visent à favoriser l’exercice de la liberté d’association et de la négociation collective. Les accords-cadres peuvent donc être envisagés comme un instrument de la citoyenneté au travail dans l’entreprise transnationale fondé sur l’affirmation des droits fondamentaux des travailleurs et le dialogue social. Il s’agit d’une expérience démocratique délibérative qui permet à la fois de définir et de trouver les moyens de mise en œuvre des droits fondamentaux au travail 84

BIT, Réduire le déficit de travail décent. Un défi mondial, op. cit., note 77, pp. 7‑8.  J.‑M. Servais, « Politique de travail décent et mondialisation : réflexions sur une approche juridique renouvelée », Revue internationale du travail, vol. 143, 2004, p. 203, p. 204. 86  G. Teubner, Law as an Autopoietic System, Oxford, Blackwell, 1993 ; R. Rogowski et T. Wilthagen, Reflexive Labour Law. Studies in Industrial Relations and Employment Regulation, Deventer and Boston, Kluwer, 1994. 87  J. Bohman, Public Deliberation : Pluralism, Complexity and Democracy, Cambridge (Mass.), Massachusetts Institute of Technology Press, 1996 ; O. Gerstenberg et C. Sabel, « Directly-Deliberative Polyarchy : An Institutional Ideal for Europe ? », in C. Joerges et R. Dehousse (eds.), Good Governance in Europe’s Integrated market, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 289. 88  A. Fung, « Deliberative Democracy and International Labour Standards », Governance : An International Journal of Policy, Administration, and Institutions, vol. 16, 2003, p. 51. 85

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dans l’ETN. Ce processus d’apprentissage, nous l’avons expliqué précédemment, reste néanmoins fragile, car les bases du dialogue social peuvent en tout temps être remises en question par l’entreprise et le contre-pouvoir des associations syndicales dans le contexte international demeure très faible malgré la possibilité d’actions de solidarité, comme les campagnes de dénonciation des pratiques des entreprises. Comment, alors, les acteurs sociaux moins dominants peuvent-ils construire la citoyenneté au travail dans un monde décentré ?

B.  La construction de la citoyenneté au travail dans un monde décentré L’affirmation sur le plan international de principes et de droits fondamentaux au travail universels et l’avancement de l’objectif global du travail décent signifient que la recherche de la citoyenneté au travail n’a plus à être limitée aux frontières nationales. D’ailleurs, sur le plan pratique, la promotion des droits des travailleurs est de plus en plus le fait de mouvements sociaux transnationaux dont les activités transcendent les frontières étatiques. Cette société civile globale véhicule une vision participative et démocratique de la citoyenneté. Elle s’exprime parfois par le biais de campagnes visant à mettre à jour et faire cesser les atteintes aux droits des travailleurs. Elle cherche également à mettre en place des instruments de régulation sociale transnationale pour encadrer les activités des ETN. Les ACI logent à cette enseigne. La citoyenneté au travail ainsi promue ne peut se construire uniquement autour de l’État ou même d’institutions internationales qui assureraient, à la manière de l’État, la protection des droits fondamentaux des travailleurs. Dans un monde décentré, comment la citoyenneté au travail transnationale se construit-elle ? Une vision décentrée de la régulation met au premier plan la notion du pluralisme juridique, cette idée que la société est composée de différents ordres juridiques formels et informels. C’est dans cette perspective pluraliste que Gunther Teubner s’inscrivait lorsqu’il décrivait le processus de création d’un droit global, à l’extérieur de l’État89. Selon sa thèse principale, le droit global proviendrait des « périphéries sociales » et non des centres politiques de l’État-nation et des organisations internationales. De son point de vue, la société elle-même serait le centre des développements juridiques, par la création de réseaux et la croissance des communautés épistémiques : « The social source of global law is not the lifeworld of globalized personal networks, but the proto-law of specialized, organizational and functional networks which are forming a global, but sharply limited, identity. The new living law of the world is nourished not from stores of tradition but from the ongoing self-reproduction of highly technical, highly specialized, often

89  G. Teubner, « ‘Global Bukowina’ : Legal Pluralism in the World Society », in G. Teubner (ed.), Global Law Without a State, Aldershot, Dartmouth, 1997, p. 3.

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formally organized and rather narrowly defined, global networks of an economic, cultural, academic or technological nature »90.

Contrairement au droit national, ce droit global serait exposé aux intérêts des acteurs sociaux et aux pressions extérieures, fragmenté, et se présenterait sous la forme d’un droit mou, énonçant des règles et principes généraux non exécutoires, mais flexibles et facilement adaptables au changement. Ainsi, de nouveaux régimes privés de régulation seraient formés par différentes organisations, dont les entreprises transnationales, pour répondre à leurs besoins d’anticipation des risques et de gestion des conflits91. Si les propos de Teubner sur la production du droit global nous éclairent quant aux pratiques d’autorégulation des organisations et des réseaux, ils apportent peu en ce qui concerne le rôle néanmoins possible du droit étatique dans ce processus, ou sur les interactions entre le droit formel et informel. Francis Snyder suggère quant à lui une vision du pluralisme juridique global qui comprend à la fois un aspect structurel et relationnel92. Sur le plan structurel, le concept implique une variété d’institutions, de normes et de mécanismes de résolution des différends qui sont situés et produits à différents endroits autour du monde. Ces sites incluent la gamme complète de normes juridiques étatiques, supranationales, internationales et même privées, allant par exemple du droit américain, au droit de l’Union européenne, à celui de l’Organisation mondiale du commerce et pour également englober les codes de conduite des entreprises transnationales. Sur le plan relationnel, Snyder envisage la relation entre ces différents sites comme étant complexe et diverse sur le plan de la structure et des processus : « sites may be autonomous and even independent, part of the same or different regimes, part of a single system of multi-level governance, or otherwise interconnected. In terms of process, they may be distinct and discrete, competing, overlapping, or feed into each other »93. Les observations de Snyder sur les différents sites de régulation dans les chaînes de production globale de l’industrie du jouet l’amènent à tirer la conclusion que les acteurs stratégiques, tels les gouvernements, les entreprises et autres organisations, jouent un rôle important dans le développement de différents sites de régulation par le biais de l’utilisation des cadres régulatoires et normatifs déjà existants94. Il note également que ces sites, qui peuvent être basés sur le marché ou sur des institutions de type étatiques, s’appuient et contribuent à la vie des autres sites du pluralisme juridique global95. Les travaux sur la notion d’internormativité développée par Sousa Santos dans ses travaux sur la mondialisation et la postmodernité amènent une approche 90

Ibidem, p. 7.  G. Teubner, « Global Private Regimes : Neo-Spontaneous Law and Dual Constitution of Autonomous Sectors in World Society », in K.‑H. Ladeur (ed.), Public Governance in the Age of Globalization, Ashgate, Aldershot, 2004, 74. 92  F. Snyder, « Governing Economic Globalisation : Global Legal Pluralism and EU Law », in Fr. Snyder (ed.), Regional and Global Regulation of International Trade, Oxford, Hart Publishing, 2002, p. 1. 93   Ibidem, p. 12. 94   Ibidem, p. 43. 95   Ibidem, p. 44. 91

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supplémentaire quant à l’articulation des relations entre les différentes normes impliquées dans l’étude de la régulation transnationale du travail. Pour lui, l’internormativité est la contrepartie du pluralisme juridique, l’intersection entre différents ordres juridiques96. Différents modes d’interactions sont considérés comme possibles entre des régimes formels et informels : « As Santos observed, sometimes the non-state system mimics, borrows or adapts from the state. At other times it inverts the legal concepts used by the state, possibly through the use of legal fictions. At others still, there is a feedback effect in which concepts originating with the state are partially transformed through their use in the non-state system and reabsorbed in this changed condition back into the state legal system. The non-state system may also define itself against the state system by omission, for example by consciously not acting in an area that the state occupies. (…) In short, the unofficial system operates to some extent on the reflected authority of the state law or ‘in the shadow’ of state law »97.

Le concept d’internormativité nous sensibilise aux multiples formes d’interrelations entre différentes normes et procure ainsi des outils pour explorer les intersections entre certains instruments normatifs, dont les ACI. Nous l’avons vu, ces derniers se développent essentiellement selon cinq trajectoires de négociation. Les deux premières, soit de tirer profit d’un conflit de travail ou d’une situation de violations des droits des travailleurs et la création d’une alliance syndicale internationale, se fondent essentiellement sur des mécanismes de marché. Dans le premier cas, les FSI font valoir aux entreprises les avantages sur le plan économique et de la gestion des risques de la signature des ACI. Dans le deuxième cas, on utilise la force collective des salariés pour convaincre l’employeur de négocier. L’élaboration des ACI repose toutefois en grande partie sur l’existence d’espaces de dialogue créés par les systèmes nationaux de droit du travail, par la Directive européenne sur les comités d’entreprise européens98 et, de manière incidente, par le Pacte mondial des Nations Unies. L’étude des trajectoires de négociation des ACI révèle donc le rôle, dissimulé à première vue, des institutions étatiques de régulation du travail dans l’émergence de ces régimes informels de régulation. Ainsi, les ACI se développent dans une perspective de pluralisme juridique global en s’appuyant sur des cadres normatifs formels et informels existants et non dans un vide. Sur le plan structurel, les ACI sont relativement autonomes des autres sites de régulation, sauf lorsqu’ils sont négociés et mis en œuvre dans le cadre d’un comité d’entreprise européen. Ils sont alors englobés dans ce régime de 96

B. de Sousa Santos, Towards a New Common Sense. Law, Science and Politics in the Paradigmatic Transition, London and New York, Routledge, 1995, p. 473. 97  D. Kingsford Smith, op. cit., note 23, p. 113. 98   Directive 94/45/CE du conseil du 22 septembre 1994 concernant l’institution d’un comité d’entreprise européen ou d’une procédure dans les entreprises de dimension communautaire et les groupes d’entreprises de dimension communautaire en vue d’informer et de consulter les travailleurs, J.O., L 254, 30 septembre 1994, p. 64.

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consultation et d’information des travailleurs et leur autonomie est relativement limitée. Sur le plan des processus, les interactions entre différents sites de régulation prennent un certain nombre de formes. Dans l’étude du contenu des ACI, on note des cas d’imitation, d’emprunt et d’adaptation des normes et mécanismes de mise en œuvre provenant d’autres sites de régulation, principalement de l’OIT. Sur le plan de la relation entre les ACI et d’autres sites de régulation, on observe notamment qu’ils peuvent être en concurrence99, coexister100 ou encore évoluer de concert les uns avec les autres101. Malgré l’absence de cadre juridique pour la négociation collective transnationale, les FSI ont réussi à promouvoir leur modèle de régulation en se basant entre autres sur les sites de régulation existants. On peut prévoir que ces interactions normatives s’intensifieront dans le futur compte tenu des recherches sur l’intégration des ACI dans les systèmes juridiques nationaux102 et des développements possibles quant à l’encadrement juridique de la négociation collective transnationale au niveau européen103. La citoyenneté au travail à l’échelle de l’entreprise transnationale se construit ainsi à partir de structures et de normes existantes qui sont mobilisées de façon stratégique par les acteurs sociaux. L’étude des ACI confirme enfin la thèse de Teubner sur le droit global se développant aux périphéries et le constat d’un droit mou, exposé aux intérêts des parties, au contenu flexible, mais qui n’est pas perçu – du moins pour le moment – comme exécutoire.

V. Conclusion Que nous apporte, en définitive, l’utilisation des concepts de citoyenneté industrielle et de citoyenneté au travail comme cadre d’analyse du développement des ACI ? Alors que la notion de citoyenneté industrielle nous permet un retour historique sur le développement de la négociation collective et la garantie des droits sociaux par l’État, celle de citoyenneté au travail nous amène à porter notre regard sur le concept de travail décent et la construction d’une régulation internationale du travail décentrée. Malgré les différences importantes entre les deux notions, elles reposent néanmoins sur une aspiration commune, celle de l’absence de marchandisation du travail, de l’affirmation du respect de la dignité des salariés et de l’expression démocratique de leurs voix dans les milieux de travail.

99

Par exemple, avec les codes de conduite corporatifs.   Dans les cas où les entreprises sont impliquées dans plusieurs initiatives de régulation sociale, dont les ACI.   C’est le cas de la relation entre les ACI et la directive de 1994 sur les comités d’entreprise européens, précitée, note 98. 102  Voir notamment : A. Sobczak, « Legal dimensions of international framework agreements in the Field of Corporate Social Responsibility », in K. Papadakis (ed.), Cross-border Social Dialogue and Agreements : An Emerging Global Industrial Relations Framework ?, Genève, OIT, 2008, p. 115 ; A. L. Goldman, « Enforcement of International Framework Agreements Under U.S. Law », Comparative Labor Law & Policy Journal, vol. 33, 2011-2012, p. 605 ; K. Banks et E. Shilton, « Corporate Commitments to Freedom of Association : Is there a Role for Enforcement Under Canadian Law ? », Comparative Labor Law & Policy Journal, vol. 33, 2011-2012, p. 495. 103  Voir I. Schömann et al., op. cit., note 13. 100 101

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Renée-Claude Drouin

La négociation collective fut au cœur du développement de la citoyenneté industrielle, avant même le développement des politiques sociales associées à l’État providence. Le déclin de cette citoyenneté associé à la mondialisation et aux changements importants ayant bouleversé le monde du travail dans les dernières décennies met en relief la faiblesse d’un modèle fondé sur l’archétype du travailleur masculin, salarié à temps plein, bénéficiant d’une relative sécurité d’emploi et engagé dans une industrie productive de type fordiste. Par le biais des ACI, les FSI essaient aussi de promouvoir la négociation collective, mais cette fois-ci au niveau transnational. Afin d’éviter les embûches auxquelles le développement de la citoyenneté industrielle s’est heurté, ces organisations syndicales internationales devront entre autres prendre en considération la diversité de la maind’œuvre embauchée dans les réseaux de production des entreprises transnationales et leurs conditions particulières. Bien que la citoyenneté industrielle et le concept associé de pluralisme industriel soient à juste titre remis en question, leur analyse permet de constater l’importance d’institutions entourant les rapports collectifs de travail et de mécanismes indépendants de mise en œuvre des conditions de travail négociées par les parties. Il s’agit là d’une deuxième leçon à tirer de l’étude de la citoyenneté industrielle pour le développement futur des ACI. La nouvelle citoyenneté au travail est quant à elle un concept en émergence, qui comporte un certain aspect expérimental104. En effet, malgré l’attrait des politiques keynésiennes en raison de leur apport indéniable au développement de l’État social au 20e siècle, il semble difficile de simplement retourner à celles-ci105. De nouvelles façons de réaliser la citoyenneté au travail doivent donc être recherchées et c’est dans cette optique que la notion de travail décent mise de l’avant par l’OIT a été suggérée comme fondement de la citoyenneté au travail. Fortement inspiré de la théorie des capacités d’Amartya Sen, le travail décent met l’accent sur l’importance du dialogue social pour la réalisation des droits fondamentaux des travailleurs. Dans un monde décentré, la construction des instruments juridiques sous-tendant la réalisation de cette citoyenneté au travail inspirée par l’idéal du travail décent se fait par le biais d’un bricolage normatif créatif : les acteurs sociaux, se basant sur les forces du marché et les structures juridiques existantes, développent des modèles de régulation du travail adaptés à l’entreprise transnationale et répondant aux besoins de gestion des risques. Ces nouveaux instruments normatifs sont toutefois bien peu contraignants et laissent le plus souvent le dernier mot à l’entreprise dans l’application des droits qu’ils énoncent. La citoyenneté au travail transnationale serait-elle donc aléatoire ? Ou pour reprendre notre question de départ, peut-on réellement promouvoir la citoyenneté au travail par le biais des codes de conduite et autres types de régulation transnationale du travail ?

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M. Coutu et G. Murray, « Vers une nouvelle citoyenneté au travail ? », in M. Coutu et G. Murray, op. cit., note 2, p. 453, à la p. 472.   Ibidem, p. 465 ; voir également R. Salais, « Labour, Capabilities and Situated Democracy », à paraître in, A. Serrano et al. (eds.), Alternatives to Flexicurity : New Concepts and Approaches, Madrid, 2012.

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Accords-cadres internationaux

On peut aussi se demander si le concept de citoyenneté de l’entreprise ne serait pas mieux adapté à l’étude des phénomènes de responsabilité sociale de l’entreprise. Contrairement aux notions de citoyenneté industrielle ou du travail qui réfèrent à l’acquisition de droits par les salariés, il vise plutôt l’attribution d’obligations aux entreprises dans un contexte global, le plus souvent par des mécanismes de soft law106. Or, les ACI visent à se distinguer des autres initiatives de responsabilité sociale de l’entreprise en insistant sur l’importance du dialogue social et de la négociation collective transnationale. Sans préjuger de l’utilité du concept de citoyenneté de l’entreprise, on peut malgré tout conclure que l’enseignement majeur à tirer du cadre d’analyse fondé sur la citoyenneté industrielle et la citoyenneté du travail est le rôle crucial des pratiques démocratiques dans les milieux de travail. C’est, en définitive, ce genre de pratiques que les FSI cherchent à établir par le biais de la négociation des ACI. Renée-Claude Drouin Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal e-mail : renee-claude.drouin@umontreal.ca

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G. Mundlak, « Industrial Citizenship, Social Citizenship, Corporate Citizenship : I Just Want my Wages », Theoretical Enquiries in Law, vol. 8, 2007, p. 719, pp. 735‑737.

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La croix et les juges de la Cour européenne des droits de l’homme : les enseignements des affaires Lautsi, Eweida et Chaplin The Crucifix and the Judges of the European Court of Human Rights : lessons from the Lautsi, Eweida and Chaplin Cases Cécile Mathieu, Serge Gutwirth et Paul De Hert*

Résumé

Abstract

L

S

es questions relatives à l’exhibition de la croix chrétienne n’ont pas, jusqu’à présent, occupé une place aussi importante dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que celles relatives à d’autres signes religieux, comme le foulard islamique et le turban sikh. Dans la célèbre affaire Lautsi, la Grande chambre a consacré la compatibilité de l’affichage obligatoire des crucifix dans les salles de classe italiennes avec l’article 2 du Premier protocole additionnel de la Convention. Dans le très récent arrêt Eweida et autres, la Cour a, entre autres, conclu qu’une interdiction de porter une croix en pendentif sur le lieu de travail pouvait constituer une violation de l’article 9 de la Convention si elle n’était pas proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis par l’employeur. Il est difficile, à première vue, de comparer ces deux arrêts et d’en évaluer l’impact sur la jurisprudence de la Cour. Lautsi peut, au premier regard, sembler représenter une évolution par rapport à la jurisprudence antérieure, caractérisée par une attitude bienveillante à l’égard des restrictions à la liberté de religion fondées sur les principes de neutralité et de laïcité de l’État. Mais l’analyse de l’arrêt de Grande chambre montre que ce dernier

o far, questions relating to the exhibition of the Christian cross have not attracted as much attention in the European Court of Human rights’ case law as cases about other religious signs such as the Islamic headscarf and the Sikh turban. This article analyses the Grand Chamber decision in the famous Lautsi case, which rules that the compulsory display of crucifixes in Italian classrooms is compatible with Article 2 of the first additional Protocol to the Convention, and the very recent Eweida and others case, which finds that a prohibition to wear jewellery, including crucifixes, in the workplace, could constitute a violation of article 9 of the Convention if it is not proportionate to the legitimate aims pursued by the employer. It is at first sight difficult to compare these two rulings and to assess their potential impact on the Court’s case law. Lautsi might be perceived as an evolution compared to previous case law, characterised by a benevolent attitude towards bans on religious signs justified by State neutrality and secularism. But the Grand Chamber’s decision seems in fact quite consistent with the Court’s classic approach, which postulates that states’ policies in relation to religious signs fall within the

*  Les auteurs souhaitent remercier Julie Ringelheim pour ses relectures et suggestions.

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La croix et les juges de la Cour européenne des droits de l’homme

s’inscrit dans l’approche classique de la Cour, consistant à considérer que les politiques étatiques en matière de signes religieux relèvent de la marge nationale d’appréciation. La Cour prend, dans Eweida, une approche plus active et ne se retranche plus derrière la marge d’appréciation des États. La spécificité des faits de l’espèce est cependant de nature à nuancer sa portée.

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national margin of appreciation. In Eweida, the Court takes a more active approach and does not hide behind the margin of appreciation. The factual specificity of the case however limits the decision’s scope.

S

i le foulard islamique et le turban sikh ont déjà retenu à de nombreuses reprises l’attention de la Cour européenne des droits de l’homme et en son temps, de la Commission européenne des droits de l’homme1, les contestations portant sur les croix et crucifix sont beaucoup moins nombreuses et plus récentes. L’affaire Lautsi diffère fondamentalement des affaires mentionnées ci-dessus car elle concerne, non pas le port d’un signe religieux par une personne, mais l’affichage d’un symbole, le crucifix, par un État. Vu la grande publicité qu’a connue l’affaire, il est probablement superflu de rappeler les faits. Succinctement, Madame Lautsi, mère de deux enfants scolarisés dans une école publique italienne, avait demandé que les crucifix ornant les murs de l’école soient retirés. Le conseil scolaire avait, à la majorité de ses membres, refusé d’accéder à sa demande. Après une procédure judiciaire auprès du tribunal administratif de Vénétie et du Conseil d’État italien qui n’avait pas porté ses fruits, Madame Lautsi introduisit une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, qui conclut2 que l’affichage de crucifix dans les salles de classes des écoles publiques italiennes emportait violation du droit de la requérante au respect de ses convictions dans l’éducation de ses 1

Voy. sur l’interdiction du port du foulard islamique dans les universités turques : Cour eur. D.H. (GC), arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005, req. no 44774/98 ; en ce qui concerne une enseignante dans une université turque : Cour eur. D.H. (2e sect.), déc. (irrec.) Kurtulmus c. Turquie, 24 janvier 2006, req. no 65500/01 ; sur le refus des autorités universitaires turques de fournir une attestation aux motifs que la requérante portait le foulard islamique sur la photo d’identité qu’elle présentait : Com.E.D.H. (plén.), déc. (irrec.) Karaduman c. Turquie, 3 mai 1993, req. no 16278/90 ; sur l’interdiction du foulard dans des écoles publiques turques à vocation religieuse : Cour eur. D.H. (2e sect.), déc. (irrec.) Kose c. Turquie, 24 janvier 2006, req. no 26625/02 ; sur les décisions concernant l’interdiction du port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques françaises : Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) Tuba Aktas c. France, 30 juin 2009, req. no 43563/08, Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) Hatice Bayrak c. France, 30 juin 2009, req. no 14308/08, Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) Gamaleddyn c. France, 30 juin 2009, req. no 18527/08, Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) Ghazal c. France, 30 juin 2009, req. no 29134/08), Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) Jasvir Singh c. France, 30 juin 2009, req. no 25463/08, Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) Ranjit Singh c. France, 30 juin 2009, req. no 27561/08 ; sur l’interdiction du port du foulard islamique lors des cours de gymnastiques dans des écoles françaises : Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Dogru c. France, 4 décembre 2008, req. no 27058/05, Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Kervanci c. France, 4 décembre 2008, req. no 31645/04) ; sur le licenciement d’une institutrice dans une école maternelle suisse pour avoir porté le foulard islamique : Cour eur. D.H. (2e sect.), déc. (irrec.) Dahlab c. Suisse, 15 février 2001, req. no 42393/98 ; sur l’obligation du port du casque sur une motocyclette qui impliquait le retrait du turban sikh : Com. E.D.H. (plén.), déc. (irrec.) X c. Royaume-Uni, 12 juillet 1978, req. no 7992/77 ; sur l’obligation de fournir une photo d’identité tête nue, donc sans turban, pour obtenir le renouvellement du permis de conduire : Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) Mann Singh c. France, 13 novembre 2008, req no 24479/07 ; sur l’obligation de retirer le turban lors de contrôles de sécurité à l’aéroport : Cour eur. D.H. (2e sect.), déc. (irrec.) Phull c. France, 11 janvier 2005, req. no 35753/03 ; sur l’obligation de retrait d’un voile aux fins de vérification d’identité pour entrer dans un bâtiment public : Cour eur. D.H. (3e sect.), déc. (irrec.) El Morsli c. France, 4 mars 2008, req. no 15585/06. 2  Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Lautsi c. Italie, 3 novembre 2009, req. no 30814/06. Nous commentions cette affaire en mai 2010 (C. Mathieu, S. Gutwirth, P. De Hert, « Liberté religieuse : vers un devoir de neutralité de l’État dans l’enseignement public ? », J.D.E., no 69, 2010, pp. 134‑138).

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Cécile Mathieu, Serge Gutwirth et Paul De Hert

enfants (article 2 du Protocole additionnel3), ainsi que le droit de ces derniers de croire ou ne pas croire et donc leur liberté de religion (article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le 18 mars 2011, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a révisé4, par quinze voix contre deux, l’arrêt Lautsi. Très récemment, le 15 janvier 2013, la Cour s’est pour la première fois prononcée, dans l’arrêt Eweida et autres, sur le port de la croix par des employés5. L’arrêt concerne quatre affaires, assez différentes les unes des autres, qui ont en commun de concerner des chrétiens qui estimaient que leurs obligations professionnelles entraient en conflit avec leurs convictions religieuses. La première affaire concerne Madame Eweida, employée de British Airways de confession copte, qui avait protesté contre le code vestimentaire imposé par la compagnie, lui imposant de dissimuler la croix qu’elle portait en pendentif sous la cravate réglementaire. Souhaitant porter sa croix de manière visible, elle avait refusé plusieurs fois de se soumettre aux injonctions de la compagnie. Les règles finirent par être modifiées, suite notamment à de nombreuses critiques dans les médias, mais Madame Eweida introduisit toutefois une action en justice pour récupérer les sommes retenues sur son salaire en raison de ses absences6. Cette action ne fut pas couronnée de succès et Madame Eweida intenta une procédure devant la Cour européenne contre le Royaume-Uni, arguant la violation de l’article 9 de la Convention (liberté de religion)7 seul ou lu isolément avec l’article 14 de la même Convention (nondiscrimination)8. La seconde affaire est également relative au port de la croix. Madame Chaplin, infirmière à la section gériatrie d’un hôpital, s’était également vu interdire le port d’une croix, pour des raisons de sécurité9. Ayant introduit une action en justice au niveau national, laquelle n’avait pas abouti, elle s’adressa également à la Cour européenne. Les deux requêtes connurent un sort différent, puisque la Cour conclut à la violation de l’article 9 dans le cas de Madame Eweida, et à la non-violation dans le cas de Madame Chaplin. Notons ici que l’arrêt Eweida visait également deux autres requêtes, concernant le refus d’accomplir certaines tâches, respectivement l’enregistrement des unions civiles entre personnes du même sexe et les conseils en matière « psycho-sexuelle » aux couples de personnes 3

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ». 4  Cour eur. D.H. (G.C.), arrêt Lautsi c. Italie, 18 mars 2011, req. no 30814/06. Les notes de bas de page de la présente contribution renvoyant à l’arrêt Lautsi se réfèrent, sauf mention contraire, à l’arrêt de la Grande Chambre. 5   Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni, 15 janvier 2013, req. nos 48420/10, 59842/10, 51671/10, 36516/10. Ci-après, l’arrêt Eweida. 6   Voy. exposé des faits, Eweida, §§ 9-17. 7   « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». 8  « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». 9   Voy. exposé des faits, Eweida, §§ 18-22.

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du même sexe. Ces deux affaires ne seront pas analysées ici10. De même, l’analyse des affaires au regard de l’interdiction des discriminations sur la base des convictions religieuses ne sera pas mentionnée ici car même si les juridictions britanniques ont analysé la question sous cet angle, la Cour a basé ces décisions sur l’article 9 et n’a pas a estimé que les affaires posaient des questions distinctes par rapport à l’article 1411. L’arrêt de la Grande Chambre dans Lautsi et l’arrêt Eweida concernent certes des matières très différentes – obligations de l’État en matière d’éducation publique dans un cas, exercice de la liberté de manifestation des convictions religieuses en milieu professionnel dans l’autre – mais méritent toutefois d’être examinés dans un même article. Au delà de la similarité de leurs objets matériels, les deux arrêts ont d’abord en commun d’avoir donné lieu à un débat intense. En effet, dans Lautsi, le recours devant la Grande Chambre s’est caractérisé par un nombre de tierces interventions quasiment sans précédent. Pas moins de dix-sept organisations non gouvernementales ou coalitions d’organisations gouvernementales ont déposées des demandes en ce sens, parmi lesquelles six ont été accueillies, tout comme les demandes émanant de dix États membres et celle émanant de trentetrois membres du Parlement Européen agissant collectivement. Dans Eweida, quatorze organisations, dont plusieurs organisations de défense des chrétiens, y compris une qui était intervenue dans la procédure devant la Grande Chambre dans Lautsi12, sont intervenues au cours de la procédure écrite. Par ailleurs, des rapprochements peuvent toutefois êtres faits entre les deux arrêts. Parmi les nombreuses critiques qui ont été exprimées à l’égard de l’arrêt Lautsi, le manque de cohérence par rapport à la jurisprudence de la Cour relative au droit au respect des convictions philosophiques et religieuses dans l’enseignement13 a certes été pointé, mais le double standard de la Cour qui, en qualifiant le crucifix de symbole « essentiellement passif » serait plus bienveillante à l’égard du crucifix que du foulard islamique14 et le recours abusif à la doctrine de la marge d’appréciation ont également retenu l’attention des commentateurs15. 10   Voy. à ce sujet : S. Smets, « Eweida, Part II : The Margin of Appreciation Defeats and Silences all », 23 janvier 2013, publié sur le blog Strasbourg Observers, http://strasbourgobservers.com/2013/01/23/eweida-part-ii-the-margin-ofappreciation-defeats-and-silences-all/ (consulté le 31 janvier 2013) ; N. Hervieu, « Liberté de religion (Art. 9 et 14 CEDH) : Un nouvel équilibre européen dans l’appréhension des convictions religieuses au travail » [PDF], Lettre « Actualités Droits-Libertés du CREDOF », 24 janvier 2013, http://revdh.org/2013/01/24/nouvel-equilibre-europeenapprehension-convictions-religieuses-au-travail/ (consulté le 31 janvier 2013), spéc. le point 3°. 11   Les raisons pour lesquelles il n’était pas nécessaire d’examiner la demande sous l’angle de l’article 14, lu en combinaison avec l’article 9, étaient différentes. Dans le cas de Madame Eweida, la Cour avait déjà conclu à la violation de l’article 9 isolément (Eweida, § 95) ; dans le cas de Madame Chaplin, la Cour a simplement mis en avant que les critères qu’elle appliquerait le cas échéant seraient les mêmes que ceux pris en compte pour conclure à la non-violation de l’article 9 et que le résultat serait donc identique. 12   Il s’agit de l’European Centre for Law and Justice (http://eclj.org/). 13   Voy. N. Hervieu, « Crucifix dans les salles de classe : la capitulation de la Cour européenne des droits de l’homme », Actualités Droits-Libertés, 21 mars 2011, publié sur le blog « Combats pour les droits de l’homme » à l’adresse suivante : http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2011/03/21/crucifix-dans-les-salles-de-classes-lacapitulation-de-la-cour-europeenne-des-droits-de-l%E2%80%99homme-cour-edh-gc-18-mars-2011-lautsi-c-italie/ (consulté le 31 janvier 2013). 14   Voy. L. Zucca, « Lautsi : A commentary on a decision by the Ect HR Grand Chamber, I., vol. II, no 1, 2013, pp. 218-229, pp. 221-222. 15  L. Zucca, op. cit., p. 11.

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Or, ces dernières questions permettent un rapprochement avec l’arrêt Eweida, notamment pour s’interroger quant à la portée éventuelle des deux arrêts, Lautsi et Eweida, sur la question plus générale des restrictions au port d’autres signes religieux, comme le foulard islamique. Dans les lignes qui suivent, nous analyserons les arrêts Lautsi (I) et Eweida (II) et tenterons d’en dégager d’éventuels enseignements concernant les signes religieux de manière plus générale (III). Dans une première section (I), nous tenterons de décortiquer et d’exposer les différents éléments du raisonnement de la Grande Chambre qui l’ont conduite à réviser le premier arrêt Lautsi. La première sous-section de notre propos se penche sur la notion de symbole « essentiellement passif » employée par la Cour, notion que la Cour n’explique pas clairement et qui prête à confusion (A). Il semble que la Cour ait surtout voulu distinguer l’affichage d’un symbole du contenu d’un enseignement et préciser que sa jurisprudence précédente relative à l’article 2 du Protocole additionnel n’est pas applicable en l’espèce – et particulièrement les arrêts Folgero et Zengin dans lesquels la Cour avait conclu qu’un enseignement obligatoire de la religion violait le droit des parents au respect de leurs convictions dans l’éducation de leurs enfants parce qu’il accordait, qualitativement et quantitativement, une place trop grande à la religion majoritaire sans offrir une possibilité de dispense suffisamment accessible. La deuxième sous-section démontre toutefois que les arrêts Folgero et Zengin pouvaient fournir des critères pour évaluer la compatibilité de l’affichage obligatoire de crucifix dans les salles de classe d’écoles publiques et que la Grande Chambre a, selon nous, méconnu ces critères (B). Dans les troisième et quatrième sous-sections, nous nous pencherons sur les deux éléments qui complètent la conclusion de la Cour au sujet de la passivité du crucifix, à savoir la prise en compte du contexte particulier du système éducatif italien et l’absence de consensus quant à l’affichage du crucifix dans les écoles publiques au sein des États membres. La prise en compte du contexte, qui semble jouer un rôle important dans le raisonnement de la Cour en tant que « facteur de neutralisation » du crucifix pour reprendre l’expression utilisée par le Juge Rozakis dans son opinion concordante16, semble pour le moins sélective (C). La Cour tient également compte de l’absence de consensus au sein des États parties quant à la conformité avec le droit des parents au respect de leurs convictions philosophiques et religieuses dans l’enseignement. Cet élément, à première vue non dépourvu de pertinence politique17, pose problème au niveau de son appréciation juridique qui manque de rigueur. Par ailleurs, elle ouvre la porte à une large présence du concept de marge d’appréciation dans l’arrêt de la Cour, concept dont la portée reste incertaine (D). Dans la seconde partie, nous analyserons l’arrêt Eweida, en ce qui concerne les deux premières requêtes, c’est-à-dire celles qui concernent le port de croix en pendentif, 16

Opinion concordante du Juge Rozakis, à laquelle se rallie la juge Vajic, sous Lautsi, avant-dernier alinéa.   Ce dont témoignent les nombreuses interventions d’États parties et partisans à la cause.

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respectivement par une employée de British Airways et une infirmière (II). Dans un premier temps, nous verrons que la Cour confirme que l’établissement d’une ingérence dans la liberté de manifester ses convictions religieuses au sens de l’article 9, § 2, ne nécessite pas de prouver l’existence d’une prescription religieuse obligatoire et surtout, que la possibilité offerte à l’employé de mettre fin à l’ingérence en démissionnant, n’empêche pas l’existence de l’ingérence en question (A). Dans un second temps, nous nous pencherons sur l’évaluation de la Cour des intérêts des employeurs concernés et de la liberté de religion des requérantes. Affirmant l’importance de la liberté de religion, la Cour conclut qu’une ingérence dans la liberté de manifestation des convictions religieuses est disproportionnée lorsque les juridictions nationales accordent trop d’importance à l’intérêt de l’employeur de promouvoir une image de marque. Par contre, une ingérence motivée par des motifs de sécurité et de santé reste dans la marge d’appréciation des autorités nationales, qui sont mieux placées pour apprécier la nécessité de l’ingérence (B). Dans la troisième et dernière partie de la présente contribution, nous tenterons de dégager les enseignements des deux arrêts de la Cour, particulièrement en ce qui concerne les restrictions au port d’autres signes religieux, comme le foulard islamique. Vu que la Cour accepte, à quelques rares exceptions près, ce type de restrictions et semble admettre les principes de neutralité et de laïcité comme justifications de ces restrictions, nous nous demanderons si le revirement de la Cour dans Lautsi, qui semble de prime abord relativiser l’importance de la neutralité de l’État (A) et l’approche rigoureuse suivie dans Eweida pour examiner la nécessité d’ingérences dans la liberté de manifestation des convictions religieuses (B) sont de nature à annoncer une évolution de la jurisprudence de la Cour. Les différences d’objet et de contexte entre les affaires conduisent à nuancer leur portée (III).

I.  Le raisonnement de la cour dans l’arrêt Lautsi A.  Le crucifix comme symbole essentiellement passif Dans son analyse de l’affaire Lautsi, la Cour commence par rappeler que l’affichage des crucifix entre dans le champ d’application de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, qui garantit le droit au respect des convictions philosophiques et religieuses dans l’enseignement18. En effet, les devoirs qui s’imposent aux États dans le cadre de cet article le sont dans l’exercice de l’ensemble des fonctions d’enseignement et ne sont pas limités au contenu des programmes scolaires19. Elle remarque que la perception subjective d’un symbole religieux par la requérante ne suffit pas à concrétiser la violation de l’article précité et qu’il n’y a pas d’éléments qui attestent l’influence de l’affichage de symboles religieux sur de jeunes élèves20. Ensuite, la Cour poursuit en mettant en avant que tant la décision de perpé18

Voy. supra, note 3.   Voy. Lautsi, § 63.   Voy. Lautsi, § 66.

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tuer une tradition nationale ou non21 que la fixation des programmes scolaires22 relèvent de la marge d’appréciation des États. La mission de la Cour telle que celleci la définit consiste en principe : « (…) à respecter les choix des États contractants dans ces domaines, y compris quant à la place qu’ils donnent à la religion, dans la mesure toutefois où ces choix ne conduisent pas à une forme d’endoctrinement »23. Après avoir posé le cadre de son raisonnement, la Cour examine donc si en l’espèce le choix de l’Italie d’afficher le crucifix dans les écoles publiques est constitutif ou non d’endoctrinement. À cet égard, la Cour note tout d’abord que donner une place prépondérante à la religion majoritaire dans l’enseignement ou le contexte de celui-ci ne suffit pas pour établir l’existence d’un tel endoctrinement24. Cette constatation faite, la Cour ajoute ensuite que le crucifix est un « symbole passif ». Selon la Cour : « (L)e crucifix apposé sur un mur est un symbole essentiellement passif, et cet aspect a de l’importance aux yeux de la Cour, eu égard en particulier au principe de neutralité (…). On ne saurait notamment lui attribuer une influence sur les élèves comparable à celle que peut avoir un discours didactique ou la participation à des activités religieuses (…) ». Il s’agit ici d’une référence aux précédents arrêts Folgero25 et Zengin26, dans lesquels la Cour avait conclu à la violation de l’article 2 du Premier protocole et qui visaient, eux, le contenu de l’enseignement et une participation obligatoire à des activités religieuses27. Par ailleurs, la Cour constate encore qu’aucune forme de prosélytisme ne peut être reprochée en l’espèce aux enseignants28. Le crucifix est donc un symbole essentiellement passif et cette qualification n’est pas sans susciter une certaine perplexité car on ne perçoit pas, à première lecture, ce qu’elle recouvre. Selon Gabriel et Liviu Andrescu, il y a une ambiguïté entre deux interprétations possibles de la passivité du crucifix29. D’une part, il pourrait être considéré comme passif parce qu’« inactif », d’autre part, le terme « passif » pourrait renvoyer à sa nature « non contraignante ». Les auteurs concluent, sans doute à raison, qu’il ressort du raisonnement de la Cour que c’est la deuxième interprétation qui est la bonne, le symbole étant ensuite opposé à un discours didactique ou à la participation à des activités religieuses30.

