Journal européen des droits de l'homme 2013/3

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Journal européen des droits de l’homme

Journal européen des droits de l’homme European Journal of Human Rights

European Journal of Human Rights

JEDH | EJHR

n° 3 | juin 2013 Rédacteur en chef | Editor in chief Olivier De Schutter

345 Dossier

345 Dossier

436 Article

436 Article

460 Chroniques

460 Columns

Droit international privé et droits fondamentaux Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345 Suppression de l’exequatur et protection des droits fondamentaux  348 Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme . . . . . . 381 La Cour européenne des droits de l’homme et la coopération transfrontière . . 403 Droits fondamentaux et reconnaissance en droit international privé . . . . . . . . . . . . . . 411 - Responsabilité civile des entreprises et violations des droits humains à l’étranger 436

- Société de l’information, médias et liberté d’expression . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Travail et protection sociale . . . . . . . . . .

534 Actualités

ISSN : 2294-9313

D/2013/0031/336 JEDH-N.13/3 ISBN : 978-2-8044-6349-6

rivate International Law and P Fundamental Rights Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345 The Abandonment of Exequatur and the Protection of Fundamental Rights  348 The Control of Public Policy by the European Court of Human Rights . . . . . 381 The European Court of Human Rights and Transboundary Cooperation . . . . . . 403 Fundamental Rights and Recognition in Private International Law . . . . . . . . . . . 411

- Civil Liability of Companies for Complicity in Human Rights Violations Abroad 436

460 487

- Information Society, Media and Freedom of Expression . . . . . . . . . . . . . . . - Labour and Social Security . . . . . . . . . . . .

534 news

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Rédacteur en chef | Editor in chief : Olivier De Schutter (Louvain). Comité de rédaction | Editorial Board : Mouloud Boumghar (Univ. du Littoral), Eva Brems (UG – Ghent), Emmanuelle Bribosia (ULB – Bruxelles), Laurence Burgorgue-Larsen (Paris 1 – PanthéonSorbonne), Vincent Chetail (IHEID Genève), Olivier de Frouville (Paris 2-Assas), Frédéric Mégret (McGill, Montréal), Jeremy Perelman (Sciences Po – Paris), Julie Ringelheim (Louvain), Sophie RobinOlivier (Paris 1 – Panthéon-Sorbonne), Sébastien Touzé (IIDH – Strasbourg).

Comité scientifique | Scientific Board : Philip Alston (New York), Florence Benoît-Rohmer (Venise), Johan Callewaert (Strasbourg), Jean-Paul Costa (Strasbourg), François Crépeau (Montréal), Emmanuel Decaux (Paris) (président), Claudio Grossmann (Washington), Jean-Paul Jacqué (Bruxelles), Koen Lenaerts (Luxembourg), Paul Lemmens (Strasbourg), Jean-Pierre Marguénaud (Limoges), Christoper McCrudden (Belfast), Hélène Ruiz Fabri (Paris), Martin Scheinin (Florence), Alexandre Sicilianos (Strasbourg), Denys Simon (Paris), Dean Spielmann (Strasbourg), Françoise Tulkens (Bruxelles).

Publié par/Published by : Marc-Olivier Lifrange, directeur général Groupe Larcier, s.a., rue des Minimes, 39 B-1000 Bruxelles/Brussel – Belgique/Belgium Tél. : + 32/10 48 26 19 – Fax : + 32/10 48 27 50 Commandes/Orders : De Boeck Services sprl Fond Jean Pâques, 4 • B-1348 Louvain-la-Neuve – Belgique/Belgium Tél. : 0800/99 613 (+ 32 2 548 07 13) – Fax : 0800/99 614 (+ 32 2 548 07 14) e-mail : commande@deboeckservices.com • http://www.larcier.com Abonnement/Subscription 2013 : 5 numéros/issues : 150,00 e Numéro séparé/Separate issue : 50,00 e (T.V.A. et frais d’envoi inclus/VAT and costs included)


Sommaire / Table of contents Editorial Dossier : Droit international privé et droits fondamentaux Private International Law and Fundamental Rights Introduction Sébastien Touzé 345

La suppression de l’exequatur affaiblit-elle la protection des droits fondamentaux dans l’espace judiciaire européen ? Does the abandonment of exequatur weaken the protection of fundamental rights in the European judicial area ? Fabien Marchadier 348

Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme The control of public policy by the European Court of Human Rights Sabine Corneloup 381

La Cour européenne des droits de l’homme et la coopération transfrontière The European Court of Human Rights and Transboundary Cooperation Petra Hammje 403

Fundamental rights and recognition in private international law Droits fondamentaux et reconnaissance en droit international privé Horatia Muir Watt 411

Article La responsabilité civile des entreprises pour complicité aux violations des droits humains à l’étranger : au-delà de l’exception du forum non conveniens en droit québécois The civil liability of companies for complicity in human rights violations abroad : beyond the forum non conveniens exception in Quebec law Amissi Melchiade Manirabona 436


Chroniques / Columns Société de l’information, médias et liberté d’expression Information society, media and freedom of expression François Dubuisson 460

Travail et protection sociale Labour and social security Doyen Jean-François Akandji-Kombé 487

Actualités / News 534


Editorial

L

e premier. Olivier de Schutter est le premier juriste a avoir été récompensé pour une œuvre en tous points exceptionnelle par le « Prix Franqui » créé en 1933 afin d’« encourager de jeunes scientifiques » de nationalité belge de moins de 50 ans. Si les lauréats sont très souvent issus de l’univers des sciences exactes et des sciences biologiques et médicales, les philosophes sont ceux qui remportent la palme des récompenses pour les sciences humaines – ainsi de Chaim Perelman ou de Philippe Van Parijs primés respectivement en 1962 et 2001. La sélection d’Olivier de Schutter est, dans ce contexte, hors norme. Il faut dire que son parcours l’est, hors norme. Mêlant cursus académique et engagement pragmatique, il n’a eu de cesse de combiner ses travaux universitaires avec des approches pratiques. Dit autrement, son talent de juriste – féru de théorie juridique et ouvert à des multiples champs de recherche – a régulièrement été mis au service de l’action. Cet élément est tout sauf anodin : rares sont les excellents chercheurs qui arrivent à utiliser leurs analyses conceptuelles (en l’occurrence celles relatives au droit) pour les mettre au service de la polis, la cité, en un mot, la société des hommes. S’il soutenait sa thèse en 1998 – une thèse monumentale sur la forme (elle était longue de 1164p.) et le fond (elle a fait date dans l’étude de la justice en matière de droits fondamentaux)1 – il était dès l’année suivante Secrétaire général de la Ligue des Droits de l’homme (pour la section de la Belgique francophone). Il poursuivait sur sa lancée en devenant en 2004 le Secrétaire général de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme. Du monde de la société civile, il passait à celui des organisations intergouvernementales, et non des moindres puisque le Conseil des droits de l’homme le désignait en 2008 Rapporteur spécial des Nations Unies pour l’alimentation tandis qu’il lui renouvelait sa confiance en 2011. Il effectue, dans ce cadre, un travail colossal, recueillant minutieusement des données innombrables dans de multiples pays pour en tirer l’écriture de rapports majeurs pour l’avenir de la planète2. Sa capacité inouïe de travail associée à une créativité juridique sans limites lui ont donné l’occasion de proposer des solutions originales pour faire reculer les affres de la famine et de la paupérisation – facteurs d’exclusion – mais également pour lutter contre les effets dévastateurs du changement climatique. Ceux qui ont eu la chance de rencontrer voire de travailler avec Olivier de Schutter, auront – comme je l’ai été3 – marqués par un élément structurant de sa personnalité : une profonde et réelle humilité. La marque des « grands » en somme. Laurence Burgorgue-Larsen Professeur à l’École de droit de la Sorbonne 1

Fonction de juger et droits fondamentaux. Transformation du contrôle juridictionnel dans les ordres juridiques américains et européens, Bruxelles, Bruylant, 1999, 1164 p. 2   Dans le cadre de ces missions nationales, il a publié des rapports (dans l’ordre chronologique du plus ancien au plus récent) sur le Nicaragua, le Guatemala, le Brésil, le Bénin, la Syrie, Madagascar, l’Afrique du Sud, le Mexique, la Chine, le Canada et le Cameroun. http://www.srfood.org/index.php/fr/missions-nationales. 3   Notamment dans le cadre du lancement de ce Journal bilingue qui est une marque supplémentaire de sa fructueuse énergie créatrice.