21

Voy. Lautsi, § 68.   Voy. Lautsi, § 69. 23   Ibidem (notre accent). 24   Lautsi, § 71. 25   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Folgero c. Norvège, 29 juin 2007, req. no 15472/02. 26   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Hasan et Eylem Zengin, 9 octobre 2007, req. no 1448/04. 27   Pour plus d’informations, voy. notamment C. Mathieu ; S. Gutwirth, P. De Hert, op. cit., pp. 134‑138, § 6. 28   Lautsi, § 64. 29  G. Andrescu, L. Andrescu, « Taking Back Lautsi : Towards a Theory of Neutralisation ? », Religion and Human Rights, vol. 6, no 3, 2011, pp. 207‑212, p. 209. 30   Lautsi, § 71. Voy. aussi l’opinion concordante de la juge Power : « (…) Je souscris à cet égard à l’avis de la Cour, dès lors que le symbole, par son caractère passif, n’a rien de coercitif. Je dois toutefois admettre qu’en principe les symboles (qu’ils soient religieux, culturels ou autres) sont porteurs de sens. Ils peuvent être silencieux tout en étant parlants, sans nullement impliquer coercition ou endoctrinement (…) ». 22

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Mais il n’en reste pas moins que la signification du terme « passif » renvoie en réalité plus à la première interprétation qu’à la seconde. Étymologiquement, il vient du verbe latin patere et désigne l’état de celui qui subit, qui n’agit pas et qui est donc… inactif. Or, comme le précise Zucca31, le propre du symbole c’est qu’il transmet un message sans action ou discours. Il a donc, par nature, un rôle actif, ce que nous semble reconnaître la Cour puisqu’en concluant que le crucifix est un symbole religieux32, elle démontre qu’il n’est pas totalement passif puisqu’il est en tous cas assez actif pour qu’on puisse en percevoir la signification ou la connotation religieuse. Un symbole inactif semble une contradictio in terminis. La formulation de la Cour est donc particulièrement équivoque. D’abord parce qu’en qualifiant le crucifix de symbole essentiellement passif, et inévitablement, parce qu’elle semble impliquer que c’est le crucifix lui-même qui est passif, « non contraignant » et non tous les symboles religieux en général, la Cour donne l’impression de se faire l’écho de la décision du Tribunal administratif qui, saisi de la demande de Madame Lautsi, avait avancé que le christianisme, au contraire des autres religions qui excluent les infidèles, avait une vocation universelle, tout comme la croix33, même si la Cour se garde bien de considérations de ce type. Ensuite, parce que mis en parallèle avec la jurisprudence de la Cour concernant les interdictions du port du foulard islamique, et en particulier avec la décision Dahlab34, relative au licenciement d’une institutrice pour port du foulard, dans laquelle la Cour avait qualifié ce dernier de « signe extérieur fort », le caractère essentiellement passif du crucifix donne l’impression d’un double standard selon les religions concernées, selon plusieurs commentateurs35. Mais la Cour met aussi en évidence la différence entre les deux affaires, puisque la décision Dahlab visait le pouvoir d’interdire le port du foulard à une institutrice et non l’obligation de prendre de telles mesures, comme c’est le cas dans Lautsi36. La Cour ne réserve donc pas forcément un sort différent au crucifix et au foulard islamique mais elle confirme simplement que les États n’ont pas l’obligation d’interdire le port de ce dernier aux enseignants et que diverses approches sont possibles37. L’interprétation du terme de symbole essentiellement passif comme « non contraignant, non coercitif, qui n’endoctrine pas », semble mieux correspondre à ce que la Cour a voulu exprimer, vu que les autres éléments de raisonnement de la Cour indiquent que selon la Grande Chambre, le simple affichage d’un symbole religieux diffère du contenu de l’enseignement, hypothèses visées dans les arrêts 31

L. Zucca, op. cit., p. 220.   Lautsi, § 66.   Voy. les passages de la décision reproduits dans l’arrêt de la Cour (Lautsi, § 15). 34   Dahlab, op. cit., voy. note 1. Voy. aussi infra, Section III, sous-section B. 35  L. Zucca, op. cit., pp. 221-222 ; P. Ronchi, « Crucifixes, margin of appreciation and consensus : the Grand Chamber ruling in Lautsi v. Italy », Ecclesiastical Law Journal, vol. 13, no 3, 2011, pp. 287‑297, voy. p. 294 pp. 293‑294. Voy. aussi l’opinion dissidente du juge Malinverni, à laquelle se rallie la juge Kalaydjieva, § 6. Selon cette opinion, l’atteinte à la neutralité confessionnelle est moins grave en cas de port du voile islamique par une enseignante puisque celle-ci peut se prévaloir de sa propre liberté religieuse. 36   Voy. Lautsi, § 73. 37   En ce sens, N. Hervieu, « Crucifix dans les classes… », op. cit., point II, 2°. L’auteur qualifie la jurisprudence strasbourgeoise après l’arrêt Lautsi de « jurisprudence ni ni », l’État n’a ni l’obligation d’interdire les signes religieux, ni de les autoriser. 32 33

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Folgero et Zengin, en ce qu’il n’a pas de caractère contraignant. Encore une fois, la terminologie veut dire autre chose : en disant « le crucifix est un symbole essentiellement passif », qui n’endoctrine pas, la Cour implique indubitablement que certains symboles sont actifs, « contraignants » par eux-mêmes. Si l’on peut aisément imaginer qu’une croix gammée pourrait, par exemple, constituer un tel symbole, il n’en reste pas moins que si la Cour accepte que tous les symboles ne sont pas passifs, elle doit énoncer les critères qui justifient pourquoi le crucifix est passif. Or, à part noter la différence entre l’affichage d’un crucifix et le contenu de l’enseignement, la Cour est muette sur ce sujet. En y réfléchissant un peu, on pourrait arriver à la conclusion que ce à quoi on fut habitué est de ce fait devenu passif, et que c’est donc justement grâce à l’endoctrinement préalable qu’un symbole est devenu passif, même si ce n’est certainement pas cela que la Cour veut dire. La Cour n’explique pas non plus pourquoi les critères dégagés dans sa jurisprudence précédente, et notamment dans Folgero et Zengin, n’étaient pas transposables au cas d’espèce (voy. ci-dessous).

B.  La différence entre affichage d’un symbole et enseignement La définition du crucifix comme symbole essentiellement passif semble donc reposer principalement sur son opposition avec les faits au centre des affaires Folgero et Zengin, à savoir des cours portant sur la religion. S’il y avait indéniablement une différence en ce qui concerne la nature des faits, cela ne signifie pas pour autant que les enseignements des arrêts précités, ainsi que d’autres décisions de la Cour relatives à l’article 2 du Protocole additionnel, n’étaient pas pertinents pour statuer dans Lautsi. Le premier constat qui s’impose lorsque l’on confronte l’arrêt de la Grande Chambre à la jurisprudence antérieure de la Cour porte sur la conclusion de la Cour selon laquelle la perception subjective du crucifix par la requérante ne suffit pas à établir une violation de l’article 2 du Premier protocole38. À suivre la Cour, il serait nécessaire de prouver l’effet que le crucifix a sur les élèves pour établir l’endoctrinement. Cet élément n’est toutefois pas cohérent par rapport à la jurisprudence antérieure de la Cour qui n’exigeait pas cette preuve dans sa jurisprudence relative à l’article 2 du Protocole additionnel39. Dans Folgero en particulier, la Cour a mis l’accent sur les différences qualitatives et quantitatives en faveur du christianisme dans le cours de culture religieuse obligatoire dans les écoles 38

Lautsi, § 66. Selon la Cour, « il n’y a pas (…) d’éléments attestant l’éventuelle influence que l’exposition sur des murs de salles de classe d’un symbole religieux pourrait avoir sur les élèves ; on ne saurait donc raisonnablement affirmer qu’elle a ou non un effet sur de jeunes personnes, dont les convictions ne sont pas encore fixées ». 39   Dans les affaires Folgero et Zengin précitées, la Cour devait se prononcer sur la compatibilité de cours de religion – qui faisaient une large place à la religion majoritaire de la Norvège et de la Turquie, respectivement le christianisme et l’islam sunnite – avec le droit des parents au respect de leurs convictions dans l’enseignement. Dans ces arrêts, ce n’est aucunement l’impact supposé ou son ampleur qui a conduit la Cour à conclure à la violation du droit au respect des convictions des parents Folgero et Zengin, mais bien un examen approfondi des cours litigieux, afin de déterminer s’ils répondaient aux exigences de transmettre les connaissances de manière objective, critique et pluraliste : quod non (Voy. Folgero, op. cit., §§ 90-95 ; Zengin, op. cit., §§ 60-70).

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norvégiennes. Ce sont bien ces différences, parce qu’elles pouvaient éventuellement avoir des conséquences sur les enfants des requérants, qui ont conduit la Cour à trancher en faveur de ces derniers, et non l’établissement d’un quelconque impact du cours en question sur les élèves40. Les critères employés par la Cour dans Folgero, ainsi que dans l’arrêt Zengin, étaient plutôt objectifs, puisque basés sur le contenu de l’enseignement, que subjectifs et basés sur son impact concret sur les élèves. On peut d’ailleurs se demander si, dans les affaires précitées, l’exigence d’établir un impact réel des cours litigieux sur les élèves ne conduirait pas à un verdict différent41. Un second constat est que l’analyse de la Cour au sujet de la compatibilité du crucifix avec les fonctions de l’État en matière d’enseignement telles que précisées ci-dessus est assez limitée. La Cour met certes en évidence que le fait de donner une place prépondérante à la religion majoritaire dans un cours d’instruction religieuse n’est pas un élément suffisant pour établir un endoctrinement. À cet égard, elle se réfère encore aux arrêts Folgero et Zengin, dans lesquels elle avait déjà statué en ce sens. Si cet élément n’est effectivement pas dépourvu de pertinence, la Grande Chambre semble ici occulter que la prépondérance de la religion majoritaire dans les cours d’éducation religieuse a, dans ces deux arrêts, bel et bien été prise en compte dans le raisonnement de la Cour42, il est vrai, en combinaison avec d’autres facteurs. En effet, dans les deux arrêts, le fait que les cours litigieux

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Folgero, op. cit., § 95.   La conclusion de la Cour selon laquelle la perception subjective du crucifix par la requérante comme un manque de respect vis-à-vis de ses convictions philosophiques ne suffit pas à caractériser une violation de la Convention, peut interpeller lorsqu’on la compare au standard appliqué par la Cour pour examiner la justification des interdictions du port du foulard islamique, puisque la Cour semble exiger la preuve d’un impact réel du crucifix sur les élèves (Voy. supra, I.A.). A contrario, la Cour a toujours admis que le port du foulard islamique pouvait être interdit au nom de la protection des droits et libertés fondamentales d’autrui, sans jamais exiger le moindre commencement de preuve de son impact réel sur les libertés en question. Dans Dahlab, la Cour a ainsi noté que : « La Cour admet qu’il est bien difficile d’apprécier l’impact qu’un signe extérieur fort tel que le port du foulard peut avoir sur la liberté de conscience et de religion d’enfants en bas âge. En effet, la requérante a enseigné dans une classe d’enfants entre quatre et huit ans et donc d’élèves se trouvant dans un âge où ils se posent beaucoup de questions tout en étant plus facilement influençables que d’autres élèves se trouvant dans un âge plus avancé. Comment dès lors pourrait-on dans ces circonstances dénier de prime abord tout effet prosélytique que peut avoir le port du foulard dès lors qu’il semble être imposé aux femmes par une prescription coranique qui, comme le constate le Tribunal fédéral, est difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes. Aussi, semble-t-il difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves. » (Dahlab, op. cit., notre accent). La Cour admet le possible effet prosélytique du foulard sans exiger aucun élément qui prouverait l’impact du foulard islamique sur les jeunes enfants concernés. Dans l’arrêt de Grande chambre Leyla Sahin, la Cour a reconnu la conventionalité de l’interdiction du port du foulard islamique dans les universités turques pour préserver le droit d’autres femmes de ne pas le porter (Leyla Sahin, § 115, qui reprend les §§ 107-109 de l’arrêt de Chambre), sans jamais démontrer l’impact du port du foulard par certaines femmes (et en particulier par la requérante qui ne pouvait se voir reprocher du prosélytisme) dans les universités, sur les droits et libertés des femmes ne portant pas le foulard (Voy. l’opinion dissidente de la juge Tulkens sous l’arrêt Leyla Sahin, en particulier les §§ 8 et 1). 42   Folgero, § 65 : « Ainsi, combinée à la clause de vocation chrétienne, la description du contenu et des buts du cours de KRL qui figurait à l’article 2-4 de la loi de 1998 sur l’éducation et dans les autres textes constituant le cadre législatif donne à penser que des différences non seulement quantitatives mais aussi qualitatives distinguaient l’enseignement du christianisme de celui des autres religions et philosophies. Vu ces disparités, on se demande comment pouvait être atteint le but, énoncé au point v), consistant à « promouvoir la compréhension, le respect et l’aptitude au dialogue entre des personnes ayant des croyances et convictions différentes ». Pour la Cour, ces différences sont telles qu’elles pouvaient difficilement être suffisamment atténuées par l’obligation faite aux enseignants par l’article 2-4 d’utiliser une pédagogie uniforme pour les différentes religions et philosophies ». Dans l’affaire Zengin, la Cour a tenu compte du fait que le cours obligatoire de religion prévu au cursus turc ne contenait aucun enseignement sur le courant minoritaire alevi. 41

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contenaient la participation à des activités religieuses (par exemple, l’apprentissage de prières par cœur) avait certes joué un rôle indéniable43. Il n’en reste pas moins que dans les arrêts précités, la Cour est loin d’avoir consacré le droit des États de promouvoir la religion majoritaire44 mais a, au contraire, encadré le droit des États à inclure la religion dans les programmes scolaires. Cette inclusion ne peut se faire qu’à condition que l’enseignement soit fait de manière objective, critique et pluraliste. Et si la Cour a effectivement précisé que le fait que cet enseignement laisse une plus grande place à la religion majoritaire ne suffit pas à établir qu’il n’est pas donné de manière objective, critique et pluraliste, elle a précisément conclu dans les deux arrêts à la violation de la Convention de l’article 2 du Protocole additionnel parce que les cours litigieux ne répondaient pas aux critères précités et partant, s’apparentaient à une « promotion » de la religion majoritaire interdite par l’article en question, sauf si une possibilité de dispense des cours litigieux suffisamment accessible était offerte45. Or, la Cour occulte, à présent, cet élément, ainsi que le fait que le crucifix était affiché dans tous les locaux de cours, sans aucune possibilité d’y échapper. Par ailleurs, il ne s’agit pas ici de donner une place prépondérante mais bien une place exclusive à un symbole de la religion majoritaire, le crucifix étant a priori le seul symbole religieux à devoir (et à pouvoir) être affiché dans les salles de classe46. Dans le premier arrêt Lautsi, l’analyse de la Cour s’inscrivait dans l’enseignement des arrêts précités. La Cour avait, à cet égard, précisé qu’elle ne voyait pas « comment l’exposition, dans les salles de classe des écoles publiques, d’un symbole qu’il est raisonnable d’associer au catholicisme (la religion majoritaire en Italie) pourrait servir le pluralisme éducatif qui est essentiel à la préservation d’une « société démocratique » telle que la conçoit la Convention »47. Il est d’ailleurs piquant de constater qu’alors que le premier Lautsi a été, à tort ou à raison,

43

Folgero, § 94 ; Hasan et Eylem Zengin, § 62.   Il est particulièrement piquant de constater que la Cour présente les enseignements des arrêts Folgero et Zengin comme la consécration du fait que la place de la religion majoritaire dans les programmes scolaires relève de la marge d’appréciation des États, alors que dans les deux cas, elle avait conclu à la violation de l’article 2 du Protocole additionnel. Voy. Lautsi, § 71. À notre sens, si la Cour avait effectivement consacré le droit de l’État à accorder une place prépondérante à la religion officielle ou majoritaire dans Folgero, elle n’aurait probablement pas été aussi divisée, l’arrêt ayant été rendu à une courte majorité de 9 voix contre 8. Dans leur opinion dissidente, les 8 juges minoritaires ont posé que « conférer un statut particulier à une confession ne saurait en soi préjuger du respect par l’État des convictions religieuses ou philosophiques des parents dans le cadre de l’éducation de leurs enfants, et encore moins avoir une incidence sur l’exercice par eux de la liberté de pensée, de conscience et religion ». 45   Ce qui n’était pas le cas dans les affaires en question. 46   On peut conclure avec Pierik et van der Burg que si les symboles d’autres religions et philosophies de vie avaient pu être affichés dans les salles de classe, le droit des parents au respect de leurs convictions aurait été mieux respecté, même si la solution nous semble relativement difficile à appliquer comparée au retrait des crucifix. Voy. R. Pierik, W. van der Burg, « The Neutral State and the Mandatory Crucifix », Religion and Human Rights, vol. 6, no 3, 2011, pp. 267‑272, p. 272. Voy. pour des solutions alternatives : Zucca plaide pour la possibilité de conserver les crucifix mais en prévoyant des possibilités de dispense ou d’exemption (L. Zucca, op. cit., pp. 228-229). C’est une position inspirée de celle exprimée par la Cour constitutionnelle allemande sur la question. Voy. aussi J.‑M. Piret, « Straatsburg en de levensbeschouwelijke neutraliteit van de Italiaanse staat : een commentaar op Lautsi t. Italië (EHRM 13 oktober 2009) », Tijdschrift voor Constitutioneel Recht, vol. 1, no 3, pp. 307‑314. 47   Voy. Lautsi (arrêt de la 2e section), § 56. Il est vrai que la Cour ne s’était pas limitée à l’évaluation du crucifix par rapport à l’article 2 du Protocole additionnel mais qu’elle avait également renvoyé à l’article 9 et à la liberté négative de religion. 44

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reçu comme une consécration du modèle laïque, à la française48, la juge Power semble, dans une opinion concordante, voir dans l’arrêt de la Grande Chambre une solution plus conforme au pluralisme49. Or, l’évaluation de l’affichage, qui plus est obligatoire, du crucifix par rapport à la nécessité de sauvegarder un pluralisme éducatif, est absente de l’arrêt de la Grande Chambre, tout comme celle des raisons d’afficher, et même, d’obliger d’afficher, un symbole qui ne fait « essentiellement » rien, et qui donc est « essentiellement passif ». Rationnellement, ce serait plutôt une bonne raison de ne pas l’accrocher au mur50. En conclusion, le raisonnement de la Cour concernant l’absence d’endoctrinement et la passivité du crucifix présente des lacunes tant au niveau du fond que de la forme. La Cour semble, à première vue, oublier les critères dégagés dans sa jurisprudence précédente et notamment l’objectif fondamental de la sauvegarde du pluralisme éducatif (cf. la seconde phrase de l’article 2 du Protocole additionnel).

C.  Le contexte scolaire italien comme « facteur de neutralisation du crucifix » La Cour complète son raisonnement au sujet de l’absence d’endoctrinement en mettant en avant le contexte scolaire italien, censé encore « neutraliser » le crucifix, déjà « essentiellement passif ». Elle note qu’« en outre, les effets de la visibilité accrue que la présence de crucifix donne au christianisme dans l’espace scolaire méritent d’être encore relativisés au vu des éléments suivants. D’une part, cette présence n’est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme (…). D’autre part, selon les indications du Gouvernement, l’Italie ouvre parallèlement l’espace scolaire à d’autres religions. Le Gouvernement indique ainsi notamment que le port par les élèves du voile islamique et d’autres symboles et tenues vestimentaires à connotation religieuse n’est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires, le début et la fin du Ramadan sont « souvent fêtés » dans les écoles et un enseignement religieux facultatif peut être mis en place dans les établissements pour « toutes confessions religieuses reconnues (…) ». Par ailleurs, rien n’indique que les autorités se montrent intolérantes à l’égard des élèves adeptes d’autres religions, non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion (…) ».

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Ceci découle clairement de l’opinion concordante de la Juge Power. Dans le même sens : J. Weiler, « Editorial. State and Nation : Church, Mosque and Synagogue – the trailer. The debate that won’t go away », International Journal of Constitutional Law, vol. 8, no 2, 2010, 161-166, voy. §§ 9-10, 20-21. Voy. aussi : G. Gonzalez, « L’école publique comme sanctuaire laïque selon la Cour européenne des droits de l’homme », Rev. tr. dr. h., no 82, 2010, p. 467. 49  « La neutralité appelle une approche pluraliste, et non laïque, de la part de l’État. Elle encourage le respect de toutes les visions du monde et non la préférence pour une seule. À mes yeux, l’arrêt de la chambre était frappant dans son manquement à reconnaître que la laïcité (conviction ou vision du monde préférée par la requérante) est, en soi, une idéologie parmi d’autres. Préférer la laïcité aux autres visions du monde – qu’elles soient religieuses, philosophiques ou autres – n’est pas une option neutre ». 50   Voy. M. Evans, « Lautsi v. Italy : An Initial Appraisal », Religion and Human Rights, vol. 6, no 3, 2011, pp. 237‑244, voy. p. 240.

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Certains de ces éléments, comme l’absence d’intolérance vis-à-vis des élèves nonchrétiens, voire l’absence d’enseignement obligatoire du christianisme, ne sont que l’application des obligations conventionnelles pesant sur l’Italie et de la jurisprudence antérieure de la Cour51. Il est également remarquable qu’alors que le gouvernement italien avait mis en évidence de manière générale la place accordée aux religions minoritaires dans l’espace scolaire italien, la Cour semble se focaliser sur l’islam en mettant en évidence que le port du foulard islamique est toléré dans les écoles italiennes et que le début et la fin du Ramadan y sont souvent célébrés52. La Cour paraît ici perdre de vue le contexte immédiat sur lequel elle doit statuer, à savoir non pas une plainte émanant de parents musulmans, mais bien celle de parents laïques. En admettant que des éléments propres au contexte puissent « neutraliser » le crucifix et que la prise en compte du contexte puisse être très large et non limitée au contexte immédiat, il semblerait également logique d’admettre que de tels éléments puissent également « renforcer » son impact. Pourtant, dans sa prise en compte du contexte, la Cour occulte vraisemblablement le caractère obligatoire de l’affichage du crucifix, dicté par un décret royal de 1924 qui imposait l’affichage du portrait du Roi et du crucifix dans les salles de classe et par un second décret de 1928 qui impose le crucifix comme matériel obligatoire dans les écoles, tous deux datant de l’époque mussolinienne53. Si, en l’espèce, il a également été décidé par le conseil de classe de maintenir l’affichage du crucifix sans qu’il apparaisse dans l’exposé des faits que la décision soit motivée par la volonté de se conformer à ces décrets54, il n’en reste pas moins que ces décrets ont en tous cas été appliqués par le tribunal administratif de Vénétie et par le Conseil d’État qui ont statué sur la plainte de Madame Lautsi55. De plus, l’obligation d’afficher le crucifix a été confirmée par une directive du Ministère de l’Education de 2002, ledit Ministère s’étant même constitué partie dans la procédure initiée par Madame Lautsi56. Si l’on peut encore admettre que la décision d’un conseil de classe de maintenir les crucifix au mur ne constitue pas un endoctrinement, surtout dans l’acception stricte qui semble lui être donnée par la Cour, le fait que l’affichage des crucifix soit obligatoire et imposé par le Gouvernement italien nous paraît pertinent dans

51

Voy. supra, I.B. en ce qui concerne les conditions auxquelles doit répondre l’enseignement de la religion. En ce qui concerne l’absence d’intolérance vis-à-vis des élèves non chrétiens, il nous semble évident que si une telle intolérance était établie, il y aurait atteinte à la liberté de religion des élèves en question et à l’interdiction de la discrimination. La prise en compte de ces éléments n’est donc pas pertinente puisqu’elle revient à considérer que puisque le crucifix est le seul élément qui puisse éventuellement violer le droit des parents au respect de leurs convictions dans l’éducation de leurs enfants, il n’y a pas de violation de la Convention. 52   Lautsi, § 74. 53   Décret royal no 965 du 30 avril 1924 portant règlement intérieur des établissements d’instruction moyenne et du décret royal no 1297 du 26 avril 1928. L’article 118 du premier décret dispose que : « Chaque établissement scolaire doit avoir le drapeau national, chaque salle de classe l’image du crucifix et le portrait du roi ». Cet article est repris dans l’exposé des faits de l’arrêt de la Grande Chambre (§ 19). 54   Selon l’exposé des faits, la décision s’est imposée par dix voix contre deux, dont une abstention. Voy. Lautsi, § 11. 55   Ceci découle également de l’exposé des faits repris au jugement de la Grande Chambre. Voy. Lautsi, §§ 15-16. 56   Voy. Lautsi, § 13.

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l’évaluation de sa conformité avec le droit au respect des convictions philosophiques et religieuses dans l’enseignement57. Tout se passe comme si la Cour décidait ici de se prononcer globalement sur le caractère respectueux des convictions philosophiques et religieuses du système éducatif italien, et non sur la question précise qui lui est soumise. Plutôt que de se demander ce que le crucifix peut apporter en termes de pluralisme éducatif58, elle prend pour excuse le pluralisme « de fait » qui résulte de la présence dans les écoles italiennes – en tous cas dans certaines d’entre elles – d’élèves de confession autre que catholiques. Ceci revient par analogie à faire un amalgame entre le rôle de l’État et les droits des élèves alors qu’il y a une différence fondamentale entre ces deux éléments. Le raisonnement ne convainc donc guère. La Cour n’est pas une instance d’évaluation de la conformité in abstracto aux droits de l’homme des pratiques étatiques. Finalement, ces facteurs de « neutralisation » du crucifix, ne font a contrario que confirmer que le crucifix n’est à la base pas neutre59 et à mettre encore plus en doute l’argument de sa « passivité ». Enfin, cette « neutralisation » du crucifix conduit également à réduire d’emblée la portée de l’arrêt Lautsi en tant que précédent, dont les enseignements pourraient être appliqués dans d’autres affaires. En effet, le crucifix est admis dans ce cas-ci mais puisque des facteurs généraux relatifs au système scolaire italien sont pris en compte, dans d’autres cas, il pourrait bien être interdit60, aussi passif qu’il soit. Il en découle que la prise en compte du contexte par la Cour consiste d’un côté, à englober des éléments qui ne concernent pas précisément la question du crucifix, et de l’autre, à minimiser, voire nier, ceux qui y sont liés. On ne peut que conclure qu’à la sélectivité de l’analyse de la Cour sur ce point, pourtant destinée à compléter l’analyse relative au caractère passif du crucifix.

D.  Absence de consensus parmi les États membres et large marge d’appréciation La Cour conclut donc à l’absence d’endoctrinement, conclusion renforcée par la présence, dans l’espace scolaire, d’autres religions. Toutefois, la Cour tient encore compte de l’absence de consensus au sein des États membres sur la question de 57

Ceci est d’ailleurs l’avis du rapporteur spécial de l’O.N.U. sur la liberté de religion ou de conviction (Rapport du Rapporteur spécial, M. Heiner Bielefeldt, sur la liberté de religion ou de conviction, présenté à la seizième session du Conseil des Droits de l’Homme (15 décembre 2010) (A/HRC/16/53), § 59). 58   Voy. supra, I.B. 59   Ce que reconnaissent Rozakis et Vajic dans leur opinion concordante : « Il est indéniable, je crois, que l’exposition de crucifix dans les écoles publiques italiennes relève d’un symbolisme religieux qui a un impact sur l’obligation de neutralité et d’impartialité de l’État (…). La question qui se pose donc à ce stade est de savoir non seulement si l’exposition du crucifix porte atteinte à la neutralité et à l’impartialité, ce qui est manifestement le cas, mais aussi si la portée de la transgression justifie un constat de violation de la Convention dans les circonstances de l’espèce (…) ». 60   Voy. en ce qui concerne la Roumanie : G. Andrescu, L. Andrescu, op. cit., pp. 211‑212.

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l’affichage des crucifix, qui conforte la marge d’appréciation laissée à ces derniers sur cette question. En ce qui concerne l’absence de consensus au sein des États membres, l’analyse de la Cour est, une fois de plus, lacunaire, voire sélective. La Cour met effectivement en exergue que, dans une grande majorité d’États membres, la question ne fait pas l’objet d’une réglementation spécifique61. Elle poursuit en précisant que le crucifix n’est effectivement interdit que dans un très petit nombre d’États membres62. Ensuite, elle constate que la question s’est posée devant les juridictions de certains États membres63. Il découle de cet examen que dans trois cas, les juridictions ont conclu que le crucifix posait problème64. Dans deux autres cas, des juridictions en Pologne et en Roumanie ont décidé, respectivement, que le crucifix pouvait être affiché et qu’une circulaire interdisant son affichage devait être annulée. Dans ces cas, l’affichage des crucifix n’était donc pas rendu obligatoire65. Comme par ailleurs la Cour a constaté que cet affichage n’était expressément prévu que dans certains Lander allemands et communes suisses, en Autriche et en Pologne66, le fait que l’absence de conformité avec la liberté religieuse ait été expressément soulevée dans les deux premiers cas nous semble pertinent, tout comme le fait que cette question ait été aussi soulevée par la Cour constitutionnelle italienne en ce qui concerne l’affichage de crucifix dans des bureaux de vote67. La Cour se contente de conclure à l’absence de consensus, ce qui en soi n’est sans doute pas inexact – le fait que dix États membres aient jugé utile de se porter parties à la cause italienne semble le confirmer – mais on ne peut que constater, avec les juges Malinverni et Kalaydjieva68, le manque de nuance de son analyse, qui ne distingue pas entre affichage obligatoire ou non et entre décisions de justice condamnant ou non le crucifix. L’absence de consensus étant un des éléments ouvrant la porte de la large marge d’appréciation laissée à l’Italie en l’espèce, il était pourtant important que l’analyse fût particulièrement rigoureuse sur ce point. La notion de marge d’appréciation est en effet omniprésente dans l’arrêt de la Cour et plusieurs commentateurs ont mis l’accent sur son impact décisif69. Elle est mentionnée à de nombreuses reprises dans l’arrêt de la Cour européenne, y compris dans l’affirmation des principes où la Cour précise que « les États jouissent d’une large marge d’appréciation pour déterminer, en fonction des besoins et ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre afin d’assurer l’observation de la Conven61

Lautsi, § 26.   Lautsi, § 27.   Lautsi, § 28. 64   La Cour mentionne la célèbre décision de la Cour constitutionnelle allemande, une décision du Tribunal fédéral Suisse (qui concernait les écoles primaires cependant) et une décision du Tribunal supérieur de Castille-et-Léon. 65   Lautsi, § 28. 66   Lautsi, § 27. 67   Voy. Lautsi, exposé des faits, § 23. 68   Voy. Lautsi, opinion dissidente des juges Malinverni et Kalaydjieva, § 1. 69  N. Hervieu, « Crucifix dans les salles de classe… », op. cit. ; L. Zucca, « A Comment on Lautsi », publié sur le blog European Journal of International law, disponible à l’adresse : http://www.ejiltalk.org/a-comment-on-lautsi/ (consulté le 31 janvier 2013) ; Zucca, op. cit., pp. 226-227. 62 63

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tion »70. Elle précise plus loin que la décision de perpétuer ou non une « tradition nationale » et la conciliation de l’exercice des fonctions qu’ils assument dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, et le respect du droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques relèvent également de la marge d’appréciation71. La Cour encadre donc tout son raisonnement au sujet de l’absence d’endoctrinement suscité par l’affichage obligatoire du crucifix par l’affirmation de la marge d’appréciation dont dispose l’Italie dans les matières mentionnées ci-dessus. En conséquence, la décision d’afficher ou non des crucifix dans les salles de classe relève également de la marge d’appréciation72. Il convient sans doute de nuancer la portée de la marge d’appréciation dans la décision de la Cour puisqu’il est difficile d’en établir la signification et l’influence ; les références au concept n’indiquent en effet pas automatiquement que le contrôle de la Cour ait été moins poussé en l’espèce. La notion est équivoque et peut à la fois n’être qu’une façon de désigner le pouvoir ou la compétence des États membres et signifier qu’un rôle particulièrement important est laissé au décideur national73. Si la Cour s’est déjà référée à la marge d’appréciation des États quant au contenu des programmes scolaires74, elle ne semble pas lui avoir donnée d’importance particulière, à la différence de plusieurs affaires relatives au port du foulard islamique75. Par ailleurs, les références à la marge d’appréciation sont particulièrement nombreuses mais accompagnées de la réserve, certes pas inhabituelle, que la marge en question va tout de même de pair avec le contrôle de la Cour. Par contre, de manière intéressante, la formule habituelle de la Cour selon laquelle il convient de donner une importance particulière au rôle de décideur national ne se retrouve pas dans l’arrêt de la Grande Chambre. On ne sait donc en réalité pas trop si la Cour a effectivement infléchi le standard de protection en l’espèce pour respecter la souveraineté du décideur national ou si les multiples références à la marge d’appréciation n’ont pas de réels effets pratiques, l’argument de l’absence du consensus n’étant qu’un élément du raisonnement parmi d’autres. Il n’en reste pas moins que le recours à la notion de marge d’appréciation ne contribue pas particulièrement à la bonne compréhension de la décision de la Cour. Il en découle de grandes incertitudes quant à sa signification. C’est la conclusion qui persiste suite à l’arrêt de la Grande Chambre. D’une part, les éléments de raisonnement de la Cour sur le caractère passif du crucifix, les diffé70

Lautsi, § 61.   Lautsi, respectivement §§ 67 et 68.   Lautsi, § 70. 73   Dans une étude théorique sur le sujet, Letsas distingue entre deux concepts de marge d’appréciation : le concept substantif et le concept structurel (G. Letsas, « Two concepts of the margin of appreciation », Oxford journal of lega lstudies, vol. 26, 2006, pp. 705‑732, p. 706. Dans le premier sens, il ne sert qu’à rappeler que les droits garantis par la Cour européenne des droits de l’homme ne sont pas absolus sans avoir de réelle influence sur le degré de contrôle par la Cour (G. Letsas, op. cit., p. 714). La référence à la notion serait donc superflue. Dans le second sens, il signifie que la Cour limite son évaluation d’une décision prises par des autorités nationales (G. Letsas, op. cit., p. 721) et se réfère à leur appréciation puisqu’elles sont mieux placées que la Cour pour prendre la décision. La différence entre les concepts est importante puisque seul le second a vraiment une influence sur la décision prise par la Cour. 74  Dans Folgero par exemple. Voy. Folgero, § 89 75   Voy. la décision Dahlab et l’arrêt Leyla Sahin (op. cit., note 1). Voy. également infra, III.A. 71 72

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rences avec les affaires précédemment traitées par la Cour et la prise en compte du contexte scolaire italien ouvert aux religions minoritaires ne sont pas très convaincants. D’autre part, l’omniprésence de la marge d’appréciation donne l’impression d’une utilisation rhétorique de la notion, afin d’occulter les faiblesses du raisonnement, ce que facilite le caractère éminemment vague et variable de la notion76.

II.  Le raisonnement de la cour dans les affaires Eweida et Chaplin A  L’interdiction du port de croix visibles constitue une ingérence dans la liberté de religion Deux questions se posaient concernant l’existence d’une ingérence. D’une part, celle de savoir s’il était nécessaire de démontrer que la religion chrétienne impliquait le port d’une croix, d’autre part, si l’interdiction du port de celle-ci impliquait une interférence dans la liberté de manifestation des convictions religieuses des requérantes, vu que celles-ci avaient la possibilité de démissionner de leur emploi. En ce qui concerne la première question, la Cour rappelle d’abord que sont protégées par l’article 9 de la Convention les convictions atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance77 et que dans le cas où ceci est établi, le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État empêche tout pouvoir d’appréciation de l’État quant à la légitimité des convictions en question et de leur modes d’expression78. La Cour estime toutefois que pour tomber sous la protection de l’article 9, il ne suffit pas qu’un acte soit motivé par une conviction telle que définie ci-dessus mais il faut démontrer que ledit acte est intimement lié à la conviction en question, par exemple en établissement qu’il s’agisse d’une pratique liée à une religion connue. Toutefois, la notion de manifestation d’une conviction est plus large, le lien direct entre l’acte motivé par la conviction et la conviction revendiquée dépendant des circonstances du cas d’espèce. En particulier, la Cour insiste sur le fait qu’il n’est pas nécessaire d’établir que la personne ait agi en vertu d’une obligation imposée par la religion79. En conséquence, la Cour constate que le port d’une croix visible par Madame Eweida est sincèrement motivé par sa foi chrétienne et constitue donc la manifestation d’une conviction religieuse80. Elle arrive à la même conclusion en ce qui

76

On pense immédiatement ici à la célèbre formule de Lord Lester of Herne Hill : « The concept of the « margin of appreciation » has become as slippery and elusive as an eel. Again and again the Court now appears to use the margin of appreciation as a substitute for coherent legal analysis of the issues at stake (…) ». L. Lester of Herne Hill, « The European Convention on HumanRights in the New Architecture of Europe : General Report », in Annuaire de la Convention Européenne des droits de l’homme, 8e Colloque international sur la Convention européenne des droits de l’homme, 1995, p. 223 et s., voy. p. 233. 77   Eweida, § 81 78   Ibidem. 79   Eweida, § 82. 80   Eweida, § 89.

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concerne Madame Chaplin81. En d’autres mots, il n’est pas exigé des requérantes d’établir l’existence d’une prescription religieuse imposant le port de la croix dans leurs religions respectives82. La solution retenue par la Cour et les principes qu’elle énonce ne sont pas inédits. Une telle approche subjective, individualiste même de la liberté de religion se retrouve, entre autres, dans les arrêts récents de la Cour dans cette matière83 et en particulier dans les affaires relatives au port de tenues ou signes religieux84. Il est ceci dit remarquable que non seulement la Cour n’impose pas de démontrer une prescription religieuse imposant le port d’une croix visible, mais qu’en plus, la seconde requérante semble reconnaître elle-même qu’il ne s’agit pas d’une prescription religieuse obligatoire85. En ce qui concerne la seconde question, la Cour consacre clairement que la possibilité de démissionner d’un emploi pour éviter une ingérence dans la liberté de religion – constituée dans les cas d’espèce, par le code vestimentaire ou les règles de sécurité interdisant les pendentifs – n’empêche pas l’établissement de ladite ingérence, même s’il peut en être tenu compte dans le cadre du contrôle de proportionnalité de l’ingérence86. En application de ce principe, le fait d’avoir renvoyé Madame Eweida chez elle parce qu’elle avait enfreint les règles vestimentaires de la compagnie qui l’employait, constitue une ingérence dans sa liberté de manifester ses convictions religieuses, et ce, même si la compagnie lui avait offert un autre emploi pour lequel la visibilité de sa croix ne posait pas de problème87. De même, le refus des autorités hospitalières de maintenir Madame Chaplin à son poste d’infirmière si elle ne cessait pas de porter sa croix constitue une ingérence dans la liberté de cette dernière de manifester ses convictions religieuses88. Sur ce second point, la Cour confirme expressément l’abandon de sa jurisprudence et celle de la Commission des droits de l’homme en matière de restrictions 81

Eweida, § 97.   Il faut noter ici que les juridictions britanniques ont examiné les affaires sous l’angle du droit de la non-discrimination. Au sujet des décisions britanniques : R. Sandberg, Law and Religion, Cambridge University Press, 2011, pp. 113‑114. Voy. aussi pour une étude plus globale sur la jurisprudence britannique en matière de port de signes religieux : E. Howard, « Bans on the Wearing of Religious Symbols in British Schools : A Violation of the Right to Non-Discrimination ? », Religion and Human Rights, vol. 6, 2011, pp. 127‑149. 83   Voy. par exemple Cour eur. D.H. (GC), arrêt Bayatyan c. Arménie, 7 juillet 2011, req. no 23459/03, § 111 : « Le requérant en l’espèce fait partie des témoins de Jéhovah, groupe religieux dont les croyances comportent la conviction qu’il y a lieu de s’opposer au service militaire, indépendamment de la nécessité de porter les armes. Par conséquent, la Cour n’a aucune raison de douter que l’objection du requérant au service militaire fût motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation d’effectuer le service militaire (…) ». 84   Voy., entre autres, Leyla Sahin, § 78 (qui reprend la conclusion de l’arrêt de Chambre) : « Selon la requérante, en revêtant un foulard, elle obéit à un précepte religieux et, par ce biais, manifeste sa volonté de se conformer strictement aux obligations de la religion musulmane. Dès lors, l’on peut considérer qu’il s’agit d’un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction et, sans se prononcer sur la question de savoir si cet acte, dans tous les cas, constitue l’accomplissement d’un devoir religieux, la Cour partira du principe que la réglementation litigieuse, qui soumet le port du foulard islamique à des restrictions de lieu et de forme dans les universités, a constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit de manifester sa religion ». 85   Voy. Eweida, § 67. Madame Chaplin invoque en effet qu’il ne faut pas opérer de distinction entre prescriptions (obligatoires) ou pratiques, ce qui aboutirait, selon elle, à donner une protection plus importante aux religions contenant de nombreuses prescriptions obligatoires et moins importante, aux religions « such as Christianity », qui ne contiennent pas de telles prescriptions. 86   Voy. infra, point B. 87   Eweida, § 90. 88   Eweida, § 97. 82

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imposées par un employeur à la liberté de religion, dans laquelle elle considérait qu’il n’y avait pas ingérence dans ce cas, vu la possibilité pour l’employé de démissionner pour ne pas aller à l’encontre de ses convictions89. Il semble que ce soit avant tout un souci de cohérence qui motive cette évolution90, la Cour se référant à des décisions dans lesquelles elle n’a pas appliqué la même approche vis-à-vis de sanctions décidées par des employeurs à l’égard d’employés qui avaient exercé d’autres libertés fondamentales91. Il découle de ce qui précède que tant Madame Eweida et Madame Chaplin ont subi une ingérence dans leur liberté de manifester leurs convictions religieuses, la première dans le cadre des obligations positives du Royaume-Uni de garantir cette liberté, la seconde de manière directe puisqu’elle était employée par une institution publique.

B.  Le contrôle de la proportionnalité de l’ingérence Comme précisé ci-dessus, l’analyse faite par la Cour vise dans un cas à établir si les juridictions nationales ont trouvé un juste équilibre entre les intérêts de l’employeur de la première requérante et la liberté de religion de cette dernière92, dans l’autre cas, à analyser directement si l’ingérence dans la liberté de religion de la seconde requérante poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique93. En pratique, la Cour analyse la proportionnalité de la mesure dans les deux cas. En ce qui concerne Madame Eweida, la Cour tient compte de différents facteurs, mis notamment en évidence par la Cour d’appel britannique qui avait statué sur ce cas et qui avait conclu à la proportionnalité de l’ingérence : la promotion de l’image de marque de British Airways, le fait que le code vestimentaire n’avait jamais posé le moindre problème ni à la requérante, ni à personne d’autre, le fait que la requérante était venue travailler avec sa croix sans attendre l’aboutissement de la plainte qu’elle avait introduite auprès de la compagnie, l’attitude de la compagnie qui avait pris la plainte au sérieux et modifié les règles litigieuses et enfin, la possibilité pour Madame Eweida d’exercer un autre poste où le code vestimentaire était plus souple ainsi que sa réintégration dans la compagnie suite à la

89   Voy. au sujet de la doctrine de « la liberté de démission » : S. Ouald Chahib, « Religious accommodation on the workplace : improving the legal reasoning of the European Court of Human Rights », in K. Alidadi, M.‑C. Foblets, J. Vrielink, A Test of Faith ? Religious Diversity and Accommodation in the European Workplace, Ashgate, Farnham, 2012, pp. 33‑58, spéc. pp. 38‑41. La Cour renvoit à plusieurs décisions concernant des employés s’étant absentés pour motifs religieux qui allaient en ce sens : Com. E.D.H. (plén.), déc. (irrec.) Kontinnen c. Finlande, 3 décembre 1996, req. no 24949/94, Com. E.D.H. (1re ch.) déc. (irrec.) Stedman c. Royaume-Uni, 9 avril 1997, req. no 29107/95, Cour eur. D.H., (3e sect.), arrêt Kosteski c. Ex-République de Macédoine, 13 avril 2006, req. no 55170/00. 90  N. Hervieu, « Liberté de religion… », op. cit., note 10, p. 4. 91   Voy. par ex. : Cour eur. D.H. (GC), arrêt Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, req. no 17851/91, Cour eur. D.H. (plén.), arrêt Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, req. nos 7601/76 et 7806/77. Voy. également la jurisprudence citée par Hervieu (N. Hervieu, « Liberté de religion… », op. cit., p. 4). 92   Eweida, § 91. 93   Eweida, § 98.

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modification des règles vestimentaires94. La Cour met également en évidence la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales pour statuer sur les mesures prises par une société à l’égard d’un employé95. Mais selon la Cour, les autorités nationales ont accordé trop d’importance aux intérêts de British Airways de veiller à son image via le code vestimentaire, et pas assez à la liberté de Madame Eweida de manifester ses convictions religieuses, eu égard au caractère fondamental de cette liberté pour la sauvegarde du pluralisme et de la diversité mais aussi de l’importance pour un individu de pouvoir témoigner de ses convictions religieuses. Par ailleurs, la croix de Madame Eweida était discrète et ne portait donc pas atteinte à son apparence professionnelle, les signes religieux autorisés par la compagnie comme le turban et le hijab ne semblaient pas avoir d’impact négatif sur l’image de British Airways et enfin, la modification ultérieure du code vestimentaire démontrait que la règle litigieuse n’était pas d’importance cruciale. En ce qui concerne Madame Chaplin, la Cour constate d’abord qu’il n’est guère contestable que l’interdiction faite à cette dernière de porter son pendentif en forme de croix, en application d’une interdiction générale du port de bijoux, était justifiée par la protection de la santé et de la sécurité des patients et d’elle-même. Les supérieurs de la requérante avaient expliqué devant le Tribunal du travail qu’un patient pouvait saisir et tirer la chaîne du pendentif ou que la croix pouvait basculer à l’avant et entrer en contact avec une blessure ouverte. Par ailleurs, il avait été proposé à la requérante de porter une croix en broche attachée à l’uniforme ou de la placer sous sa tunique en portant également un col fermé, mais la requérante avait considéré ces mesures insuffisantes par rapport à sa conviction religieuse96. Or, selon la Cour, des motivations comme la protection de la santé et de la sécurité ont une plus grande force que la promotion de l’image de marque d’une entreprise. En conséquence, et malgré l’importance pour Madame Chaplin de pouvoir manifester ses convictions religieuses de manière visible, l’appréciation de la nécessité de lui interdire le port de son pendentif relève de la marge d’appréciation des autorités nationales, et en particulier des autorités hospitalières, mieux placées pour évaluer les risques sanitaires du pendentif en question. Pour au moins deux raisons, les contrôles de proportionnalité opérés par la Cour et leurs résultats respectifs nous semblent en définitive judicieux, même si certaines remarques peuvent être émises. D’abord, en concluant à la violation dans le cas de Madame Eweida, il est vrai que la Cour va assez loin dans la protection de la liberté de manifestation des convictions religieuses sur le lieu de travail, en tous cas lorsqu’elle est en balance avec la promotion de l’image de marque de l’entreprise. Trop loin selon les juges Bratza et Thör Björgvinsson97. Dans leur opinion dissidente (qui ne porte donc que sur le cas de 94

Eweida, § 93.   Eweida, § 94.   Eweida, § 98. 97   Voy. opinion partiellement dissidente des juges Bratza et Thör Björgvinsson. 95 96

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Madame Eweida), ces derniers mettaient en avant que la Cour d’appel britannique, en tenant compte des facteurs mentionnés ci-dessus98, et notamment le fait que la compagnie avait pris au sérieux l’objection de la requérante et modifié les règles vestimentaires, ainsi que celui que la requérante n’avait pas perdu son emploi, avait trouvé un bon équilibre entre ces intérêts. Les juges précisent d’ailleurs qu’ils auraient abouti à une conclusion différente si la compagnie avait simplement ignoré cette objection ou si la requérante avait perdu son emploi. Ils invoquent par ailleurs que la modification du code vestimentaire ultérieure démontrait certes que l’interdiction faite à Madame Eweida de porter sa croix n’était pas cruciale mais qu’il n’était, par contre, pas établi qu’il n’était pas nécessaire de maintenir la règle jusqu’à ce que la compagnie ait pu prendre position sur l’objection de la requérante99. Le raisonnement des juges dissidents ne nous semble pas dépourvu de pertinence en ce qui concerne la nécessité de respecter la procédure interne de l’employeur et de laisser à ce dernier la possibilité de remédier à la situation, ce qu’il a d’ailleurs fait en modifiant les règles vestimentaires deux mois après la plainte de la requérante100. Celle-ci s’était vue offrir un poste administratif sans contact avec le public et qui ne requérait donc pas de port d’uniforme, poste qu’elle avait refusé. Enfin, elle n’a pas attendu l’issue de sa plainte et est venue travailler en portant sa croix de manière visible. Il faut bien noter que les juges minoritaires expriment leur adhésion aux principes appliqués par la Cour tant en ce qui concerne l’existence d’une ingérence dans la liberté de la requérante qu’en ce qui concerne la nécessité pour les juridictions nationales d’aboutir à un équilibre entre les intérêts de la compagnie et ceux de la requérante101. De plus, il ressort de leur opinion dissidente qu’ils partagent également la conclusion de la Cour selon laquelle, dans les circonstances de l’espèce (discrétion de la croix, accommodements du code vestimentaire faits par la compagnie à l’égard d’autres signes religieux), la liberté de religion de la requérante primait sur l’obligation de dissimuler les bijoux religieux en vertu du code vestimentaire de la compagnie. C’est en définitive l’attitude conciliante de la compagnie qui selon Bratza et Thör Björgvinsson devait conduire à ne pas constater de violation de l’article 9 dans le chef du Royaume-Uni, pour avoir rejeté la demande en justice de la requérante. S’il est légitime de mettre en parallèle les attitudes respectives de l’employeur et de la requérante, il s’est tout de même écoulé un délai de plus de quatre mois entre le refus de laisser Madame Eweida travailler en portant sa croix de manière visible et la modification du code vestimentaire en vue d’accepter la visibilité des symboles religieux et caritatifs102. Les juges dissidents occultent également le fait

98

Voy. supra.   Opinion dissidente des juges Bratza et Thör Björgvinsson, § 5. 100   Ibidem. British Airways a annoncé la modification des règles vestimentaires le 24 novembre 2006. 101   Ibidem, § 2. 102   Eweida, §§ 12-13. Madame Eweida resta chez elle à partir du 20 septembre 2006 et revint travailler le 3 février 2007, suite à la modification des règles vestimenaires. 99

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que l’élément qui a conduit à modifier les règles vestimentaires, c’était bien plus la presse critique que l’attitude conciliante de l’entreprise. En définitive, le fait que la décision de la Cour tranche finalement en faveur de la requérante témoigne d’une prise au sérieux de la liberté de religion103 et ajoute sans doute de la force aux principes affirmés par la Cour. Ensuite, si la différence de verdict entre le cas de Madame Eweida et celui de Madame Chaplin nous paraît pertinente, il est vrai que le raisonnement de la Cour peut prêter à confusion. Le raisonnement de la Cour en ce qui concerne la requête introduite par Madame Chaplin fait toutefois déjà l’objet de critiques, qui pointent que la large marge d’appréciation laissée aux autorités nationales pour apprécier la nécessité d’interdire le port d’une croix par la requérante, affaiblit le raisonnement de la Cour, notamment eu égard à la formulation assez cryptique qu’elle emploie104. On suppose que la Cour sous-entend ici que le contrôle du caractère nécessaire de la mesure litigieuse ne va pas jusqu’à exiger de l’État qu’il apporte des éléments de preuve concrets de la nécessité d’interdire les bijoux pour des raisons de santé et de sécurité et que les autorités nationales, hospitalières en l’espèce, sont les mieux placées pour évaluer cette nécessité. Une commentatrice estime que la Cour accorde ainsi un poids plus important à l’objectif de protection de la santé et de la sécurité qu’à la promotion de l’image de marque de l’entreprise, sans pour autant expliquer cette différence de traitement, et que la Cour devrait exiger des éléments de preuve concrets105. D’instinct, la différence paraît cependant justifiée, notamment parce qu’une justification comme la protection de l’image de marque de l’entreprise est plus vague et peut potentiellement laisser place à l’arbitraire. Mais surtout, il nous semble que la Cour, contrairement aux apparences, n’accorde pas vraiment un poids plus important à la protection de la santé et de la sécurité. Elle admet les deux buts comme légitimes. Mais il semble que la comparaison des situations respectives des requérantes avec celles d’autres employés qui portaient des tenues à connotation religieuse ait influencé la Cour. En ce qui concerne Madame Eweida, la compagnie avait prévu la possibilité de porter un hijab et un turban. L’argument selon lequel la croix portait atteinte à l’image de 103

L. Peroni, « Eweida and others v. United Kingdom : Taking Freedom of Religion more seriously », note sur le blog Strasbourg Observers, 17 janvier 2013, disponible à l’adresse http://strasbourgobservers.com/2013/01/17/eweidaand-others-v-the-united-kingdom-part-i-taking-freedom-of-religion-more-seriously/ (consulté le 29 janvier 2013). 104  N. Hervieu, « Liberté de religion… », op. cit., p. 5 ; C. Overman, « Eweida and Others v United Kingdom : the Use and Abuse of the Margin of Appreciation », 20 janvier 2013, publiésur le blog « Oxford Human Rights Hub », disponible à l’adresse http://ohrh.law.ox.ac.uk/?cat=45 (consulté le 31 janvier 2013). 105  C. Overman, op. cit. Notamment, parce que dans le cas de Madame Eweida, la Cour semble au contraire avoir exigé des éléments de preuve concrets. Voy. Eweida, § 94 : « (…) There was no evidence that the wearing of other, previously authorised, items of religious clothing, such as turbans and hijabs, by other employees, had any negative impact on British Airways’s brand or image (…) ».

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marque était affaibli par le fait qu’en pratique, il y existait des « variations » dans l’uniforme. Du coup, l’examen des faits jette le doute sur la solidité de la justification. Mais dans le cas de Madame Chaplin, il apparaissait clairement que d’autres personnes avaient dû retirer des bijoux ou tenues portées en vertu de leurs convictions religieuses. Les assouplissements aux règles vestimentaires pour tenir compte des convictions religieuses des employés, à savoir la possibilité de porter un hijab s’il était ajusté et non flottant ainsi que l’offre faite à la requérante de porter sa croix attachée à son badge, attestaient par ailleurs de la réalité et la solidité de la justification donnée par son employeur. Dans aucun des cas, la Cour n’exige vraiment la preuve concrète de l’absolue nécessité d’interdire le port de bijoux, que ce soit pour la promotion de l’image de marque ou pour la protection de la santé et la sécurité. Mais la présence, dans le premier cas et non dans le second cas, d’éléments de nature à mettre en doute la justification des règles vestimentaires conduit la Cour à être alors plus exigeante en ce qui concerne la preuve de cette justification. De plus, dans le cas de Madame Chaplin, la Cour ne s’en remet pas aveuglément à l’appréciation des autorités hospitalières mais ne voit pas vraiment de raisons de la mettre en cause. On suppose que la Cour aurait abouti à un verdict différent si certains bijoux, et pas d’autres, avaient été admis, voire si l’employeur n’avait pas essayé de concilier les nécessités cliniques avec les convictions religieuses des employés, quod non. Il est vrai, certes, que cette explication est contredite par la Cour elle-même106 et que si la motivation de sa décision tient effectivement au poids plus grand accordé à la protection de la santé qu’à celle de l’image de marque de l’entreprise, la Cour aurait probablement mieux fait de le justifier.

III.  Les arrêts Lautsi et Eweida annoncent-ils une évolution de la jurisprudence de la cour européenne sur la question du port de signes religieux ? A. L’arrêt Lautsi : large marge d’appréciation laissée aux autorités nationales en matière de régulation de l’exhibition de signes religieux Confrontée à des interdictions du port de signes religieux, le plus souvent dans l’enseignement ou dans la fonction publique, la Cour a toujours accueilli avec une certaine bienveillance les justifications de telles restrictions à la liberté de religion 106

Eweida, § 99 : « However, the reason for asking her to remove the cross, namely the protection of health and safety on a hospital ward, was inherently of a greater magnitude than that which applied in respect of Ms Eweida ».

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fondées sur la neutralité ou de la laïcité de l’État107 et n’a conclu à la violation de l’article 9 que lorsqu’elle fut confrontée à une interdiction visant l’ensemble de l’espace public108 ou conduisant une parlementaire à être privée de ses droits politiques109. Les interdictions pesant sur les agents publics (en l’occurrence des enseignantes), les étudiantes dans les universités turques et les élèves ont toujours été considérées comme respectant les conditions posées par l’article 9 de la Convention, et en particulier comme étant nécessaires dans une société démocratique110. D’une part, la Cour a consacré la faculté pour les États d’imposer à ses agents un « devoir de discrétion quant à l’expression de leurs convictions religieuses »111. D’autre part, la Cour a accepté des restrictions à la liberté de religion qui étaient fondées sur la « sauvegarde du principe de laïcité », objectif conforme aux « valeurs sous-jacentes de la Convention »112. On peut encore citer ici, sans toutefois les approfondir, les différentes décisions visant des mesures imposant le retrait de signe religieux pour motifs de sécurité ou de contrôle de l’identité qui ont conclu à l’irrecevabilité de plaintes113. La confrontation de l’arrêt Lautsi avec la précédente jurisprudence de la Cour relative au port de signes religieux pourrait, à première analyse, conduire à voir cet arrêt comme une rupture par rapport à ladite jurisprudence, puisque la Cour consacre le principe selon lequel l’exposition d’un symbole religieux ne viole pas les droits des parents et des élèves. On pourrait a priori en déduire qu’il n’est pas indispensable d’interdire le port de signes religieux dans l’enseignement. Par ailleurs, le premier arrêt Lautsi a été interprété par certains comme une manifestation par la Cour de sa préférence marquée pour le modèle laïque114. Dans cette optique, le revirement de la Cour dans l’arrêt de Grande chambre – en particulier, la prise en compte du contexte scolaire italien ouvert aux religions minoritaires

107

Voy. par exemple, Leyla Sahin, op. cit.,voy. note 1, § 116.   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Ahmet Arslan c. Turquie, 23 février 2010, req. no 41135/98. Les requérants, qui appartenaient à un groupe religieux se qualifiant d’« Aczimenditarikatı », avaient été appréhendés alors qu’ils se rendaient à une cérémonie religieuse à la mosquée de Kocatepe à Ankara, parce qu’ils portaient la tenue religieuse de leur groupe « composée d’un turban, d’un « salvar » (saroual) et d’une tunique, tous de couleur noire, et étaient munis d’un bâton, cette tenue rappelant selon eux celle des principaux prophètes, notamment le prophète Mohammed » (§§ 6-7). La Cour a conclut à la violation de l’article 9 par la Turquie constatant, d’une part, que les personnes concernées n’étaient pas des agents publics et ne pouvaient donc se voir imposer d’obligation de discrétion quant à l’expression de leurs convictions religieuses (§ 48), d’autre part, qu’il s’agissait d’une restriction à la liberté religieuse applicable dans tout lieu public et non dans une institution publique (§ 49). 109   Cour eur. D.H. (5e sect.) arrêt Kavakçi c. Turquie, 30 juin 2005, req. no 71907/01. 110   Voy. les arrêts Leyla Sahin, Dogru, Kervanci, les décisions relatives à la loi française d’interdiction de port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques, les décisions Dahlab,Kurtulmus et Kose, tous cités à la note 1. 111   Voy. la décision Kurtulmus. Voy. l’arrêt Ahmet Arslan, voy. § 48. 112   Voy. la décision Kurtulmus, l’arrêt Leyla Sahin (§ 114) et les décisions précitées relatives à la loi française d’interdiction des signes ostensibles à l’école publique. 113   Voy. les décisions X c. Royaume-Uni, Mann Singh c. France, Phull c. France, El Morsli c. France, toutes citées à la note 1. 114   En ce sens, voy. Z. Calo, « Pluralism, Secularism and the European Court of Human Rights », Journal of Law and Religion, vol. XXVI, pp. 101‑120, p. 106 ; J. Weiler, op. cit., §§ 7-19. Gonzalez avait déduit du premier arrêt Lautsi que le modèle français de laïcité, plus que celui du Royaume-Uni, par exemple, qui tolère le port de signes religieux par les fonctionnaires, semble avoir la faveur de la Cour, ce qui ne signifie pas que les États soient tenus de l’adopter (G. Gonzalez, op. cit., voy. p. 481). 108

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comme facteur de neutralisation du crucifix115 – pourrait annoncer une évolution de la Cour en matière de port de signes religieux116. Certaines opinions concordantes semblent confirmer une telle évolution. On peut, par exemple, citer l’opinion concordante de la juge Power, qui met en avant le principe de pluralisme qui, selon elle, devrait être au centre du devoir de neutralité, à la différence de la laïcité, qui ne serait qu’une idéologie parmi d’autres117, ainsi que l’opinion des juges Rozakis et Vajic118, qui ont visiblement accordé beaucoup d’importance à l’ouverture de l’espace scolaire aux religions minoritaires pour conclure à l’absence de violation de la Convention. Tout ceci pourrait effectivement annoncer que pour certains juges en tous cas, Lautsi 2 serait le précurseur d’un virage pluraliste de la Cour vers un contrôle plus strict des atteintes à la liberté de religion, entre autres celles justifiées au nom de la neutralité et de la laïcité de l’État. Plusieurs éléments sont toutefois de nature à infirmer cette prédiction. D’abord, il ne faut pas perdre de vue, comme on l’a d’ailleurs déjà mentionné, que les affaires relatives au foulard islamique et Lautsi sont de nature différente, et que la Cour dément elle-même la possibilité d’un revirement jurisprudentiel, en notant que les questions de savoir si l’État a l’obligation d’imposer un environnement scolaire neutre, en interdisant le crucifix, voire d’autres signes religieux, et celle de savoir s’il a la faculté de le faire sont distinctes119. Ensuite, un élément rapproche l’arrêt de la Grande chambre des affaires relatives aux autres signes religieux et conduit au contraire à voir dans le premier une continuité des secondes. Cet élément est l’omniprésence de la marge d’apprécia-

115

Voy. supra, I.C.   Voy. H. Van Ooijen, « Neutrality and displaying religious symbols », in J. Temperman (ed.), The Lautsi Papers : Multidisciplinary Reflections on Religious Symbols on the Public School Classrooms, Martinus Nijhof, 2012, pp. 219‑238, voy. P. 237. Selon l’auteur, le revirement de la Cour pourrait permettre de ne plus automatiquement justifier l’interdiction de signes religieux au nom de la neutralité. Par ailleurs, Van Drooghenbroeck estime que l’arrêt de la Grande chambre montre qu’il est possible de distinguer la « neutralité des apparences » de la neutralité « de l’agir » – distinction matérialisée par la prise en compte du contexte italien par la Cour (S. Van Drooghenbroeck, « Les transformations du concept de neutralité de l’État : quelques réflexions provocatrices », in J. Ringelheim (dir.), Le droit et la diversité culturelle, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 75‑120, voy. p. 99). Par ailleurs, l’auteur se demande si le raisonnement suivi par la Cour européenne dans les décisions Dahlab et Kurtulmus, selon lequel la neutralité de l’État justifie une interdiction du port de signes religieux aux agents publics sans qu’il soit nécessaire d’établir que l’agent ait eu un comportement prosélyte, n’est pas remis en question par l’arrêt Lautsi (ibid., p. 109). 117   Voy. supra, note 49. 118   Voy. l’opinion concordante du juge Rozakis, à laquelle se rallie la juge Vajic : « La question qui se pose donc à ce stade est de savoir non seulement si l’exposition du crucifix porte atteinte à la neutralité et à l’impartialité, ce qui est manifestement le cas, mais aussi si la portée de la transgression justifie un constat de violation de la Convention dans les circonstances de l’espèce. Je conclus ici – non sans quelque hésitation – par la négative, souscrivant ainsi au raisonnement principal de la Cour, et plus particulièrement à son approche concernant le rôle de la religion majoritaire de la société italienne (…), le caractère essentiellement passif du symbole, qui ne saurait s’analyser en une forme d’endoctrinement (…), et également le contexte éducatif dans lequel s’inscrit la présence de crucifix sur les murs des écoles publiques. (…). Attestant une tolérance religieuse qui s’exprime par une approche libérale permettant à toutes les confessions de manifester librement leurs convictions religieuses dans les écoles publiques, ces éléments constituent à mes yeux un facteur crucial de « neutralisation » de la portée symbolique de la présence du crucifix dans les écoles publiques » (notre accent). 119   Voy. supra, I.A. 116

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tion notée plus haut120, concept qui joue également un rôle important dans les affaires en question121. Il en découle que Lautsi ne semble pas, en soi, une rupture par rapport à la jurisprudence relative à la réglementation du port des signes religieux, mais s’inscrit dans l’attitude prudente de la Cour par rapport à cette question, matérialisée par le recours à la notion de marge d’appréciation. Plus spécifiquement, on retrouve d’ailleurs un élément commun dans le cadre de l’application de la doctrine de la marge d’appréciation dans l’affaire Leyla Sahin et dans Lautsi, à savoir que l’analyse des différentes pratiques nationales, qui ouvrent la porte à la large marge d’appréciation laissée aux États vu que ces pratiques étaient, selon la Cour, divergentes, manquait de rigueur. Le constat fait plus haut en ce qui concerne Lautsi122 est d’ailleurs encore plus saillant dans Leyla Sahin. En effet, la Cour a conclu que les approches des États étaient diverses en matière de réglementation du port de signes religieux, alors que l’analyse du droit comparé montrait, au contraire, que la Turquie était bien le seul État à interdire le port du foulard dans les universités123. Tout en rappelant qu’il faut nuancer le rôle de la marge d’appréciation en l’espèce124, son omniprésence renforce surtout l’impression que l’arrêt de la Grande chambre transpose le standard assez bas appliqué en matière de droit à l’expression des convictions religieuses dans la sphère publique au droit des parents au respect de leurs convictions religieuses et philosophiques dans l’enseignement public. Par ailleurs, si le manque de clarté du raisonnement de la Cour125 pose déjà problème pour apprécier concrètement la portée de l’arrêt, cette portée est particulièrement difficilement à évaluer en ce qui concerne la portée du principe de neutralité de l’État. Il est, en effet, remarquable que l’idée selon laquelle, dans le premier arrêt Lautsi, une conception laïque de la liberté de religion, conception par conséquent non neutre, aurait été imposée, avait fait couler beaucoup d’encre126 et conduit sans doute certains à voir dans l’arrêt de la Grande chambre l’annonce d’un revirement jurisprudentiel. Mais cet élément est en réalité absent de la décision de la Chambre127. La Cour ne le mentionne pas et c’est uniquement dans les opinions individuelles relatives à l’arrêt de Grande chambre que des considérations sur les notions de neutralité, de laïcité et de pluralisme sont présentes. 120

Voy. supra, I.D.   Leyla Sahin, §§ 109 et 122.   Voy. supra. 123   Voy. à ce sujet l’opinion dissidente de la juge Tulkens, § 3. Pour une étude de droit comparé approfondie sur le sujet, voy. aussi E. Bribosia, I. Rorive, « Le voile à l’école : une Europe divisée », Rev. trim. dr. h., no 60, 2004, pp. 951‑983. 124   Voy. supra. 125   Mis en évidence à la section I, en particulier les points A, B, C. 126   Voy., entre autres, G. Puppinck, Lautsi v. Italy. « The leading case on majority religions in European secular states », disponible à l’adresse http://eclj.org/pdf/ECLJ-LAUTSIvITALY-secular-states-20110315.pdf (consulté le 31 janvier 2012) ; ainsi que la plaidoirie du Professeur Weiler mentionnée ci-dessus. Voy. aussi les références mentionnées plus haut, note 114. 127   Certes, plusieurs réactions au dit arrêt mettent en avant la confusion qu’entretiendrait la Cour entre la neutralité comme concept juridique et philosophique, et semblent sous-entendre que la Grande Chambre a suivi les critiques et abandonné la neutralité comme principe juridique. Voy., entre autres : L. Zucca, op. cit., pp. 9‑10 ; S. Smets, « Lautsi v. Italy : the Argument from Neutrality », publié sur le blog « Strasbourg Observers », 22 mars 2011, disponible à l’adresse suivante : http://strasbourgobservers.com/2011/03/22/lautsi-v-italy-the-argument-from-neutrality (consulté le 3 décembre 2012). 121 122

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Enfin, voir dans un arrêt qui consacre le droit pour une religion majoritaire, et uniquement pour celle-ci, d’afficher son symbole dans les écoles publiques, de manière obligatoire, une avancée pour le pluralisme reste particulièrement étonnant128. La prise en compte du « pluralisme », saluée par le juge Power129, qui peut résulter de la présence d’élèves de confession religieuse autre que catholique et du fait qu’ils soient autorisés à extérioriser cette confession permet d’occulter le fait que sur les murs de l’école, ce ne sont que les symboles de la religion officielle ou majoritaire, qui non seulement ont le droit d’être affichés, mais, qui plus est, doivent l’être.

b. L’arrêt Eweida : un contrôle plus poussé de la légitimité des restrictions au port de signes religieux ? Comme évoqué plus haut, Eweida confirme que la liberté de religion est également applicable au travail, ce qui restait douteux130, et constitue donc avant tout une avancée dans ce domaine spécifique. Mais Eweida constitue également, mutatis mutandis, une rupture marquée par rapport à la grande prudence de la Cour dans les affaires relatives à la religion et en particulier aux signes religieux, matérialisée par la large marge d’appréciation laissée aux autorités étatiques dans Lautsi, Leyla Sahin et les autres affaires mentionnées ci-dessus. Comme on l’a noté plus haut, la Cour, en opérant un contrôle poussé des motifs invoqués par l’employeur pour interdire à Madame Eweida de porter une croix visible, en n’acceptant pas simplement la protection de l’image de marque de l’entreprise comme justification, a pris inhabituellement au sérieux la liberté individuelle de manifester ses convictions religieuses. Ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas de marge d’appréciation laissée aux États. Par exemple, la Cour a également conclu que l’interférence dans la liberté de religion de Madame Chaplin restait, elle, dans les limites de la marge d’appréciation des autorités nationales, en particulier les autorités hospitalières, mieux placées pour évaluer la nécessité pour la santé et la sécurité d’une interdiction du port de bijoux131. Mais il s’agit là de reconnaître que la Cour, en tant que juridiction internationale, n’est pas toujours la mieux placée pour apprécier les faits et la nécessité d’une ingérence dans la liberté de religion. Bien que les affaires soient de nature très différente, ceci contraste avec l’omniprésence, accompagnée d’incertitudes sur sa portée, de la notion de marge d’appréciation de la Cour dans l’arrêt Lautsi, ainsi qu’avec l’impression laissée dans ce dernier arrêt d’une utilisation de la marge d’appréciation pour masquer les faiblesses du raisonnement de la Cour132. 128

C’est d’autant plus étonnant que le premier arrêt Lautsi, décrié pour son orientation pro-laïcité, faisait directement allusion au respect des droits des minorités religieuses (voy. arrêt de Chambre, § 55). On rappellera ici que la juge Tulkens, présidente de la seconde section, a été la seule à ne pas voter avec la majorité de la Grande Chambre ayant rendu l’arrêt Leyla Sahin c. Turquie, et avait à cette occasion, écrit une opinion dissidente remarquée.. 129   Voy. supra, III.A. 130   Voy. supra, II.A. 131   Voy. supra, II.B. Et ce point a d’ailleurs fait l’objet de critiques, voy. supra, § 37. 132   Voy. supra, I, D.

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Par rapport à Lautsi, l’arrêt Eweida semble donc plus à même d’annoncer une évolution de la Cour vers une plus grande prise en compte du pluralisme et de la diversité religieuse133. La différence de nature des faits en cause, tant comparé à Lautsi qu’à la jurisprudence concernant le port de signes religieux doit toutefois conduire à la prudence quant aux enseignements généraux qu’on peut en tirer. Comme déjà noté ci-dessus, Lautsi vise les obligations imposées à l’État lui-même en matière de manifestation d’une conviction religieuse, alors qu’Eweida vise, par le biais de l’obligation positive de l’État de garantir la liberté de religion face à des mesures restrictives prises par des employeurs, les droits des individus de manifester leurs convictions religieuses. L’arrêt Eweida diffère également de la jurisprudence citée plus haut relative au port de signes religieux puisque les limitations à ce port sur laquelle la Cour s’est penchée étaient liées aux principes de neutralité et de laïcité de l’État134, principes qui n’étaient pas en jeu ici. Bien qu’un agent public soit visé, puisque Madame Chaplin était employée dans une institution publique, le Royaume-Uni ne semble pas avoir essayé d’invoquer un quelconque devoir de discrétion des agents publics135. On ne peut donc pas directement déduire de cet arrêt des enseignements en ce qui concerne, par exemple, le port d’un signe religieux par un agent public. Au delà de la nature différente des affaires, il faut encore préciser que la Cour a pris en compte, dans la recherche d’un équilibre entre les intérêts de l’employeur et la liberté de Madame Eweida, la discrétion de la croix qu’elle portait et le fait que des assouplissements des règles vestimentaires avaient été instaurés pour permettre le port du hijab ou du turban sikh, à condition que ces derniers soient aux couleurs de l’employeur136. Du coup, on ne peut que se demander si, dans le cas où le port d’un signe plus visible que ceux mentionnés ci-dessus avait été en cause, la Cour aurait conclu à la violation de la Convention. Certes, la Cour est allé loin, dans une situation où les règles vestimentaires étaient assez strictement codifiées de manière générale, ce qui aurait pu la conduire à faire preuve de bienveillance visà-vis de l’employeur, et partant de l’État membre, comparée à une situation où ce dernier ne prévoirait de règles qu’en ce qui concerne les signes religieux. A fortiori, de telles règles devraient également faire l’objet d’un contrôle poussé. La Cour aura sans doute l’occasion d’en préciser les critères dans de futurs arrêts. Mais il n’en reste pas moins que le premier cas dans lequel la Cour adopte une approche stricte et conclut à la violation de la liberté de religion découlant de restrictions au port de signes religieux dans le milieu professionnel, est le cas qui semble poser le moins de problème en pratique, comparé aux signes distinc-

133

Voy. cependant ci-après.  Voy., supra, III.A.   Il est vrai, certes, que cette possibilité d’imposer un devoir de discrétion quant à l’expression des convictions religieuses semble liée à la laïcité de l’État (voy. Kurtulmus). Or, le Royaume-Uni n’est pas un État laïque, en tous cas, pas dans le sens donné à la laïcité en France ou en Turquie. En ce qui concerne spécifiquement les fonctionnaires, les turbans sikhs et hijabs sont tolérés. Il aurait donc été très étrange que l’État défendeur s’engage sur ce terrain, d’autant plus que l’hôpital où travaillait Madame Chaplin avait autorisé deux employées de confession musulmane de porter un hijab, à condition qu’il soit ajusté et non flottant (Eweida, § 19). 136   Eweida, § 11. Voy. aussi sur ce point : supra, II.B. 134 135

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tifs de religions minoritaires, comme le turban ou le foulard137. Et même si les affaires sont différentes et qu’on ne peut conclure a priori à un double standard entre la croix et ces derniers signes distinctifs138, la comparaison des différents qualificatifs de la Cour est assez frappante. Le foulard islamique est un « signe religieux fort », dont on ne peut dénier de prime abord tout effet prosélytique, le crucifix affiché obligatoirement dans les salles publiques est un « symbole essentiellement passif », une croix visible est un « signe discret ». Certes, la formulation employée dans Dahlab a évolué, certes, le crucifix est sans doute passif comparé à un enseignement, et non par rapport aux autres signes religieux, certes encore, la notion de discrétion renvoie sans doute à la petite taille de la croix. Il nous semble quand même que la Cour pourrait accorder plus d’attention aux qualificatifs qu’elle attribue aux signes des différentes religions et, par exemple, se contenter de pointer le caractère moins invasif ou contraignant d’un symbole par rapport à un enseignement ou de mettre en avant qu’une petite croix n’a que peu d’impact sur l’apparence professionnelle et l’uniforme d’une employée.

Conclusion Dans cette contribution, nous avons d’abord analysé l’arrêt de la Grande Chambre dans l’affaire Lautsi. La Cour base sa conclusion sur une notion qu’elle n’explicite pas du tout, celle de « symbole essentiellement passif », ce qui fait naître de nombreux doutes quant à ses implications sur la jurisprudence de la Cour relative à l’article 2 du Premier protocole. En effet, le raisonnement de la Cour semble principalement se borner à préciser que l’affaire Lautsi diffère fondamentalement des affaires Folgero et Zengin. Or, il est loin d’être évident que le raisonnement dans les secondes n’était pas transposable à la première. La prise en compte du contexte joue un rôle crucial mais ici encore, la Cour n’explicite pas pourquoi elle le fait et pourquoi tels éléments du contexte sont pertinents et d’autres pas. Enfin, les nombreuses références à la notion de marge d’appréciation semblent jouer le rôle d’écrans de fumée destinés à masquer les faiblesses du raisonnement de la Cour. Le très récent Eweida, en tous cas en ce qui concerne les requérantes Eweida et Chaplin, qui protestaient contre les règles vestimentaires imposées par leur 137

Dans une étude relative aux pratiques d’aménagements raisonnables adaptant des règles en vue de prendre en compte les convictions religieuses des employés, seul une demande du port d’une croix a été recensée parmi 71 demandes d’adaptation du code vestimentaire, dont la plupart concernait le voile islamique (I. Adam et A. Réa, La diversité culturelle sur le lieu de travail Pratiques d’aménagements raisonnables, p. 80). Ceci peut vouloir dire qu’il y a simplement moins de demandes ou que la croix pose moins de problème à l’employeur ou une combinaison de ces deux facteurs. Dans le cas des institutions publiques, il semble tout de même que la croix semble poser moins de problèmes. En ce qui concerne l’interdiction du port de signes religieux dans les écoles françaises, seuls les signes ostensibles sont interdits, ce qui englobe les croix « de dimension manifestement excessive », mais pas les « signes religieux discrets » (voy. circulaire no 2004-084 relative au port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics du 18 mai 2004, J.O., 22 mai 2004, II, 2.1). Enfin, dans l’affaire Dahlab, même si cette question n’a pas été analysée par la Cour européenne, le Tribunal fédéral suisse qui a conclu à la compatibilité de l’interdiction faite à une enseignante de porter le foulard en vertu du principe de neutralité de l’État a clairement laissé sous-entendre que les signes discrets ne posaient pas problème au regard de ce principe, voy. Trib. Féd. Suisse (Cour de droit public, 12 novembre 1997, A.T.F. 123 I 96). 138   Voy. supra, I.A.

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La croix et les juges de la Cour européenne des droits de l’homme

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employeur qui avait pour conséquence de leur interdire de porter une croix en pendentif de manière visible, contraste avec l’arrêt de la Grande chambre, même si les différences entres les affaires rendent difficile une comparaison des deux arrêts. À la différence de l’arrêt Lautsi, l’arrêt Eweida concerne l’exercice de la liberté de religion – spécialement celle de manifester ses convictions, notamment religieuses – sur les lieux de travail. En confirmant qu’une mesure émanant d’un employeur, privé ou public, qui restreint ladite liberté est une ingérence dans la liberté de religion et en opérant un contrôle poussé des justifications données par les employeurs respectifs des requérantes, la Cour accorde de l’importance à la liberté de religion et conclut, dans un cas, à la violation de l’article 9, dans l’autre, à sa non-violation, en raison des situations et justifications différentes selon les cas d’espèce. Contrairement à l’arrêt Lautsi, qui s’inscrit dans une approche quasi-démissionnaire de la Cour vis-à-vis des politiques des États en matière de port de signes et tenues religieuses, la Cour prend, dans Eweida, une approche plus active et ne se retranche pas derrière la marge d’appréciation laissée aux États. Dans Lautsi, vu le contexte agité dans lequel la Cour a rendu sa décision, celle-ci aurait, quelque soit d’ailleurs son contenu, dû être motivée de manière particulièrement rigoureuse. En effet, un revirement par rapport au premier arrêt risquait, de toutes manières, de susciter des doutes quant à la capacité de la Cour à résister aux pressions sociétales et politiques et un jugement prêtant un peu trop le flanc à la critique sur ces points ne pouvait que les alimenter139. Il a d’ailleurs été mis en avant que l’arrêt de la Grande Chambre tombait à point nommé dans le climat politique actuel de mise en cause de la légitimité de la jurisprudence de la Cour par plusieurs États membres140. On se souvient en effet que le premier arrêt rendu par la seconde section de la Cour avait entraîné des critiques d’une rare violence de la part du gouvernement italien141. Force est de constater que la décision n’est pas à la hauteur de l’enjeu.

139

La réaction de la Fédération humaniste européenne en témoigne, son président se demandant si les juges n’ont pas cédé à la pression politique : « It is to be hoped that the majority group of judges were not yielding to the huge political pressure put on them by Italy and what looked like a ‘Holy Alliance’ of Catholic and Orthodox states that backed its appeal and by the Vatican, the Greek Orthodox Church and other reactionary religious interests whose fears of losing influence in an increasingly secular Europe will have been abated by this judgment », voy. le communiqué de la Fédération du 18 mars 2011, téléchargeable à l’adresse suivante http://humanistfederation.eu/lautsiv-italy-a-lost-opportunity/ (consulté le 3 décembre 2012). 140   Voy. la note d’Antoine Buiyse sur son blog : http://echrblog.blogspot.com/2011/03/grand-chamber-judgment-inlautsi-no.html (consulté le 3 décembre 2012). Voy. aussi J.‑M. Piret, « A wise return to judicial restraint », Religion and Human Rights, vol. 6, n° 3, 2011, pp. 273‑278, spéc. pp. 276‑277 ; J.M. Piret, « Limitations of supranational jurisdiction, judicial restraint and the nature of treaty law », in J. Temperman (ed.), The Lautsi Papers : Multidisciplinary Reflections on Religious Symbols on the Public School Classrooms, Martinus Nijhof, 2012, pp. 59‑89, spéc. pp. 74‑80. 141   Selon un blog dédié aux droits de l’homme, le Ministre italien de la défense avait en effet déclaré à la télévision que les crucifix resteraient dans les écoles et que tant les requérants que les juges de la Cour européenne des droits de l’homme n’avaient qu’à mourir. Un parlementaire de la Ligue de Nord a fait imprimer et afficher des posters avec les visages des membres de la famille Lautsi et la mention « WANTED ». Des croix auraient aussi été peintes sur la maison des requérants en signe de protestation. https://humanrightsforum.wordpress.com/2011/05/02/a-taleof-two-courts-%E2%80%93-part-two-the-reactions-to-the-lautsi-v-italy-chamber-judgment/ (consulté 3 décembre 2012).

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Article

Cécile Mathieu, Serge Gutwirth et Paul De Hert

Il est indéniable que la Cour a fait preuve de plus de rigueur dans Eweida, même si, ici encore, il est difficile de prévoir comment évoluera la jurisprudence de la Cour, notamment confrontée avec des signes religieux comme le voile islamique. Il est compréhensible sans doute que la première décision Lautsi ait été vue comme trop activiste142. Mais comme le rôle de la Cour est celui d’une juridiction, d’une instance qui est donc censée raisonner en droit et non en politique ou en éthique, il nous semble que la meilleure manière d’évaluer ses arrêts et leur activisme supposé est encore leur analyse rigoureuse. S’il n’est pas certain qu’il soit possible, pour les juges de la Cour, de raisonner de manière strictement juridique eu égard à la grande sensibilité des affaires qu’elle traite, le fait est que dans Lautsi, le raisonnement de la Cour n’est pas bien construit sur le plan juridique, ni même linguistique143 et est combiné à une invocation quasi-religieuse de la notion de marge d’appréciation, dont le contenu et la portée sont d’ailleurs de plus en plus mystérieux. Lorsque la Cour européenne a rendu l’arrêt Eweida, David Cameron a immédiatement twitté qu’il était « ravi que le principe du port de symboles religieux ait été maintenu »144. Qu’il nous soit permis d’identifier, malgré toutes les différences entre les affaires, un point commun entre les arrêts Lautsi et Eweida : ils ont plu aux dirigeants de l’État visé. Vu le tumulte sans précédent occasionné par le premier arrêt Lautsi et la rareté des marques de soutien du Premier Ministre britannique aux condamnations du Royaume-Uni par la Cour, ce point mérite, selon nous, d’être souligné. Cécile Mathieu Chercheuse à la Faculté de droit et de criminologie de la Vrije Universiteit Brussel. e-mail : cecile.mathieu@vub.ac.be Serge Gutwirth Professeur à la Faculté de droit et de criminologie de la Vrije Universiteit Brussel. e-mail : slgutwir@vub.ac.be

Paul De Hert Professeur à la Faculté de droit et de criminologie de la Vrije Universiteit Brussel. e-mail : paul.de.hert@vub.ac.be

142

J.-M. Piret, op. cit.   Voy. la notion de « symbole essentiellement passif ».  https://twitter.com/David_Cameron : « Delighted that principle of wearing religious symbols at work has been upheld – ppl shouldn’t suffer discrimination due to religious beliefs ».