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Editorial

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he First. Olivier De Schutter is the first lawyer to receive the Franqui Prize, for his outstanding work in all respects. This prize was created in 1933 to “encourage young scientists” of Belgian nationality aged under 50. If the prizewinners are very often from the world of the exact sciences or from biology and medicine, those from the humanities have tended to be philosophers, like Chaim Perelman and Philippe Van Parijs, who took the prize in 1962 and 2001 respectively. In this context the selection of Olivier de Schutter is extraordinary. It has to be said that his career, too, has been extraordinary. Blending academic excellence and pragmatic commitment, he has constantly combined his university work with practical approaches. In other words, his talent as a lawyer – strong on legal theory and open to multiple fields of research – has regularly been placed in the service of action. This element is anything but trivial : excellent researchers rarely succeed in placing their conceptual analysis (in this case that relating to law) at the service of the polis, the city, in a word, of human society. In 1998 he defended his PhD thesis – a monumental work in terms of both form (1164 pages in length) and substance (it marked a milestone in the study of justice in the area of human rights).4 Already one year later he was appointed Secretary General of the Belgian (French-speaking) section of the League of Human Rights. Maintaining his momentum, he became in 2004 Secretary General of the International Federation for Human Rights. From the world of civil society he then passed to that of intergovernmental organizations, and to not least of these : in 2008 the Human Rights Council appointed him Special Rapporteur of the United Nations on the right to Food, an appointment it renewed in 2011. In this context, he is undertaking the colossal task of carefully collecting extensive data in many countries from which to prepare major reports on the future of the planet.5 His extraordinary capacity for work together with boundless legal creativity have enabled him to propose innovative solutions for reducing the throes of hunger and poverty – and the attendant social exclusion – but also to combat the devastating effects of climate change. Those who had the chance to meet or work with Olivier de Schutter, will have been marked – as I have been6 – by a fundamental element of his personality : a deep and genuine humility. In short, the mark of those who are really ‘great’. Laurence Burgorgue-Larsen Professor, Law School of the Sorbonne

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Fonction de juger et droits fondamentaux. Transformation du contrôle juridictionnel dans les ordres juridiques américains et européens, Brussels, Bruylant, 1999, 1164 p.   As part of these national missions, he has published reports (in chronological order from oldest to the latest) on Nicaragua, Guatemala, Brazil, Benin, Syria, Madagascar, South Africa, Mexico, China, Canada and Cameroon. http:// www.srfood.org/index.php/fr/missions-nationales. 6   Including the launch of this bilingual Journal, an additional sign of his fruitful creative energy. 5

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Dossier Droit international privé et droits fondamentaux Private international law and Fundamental rights Sébastien Touzé Introduction

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e décloisonnement des ordres juridiques imposé par l’interprétation des instruments conventionnels de protection des droits fondamentaux, parmi lesquels figurent la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, exerce sur les disciplines juridiques une pression interprétative de plus en plus prégnante. Transcendant les frontières étatiques et juridiques, l’effort de coordination, de combinaison et de standardisation imposé au juriste est complexifié par une interactivité normative permanente, souvent difficile à systématiser.

Observée dans un cadre juridique européen à facettes multiples, cette interactivité, qui repose sur une interdépendance normative et conventionnelle, aboutit régulièrement à des conflits interprétatifs importants1 qui relativisent l’idée, encore immature sur de nombreux points, d’un véritable espace juridique européen. Ce constat est vérifié notamment par l’articulation complexe entre le droit de la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de l’Union européenne. Mais il trouve une illustration complémentaire lorsque le regard se tourne vers la coordination entre ordres juridiques nationaux. Les règles de conflit de juridiction, de conflit de lois ou les règles encadrant la reconnaissance des jugements étrangers, traditionnellement envisagées selon une application unilatéraliste2, connaissent désormais une définition tributaire d’une interprétation décloisonnée impliquant des considérations externes certes, mais aussi et surtout, internationales. L’imbrication des obligations conventionnelles imposées aux États par les instruments normatifs en matière de protection des droits fondamentaux3 ajoutées à des normes visant, dans certains cas, une harmonisation dans un espace juridique délimité, complexifie l’analyse juridique et modifie de façon substantielle les méthodes classiques du droit international privé. 1

C.J. (Grande chambre), 26 février 2013, Aklagaren c. Han Akerberg Fransson, C-617/10.  L. D’Avout, « Droits fondamentaux et coordination des ordres juridiques en droit privé », in E. Dubout et S. Touzé (dir.), Les droits fondamentaux, charnières entre ordres et systèmes juridiques, Paris, Pedone, p. 171. 3   Voir la contribution de P. Hammje, ci-après. 2

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Dossier

Sébastien Touzé

De nombreuses études portent désormais sur ces interactions4 et leurs conséquences dans la mise en œuvre des règles du droit international privé5. Mais ce terrain d’analyse reste d’une richesse exceptionnelle. Et une jurisprudence en permanente évolution, au volume qui croît exponentiellement, oblige à reprendre sans cesse le travail d’explicitation. Cette dernière observation vaut sans nul doute en ce qui concerne la notion d’ordre public international. Cette règle qui permet au juge national d’écarter une règle étrangère en raison de sa contradiction avec les principes de justice universelle fait l’objet d’une redéfinition sur plusieurs plans avec des conséquences majeures. Tout d’abord, relativement à son contenu, par le jeu des interprétations conventionnelles, celui-ci s’est considérablement enrichi, limitant incidemment et pour partie la compétence du juge national pour apprécier sur le fond sa portée et l’opportunité de son application. Par ailleurs, le contrôle du respect de cette règle a également été redéfini par le jeu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle joue désormais un rôle central à la fois dans l’appréciation du contenu, de la portée et du respect de cette règle fondamentale du droit international privé. L’autonomie et les particularismes sont ici relativisés au profit d’une approche de plus en plus intégrée remettant en cause une application strictement unilatérale et imposant une coopération interétatique orientée et manifestement conditionnée6. Matérialisée également au regard de l’exequatur des jugements étrangers7, cette dernière observation est toutefois complexifiée par la nécessaire réalisation d’une coordination entre règles juridiques dont les origines (et parfois l’objet) sont distinctes. En ce sens, le juge national n’est plus juge du seul droit interne. Affublé (souvent à contre cœur) de la qualité de juge de droit commun du droit de la Convention européenne et, dans des situations de plus en plus fréquentes, de juge de la mise en œuvre du droit de l’Union européenne, le juge national est le centre de gravité opérationnel de la rencontre normative et doit ainsi conjuguer avec délicatesse et prudence ces normes complexes. Ce rôle, tel qu’il apparaît en particulier dans le cadre de la reconnaissance8, est à tous égards déterminant. Il impose même au juge d’intervenir au-delà de la seule coordination entre ordres juridiques, dès lors que son rôle s’étend à la mise en œuvre pérenne d’une relation entre systèmes juridiques externes non étatiques. Les écueils que le juge rencontre sont ici importants. Il en résulte un jeu d’interprétations souvent contradictoires,

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F. Marchadier, Les objectifs généraux du droit international privé à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme, Publications de l’Institut international des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2007, 728 p.   Voir, notamment, S. Billarant, « Une révolution européenne en droit international privé ? Les incidences du droit de l’Union européenne sur le droit international privé à la lumière du statut des personnes », in L. BurgorgueLarsen, E. Dubout, A. Maitrot de la Motte et S. Touzé (dir.), Les interactions normatives – Droit de l’Union européenne et droit international, Paris, Pedone, pp. 307‑358. 6   Voir la contribution de S. Corneloup, ci-après. 7  J.‑F. Flauss, « L’exequatur des jugements étrangers devant la Cour européenne des droits de l’homme », in Mélanges en l’honneur de Bernard Dutoit, Libraire Droz, Genève, 2002, pp. 69‑87. 8   Voir la contribution de H. Muir Watt, ci-après. 5

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Dossier

Droit international privé et droits fondamentaux

dans la mesure où, dans de très nombreux cas, les divergences entre principes et interprétations aboutissent à des confusions majeures sur le plan des méthodes. Ainsi, dans le cadre de l’Union européenne, si l’article 6 TFUE implique une prise en considération des droits fondamentaux dans l’élaboration et la mise en œuvre du droit de l’Union, il apparaît que par le jeu d’une coopération fondée sur une harmonisation imposée aux États indépendamment de leurs obligations conventionnelles externes et de certaines règles internes offrant un niveau de protection plus élevé des droits fondamentaux9, certains points de divergence peuvent relativiser l’efficacité des objectifs poursuivis et placer le juge national dans une position de dépendance certes, mais aussi et surtout d’indéniable fragilité. En ce sens et dans de nombreux cas, l’harmonisation par le jeu d’une mutualisation des règles imposées aux États aboutit à relativiser l’effectivité de la protection des droits individuels : c’est ce qu’illustre, sur de nombreux points importants, le principe de reconnaissance mutuelle des jugements étrangers dans le cadre de l’Union européenne10. On a écrit que « le respect de la personne humaine est la source du droit international privé »11. Force est cependant de constater que par le biais d’un développement normatif pluriel et d’une difficile articulation entre ordres juridiques, dans de très nombreux cas, cette louable finalité se voit relativisée au profit d’objectifs souvent très étrangers au souci de la protection des droits individuels. Sébastien Touzé Professeur à l’Université de Strasbourg Secrétaire général de l’Institut international des droits de l’homme e‑mail : sebastien.touze@iidh.org

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C.J. (Grande chambre), 26 février 2013, Stéfano Melloni c. Ministerio Fiscal, C-399-11.   Voir la contribution de F. Marchadier, ci-après.  R. Vander Elst, « Liberté, respect et protection de la volonté en droit international privé », in Nouveaux itinéraires en droit – Hommage à François Rigaux, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 507.