143 144

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Chroniques / Columns Economic, Social and Cultural Rights Droits économiques, sociaux et culturels Christophe Golay, Irene Biglino and Ivona Truscan

Abstract

Résumé

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L

he objective of the present review is to trace significant developments in the field of economic, social, and cultural rights as they emerged in 2012. These developments unfolded at various levels. At the international level, emphasis will be placed on the practice of United Nations treaty bodies, the mechanisms of the Human Rights Council, and significant contributions from United Nations specialized agencies. A review of jurisprudential developments within the European human rights system and leading judgments from European domestic systems will be provided. Particularly noteworthy cases from jurisdictions that extend beyond Europe’s borders will also be noted, where pertinent. The clusters of analysis chosen to frame the discussion reflect key themes that emerged in relation to the rights to food, water and sanitation, adequate housing, education and the right to the highest attainable standard of health. Crosscutting issues supporting the significant developments that took place in 2012 will be presented in the conclusions.

’objectif de cette chronique est de retracer les développements les plus importants qui ont eu lieu en 2012 dans la protection des droits économiques, sociaux et culturels. Ces développements ont eu lieu à différents niveaux. Au niveau international, l’accent sera mis sur la pratique des organes de traités des Nations Unies, sur les mécanismes du Conseil des droits de l’homme et sur les contributions les plus significatives des agences spécialisées des Nations Unies. Une revue de la jurisprudence du système de protection des droits de l’homme européen et des jugements les plus importants des juridictions nationales en Europe sera faite. Les développements jurisprudentiels sur d’autres continents seront également présentés, lorsqu’ils sont particulièrement pertinents. Les thèmes couverts dans chaque partie reflètent les développements les plus importants qui ont eu lieu dans la protection du droit à l’alimentation, du droit à l’eau et à l’assainissement, du droit à un logement adéquat, du droit à l’éducation et du droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint. Les développements transversaux qui ont renforcé ces évolutions seront présentés dans les conclusions.

I. Introduction

T

he aim of the current review is to highlight significant developments in the field of economic, social, and cultural rights as they emerged in the year 2012. The review will concentrate on the right to food, the right to water and sanitation, the right to adequate housing, the right to education and the right to the highest attainable standard of health. Developments will be categorized in accordance with key themes or guiding threads that have emerged as particularly significant with regard to the rights under scrutiny. In the first part on the right to food, 2013/2

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developments in promoting access to natural resources and food adequacy will be presented, together with the adoption of a new global framework on food security and nutrition. On the right to water and sanitation, focus will be put on the need to eliminate inequality and discrimination. In respect of the right to adequate housing, the analysis will examine aspects related to financing housing and evictions. The discussion on the right to education will focus on the development of technical and vocational education and training as well as on different issues regarding the elimination of discrimination and stereotypes. Several aspects regarding the right to health warrant attention, and particularly the development of human rights-based approaches to health, access to medicines, health financing, occupational health as well as a number of issues that affect specific vulnerable groups.

II.  The right to food In defining the right to food in 1999, the Committee on Economic, Social and Cultural Rights stated that the right will be realized “when every man, woman and child, alone or in community with others, has physical and economic access at all times to adequate food or means for its procurement.”1 Two of the main components of the right to food that have been the subject of particular attention in 2012 are individual and collective access to natural resources as a means of food procurement (A) and food adequacy (B). It is also important to note that the Committee on World Food Security hosted by the Food and Agriculture Organization (FAO) adopted a Global Strategic Framework for Food Security and Nutrition in October 2012, which puts the right to food at the center of the fight against hunger and malnutrition (C).

A.  Access to natural resources The need to protect access to natural resources has been underlined by different human rights monitoring mechanisms in 2012, including United Nations treaty bodies, the Human Rights Council and its mechanisms and judges at the regional level.

1.  The practice of treaty monitoring bodies United Nations treaty bodies are in a unique position to make recommendations to States in order to protect the right to food and peoples’ access to natural resources.

1

Committee on Economic, Social and Cultural Rights, General Comment 12, adopted on 12 May 1999 (E/C.12/1999/5), § 6.

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For example, in its concluding observations presented to Ecuador in 2012, the Committee on Economic, Social and Cultural Rights noted with deep concern that the rate of child malnutrition was very high in the country (26 per cent), with a rate twice as high among indigenous children in some areas, such as the Andean highlands.2 It recommended that the Government work with civil society to identify population sectors subject to food and nutritional insecurity, compile disaggregated information and set priorities for the fight against malnutrition.3 The Committee was also concerned about corporate land purchases and their impact on land ownership by peasants in Ecuador and it recommended the development of land titling plans to safeguard peasants’ ownership of their land and establish mechanisms to prevent forced sales in rural areas.4 The Committee on the Elimination of All Forms of Discrimination Against Women also frequently makes recommendations for the protection of women’s access to natural resources, in particular for those living in rural areas. In 2012, it recommended such protective measures in its concluding observations to several countries, including Bulgaria.5 It also discussed the possibility to elaborate a General Comment on the rights of rural women.

2.  The practice of the Human Rights Council and its mechanisms In the last years, the Human Rights Council took many initiatives to protect the rights of peasants, including their rights to food and access to natural resources. One of these initiatives was to mandate its Advisory Committee to produce a study on ways and means to further advance the rights of people working in rural areas.6 In response to this request, the Advisory Committee presented its final study on the topic at the nineteenth session of the Human Rights Council in March 2012.7 The study concluded that “despite the existing human rights framework, peasants and other people working in rural areas are victims of multiple human rights violations that lead to their extreme vulnerability to hunger and poverty”.8 In order to overcome this situation, the Advisory Committee recommended to the Human Rights Council “(a) to better implement existing international norms, (b) to address the normative gaps under international human rights law, and (c) to elaborate a new legal instrument on the rights of people working in rural areas”.9 In the annex to its final study, the Advisory Committee 2

Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Ecuador, adopted on 13 December 2012 (E/C.12/ECU/CO/3), § 24.   Ibidem. 4   Ibidem, § 26. 5   Committee on the Elimination of Discrimination against Women, Concl. Obs. – Bulgaria, adopted on 27 July 2012 (CEDAW/C/BGR/CO/4-7), §§ 41 and 42. 6   Resolution of the Human Rights Council on the right to food, adopted on 14 April 2010 (A/HRC/RES/13/4), § 44. 7   Final study of the Human Rights Council Advisory Committee on the advancement of the rights of peasants and other people working in rural areas, presented at the nineteenth session of the Human Rights Council (24 February 2012) (A/HRC/19/75). 8   Ibidem, § 63. 9   Ibidem. 3

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proposed a Declaration on the rights of peasants and other people working in rural areas that recognizes, inter alia, peasants’ right to land and territory. In September 2012, the Human Rights Council adopted a resolution on the promotion and protection of the human rights of peasants and other people working in rural areas, by which it decided to create a Working Group to negotiate, finalize and present to the Human Rights Council a draft UN Declaration on the Rights of peasants and other people working in rural areas, on the basis of the Declaration proposed by the Advisory Committee.10 The first session of the working group will take place in July 2013. Since the beginning of his mandate as Special Rapporteur on the right to food in 2008, Olivier De Schutter has placed considerable emphasis on the need to improve access to natural resources to protect the right to food.11 In 2012, he devoted particular attention to fisheries. In his report presented to the General Assembly in October 2012, he stressed the need to adopt a human rights approach to address the challenges facing global fisheries and to mitigate the negative impacts of destructive fishing policies and practices. He identified the most vulnerable people to these practices as the residents of developing coastal and island countries, especially low income food-deficit countries, and he recommended that States move towards sustainable resource use while ensuring that the rights and livelihoods of small-scale fishers and coastal communities are respected and that the food security of all groups depending on fish is improved.12 The need to protect access to natural resources, including land and fisheries, has also been a central element of the reports of the Special Rapporteur on the right to food on his country missions to China,13 Mexico,14 South Africa15 and Madagascar,16 presented to the Human Rights Council in March 2012.

3.  The work of the Food and Agriculture Organization In May 2012, in response to the growing phenomena of large-scale land acquisitions and leases17, the FAO Committee on World Food Security adopted Volun10

Resolution of the Human Rights Council on the promotion and protection of the human rights of peasants and other people working in rural areas, adopted on 11 October 2012 (A/HRC/RES/21/19), § 1.   See the report of the Special Rapporteur on the right to food Mr. Olivier De Schutter on access to land and the right to food, presented at the sixty-fifth session of the General Assembly (11 August 2010) (A/65/281). 12   Interim report of the Special Rapporteur on the right to food Mr. Olivier De Schutter on fisheries and the right to food, presented at the sixty-seventh session of the General Assembly (8 August 2012) (A/67/268), Summary, p. 2, and § 60. 13   Report of the Special Rapporteur on the right to food Mr. Olivier De Schutter on his mission to China, presented at the nineteenth session of the Human Rights Council (20 January 2012) (A/HRC/19/59/Add.1). 14   Report of the Special Rapporteur on the right to food Mr. Olivier De Schutter on his mission to Mexico, presented at the nineteenth session of the Human Rights Council (17 January 2012) (A/HRC/19/59/Add.2). 15   Report of the Special Rapporteur on the right to food Mr. Olivier De Schutter on his mission to South Africa, presented at the nineteenth session of the Human Rights Council (13 January 2012) (A/HRC/19/59/Add.3). 16   Report of the Special Rapporteur on the right to food Mr. Olivier De Schutter on his mission to Madagascar, presented at the nineteenth session of the Human Rights Council (26 December 2011) (A/HRC/19/59/Add.4). 17   See the report of the Special Rapporteur on the right to food Mr. Olivier De Schutter on large-scale land acquisitions and leases : A set of minimum principles and measures to address the human rights challenge, presented at the 11

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tary Guidelines on the responsible governance of tenure of land, fisheries and forests in the context of national food security.18 This adoption is the result of several years of negotiations between States, civil society organizations, peasant movements and the private sector, with the participation of the UN Special Rapporteur on the right to food. The main objective of these voluntary guidelines is to promote secure tenure rights and equitable access to land, fisheries and forests in order to reduce poverty and realize the right to food. Two central elements of the voluntary guidelines are the need to identify, record and respect legitimate tenure rights, whether formally recorded or not, and to protect tenure rights holders against forced evictions (guidelines 3.1.1 and 3.1.2). Special protection should be ensured to smallhoders and to indigenous peoples and other communities with customary tenure systems (guidelines 7.3). The voluntary guidelines also recommend that States provide safeguards to protect legitimate tenure rights, human rights, livelihoods, food security and the environment from risks that could arise from large-scale transactions (guideline 12.6) and that responsible investments should do no harm, safeguard against dispossession of legitimate tenure right holders and environmental damage, and respect human rights (guideline 12.4). They also underline that redistributive reforms can facilitate broad and equitable access to land and inclusive rural development (guidelines 15.1).

4.  Case law Among regional human rights courts, the Inter-American Court of Human Rights is at the forefront of the protection of the right to food and peoples’ access to natural resources, with a particular focus on the rights of indigenous people.19 In a judgment in 2012 in the case of Sarayaku v. Ecuador20, the Court protected the rights of the Sarayaku community against a concession given to an Argentinian private company for oil exploration and exploitation. In 2003, the Inter-American Commission of Human Rights had granted precautionary measures in favor of the community. Nine years after, the Court visited the community (April 2012) and issued a judgment in its favor on 27 June 2012. It was alleged that the entry by force in the community’s territory and the placement of explosives in the forest where its members lived had severe impacts on their right to food.21 It was also alleged that the oil exploitation would have seriously affected the food security thirteenth session of the Human Rights Council (28 December 2009) (A/HRC/13/33/Add.2). 18   Voluntary Guidelines on the responsible governance of tenure of land, fisheries and forests in the context of national food security, adopted by the FAO Committee on World Food Security at its 38th special session held on 11 May 2012. 19  See C. Golay, The Right to Food and Access to Justice : Examples at the National, Regional and International Levels, Rome, FAO 2009 ; C. Golay, Droit à l’alimentation et accès à la justice, Bruxelles, Bruylant, 2011. 20  I.A.C.H.R., Kichwa Indigenous People of Sarayaku v. Ecuador, 27 June 2012. 21   Ibidem, §§ 100, 134.

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of the members of the community as the exploitation was planned to take place in areas they used for hunting, fishing and food gathering.22 The Inter-American Court concluded that many rights of the indigenous community members had been violated, including their rights to communal property, consultation and life. It directed the Government of Ecuador to pay the amount of US $1,340,000.00 as compensation to the community “so that the money may be invested as the Community sees fit, in accordance with its own decision-making mechanisms and institutions, among other things, for the implementation of educational, cultural, food security, health and eco-tourism development projects or other communal works or projects of collective interest that the Community considers a priority.”23

B.  Food adequacy The importance of ensuring access to adequate food to fulfill human rights has been underlined by two important monitoring bodies in 2012 : the Special Rapporteur on the right to food and the European Court of Human rights.

1.  The practice of the Human Rights Council mechanisms In his report presented to the Human Rights Council in March 2012, the Special Rapporteur on the right to food addressed the links between health and malnutrition.24 He explained that since the 1960s, food security has been largely linked to food production and that connections with nutrition were often neglected. This led to an unacceptable level of malnutrition today, in the forms not only of undernutrition, but also of micronutrient deficiency and overnutrition. For the Special Rapporteur, food systems have failed to address hunger, as one in seven people in the world is still hungry, but they have also encouraged diets that lead to obesity and health problems that cause even more deaths worldwide than does undernutrition.25 For Olivier De Schutter, the situation is changing today, with experts now agreeing that food systems must ensure the access of all to sustainable diets.26 Yet, ample efforts remain to be made to put that in practice. The Special Rapporteur concludes by stating that “[c]ombating the different faces of malnutrition requires adopting a life-course approach guaranteeing the right to adequate diets for all, and reforming agricultural and food policies, including taxation, in order to reshape food systems for the promotion of sustainable diets. Strong political will, a sustained effort across a number of years, and collaboration across different

22

Ibidem, § 174.   Ibidem, §§ 317, 323.   Report of the Special Rapporteur on the right to food Mr. Olivier De Schutter on the right to an adequate diet : the agriculture-food-health nexus, presented at the nineteenth session of the Human Rights Council (26 December 2011) (A/HRC/19/59). 25   Ibidem, p. 1. 26   Ibidem, § 5. 23 24

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sectors, including agriculture, finance, health, education and trade, are necessary for such a transition.”27

2.  Case law In its judgment of 17 January 2012 in the case Stanev v. Bulgaria28, the European Court of Human Rights sitting in Grand Chamber held that providing inadequate food to persons in social care institutions could amount to inhuman and degrading treatment. Mr. Stanev was forced to live for seven years (2002-2009) in an unsanitary psychiatric institution, with food that was insufficient and of poor quality.29 In its conclusions, the Court considered that, taken as a whole, the living conditions to which Mr. Stanev was exposed during a considerable period of seven years amounted to degrading treatment, in violation of Article 3 of the European Convention.30 It also confirmed that the lack of financial resources cannot be used as an excuse by Governments.31

C.  Global Strategic Framework for Food and Nutrition Security In October 2012, the FAO Committee on World Food Security adopted the first version of its Global Strategic Framework for Food and Nutrition Security, after two years of complex and inclusive negotiations.32 The new global framework is seen as a living document that aims to improve coordination and give guidance for a comprehensive, coherent and partnership approach to food and nutrition security. It builds on international human rights treaties, including the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights, as well as previous instruments developed within the FAO, in particular the Voluntary Guidelines to support the progressive realization of the right to adequate food in the context of national food security adopted in 2004.33 The global framework puts strong emphasis on the need to use the right to food and human rights principles and gives them a central role in the fight against hunger and malnutrition.34

27

Ibidem, § 49.   Eur. Ct. H.R. (GC), Stanev v. Bulgaria, 17 January 2012, Appl. No. 36760/06.   Ibidem, § 210. 30   Ibidem, §§ 212 and 213. 31   Ibidem, § 210. 32   First version of the Global Strategic Framework for Food Security and Nutrition, adopted by the FAO Committee on World Food Security at its thirty-ninth session (15-20 October 2012) (CFS 2012/39/5 Add.1). 33   Voluntary Guidelines to Support the Progressive Realization of the Right to Adequate Food in the Context of National Food Security, adopted by the FAO Council at its 127th session in November 2004. 34  See C. Golay and M. Büschi, The right to food and global strategic frameworks : the Global Strategic Framework for Food Security and Nutrition (GSF) and the UN Comprehensive Framework for Action (CFA), Rome, FAO 2012. 28 29

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III.  The right to water and sanitation The most important developments in the protection of the right to safe drinking water and sanitation (right to water and sanitation) in 2012 focused on the need to respect the principles of equality and non-discrimination (A).

A.  Equality and Non-Discrimination The requirement to promote the fundamental principles of equality and nondiscrimination in relation to the right to water and sanitation is a common feature of the work of many human rights bodies, including United Nations treaty bodies, the Human Rights Council and its mechanisms, and the European Court of Human Rights.

1.  The practice of treaty monitoring bodies Since the adoption of its General Comment 15 on the right to water35, the Committee on Economic, Social and Cultural Rights has played a key role in the protection against discrimination in access to water and sanitation. For example, in its concluding observations to Slovakia, it noted that it was concerned by the fact that access to adequate, safe water is still not available to all sectors of the population in the State party, especially the most disadvantaged and marginalized groups and members of the rural population. It then recommended to the State to take the necessary steps to provide all members of its population, including those living in rural areas, with adequate, safe water and sanitation services.36 The Human Rights Committee, in the landmark case of Liliana Naidenova et al. v. Bulgaria, used for the first time its interim measures procedure to prevent forced eviction of a Roma community and to request the re-establishment of water supply that had been disconnected in an attempt to force the members of the community to leave their homes.37

2.  The work of the Human Rights Council and its mechanisms In the last few years, the Human Rights Council has played a catalyst role in the recognition of the right to water and sanitation as a human right guaranteed by the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights.38 In 2012, 35

Committee on Economic, Social and Cultural Rights, General Comment 15, adopted on 20 January 2003 (E/C.12/2002/11).   Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Slovakia, adopted on 8 June 2012 (E/C.12/ SVK/CO/2), § 21. 37   H.R. Committee, Liliana Assenova Naidenova et al. v. Bulgaria, communication No. 2073/2011, 14 November 2012 (CCPR/C/106/D/2073/2011), §§ 9 and 10. 38  Resolution of the Human Rights Council on human right and access to safe drinking water and sanitation, adopted on 6 October 2010 (A/HRC/RES/15/9), § 3. 36

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its Special Rapporteur on the human right to safe drinking water and sanitation focused on the need to ensure equality and non-discrimination in access to water and sanitation. In her report to the Human Rights Council, Catarina de Albuquerque presented the links between stigma and the human rights framework related to water and sanitation and emphasized that States cannot fully realize the right to water and sanitation without addressing stigma as a root cause of discrimination and other human rights violations.39 In her report to the General Assembly, she stressed that the post-2015 development framework should explicitly include equality, non-discrimination and equity at its foundations, and that the human right to water and sanitation should be integrated in the goals, targets, indicators and monitoring mechanisms for the post-2015 development framework.40 The need to take effective measures to reduce inequality and discrimination in access to water and sanitation was also one of the key recommendations of the reports that she presented to the Human Rights Council on her country missions to Senegal41, Uruguay42 and Namibia.43 The Human Rights Council agreed with many of the concerns expressed by the Special Rapporteur. In its resolution on the human right to safe drinking water and sanitation adopted on 27 September 2012, the Human Rights Council insisted that much remains to be done on safety, equity, equality and non-discrimination issues in the context of the Millennium Development Goals. Expressing concern at the negative impact of discrimination, marginalization and stigmatization on the full enjoyment of the right to water and sanitation, it called upon States to identify the most marginalized, excluded and disadvantaged persons in terms of access to water and sanitation and to develop specific initiatives that are more likely to reach them and improve their situation. It also called upon States to build post-2015 framework on the values outlined in the Millennium Declaration around the fundamental principles of respect for human rights, equality and sustainability, and to integrate the right to water and sanitation into the international development agenda beyond 2015.44

39

Report of the Special Rapporteur on the human right to safe drinking water and sanitation Ms. Catarina de Albuquerque on stigma and the realization of the human right to safe drinking water and sanitation, presented at the twenty-first session of the Human Rights Council (2 July 2012) (A/HRC/21/42), p. 1. 40   Report of the Special Rapporteur on the human right to safe drinking water and sanitation Ms. Catarina de Albuquerque on integrating non-discrimination and equality into the post-2015 development agenda for water, sanitation and hygiene, presented at the sixty-seventh session of the General Assembly (8 August 2012) (A/67/270), §§ 4 and 75. 41   Report of the Special Rapporteur on the human right to safe drinking water and sanitation Ms. Catarina de Albuquerque on her mission to Senegal, presented at the twenty-first session of the Human Rights Council (16 August 2012) (A/HRC/21/42/Add.1). 42   Report of the Special Rapporteur on the human right to safe drinking water and sanitation Ms. Catarina de Albuquerque on her mission to Uruguay, presented at the twenty-first session of the Human Rights Council (2 July 2012) (A/HRC/21/42/Add.2). 43   Report of the Special Rapporteur on the human right to safe drinking water and sanitation Ms. Catarina de Albuquerque on her mission to Namibia, presented at the twenty-first session of the Human Rights Council (28 June 2012) (A/HRC/21/42/Add.3). 44   Resolution of the Human Rights Council on the human right to safe drinking water and sanitation, adopted on 9 October 2012 (A/HRC/RES/21/2), §§ 3, 7, 11.a and 14.

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3.  Case law In its Grand Chamber judgment in the case Stanev v. Bulgaria already referred to above45, the European Court of Human Rights concluded that living many years in a psychiatric institution without access to adequate sanitation could amount to inhuman and degrading treatment. Mr. Stanev was forced to live seven years in such institution with the toilets that were unhygienic and in a very poor state of repair, and consisted of holes in the ground covered by dilapidated shelters. Each toilet was shared by at least eight people and toiletries were available only sporadically.46 After the European Committee for the Prevention of Torture (CPT) visited the institution, it concluded that the toilets were in an execrable state and access to them was dangerous.47 With others elements, this led the Court conclude that Mr. Stanev was victim of inhuman and degrading treatment, in violation of Article 3 of the European Convention of Human Rights.48

IV.  The right to housing A series of events have marked the realization of the right to housing in 2012. They have brought into the spotlight pre-existing circumstances that gained new dimensions in the context of the financial and housing crises whose distressing effects seem to affect large segments of the population. The next paragraphs will focus on two main issues, namely house financing (A) and the question of evictions (B).

A.  House financing In the past two decades, irrespective of the different tenure types, the prevalent approach to housing was acquiring home ownership.49 This approach relied massively on different schemes and models of financial credit that resulted in strengthening the role of financial institutions and private markets in controlling the affordability and accessibility to adequate housing. This section will discuss the relevant case law of the European Court of Human Rights, and practice from United Nations treaty bodies and Human Rights Council, with a focus on the Special Rapporteur on the right to adequate housing and the Universal Periodic Review.

45

Eur. Ct. H.R. (GC), Stanev v. Bulgaria, 17 January 2012, Appl. No. 36760/06.   Ibidem, § 23. 47   Ibidem, § 209. 48   Ibidem, §§ 212 and 213. 49   CECODHAS Housing Europe, Housing Europe Review 2012. The nuts and bolts of European social housing systems, October 2011, p. 11. 46

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Economic, Social and Cultural Rights

1.  Case law It is not contested that States enjoy discretion over the strategies they use to ensure housing affordability and the management of financial instruments for homeownership. In agreement with this position, the European Court of Human Rights reiterated that in the context of the right to property prescribed in Article 1 Protocol 1 of the European Convention on Human Rights, States are recognized a wide margin of appreciation in spheres such as housing. The Strasbourg Court added however two restrictions, namely that the legislature needed to use its discretion in the general interest and based on a reasonable foundation.50 Spain, for instance, enacted in early 2012 legislation whereby banks were given the discretion on decisions related to whether or not homes could be accepted in lieu of payment.51 We lack here the means to analyze whether the enactment was in conformity with the dictum of the Court. However, the Committee on Economic, Social and Cultural Rights expressed concern regarding this legislative instrument as two disturbing consequences followed, notably the further deprivation of resources for the persons living in poverty and the pauperization of the middle-income class whose resources became trapped in financial credits risking thus not only to lose their homes, but also to continue to be liable to their creditors.52 Therefore, housing policies which focus only on devising instruments which apparently ensure housing affordability by enabling access to financial mechanisms by lower-income households proved to fall back on the protection of the right to housing and on a non-discriminatory enjoyment of this right.

2.  The practice of the treaty monitoring bodies The responsibility to ensure accessibility to adequate housing cannot be entirely deferred to financial institutions and private markets. The Committee on Economic, Social and Cultural Rights recommended budgetary allocations to be made for the construction of social housing in line with the recommendations prescribed by its General Comments related to the right to adequate housing53 and forced evictions.54 This Committee also established in relation to Bulgaria that disadvantaged and marginalized groups should have priority in the assignment of dwellings.55 This approach could be of particular relevance for women whose pay remains at a lower level across European States in many professional

50

Eur. Ct. H.R. (1st sect.), Bjedov v. Croatia, 29 May 2012, Appl. No. 42150/09 (final since 29 August 2012), § 64.   Royal Decree Law 6/2012 on Urgent Measures to Protect Low Income Mortgage Debtors (Boletin Oficial del Estado BOE-A-2012-3394, 10p.) of 9 March 2012 (Spain), Article 12. 52   Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Spain, adopted on 6 June 2012 (E/C.12/ESP/ CO/5), § 21 53   Committee on Economic, Social and Cultural Rights, General Comment No. 4 : The right to adequate housing (art. 11(1) of the Covenant), adopted on 13 December 1991 (HRI/GEN/1/Rev.8). 54  Committee on Economic, Social and Cultural Rights, General Comment No. 7 : The right to adequate housing (Art.11.1) : forced evictions, adopted on 20 May 1997 (HRI/GEN/1/Rev.8). 55  Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Bulgaria, adopted on 30 November 2012 (E/C.12/BGR/CO/R.4-5), § 19. 51

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sectors. As a consequence, women may face additional difficulties in securing housing affordability.56

3.  The practice of the Human Rights Council mechanisms In the opinion of the Special Rapporteur on the right to adequate housing, the only viable solution for remedying the negative effects of the housing crisis consists in the development of a human rights framework to regulate housing finance.57 This framework would not be limited to the aspect of housing affordability, but it would comprise all of the components of adequate housing developed by the Committee on Economic, Social and Cultural Rights in its General Comment 4.58 The Special Rapporteur recommends the adoption of State policies geared towards public investment in infrastructure, urban planning, land policies, land and housing provision, rent regulation and adjustment of related legal and institutional frameworks.59 The participation and inclusion of affected persons throughout the process of design and implementation of such policies needs to be ensured in a non-discriminatory manner. It may be encouraging in this regard to note that the Finnish public authorities have pledged to phase out institutional care for persons with intellectual disabilities until 2020. Instead, the Government plans to finance the construction of housing for persons with disabilities and to offer them individual services and support.60

B.  The question of evictions While it is timely to encourage States to develop social housing policies and to allocate budgetary resources for the construction of such housing based on human rights standards, it is also necessary to provide adequate security of tenure to the persons benefitting from such forms of housing. This section relies on the case law of the European Court of Human Rights and the European Committee of Social Rights as well as on the practice of United Nations treaty bodies and the Universal Periodic Review.

56

Report of the Special Rapporteur on adequate housing as a component of the right to an adequate standard of living and on the right to non-discrimination in this context Ms. Raquel Rolnik, presented to nineteenth session of the Human Rights Council (26 December 2011) (A/HRC/19/53), § 46. 57   Press release of the Special Rapporteur on adequate housing as a component of the right to an adequate standard of living and on the right to non-discrimination in this context Ms. Raquel Rolnik, on financial credit for homeownership is not an adequate solution for the world’s poor, 2 November 2012. 58   Report of the Special Rapporteur on adequate housing as a component of the right to an adequate standard of living and on the right to non-discrimination in this context Ms. Raquel Rolnik, presented to the sixty-seventh session of the General Assembly (10 August 2012) (A/67/286), §§ 16-19. 59   Ibidem, § 71. 60   Human Rights Council, Report of the Working Group on the Universal Periodic Review – Finland, adopted on 5 July 2012 (A/HRC/C/21/8), § 12.

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Economic, Social and Cultural Rights

1.  Case law a.  The European Court of Human Rights The decision of the European Court of Human Rights adopted in the Bjedova v. Croatia case is important with regard to claims concerning security of tenure for three reasons.61 First, the decision established that the right of individuals to respect for their home had primacy over the State’s right to administer its property.62 This can be extremely relevant for individuals living in State-owned social housing when facing situations of eviction. Second, the Court held that any person at risk of being subject to an interference with her right to home should have the procedural right to have the proportionality and reasonableness of the measure determined by an independent tribunal, irrespective of whether the person held or did not hold a right to occupy the home concerned. This procedural right should be exercised at the discretion of the claimant63 in the context of civil proceedings which, unlike enforcement proceedings, have a contentious nature, and the body before which the complaint is brought should have the competence to assess the reasonableness and proportionality of eviction orders.64 Third, the decision of the Court can provide additional support for elderly people facing eviction from social housing. Although the Strasbourg Court did not pronounce on the lawfulness of the order of eviction, it took into consideration inter alia the advanced age of 78 years old and the poor health condition of the applicant to rule that the order of eviction failed to meet the requirement of proportionality with the aim invoked, namely responding to the broader housing need.65 Lastly, this decision can also support members of ethnic minorities as they oftentimes have difficulties in claiming housing benefits and protecting themselves against evictions. The European Court of Human Rights had several opportunities to consider the question of forced evictions of Roma communities.66 However, it was only in the recent Yordanova and Others v. Bulgaria case that the Strasbourg Court found, for the first time, that the enforcement of an order of eviction against members of a Roma community settled unlawfully on municipal land would give rise to a violation of the right to private and family life under Article 8 of the Euro-

61

Eur. Ct. H.R., Bjedova v. Croatia, 29 May 2012, Appl. No. 42150/09 (final since 29 August 2012).   Ibidem, § 70.   Ibidem, §§ 66-67. 64   Ibidem, § 71. 65   Ibidem, § 68. The other elements considered by the Court were the failure of the authorities to institute proceedings to provide the applicant accommodation in an institution caring for the elderly, the failure by authorities to justify that the applicant’s eviction was necessary, and the absence of interest from other private parties. 66  Eur. Ct. H.R. (GC), Beard v. The United Kingdom, 18 January 2001, Appl. No. 24882/94 ; Eur. Ct. H.R. (GC), Coster v. The United Kingdom, 18 January 2001, Appl. No. 24876/94 ; Eur. Ct. H.R. (GC), Jane Smith v. The United Kingdom, 18 January 2005, appl. No. 25154/94 ; Eur. Ct. H.R. (GC), Lee v. The United Kingdom, 18 January 2001, Appl. No. 25289/94. 62 63

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pean Convention on Human Rights.67 Four elements weighed heavily in the Court’s assessment of the proportionality of the order of eviction with the aim of urban development pursued by public authorities : (a) the development of a strong community life involving over 300 families who lived on that land for over 50 years ; (b) the failure of the State to take action to provide legal status to these families throughout the whole period of time ; (c) the risk of rendering homeless the applicants’ families with limited opportunities to find alternative housing ; and (d) the failure of State authorities to recognize the specific needs of social disadvantaged groups, such as the applicants.68

b.  The European Committee of Social Rights In a case concerning the systematic discrimination of Travellers and Roma communities with regard to their right to housing the European Committee of Social Rights adopted two important decisions regarding removal to camp sites outside populated areas and expulsion measures. First, the Committee found that the camp sites needed to meet the minimum requirements for adequate housing in order for the State to be considered as having discharged its obligation to provide alternative accommodation.69 Second, the Committee stated that administrative measures ordering the expulsion of such communities from the French territory were incompatible with the provisions of the Revised European Social Charter as they failed to take into consideration the personal circumstances of the persons concerned.70

2.  The practice of the UN human rights treaty bodies The United Nations treaty monitoring bodies have also been confronted with the question of forced evictions of ethnic minorities. Such a practice remains problematic as it renders numerous of these households and families homeless. It must be recalled that evictions are not prohibited under human rights law as long as they are conducted in a manner that provides adequate guarantees and alternative housing to the persons concerned.71 The Human Rights Committee and the Committee on the Elimination of Racial Discrimination assessed whether eviction orders carried out in different countries complied with the human rights standards. In considering the case of eviction of a Roma community having occupied unlawfully municipal land for more than seventy years, the Human Rights Committee adopted the same line of reasoning

67   Eur. Ct. H.R. (4th sect.), Yordanova et al. v. Bulgaria, 24 April 2012, Appl. No. 25446/06 (final since 24 September 2012). 68   Ibidem, §§ 121, 126, 129 and 132. 69  E.C.S.R., European Roma and Travellers Forum v. France, C.C. No. 64/2011, dec. of 24 January 2012, § 129. 70   Ibidem, § 66. 71  Committee on Economic, Social and Cultural Rights, General Comment No. 7 : The right to adequate housing (Art.11.1) : forced evictions, adopted on 20 May 1997 (HRI/GEN/1/Rev.8).

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as the Strasbourg Court in the Yordanova case.72 In addition, the Human Rights Committee held that the respondent State failed to prove that an urgent reason justified the enforcement of the order of eviction before providing the applicants with adequate housing alternatives. In the Committee’s view, the fact that the applicants did not hold property rights did not constitute an urgent reason.73 Even in cases where the evictions comply prima facie with human rights standards, the human rights bodies have undertaken quality assessments. The Committee on the Elimination of Racial Discrimination recommended against relocating members of minorities in camp sites outside the populated areas. The main reason invoked by this Committee was the risk of exacerbating the segregation and exclusion of these communities which would further impair the enjoyment of their basic rights, particularly access to education and healthcare services.74

3.  The practice of the Human Rights Council mechanisms On numerous occasions, the eviction of members of ethnic minorities also results in discriminatory treatment with respect to the right to housing. Addressing the question of discrimination of minorities requires a sustained commitment from States, and the latest round of the Universal Periodic Review demonstrated the interest of States in finding practical solutions. During the Universal Periodic Review of the Czech Republic, this State undertook to take action to eliminate discriminatory practices in the areas of housing, employment and education as well as to adopt social housing policies which would include the most vulnerable segments of society, such as minorities, in particular Roma as well as persons who live in conditions of extreme poverty, persons with disabilities, migrants and refugees. The adoption of comprehensive anti-discrimination strategies was also recommended during the Universal Periodic Review of Poland75 and Switzerland.76 In this respect, a good practice signaled during the Universal Periodic Review of Finland was the adoption of a human-rights based policy in relation to the Roma which is implemented by a body where half of the members have a Roma background.77 In conclusion, finding solutions to the problem of forced evictions and discrimination against minorities requires comprehensive measures, and steps could be taken towards clarifying notions such as “housing” or “homelessness”. The Euro72

H.R. Committee, Liliana Assenova Naidenova et al. v. Bulgaria, communication No. 2073/2011, 14 November 2012 (CCPR/C/106/D/2073/2011), § 14.7.   Ibidem, § 14.6. 74   Committee on the Elimination of Racial Discrimination, Concl. Obs. – Italy, adopted on 9 March 2012 (CERD/C/ ITA/CO/16-18), § 15. 75   Human Rights Council, Report of the Working Group on the Universal Periodic Review – Poland, adopted on 9 July 2012 (A/HRC/C/21/14), §§ 90.114, 90.115. 76   Human Rights Council (22nd session), Report of the Working Group on the Universal Periodic Review – Switzerland, adopted on 7 December 2012 (A/HRC/22/11), § 123.31. 77   Human Rights Council (21st session), Report of the Working Group on the Universal Periodic Review – Finland, adopted on 5 July 2012 (A/HRC/C/21/8), § 9. 73

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pean Committee of Social Rights pointed out that the fact that the definition of “housing” in the French legislation did not include caravans, which precluded members of the Roma minority to have access to housing benefits.78 The same is true in the case of homeless persons. Spanish legislation does not include a definition on homelessness. As a consequence, it is difficult to assess the seriousness of the problem as well as to design adequate measures to tackle it. 79 An example worth following is the approach taken by the Scottish authorities who at the end of 2012 removed from their housing and homelessness legislation the requirement of priority which was part of the homelessness test. With this change, all persons who are unintentionally homeless, in the sense of lacking a safe and permanent home, are entitled to the right to a home.80 Similarly, the Constitutional Court of Hungary found unconstitutional the provisions of the Petty Offence Law which criminalized the habitual rough sleeping in public places.81 In the opinion of the Constitutional Court, the imposition of pecuniary sanctions was contrary to the Constitution as it represented an affront to the persons’ human dignity and infringed on their right to property.

V.  The Right to education With a growing rate of youth unemployment (15-24 years old) reaching nearly 11 million in 2012 in the countries members of the Organization for Economic Co-operation and Development,82 questions arise in relation to the adequacy of the existing education policies and strategies in responding to the current market demands in terms of skills and knowledge. The next paragraphs will discuss developments regarding technical and vocational education and training (TVET) (A) as well as commitments regarding the elimination of discrimination and stereotypes in education (B).

A.  Technical and vocational education and training There is growing understanding around the world that TVET can provide a useful framework for combating poverty and unemployment, especially among the youth.83 For instance, the Montego Bay Declaration on TVET contains a number of recommendations that could be enforced by States with regard to the promotion of TVET. In order for strategies regarding TVET to be adequately imple78

Ibidem, para 139.   Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Spain, adopted on 6 June 2012 (E/C.12/ESP/ CO/5), § 23. 80  Homelessness etc. (Scotland) Bill, SP Bill 63B, Session 1(2003), Article 3(2). 81   Constitutional Court of Hungary, Case II/1477/2012, Ex post review of conformity with the Fundamental Law of certain provisions of the Act on Contraventions (criminalizing people living at public areas permanently) on the petition of the Commissioner for Fundamental Rights, adopted on 10 November 2012. 82   Organization for Economic Co-operation and Development, G20 Labour Ministers must focus on young jobseekers, 15 May 2012. 83   Report of the Special Rapporteur on the right to education Mr. Kishore Singh, presented to the sixty-seventh session of the General Assembly (15 August 2012) (A/67/310), §§ 14, 16, 19, 20 and 22. 79

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mented, a number of pre-requisite conditions need to be met. These conditions as well as recommendations on developing adequate TVET will be drawn from the practice of the United Nations treaty bodies and the Human Rights Council Special Rapporteur on the right to education.

1.  The practice of UN human rights treaty bodies The Committee on the Rights of the Child emphasized the need to ensure quality education throughout a child’s enrolment in the education system. It also emphasized the importance of providing early childhood care and preschool education,84 quality education for children belonging to ethnic minorities,85 while giving particular regard to child placement in residential schooling away from home.86 For instance, the Committee on the Rights of the Child recommended the provision of transportation to and from schools for marginalized Roma children in order to eliminate remoteness as a barrier to access education.87 Such measures would also have the role of preventing harmful practices including the sale of children.88

2.  The practice of the Human Rights Council mechanisms The Special Rapporteur on the right to education proposed a comprehensive set of principles that could guide State action in the establishment, expansion and consolidation of frameworks providing technical and vocational education and training.89 The Special Rapporteur called for a humanistic rather than mere utilitarian vision of education.90 Among the enumerated principles, the Special Rapporteur gave particular attention to the principle of social justice and equity, the principle of social interest in education and education as a public good, the principle of equality of opportunity and access to education, and the principle of social dialogue, partnership and participation.91 The Special Rapporteur also showed particular concern in relation to the fact that TVET remained a separate stream in secondary education and recommended the adoption of legal frameworks which would attribute particular responsibilities equally to State and non-State actors involved in TVET.92 Another preoccupation was to make TVET accessible to women, girls and marginalized groups, including ethnic minorities, people with disabilities, migrants and persons living in poverty.93 84

Ibidem, § 65.   Committee on the Rights of the Child, Concl. Obs. – Greece, adopted on 20 July 2012 (CRC/C/OPSC/GRC/CO/1), § 27(b). 86   Committee on the Rights of the Child, Concl. Obs. – Azerbaijan, adopted on 12 March 2012 (CRC/C/AZE/CO/34), § 53(f). 87   Ibidem, § 61(b). 88   Ibidem, § 22(b). 89   Ibidem, §§ 51-66. 90   Ibidem, § 84. 91   Ibidem, §§ 82-87. 92   Ibidem, §§ 89-90. 93   Ibidem, §§ 94-95. 85

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In addition, the Special Rapporteur also stressed that quality education can only be achieved through the creation of normative frameworks that rest on the following pillars : adequate physical environment, proportionate class size and pupil-teacher ratio, adoption of normative frameworks for the teaching profession, development of national curriculum content and standards, finding new approaches to the evaluation of learning achievements, participatory school management and respect for human rights as well as monitoring and inspecting schools.94

B.  Elimination of discrimination and stereotypes The elimination of discrimination and stereotypes requires both instruments for their identification and solutions. The section below discusses the criteria relied upon by the European Court of Human Rights to identify discrimination in the case of ethnic minorities in respect of the right to education. In order to design solutions to eliminate such harmful practices, recommendations from United Nations treaty bodies are presented.

1.  Case law The discrimination of ethnic minorities with regard to the right to education has been regularly denounced. In the case Sampani et al. v. Greece, the European Court of Human Rights found that the refusal to register Roma children in regular classes together with the creation of special classes attended only by these children without taking into consideration their particular needs as members of a disadvantaged group, and in the absence of guarantees necessary for the normal running of schools amounted to discrimination in relation to the right to education.95

2.  The practice of UN human rights treaty bodies In order to grow a culture of inclusion and to change existing stereotypes, the Committee on the Rights of the Child proposed the introduction of mandatory modules on human rights and the Convention on the Rights of the Child in school curricula and training programmes for all professionals working with children, especially in rural areas and in situations concerning children asylumseekers, refugees and internally displaced persons.96 Such initiatives would also be welcomed by the Committee on the Elimination of Discrimination against

94

Report of the Special Rapporteur on the right to education Mr. Kishore Singh on normative action for quality education, presented to the twentieth session of the Human Rights Council, (2 May 2012) (A/HRC/20/21), §§ 50-81. 95   Eur. Ct. H.R. (1st sect.), Sampani et al. v. Greece, 11 December 2012, Appl. No. 59608/09, §§ 90-105. 96   Committee on the Rigths of the Child, Concl. Obs. – Azerbaijan, adopted on 12 March 2012 (CRC/C/AZE/CO/34), § 24 ; Committee on the Rights of the Child, Concl. Obs. – Greece, adopted on 13 August 2012 (CRC/C/GRC/ CO/2-3), § 23.

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Women.97 Two complementary strategies could be adopted. On the one hand, the encouragement of the enrolment of boys and girls in non-traditional educational and occupational choices could fill the gender imbalance which characterizes certain professional sectors. In this sense, the Committee on the Elimination of Discrimination against Women noted the importance of adopting temporary special measures to accelerate the advancement of women in academia through women specific grants and other affirmative action measures.98 On the other hand, more context-adapted and flexible school alternatives could accommodate different needs and provide more inclusive educational programmes. To give one example, the Committee on the Rights of the Child acknowledged that the requirements of girls’ right to freedom of religion might undermine access to education in situations where school uniforms policies prohibit the use of headscarves.99 Further adaptation is also required in order to ensure access to education of children with disabilities.100 The objective of such measures can only be achieved if school and home environments as well as all other alternative care settings are free from all forms of violence, including corporal punishment or bullying,101 and if such measures are implemented in compliance with human rights standards. The efforts intended to meet the challenges to the realization of the right to education may be undermined where other goals, including goals linked to the children’s full and harmonious development as stated in the Convention on the Rights of the Child, are given priority. In this regard, a recent proposal put forward in Russia might raise concerns as it offers to introduce patriotic military games in schools in order to revive patriotism and give due regard to national military defence.102

VI.  The right to the highest attainable standard of health This section reviews the most significant developments concerning the right to the highest attainable standard of health. The discussion will cover the integration of human rights based approach to health policymaking and programming (A), access to healthcare and access to medicines (B), occupational health (C),

97

Committee on the Elimination of Discrimination against Women, Concl. Obs. – Norway, adopted on 23 March 2012 (CEDAW/C/NOR/CO/8), § 22(b).   Ibidem, § 28. 99   Committee on the Rights of the Child, Concl. Obs. – Azerbaijan, adopted on 12 March 2012 (CRC/C/AZE/CO/34), § 40. 100   Committee on the Rights of the Child, Concl. Obs. – Greece, adopted on 13 August 2012 (CRC/C/GRC/CO/2-3), § 51(d). 101   Committee against Torture, Concl. Obs. – Albania, adopted on 26 June 2012 (CAT/C/ALB/CO/2), § 14 ; Committee on the Rights of the Child, Concl. Obs. – Azerbaijan, adopted on 12 March 2012 (CRC/C/AZE/CO/3-4), §§ 45-46. 102   Le Figaro, Russie : des jeux militaires à l’école, 18 December 2012. 98

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health financing (D), and specific hurdles faced by vulnerable groups in the enjoyment of their right to health (E).

A.  A human rights-based approach to health The introduction of a human right-based approach to healthcare entails that health policy-making and programming need to be guided by human rights standards and principles. In addition, policies and programs must be designed in a way that heightens the capacity of duty bearers to meet their obligations and empowers rights-holders to effectively claim their rights. In 2012, a number of tangible efforts to achieve such integration in different areas of health programming can be identified in the work of the Human Rights Council and the World Health Organization.

1.  The work of the Human Rights Council In its resolution 18/2, the Human Rights Council requested the Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, in cooperation with United Nations agencies and other experts, to prepare technical guidance on the application of a human rights-based approach to the implementation of policies and programmes to reduce preventable maternal mortality and morbidity.103 The report, which was the result of a collaborative process, including consultation with a variety of stakeholders such as United Nations agencies, academia, civil society and the public in various countries, was submitted to the Council during its twenty-first session.104 The document highlights key principles, such as the empowerment of women and girls and the participation of affected populations, and provides guidance on budgeting and planning, including the adoption of a national health plan as a core obligation connected to the right to health. The report also examines aspects related to practical implementation by illustrating, as an example, common problems in the areas of emergency obstetric care. Emphasis is placed on the crucial role of accountability, and guidance is provided on monitoring, review, oversight, and remedies.

2.  The work of the World Health Organization Two developments in connection with the work of the World Health Organization (WHO) are worth highlighting. In September 2012, the WHO launched Health 2020, its new European health policy framework. The framework is the outcome of a two-year consultation process across Europe and beyond and was adopted 103

Resolution of the Human Rights Council on Preventable maternal mortality and morbidity, adopted on 28 September 2011 (A/HRC/18/L.8). 104   Report of the Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights on technical guidance on the application of a human rights-based approach to the implementation of policies and programmes to reduce preventable maternal morbidity and mortality, presented to the twentieth session of the Human Rights Council (2 July 2012) (A/HRC/21/22).

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by 53 States during the sixty-second session of the WHO Regional Committee for Europe. The right to the highest attainable standard of health is explicitly identified as one of the guiding principles informing the framework. On 28 June 2012, WHO launched the QualityRights Tool Kit and outlined its global campaign to improve the quality of care for persons with mental health conditions within a right to health framework.105 The Tool Kit identifies a set of key quality and human rights standards that need to be complied within all mental health and social care facilities and provides guidance on how to conduct a comprehensive assessment, report findings and make recommendations to avoid human rights violations and improve quality of care in such facilities.

B.  Access to health care and access to medicines Two fundamental components of the right to health, namely access to timely and appropriate health care, and access to medicines, have been the subject of judicial scrutiny both by the European Court of Human Rights and by national courts. In the first case before the European Court of Human Rights, Spyra and Kranczkowski v. Poland, the applicants, a mother and her son, contended that the son’s disability had been caused by a lack of appropriate medical treatment during childbirth in a hospital. They claimed, in particular, that the nursing staff did not comply with standards for the care of new-born babies.106 The complaint also challenged the effectiveness of the procedures undertaken by the Polish authorities to investigate the origins of the disability. By drawing on experts’ reports, the Court concluded that the treatment provided to the applicants had been adequate and in accordance with the rules of medical practice and found that the State’s responsibility was not engaged under the substantive component of Article 8 of the Convention. From a procedural standpoint, it was found that the Polish legal system, in its entirety, had provided the applicants with adequate remedies through which to have their cases examined. In 2012, the European Court of Human Rights was confronted in the case of Hristozov and Others v. Bulgaria, for the first time, with the issue of access to unauthorised medicine for terminally ill patients.107 The case concerned the Bulgarian authorities’ refusal to allow nine terminally ill cancer patients access to an experimental anti-cancer drug whose use is not formally authorised as a treatment in any country but has been allowed for “compassionate use” in a number of countries. The Court considered that the refusal to allow the use of the drug could engage the patients’ right to respect for private life, protected by Article 8 of the European Convention on Human Rights. The Court further acknowledged a growing trend among European countries towards allowing, under exceptional conditions, the use of unauthorised medicinal products. Yet, the Court concluded 105

World Health Organization, WHO Quality Rights Tool Kit, Geneva, World Health Organization, 2012.   Eur. Ct. H.R. (4th sect.), Spyra and Kranczkowski v. Poland, 25 September 2012, Appl. No. 19764/07.   Eur. Ct. H.R. (4th sect.), Hristozov and Others v. Bulgaria, 13 November 2012, Appl. Nos. 47039/11 and 358/12.

106 107

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that this emerging trend was not grounded on settled principles in the law of those countries and did not extend to the precise manner in which the use of such products should be regulated. Based on the foregoing considerations, the court found no violations.108 The issue of access to medicines has also been the subject of adjudication at the national level beyond European borders. In April 2012, the Kenyan High Court at Nairobi delivered what has been considered to be a landmark judgment in this remit.109 The case was filed by three people living with HIV, who challenged provisions of the Anti-Counterfeit Act 2008, legislation that contained a definition of counterfeit drugs so broad that it could be interpreted as encompassing generic medicines produced in Kenya and elsewhere. The claimants advanced that this could impair the importation of generic medicines, including anti-retroviral (ARV) treatment for people living with HIV. In finding in favour of the claimants, the Court considered that the vagueness of the provisions posed a concrete threat and had the potential to limit access to affordable and essential drugs and medicines, including ARV treatment. For this reason, the legislative provisions were found to be incompatible with the right to life, the right to human dignity and the right to the highest attainable standard of health, as enshrined in the Kenyan Constitution. It is significant to note that the UN Special Rapporteur on the right to health filed an amicus curiae brief in this case.

C.  Health financing In the opinion of the Special Rapporteur on the right of everyone to the enjoyment of the highest attainable standard of physical and mental health (Special Rapporteur on the right to health), full realization of the right of everyone to the highest attainable standard health largely depends on the availability of adequate, equitable and sustainable financing for health, at the domestic and international levels.110 One of the two annual reports submitted by the Special Rapporteur on the right to health in 2012 specifically focuses on health financing in the context of the right to health. In the report, the Special Rapporteur provides a comprehensive analysis of the obligation of States to ensure adequate, equitable and sustainable domestic funding for health. Three critical areas are identified by the Special Rapporteur on the right to health : (a) the way in which States ensure adequate funds are available for health and the sources from which they raise these funds ; (b) how these funds are pooled ; and (c) how funds and resources are allocated within health systems.111 The substantive issues discussed in connection with the three critical areas include taxation and international funding for health, pooling mechanisms (such as social health insurance) and issues relating 108

Ibidem, § 123.   Republic of Kenya, in the High Court of Kenya at Nairobi, case of Patricia Asero Ochieng and 2 others v. The Attorney General of Kenya, April 2012 (Petition No. 409 of 2009). 110   Report of the Special Rapporteur on the right to the highest attainable standard of health Mr. Anand Grover, presented to the sixty-seventh session of the General Assembly (13 August 2012) (A/67/302), § 1. 111   Ibidem, §§ 5-14. 109

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to allocation (such as allocation of health funds and resources between primary, secondary, and tertiary health care and the disparities which exist among rural, remote and urban areas).112

D.  Occupational health As stated in General Comment 14 on the right to the highest attainable standard of health, implementation of national policies to minimize the risk of occupational accidents and diseases, in addition to the provision of occupational health and safety services, is required by State in order to fulfil their obligations under the right to health.113 In 2012, the Special Rapporteur on the right to health devoted his annual report to the Human Rights Council to the right to occupational health as an integral component of the right to health.114 The report includes a review of international human rights and other instruments that relate to occupational health, with particular emphasis placed in the informal economy and the needs of vulnerable and marginalized groups.115 The report sheds light on the obligation of States to formulate, implement, monitor and evaluate occupational health laws and policies, as well as the requirement for the participation of workers at all stages of those activities.116 The Special Rapporteur also analyses specific substantive occupational health issues, such as environmental and industrial hygiene, prevention and reduction of the working population’s exposure to harmful substances, challenges posed by emerging technologies, minimization of hazards in the workplace, and availability and accessibility of occupational health services.117 Ample space is also devoted to accountability mechanisms and remedies for violations related to occupational health.

E.  The right to health and vulnerable groups It is widely acknowledged that there are certain groups that, faced with particular conditions of vulnerability and marginalization, may experience additional hurdles to the enjoyment of their right to health. Examples of such groups can include women, children and adolescents, persons belonging to ethnic minorities, persons with disabilities, persons in detention, and migrants. A number of issues of relevance in right to health terms with regard to some of the latter groups have surfaced in the work of the human rights treaty monitoring bodies and in cases decided by the European Court of Human Rights and at the domestic level.

112

Ibidem, §§ 15-54.  Committee on Economic, Social and Cultural Rights, General Comment No. 14, adopted on 11 August 2000 (E/C.12/2000/4), § 36. 114   Report of the Special Rapporteur on the right to the highest attainable standard of health Mr. Anand Grover, presented to twentieth session of the Human Rights Council (10 April 2012) (A/HRC/20/15). 115   Ibidem, §§ 6-35. 116   Ibidem, §§ 49-59. 117   Ibidem, §§ 36-48. 113

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1.  The practice of UN human rights treaty bodies As an overarching recommendation, the Committee on Economic, Social and Cultural Rights urged States to ensure that, in accordance with the right to the highest attainable standard of health and the principle of universal health care, reforms to healthcare systems adopted in times of financial constraints or economic crisis do not limit the access of persons to health services, regardless of their legal situation.118 The Committee further recommended that States assess the impact of any proposed cuts to healthcare services on the access of the most disadvantaged and marginalized individuals and groups to health services.119 The discrimination of minorities with regard to health rights appears to be a recurrent and continuing cause for concern in Europe. For example, the Committee on Economic, Social and Cultural Rights and the Committee on the Elimination of Racial Discrimination expressed concern over obstacles faced by members of Roma communities in accessing and utilizing healthcare services in several European countries.120 Effective access to reproductive and sexual health services by women had also emerged as a key issue as far as the Committee on Economic, Social and Cultural Rights is concerned,121 and one of the focus areas included the obstacles encountered by women who wish to terminate a pregnancy.122 A noteworthy attempt to reduce such hurdles by European state is the reform of Luxembourg’s 1978 law on voluntary termination of pregnancy.123 Another important issue tackled by the treaty bodies involves the right to health of persons with disabilities. In April 2012, the Committee on the Rights of Persons with Disabilities adopted its first views on an individual complaint lodged under the Optional Protocol to the Convention on the Rights of Persons with Disabilities. The case involved a local municipality’s refusal to grant a building permit to a woman who suffered from a degenerative illness and could not leave her home without serious risk to her health, in order to install a hydrotherapy pool on her property for the purposes of rehabilitation and maintaining her health. The Committee found in favour of the complainant. It considered that the decisions of the local authorities were disproportionate and produced a discriminatory 118

Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Spain, adopted on 6 June 2012 (E/C.12/ESP/ CO/5), § 19.   Ibidem. 120   Committee on the Elimination of Racial Discrimination, Concl. Obs. – United Kingdom, adopted on 14 September 2011 (CERD/C/GBR/CO/18-20) § 27 ; Committee on the Elimination of Racial Discrimination, Concl. Obs. – Portugal, adopted on 13 April 2012 (CERD/C/PRT/CO/12-14), § 19 ; Committee on the Elimination of Racial Discrimination, Concl. Obs. – Italy, adopted on 9 March 2012 (CERD/C/ITA/CO/16-18), § 15 ; Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Slovakia, adopted on 8 June 2012 (E/C.12/SVK/CO/2), § 9 ; Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Spain, adopted on 6 June 2012 (E/C.12/ESP/CO/5), § 11 ; Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Bulgaria, adopted on 30 November 2012 (E/C.12/BGR/CO/4-5), § 7. 121   Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Bulgaria, adopted on 30 November 2012 (E/C.12/BGR/CO/4-5), § 20. 122   Committee on Economic, Social and Cultural Rights, Concl. Obs. – Spain, adopted on 6 June 2012 (E/C.12/ESP/ CO/5), § 24. 123   Luxemburger Wort für Wahrheit und Recht, Restrictions on abortion in Luxembourg to be relaxed, 23 November 2012. 119

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effect that adversely affected the author’s access, as a person with disability, to the health care and rehabilitation required for her specific health condition.124 The Committee on the Rights of the Child highlighted the need to ensure access to health services to all children. The Committee expressed the concern that in certain countries children belonging to particularly vulnerable groups face increasing obstacles and difficulties in accessing healthcare. The Committee identified groups included Roma children, children belonging to minorities, migrant, asylum-seeking and unaccompanied children, street children,125 children living in rural areas and those generally living in socio-economically challenged situations.126 In order to clarify the content of the right of children to the enjoyment of the highest attainable standard of health and the corresponding State obligations, the Committee on the Rights of the Child expressed its intention to draft a General Comment on the right of the child to the enjoyment of the highest attainable standard of health. The General Comment also seeks to propose recommendations for concrete measures and actions required by States Parties, as well as private actors, to fulfil their obligations.

2.  Case law Two significant cases decided by the European Court of Human Rights relate, in particular, to the health of persons in detention. The case of M.S. v. the United Kingdom concerned the detention in police custody, for more than three days, of a man suffering from mental illness. The Court found a violation of Article 3 of the Convention, specifying that the applicant’s prolonged detention without appropriate psychiatric treatment constituted “an affront to human dignity and reached the threshold of degrading treatment for the purposes of Article 3”.127 In Iacov Stanciu v. Romania, the applicant, who suffered from a number of chronic illnesses, challenged the detention conditions he endured in several Romanian prisons, including overcrowding, poor hygiene and inadequate medical treatment. The Court was not satisfied that the applicant was provided with adequate medical care during his detention, which in itself, having regard to the long period concerned and to the consequences on the applicant’s health, raised an issue under Article 3 of the Convention. It was concluded that the applicant’s suffering due to such conditions reached the threshold of inhuman and degrading treatment prohibited by Article 3.128

124

Committee on the Rights of Persons with Disabilities, H.M. v. Sweden, communication No. 3/2011, 21 May 2012, (CRPD/C/7/D/3/2011), § 8.8.   Committee on the Rights of the Child, Concl. Obs. – Greece, adopted on 13 August 2012 (CRC/C/GRC/CO/2-3) §§ 52-53. 126   Committee on the Rights of the Child, Concl. Obs. – Azerbaijan, adopted on 12 March 2012 (CRC/C/AZE/CO/34), § 58. 127   Eur. Ct. H.R (4th sect.), M.S. v. the United Kingdom, 3 May 2012, Appl. No. 24527/08 (final since 3 August 2012), §. 45. 128   Eur. Ct. H.R (3rd sect.), Iacov Stanciu v. Romania, 24 July 2012, Appl. No. 35972/05 (final since 24 October 2012), §. 187. 125

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Turning to national systems, a case form the United States is worthy of note. Dorothy Ann Finch and others v. Commonwealth Health Insurance Connector Authority, decided by the Supreme Court of Massachusetts, petitioners challenged the decision of the State of Massachusetts to exclude a group of documented migrants from its state health insurance program. The Court found that documented migrants were a protected class under the State Constitution, and stated that the exclusion of the claimants from the healthcare program had to be backed by a “compelling interest”.129 In this case the exclusion was introduced in order to overcome financial difficulties faced by the State. The Court held that financial considerations cannot, as such, constitute a “compelling governmental interest” and that the means through which the State sought to achieve its objectives did not reflect a serious, good faith consideration of non-discriminatory alternatives.130

VII. Conclusions The developments discussed in the previous sections are strengthened by ongoing commitments undertaken at global level to address vital problems. One such problem is poverty, a phenomenon that threatens the enjoyment of all economic, social and cultural rights. Building on the guidance of the Special Rapporteur on Extreme Poverty and Human Rights, the Human Rights Council adopted the Guiding Principles on Extreme Poverty and Human Rights in September 2012.131 This is the first global policy instrument that focuses specifically on the human rights of people living in poverty. The principles are designed to provide a practical tool for policy-makers and provide guidance on how to ensure that public policies, including those targeted at poverty eradication, reach the poorest members of society, respect and uphold their rights, and take into account the significant social, cultural, economic and structural obstacles to human rights enjoyment faced by persons living in poverty. Another opportunity for renewing international pledges was the United Nations Conference on Sustainable Development (“Rio+20 Conference”), which took place in June 2012. It saw the mobilization of key actors in the sphere of economic, social and cultural rights aiming to advocate for the full integration of such rights within a future development framework. The Committee on Economic, Social and Cultural Rights called upon States to integrate a human rights dimension into the outcome document and, in particular, to make explicit reference to the rights protected under the International Covenant on Economic, Social and Cultural

129

United States, Supreme Judicial Court of Massachusetts, Dorothy Ann Finch and others v. Commonwealth Health Insurance Connector Authority, 5 January 2012 (461 Mass. 232), p. 234. 130   Ibidem, p. 242. 131   Final draft of the guiding principles on extreme poverty and human rights by the Special Rapporteur on extreme poverty and human rights Ms. Magdalena Sepúlveda Carmona, adopted by the Human Rights Council on 18 July 2012 (A/HRC/21/39).

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Rights.132 Twenty-two United Nations Special Procedures mandate holders also highlighted the need to create an accountability mechanism monitoring the post2015 commitments with the final end of upholding international human rights standards.133 Lastly, major advances have been achieved in relation to recognizing locus standi for victims of violations of economic, social and cultural rights before international human rights bodies. Following its ratification by a tenth State, Uruguay,134 the Optional Protocol to the International Covenant to the Economic, Social and Cultural Rights shall enter into force on 5 May 2013.135 The Optional Protocol entitles victims of violations of the Covenant to submit individual and collective complaints before the Committee on Economic, Social and Cultural Rights. Anticipating the entry into force of the Optional Protocol, the Committee adopted the provisional rules of procedure for the complaints mechanism.136 Another mechanism that gained support in 2012 was the third Optional Protocol to the Convention on the Rights of the Child establishing a communications procedure under the Convention on the Rights of the Child. Two States ratified this treaty in 2012, namely Gabon and Switzerland.137 Eight more ratifications are required before the Optional Protocol enters into force. When it does, it will provide further opportunities to claim remedies for violations of economic, social and cultural rights as enshrined in the Convention on the Rights of the Child and its two other protocols. Furthermore, the locus standi of victims of violations of economic, social and cultural rights may be expanded following the recognition by the Human Rights Committee of the extra-territorial application of human rights in the context of business.138 The Human Rights Committee recommended the adoption of clear standards whereby corporations domiciled in the territory or under the jurisdiction of a State Party to the International Covenant on Civil and Political Rights are bound to respect human rights throughout their operations.139 The Human Rights Committee thus shifted the focus from the territory or jurisdiction where the corporation conducts its activities to the place of incorporation or main place 132

Statement of the Committee on Economic, Social and Cultural Rights in the context of the Rio + 20 Conference on the Green Economy in the Context of Sustainable Development and Poverty Eradication, adopted on 4 June 2012 (E/C.12/2012/1). 133   Open Letter from Special Procedures mandate-holders of the Human Rights Council to States negotiating the Outcome Document of the Rio+20 Summit, entitled “If Rio+20 is to deliver, accountability must be at its heart”, released on 19 March 2012. 134   By ratifying the Optional Protocol on 5 February 2013, Uruguay joined Argentina, Bolivia, Bosnia and Herzegovina, Ecuador, El Salvador, Mongolia, Portugal, Slovakia and Spain. 135   Resolution of the General Assembly on the Optional Protocol to the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights, adopted on 10 December 2008 (A/RES/63/117). 136   Provisional Rules of Procedure under the Optional Protocol to the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights by the Committee on Economic, Social and Cultural Rights, adopted on 3 December 2012 (E/C.12/49/3). 137   Resolution of the General Assembly on the Optional Protocol to the Convention on the Rights of the Child on a Communications Procedure, adopted on 19 December 2011 (A/RES/66/138). 138  H.R.Committee, Concl. Obs. – Germany, October 2012 (Advance unedited version) (CCPR/C/DEU/CO/6), § 16. 139   Ibidem.

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Christophe Golay, Irene Biglino and Ivona Truscan

of business of the corporation. The Committee closes an important gap that existed in respect of human rights when acting abroad. The ability of the international normative frameworks, policies and mechanisms to protect victims from violations of economic, social and cultural rights depends ultimately on how they are implemented at national level as well as on the degree to which they reach individuals in their context. Substantial windows of opportunity have been opened in 2012. They have the potential not only to place economic, social and cultural rights in the spotlight, but also to reinforce the indivisibility of all human rights. Christophe Golay Research Fellow and Coordinator of the Project on Economic, Social and Cultural Rights at the Geneva Academy of International Humanitarian Law and Human Rights. e-mail : christophe.golay@graduateinstitute.ch.

Irene Biglino Researcher and Member of the Project on Economic, Social and Cultural Rights at the Geneva Academy of International Humanitarian Law and Human Rights. e-mail : irene.biglino@graduateinstitute.ch.

Ivona Truscan Researcher, Teaching Assistant and Member of the Project on Economic, Social and Cultural Rights at the Geneva Academy of International Humanitarian Law and Human Rights. e-mail : ivona.truscan@graduateinstitute.ch.

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Chroniques / Columns Droit de l’égalité et de la non-discrimination Equality and Non-Discrimination Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive*

Résumé

Abstract

C

T

ette chronique propose une lecture intégrée de la jurisprudence récente en matière d’égalité et de non-discrimination, qui prend en compte les apports de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi des comités d’experts créés par les instruments universels de protection des droits de l’homme. Après l’introduction (I), la chronique examine successivement les discriminations alléguées fondées sur l’âge (II), le genre, la conversion sexuelle et l’orientation sexuelle (III), le handicap et l’état de santé (IV), la nationalité et le lieu de résidence (V), la race et l’origine ethnique (VI), la religion et les convictions (VII), pour évoquer enfin les discriminations multiples ou intersectionnelles (VIII).

he column offers an integrated discussion of the recent case law concerning equality and non-discrimination, taking into account the contributions of the Court of Justice of the European Union and of the European Court of Human Rights, but also of the United Nations human rights treaty bodies. Following the introduction (I), it examines successively discriminations on grounds of age (II), of gender, transgender and sexual orientation (III), of disability and health (IV), of nationality and place of residence (V), of race and ethnic origin (VI), of religion and belief (VII) ; it closes with a discussion of multiple and intersectional discrimination (VIII).

I. Introduction

E

n Europe, le droit de l’égalité et de la non-discrimination est en pleine efflorescence depuis une quinzaine d’années. Une fois n’est pas coutume, c’est le droit de l’Union européenne (UE) qui a joué un rôle moteur, tant par les concepts consacrés dans certains instruments normatifs (directives) que par ceux mis en lumière dans la jurisprudence de la Cour de justice. Au cours de la dernière décennie, la Cour européenne des droits de l’homme a elle aussi développé un contrôle plus systématique du principe de non-discrimination (article 14 CEDH)1, s’inspirant

*  Les auteurs tiennent à remercier Joseph Damamme (Assistant de recherche à la section juridique de l’Institut d’Études européennes de l’Université libre de Bruxelles) pour sa précieuse contribution aux recherches liées à cette chronique. Cette dernière s’inscrit dans le cadre du projet PAI « The Global Challenge of Human Rights Integration : Toward a Users’ Perspective » (2012-2017), coordonné par Eva Brems et auquel les deux auteurs de cette contribution sont partie prenante, en tant que partenaire ULB. Ce projet bénéficie du soutien financier de la politique scientifique fédérale. 1  F. Tulkens, « L’évolution du principe de non-discrimination à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in J.‑Y. Carlier (dir.), L’étranger face au droit. XXe journées d’études juridiques J. Dabin, Bruxelles, Bruylant, 2010, pp. 193‑210.

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Chroniques / Columns

Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive

à de multiples reprises de son homologue de Luxembourg mais également de certaines jurisprudences des Comités onusiens ou de la Cour interaméricaine des droits de l’homme2. Ces influences mutuelles entre les organes de protection des droits de la personne dans le domaine de la non-discrimination, favorisées par l’activisme d’organisations tierces intervenantes, par l’action stratégique de certains requérants ou par le dialogue que nouent les juges, débouchent sur des phénomènes de fertilisations croisées et de migrations de concepts. Qu’il s’agisse des victimes, des ONGs, des praticiens – avocats, membres des organismes de promotion de l’égalité de traitement ou juges – ou encore des académiques, une approche cloisonnée par ordre juridique ou par juridiction n’est plus suffisante pour saisir les avancées ou les enjeux du droit de la non-discrimination. C’est la raison pour laquelle nous privilégions, dans cette chronique, et c’est là que réside son originalité, une approche intégrée3 des instruments et de la jurisprudence des différentes juridictions ou organes de protection des droits de l’homme au plan européen (Cour de justice de l’Union européenne, Cour européenne des droits de l’homme, Comité européen des droits sociaux) et international (Comité des droits de l’homme, Comité pour l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes, Comité pour l’élimination des discriminations raciales, etc.). Cette approche intégrée n’est pas sans incidence sur la sélection des cas : sans prétendre à l’exhaustivité, nous choisissons, dans les décisions et arrêts rendus au cours de l’année civile écoulée par les juridictions ou organes européens et internationaux de protection des droits de la personne, ceux qui attestent d’évolutions significatives, de convergences, de divergences ou d’influences croisées ainsi que de l’émergence ou de la stabilisation de concepts ou de modalités procédurales spécifiques (discrimination indirecte, aménagement raisonnable, stéréotypes, aménagement de la charge de la preuve, etc.). C’est également cette optique intégrée qui a orienté le choix de regrouper les affaires en fonction des critères de discrimination. Sans être en mesure de tous les traiter4, une tâche qui serait trop fastidieuse étant donné le caractère ouvert de certaines dispositions (article 14 CEDH, article 26 PIDCP ou article 21 de la 2

O. De Schutter, The prohibition of Discrimination under European Human Rights Law, Brussels, European Commission 2012, disponible à l’adresse suivante : http://www.non-discrimination.net/content/media/The%20 Prohibition%20of%20Discrimination%20under%20European%20Human%20Rights%20Law%20-%20EN.pdf 3   Cette approche est également prônée dans le cadre du projet PAI « The Global Challenge of Human Rights Integration : Toward a Users’ Perspective » (voir la référence complète en début de chronique). 4   Pour 2012, voy. également les décisions rendues sur la base d’autres critères de discrimination non répertoriés dans cette chronique. Concernant une allégation de discrimination entre le père biologique prétendu et le père reconnu légalement : Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Ahrens c. Allemagne, 22 mars 2012, req. no 45071/09 (définitif depuis le 24 septembre 2012) et Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Kautzor c. Allemagne, 22 mars 2012, req. no 23338/09 (définitif depuis le 24 septembre 2012) ; concernant une allégation de discrimination fondée sur l’appartenance à un parti politique en matière de licenciement : Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Redfearn c. Royaume-Uni, 6 novembre 2012, req. no 47335/06 ; concernant une discrimination en matière de regroupement familial entre des catégories de réfugiés selon qu’ils se sont mariés avant ou après leur arrivée dans le pays d’accueil : Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Hode et Abdi c. Royaume-Uni, 6 novembre 2012, req. no 22341/09 ; concernant des différences de traitement entre petits et grands propriétaire terriens : Cour eur. D.H. (GC), arrêt Chabauty c. France, 4 octobre 2012, req. no 57412/08.

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Charte des droits fondamentaux de l’UE), nous avons privilégié les critères considérés comme « suspects » en droit européen : âge (II), genre, transgenre et orientation sexuelle (III), handicap et état de santé (IV), nationalité et lieu de résidence (V), race et origine ethnique (VI), religion et convictions (VII). Une rubrique spécifique a été consacrée aux discriminations multiples ou inter-sectionnelles (VIII).

II. Âge Les questions relatives aux discriminations fondées sur l’âge aboutissent principalement devant la Cour de justice de l’Union européenne, depuis l’entrée en vigueur de la directive 2000/785. Elles constituent d’ailleurs la majeure partie du contentieux en la matière soumis à cette juridiction6. La jurisprudence de 2012 s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence antérieure et porte principalement sur l’interprétation des justifications de différences de traitement directement fondées sur l’âge, admissibles au regard de l’article 6, § 1er, de la directive 2000/78. La Cour de justice semble osciller entre la reconnaissance d’une large marge d’appréciation aux États membres et aux partenaires sociaux en matière de politique sociale et d’emploi et l’exercice d’un contrôle strict des mesures instaurant des différences de traitement directement fondées sur l’âge dans ces domaines. Une large marge d’appréciation est assurément confirmée quant au choix de la poursuite d’un objectif déterminé, qui ne doit pas impérativement figurer expressément dans la législation ou la convention collective, à condition que d’autres éléments, tirés du contexte général de la mesure concernée, permettent de l’identifier et d’exercer un contrôle juridictionnel sur sa légitimité et le caractère approprié et nécessaire des moyens mis en œuvre pour le réaliser7. La marge d’appréciation s’avère plus fluctuante au deuxième stade de l’analyse, à savoir lors de l’examen de proportionnalité. À l’occasion de l’affaire Hörnfeldt8, la Cour était amenée à se prononcer sur le caractère légitime et justifié d’une mesure nationale, permettant à un employeur de mettre un terme au contrat de travail d’un salarié dès lors qu’il a atteint l’âge de 67 ans, indépendamment du niveau de pension de retraite à percevoir par l’intéressé. La Cour admet, sans surprise au vu de sa jurisprudence antérieure, la légitimité des objectifs de politique de l’emploi invoqués par le gouvernement suédois à l’appui de cette « règle des 67 ans », et en particulier la facilitation de l’accès des jeunes travailleurs au marché du travail9. Plus innovante est la référence à 5

Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (J.O., L 303, 2 décembre 2000, p. 16).  D. O’Dempsey et A. Beale, Age and Employment, European Commission, Luxembourg, 2011 ; E. Bribosia et Th. Bombois, « Interdiction de la discrimination en raison de l’âge. Du principe, de ses exceptions et de quelques hésitations. Réflexions autour des arrêts Wolf, Petersen et Kücükdeveci de la Cour de justice de l’Union européenne », Rev. tr. dr. eur., 2011, pp. 41‑84. 7  C.J., 5 juillet 2012, Torsten Hörnfeldt c. Posten Meddelande AB, C-141/11, § 24. 8   Ibidem. 9   C.J., 18 novembre 2010, Georgiev et Fuchs and Köhler, aff. jtes C-250/09 et C-268/09 pour la justification fondée sur l’encouragement de l’accès des jeunes à l’emploi. 6

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l’article 15 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, consacrant le droit au travail, à la lumière duquel l’interdiction des discriminations fondées sur l’âge doit être lue. Ainsi, pour évaluer le caractère approprié et nécessaire de la mesure, « une attention particulière doit être accordée à la participation des travailleurs âgés à la vie professionnelle et, par là même, à la vie économique, culturelle et sociale »10. En l’espèce, toutefois, la « règle des 67 ans », replacée dans son contexte, réalise, selon la Cour, un juste équilibre entre « le préjudice qu’elle peut occasionner aux personnes visées [et] les bénéfices qu’en tirent la société en général et les individus qui la composent »11. La situation particulière du requérant, qui devait bénéficier d’une allocation de retraite très peu élevée, ne semble pas émouvoir la Cour dans la mesure où elle relève l’existence de certains mécanismes de compensation (aide au logement, prestation de vieillesse) en droit suédois et surtout au motif qu’elle a déjà admis la validité d’un mécanisme plus radical (cessation d’office des contrats à l’âge de 65 ans, indépendamment du montant de la pension) qui existait en droit allemand dans une affaire Rosenbladt jugée précédemment12. Dans un contexte de relations tendues entre l’Union européenne et la Hongrie à la suite de réformes liberticides engagées par le gouvernement Orban, la Cour a jugé discriminatoire l’abaissement abrupt et significatif, de 70 à 62 ans, de l’âge obligatoire de cessation d’activités pour les juges, procureurs et notaires13. Le 16 juillet 2012, la Cour constitutionnelle hongroise avait déjà annulé, avec effet rétroactif, une partie de la législation hongroise critiquée. La Commission a néanmoins décidé de maintenir son recours en manquement, notamment pour tenir compte des difficultés éprouvées par les personnes déjà affectées par ces mesures d’obtenir une réintégration dans leur poste. La Commission de Venise du Conseil de l’Europe s’était d’ailleurs également saisie du dossier et avait incité le législateur hongrois à réintégrer automatiquement les juges démis de leurs fonctions, sans exiger qu’ils passent par une nouvelle procédure de nomination14. Dans son arrêt du 6 novembre 2012, rendu à la suite d’une procédure accélérée, la Cour a d’abord avalisé la légitimité des deux objectifs avancés par la Hongrie à l’appui de ce nouveau régime. Tant la mise en place d’une structure d’âge plus équilibrée facilitant l’accès des jeunes juristes aux professions concernées que l’uniformisation de la limite d’âge de cessation obligatoire d’activités, dans le cadre des professions relevant de la fonction publique – qui contribue à la réalisation de l’égalité de traitement – peuvent constituer des objectifs légitimes de la politique de l’emploi. C’est donc au stade de l’examen de proportionnalité que ces mesures vont se heurter au veto de la Cour de justice. Concernant l’objectif d’uniformisation, la Cour relève que les intérêts de ceux qui sont affectés par cette mesure n’ont pas été dûment pris en compte, notamment étant donné 10

C.J., 5 juillet 2012, Torsten Hörnfeldt c. Posten Meddelande AB, C-141/11, § 37.   Ibidem, § 38.   C.J., 12 octobre 2010, Gisela Rosenbladt v. Oellerking Gebäudereinigungsges. mbH, C-45/09. Voy. le commentaire critique de J. Jacqmain, « Égalité entre travailleurs féminins et masculins – Autres discriminations ‘article 19 TFUE’ », J.D.E., 2012, p. 313. 13  C.J., 6 novembre 2012, Commission c. Hongrie, C-286/12. 14   European Commission for Democracy through Law (Venice Commission), Opinion on the Cardinal Acts on the Judiciary that were amended following the adoption of opinion CDL-AD(2012)001 on Hungary, 15 October 2012, CDL-AD(2012)020, § 80. 11 12

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l’absence de prévisibilité de la mesure, son caractère abrupt et le défaut de mesures transitoires dignes de ce nom. En outre, la Hongrie n’a nullement démontré que l’objectif en cause n’aurait pu être atteint par un dispositif moins contraignant et sa politique a manqué de cohérence dans les différents secteurs de la fonction publique. Concernant le second objectif de mise en place d’une structure d’âge plus équilibrée, la Cour estime qu’une analyse à moyen et long termes met très sérieusement en cause les effets apparemment positifs à court terme. La Cour conclut à la violation de l’interdiction de discrimination fondée sur l’âge en raison du manque de proportionnalité des mesures adoptées. L’affaire Tyrolean Airways15 s’inscrit dans un autre contexte : celui des controverses relatives à la prise en compte de l’âge et/ou de l’ancienneté comme critère déterminant des barèmes de rémunération. Le Oberlandsgericht Innsbruck demanda à la Cour si le droit anti-discriminatoire de l’Union s’opposait à une convention collective ne tenant compte, aux fins du classement dans les catégories d’emploi dont dépend le montant de la rémunération, que de l’expérience acquise en tant que membre du personnel d’une compagnie déterminée, excluant ainsi l’expérience matériellement identique acquise dans une autre compagnie appartenant au même groupe d’entreprises. Alors que la juridiction autrichienne avait formulé sa question en visant également l’article 21, § 1er, de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, le principe général de non-discrimination fondée sur l’âge et la directive 2000/78, la Cour décide – de manière quelque peu réductrice – de ne l’examiner qu’au regard de la directive. Pour la Cour, celle-ci ne s’oppose pas à la différence de traitement en cause, car le critère retenu n’est ni indissociablement ni indirectement lié à l’âge16. L’on peut toutefois s’étonner que la Cour en reste là et ne vérifie pas si cette différence de traitement est conforme à l’interdiction des discriminations prescrite à l’article 21 de la Charte (liste ouverte de motifs prohibés de discrimination) ou encore au principe d’égalité de traitement inclus à l’article 20 de la Charte. À l’initiative de deux fédérations de syndicats grecques, une affaire relative au caractère potentiellement discriminatoire d’une loi anticrise, qui réduisait le seuil minimum de la rémunération (84 % du salaire minimum de base ou journalier) devant être accordée aux travailleurs de moins de 25 ans lors de leur première embauche, a été portée devant le Comité européen des droits sociaux, par le biais du mécanisme de réclamation collective17. La crise économique sans précédent qui frappe la Grèce avait été invoquée par le gouvernement national pour justifier diverses mesures adoptées afin de faire face à des problèmes structurels du marché du travail et, en particulier, au phénomène d’aggravation du chômage des jeunes. À titre préliminaire et dans la ligne de conclusions adoptées en 2009, le Comité des droits sociaux souligne que « les mesures visant à encourager une plus grande flexibilité de l’emploi en vue de combattre le chômage ne devraient pas 15

C.J., 7 juin 2012, Tyrolean Airways c. Betriebsrat Bord der Tyrolean Airways Tiroler Luftfahrt Gesellschaft mbH, C-132/11.   Ibidem, § 29. 17  C.E.D.S., Association Fédération générale des employés des compagnies publiques d’électricité (GENOP-DEI) et Confédération des syndicats des fonctionnaires publics (ADEDY) c. Grèce, R.C. no 66/2011, déc. du 23 mai 2012. 16

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avoir pour résultat de priver de larges catégories de salariés, de leurs droits fondamentaux issus du droit du travail, qui les protègent contre des décisions arbitraires de leurs employeurs ou des pires effets des fluctuations économiques »18. Après avoir conclu à une violation du droit à une rémunération équitable (article 4, § 1er, de la Charte sociale de 1961) au motif que le salaire minimum octroyé aux jeunes travailleurs se situe en deçà du seuil de pauvreté, le Comité se penche sur la question de la discrimination fondée sur l’âge. Par une approche constructive, le Comité reformule l’argument lié à la discrimination contenu dans le recours en mobilisant la clause anti-discriminatoire du Préambule de la Charte de 196119. Après avoir avalisé la légitimité du but invoqué par l’État – l’intégration des jeunes travailleurs sur le marché du travail dans une période de grave crise économique – et sans autre forme de procès, le Comité estime disproportionnée la réduction du salaire minimum qui touche les jeunes travailleurs, en raison de son importance et de son application systématique à tous les travailleurs de moins de 25 ans.