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Dossier

La suppression de l’exequatur affaiblit-elle la protection des droits fondamentaux dans l’espace judiciaire européen ? Does the abandonment of exequatur weaken the protection of fundamental rights in the European judicial area ? Fabien Marchadier

Résumé

Abstract

«P

“C

ierre angulaire  » de l’espace de liberté, de sécurité et de justice au sein de l’Union européenne après avoir favorisé l’établissement du marché intérieur, la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires repose sur la confiance mutuelle entre les différents États membres de l’Union. Cette confiance ne peut être maintenue que si la garantie des droits fondamentaux est pleinement assurée dans la reconnaissance et l’exécution des jugements rendus dans un État membre autre que celui du for. Cela suppose que la suppression de l’exequatur s’accompagne d’un contrôle du respect des droits fondamentaux, à la fois sur un plan abstrait et a priori, et sur un plan concret et a posteriori, par l’institution de recours autorisant l’individu à contester la force exécutoire du jugement rendu à l’étranger. Cette étude examine si, dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice, ces garanties sont effectivement assurées.

ornerstone” of the area of freedom, security and justice in the European Union after having served to the establishment of the internal market, the mutual recognition of judgments is grounded on the mutual trust between the EU Member States. This trust can only be maintained if fundamental rights are fully ensured in the recognition and execution of judgments delivered in a member State other than the forum State. This requires that the abandonment of exequatur goes hand in hand with a control of the respect for fundamental rights, both ex ante, at an abstract level, and ex post, at the concrete level of execution, by the establishment of remedies allowing an individual to challenge the execution of the judgment adopted in another State. This article examines whether, in the area of freedom, security and justice, these guarantees are effectively provided.

I. Introduction En se référant à la Charte des droits fondamentaux, à l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme, aux droits qu’elle garantit ainsi qu’aux traditions constitutionnelles des États membres en tant que principes généraux de l’Union, l’article 6 du Traité sur l’Union européenne (TUE) rappelle à quel point européen des droits de l’homme |2013/3 348|Journal European journal of Human Rights


Suppression de l’exequatur et protection des droits fondamentaux

Dossier

l’Union est attachée au respect des droits fondamentaux. Par l’adoption de la Charte, qui possède la même valeur que les traités1, l’Union affirme qu’elle n’a pas simplement une vocation économique, mais qu’elle repose également sur des valeurs2. L’Europe des droits et de la justice concurrence l’Europe des marchands, l’espace de liberté, sécurité, justice sans frontières intérieures précède désormais le marché intérieur3. La volonté d’assurer le plus grand rayonnement à la Charte et l’effectivité des droits et principes qu’elle énonce a conduit la Commission à décider, dès 20014, que toute proposition législative serait soumise à un contrôle de compatibilité au regard de la Charte. La détermination affichée par la Commission, alors même que la Charte n’avait pas encore acquis une force contraignante, n’a pas faibli par la suite comme l’attestent plusieurs communications présentées ultérieurement5. La préoccupation des droits fondamentaux est constante et concerne tous les domaines. Il n’est donc pas surprenant qu’elle se loge au cœur de la coopération judiciaire en matière civile. L’article 67, § 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) précise, d’une manière générale, que « l’Union constitue un espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux et des différents systèmes et traditions juridiques des États membres ». L’article 67, § 4, concerne plus directement les aspects civils en fixant un but, faciliter l’accès à la justice, et en privilégiant un moyen pour l’atteindre, la reconnaissance mutuelle. Celle-ci apparaît comme la pierre angulaire de la coopération judiciaire en matière civile. Le lien entre l’accès au juge et la reconnaissance mutuelle traduit une conception concrète et effective de ce droit fondamental. L’effectivité du droit d’accès suppose que l’individu puisse se prévaloir de la décision dans l’ensemble des États membres6. L’article 81 définit quant à lui les compétences de l’Union en ce domaine et semble établir un rapport de mise en œuvre entre l’approfondissement de la coopération judiciaire en matière civile et la concrétisation des droits fondamentaux (reconnaissance et exécution des décisions, accès effectif à la justice …)7. Cette présentation insiste sur le fait que, loin de se contredire, ces deux ensembles se renforcent mutuellement. Par exemple, assurer la prévisibilité des solutions et des règles relatives à la compétence et à la litispendance promeut l’effectivité de l’accès au juge. 1

TUE, art. 6, § 1.   TUE, art. 2. 3   TUE, art. 3. 4   Sec (2001) 380/3. 5   V. COM (2005) 172. Le respect de la Charte des droits fondamentaux dans les propositions législatives de la Commission – Méthodologie pour un contrôle systématique et rigoureux ; ainsi que COM (2010) 573 du 19 octobre 2010, Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne, qui contient notamment la check list des questions que l’auteur de toute proposition doit se poser en termes de compatibilité avec les droits garantis par la Charte. 6   Dans cette perspective, la mention des actes extra-judiciaires apparaît plus obscure. Comp. F. Jault-Seseke, « Le traité de Lisbonne, le programme de Stockholm et le droit international privé – Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse », Les Petites Affiches, 26 juillet 2010, no 147, no 5. 7   Sur cet aspect, v. tout particulièrement, J.‑S. Bergé, « Le droit à un procès équitable au sens de la coopération judiciaire en matière civile et pénale : l’hypothèse d’un rapport de mise en œuvre », in C. Picheral (dir.), Le droit à un procès équitable au sens du droit de l’Union européenne, Anthemis, 2012, p. 249 2

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Dossier

Fabien Marchadier

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est riche de potentialités, mais le souci de garantir les droits fondamentaux dans l’espace judiciaire européen n’est pas né avec elle. La Cour de justice, dans ses interprétations des instruments organisant la coopération judiciaire en matière civile, a été guidée par l’idée selon laquelle l’espace judiciaire européen ne saurait se réaliser en affaiblissant, de quelque manière que ce soit, les droits de la défense8. Et ce qui valait pour la simplification des formalités auxquelles sont subordonnées la reconnaissance et l’exécution réciproques des décisions judiciaires vaut de la même façon pour la délivrance quasi automatique de la force exécutoire9 et, par extension, pour la délivrance automatique de cette même force exécutoire10. Cette vision idyllique aurait pu être quelque peu troublée à l’occasion de l’affaire Krombach11, la Cour constatant le caractère insuffisant de la protection des droits procéduraux offerte par la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 lors du contrôle de régularité internationale de la décision étrangère. Le respect des droits de la défense pouvait être enfermé dans les dispositions étroites de l’article 27, § 2 (devenu art. 45, § 1, b, du règlement no 1215/2012) qui s’adressaient au seul défendeur défaillant et qui réduisaient les motifs de non-reconnaissance à la déloyauté de l’acte introductif d’instance dans l’État d’origine. Puisque ses termes ne pouvaient manifestement pas accueillir une protection plus large des droits de la défense, la Cour de justice décide qu’elle se concrétisera par l’intermédiaire de l’article 27, § 1 (art. 45, § 1, a, du règlement no 1215/2012) de cette même convention qui réserve donc la contrariété du jugement étranger non seulement à l’ordre public international substantiel, mais également à l’ordre public procédural. Tout serait donc question d’interprétation si bien que, dans l’absolu, il n’existerait aucun problème de compatibilité avec les droits fondamentaux. Le programme de Stockholm de 2009 et le plan d’action présenté par la Commission en 201012 confirment cette orientation. La prise en compte des intérêts et 8