III.  Genre, transgenre et orientation sexuelle En 2012, la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE relative aux discriminations fondées sur le genre fut limitée20, voire inexistante pour les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle. L’on se contentera d’épingler l’arrêt Isabel Elbal Moreno à l’occasion duquel la Cour confirme sa jurisprudence en matière de discrimination indirecte fondée sur le sexe pour apprécier un système d’octroi de pension qui désavantageait, sans justification objective et raisonnable, les travailleurs à temps partiel (en Espagne, 80 % de femmes)21. La Cour européenne des droits de l’homme et certains comités onusiens furent plus productifs. Si l’on excepte un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant la Turquie pour traitement inhumain et dégradant fondé sur l’orientation sexuelle d’un détenu22, la jurisprudence en matière de genre, transgenre et orientation sexuelle peut être regroupées en trois catégories pour l’année écoulée. Tout d’abord, dans la ligne de l’approche du Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes23, la Cour européenne a condamné solennellement, en Grande Chambre, les stéréotypes en matière de genre24. Ensuite plusieurs affaires s’inscrivent dans 18

Ibidem, § 14.   À la différence de la clause non-discriminatoire contenue à l’article E de la Charte sociale révisée, la Charte sociale européenne de 1961 ne contient une telle disposition que dans son Préambule. 20   Voy. J. Jacqmain, « Égalité entre travailleurs féminins et masculins – Autres discriminations “article 19 TFUE” », J.D.E., 2012, pp. 310‑314. 21   C.J., 22 novembre 2012, Isabel Elbal Moreno c. Instituto Nacional de la Seguridad Social (INSS), Tesorería General de la Seguridad Social (TGSS), C-385/11. 22   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt X c. Turquie, 9 octobre 2012, req. no 24626/09. Dans cette affaire, l’État turc contestait toute allégation de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, arguant du fait que l’isolement du détenu en cellule individuelle visait à protéger ce dernier. La Cour juge toutefois l’exclusion de toute vie sociale carcérale injustifiée au regard du souci de protection proclamé par les autorités pénitentiaires. Elle déclare qu’« à ses yeux, l’orientation sexuelle du requérant a été la raison principale de l’adoption de cette mesure » et conclut à une violation de l’article 14 combiné à l’article 3 de la Convention. 23  Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Jallow c. Bulgarie, communication no 32/2011, déc. du 28 août 2012 (CEDAW/C/52/D/32/2011). 24   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Konstantin Markin c. Russie, 22 mars 2012, req. no 30078/06. 19

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la foulée de l’arrêt Schalck et Kopf de la Cour européenne des droits de l’homme à l’occasion duquel on se souviendra que la Cour, se retranchant derrière la marge nationale d’appréciation, avait refusé de consacrer un droit au mariage pour les couples de même sexe25. Enfin, un troisième groupe d’affaires a trait à l’interaction entre la liberté d’expression et/ou de manifestation avec l’interdiction des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle26.

A.  Condamnation des stéréotypes en matière de genre La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes impose expressément aux États des obligations afin de « modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes » (article 5, a)). Cette disposition a constitué l’un des fondements de la condamnation essuyée par la Bulgarie, dans l’affaire Jallow27, concernant les discriminations et la violence domestique subies par une femme analphabète de nationalité gambienne. Alors que celle-ci s’était plainte de violences infligées par son mari, aucune enquête digne de ce nom n’avait été ouverte par les autorités nationales. Au contraire, les juridictions bulgares lui avaient retiré la garde de son enfant sur la base des seules allégations de son mari l’accusant de mauvais traitements. Cette situation avait perduré pendant plusieurs mois, sans qu’elle ne soit informée du sort réservé à son enfant ni que lui soit octroyé un droit de visite. La garde de son enfant ne lui avait été restituée qu’après acceptation du divorce par consentement mutuel. Après avoir rappelé que « l’attitude traditionnelle consistant à considérer les femmes comme inférieures aux hommes contribue à attiser la violence à l’égard de ces dernières », le Comité souligne que les autorités bulgares, alors qu’elles connaissaient la position vulnérable de cette femme et sa dépendance vis-à-vis de son mari, ont accordé un crédit considérable aux allégations de ce dernier dans l’ensemble des procédures. Ce faisant, les autorités « ont agi en fonction de la notion stéréotypée qui veut que le mari soit supérieur et qu’il soit celui dont les opinions devraient être prises au sérieux, ignorant le fait que la violence conjugale touche considérablement plus de femmes que d’hommes » (§ 8.6). Sur ce point, le Comité conclut à une discrimination fondée sur le sexe (violation des articles 5 et 16, § 1er, c), d) et f)). En outre, étant donné la situation particulièrement vulnérable de la requérante (femme migrante, analphabète, ne connais25   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Schalck et Kopf, 24 juin 2010, req. no 30141/04 (définitif depuis le 22 novembre 2010) ; Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt H. c. Finlande, 13 novembre 2012, req. no 37359/09 ; Cour eur. D.H. (ancienne 5e sect.), arrêt Gas et Dubois c. France, 15 mars 2012, req. no 25951/07 (définitif depuis le 15 juin 2012). 26   Comité D.H., Irina Fedotova c. Fédération de Russie, communication no 1932/2010, déc. du 31 octobre 2012, (CCPR/ C.106/D/1932/2010) ; Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Genderdoc-M c. Moldavie, 12 juin 2012, req. no 9106/06 (définitif depuis le 12 septembre 2012) ; Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Vejdeland c. Suède, 9 février 2012, req. no 1813/07 (définitif depuis le 9 mai 2012). 27  Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Jallow c. Bulgarie, communication no 32/2011, déc. du 28 août 2012 (CEDAW/C/52/D/32/2011).

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sant pas le bulgare et sans famille autre que son mari en Bulgarie) et de sa fille, le Comité conclut à une violation de plusieurs obligations positives destinées à éradiquer une série de discriminations infligées aux femmes (article 2 b), c), d) et e), lus à la lumière des articles 1 et 3 de la Convention) (§§ 8.4. et 8.5.). Outre les mesures de réparation individuelle que le Comité recommande à l’État d’accorder à la victime, l’on épinglera certaines prescriptions générales, telles que l’adoption de mesures permettant aux femmes victimes de violences familiales, en particulier migrantes, d’avoir effectivement accès à la protection contre la violence familiale et à la justice ou l’organisation de formations adéquates pour les praticiens de la justice et les autorités de police afin que les discriminations multiples soient prises en compte dans l’appréhension des violences fondées sur le sexe (§ 8.8). Ce sont encore les stéréotypes de genre qui sont au cœur de l’affaire R.K.B c. Turquie examinée par le Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes28. Cette fois, il s’agissait d’un licenciement d’une employée dans un salon de coiffure, fondé sur des comportements jugés immoraux – notamment des allégations de relations extraconjugales –, alors même que les employés masculins ayant une conduite similaire n’étaient nullement inquiétés. Si le licenciement avait été jugé injustifié par les juridictions turques, elles n’en avaient pas moins rejeté l’allégation de discrimination fondée sur le sexe. Le Comité estime que la Turquie a violé ses obligations au titre de l’article 2, (a) et (c) de la Convention en n’assurant pas la réalisation pratique du principe d’égalité de traitement inclus dans son droit du travail et en ne garantissant pas une protection effective des femmes contre les discriminations fondées sur le sexe (§ 8.6). Le Comité insiste sur la nécessité de prendre des mesures à l’échelle nationale afin d’éliminer les stéréotypes de genre, qui sont à la fois une source et une conséquence des discriminations dont sont victimes les femmes (§ 8.8.). En l’espèce, le Comité estime qu’il y a eu violation de l’article 5 de la Convention au motif que les procédures juridictionnelles étaient basées sur une perception stéréotypée de la gravité des relations extraconjugales pour les femmes. Alors que ces relations sont jugées acceptables pour les hommes, les femmes sont tenues de s’abstenir de toute entorse, aussi minime soit-elle, à la moralité publique (§ 8.7). Les stéréotypes de genre, dans la répartition des rôles parentaux cette fois, ont également été condamnés de manière retentissante par la Cour européenne des droits de l’homme, en formation de Grande Chambre, à l’occasion de l’affaire Konstantin Markin c. Russie29. La législation russe en cause, qui réservait le congé parental aux militaires de sexe féminin, a été jugée discriminatoire pour le requérant, un homme, qui n’avait pu bénéficier de ce congé pour s’occuper de ses trois enfants dont il assurait seul la garde. Reprenant à son compte nombre des arguments développés dans 28

Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, R.K.B c. Turquie, communication no 28/2010, déc. du 13 avril 2012 (CEDAW/C/51/D/28/2010). 29   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Konstantin Markin c. Russie, 22 mars 2012, req. no 30078/06. Voy. également Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Hulea c. Roumanie, 2 octobre 2012, req. no 33411/05). Plus largement sur la prise en compte des stéréotypes dans la jurisprudence de la Cour eur. D.H., voy. A. Timmer, « Toward an Anti-Stereotyping Approach for the Europeean Court of Human Rights », Human Rights Law Review, 11 : 4, 2011, pp. 707‑738.

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la tierce-intervention du Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand, la Cour souligne combien les stéréotypes de genre auraient des effets néfastes à l’égard des deux sexes, dans la mesure où « ils enfermeraient les femmes au foyer et en excluraient les hommes » (§ 120). Quant à la mobilisation du principe de non-discrimination, la Grande Chambre – dans la ligne de l’arrêt de chambre30 – rappelle que si le droit à un congé parental ne peut être tiré du droit au respect de la vie familiale (article 8 CEDH), à partir du moment où un État décide de créer un dispositif de congé parental, il doit le faire de manière non-discriminatoire (article 8 combiné à l’article 14 CEDH) (§ 130). Ensuite, la Cour ne cache pas son scepticisme à l’égard de la thèse du gouvernement russe sur l’existence d’un lien biologique et psychologique particulier entre la mère et le nouveau-né après la naissance. Sans entrer frontalement dans cet épineux débat, elle précise que « pour ce qui est des soins à apporter à l’enfant pendant la période correspondant au congé parental, les hommes et les femmes sont placés dans des « situations analogues » (§ 132). Étant donné le caractère particulièrement suspect des discriminations fondées sur le sexe (§ 127)31, la Cour procède à un examen circonstancié – nullement réduit a minima par le fait que le cas d’espèce concernait l’armée – du caractère justifié de la différence de traitement. Pour la Cour, celle-ci réunit deux facteurs de discrimination : le genre et le statut militaire. Il s’agit d’une amorce timide de la prise en compte de la discrimination « croisée » – une discrimination fondée sur plusieurs motifs qui interagissent les uns avec les autres – mise en évidence par la tierce-intervention (§ 122). Quant à l’argument « relatif au rôle social particulier que joueraient les femmes dans l’éducation des enfants » (§ 139), la Cour, pour justifier son revirement par rapport à l’arrêt Petrovic c. Autriche32, s’appuie sur l’évolution des sociétés européennes contemporaines « vers un partage plus égalitaire entre les hommes et les femmes des responsabilités en matière d’éducation des enfants » (§ 140). Qui plus est, la Cour exclut la prise en compte de traditions, telle que la répartition traditionnelle des rôles entre les sexes dans une société donnée ou de stéréotypes liés au sexe – « telle l’idée que ce sont plutôt les femmes qui s’occupent des enfants et les hommes qui travaillent pour gagner de l’argent ». Ces derniers ne peuvent constituer une justification suffisante pour une différence de traitement, « pas plus que ne le peuvent des stéréotypes du même ordre fondés sur la race, l’origine, la couleur ou l’orientation sexuelle » (§ 143). L’argument lié à la puissance de combat et l’efficacité des forces armées est également rejeté car il n’est nullement étayé par des statistiques ou des exemples concrets (§ 144) et qu’il ne peut en aucun cas justifier des dispositions rigides qui excluent automatiquement tous les militaires de sexe masculin du congé parental « indépendamment de leur position dans l’armée, de la disponibilité d’un remplaçant ou de leur situation personnelle » (§ 148).

30

Arrêt du 7 octobre 2010, req. no 30078/06.   Voy. aussi, en ce sens, Cour eur. D.H., déc. (irrec.) Staatkundige Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, 10 juillet 2012, req. no 58369/10, §§ 72-73. 32   Cour eur. D.H., arrêt Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, req. no 20458/92, § 42. À cette époque, « la très grande disparité dans les systèmes juridiques des États contractants » en matière d’allocations pour congé parental avait été mise en exergue pour ne pas sanctionner la législation autrichienne réservant une telle allocation aux seules mères. 31

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B.  Conséquences de l’absence de droit au mariage pour les couples de même sexe À l’occasion de l’affaire Schalck et Kopf c. Autriche tranchée en 201033, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée pour la première fois sur la question de savoir si un droit au mariage pour les personnes de même sexe pouvait être tiré de la Convention. La réponse fut négative au vu des profondes connotations sociales et culturelles du mariage et de l’absence de consensus européen en la matière (§§ 54-63). La Cour avait également fait montre de prudence sous l’angle du principe de non-discrimination. Certes un consensus européen sur la reconnaissance juridique des couples homosexuels était en formation, mais l’évolution n’était pas acquise et l’Autriche était restée dans le cadre de la marge nationale d’appréciation pour n’avoir introduit qu’en 2010 un régime de partenariat pour les couples de même sexe (§§ 106-110). Le caractère particulièrement sensible de cette question, qui se manifeste à l’envi en France ces derniers mois, explique très certainement le manque d’audace de la Cour. Elle s’est contentée de ne pas fermer la porte à un renversement de sa jurisprudence, lequel ne s’est toujours pas produit. En 2012, une ample marge nationale d’appréciation continue d’être consacrée en la matière avec des conséquences parfois surprenantes sur d’autres aspects de la vie privée ou familiale des personnes homosexuelles (Gas et Dubois c. France)34 et même des personnes ayant procédé à un changement de sexe (H. c. Finlande)35. L’affaire Gas et Dubois a trait au refus d’adoption simple opposé à madame Gas, pacsée avec madame Dubois, cette dernière ayant eu une fille par procréation médicalement assistée avec donneur anonyme. Ce refus était fondé sur le fait que cette adoption enlèverait toute autorité parentale à la mère biologique, madame Dubois. En droit français, ce transfert automatique de l’autorité parentale n’est évité que dans l’hypothèse où l’adoptant est le conjoint du parent (article 365 du code civil). mesdames Gas et Dubois plaidaient être victimes d’une discrimination indirectement fondée sur leur orientation sexuelle vis-à-vis des couples hétérosexuels mariés mais également vis-à-vis des couples hétérosexuels non mariés car ces derniers avaient la possibilité d’opter pour le mariage et ainsi de bénéficier de l’exception prévue à l’article 365 du Code civil. Le caractère suspect des différences de traitement fondées sur l’orientation sexuelle qui doivent être justifiées par des raisons particulièrement graves (§ 59), n’empêche pas la Cour de rappeler, à l’instar de sa position dans l’affaire Schalck et Kopf, que les États jouissent d’une marge d’appréciation habituellement ample « lorsqu’il s’agit de prendre des mesures d’ordre général en matière économique et sociale » (§ 60). Aucune obligation ne pèse donc sur les États membres d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Le statut 33   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Schalck et Kopf, 24 juin 2010, req. no 30141/04 (définitif depuis le 22 novembre 2010). 34   Cour eur. D.H. (ancienne 5e sect.), arrêt Gas et Dubois c. France, 15 mars 2012, req. no 25951/07 (définitif depuis le 15 juin 2012). 35   Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt H. c. Finlande, 13 novembre 2012, req. no 37359/09.

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particulier dont jouit le mariage dans la société française conduit la Cour à déduire, de manière lapidaire, que les requérantes – homosexuelles pacsées – ne se trouvent pas dans une situation comparable à celle des couples mariés quand l’adoption par le second parent est en jeu (§§ 65-68)36. Pour la différence de traitement existant entre les requérantes et un couple hétérosexuel non marié mais pacsé, il n’y a aux yeux de la Cour ni discrimination directe (dans les deux cas, l’adoption simple est refusée), ni discrimination indirecte (aucune obligation conventionnelle ne pèse sur la France d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels) (§§ 69-71). L’accent mis par la Cour sur la marge nationale d’appréciation pour définir les conditions du mariage lui a fait négliger un aspect central de cette affaire : l’intérêt de l’enfant. L’opinion du juge Villiger est éclairante sur ce point. Partant de la conviction que l’autorité parentale partagée correspond à l’intérêt supérieur de l’enfant, il estime que le fait que le mariage jouisse d’un statut particulier dans une société donnée ne constitue nullement une justification suffisante à la différence de traitement entre enfants nés d’un couple hétérosexuel et enfants nés d’un couple homosexuel, ces derniers étant, à son avis, victimes d’une discrimination dans leur droit à jouir d’une autorité parentale partagée (article 14 combiné à l’article 8 CEDH). Marge d’appréciation et absence d’obligation de garantir l’accès au mariage aux personnes de même sexe constituent encore les pièces maîtresse du raisonnement de la Cour dans une affaire concernant le refus par les autorités finnoises de transcrire un changement de sexe dans le registre d’état civil37. Le mariage homosexuel n’étant pas reconnu en droit finlandais, la requérante (un homme devenu femme et marié à une femme avant ce changement de sexe), pour obtenir la transcription de son changement de sexe, se voyait contrainte d’obtenir l’accord de sa conjointe pour transformer leur mariage en partenariat enregistré ou, à défaut, de divorcer alors que leur union de vie n’était pas modifiée. Le recours portait sur une violation du droit au respect de la vie privée et sur une discrimination vis-à-vis des personnes transsexuelles non mariées qui pouvaient obtenir une transcription de leur nouvelle identité sexuelle. Sur le plan des principes, la quatrième section de la Cour s’inscrit en retrait de sa jurisprudence Schalck et Kopf. Alors que dans cet arrêt de 2010, la première section de la Cour avait considéré, en se fondant notamment sur l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE que « le droit au mariage inclus à l’article 12 de la CEDH ne devait pas être limité en toutes circonstances au mariage entre deux personnes de sexe opposé » (§ 61), la quatrième section considère ici que l’article 12 de la Convention renvoie au concept traditionnel de mariage entre un homme et une femme (§ 38). Faisant preuve d’une 36

L’on comparera utilement ce raisonnement quelque peu tautologique de la Cour des droits de l’homme sur la non comparabilité de la situation de personnes pacsées par rapport à celle de personnes mariées à celle adoptée par la Cour de justice dans les affaires Maruko (C.J. (GC), 1er avril 2008, C-267/06) et Römer (C.J. (GC), 10 mai 2011, C-147/08). Tout en laissant au juge national le soin de trancher in fine, la Cour de justice a laissé entendre que le partenariat enregistré existant en Allemagne au bénéfice des personnes de même sexe était comparable au mariage, à tout le moins en ce qui concernait les pensions de survie (élément de la rémunération) et a conclu à l’existence d’une discrimination directement fondée sur l’orientation sexuelle. Certes cette comparabilité était avalisée pour des éléments patrimoniaux liés à la rémunération et ne conduisait nullement la Cour de justice à s’aventurer sur le terrain délicat de l’’adoption ou de la procréation médicalement assistée. 37   Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt H. c. Finlande, 13 novembre 2012, req. no 37359/09.

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déférence particulière à l’égard de l’intérêt à maintenir intacte l’institution traditionnelle du mariage, la Cour élève, par une pirouette juridique très discutable, cet intérêt au rang d’un « droit » devant être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée de la requérante (§ 48). La Cour semble également placer la charge de la preuve exclusivement sur la requérante puisqu’elle conclut à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention, au motif qu’une atteinte disproportionnée à ce dernier droit n’a pas été prouvée (§ 52), sans exiger que l’État ne démontre que cette mesure était adéquate, nécessaire et proportionnée au but poursuivi. Le volet relatif au principe de non-discrimination est traité de manière formelle : pour la Cour, en admettant que la requérante soit dans la même situation que d’autres personnes en droit d’obtenir la modification de leur registre d’état civil à la suite d’un changement de sexe (personnes transgenres non mariées ou ayant conclu un partenariat civil), l’article 8 lu en combinaison avec l’article 14 de la Convention ne peut être interprété comme imposant aux États d’accorder le changement réclamé puisque l’accès au mariage n’est pas garanti aux personnes de même sexe (§ 66). Dans ces deux affaires, la rigueur du raisonnement en matière de non-discrimination et le caractère suspect des différences de traitement fondées sur l’orientation sexuelle semblent dilués dans la marge d’appréciation particulièrement ample reconnue aux États, au nom de l’absence de consensus européen sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe.

C.  Liberté d’expression, liberté de manifestation et discriminations fondées sur l’orientation sexuelle L’absence de consensus transparaît également des affaires relatives à la liberté d’expression ou de manifestation qui, selon les contextes nationaux, est réprimée quand elle défend l’homosexualité (au Comité des droits de l’homme : Irina Fedotova c. Fédération de Russie38, devant la Cour européenne : Genderdoc-M c. Moldavie39) ou quand elle la fustige avec des relents homophobes (devant la Cour européenne : Vejdeland c. Suède40). La première affaire, Fedotova c. Russie, a été déférée au Comité des droits de l’homme avec succès. L’auteur de la réclamation, militante pour la cause homosexuelle, avait brandi des affiches contenant un message de tolérance pour l’homosexualité près d’une école secondaire et s’était vu infliger une amende administrative pour propagande homosexuelle auprès des mineurs, acte contraire à la loi régionale applicable. Le Comité des droits de l’homme avait été saisi sur la base d’une violation de la liberté d’expression (article 19 du Pacte international sur les droits civils et politiques – ci-après PIDCP), combinée à l’interdiction de discrimination 38

Comité D.H., Irina Fedotova c. Fédération de Russie, communication no 1932/2010, déc. du 31 octobre 2012 (CCPR/ C.106/D/1932/2010).  Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Genderdoc-M c. Moldavie, 12 juin 2012, req. no 9106/06 (définitif depuis le 24 septembre 2012). 40   Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Vejdeland c. Suède, 9 février 2012, req. no 1813/07 (définitif depuis le 9 mai 2012). 39

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(article 26 PIDCP). L’État défendeur invoquait, à l’appui de la réglementation régionale litigieuse, la protection de la moralité, de la santé et des intérêts légitimes des mineurs en général. Le Comité note que la loi régionale ne sanctionne nullement d’autres types de propagande comme celle de l’hétérosexualité ou de la sexualité en général et ne justifie cette différence de traitement par aucun critère objectif et raisonnable (§ 10.6). Qui plus est, en exposant des posters déclarant que « l’homosexualité est normale » ou « Je suis fière d’être homosexuelle », le Comité juge que l’auteur ne s’est nullement engagée dans une action publique destinée à encourager les mineurs à s’impliquer dans des activités sexuelles quelles qu’elles soient ou à défendre une orientation sexuelle particulière (§ 10.7). Le Comité conclut à la violation par la Russie de l’article 19, § 2, lu en conjonction avec l’article 26 du PIDCP. En exécution de cette décision, la Russie est tenue de réparer la violation à l’égard de la requérante mais également de prévenir de semblables violations dans le futur en modifiant la législation litigieuse (§ 12). À cet égard, le projet de loi fédérale no 44554-6, visant à modifier le code des infractions administratives en vue de sanctionner la « promotion de l’homosexualité auprès des mineurs », en discussion devant le parlement fédéral russe (la Douma), est en totale contradiction avec les constatations du Comité des droits de l’homme, ce que les opposants au projet, parmi lesquels le Parlement européen, ne manquent pas de relever. Dans l’affaire Genderdoc c. Moldavie, la Cour européenne des droits de l’homme aboutit également à un constat de violation mais cette fois de la liberté de manifestation (article 11 CEDH), combinée à l’interdiction des discriminations (article 14 CEDH). L’association requérante, qui avait pour objet de fournir des informations et d’assister les membres de la communauté LGBT41, s’était vu refuser le droit d’organiser une manifestation destinée à soutenir l’adoption d’une loi protectrice des minorités sexuelles contre la discrimination. La Cour rejette la défense du gouvernement moldave qui considérait qu’il n’y avait pas de discrimination mais bien un problème systémique en Moldavie relatif au droit de réunion et de manifestation pendant la période en cause. En effet, la Cour note l’hostilité des autorités nationales à l’égard des manifestations qu’elle voit comme une promotion de l’homosexualité et auxquelles une large majorité des citoyens moldaves seraient opposés. La liberté de manifestation reconnue aux associations ne peut s’exercer à plusieurs vitesses sans qu’une justification objective et raisonnable ne soutienne cette différence de traitement42. Dans l’arrêt Vejdeland c. Suède, c’est inversement la pénalisation de discours homophobes par le droit suédois qui était critiquée comme atteinte à la liberté d’expression (article 10 CEDH). Suivant la tierce-intervention d’Interights et de la Commission internationale des juristes, il s’agissait d’une opportunité pour la Cour de Strasbourg de consolider son approche du discours de haine – traditionnel41

Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres.  Cet arrêt est à rapprocher de l’arrêt rendu dans l’affaire Alekseyev c. Russie relativement à l’interdiction des manifestations dites gays pride à Moscou (Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Alekseyev c. Russie, 21 octobre 2010, req. os n 4916/07, 25924/08 et 14599/09 (définitif depuis le 11 avril 2011).

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lement développée en matière de racisme et de xénophobie – en l’étendant à celui dirigé contre une personne ou un groupe de personnes en raison de leur orientation sexuelle (§ 42). Les requérants avaient été condamnés pénalement pour avoir distribué, dans une école secondaire, des tracts présentant l’homosexualité comme une « propension à la déviance sexuelle », ayant un « effet moralement destructeur sur les fondements de la société » et comme étant à l’origine de la propagation du VIH et du sida (§ 8). Dans son raisonnement, contrairement à une partie de sa jurisprudence en matière de discours de haine43, la Cour ne se positionne pas sur le terrain de l’abus de droit (article 17 CEDH)44 mais en distille l’esprit quand elle examine si la restriction à la liberté d’expression était nécessaire dans une société démocratique (article 10, § 2 CEDH). La Cour admet que la distribution des tracts litigieux pouvait poursuivre le but légitime d’ouvrir un débat sur le manque d’objectivité de l’éducation dans les écoles suédoises, mais considère surtout que l’analyse du contenu des tracts est essentielle. En rappelant sa jurisprudence Féret45, elle souligne que « l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ni à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certains groupes de la population suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste face à une liberté d’expression exercée de manière irresponsable » (§ 54). Dans cette logique, le contenu de certains propos, indépendamment de leurs effets potentiels escomptés, pourrait suffire à justifier une restriction à la liberté d’expression. D’autres éléments ont été mis en évidence par la Cour, à savoir le fait que les tracts aient été distribués dans une école à un âge où les jeunes sont influençables et sensibles (§ 56), l’absence de sévérité des peines encourues (§ 58) ou encore le fait que, pour la Cour suprême suédoise, le contenu des tracts était inutilement offensant à l’encontre de la communauté homosexuelle (§ 57). Si les sept juges de la cinquième section de la Cour européenne ont rejeté la requête, les cinq opinions concordantes jointes à l’arrêt témoignent que, sous cette unanimité, la partie immergée de l’iceberg est conséquente. Le juge Zupancic ne manque pas de rappeler qu’il s’agit d’un « débat culturellement prédéterminé » comme l’illustre la différence d’approche entre la Cour européenne dans son arrêt Vejdeland de 2012 et la Cour suprême des États-Unis dans son arrêt Snyder de 201146. Les mises au point exprimées dans les opinions concordantes ne peuvent que faire regretter davantage que la Cour laisse ouverte la question de savoir si, indépendamment des circonstances du cas d’espèce (espace scolaire, public captif, etc.), le discours homophobe est soustrait à la protection conventionnelle de la liberté d’expression. Cette tendance jurisprudentielle sur la « liberté d’expression irresponsable »47 qui 43

A. Weber, Manuel sur le discours de haine, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 2009, pp. 21‑27.   Pour un raisonnement aboutissant à la même conclusion mais en se basant sur l’abus de droit, voy. l’opinion concordante des juges Yudkivska et Villiger. 45   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Féret c. Belgique, 16 juillet 2009, req. no 15615/07 (définitif depuis le 10 décembre 2009), § 73. 46   Snyder v. Phelps et al. 562 U.S. (2011) où la Cour suprême a considéré qu’une manifestation homophobe tenue à proximité des funérailles d’un soldat homosexuel mort en Irak est protégée par la liberté d’expression garantie par le premier amendement de la Constitution américaine. 47  N. Hervieux, « Pénalisation des discours homophobes et expansionnisme jurisprudentiel de la notion de ‘liberté d’expression irresponsable’ », in Lettre ‘Actualités Droits-libertés’ du CREDOF, 10 février 2012. 44

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cautionne des restrictions importantes à cette liberté « lorsque sont en cause des discours jugés ‘offensifs’ ou contraires aux valeurs conventionnelles » – discours de nature raciste et discriminatoire ou propos négationnistes – ne fait pas l’unanimité au nom des dérives auxquelles elle pourrait conduire48. L’on imagine que la Cour pourrait être ébranlée si elle avait à sa prononcer non plus sur l’autorisation des États de réprimer le discours homophobe mais sur l’éventuelle obligation positive de réprimer certains discours de haine49.

IV.  Handicap et état de santé L’affaire H.M. c. Suède50 offre l’opportunité au Comité onusien des droits des personnes handicapées de délivrer ses premières constatations au fond qui inscrivent résolument la Convention relative aux droits des personnes handicapées dans la défense d’une égalité substantielle. Le Comité relève, en effet, « que l’application impartiale d’une loi peut avoir un effet discriminatoire si la situation particulière des personnes auxquelles elle s’applique n’est pas prise en considération » (§ 8.3). Madame H.M. est atteinte d’une grave affection chronique des tissus conjonctifs (syndrome d’Ehlers-Danlos) qui la réduit à l’impotence et à une fragilité telle qu’elle ne peut être transportée par des ambulanciers au centre de réadaptation lui permettant de suivre le seul traitement susceptible d’arrêter la progression de la maladie et d’améliorer sa qualité de vie, à savoir une hydrothérapie. Aussi a-t-elle sollicité un permis de construire une extension de sa maison sur le terrain dont elle est propriétaire pour y installer les équipements appropriés. Sa demande a été rejetée par les autorités suédoises au motif que la majeure partie de l’extension était prévue sur un terrain classé non constructible en vertu de la législation applicable. Pour l’État suédois, il s’agit d’une position de principe conforme au principe d’égalité en ce sens que la loi sur la planification et la construction « est appliquée à toutes les personnes de la même façon, qu’elles souffrent ou non d’un handicap » (§ 4.12). À cette position ancrée dans une conception formelle de l’égalité devant la loi, le Comité rappelle l’autre facette du principe, à savoir qu’une discrimination dans l’exercice des droits garantis par la Convention des personnes handicapées peut résulter d’un traitement identique de personnes se trouvant dans des situations sensiblement différentes et ce, sans justification objective et raisonnable51. Les discriminations interdites comprennent également les discriminations indirectes ainsi que le refus d’aménagement raisonnable défini comme « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins, dans une situation donnée, pour assurer aux personnes 48

Ibidem.   Voy. l’enjeu sous-jacent à l’affaire Aksu c. Turquie commentée ci-après : Cour eur. D.H. (GC), arrêt Aksu c. Turquie, 15 mars 2012, req. nos 4149/04 et 41029/04. 50   Comité des droits des personnes handicapées, constatations du 19 avril 2012, RPD/C/7/D/3/2011. 51   Comp. avec Cour eur. D.H. (GC), arrêt Chapman c. Royaume-Uni, 18 janvier 2001, req. no 27238/95, où la Cour, tout en rappelant la deuxième facette de l’égalité, juge que l’application uniforme de prescriptions urbanistiques de protection du paysage n’est pas discriminatoire, même si la situation particulière des Roms n’est pas prise en compte.

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handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales » (art. 2, § 4, de la Convention). Au nom du principe d’égalité et de non-discrimination, du droit à la santé, du droit à l’autonomie de vie à domicile et du droit à l’aide à la réadaptation, le Comité recommande in casu le réexamen de la demande de permis de construire pour une piscine d’hydrothérapie (§ 9). La logique de l’aménagement raisonnable52 ressort également, bien que plus discrètement, de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme rendu dans l’affaire B. c. Royaume-Uni53. Atteinte de graves troubles cognitifs, Madame B. n’a pas signalé aux autorités britanniques le placement de ses trois enfants, un événement de nature à diminuer le montant des allocations sociales dont elle bénéficie. Or, la législation sur la sécurité sociale impose aux allocataires sociaux d’informer le Secrétaire d’État de tout événement, dont il a la connaissance matérielle, susceptible de modifier l’attribution de telles allocations. Après avoir admis que les faits du litige tombent « sous l’empire » du droit au respect des biens et que la condition de combiner l’article 14 de la Convention à une autre disposition conventionnelle (article 1er du Protocole 1) est, par conséquent, remplie, la Cour rappelle qu’une large marge nationale d’appréciation est généralement reconnue quand des mesures économiques ou des questions de stratégie sociale sont en jeu. Sur le plan des principes, la Cour européenne ne suit pas le raisonnement des juridictions britanniques pour qui la différence de traitement pertinente se nouait entre les allocataires sociaux incapables d’informer les autorités d’un fait de nature à diminuer leurs indemnités en raison de leur ignorance de ce fait (donnée matérielle) et les allocataires sociaux incapable de satisfaire à leur devoir d’information en raison de leur incapacité à comprendre ce qui est attendu d’eux (donnée subjective). Pour la Cour européenne, la question pertinente s’articule autour de la différence de traitement entre les personnes qui n’ont pas la capacité de comprendre leur obligation d’information et celles qui l’ont. Elle considère que la situation de ces deux groupes est suffisamment différente pour exiger des autorités nationales de justifier leur traitement identique. Un test que l’État défendeur passe haut la main. D’une part, au rang de l’objectif légitime, la Cour épingle la bonne gestion du système d’aide sociale et la difficulté de faire reposer la récupération des allocations indûment versées sur les niveaux de capacité mentale de ses bénéficiaires. D’autre part, pour l’examen de la proportionnalité, la Cour est sensible aux différentes mesures prises par les autorités britanniques pour éviter de faire peser une charge excessive sur la requérante : pas de paiement des intérêts sur les sommes indûment perçues, limite fixée par la loi sur les montants grevant le versement mensuel des allocations pour assurer le remboursement, possibilité pour la requérante de solliciter des autorités qu’elles renoncent à leur droit de récupérer l’indu en raison d’une atteinte significative à sa santé ou à son bien-être. 52   Voy. aussi, dans cette chronique, concernant les discriminations religieuses, Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Sessa c. Italie, 3 avril 2012, req. no 28790/08 (définitif depuis le 24 septembre 2012). 53   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt B. c. Royaume-Uni, 14 février 2012, req. no 36571/06 (définitif depuis le 14 mai 2012).

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Si cet arrêt s’inscrit dans la ligne de l’arrêt Thlimmenos qui consacra l’autre facette du principe d’égalité et de non-discrimination dans la jurisprudence de la Cour54, il est surprenant que la notion de handicap mental ou de déficience intellectuelle ne soit pas mobilisée par la Cour qui ne fait aucune référence à la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées. À la différence de l’arrêt Glor concernant une personne atteinte d’un diabète, où la Cour avait relevé l’existence d’un « consensus européen et universel sur la nécessité de mettre les personnes souffrant d’un handicap à l’abri de traitements discriminatoires »55.

V.  Nationalité et lieu de résidence Le contentieux relatif aux différences de traitement fondées sur la nationalité ou sur le lieu de résidence a été uniquement traité par les juridictions européennes au cours de l’année écoulée. La Cour européenne de Strasbourg affirme de longue date le caractère suspect des différences de traitement exclusivement fondées sur la nationalité, seules des considérations très fortes pouvant les justifier56. C’est ce qui est une nouvelle fois illustré par la condamnation retentissante intervenue à l’occasion de l’arrêt Kuric c. Slovénie57, dans le contentieux des ‘effacés’ yougoslaves, commenté ci-après. Les différences de traitement fondées sur le lieu de résidence ou le statut migratoire bénéficient également de la protection de l’article 14 de la Convention, la Cour considérant qu’il s’agit bien de caractéristiques personnelles, indépendamment du fait qu’elles ne soient pas innées ou inhérentes à la personne58. Pour autant 54

Voy. Cour eur. D.H. (GC), arrêt Thlimmenos c. Grèce, 6 avril 2000, req. no 34369/97.   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Glor c. Suisse, 30 avril 2009, req. no 13444/04 (définitif depuis le 6 novembre 2009), § 53. Notez que l’arrêt Glor n’est pas mentionné par la Cour. 56  E. Bribosia, « Les politiques d’intégration à l’épreuve du principe de non-discrimination », in Y. Pascouau et T. Strik (eds.), Which Integration Policies for Migrants. Interaction between the EU and its Member States, Nijmegen, Wolf Legal Publishers, 2012, pp. 51‑81. Pour une illustration du caractère suspect d’une différence de traitement fondée exclusivement sur la nationalité jugée discriminatoire par la Cour européenne, à défaut de considérations très fortes avancées par le gouvernement pour la justifier, voy. Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Rangelov c. Allemagne, 22 mars 2012, req. no 5123/07 (définitif depuis le 22 juin 2012). Les autorités nationales avaient refusé le bénéfice d’une thérapie sociale à un détenu étranger au motif que celui-ci avait fait l’objet d’un arrêté d’expulsion. Une telle thérapie était déterminante afin que le détenu puisse bénéficier de la suspension de la détention provisoire sur probation. La Cour note qu’aucune alternative n’a été proposée au détenu étranger et conclut à la violation de l’article 14 combiné à l’article 5 de la Convention. 57   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Kuric e.a c. Slovénie, 26 juin 2012, req. no 26828/06. 58  Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Bah c. Royaume-Uni, 27 septembre 2011, req. no 56328/07 (définitif depuis le 27 décembre 2011), § 45. Pour un cas dans lequel la Cour a écarté l’allégation de discrimination au motif qu’il n’y avait pas de différence de traitement fondée sur une caractéristique personnelle, voy. Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Raviv c. Autriche, 13 mars 2012, req. no 26266/05 (définitif depuis le 13 juin 2012). Dans cette affaire, une loi autrichienne en matière de sécurité sociale instaurait un régime spécifique au bénéfice des personnes victimes de la persécution nazie leur permettant de comptabiliser, pour le calcul de leur pension, certaines périodes pendant lesquelles elles avaient dû migrer à cause de cette persécution. La requérante qui bénéficiait de ce régime spécial pour avoir vécu en Israël se plaignait d’une discrimination fondée sur le lieu de résidence à un double titre. D’abord en droit commun, les périodes consacrées à l’éducation des enfants pouvaient être comptabilisées par les personnes ayant travaillé en Autriche, ce qu’elle ne pouvait pas faire ayant vécu en Israël. La Cour écarte ce grief moyennant un raisonnement quelque peu tautologique considérant que la requérante, bénéficiant d’un régime d’exception, n’était pas dans une situation comparable à celle des personnes auxquelles s’appliquait le droit commun. Ensuite, parmi les périodes effectuées à l’étranger, celles consacrées à l’éducation des enfants ne pouvaient être comptabilisées contrairement à celles dédiées à l’éducation supérieure. Cet argument est rejeté car, selon la Cour, la loi applique différentes conditions pour valoriser différents types de périodes de substitution au sein d’un même groupe de personnes, ce qui n’équivaut nullement à une discrimination fondée sur une caractéristique personnelle. 55

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ces différences de traitement ne bénéficient pas du même degré de protection car elles ne figurent pas au rang des « motifs suspects » dans la jurisprudence de la Cour59. L’on relèvera toutefois la condamnation intervenue dans l’affaire Vučković c. Serbie où la Cour a jugé arbitraire et discriminatoire un système de paiement de réservistes démobilisés qui favorisait ceux résidant dans des municipalités réputées « sous-développées » au plan socio-économique, sans qu’une vérification complémentaire de l’indigence des bénéficiaires ne soit effectuée60. Pour la Cour de justice, notons d’abord que le contentieux relatif aux différences de traitement fondées sur la nationalité entre citoyens européens ne sera pas examiné systématiquement car il est intimement lié à l’ordre juridique de l’Union et au principe de liberté de circulation qui fait déjà l’objet d’une chronique très fouillée61. Nous consacrerons nos commentaires à l’important arrêt Kamberaj rendu en Grande Chambre où était en cause une différence de traitement entre citoyens européens et ressortissants de pays tiers en matière d’aide au logement.