C.J., 11 juin 1985, Debaecker et Plouvier, 49/84, Rec. p. 1779, Clunet, 1986, p. 461 obs. J.‑M. Bischoff, § 10. S’agissant d’un jugement par défaut rendu en Belgique et dont l’exécution est poursuivie aux Pays-Bas. La Cour est invitée à se prononcer sur l’article 27, § 2 (repris à l’art. 45, § 1, a, du règlement no 1215/2012) de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 qui imposait pour la régularité internationale des décisions que l’acte introductif d’instance ait été signifié régulièrement et en temps utile au défendeur (l’article 34, § 2, du règlement no 44/2001, repris à l’article 45, 1, b, du règlement no 1215/2012 exige simplement une signification en temps utile). Rappelant que « même si le but de la convention est, ainsi qu’il ressort du préambule de celle-ci, d’assurer la simplification des formalités auxquelles sont subordonnées la reconnaissance et l’exécution réciproques des décisions judiciaires, cet objectif ne saurait toutefois être atteint, comme il ressort de la jurisprudence constante de la cour, en affaiblissant, de quelque manière que ce soit, les droits de la défense », la Cour justifie la pertinence du motif de non-reconnaissance même lorsque le droit national a été respecté (en l’espèce, un système de notification fictive). 9   C.J., 6 septembre 2012, Trade Agency LTD c. Seramico Investments Ltd, C-619/10, § 42. 10   Comp. Règlement no 1215/2012 (Bruxelles 1bis), cons. 29 (« L’exécution directe, dans l’État membre requis, d’une décision rendue dans un autre État membre sans déclaration constatant la force exécutoire ne devrait pas compromettre le respect des droits de la défense. Dès lors, la personne contre laquelle l’exécution est demandée devrait avoir la faculté de demander le refus de reconnaissance ou d’exécution d’une décision si elle estime que l’un des motifs de refus de reconnaissance est présent. Parmi ces motifs devrait figurer le fait qu’elle n’a pas eu la possibilité de se défendre lorsque la décision a été rendue par défaut dans une action civile liée à une procédure pénale. Les motifs de refus de reconnaissance devraient également inclure ceux qui pourraient être invoqués sur le fondement d’une convention entre l’État membre requis et un État tiers conclue en vertu de l’article 59 de la convention de Bruxelles de 1968 »). 11   C.J., 28 mars 2000, Dieter Krombach c. André Bamberski, C-7/98, Gaz. Pal., 2000, no 275, p. 21 obs. M.‑L. Niboyet, Rev. crit. dr. intern. privé, 2000, p. 481, note H. Muir-Watt, Clunet, 2001, p. 690, JCP 2001.I.342, obs. F. Sudre, JCP 2001.II.10608, note C. Nourissat. 12   COM (2010) 171 du 20 avril 2010 – qui reprend très largement une précédente communication du 10 juin 2009 – COM (2009) 262 Un espace de liberté, de sécurité et de justice au service des citoyens. Parmi les priorités politiques figure

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Suppression de l’exequatur et protection des droits fondamentaux

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des besoins des citoyens devient une priorité politique. À ce titre, ces derniers doivent tirer bénéfice de l’espace judiciaire européen par un accès plus aisé à la justice. La Commission insiste pour sa part sur sa volonté d’assurer la concrétisation de la Charte et de renforcer la citoyenneté européenne pour en faire une réalité tangible. Et, lorsqu’elle annonce la programmation de la suppression généralisée de l’exequatur pour les décisions en matière civile et commerciale13, les droits fondamentaux et l’espace judiciaire européen convergent14. La disparition des frontières intérieures renforce l’espace judiciaire européen en même temps qu’il permet de développer le droit à l’exécution des décisions définitives et obligatoires15 protégé par la Cour européenne des droits de l’homme au titre du droit à un procès équitable depuis son célèbre arrêt Hornsby16. La suppression de la procédure d’exequatur est liée à l’approfondissement de la reconnaissance mutuelle. La première impulsion est l’œuvre du Conseil européen lors de sa réunion de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 consacrée à la création d’un espace de liberté, sécurité, justice dans l’Union européenne. Emprunté à la logique du marché intérieur et de la libre circulation des marchandises, le principe de reconnaissance mutuelle devient consubstantiel à l’espace judiciaire européen. C’est en s’y référant directement que le Conseil invite la Commission à travailler à la suppression des mesures intermédiaires permettant l’exécution d’un jugement dans un autre État membre (§ 34). L’amélioration de la reconnaissance mutuelle des jugements en Europe suppose ainsi la suppression progressive de l’exequatur en tant qu’elle constitue une mesure intermédiaire entre le prononcé du jugement par la juridiction d’un État membre et son exécution dans un autre État membre. Dès cette époque, le principe de reconnaissance mutuelle est destiné à devenir la pierre angulaire de la coopération judiciaire tant en matière civile que pénale (§ 33). Il innerve la quasi-totalité des instruments développant l’espace judiciaire européen, quel que soit leur objet, qu’ils instaurent des mécanismes de coopération, qu’ils traitent d’aspects procéduraux ou qu’ils unifient les règles de conflit17. Cependant, le Conseil ne précise pas vraiment le lien de cause à effet entre la réalisation de la reconnaissance mutuelle et la suppression de l’exequatur. Dans la volonté de construire l’Europe des citoyens en facilitant leur vie quotidienne par la promotion d’une Europe de la justice (« la réalisation d’un espace européen de la justice doit être approfondie afin de dépasser la fragmentation actuelle. En priorité, il s’agit de mettre en place des mécanismes pour faciliter l’accès des personnes à la justice afin qu’elles puissent faire valoir leurs droits partout dans l’Union. En matière contractuelle et commerciale, ceci permettra d’offrir aux acteurs économiques les outils nécessaires pour profiter pleinement des opportunités du marché intérieur. Il faudra aussi améliorer la coopération entre les professionnels de justice, et mobiliser des moyens pour supprimer les entraves à la reconnaissance des actes juridiques dans d’autres États membres »). 13   Déjà en ce sens, Projet de programme des mesures sur la mise en œuvre du principe de reconnaissance mutuelle des décisions en matière civile et commerciale, J.O.C.E. C 12, 15 janvier 2001, p. 1. 14   V., très critique, M. Lopez de Tejada, La disparition de l’exequatur, thèse dactyl. Paris 2, 2011, nos 117 et s. 15   C’est ainsi que le droit à l’exécution serait le fondement implicite de la création du titre exécutoire européen (en ce sens, C. Baker, « Le titre exécutoire européen : une avancée pour la libre circulation des décisions ? », JCP G 2003.I.137, spéc. nos 16 et s.). 16   Cour eur. D.H., arrêt Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, req. no 18357/91, Dalloz, 1998, p. 75, note N. Fricero, Journ. dr. intern., 1998, p. 185, obs. H. Ascencio, Rev. trim. dr. civ., 1997, p. 1009 note J.‑P. Marguénaud, JCP 1997. II.22949, note O. Dugrip et F. Sudre, GACEDH no 28. 17   Règlement no 2201/2003 (Bruxelles 2bis), cons. 2 ; Règlement no 805/2004 portant création d’un titre exécutoire européen pour les créances incontestées, cons. 3 ; Règlement no 1896/2006 instituant une procédure européenne d’injonction de payer, cons. 4 ; Règlement no 861/2007 instituant une procédure européenne de règlement des petits litiges, cons. 5 ; Règlement no 864/2007 (Rome 2), cons. 3 ; Règlement no 593/2008 (Rome 1), cons. 4 ; Règlement no 650/2012 (successions), cons. 3 ; Règlement no 1215/2012 (Bruxelles 1bis), cons. 3

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le programme de La Haye18, la Commission n’est pas plus diserte. Elle rappelle simplement que l’achèvement du programme de reconnaissance mutuelle des décisions en matière civile et commerciale est d’une importance primordiale. Le programme de Stockholm19 annonce dans le même sens la poursuite de la mise en œuvre de la reconnaissance mutuelle qui devrait se traduire, en matière civile, par la suppression de toute procédure d’exequatur (3.1.2). La procédure d’exequatur est alors perçue comme une entrave à la libre circulation des jugements en Europe. Elle heurte l’idée d’un espace judiciaire européen homogène au sein duquel doit régner une confiance mutuelle entre les États membres. Elle est source de discontinuité. Elle rallonge la durée des procédures et en renchérit le coût20. Ces affirmations ne sont pas vraiment étayées. Certaines études statistiques menées sur la procédure d’exequatur semble leur apporter une confirmation21 tandis que d’autres tendent, sinon à les démentir, du moins à les relativiser22. L’incidence des facteurs temps et argent n’est pas niée, mais elle n’apparaît pas suffisamment consistante pour justifier une mesure aussi radicale que la suppression de la procédure d’exequatur, une procédure dont la fonction n’est rien moins que de pourvoir à la protection de l’ordre juridique et des intérêts du for23. Le principe de reconnaissance mutuelle présente, pour l’essentiel, une dimension politique. Il est un leitmotiv de l’action de l’Union et permet de fédérer ses différentes initiatives, quel que soit le champ dans lequel elles se déploient. Qu’il s’agisse du bon fonctionnement du marché intérieur ou de la constitution d’un espace de liberté, sécurité, justice en matière civile et pénale, la reconnaissance mutuelle imprime une cohérence à l’ensemble. Si le sens politique du terme ne fait guère de doute, il n’est pas certain, en revanche, qu’il possède une signification technique précise. La reconnaissance mutuelle ne commande aucune solution. Elle ne détermine aucune règle en particulier, mais elle inspire différents systèmes, tous susceptibles de s’y rattacher24. L’ensemble des programmes établis par les institutions de l’Union établissent ainsi une liaison qui ne s’impose pas nécessairement. Ériger la reconnaissance mutuelle, indépendamment de ses mérites et de ses faiblesses, en pierre angulaire de l’espace judiciaire européen, n’oblige pas, par suite logique, à la suppression de l’exequatur. Celle-ci n’est qu’une 18

Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen du 10 mai 2005 – « Le programme de La Haye : dix priorités pour les cinq prochaines années. Un partenariat pour le renouveau européen dans le domaine de la liberté, de la sécurité et de la justice », COM(2005) 184 final – J.O. C 236, 24 septembre 2005. 19   Sur lequel, v. I. Barrière-Brousse, « Le traité de Lisbonne et le droit international privé », Journ. dr. intern., 2010, p. 1 ; F. Jault-Seseke, « Le traité de Lisbonne, le programme de Stockholm et le droit international privé – Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse », Les Petites Affiches, 26 juillet 2010, no 147, p. 8. 20   En ce sens, Règlement no 1215/2012 (Bruxelles 1bis), cons. 26. 21  M. Muller, G. Cuniberti, « Une étude empirique sur la pratique de l’exequatur dans la Grande Région », Journ. dr. intern., 2013, var. 1. 22   V. par exemple les conclusions nuancées de l’étude menée par le centre de droit civil des affaires et du contentieux économique de l’Université de Paris X-Nanterre insistant sur l’utilité du maintien de l’exequatur y compris dans les relations intra-européennes, M.‑L. Niboyet, L. Sinopoli (dir.), « 1390 décisions inédites rendues de 1999 à 2001 sur l’exequatur en France des jugements étrangers », Gaz. Pal., 17 juin 2004, no 169, p. 4. Dans le même sens M. Lopez de Tejada, La disparition de l’exequatur, thèse dactyl. Paris 2, 2011, no XI. 23   Civ. (1re ch.), 7 janvier 1964, Munzer, Rev. crit. dr. intern. privé, 1964, p. 344, note H. Batiffol, Journ. dr. intern., 1964, p. 302, note B. Goldman, JCP 1964.II.13590 note M. Ancel, GADIP nº 41 24  J. Lelieur, L. Sinopoli, « La reconnaissance mutuelle à l’épreuve de la coopération judiciaire », Les Petites Affiches, 22 février 2010, no 37, p. 7

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option parmi d’autres permettant de traduire techniquement la reconnaissance mutuelle. Simplifier les mécanismes de réception des décisions étrangères, en réservant une procédure allégée, rapide et efficace et en restreignant les motifs de non-reconnaissance, en est une autre25. La suppression de l’exequatur elle-même est susceptible d’emprunter des voies différentes. Celle que suit l’institution du titre exécutoire européen par le règlement no 805/2004, par exemple, est très différente de celle qui a été retenue pour la refondation du règlement no 44/2001 et qui a abouti au règlement no 1215/2012. Toutes les options envisageables ne soulèvent pas les mêmes difficultés au regard des droits fondamentaux. Ainsi, différer le contrôle de la décision dont la force exécutoire a été constatée n’est pas, en soi, excessivement gênant. Le moment où s’exerce le contrôle est moins crucial que le principe même de son existence, que son étendue ou que son efficacité. Réduire les conditions de régularité internationale ou les motifs de non-reconnaissance pose des difficultés d’une autre ampleur s’il n’est plus possible de sanctionner dans toute leur manifestation les atteintes aux droits fondamentaux de fond, mais aussi et surtout de procédure. La suppression du contrôle et la concentration des contestations dans l’État d’origine suscite des interrogations et des craintes, même si le programme de Stockholm annonce qu’il sera porté une attention toute particulière à la garantie des droits fondamentaux26. Certes, l’objectif poursuivi est à l’abri de la critique. Est-il nécessaire de maintenir un contrôle lorsque la décision repose sur l’intérêt supérieur de l’enfant, lorsqu’est en cause une créance dont ni le principe ni le montant ne sont contestés par le débiteur, lorsqu’il s’agit de protéger les intérêts des personnes les plus vulnérables telles que les créanciers d’aliments ou que la décision a été adoptée à l’issue d’une procédure uniforme ? Cependant, sa réalisation est de nature à tempérer l’enthousiasme initial. En cas de déplacement illicite, l’intérêt de l’enfant s’identifie-t-il toujours au retour27 ? L’incontesté est-il toujours incontestable28 ? Le recouvrement de l’impayé et la modestie de l’enjeu du litige s’accommodent-ils toujours d’une procédure automatisée où célérité et efficacité paraissent être les seules considérations dignes d’intérêt29 ? Car, en toute hypothèse, l’étendue et la force du droit à l’exécution des jugements devraient être à la mesure d’une garantie concrète et effective des droits de la défense30 dans l’État d’origine de la décision. L’idée est présente dès l’origine et jalonne la construc25

Qui pourrait, au demeurant, dériver d’autres principes que la reconnaissance mutuelle. C’est ainsi que cette simplification était l’un des objectifs de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 et se justifiait par un principe de reconnaissance réciproque des décisions. 26   V. pt. 3.1.2 : « Parallèlement la suppression de l’exequatur s’accompagnera également d’une série de garanties : il peut s’agir de mesures relatives tant au droit procédural qu’aux règles de conflit de lois ». 27   Cour eur. D.H., arrêt Neulinger et Shuruk c. Suisse, 6 juillet 2010, req. no 41615/07, D. 2010, 2062 obs. I. Gallmeister, Rev. trim. dr. civ., 2010, 735, obs. J.‑P. Marguénaud, AJ famille, 2010, 482, obs. A. Boiché. 28   V. notamment, L. d’Avout, « La circulation automatique des titres exécutoires imposée par le règlement 805/2004 du 21 avril 2004 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, p. 1, spéc. nos 12 et s. 29   V., notamment, M. Lopez de Tejada et L. d’Avout, « Les non-dits de la procédure européenne d’injonction de payer – Règlement (CE) no 1896/2006 du 12 décembre 2006 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2007, p. 717 ; E. Guinchard, « L’Europe, la procédure civile et le créancier : l’injonction de payer européenne et la procédure européenne de règlement des petits litiges », Rev. trim. dr. comm., 2008, p. 465. 30   En ce sens, C. Baker, « Le titre exécutoire européen : une avancée pour la libre circulation des décisions ? », JCP G 2003.I.137, no 21.