A.  Contentieux des effacés yougoslaves Le contentieux des « effacés » yougoslaves est né au lendemain de la déclaration d’indépendance de la Slovénie. À dater de ce moment, les ressortissants de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY), qui bénéficiaient à ce titre d’un statut privilégié de résidents permanents avant l’indépendance, et qui n’avaient pas demandé la nationalité slovène dans un délai de six mois, ont vu leurs noms effacés du registre des résidents permanents. Environ 25 000 personnes sont ainsi devenues apatrides ou étrangers résidant illégalement en Slovénie avec de graves conséquences administratives et sociales. Si la confirmation par la Grande Chambre unanime de la condamnation de l’État slovène dans l’affaire Kuric et al.62 n’a pas surpris les observateurs avertis, l’affaire, qualifiée d’hors du commun par le juge Vucinic, n’en revêt pas moins un grand intérêt, comme en témoignent les importantes critiques émises à l’encontre de ce système par les institutions européennes et internationales (notamment le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance ou le Comité des Nations Unies sur l’élimination des discriminations raciales, §§ 216-228), critiques reprises dans les différentes tierces interventions en faveur des requérants (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Open Society Justice Initiative, etc.). Dans le cadre de cette chronique, l’on relèvera parti59   Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Granos Organicos Nacionales S.A c. Allemagne, 22 mars 2012, req. no 19508/07 (définitif depuis le 24 septembre 2012). La Cour y juge qu’au vu de l’absence de consensus entre les États, la limitation du droit à l’aide juridictionnelle aux seules personnes morales créées ou établies sur le territoire national allemand, dans un litige de droit privé, n’est pas discriminatoire en ce qu’elle repose sur le principe de réciprocité (absence de violation de l’art. 6 combiné avec l’art. 14). L’on notera qu’en l’espèce la différence de traitement critiquée n’était pas fondée exclusivement sur la « nationalité » mais également sur le lieu d’établissement et que, en outre, il s’agissait de personnes morales. Ces deux facteurs, combinés à l’absence de consensus européen, sont susceptibles d’avoir eu un impact sur le contrôle moins strict exercé par la Cour EDH. 60   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Vučković et a. c. Serbie, 28 août 2012, req. no 17153/11. 61   Voy. la chronique annuelle de J.Y. Carlier sur la libre circulation des personnes et la non-discrimination fondée sur la nationalité dans le Journal de droit européen. 62   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Kuric e.a c. Slovénie, 26 juin 2012, req. no 26828/06.

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culièrement la volonté de la Grande Chambre, contrairement à la position de la chambre en 2010, d’examiner l’affaire également sous l’angle de l’article 14 de la Convention, au vu de « l’importance que la question de la discrimination revêt en l’espèce » (§ 383). Pour la Cour, il y a bien un traitement différent de deux catégories de personnes dans une situation comparable relativement à la question du séjour, à savoir, d’une part, les ressortissants de l’ex-RSFY, victimes de cet « effacement » au lendemain de l’indépendance et ne disposant d’aucun moyen juridique d’obtenir un permis de séjour permanent et, de l’autre, les autres étrangers ayant conservé leur permis de séjour en vertu de la loi sur les étrangers (§§ 390-392). Au stade de la justification, la Cour condamne la nécessité invoquée par le gouvernement « de constituer un corps de citoyens slovènes en vue des élections législatives de 1992 ». Il est, en effet, difficile de voir en quoi la différence de traitement instaurée en matière d’octroi de permis de séjour en Slovénie était de nature à réaliser un tel objectif vu que le permis de séjour – même permanent – n’ouvre pas le droit de vote à son titulaire (§ 395). Pour la Cour, la discrimination qui en résulte est confirmée par la position de la Cour constitutionnelle slovène (article 8 combiné à l’article 14 CEDH, § 395) ainsi que par le bouleversement qui a touché les ressortissants de l’ex-RSFY, passant du statut d’étrangers privilégiés au vu de leur appartenance à l’État fédéral à celui d’étrangers irréguliers, désavantagés par rapport aux « véritables » étrangers, au lendemain de l’indépendance (§ 394). Comme le souligne Nicolas Hervieux, cette approche volontariste de la Cour, prononçant une condamnation sans appel dans un contentieux hautement symbolique contraste avec la position plus timorée qu’elle a adoptée relativement à la dimension discriminatoire du contentieux sur la stérilisation forcée des jeunes femmes Roms63.

B.  Aide au logement La Cour de justice fut saisie d’une série de questions préjudicielles dans une affaire Kamberaj64 où un ressortissant albanais, résident de longue durée dans la province autonome de Bolzano, s’était vu refuser le renouvellement d’une aide au logement, en application d’un système qui favorisait les citoyens de l’Union, italiens ou non, par rapport aux ressortissants de pays tiers. La Cour commence par écarter la majeure partie des questions qui lui étaient adressées au stade de la recevabilité, au motif qu’elles ne seraient pas directement pertinentes pour l’objet du litige. L’applicabilité de la directive 2000/43 n’est donc pas examinée car ce texte concerne uniquement les discriminations fondées sur la race et l’origine ethnique, « ne vise pas les différences de traitement fondées sur la nationalité et s’entend sans préjudice (…) de tout traitement lié au statut juridique des ressortissants des pays tiers (…) » (article 3, § 2, de la directive) (§ 49 de l’arrêt). 63

N. Hervieux, « Le contentieux des “effacés” yougoslaves, prisme révélateur du statut juridique des ressortissants d’une fédération dissoute”, in Lettre ‘Actualités Droits-Libertés’ du CREDOF, 4 juillet 2012. Nous abordons le contentieux de la stérilisation forcée des Roms en Slovaquie infra, au point V.A de cette chronique. 64   C.J. (GC), 24 avril 2012, Kamberaj, C-571/10.

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Au fond, la Cour refuse de statuer sur le grief tiré de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme au motif que la référence du traité de l’Union à la Convention européenne (article 6, § 3) n’oblige pas le juge national à appliquer directement la Convention et à écarter une disposition nationale qui y serait contraire (§ 63). Ce raisonnement, formellement correct, fait peu de cas de la possibilité explorée de longue date par la Cour d’appliquer la Convention au titre des principes généraux du droit de l’Union. Il est vrai que cela ne s’avérait pas nécessaire, en l’espèce, puisque la Cour laisse entrevoir, sur d’autres bases juridiques du droit de l’Union, qu’une discrimination fondée sur la nationalité pourrait avoir été commise, tout en laissant au juge national le soin de la constater. Pour ce faire, la Cour se fonde sur une interprétation constructive de la directive 2003/109 sur le statut des ressortissants de pays tiers, résidents de longue durée, combinée à l’article 34 de la Charte des droits fondamentaux. Plus spécifiquement, elle considère que, pour déterminer si l’aide au logement en cause constitue une mesure d’aide sociale ou de protection sociale qui ouvre le droit à l’égalité de traitement entre ressortissants de pays tiers et citoyens européens (en vertu des articles 11, § 1, sous d) et 11, § 4, de la directive 2003/109), le juge national doit non seulement tenir compte de l’objectif d’intégration des ressortissants de pays tiers poursuivi par la directive (§ 81) mais également de l’objectif énoncé à l’article 34 de la Charte consacrant l’aide au logement afin d’assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes (§ 92). Ce faisant, sans utiliser les mêmes outils juridiques et sans s’y référer expressément, la Cour de justice rejoint la position de son homologue strasbourgeoise qui soumet habituellement les différences de traitement fondées exclusivement sur la nationalité – un critère « suspect » – à un contrôle particulièrement strict.

VI.  Race et origine ethnique A.  Violences à caractère raciste, stérilisation forcée et ségrégation scolaire De nombreuses instances examinées par les comités onusiens et la Cour européenne des droits de l’homme concernent des personnes d’origine Rom dont l’appartenance à « une minorité vulnérable » qui mérite « une protection spéciale » est soulignée à l’envi. Dans des affaires désormais classiques de violences à caractère raciste, sont rappelés, d’une part, le principe du renversement de la charge de la preuve quand l’information pertinente se trouve entre les mains des autorités et, de l’autre, l’obligation d’enquête effective pour établir le motif abject65, laquelle peut être renforcée 65

Pour des faits de violence policière traités sous l’angle de traitements inhumains et dégradants motivés par des considérations discriminatoires, voy., s’agissant de victimes Roms : C.D.H., Nikolaos Katsaris c. Grèce, 18 juillet 2012, communication no 1558/2007 (CCPR/C.105/D/1558/2007), §§ 10.4 et 10.7 ; s’agissant de victimes Tchétchènes : Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Makhashevy c. Russie, 31 juillet 2012, req. no 20546/07 (définitif depuis le 17 décembre 2012), §§ 176-179 ; s’agissant d’une victime d’origine nigériane : Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt B.S c. Espagne, 24 juillet 2012, req. no 47159/08 (définitif depuis le 24 octobre 2012), §§ 67-72. Pour des faits de violence commis par des civils sur des victimes réfugiées d’origine irakienne sans enquête effective de la dimension raciale des attaques : voy. Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Dawas et Shava c. Danemark, 2 avril 2012 communication no 46/2009 (CERD/C/80/D/46/2009).

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dans un contexte général de stigmatisation de la communauté Rom66. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme réitère que l’étendue du droit à réparation des victimes de tels incidents ne peut dépendre de leur origine ethnique67. Dans deux affaires emblématiques concernant la stérilisation forcée de femmes Roms68, la Cour européenne des droits de l’homme suit sa jurisprudence posée en 2011 dans l’arrêt V.C.69 : tout en condamnant la Slovaquie pour traitements inhumains et dégradants (article 3 CEDH) et violation du droit au respect de la vie privée et familiale (article 8 CEDH) en insistant sur l’appartenance des victimes à une « communauté vulnérable », la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner le grief tiré du principe de non-discrimination en soulignant l’absence de mauvaise foi avérée des médecins dont le mobile raciste n’est pas établi ainsi que l’absence de preuve suffisamment étayée d’une politique de stérilisation organisée des femmes Roms dans les hôpitaux concernés. L’élément intentionnel est au cœur du raisonnement de la Cour et conduit à élever le standard de preuve des actes discriminatoires. Du reste, la Cour n’envisage aucunement l’hypothèse d’un traitement indirectement discriminatoire et refuse également de suivre les requérantes sur l’existence d’un prima facie case de discrimination tiré du climat d’intolérance, établi par de nombreuses sources indépendantes, qui règne à l’égard des Roms en Slovaquie, de l’existence avérée d’une politique générale d’État en faveur de la stérilisation des femmes Roms sous le régime communiste qui s’est perpétuée en partie après la chute de ce régime et de déclarations politiques contemporaines sur le contrôle de la fertilité de la communauté Rom70. Ces arrêts sont clairement en retrait de la jurisprudence de principe adoptée en Grande Chambre par la Cour européenne en matière de ségrégation scolaire71, une jurisprudence encore réaffirmée en 201272. 66

Pour des faits de violence commis, à tout le moins en partie, par des civils et traités sous l’angle de traitements inhumains et dégradants ou d’une violation du droit à la vie (dans sa dimension procédurale) motivés par des considérations discriminatoires, voy. Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Fedorchenko et Lozenko c. Ukraine, 20 septembre 2012, req. no 387/03, §§ 60-71 ; Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Yotova c. Bulgarie, 23 octobre 2012, req. no 43606/04 (définitif depuis le 24 septembre 2012), §§ 104-11 distinguée à cet égard de Cour eur. D.H. (anc. 4e sect.), arrêt Koky e.a c. Slovaquie, 12 juin 2012, req. no 13624/03 (définitif depuis le 12 septembre 2012), au motif que les indications de la dimension raciste des agissements violents d’un groupe de particuliers émanaient exclusivement des dépositions des victimes. Si dans Koky, la Cour avait choisi de traiter l’affaire uniquement sous l’angle de l’article 3 CEDH (dans sa dimension procédurale), elle avait cependant expressément fait référence à la situation délicate des Roms en Slovaquie pour motiver la condamnation de cet État (§ 239). Voy. également pour un même raisonnement concernant des mauvais traitements de la police pour motif politique, Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Virabyan c. Arménie, 2 octobre 2012, req. no 40094/05. 67   Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Lăcătuș et a. c. Roumanie, 13 novembre 2012, req. no 12694/04, § 135, dans la ligne de l’arrêt Moldovan c. Roumanie, 12 juillet 2005, req. nos 41138/98 et 64320/01. 68   Cour eur. D.H. (anc. 4e sect.), arrêt N.B. c. Slovaquie, 12 juin 2012, req. no 29518/10 (définitif depuis le 12 septembre 2012) ; Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt I.G., M.K et R.H. c. Slovaquie, 13 novembre 2012, req. no 15966/04. 69   Cour eur. D.H. (anc. 4e sect.), arrêt V.C. c. Slovaquie, 8 novembre 2011, req. no 18968/07. 70   Sur la notion de “smoking gun” pour établir un prima facie case de discrimination, voy. notamment Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Baczkowski c. Pologne, 3 mai 2007, req. no 1543/06 (définitif depuis le 24 septembre 2007) ; Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Ivanova c. Bulgarie, 12 avril 2007, req. no 52435/99 (définitif depuis le 12 juillet 2007) ; Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Stoica c. Roumanie, 4 mars 2008, req. no 42722/02 (définitif depuis le 4 juin 2008) ; Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Danilenkov c. Russie, 30 juillet 2009, req. no 67336/01 (définitif depuis le 10 décembre 2009). 71   Cour eur. D.H. (GC), arrêt D.H. c. République Tchèque, 13 novembre 2007, req. no 57325/00 et Cour eur. D.H. (GC), arrêt Orsus c. Croatie, 16 mars 2010, req. no 15766/03. Voy. aussi Cour eur. D.H. (2e sect.), déc. (irrec.) Tibor Horvvath et Geza Vadaszi c. Hongrie, 9 novembre 2012, req. no 2351/06. Dans le même sens, voy. l’opinion dissidente du juge Mijovic dans l’arrêt V.C. 72   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Sampanis e.a c. Grèce, 11 décembre 2012, req. no 59608/09 où la Cour constate qu’aucune solution satisfaisante n’a été mise en place par les autorités grecques après l’arrêt Sampanis c. Grèce, 5 juin 2008.

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B.  Mode de vie des Gens du voyage et accès au logement Deux décisions du Comité européen des droits sociaux73 épinglent les politiques de la France et de la Belgique qui ne respectent pas le droit des Gens du voyage (dont certains sont d’origine Rom et dont certains sont partiellement sédentarisés), à vivre dans des caravanes ou des roulottes, suivant leur mode de vie traditionnel, en ne leur donnant accès qu’à un nombre de terrains publics extrêmement réduit, en ne leur accordant pas (ou peu) l’autorisation de placer une caravane sur un terrain privé loué ou acheté, en multipliant les interdictions réglementaires de stationner sur la voie publique et en expulsant des familles installées de manière illicite sur un terrain faute de disposer de lieux autorisés sans solution de relogement, sans préavis et parfois de manière brutale, en hiver ou la nuit74 (violation du principe de non-discrimination combiné au droit de la famille à une protection sociale et économique ou combiné au droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale75). Sous l’angle du principe d’égalité, le Comité indique que ces réclamations concernent « des discriminations liées à un traitement identique de personnes se trouvant dans des situations différentes car, de par leur mode de vie en caravane, les familles de Gens du voyage ne sont pas dans la même situation que le reste de la population »76. Le principe de non-discrimination « pose l’obligation de prendre dûment en considération les différences spécifiques et d’agir en conséquence »77. Le Comité répète également que la discrimination systémique « peut être comprise comme un ensemble de règles juridiques, de politiques, de pratiques ou d’attitudes culturelles prédominantes dans le secteur public ou le secteur privé qui créent des désavantages relatifs pour certains groupes, et des privilèges pour d’autres groupes »78. Après avoir rappelé que la caravane doit être considérée comme un logement pour éviter un traitement indirectement discriminatoire, le Comité souligne, moyennant un raisonnement tiré de la logique de l’aménagement raisonnable, que « la réglementation sur l’habitabilité (notamment en termes de salubrité et de sécurité) doit être adaptée de façon raisonnable à ces modes d’habitats alternatifs pour ne pas restreindre de façon abusive la possibilité de résider dans de tels habitats »79. De manière générale, le Comité estime « que les Gens du voyage, en tant que groupe vulnérable, ne font pas suffisamment l’objet d’une politique globale et coordonnée propre à combattre la pauvreté et l’exclusion sociale qui les affectent en Belgique »80. Concernant la politique d’expulsion collective menée contre des Roms d’origines roumaine et bulgare par les autorités françaises, le 73

C.E.D.S., Forum européen des Roms et des Gens du Voyage c. France, R.C 64/2011, déc. du 24 janvier 2012 ; C.E.D.S., Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) c. Belgique, R.C 75/2011, déc. du 21 mars 2012.   Voy. aussi Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Yordanova c. Bulgarie, 24 avril 2012, req. no 25446/06 (définitif depuis le 24 septembre 2012). 75   Article E combiné avec l’article 16 ou avec l’article 30 de la Charte sociale européenne révisée. Notez que dans la décision du 24 janvier 2012, l’article 31 concernant le droit au logement est invoqué (et non l’article 30). 76   Décision du 21 mars 2012, § 50. 77   Décision du 21 mars 2012, § 140. Comp. Cour eur. D.H. (GC), arrêt Chapman et autres c. Royaume-Uni, 18 janvier 2001, req. no 27238/95 ; Cour eur. D.H., arrêt Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, req. no 20348/92. 78   Décision du 24 janvier 2012, § 41. 79   Décision du 21 mars 2012, § 74. 80   Décision du 21 mars 2012, § 204. 74

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Comité conclut que les décisions administratives en cause « sont contraires à la Charte en tant qu’elles n’ont pas été fondées sur un examen individuel de chaque situation, n’ont pas respecté le principe de proportionnalité, et ont présenté un caractère discriminatoire dès lors qu’elles ciblaient la communauté rom »81. Le droit français est également jugé discriminatoire en ce qu’il soumet les Gens du voyage de nationalité française à un régime dérogatoire au droit commun concernant le droit de vote. Pour le Comité « la différence de traitement dans l’accès au droit de vote faite entre Gens du voyage et personnes sans domicile fixe ne repose pas sur une justification objective et raisonnable »82.

C.  Stéréotypes, droit au respect de la vie privée et liberté d’expression L’année 2012 donne également l’occasion à la Cour européenne des droits de l’homme d’examiner les limites du discours raciste et de l’usage de stéréotypes dans une perspective inversée à celle du contentieux qui lui est traditionnellement soumis. Dans l’affaire Aksu c. Turquie, traitée en Grande Chambre83, la Cour est, en effet, saisie par une personne d’origine Rom arguant d’une violation de son droit au respect de la vie privée (article 8 CEDH), pris isolément et en combinaison avec le principe de non-discrimination (article 14 CEDH), au motif qu’un ouvrage « Les Tsiganes de Turquie », rédigé par un professeur d’Université et publié par le ministère de la Culture, et deux dictionnaires de la langue turque, financés en partie par ce même ministère, comportent des expressions et des définitions offensantes pour son identité. Contrairement à l’affaire Vejdeland, exposée dans cette chronique au titre des limites de la répression des discours homophobes ou d’autres arrêts célèbres sur le discours de haine84 examinés sous l’angle de la liberté d’expression (article 10 CEDH), la Cour est amenée à se prononcer sur une obligation positive qui imposerait aux États de censurer ou de circonscrire certains discours racistes et discriminatoires. Tout en rappelant sa jurisprudence Timichev85 selon laquelle la discrimination fondée « sur l’origine ethnique d’une personne constitue une forme de discrimination raciale », laquelle est « particulièrement odieuse » et « exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités » (§ 44), la Grande Chambre, contrairement à la position de la Chambre, écarte le prisme de la discrimination de son analyse au motif que le requérant n’a pas « produit d’éléments aptes à valoir un commencement de preuve que les publications litigieuses eussent une intention discriminatoire ou qu’elles aient produit un effet discriminatoire » (§ 45). Cette approche, qui n’est pas uniquement fondée sur l’intention, 81

Décision du 24 janvier 2012, § 66.   Décision du 24 janvier 2012, § 72.   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Aksu c. Turquie, 15 mars 2012, req. nos 4149/04 et 41029/04. Dans l’arrêt de chambre du 27 juillet 2010, une courte majorité de 4 juges avait rejeté le recours. 84   Voy., par exemple, Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Féret c. Belgique, 16 juillet 2009, req. no 15615/07 (définitif depuis le 10 décembre 2009) ; Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Leroy c. France, 2 août 2008, req. no 36109/03 (définitif depuis le 6 avril 2009). Comp. Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Gündüz c. Turquie, 4 décembre 2003, req. no 35071/97. 85   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Timichev c. Russie, 13 décembre 2005, req. nos 55762/00 et 55974/00 (définitif depuis le 13 mars 2006), § 56. Voy. aussi Cour eur. D.H. (GC), arrêt Sedjic et Finci c. Bosnie-Herzégovine, 22 décembre 2009, req. nos 27996/06 et 34836/06. 82 83

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mais également sur les effets, est de nature à relativiser la jurisprudence de la Cour en matière de stérilisation forcée des femmes Roms en Slovaquie présentée dans cette chronique86. Elle reste surprenante à première vue tant le cas d’espèce était imprégné d’une dimension discriminatoire. Encore convient-il de se demander quel était le comparateur à prendre en compte ? L’unique opinion dissidente rédigée par la juge siégeant au titre de l’Arménie, excipe les affaires relatives à un dénigrement de la turcité pour lesquelles les juridictions turques suivraient une approche radicalement différente. Cette solution ne nous convainc guère dans la mesure où elle revient à placer le curseur sur une jurisprudence contestable pour la protection de la liberté d’expression. L’absence d’éléments permettant d’indiquer une incitation à la haine raciale, au sens de la Convention sur l’élimination de la discrimination raciale (article 4) constitue peut-être le critère pertinent pour écarter l’examen de l’article 14 CEDH de ce contentieux. Ceci étant, l’arrêt Aksu reste central pour le droit de la non-discrimination dans la mesure où, dans la ligne de l’affaire Konstantin Markin également examinée dans cette chronique, il mobilise la notion de stéréotype. Après avoir rappelé que l’identité ethnique d’un individu est un élément de sa vie privée, la Cour considère qu’« à partir d’un certain degré d’enracinement, tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres. En cela, il peut être considéré comme touchant à la vie privée des membres du groupe » (§ 58). L’affaire Aksu est également passionnante quand il s’agit de se demander si une personne peut se prévaloir de son appartenance à un groupe, ethnique ici, pour mettre en cause des propos jugés offensants à l’encontre de ce groupe. L’on aperçoit d’emblée les enjeux énormes pour l’étendue de la liberté d’expression, notamment si l’on transpose ce contentieux aux propos jugés offensants pour les membres d’une communauté religieuse. Dans sa mise en balance des droits en présence – « le droit du requérant ‘au respect de sa vie privée’ et l’intérêt général de la liberté d’expression, sans perdre de vue qu’il n’existe aucun rapport de subordination entre les droits garantis par les deux dispositions » (§ 63) – la Cour européenne donnera plus de poids au second, évitant, à notre avis, d’emprunter la « pente glissante » vers le politiquement correct. Ceci étant, la Cour prendra soin de valoriser les politiques d’incitation à la lutte contre les discriminations ainsi que les mesures destinées à combattre les stéréotypes négatifs à l’égard des Roms, en insistant particulièrement sur le contenu des manuels scolaires (§§ 85-86).

VII.  Religion et convictions Outre deux affaires concernant des traitements discriminatoires dans le droit national et ce, à l’encontre des témoins de Jéhovah, une communauté religieuse qui n’est pas reconnue par la loi en Autriche87, et vis-à-vis des pasteurs évan86

Dans ce sens, voy. aussi N. Hervieu, « La liberté d’expression aux prises avec la lutte contre les stéréotypes visant les Roms et les Tsiganes », in Lettre “Actualités Droits-Libertés” du CREDOF, 21 mars 2012.   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Jehovahs Zeugen en Autriche c. Autriche, 25 septembre 2012, req. no 27540/05 : violation des articles 9 et 14 CEDH et des articles 14 CEDH et 1 P1. Cette affaire s’inscrit dans la ligne de plusieurs 87

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géliques en Espagne dans le calcul de leur pension de retraite88, la Cour européenne des droits de l’homme a statué sur les délicates questions des entreprises de tendance et de l’aménagement raisonnable. Le Comité des droits de l’homme s’est, quant à lui, emparé de la loi française de 2004 prohibant le port de signes religieux ostensibles à l’école.

A.  Entreprises de tendance Les limites de l’autonomie d’une organisation religieuse pour protéger les droits de ses employés continuent à alimenter le contentieux porté devant la Cour européenne des droits de l’homme, alors que la Cour de justice n’a pas encore rendu un seul arrêt en matière de discrimination religieuse dans l’emploi. Ainsi, par le jeu des affaires déférées aux juridictions européennes, la portée de l’article 4, § 2, de la directive 2000/78/CE, disposition noueuse s’il en est, se voit explicitée à Strasbourg (qui s’y réfère expressément), et non à Luxembourg. Un premier litige concernait le refus, opposé par l’Église orthodoxe de Roumanie, au nom de l’autonomie des communautés religieuses, à la création du syndicat Păstorul cel Bun (le Bon Pasteur) par un groupe composé d’une majorité de prêtres orthodoxes et de laïcs, tous employés par cette Église89. Sous l’angle de la liberté syndicale, un aspect particulier de la liberté d’association (article 11 CEDH), la Cour souligne que « la relation fondée sur un contrat de travail ne saurait être ‘cléricalisée’ au point d’échapper à toute règle de droit civil » (§ 65). Pour conclure, par cinq voix contre deux, à la violation de l’article 11 CEDH, la Cour relève notamment que « les revendications du syndicat requérant se plaçaient exclusivement sur le terrain de la défense des droits et des intérêts économiques, sociaux et culturels des employés salariés de l’Église » (§ 75). Le test de la justification de l’ingérence à la liberté d’association semble ainsi reposer sur la délicate distinction entre la contestation admissible, au nom de la liberté syndicale, de l’organisation employeur et la contestation inadmissible, au nom de la loyauté due à l’organisation religieuse, des dogmes de l’Église90. Du reste, la Cour « admet qu’au regard de la Convention, un employeur dont l’éthique est fondée sur la religion peut imposer à ses employés des obligations de loyauté spécifiques » (§ 79), mais elle exige, à tout le moins sur le plan procédural, « une mise en balance effective des intérêts en jeu » (§ 80)91 de manière à ne pas dénaturer « la substance même » de la liberté syndicale (§ 81). Avec Jean Jacqmain, on observera « l’audacieuse construction en droit de l’Union » suggérée par la Cour européenne des droits de arrêts de la Cour concernant le statut de Témoins de Jéhovah en Autriche auxquels celle-ci se réfère. 88   Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Manzanas Martin c. Espagne, 3 avril 2012, req. no 17966/10 (définitif depuis le 3 juillet 2012) : violation des articles 14 CEDH et 1 P1 pour le traitement différencié en matière de pensions de retraite entre prêtres catholiques et pasteurs évangéliques. 89   Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Syndicatul Păstorul cel Bun c. Roumanie, 31 janvier 2012, req. no 2330/09 (cet arrêt fait l’objet d’un renvoi devant la Grande Chambre, accepté le 9 juillet 2012). 90   En ce sens, N. Hervieu, « Conflit entre le droit de fonder un syndicat et le principe d’autonomie des communautés religieuses », in Lettre ‘Actualités Droits-Libertés’ du CREDOF, 3 février 2012. 91   Voy. aussi Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêts Obst c. Allemagne et Schüth c. Allemagne, 23 septembre 2010, req. nos 425/03 et 1620/03 (définitifs depuis le 23 décembre 2012) ; Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Siebenaar c. Allemagne, 3 février 2011, req. no 18136/02 (définitif depuis le 20 juin 2011).

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l’homme92. En notant « que les réglementations internationales pertinentes93 et, en particulier, le cinquième considérant de la directive 78/2000/CE du Conseil, ne permettent pas qu’il soit porté atteinte à la liberté d’association » (§ 83), la Cour semble omettre le considérant 24 de cette même directive94 qui explicite la portée de l’exception réservée à l’article 4, § 2 aux entreprises de tendance (églises et organisations dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions), et la fonde notamment sur la Déclaration no 11 relative au statut des Églises et des organisations non confessionnelles, annexée à l’acte final du traité d’Amsterdam. La deuxième affaire qui a retenu notre attention a été portée à la Cour par un prêtre catholique, Mr. Fernandez Martinez, lequel, marié et père d’une famille nombreuse, avait obtenu une dispense de célibat du Vatican, et enseignait un cours de religion et de morale catholiques dans un lycée public depuis plusieurs années sur la base d’un contrat de travail annuel renouvelable95. L’appartenance de ce prêtre au « Mouvement pro-célibat optionnel », qui mettait en cause les positions de l’Église relatives à l’avortement, au divorce, à la sexualité ou au contrôle de la natalité et son apparition dans les medias en qualité de membre de ce mouvement (mais non de porte-parole)96 conduisirent l’évêché à communiquer au ministère de l’Éducation son intention de ne pas approuver le renouvellement de son contrat de travail pour l’année scolaire suivante97. Après avoir placé son contrôle sur le terrain du respect de la vie privée (article 8 CEDH)98 qui couvre la sphère du droit du travail (§ 56), la Cour insiste sur les garanties juridictionnelles ouvertes au requérant, dans la ligne de ses arrêts Obst, Schüth et Siebenaar précités99 (§ 82). Elle distingue ensuite la situation de Mr. Fernandez Martinez de ces trois affaires dans lesquelles il s’agissait de mesures prises par les autorités ecclésiastiques à l’encontre de laïcs (§ 83). Le requérant est un prêtre sécularisé ce qui incite la Cour à une extrême prudence : « la Cour considère que les circonstances qui ont motivé le non-renouvellement du contrat du requérant en l’espèce sont de nature strictement religieuse100. Elle est d’avis que les exigences des principes de liberté religieuse et de neutralité l’empêchent d’aller plus loin dans l’examen relatif à la nécessité et à la proportionnalité de la décision de non-renouvellement, son rôle devant se limiter à vérifier que les principes fondamentaux de l’ordre juridique interne ou la dignité du requérant n’ont pas été remis en cause » (§ 84). Cette position en retrait de la Cour est critiquée par le juge siégeant au titre de l’Espagne dans une opinion dissidente extrêmement convaincante jointe à l’arrêt. 92

« Égalité entre travailleurs féminins et masculins – Autres discriminations ‘article 19 TFUE’ », J.D.E., 2012, p. 314.   Citées au § 34 de l’arrêt Syndicatul Păstorul cel Bun : article 5 de la Charte sociale révisée (droit syndical), article 12, § 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (liberté d’association). 94   Considérant (24) pourtant cité au § 34 de l’arrêt Syndicatul Păstorul cel Bun. 95   Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Fernandez Martinez c. Espagne, 15 mai 2012, req. no 56030/07 (cet arrêt fait l’objet d’un renvoi devant la Grande Chambre, accepté le 24 septembre 2012). 96   Comp. Comm. E.D.H., déc. Rommelfanger c. Allemagne, 6 septembre 1989, req. no 12242/86. 97   Il s’agissait de l’année scolaire 1997-1998, les faits du litige étant bien antérieurs à l’entrée en vigueur de la directive 2000/78/CE et à son article 4, § 2, auquel se réfère la Cour européenne au § 46. 98   Comp. Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Lombardi Vallauri c. Italie, 20 octobre 2009, req. no 39128/05 (définitif depuis le 20 janvier 2010) où l’article 10 CEDH (liberté d’expression) dans son volet procédural fut mobilisé par la Cour. 99   Voy. supra, la note 94. 100   Notre accent. 93

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Pour lui, la distinction fondamentale entre les arrêts Obst, Schüth et Siebenaar (ainsi que Lombardi Vallauri) ne tient pas dans la qualité du requérant, mais bien dans la qualité de l’employeur : une administration publique en charge de l’éducation et non une entreprise dont l’éthique est fondé sur la religion. À tout le moins, le manque de loyauté ou l’entorse au devoir de discrétion de Mr. Fernandez Martinez aurait dû faire l’objet d’un examen de proportionnalité in concreto pour ne pas vider le contrôle de conventionnalité de sa substance101.

B.  Aménagement raisonnable L’affaire Sessa102 porte à nouveau la question controversée de l’aménagement raisonnable en matière religieuse devant la Cour européenne des droits de l’homme103. Dans la ligne de la jurisprudence de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme104, pour les quatre juges de la majorité, fixer la date d’une audience consacrée à la production immédiate des preuves un jour où l’avocat de la partie civile ne peut être présent en raison d’une festivité juive de nature religieuse – indisponibilité qu’il a immédiatement signalée 105 – ne constitue pas une ingérence dans sa liberté de religion (article 9 CEDH). Et d’ajouter : « même à supposer l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant protégé par l’article 9, § 1, la Cour estime que celle-ci, prévue par la loi, se justifiait par la protection des droits et libertés d’autrui, et en particulier le droit des justiciables de bénéficier d’un bon fonctionnement de l’administration de la justice et le respect du principe du délai raisonnable de la procédure (…), et qu’elle a observé un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (§ 38). Le caractère péremptoire de la motivation étonne car il conduit soit à soustraire la décision étatique au contrôle de conventionalité, soit à dénaturer les exigences de proportionnalité. S’il est essentiel que des considérations religieuses individuelles et, par essence, multiples ne dictent pas le fonctionnement de la justice ou des institutions publiques, pour les trois juges ayant signé une opinion dissidente commune, cet impératif doit s’ancrer dans une réalité. Et « la recherche d’un aménagement raisonnable de la situation litigieuse peut, dans certaines circonstances, constituer un moyen moins restrictif d’atteindre l’objet poursuivi »106. Les juges de la minorité soulignent non seulement que le requérant a immédiatement indiqué que la date prévue pour l’audience était incompatible 101   Dans le même sens, voy. S. Smet (Fernandez Martinez v. Spain : Towards a ‘Ministerial Exception for Europe ?”, posté sur Strasbourg Observers – Blog commenting on developments in the case law of the European Court of Human Rights, 24 mai 2012) qui va jusqu’à considérer que la Cour européenne emprunte la voie tracée par la Cour suprême américaine dans son arrêt controversé Hosanna-Tabor Evangelical Lutheran Church & School v. EEOC, 565 U.S. (2012). 102   Cour eur. D.H., arrêt Francesco Sessa c. Italie, 3 avril 2012, req. no 28790/08 (définitif depuis le 24 septembre 2012). 103   Voy. notamment E. Bribosia, J. Ringelheim et I. Rorive, « Aménager la diversité : le droit de l’égalité face à la pluralité religieuse », Rev. trim. dr. h., 2009, pp. 319‑373 ; « Reasonable Accommodation for Religious Minorities : A Promising Concept for European Antidiscrimination Law ? », Maastricht Journal of European and Comparative Law, 2010, vol. 17, no 2, pp. 137‑161. 104   Voy. notamment Com. E.D.H., X. c. Royaume-Uni, 12 mars 1981, req. no 8160/8, D.R. 22 ; Com. E.D.H., Konttinen c. Finlande, 3 décembre 1996, req. no 24949/94), D.R. 87-B ; Com. E.D.H., Stedman c. Royaume-Uni, 9 avril 1997, req. o n 29107/95, D.R. 89-B. 105   Comp. C.J., 27 octobre 1976, Viven Prais, 130-75. 106   Opinion dissidente commune aux juges Tulkens, Popovic et Keller, point 9.

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avec ses convictions religieuses, et ce dès le moment de sa fixation, mais encore qu’aucun élément concret ne vient étayer la thèse de la perturbation dans le fonctionnement du service public de la justice. Tout au plus notent-ils d’éventuels inconvénients administratifs – « comme par exemple la nécessité de renouveler la notification de la date d’audience aux parties impliquées » –, mais ils écartent l’argument tiré tant de la violation du délai raisonnable que de l’urgence au motif, pour ce dernier, que l’audience en cause ne concernait pas des mesures privatives de liberté ou des personnes détenues. Comme l’a très justement noté Nicolas Hervieu, « la solution de la majorité s’insère dans une logique de ‘tout ou rien’, là où les juges minoritaires inclinaient eux vers une logique de meilleure conciliation fondée sur la notion d’aménagement raisonnable »107. À cet égard, le raisonnement suivi par la majorité pour rejeter une violation de l’article 14 de la Convention ne peut que laisser perplexe : « la Cour rappelle que cette disposition interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (…). Elle observe que le requérant n’a nullement démontré avoir été discriminé par rapport à des personnes étant dans une situation analogue à la sienne » (§ 42). La notion de discrimination indirecte si chèrement acquise est ainsi mise au pilori, comme est ignoré le fait que la notion d’aménagement raisonnable peut, dans certaines circonstances, être utile pour gommer les conséquences discriminatoires qu’un calendrier forgé pour une religion chrétienne initialement majoritaire en Europe produit sur les religions minoritaires108. Cet arrêt est d’autant plus surprenant qu’il intervient un peu plus d’un an après l’affaire Jakobsky109 où la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné, à l’unanimité et du chef d’une violation de la liberté religieuse110, les autorités polonaises pour n’avoir pas pris au sérieux la demande d’un détenu bouddhiste de bénéficier de repas végétariens. Si l’arrêt Jakobsky participe du courant jurisprudentiel protecteur de la dignité des personnes incarcérées et est résolument ancré dans les faits de l’espèce (attitude dénigrante, voire hostile des autorités carcérales ; absence de consultation de la mission bouddhiste111 ; aucune exigence de repas préparés, cuisinés ou servis de manière particulière ; absence d’éléments étayant la thèse des autorités polonaises relative au surcoût et aux difficultés techniques de servir des repas sans viande), il témoigne d’une attitude pragmatique de la Cour reprise par les juges de la minorité de l’arrêt Sessa112. 107

N. Hervieu, « Valse-hésitation de la jurisprudence strasbourgeoise sur la notion d’‘accommodement raisonnable’ en matière religieuse », in Lettre “Actualités Droits-Libertés” du CREDOF, 15 avril 2012.  L. Peroni et S. Ouald Chaib, « Francesco Sessa v. Italy : A Dilemma Majority Religion Members Will Probably Not Face », posté sur Strasbourg Observers – Blog commenting on developments in the case law of the European Court of Human Rights, 5 avril 2012. 109   Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Jakobsky c. Pologne, 7 décembre 2010, req. no 18429/06 (définitif depuis le 7 mars 2011). 110   La Cour avait estimé qu’un examen séparé ne se justifiait pas sous l’angle du grief tiré de la violation du principe d’égalité de traitement (article 14 combiné à l’article 9 CEDH). 111   Contrairement à l’affaire qui avait donné lieu à la décision de la Commission européenne des droits de l’homme, X c. Royaume-Uni, 5 mars 1976, D.R., 5/8. 112   Dans ce courant jurisprudentiel, voy. aussi Cour eur. D.H. (GC), arrêt Thlimmenos c. Grèce, 6 avril 2000, req. no 34369/97, Cour eur. D.H., arrêt Milanović c. Serbie, 14 décembre 2010, req. no 44614/07 (définitif depuis le 20 juin 108

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C.  Signes religieux Le fossé semble se creuser entre Strasbourg et Genève sur l’appréhension, par les droits de l’homme, de l’interdiction des signes religieux. À la question « un État peut-il, sans méconnaître la liberté religieuse, imposer aux hommes de confession sikhe d’apparaître, sans leur turban, sur des documents d’identité », la Cour européenne avait apporté une réponse résolument positive en 2008113, alors que le Comité des droits de l’homme adoptait la solution inverse trois ans plus tard114 vis-à-vis du même requérant115. L’histoire se répète en 2012, dans des affaires certes portées par des personnes différentes, mais dans des cas d’espèce étrangement similaires. Et c’est à nouveau l’intensité du contrôle de l’argumentaire étatique qui explique la divergence de solution. C’est en 2009 que la Cour européenne des droits de l’homme a été pour la première fois116 amenée à se prononcer sur la conventionalité de la loi française qui interdit le port de signes religieux ostensibles à l’école117. Les différentes requêtes, qui mettaient en cause les renvois d’établissements scolaires en raison du port du keski sikh118 ou du foulard islamique au nom de la liberté religieuse (article 9 CEDH), parfois couplé au principe de non-discrimination (article 14 CEDH), avaient toutes été rejetées au stade de la recevabilité comme « manifestement mal fondées »119. Une large marge d’appréciation avait été laissée au décideur national qui entendait « sauvegarder le principe constitutionnel de laïcité », un objectif conforme aux valeurs sous-jacentes à la Convention. Aux élèves qui avaient substitué le keski au turban, pour tenter de se conformer à la législation nationale en plaidant qu’il s’agissait d’un « signe discret », la Cour s’était contentée de répondre que les autorités internes avaient « pu estimer que le fait de porter un tel accessoire vestimentaire en permanence constituait également la manifestation ostensible d’une appartenance religieuse »120. Du reste, dans cette jurisprudence de la Cour, aucune trace de la notion de discrimination indirecte, ni de l’aménagement raisonnable pour effectuer un contrôle de proportionnalité vérifiant l’existence d’une mesure moins attentatoire à l’exercice des droits fondamentaux121.

2011), §§ 96 et 97 ; Cour eur. D.H., déc. (irrec.) Gatis Kovalkovs c. Lettonie, 31 janvier 2012, req. no 35021/05. 113   Cour eur. D.H., déc. (irrec.) Mann Singh c. France, 13 novembre 2008, req. no 24479/07. 114  C.D.H., Ranjit Singh c. France, communication no 1876/2000, déc. du 22 juillet 2011 (CCPR /C/102/D/1876/2009). 115   Voy. E. Brems, E. Bribosia et S. Van Drooghenbroeck, « Le port de signes religieux dans l’espace public : Vérité à Strasbourg, erreur à Genève ? », J.T., 2012, pp. 602‑603. 116   Les arrêts Dogru et Kervanci c. France, 4 décembre 2008, req. nos 31645/04 et 27058/05 concernaient l’interdiction faite à deux élèves de porter le foulard islamique en cours d’éducation physique, laquelle était fondée sur une réglementation antérieure à la loi no 2004-228 citée à la note suivante. 117   Loi no 2004-228 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, et qui insère un article L. 141-5-1 dans le Code de l’éducation. 118   Sous-turban de couleur sombre. 119   Cour eur. D.H., déc. (irrec.) du 30 juin 2009 : Aktas c. France, req. no 43563/08, Ghazal c. France, req. no 29134/08, Bayrak c. France, req. no 14308/08), Gamaleddyn c. France, req. no 18527/08, Jasvir Singh c. France, req. no 25463/08, Ranjit Singh c. France, req. no 27561/08. 120   Voy. notamment Cour eur. D.H., déc. (irrec.) Jasvnir Singh c. France, 30 juin 2009, req. no 25463/08. 121  I. Rorive, « Religious Symbols in the Public Space : In Search of a European answer », Cardozo Law Review, 2009, vol. 30, pp. 2669‑2698.