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tion de l’espace judiciaire européen. Comme le relevait la Cour de justice dans son arrêt Denilauler31, « l’ensemble des dispositions de la convention, tant celles du titre II, relatives à la compétence, que celles du titre III, relatives à la reconnaissance et à l’exécution, expriment l’intention de veiller à ce que, dans le cadre des objectifs de celle-ci, les procédures menant à l’adoption de décisions judiciaires se déroulent dans le respect des droits de la défense. C’est en raison des garanties qui sont accordées au défendeur dans la procédure d’origine que la convention, en son titre III, se montre très libérale quant à la reconnaissance et à l’exécution »32. C’est ainsi que, fondamentalement, la reconnaissance mutuelle repose sur la confiance mutuelle entre les différents États membres de l’Union et c’est elle qui, en dernier lieu, permet d’apprécier l’acceptabilité des évolutions affectant la libre circulation des jugements en Europe. La confiance mutuelle suppose d’être garantie a priori et vérifiée a posteriori, selon l’expression de Vincent Heuzé33. La suppression de l’exequatur requiert d’abord qu’une décision n’accède à la force exécutoire que dans le strict respect des droits fondamentaux. Dans cette perspective, l’harmonisation des législations, l’uniformisation des règles et l’élaboration de règles minimales se concilient-elles avec le droit au procès équitable tel que le conçoit, notamment, la Cour européenne des droits de l’homme dans son approche globale et concrète des garanties procédurales ? Elle exige ensuite l’institution de recours pour contester la force exécutoire, car le modèle théorique qui s’impose en amont n’exclut pas la défaillance, ne serait-ce que ponctuelle, en aval. La suppression de l’exequatur s’accompagnant d’une concentration des recours et des contrôles dans l’État d’origine, se pose alors la question de l’ouverture d’un recours dans l’État requis permettant de s’opposer à l’exécution d’une décision rendue en violation des droits fondamentaux. Dès lors, les conditions d’octroi de la force exécutoire justifient-elles, du point de vue du respect des droits de la défense, la confiance dans le jugement étranger (II) ? Les recours ouverts contre l’octroi de la force exécutoire ont-ils l’amplitude requise pour justifier l’absence de contrôle dans l’État d’exécution (III) ? 31   C.J., 21 mai 1980, Denilauler, 125/79, Journ. dr. intern., 1980, p. 939 note A. Huet, Rev. crit. dr. intern. privé, 1980, p. 801, note Mezger, s’agissant de l’autorisation donnée par un juge français à un créancier français de pratiquer une saisie conservatoire sur le compte du débiteur résidant en Allemagne ; selon le droit français, l’ordonnance – procédure unilatérale à laquelle le débiteur n’est pas appelé à comparaître – n’a pas à être signifiée au saisi. Saisie à titre préjudiciel par la juridiction allemande requise, la Cour estime que de telles ordonnances relèvent du domaine de la Convention de Bruxelles. 32  Arrêt Denilauler, point 13. En conséquence, il est exclu qu’une décision telle que celle de l’affaire bénéficie du régime libéral de reconnaissance et d’exécution. L’inconvénient de cette jurisprudence (le caractère contradictoire qui s’impose réduit à néant l’effet de surprise, entraînant un risque de déplacement des avoirs) est compensé par la possibilité offerte par l’article 24 de la Convention (art. 31 du règlement no 44/2001 repris à l’art. 35 du règlement no 1215/2012), qui offre la possibilité d’obtenir une mesure provisoire ou conservatoire des autorités judiciaires de n’importe quel État membre même si la juridiction d’un autre État est compétente pour connaître du fond. Rétrospectivement néanmoins, on peut s’interroger sur la pertinence de l’équilibre instauré entre le débiteur et le créancier, l’Union estimant opportun d’instaurer un mécanisme de saisie des avoirs bancaires (COM (2011) 445 final proposition de règlement portant création d’une ordonnance européenne de saisie conservatoire des comptes bancaires, destinée à faciliter le recouvrement transfrontière de créance en matière civile et commerciale). L’arrêt Debaecker (préc.) traduit une idée similaire lorsque la Cour affirme que l’article 27, § 2, de la Convention de Bruxelles vise « à assurer la protection adéquate des droits de la défense du défendeur condamné par défaut à l’étranger ». 33  V. Heuzé, « La reine morte : la démocratie à l’épreuve de la conception communautaire de la justice », JCP G 2011.359.13.

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II.  Les conditions d’octroi de la force exécutoire L’espace de liberté, sécurité, justice repose sur la confiance mutuelle entre les États membres. Elle est la raison d’être du mécanisme de la reconnaissance mutuelle qui, lui-même, constitue la pierre angulaire de cet espace. C’est parce qu’il existera un degré élevé de confiance entre les différents États membres que le principe de reconnaissance mutuelle pourra être développé au point de se concrétiser par la suppression de l’exequatur. À cet égard, la Charte des droits fondamentaux est appelée à jouer un rôle déterminant, la Commission établissant un lien direct entre le respect des droits fondamentaux en interne et le principe de confiance mutuelle. La capacité de la Commission et des États membres à les faire respecter est la condition d’un approfondissement des mécanismes de coopération. Et, dans la mesure où l’un des ressorts de la confiance mutuelle réside dans la promotion d’un socle de règles minimales communes, celles-ci devraient normalement respecter les droits fondamentaux autant que pourvoir à leur mise en œuvre34. C’est ainsi que, dans la détermination des conditions d’octroi de la force exécutoire, les droits fondamentaux ont été dûment pris en compte. De la proclamation de l’objectif à sa réalisation, il y aurait un décalage nourrissant un certain scepticisme quant à la protection des droits de la défense. Elle ne serait pas assez forte. Pour autant, en résulte-t-il un affaiblissement des droits ? Cela n’est pas certain, du moins en se reportant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. En matière internationale, elle se caractérise par sa souplesse et sa flexibilité. Le contrôle global et concret mené par la juridiction strasbourgeoise en cette matière opère une relative déconnection entre le respect du droit au procès équitable et la régularité de la procédure. Cette dernière n’est pas l’assurance d’une absence de méconnaissance des exigences d’équité, de publicité et de célérité35. Inversement, l’irrégularité de la procédure n’emporte pas automatiquement violation de la CEDH. La diffusion des droits fondamentaux dans les instruments de coopération semble, pour l’essentiel, réaliser un compromis acceptable entre les intérêts du demandeur, dont les droits n’ont pas à être négligés36, et les intérêts du défendeur. Prendre les droits fondamentaux comme source d’inspiration, comme guide d’élaboration et d’interprétation des textes est de nature à inspirer une confiance mutuelle justifiant ou permettant la suppression de l’exequatur (A). Susciter la confiance est essentiel. Préserver cette confiance par la garantie effective des droits fondamentaux l’est plus encore. À cet égard, les conséquences que l’on tend parfois à vouloir attacher l’examen abstrait et a priori du respect des droits fondamentaux paraissent excessives (B).

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Le respect des principes fondamentaux devient ainsi le vecteur de la libre circulation des jugements en Europe (P. de Vareilles-Sommières, « L’articulation du droit international privé et de la procédure », in A.‑M. Leroyer, E. Jeuland (dir.), Quelle cohérence pour l’espace judiciaire européen ?, Dalloz, 2004, p. 103). 35   Comp. C.J., 11 juin 1985, Debaecker et Plouvier, 49/84, préc. 36  G. Droz, « Les droits de la demande dans les relations privées internationales », TCFDIP, 1993-1995, p. 97.

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A.  Inspirer la confiance mutuelle par la prise en compte des droits fondamentaux en amont Venant en soutien d’une reconnaissance mutuelle interprétée dans le sens d’une suppression de l’exequatur, une simple convergence des normes des différents États membres ne permettra pas l’émergence d’une confiance mutuelle suffisamment solide37. Le rapprochement des législations doit nécessairement intégrer une dimension axiologique38. En créant les conditions de la confiance mutuelle, l’Union européenne est constamment animée par le souci de respecter les droits fondamentaux. Ceux-ci devraient ainsi innerver tout le processus législatif œuvrant à la constitution de l’espace judiciaire européen. Les contributions de la Commission à la légistique européenne vont dans ce sens. Dès la rédaction de la Charte des droits fondamentaux, elle a précisé la méthode d’élaboration de la législation de l’Union en lui associant une phase destinée à évaluer les effets du texte en préparation sur les droits fondamentaux. L’ensemble des techniques de nature à inspirer la confiance dans le système des autres États sont mises en œuvre dans des instruments dont la compatibilité avec les droits fondamentaux a été dûment vérifiée. D’un point de vue méthodologique, tout semble donc réuni pour que la suppression de l’exequatur puisse être sereinement envisagée. Elle n’est acceptable qu’à la condition que la décision rendue dans un État membre et immédiatement exécutoire dans tous les autres soit issue d’une procédure présentant un caractère équitable et préservant les droits de la défense. La diversité des règles procédurales, si sensible dans un domaine aussi lié aux traditions nationales, est le principal obstacle à la réalisation de l’entreprise et nuit à l’instauration d’un climat de confiance. Chaque spécificité peut susciter incompréhension ou interrogations et nourrir le sentiment de défiance. Celui-ci réapparaît à intervalles réguliers, notamment à l’égard de la procédure civile anglaise. Par exemple, le montant des frais de procédure impose au droit d’accès au juge des restrictions telles qu’il peut contraindre l’un des plaideurs à renoncer à soutenir ses prétentions. Et, ultérieurement, il motivera un refus de reconnaissance de la décision le condamnant au paiement des frais de son adversaire39. De même, la procédure par défaut se présente parfois selon une configuration si particulière qu’elle empêche l’admission d’une décision au régime libéral de circulation des jugements en Europe40. Il convient alors de réduire les écarts entre les différents systèmes sans pour autant nier les traditions juridiques nationales dont le respect 37

V. les considérants liminaires 16 et 17 du règlement no 44/2001 (Bruxelles 1), le considérant 22 du règlement insolvabilité no 1346/2000, le considérant 21 du règlement no 2201/2003 (Bruxelles 2bis), le considérant 18 du règlement no 805/2004 instituant un titre exécutoire européen. 38  Comp. J.‑S. Bergé, « Le droit d’une communauté de lois : le front européen », in Mélanges en l’honneur de Paul Lagarde, Dalloz, 2005, p. 113. 39   Civ. (1re) 16 mars 1999, Pordéa, Journ. dr. intern., 1999, 773 note A. Huet, Rev. crit. dr. intern. privé, 2000, p. 223, Dalloz affaires 1999, p. 799 obs. V. A.-R., Gaz. Pal. 1er et 2 mars 2000, 37 note M.‑L. Niboyet-Hoegy, RTDC, 1999, p. 470 note R. Perrot, RGP, 1999, p. 747 note H. Muir Watt ; comp. Civ. (1re), 16 mars 1999, no 95-22326, Mailliez. 40  V. G. Cuniberti, « La reconnaissance en France des jugements par défaut anglais. À propos de l’affaire GambazziStolzenberg », Rev. crit. dr. intern. privé, 2009, p. 685. L’auteur ironise en évoquant les deux grands conflits de civilisations qui secouent le droit international privé français en ce début de 21e siècle, le premier naissant de la confrontation avec le droit de la famille islamique, le second de la rencontre avec la procédure civile anglaise (p. 685).

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est indissociable de l’espace de liberté, sécurité et justice41. Dans les conclusions du Conseil européen de Tampere de 1999, l’objectif de suppression de l’exequatur est mis en relation avec la fixation de normes minimales pour certains aspects de la procédure civile (§ 34). Et, derrière l’objectif ambitieux d’une convergence accrue dans le domaine du droit civil, le Conseil invite la Commission à élaborer des règles de procédures dans les litiges civils internationaux (accès au droit, mesures provisoires, obtention des preuves, injonction de payer, délais) (§ 38). Dans le programme de La Haye adopté en 2005, la garantie d’un véritable espace européen de justice est pensée à travers la nécessité d’instaurer une confiance mutuelle « en créant des normes procédurales minimales et en garantissant un niveau élevé de qualité des systèmes judiciaires notamment concernant l’équité et le respect des droits de la défense ». À la lumière du programme de Stockholm de 2009, enfin, la confiance mutuelle devient l’un des instruments essentiels de l’espace de liberté, sécurité, justice pour faire en sorte que les États s’appuient davantage sur les systèmes juridiques de leurs homologues (pt. 1.2.1). Le TFUE traduit ces différentes orientations et offre à l’Union les moyens de dépasser les clivages puisqu’il prévoit une compétence pour favoriser la compatibilité des règles de procédure civile applicables dans les États membres42. Les termes réducteurs de l’habilitation ne sont pas de nature à entraver l’action de la Commission, car elle n’a jamais adopté une lecture restrictive des compétences de l’Union. L’article 65 du Traité d’Amsterdam était rédigé à l’identique et pourtant la Commission a recouru indifféremment à la directive et au règlement, à l’harmonisation et à l’unification43. Dans la mesure, cependant, où le respect des traditions juridiques nationales s’impose, l’unification des règles n’est sans doute pas la voie la plus juste. Il convient de penser la convergence des systèmes dans la diversité. Cela n’empêche pas de proposer des règles de procédures uniformes si elles n’impliquent pas l’effacement des règles nationales. C’est ainsi que, pour préparer et conforter la suppression de l’exequatur, l’Union européenne a mobilisé différentes techniques. Les directives ont permis, notamment dans le domaine de l’accès au juge et du règlement conventionnel des différends, de rapprocher les législations nationales. L’Union a également expérimenté l’élaboration de règles minimales. Elles ne se substituent pas aux règles nationales et elles ne sont pas directement applicables en tant que telles. Elles définissent un seuil minimum que doivent atteindre les règles nationales. Ce seuil est censé garantir l’acceptabilité des décisions qui seront adoptées dans son respect et il appartient à chaque État de traduire ce seuil dans sa législation. Quant aux règles uniformes, elles laissent subsister les particularismes nationaux puisque, du moins encore à l’heure actuelle, les procédures européennes d’injonction de payer (règlement no 1896/2006) ou de règlement des petits litiges (règlement no 861/2007) consti-

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TFUE, art. 67, § 1.   TFUE, art. 81, § 2, f).   Sur ce point, v. notamment les réflexions critiques de V. Heuzé, « L’honneur des professeurs de droit – explication d’une lettre ouverte sur l’Union européenne, la démocratie et l’État de droit », JCP 2007.I.116.

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tuent de simples options au profit des plaideurs impliqués dans un litige transfrontière. En œuvrant à la convergence des systèmes nationaux, ces différentes techniques créent la confiance et permettent d’envisager la suppression de l’exequatur. Cela ne signifie pas a contrario que, lorsqu’elles sont défaillantes, la reconnaissance mutuelle et la suppression de l’exequatur sont exclues. Il est alors indispensable de constater l’existence d’un fonds commun entre les différentes législations des États membres. À cet égard, l’adoption de règles minimales à l’occasion des règlements instituant le titre exécutoire européen (règlement no 805/2004) ou les procédures européennes d’injonction de payer et de règlement des petits litiges pourrait être décisive. Tout en laissant une marge de manœuvre confortable aux États, elles permettraient une évolution discrète de leur législation. À défaut d’être parfaitement fongibles, elles reposeraient sur des éléments communs inspirés des principes essentiels et des valeurs fondamentales. De la sorte, elles ne seraient plus incompatibles avec l’ordre public international des autres États et la suppression de l’exequatur, même si elle emporte le contrôle de la décision étrangère au regard de l’ordre public international du for, deviendrait concevable. Certains44 estiment cependant que ces règles minimales manquent de généralité et n’offrent pas le minimum de garantie d’un standard. Elles ne sauraient, en conséquence, constituer le fonds commun nécessaire pour soutenir pertinemment le principe de reconnaissance mutuelle, du moins en tant qu’elle est une alternative à la méthode l’harmonisation des législations. Ce que les règles minimales seraient impuissantes à réaliser pourrait-il provenir du droit européen des droits de l’homme ? Le droit au procès équitable garanti par l’article 6 CEDH et sur le respect duquel veille la Cour européenne des droits de l’homme permet, dans une certaine mesure, de transcender les particularismes et de les fédérer sous un dénominateur commun préservant l’essentiel. Qu’importe en effet que la procédure épouse le modèle accusatoire ou inquisitoire dès lors qu’elle est contradictoire. Pour autant, le droit européen des droits de l’homme est-il réellement de nature à établir la confiance mutuelle propre à justifier la mise en œuvre du principe de reconnaissance mutuelle ? Le standard minimum de la Convention européenne des droits de l’homme permet-il de pallier l’absence d’harmonisation ou de coordination des droits par l’Union européenne ? Les Professeurs Muir Watt et Ancel paraissent en douter45. Ils observent en effet que la jurisprudence européenne vise principalement des situations internes sans prendre en compte la particulière vulnérabilité du plaideur transfrontière. De surcroît, aucune évolution n’est perceptible dans le régime de l’accueil des décisions étrangères et particulièrement dans la définition des conditions de leur régularité internationale selon que l’État d’origine est partie ou tiers au système européen de garantie

44  J. Lelieur, L. Sinopoli, « La reconnaissance mutuelle à l’épreuve de la coopération judiciaire », Les Petites Affiches, 22 février 2010, no 37, p. 7, no 4. 45  B. Ancel, H. Muir Watt, « Aliments sans frontières – Le règlement CE no 4/2009 du 18 décembre 2008 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires », Rev. crit. dr. intern. privé, 2010, p. 457, no 15.