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Statuant sous l’angle de la liberté religieuse (article 18 PIDCP), le Comité des droits de l’homme adopte une approche radicalement différente en décembre 2012122. S’il reconnaît que la législation française a été adoptée pour mettre fin à certains incidents de prosélytisme et en vue de garantir la sécurité et l’ordre publics, il effectue, contrairement à la Cour européenne, un contrôle de proportionnalité serré. Le Comité insiste d’abord sur la position du requérant, non démentie par le gouvernement français, suivant laquelle pour les hommes Sikhs, le keski ou le turban n’est pas uniquement un symbole religieux mais un élément essentiel de leur identité (§ 8.7). Le Comité se place ensuite sur un terrain pragmatique pour juger que l’État s’est cantonné à une position de principe sans être en mesure d’étayer de manière concrète en quoi le requérant, en portant son keski, a constitué une menace pour les droits fondamentaux des autres élèves et l’ordre public dans l’établissement scolaire. L’expulsion permanente d’une école publique avait pesé lourdement sur le droit à l’éducation du requérant et rien n’indique au Comité que cette expulsion était nécessaire ni qu’un véritable dialogue a pu se nouer entre les autorités scolaires et le requérant afin de prendre en compte sa situation spécifique (§ 8.7). Enfin, au terme d’un contrôle de proportionnalité in concreto, le Comité considère que le comportement propre du requérant ne s’était à aucun moment inscrit dans les considérations qui avaient justifié l’adoption de la loi et que son expulsion reposait uniquement sur son appartenance à un groupe de personnes circonscrit par l’expression de leur religion. L’argument tiré de la simplification de la gestion du port des signes religieux à l’école par l’adoption d’une règle générale est balayé par le Comité, sauf à démontrer, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, que les avantages d’une telle politique justifient que les droits de certains soient sacrifiés (§ 8.7). Et de conclure que la France a l’obligation de revoir sa législation.

VIII.  Discriminations multiples et intersectionnelles En Europe, l’un des traits marquants de la jurisprudence en matière de discrimination réside dans l’émergence progressive, quoiqu’encore balbutiante, d’une prise en compte des discriminations multiples ou intersectionnelles. Sous l’influence des systèmes de common law (États-Unis, Canada ou Royaume-Uni), le monde académique, les réseaux d’experts, les O.N.G. européennes et le Conseil de l’Europe se familiarisent avec ce nouveau champ riche en potentialités123. Devant les juridictions européennes, les requérants, souvent appuyés par des tiers intervenants, commencent à mobiliser cette approche, avec un succès encore éminemment variable, qui contraste avec la pratique mieux établie du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. 122

C.D.H., Singh c. France, communication no 1852/2008, déc. du 4 décembre 2012 (CCPR/C/106/D/1852/2008).   Voy. notamment le Rapport de la Commission sur l’égalité et la non-discrimination de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (Rapporteure : Mme Athina Kyriakidou), Discriminations multiples à l’égard des femmes musulmanes en Europe : pour l’égalité des chances, Doc. 12956, 11 juin 2012. Voy. aussi FRA, Data in Focus ReportMultiple Discrimination, 2010. 123

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En 2012, la Cour de justice de l’Union a été saisie, pour la première fois, de deux affaires de discriminations multiples. Dans la première (Meister)124, la requérante s’estimait victime d’une discrimination fondée sur le sexe, l’âge et l’origine ethnique à l’occasion d’une procédure de recrutement. Dans le contexte du droit de l’Union, le litige relevait de trois directives différentes : la directive 2006/54125 pour le sexe, la directive 2000/78 pour l’âge et la directive 2000/43126 pour l’origine ethnique. Cette particularité n’a pas été appréhendée par la Cour de justice qui était interrogée sur le mécanisme du renversement de la charge de la preuve127. La Cour a raisonné par analogie avec une précédente affaire Kelly128 où seule la directive 97/80 relative à la charge de la preuve en matière de discrimination fondée sur le sexe129 trouvait à s’appliquer et a étendu ce raisonnement aux deux autres directives et motifs de discrimination130, en suivant une approche « harmonisante »131. Dans la seconde affaire (Odar)132, les motifs de discrimination – âge et handicap – ont été examinés successivement par la Cour. En se fondant sur la directive 2000/78, qui couvre les deux motifs dans le domaine de l’emploi, la Cour écarte d’abord l’existence d’une discrimination fondée sur l’âge, selon un raisonnement devenu désormais classique, pour ensuite reconnaître l’existence d’une discrimination fondée sur le handicap133. Ce faisant elle ne traite nullement d’une éventuelle discrimination croisée ou inter-sectionnelle dont serait victime le requérant en tant que travailleur âgé, gravement handicapé. Mais cet angle d’approche, il est vrai, n’était nullement soulevé dans les questions préjudicielles qui lui étaient adressées. Devant la Cour européenne des droits de l’homme, la dimension intersectionnelle de certaines discriminations est parfois mise en lumière, souvent avec l’aide des tierces interventions. Ainsi, dans l’affaire Konstantin Markin, l’on a relevé qu’une discrimination croisée fondée sur le genre et le statut militaire, suggérée par le 124

C.J., 19 avril 2012, Galina Meister, C-415/10.   Directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (refonte) (J.O., L 204, 26 juillet 2006, pp. 23‑36). 126   Directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique (J.O., L 180, 19 juillet 2000, pp. 22‑26). 127   Le droit de l’Union ne crée pas de droit pour un travailleur alléguant de façon plausible qu’il remplit les conditions énoncées dans un avis de recrutement et dont la candidature n’a pas été retenue, d’accéder à l’information précisant si l’employeur, à l’issue de la procédure de recrutement, a embauché un autre candidat (§ 46). Toutefois, ce refus doit être pris en considération par le juge national pour évaluer s’il existe, en l’espèce, des éléments suffisants de nature à présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte et à faire basculer la charge de la preuve d’une discrimination (prima facie case) (§ 47). 128   C.J., 21 juillet 2011, Kelly, C-104/10. 129   Directive 97/80/CE du Conseil, du 15 décembre 1997, relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe (J.O., L 14, 1998, p. 6) abrogée par la directive 2006/54. 130   Cette affaire est commentée par J. Jacqmain dans sa chronique annuelle (« Égalité entre travailleurs féminins et masculins – Autres discriminations “article 19 TFUE” », 2012, op. cit., p. 310. 131   À ce propos, voy. E. Bribosia, « La lutte contre les discriminations dans l’Union européenne : une mosaïque de sources dessinant une approche différenciée », in C. Bayart, S. Sottiaux et S. Van Drooghenbroeck (ed.), De nieuwe federale antidiscriminatiewetten. Les nouvelles lois luttant contre la discrimination, Bruxelles, Brugge, La Charte, Die Keure, 2008, pp. 31‑62. 132  C.J., 6 décembre 2012, Odar, C-152/11. 133   Elle juge qu’il n’est pas tenu compte du risque encouru par les travailleurs handicapés qui rencontrent en général davantage de difficultés que les travailleurs valides pour réintégrer le marché de l’emploi. L’effet de diminution de l’indemnité de licenciement octroyé aux travailleurs handicapés excède ainsi ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de politique sociale poursuivis par le législateur national (§§ 69-70). 125

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Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand, avait été prise en compte (§ 122)134. Dans l’affaire B.S. c. Espagne135, la dimension multifactorielle de la discrimination avait été soulevée tant par la requérante que par les tiers intervenants (la European Social Research Unit (ESRH) du Groupe de recherche sur l’exclusion et le contrôle social (GRECS) de l’Université de Barcelone136, le AIRE Centre) (§§ 65-66). En l’espèce, la requérante estimait « que sa condition de femme de race noire exerçant la prostitution la rend[ait] spécialement vulnérable aux attaques discriminatoires et que ces facteurs ne [pouvaient] être dissociés et [devaient] être pris en compte dans leur ensemble » (§ 61). La Cour a été sensible à cette argumentation dans la mesure où, pour conclure à l’existence d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné à l’article 3, elle estime que « les juridictions internes n’ont pas pris en considération la vulnérabilité spécifique de la requérante, inhérente à sa qualité de femme africaine exerçant la prostitution » (§ 71). Par contre, dans les affaires de stérilisation forcée commentées dans cette chronique, alors que les requérantes avaient systématiquement mis l’accent sur la double discrimination dont elles avaient fait l’objet, vu que leur sexe et leur race avaient joué un rôle décisif dans la violation des droits fondamentaux dont elles se plaignaient137, la Cour n’a nullement abordé la question de la discrimination intersectionnelle. En effet, tout en condamnant la Slovaquie pour violation des articles 3 et 8 de la Convention, elle n’a pas jugé nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de la discrimination. Il en a été de même dans une affaire Catan c. Moldavie et Russie138 où les requérants se plaignaient, dans un contexte politiquement sensible ayant pour toile de fond le conflit sur le territoire de Transnistrie, d’une discrimination fondée sur leur origine ethnique et sur leur langue en matière d’accès à l’enseignement139. La Cour conclut à une violation du droit à l’instruction (article 2 du Protocole no 1) mais, étonnamment, après avoir rappelé que ce droit doit être interprété à la lumière des autres droits de la Convention et notamment du droit au respect de la vie privée, de la liberté de conscience et de religion et de la liberté de communiquer et recevoir des informations et des idées140, elle n’estime pas nécessaire d’examiner le grief tiré de la discrimination141.

134

Supra, point II.A. 135   Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt B.S c. Espagne, 24 juillet 2012, req. no 47159/08 (définitif depuis le 24 octobre 2012). 136   L’ESRH énumère à ce sujet plusieurs initiatives entamées au niveau européen qui visent à la reconnaissance de la discrimination multiple, bien qu’à l’heure actuelle il n’existe pas encore de texte contraignant, ce qui serait fort souhaitable (§ 65). 137  Cour eur. D.H. (anc. 4e sect.), arrêt N.B. c. Slovaquie, 12 juin 2012, req. no 29518/10 (définitif depuis le 12 septembre 2012), § 111 ; Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt I.G., M.K et R.H. c. Slovaquie, 13 novembre 2012, req. no 15966/04, § 161. Voy. supra, point V.A. 138  Cour eur. D.H. (GC), arrêt Catan e.a. c. Moldavie et Russie, 19 octobre 2012, req. nos 43370/04, 8252/05 et 18454/06. 139   Dans cette affaire, une loi s’inscrivant dans une politique de « russification » de la langue et de la culture de la communauté moldave vivant en Transnistrie avait ordonné la fermeture d’écoles dont la langue d’enseignement était le moldave/roumain, écrit en caractères latins. 140   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Catan e.a. c. Moldavie et Russie, précité, § 136 141   Ibidem, § 160

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Droit de l’égalité et de la non-discrimination

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Quant au Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, sa pratique en matière de discrimination intersectionnelle n’est pas neuve. Il s’est d’ailleurs prononcé en ce sens dans sa Recommandation générale no 28142, où il « note que le fait que les phénomènes de discrimination se recoupent est fondamental pour l’analyse de la portée des obligations générales que fixe l’article 2. La discrimination fondée sur le sexe ou le genre est indissociablement liée à d’autres facteurs tels que la race, l’origine ethnique, la religion ou la croyance, la santé, l’état civil, l’âge, la classe, la caste et l’orientation et l’identité sexuelles. Les États parties doivent prévoir légalement ces formes superposées de discrimination et l’effet cumulé de leurs conséquences négatives pour les intéressés, et ils doivent les interdire » (§ 18). C’est précisément au motif que l’État canadien n’avait pas assuré la protection d’une femme vulnérable (aborigène, victime de mauvais traitements, liée à un partenaire influent auprès de l’autorité qui lui a retiré ses droits) notamment dans l’accès à la propriété143, que le Comité l’a condamné dans l’affaire Kell144. Dans ses recommandations plus générales au Canada, le Comité suggère, en mobilisant les ressorts de l’approche intersectionnelle, de « (r)ecruter et former davantage de femmes autochtones chargées de fournir des services d’aide juridictionnelle aux autres femmes de leur communauté, notamment en matière de violence familiale et de droits de propriété ; (et de) réviser son système d’aide juridictionnelle pour garantir aux femmes autochtones qui sont victimes de la violence familiale un accès effectif à la justice ». Dans l’affaire Jallow, commentée dans cette chronique, le Comité a également pris en compte la situation particulièrement vulnérable de la requérante (femme migrante, analphabète, ne connaissant pas le bulgare et sans famille autre que son mari en Bulgarie) pour conclure à une condamnation de la Bulgarie145. Emmanuelle Bribosia Professeur à l’Institut d’Etudes européennes et à la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles Directrice de la section juridique de cet Institut. e-mail : ebribo@ulb.ac.be.

Isabelle Rorive Professeur à la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles Directrice du Centre Perelman de philosophie du droit. e-mail : irorive@ulb.ac.be.

142   Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Recommandation générale no 28 concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 16 décembre 2010, CEDAW/C/GC/28. 143   Violation des articles 2, d) et e) de la Convention sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. 144   Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Kell c. Canada, communication no 19/2008, déc. du 27 avril 2012 (CEDAW/C/51/D/19/2008), § 10.2. 145  Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Jallow c. Bulgarie, communication no 32/2011, déc. du 28 août 2012 (CEDAW/C/52/D/32/2011). Voy. supra, point II.A.

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Actualités / News

Business and Human Rights / Entreprises et les droits de l’homme Forum sur les entreprises et les droits de l’homme Du 3 au 5 décembre 2012 s’est tenue à Genève la première session du Forum sur les entreprises et droits de l’homme. Elle a réuni un millier de participants représentant des États, des entreprises et des organisations non-gouvernementales. Le Groupe de travail sur les entreprises et les droits de l’homme créé en 2011 pour succéder au Représentant spécial du Secrétaire général sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme, est chargé de guider ce forum. Ce forum a pour but de promouvoir la mise en œuvre des Principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme adopté par le Conseil en juin 2011 dans sa résolution17/4.

Liberté d’association / Freedom of association Judgment on dismissal on grounds of political opinion and affiliation The European Court of Human Rights delivered its judgment in Redfearn v. United Kingdom on 6 November 2012. The case concerned a complaint by a member of the far-right British Nationalist Party who had been dismissed from his job as a driver transporting disabled persons, mostly of Asian origin. The applicant could not bring a claim for unfair dismissal, because a one year qualifying period was required to bring such a claim, except when such a dismissal is based on grounds as pregnancy, race, sex or religion. In its judgment, the Court found a violation of Article 11 ECHR. The Court held that the state had the obligation to take reasonable and appropriate measures to protect employees, including those with less than one year’s service, from dis-

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missal on grounds of political opinion or affiliation. This could be done either through the creation of a further exception to the one-year qualifying period or through a free-standing claim for unlawful discrimination on grounds of political opinion or affiliation.

Conseil de l’Europe / Council of Europe Priorities of the first Andorran Chairmanship of the Committee of Ministers On 6 November 2012, the Committee of Ministers released an information document outlining the priorities of the first Andorran Chairmanship of the Committee. Andorra’s priorities, partly drawn up as a combined effort with the Armenian and Austrian Chairmanship, focus on safeguarding and promoting human rights and fundamental freedoms. The combined priorities include, inter alia, plans to implement the follow-up to the Interlaken, Izmir and Brighton conferences on the future of the European Court of Human Rights and to conclude the negotiations on the EU’s accession to the ECHR. As its own top priority, Andorra refers to education in human rights, democracy and the rule of law and proposes various activities in this regard.

Consolidated report on the conflict in Georgia On 8 November 2012, the Secretary General of the Council of Europe presented his sixth consolidated report on the conflict in Georgia, for the period of April-September 2012, to the Committee of Ministers. The report includes a specific section on the human rights situation in Abkhazia and South Ossetia.


Actualités / News Danish system to protect the public from maladministration is exemplary, according to PACE rapporteur At the end of a fact-finding visit to Copenhagen made in the context of the preparation of his report on “Strengthening the institution of Ombudsman in Europe”, the rapporteur of the PACE Committee on Legal Affairs and Human Rights, Jordi Xuclà i Costa (Spain, ALDE), noted that the Danish system for protecting citizens’ rights against maladministration was a good example on which other European states could draw. He particularly welcomed the arrangements for appointing the Danish ombudsman, his accessibility to members of the public and his independence from the executive. During his visit, Mr. Xuclà i Costa had discussions with Danish Ombudsman Jørgen Steen Sørensen, members of his office and members of the management team of the Danish Institute for Human Rights, Louise Holck and Charlotte Flindt Pedersen.

Défenseurs des droits de l’homme / Human rights defenders Intimidation and reprisal The issue of reprisals has received increased attention in recent years. At the opening of the 21st session of the Human Rights Council, the Secretary-General referred to reprisals as one of the five challenges faced by the HRC and urged States to send a strong signal that there can be no impunity for reprisals and intimidation against those who advocate for human rights, including through cooperation with the United Nations. The High Commissioner said that unless halted and sanctioned, reprisals undermine the ability of civil society and other actors to engage with the UN to promote human rights. The President followed suit by reminding that Observers, alongside with Members, should be able to con-

tribute most effectively to the work of the Council and recalled that the Council has strongly rejected any act of intimidation or reprisal against individuals and groups who cooperate or have cooperated with the United Nations, its representatives and mechanisms in the field of human rights. The Council also held a panel on this issue on 13 September. In this context, both Secretary-General and the High Commissioner underlined the primary responsibility of the States to protect those who engage with the UN in the field of human rights. Should they fail to do so, the UN must stand up and speak out. The panellists illustrated how various bodies and mechanisms have witnessed reprisals and responses to these and called for accountability for all acts of reprisals. Several concrete proposals were made to address reprisals. They will be compiled in a summary to be presented at the 22nd session of the Council.

Droit à la vie / Right to life Judgment on the systemic character of non-investigation of disappearances in Russia’s North Caucasus On 18 December 2012, the European Court of Human Rights ruled in Aslakhanova and Others v. Russia. The case concerned the disappearances of eight men in Chechnya between March 2002 and July 2004. The Court found two violations of Article 2 for the disappearances of the applicants’ relatives and for the failure to conduct an effective investigation. It also found a violation of Article 3 in respect of all applicants (relatives’ disappearance and authorities’ response to their suffering) and a violation of Article 3 in respect of one of the applicants (inhuman and degrading treatment and failure to effectively investigate). The Court has found similar violations in more than 120 judgments. It found the non-investigation of disappearances in Russia’s North Caucasus a systemic problem and recommended to alleviate the continuing 2013/1

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Actualités / News

suffering of the victims’ families and to remedy the structural deficiencies of the criminal proceedings. The Court decided not to adjourn the examination of similar pending cases.

Judgment on exclusion of a family from witness protection programme On 4 December 2012, the European Court of Human Rights ruled in R. R. and Others v. Hungary. The case concerned the exclusion of a family from an official witness protection programme on the ground that the father, in prison, remained in contact with criminal groups. The Court found a violation of Article 2 in respect of the mother and her children. It held that the applicants were excluded from the programme without the Government having shown that the risks had ceased to exist and without having taken the necessary measures to protect their lives. The Court concluded that the Hungarian authorities potentially exposed the mother and her children to life-threatening vengeance from criminal circles. In addition, it held under Article 46 that adequate measures have to be taken to protect the family.

Egalité de traitement hommes-femmes / Equal treatment between men and women PACE President expresses sadness following the death of the young student gang-raped in a New Delhi bus On 29 December 2012, PACE President Jean-Claude Mignon expressed his sadness and consternation following the death of the young student who was gang-raped in a bus in New Delhi. He condemned the “cowardly and ignoble act” and expressed his deepest sympathies to the family and relatives of the young woman. He stated that

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the Council of Europe and its Parliamentary Assembly are carrying out a universal campaign to fight domestic violence and violence against women. He further stressed that the Convention on Preventing and Combating Domestic Violence against Women, also open to non-member states of the Council of Europe, is an important tool. He added that this legal instrument must be promoted, including through the Parliamentary Network “Women Free from Violence.”

Esclavage et servitude involontaire / Slavery and involuntary servitude Judgment on servitude The European Court of Human Rights delivered its judgment in C.N. v. UK on 13 November 2012. The case concerned an Ugandan woman who had been forced to work as a live-in carer for an elderly couple. In its judgment, the Court found a violation of Article 4. The Court held that the authorities had been under an obligation to investigate the applicant’s complaints, which had given rise to a credible suspicion of domestic servitude. The investigation however focused on the crime of trafficking for exploitation and was eventually dismissed for lack of evidence. According to the Court, the lack of specific legislation criminalizing domestic servitude had prevented the authorities from properly investigating the applicant’s complaints. The Court considered domestic servitude to be a specific offence, distinct from trafficking and exploitation, which involves a complex set of dynamics, involving both overt and more subtle forms of coercion, to force compliance. In the absence of a specific offence, the authorities were unable to give due weight to the many subtle ways an individual can fall under control of another.


Actualités / News Handicap / Disability Judgment on reasonable accommodation to enable a disabled person to understand charges The European Court of Human Rights delivered its judgment in Z.H. v. Hungary on 8 November 2012. The case concerned the detention of a deaf and dumb person, suffering from an intellectual disability and unable to avail himself of the official sign language, as well as his lack of understanding of the reasons of his arrest. In its judgment, the Court found violations of Articles 3 and 5, § 2. The inevitable feeling of isolation and helplessness flowing from the applicant’s disabilities, coupled with the lack of comprehension of his situation and the prison order as well as the fact that he was severed from the only person (his mother) with whom he could effectively communicate, amounted to inhuman and degrading treatment. As he could not communicate by means of the official sign language, the presence of an interpreter was not sufficient to enable him to understand the reasons for his arrest. The Court regretted that the authorities did not make any truly ‘reasonable steps’ – a notion akin to that of ‘reasonable accommodation’ in the UN Convention on the Rights of Persons with Disabilities – to address the applicant’s condition.

Judgment on removal legal capacity and detention of a person with a psycho-social disability The European Court of Human Rights delivered its judgment in Sýkora v. the Czech Republic on 22 November 2012. The case concerned the removal of legal capacity of a person with a psycho-social disability and his subsequent detention in a psychiatric hospital with his guardian’s consent. In its judgment, the Court found a violation of Articles 5, § 1 and 4 and Article 8. The Court found that the applicant’s detention

had not been lawful as there had not been sufficient safeguards against arbitrariness. According to the Court, a relevant safeguard would have been the judicial review of the guardian’s consent to the deprivation of liberty. Moreover, the applicant had not had an adequate remedy as the domestic courts could not intervene because he was considered to be in the psychiatric hospital voluntarily because of his guardian’s consent. The Court examined the removal of legal capacity from the viewpoint of the implicit procedural guarantees of Article 8. The Court held that there had been serious deficiencies in the decision-making process : the applicant had not been notified formally of the institution of the proceedings, the judge had had no personal contact with the applicant, the applicant’s representative had never met the applicant and did not participate at the hearings, the judgments were not served on the applicant and the decision was based on the opinion of an expert who had last examined the applicant six years earlier.

Liberté de circulation / Freedom of movement Judgment on travel bans The European Court of Human Rights delivered its judgment in Stamose v. Bulgaria on 27 November 2012. The case concerned a Bulgarian national who received a twoyear travel ban in Bulgaria for breaching US immigrations laws, after being deported to Bulgaria. In its judgment, the Court found a violation of Article 2 Protocol 4. According to the Court, it was quite draconian for the Bulgarian State – which could not be regarded as directly affected by the applicants infringement – to impose him a travel ban to any other country in addition to his deportation from the US. Moreover, the authorities had not taken into account factors specific to the applicant, such as the gravity of the breach of US immigrations laws, the risk that he might commit 2013/1

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Actualités / News

further breaches of another State’s immigration rules, his family situation, his financial personal situation, or the existence of any antecedents. The Court found that the blanket and indiscriminate application of such a measure could not be considered proportionate.

Liberté d’expression / Freedom of expression Judgment on injunction posters comparing animal abuse with Holocaust The European Court of Human Rights delivered its judgment in Peta Deutschland v. Germany on 8 November 2012. The case concerned a civil injunction which prevented the animal rights organisation PETA from publishing a poster campaign in which photos of animals kept in mass stocks were published alongside photos of concentration camp inmates. In its judgment, the Court did not find a violation of Article 10. The Court stressed that the facts of the case could not be detached from the historical and social context and accepted that the German state deemed themselves under a special obligation towards Jews living in Germany. According to the Court, the domestic courts – who had particularly held that the poster campaign amounted to the unjustified ‘instrumentalisation’ of the suffering of Jews – had offered relevant and sufficient reasons for granting the civil injunction. The Court further took into account the nature and severity of the sanction, by stressing that it was a civil injunction rather than a criminal sanction.

Judgment on restriction of Internet access On 18 December 2012, the European Court of Human Rights handed down its judgment in Ahmet Yıldırım v. Turkey. The case concerned a court decision to block access to Google Sites, which hosted an In-

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ternet site whose owner was facing criminal proceedings for insulting the memory of Atatürk. As a result, access to all other sites hosted by the service was blocked. The Court ruled that the interference resulting from the application of Law no. 5651 failed to meet the foreseeability requirement. The Court found that the restriction of Internet access without a strict legal framework regulating the scope of the ban and affording the guarantee of judicial review to prevent possible abuses amounted to a violation of Article 10. The Court held that the limited effect of the restriction did not reduce its significance, as the Internet has become one of the principal means of exercising the right to freedom of expression and information.

Media Judgment on the protection of journalistic sources The European Court of Human Rights delivered its judgment in Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. and Others v. the Netherlands on 22 November 2012. The case concerned an order for journalists to disclose secret documents belonging to the secret services in the context of an investigation into the identity of the source who had divulged state secrets, as well as well as the use of special powers against the applicant, such as the use of telephone tapping and observation, presumably by the secret service. With respect to the use of special powers, the Court found a violation of Article 8 and 10. According to the Court, the use of special powers in order to determine the source of their information requires prior review by an independent body with the power to prevent or terminate it. The Court also found a violation of Article 10 with respect to the disclosure order. According to the Court, the need to identify the secret service official concerned could not alone justify the surrender order.


Actualités / News Migrants Judgment on minimum procedural safeguards against arbitrary expulsion On 13 December 2012, the Grand Chamber of the European Court of Human Rights ruled in De Souza Ribeiro v. France. The case concerned the expulsion of a Brazilian national living in French Guiana without an opportunity to challenge the lawfulness of the removal order before it was enforced. The Court found a violation of Article 13 (effective remedy) in conjunction with Article 8 (respect for private and family life). The Court ruled that the extremely rapid manner in which the applicant’s removal was effected left him no chance, before deportation, of having the removal order examined by a national authority offering the procedural guarantees and that the applicant was removed without the urgent-applications judge having ruled on his application to have the enforcement of the removal order suspended. The haste with which the removal order was executed had the effect of rendering the available remedies ineffective in practice.

Minorités / Minorities Déclaration des Nations Unies sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales, ethniques, religieuses ou linguistiques Du 27 au 28 novembre 2012 s’est tenue à Genève la 5e session du Forum sur les questions relatives aux minorités, centré sur le vingtième anniversaire de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales, ethniques, religieuses ou linguistiques. Le rapport du Forum contenant ses recommandations pour la mise Mettre en œuvre la Déclaration sur les droits des minorités sera présenté à la 22e session du Conseil des droits de l’Homme.

Judgment on school segregation of Roma children On 11 December 2012, the European Court of Human Rights decided the case of Sampani and Others v. Greece. The case concerned the provision of education for Roma children at the 12th Primary School in Aspropyrgos. The Court noted the absence of significant change since the Sampanis and Others v. Greece judgment. It found that the operation of the school between 2008 and 2010 resulted in further discrimination against the applicants in violation of Article 14, in conjunction with Article 2 of Protocol No. 1. The school continued to be attended exclusively by Roma pupils. The Court held that Greece did not take into account the particular needs of Roma children as members of a disadvantaged group. Under Article 46, it recommended that those applicants who are still of school age be enrolled at another State school and that those who have reached the age of majority be enrolled at “second chance schools”.

Advisory Committee opinion on Spain On 13 November 2012, the Advisory Committee on the Framework Convention for the Protection of National Minorities adopted its third opinion on Spain. The opinion notes that the Spanish authorities have continued to develop long-term policies and programmes to promote equal opportunities for the Roma. However, their concrete impact continues to be limited in some areas, particularly in the field of education, where concentration of Roma pupils in schools located in disadvantaged areas and with low academic achievement persist. The opinion also notes that racism and intolerance, including Islamophobia, are growing in Spain, partly as a consequence of the economic crisis. The opinion also points towards other factors that reinforce discrimination against certain minority groups : the media’s dissemination of stereotypes and prejudices against some 2013/1

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Actualités / News

minority groups and the police’s “stop-andsearch” operations, which disproportionately target immigrants and Roma.

Advisory Committee opinion on Sweden On 16 November 2012, the Advisory Committee on the Framework Convention for the Protection of National Minorities adopted its third opinion on Sweden. The opinion notes that Sweden has granted constitutional recognition to the Sami as an indigenous people with effect from 1 January 2011. However, further efforts are needed to ensure that the Sami are adequately involved in decision-making on matters that have an impact on land and reindeer-herding issues. The opinion also notes that a Strategy for Roma Inclusion 2012-2032 was adopted in February 2012. Concerns have however been expressed that the strategy does not make sufficient provision for Roma to participate as actors in its implementation. The situation of Roma in the field of education also remains a source of serious concern.

Committee of Ministers adopts four resolutions on the implementation of the FCNM The Committee of Ministers adopted four resolutions on the implementation of the Framework Convention for the Protection of National Minorities, with regard to Lithuania and Poland on 28 November 2012 and with regard to the Czech Republic and the United Kingdom on 12 December 2012. The resolutions set out positive developments and issues of concern. They also include recommendations on issues for immediate action and further recommendations.

Commissioner for Human Rights : « Stop chasing Roma. Start including them » The Council of Europe Commissioner for Human Rights published a Human Rights Comment on the situation of Roma, ‘the

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most discriminated minority in Europe’. Even though their situation has been widely debated in Europe, this attention has not led to much concrete action by governments. European countries continue too often to resort to old methods of dealing with Roma, as illustrated by the increasing number of evictions of thousands of Roma throughout Europe. This is a major obstacle to any progress towards Roma inclusion. Chasing away Roma does not bring a long-term solution to the exclusion and abject poverty in which many Roma live. Combating deep-rooted anti-Roma prejudice and discrimination should be a priority. Politicians and decision-makers should in particular stop using rhetoric that stigmatises Roma. European countries should shift their focus from repression to integration. Existing good practices should be further developed and shared.

Nations Unies Résolutions adoptées à l’Assemblée générale des Nations Unies La Troisième Commission de l’Assemblée générale a tenu sa 67e session du 8 octobre au 28 novembre. 32 titulaires de mandats des procédures spéciales y ont présenté leurs rapports. La Troisième Commission a adopté plusieurs résolutions sur des sujets comme les droits de l’enfant, la torture, le droit à l’autodétermination, les droits de l’homme dans l’administration de la justice, la protection des migrants, le droit à l’alimentation, la peine de mort ou la violence contre les femmes. Pour toutes les informations pertinentes sur cette session, voir www.un.org/ en/ga/third/67/documentation.shtml.

Procès équitable / Due process Judgment on applicability fair trial rights to criminal record proceedings The European Court of Human Rights delivered its judgment in Alexandra v.


Actualités / News Portugal on 20 November 2012. The case concerned the length of proceedings concerning an application not to have a conviction included in the applicant’s criminal record. In its judgment, the Court found a violation of Article 6, § 1. The Court held that, in order for the civil limb of Article 6 to applicable, does not necessarily require that the case concerns a civil right. The fact that a case could have direct and important repercussions on a right of a private nature is sufficient. Taking into account the possible consequences at the domestic level resulting from an extract of a criminal record, the Court held that the repercussions on the applicant’s private life were undeniable. Therefore Article 6, § 1 was applicable. With respect to the merits, the Court found that there was no explanation for the excessive length of proceedings, which had taken more than six years and five months.

Judgment concerning lack of opportunity to question witness The European Court of Human Rights delivered its judgment in Tseber v. the Czech Republic on 22 November 2012. The case concerned the fact that the criminal conviction of the applicant had essentially been based on a statement given by the victim, whom he was unable to question on trial because the victim had left the country. In its judgment, the Court found a violation of Article 6, § 1 and § 3 (d). While the Court accepted that there was a serious reason for the impossibility to question the victim, there was a need for counterbalancing procedural safeguards as the statement could be considered as the sole or decisive evidence. This was however not the case, as the evidence had not allowed to evaluate the credibility of the victim. The Court particularly drew attention to the fact that in certain legal orders, it is possible to make a video registration of the interrogation of a witness when there is a risk that the witness would not be able to testify on trial.

Propriété / Property Judgment on the expulsion of the Chagos islanders from their homes On 11 December 2012, the European Court of Human Rights declared inadmissible Chagos Islanders v. the United Kingdom. The case concerned the expulsion of the Chagos islanders from their homes – on the Chagos Islands (an Overseas Territory of the United Kingdom) – from 1967 to 1973. The case was declared inadmissible because they accepted compensation and waived the right to bring any further claims before the UK national courts. The Court held that, in accepting and receiving compensation, the applicants effectively renounced bringing any further claims to determine whether the expulsion and exclusion from their homes had been unlawful and therefore could no longer claim to be victims of a violation of the Convention.

Racism / Racisme Personnes d’ascendance africaine Le Groupe de Travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine a présenté au Conseil des droits de l’homme un projet de programme d’action pour la Décennie pour les personnes d’ascendance africaine. Transmis à l’Assemblée générale pour examen, cette dernière a décidé de demander au Secrétaire général d’entamer les préparations de cette Décennie avec le thème « Personnes d’ascendance africaine, reconnaissance, justice et développement » afin de la proclamer en 2013 (A/RES/67/155).

Santé / Health Judgment on refusal of access to unauthorized anti-cancer drug The European Court of Human Rights delivered its judgment in Hristozov and Others v. Bulgaria on 13 November 2012. The case concerned the refusal to allow nine termi2013/1

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Actualités / News

nally-ill cancer patients access to an unauthorized experimental anti-cancer drug that was allowed for ‘compassionate use’ in a number of countries, despite the fact that the manufacturer was willing to provide the product free of charge during its pre-clinical development phase. In its judgment, the Court did not find violations of Article 2, 3 and 8. According to the Court, Article 2 cannot be interpreted as requiring that access to unauthorized medicine for the terminally-ill is regulated in a particular way. The Court considered the complaint under Article 3 to rest on an extended construction of the concept of inhuman and degrading treatment that it could not accept. The Court held that it could not be said that by refusing the applicants access to a product – even if potentially life-saving – whose safety and efficacy were still in doubt, the authorities directly added to the applicant’s physical suffering. With respect to Article 8, the Court further held that the state, taking into account its wide margin of appreciation, could not be blamed for tilting the balance between potential therapeutic benefit and medicine risk avoidance in favor of the latter.

Torture et mauvais traitements / Torture and ill-treatment Judgment on “extraordinary rendition” On 13 December 2012, the Grand Chamber of the European Court of Human Rights decided the case El-Masri v. “the former Yugoslav Republic of Macedonia”. The case concerned a secret “rendition” operation during which a man suspected of terrorist ties was ill-treated and then transferred to CIA agents who brought him to a secret detention facility in Afghanistan, where he was further ill-treated. The Court found a violation of Article 3 for his torture and ill-treatment in the country itself and his transfer to US authorities in the context of an extra-judicial rendition. It also found a

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violation of Article 3 for the lack of effective investigation. The Court addressed the impact of the inadequate investigation on the right to the truth, underscoring its importance not only for the applicant and his family, but also for other victims of similar crimes and the general public. The Court additionally found violations of Articles 5, 8 and 13.

Judgment on torture and lack of effective investigation On 4 December 2012, the European Court of Human Rights delivered its judgment in Lenev v. Bulgaria. The case concerned allegations of torture by the police of a man arrested on suspicion of taking part in the assassination of the former Prime Minister of Bulgaria, Andrey Lukanov. The Court found two violations of Article 3 on accounts of torture and lack of effective investigation. According to the Court, the applicant’s injuries (injuries to the fingers and finger-nails) were characteristic of bodily harm inflicted intentionally for the purpose of obtaining a confession. The Court also found a violation of Article 8 because the Bulgarian law governing secret surveillance did not provide sufficient guarantees against the risk of abuse inherent in any system of secret surveillance and two violations of Article 13 given the lack of effective remedies regarding the complaints under Article 3 and the secret surveillance.

CPT announces visits to ten states in 2013 In 2013, as part of its programme of periodic visits, the European Committee for the Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) intends to examine the treatment of persons deprived of their liberty in the following ten countries : Belgium, Cyprus, Greece, Hungary, Montenegro, Poland, San Marino, Slovakia, Turkey and Ukraine. The


Actualités / News CPT will also organise ad hoc visits whenever it considers this is required by the circumstances. The CPT organises visits to places of deprivation of liberty in the Council of Europe’s 47 member states in order to assess how detained persons are treated. Places visited include prisons, juvenile detention centres, police stations, holding centres for immigration detainees, psychiatric hospitals, social care homes, etc. CPT delegations have unlimited access to places of deprivation of liberty, and the right to move inside such places without restriction.

CPT publishes report on Belgium On 13 December 2012, the Council of Europe’s Committee for the Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) published its report on its visit to Belgium in April 2012. The main purpose of the visit was to review the prevailing situation in the Belgian prison system, in particular the conditions of detention in establishments for prisoners awaiting trial and issues connected to strikes by prison staff and other industrial action resulting in a reduced work rate within prisons. In its report, the CPT analyses the issue of prison overcrowding, which has steadily worsened in Belgium over the past years. None of the measures taken to date have brought about a structural decrease in overcrowding. The Committee recommends the organisation of a national conference, the objective of which would be to draw up the general framework of a new criminal justice and prisons policy.

Vie privée / Privacy Judgment on Legal Professional Privilege On 6 December 2012, the European Court of Human Rights decided the case of Michaud v. France. The case concerned the obligation – resulting from the transpo-

sition of European directives – on French lawyers to report “suspicions” regarding possible money laundering activities by their clients. While in “Bosphorus Airways” the Court has held that the protection of fundamental rights by the EU is in principle equivalent to that of the Convention system, it noted that in Michaud the Court of Justice of the European Union has not had an opportunity to rule on the question concerning fundamental rights currently at issue. After regarding that that the “presumption of equivalent protection” was therefore not applicable in this case, the Court found that the obligation did not interfere disproportionately with professional privilege since lawyers are not subject to the obligation when defending litigants and since the legislation ensures that lawyers do not submit their reports directly to the authorities but to the president of the relevant Bar association. The Court found no violation of Article 8 (respect for private life).

Judgment on disturbance caused by airport On 13 December 2012, the European Court of Human Rights ruled in Flamenbaum and Others v. France. The case concerned the extension of the main runway at Deauville Airport and the subsequent disturbance on local residences. The Court found no violation of Article 8 (respect for private and family life). It considered that the authorities struck a fair balance between the competing interests. It was not established that the extension of the runway generated a considerable increase in air traffic. Moreover, the noisiest aircrafts were no longer authorised to fly in France and, since 2009, the authorities have set in place “reduced noise procedures” in order to limit the flyover of local residences and reduce noise disturbance. No flaw in the decision-making process was found. The Court found no violation of Article 1 of Protocol 1, as the applicants did not justify the loss of value 2013/1

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of their properties due to the extension of the runway. The Recent Developments concerning the Council of Europe were compiled by Yaiza Janssens, Laurens Lavrysen, Lourdes Peroni and Stijn Smet, working under the supervision of prof. Eva Brems, Ghent University (Belgium). The Recent Developments concerning the United Nations were compiled by Nathalie Rondeux, from the Office of the High Commissioner for Human Rights (Geneva) ; the views expressed are those of the author and do not necessarily reflect the views of the United Nations.

340|European journal of Human Rights

|2013/1

Journal européen des droits de l’homme


2013 | 2

Journal européen des droits de l’homme

Journal européen des droits de l’homme European Journal of Human Rights

European Journal of Human Rights

JEDH | EJHR

n° 2 | avril 2013 Rédacteur en chef | Editor in chief Olivier De Schutter

175 Dossier

Entreprises transnationales et droits de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les accords-cadres internationaux négociés par les Fédérations syndicales internationales  . . . . . . . . . . . . . .

175 Dossier 175

207

Transnational companies and human rights . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . International Framework Agreements Negotiated by Global Unions Federations  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

238 Article

- La croix et les juges de la Cour européenne des droits de l’homme . . .

238

330 Actualités

ISSN : 2294-9313

D/2013/0031/302 JEDH-N.13/2 ISBN : 978-2-8044-6255-0

- The Crucifix and the Judges of the European Court of Human Rights  . . .

238

269 Chroniques

- Droits économiques, sociaux et culturels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Droit de l’égalité et de la non-discrimination . . . . . . . . . . .

207

238 Article

175

269 Columns 269

297

- Economic, Social and Cultural Rights . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Equality and Non-Discrimination . . . . . . . . . . . . . .

330 news

269 297


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