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collective des droits fondamentaux46. L’inertie pourrait paraître d’autant plus significative qu’une lecture a contrario de la célèbre jurisprudence Pellegrini47, à condition d’accorder un minimum de crédit à l’interprétation a contrario, autoriserait ou suggérerait une telle évolution. Cela étant, l’objection appelle quelques nuances. La Cour de Strasbourg a eu à connaître de plusieurs situations transfrontières et s’est efforcée de proposer une jurisprudence adaptée, à défaut d’être toujours pertinente, à l’internationalité de l’affaire. Toutes les réalisations de l’espace judiciaire européen, d’ores et déjà adoptées ou simplement projetées, vérifient l’idée selon laquelle la confiance mutuelle nécessite un minimum d’harmonisation. Ainsi, le titre exécutoire européen, les décisions de retour en cas de déplacement illicite d’un enfant, l’injonction de payer européenne, la décision ponctuant la procédure européenne de règlement des petits litiges ou la future ordonnance européenne de saisie conservatoire des comptes bancaires48 reposent sur des instruments qui sont censés garantir l’équité de la procédure49. Il n’en reste pas moins cependant que l’harmonisation de la procédure est parfois insuffisante s’il n’existe pas une communauté de vues sur le fond. Supprimer l’exequatur et le contrôle de l’ordre public qui y est traditionnellement associé ne soulève pas uniquement des difficultés d’ordre procédural. Les aspects substantiels sont tout autant prégnants. C’est ainsi que la proposition de modification du règlement no 44/2001 initialement présentée par la Commission maintenait l’exequatur pour les décisions en matière de diffamation et d’actions collectives. Elle estimait, à tort ou à raison, que les systèmes des différents États membres accusaient une trop grande divergence pour apprécier la liberté d’expression, le respect de la vie privée et la protection des données personnelles, à quoi s’ajoutait l’absence d’harmonisation de la règle de conflit50. De ce point de vue, le programme de Stockholm modifie sensiblement la perspective. Classiquement, la reconnaissance mutuelle est associée à l’harmonisation et l’objectif d’une suppression de l’exequatur est réitéré. De façon surprenante cepen46

Comp. avec l’évolution du régime de la litispendance internationale dans le règlement no 1215/2012 (Bruxelles 1bis) distinguant selon que la juridiction première saisie est celle d’un État membre ou d’un État tiers. Dans ce dernier cas, non seulement le sursis à statuer est facultatif, mais le défaut de célérité du juge étranger dans l’administration de la justice est encore un motif justifiant la reprise de l’instance devant le juge de l’État membre second saisi (art. 33). 47   Cour eur. D.H., arrêt Pellegrini c. Italie, 20 juillet 2001, req. no 30882/96 : « la tâche de la Cour consiste donc non pas à examiner si l’instance devant les juridictions ecclésiastiques était conforme à l’article 6 de la Convention, mais si les juridictions italiennes, avant de donner l’exequatur à ladite déclaration de nullité, ont dûment vérifié que la procédure y relative remplissait les garanties de l’article 6 ; un tel contrôle s’impose, en effet, lorsque la décision dont on demande l’exequatur émane des juridictions d’un pays qui n’applique pas la Convention » (§ 40, nous soulignons). 48   COM(2011) 445 final. 49  Comp. E. Guinchard, « L’Europe, la procédure civile et le créancier : l’injonction de payer européenne et la procédure européenne de règlement des petits litiges », RTD com. 2008, p. 465, refusant de réduire les règlements instituant des procédures européennes d’injonction de payer et de règlement des petits litiges à la suppression de l’exequatur qui n’est que la conséquence d’une mesure beaucoup plus ambitieuse et remarquable qu’est l’unification des règles de procédure. 50   Dans la version définitive (règlement « Bruxelles 1bis » no 1215/2012), si l’exequatur aux fins d’exécution est supprimé la contrariété à l’ordre public international continue de justifier, d’une manière générale, un refus d’exécution dans l’État requis (art. 45, § 1, a).

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dant, ce n’est pas l’harmonisation des règles de procédure en vue d’une protection satisfaisante des droits de la défense qui est évoquée ni même l’harmonisation des règles substantielles, mais l’harmonisation des règles de conflit. Cette référence s’explique mal dans la mesure où la loi appliquée n’est pas un motif de non reconnaissance51. Faudrait-il alors en déduire que le récent règlement relatif à la loi applicable au divorce52 préfigure, entre les États participant à cette coopération renforcée, une évolution du règlement no 2201/2003 (Bruxelles 2bis) conduisant à la suppression de l’exequatur à l’égard des décisions en matière matrimoniale ? C’est ce que pourrait laisser entendre le règlement « aliments » no 4/2009 en ce qu’il modifie le vecteur de la force exécutoire immédiate53. La règle de conflit est ainsi investie d’une fonction qui se rattacherait plutôt au droit matériel. Quelle que soit la technique retenue afin de créer la confiance mutuelle et justifier la suppression de l’exequatur, l’essentiel n’est-il pas la vérification que le texte dans lequel elle s’incarne respecte les droits fondamentaux ? À ce titre, et conformément à la décision de la Commission relative à l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne54, tout acte doit être soumis à un contrôle de compatibilité au regard de la Charte selon une méthodologie élaborée par la Commission elle-même55. Dans son rapport sur le fonctionnement concret de la méthodologie pour un contrôle systématique et rigoureux du respect de la charte des droits fondamentaux56, la Commission conclut en forme de satisfecit : la méthodologie bien est adaptée, mais son application pratique doit être renforcée. Cependant, l’étude d’impact laisse parfois sceptique et la pratique des considérants relatifs à la Charte soulève des interrogations, notamment quant à leur utilité et à leur rôle. L’objectif de l’étude d’impact consiste à évaluer l’incidence du texte sur les droits fondamentaux garanti par la Charte et à révéler la nature des rapports entre le texte et la Charte. Restreint-il l’un des droits garantis ou a-t-il au contraire pour vocation d’en assurer la promotion et/ou la concrétisation ? En matière de coopération judiciaire, les textes devraient normalement s’inscrire dans cette seconde perspective. En effet, selon les orientations définies par le traité (art. 67 et 81 TFUE), la construction de l’espace de liberté, sécurité, justice tend à faciliter l’accès à la justice. Les propositions de la Commission en ce domaine réalisent une amélioration de l’accès à la justice par la détermination de chefs objectifs de compétence, par un mécanisme efficace de gestion des procédures parallèles répondant, dans une certaine mesure, aux recours précipités par la partie la plus 51  J. Lelieur, L. Sinopoli, « La reconnaissance mutuelle à l’épreuve de la coopération judiciaire », Les Petites Affiches, 22 février 2010, no 37, p. 7, no 6. 52   Règlement no 1259/2010 du 20 décembre 2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps. 53  B. Ancel, H. Muir Watt, « Aliments sans frontières – Le règlement CE no 4/2009 du 18 décembre 2008 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires », Rev. crit. dr. intern. privé, 2010, p. 457, nos 19 et s. 54   Sec (2001) 380/3. 55   COM (2005) 172 du 27 avril 2005 Le respect de la Charte des droits fondamentaux dans les propositions législatives de la Commission Méthodologie pour un contrôle systématique et rigoureux. 56   COM (2009) 205 du 29 avril 2009.

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active. S’agissant de la proposition de révision du règlement no 44/2001 (Bruxelles 1)57, le respect de la Charte a d’abord été analysé du point de vue de la suppression de l’exequatur. Si nul ne contestait que celle-ci ne saurait conduire à un affaiblissement des droits de la défense58, des divergences se manifestaient en revanche dans les modalités permettant de les sauvegarder (État d’origine ou État requis) et, de façon plus problématique, dans leur étendue. La mise en œuvre de cette méthodologie suscite une appréciation nuancée. Dans la proposition de règlement sur les droits patrimoniaux des couples internationaux, l’analyse est assez sommaire si bien qu’elle est impuissante à éclairer utilement la formule rituelle des considérants liminaires précisant, en substance, que le texte qu’ils introduisent respecte la Charte59, s’en est inspiré60 ou assure la réalisation de certains des droits qu’elle énonce61. Encore faudrait-il que la Commission livre le fruit de sa réflexion. Par exemple, s’agissant du respect des articles 7 (respect de la vie privée et familiale) et 9 (droit de se marier et droit de fonder une famille) de la Charte, l’étude d’impact se résume à des affirmations péremptoires. Pour les autres articles, il n’y a que quelques indications (sans doute y aurait-il plus de développements si les règlements devaient s’analyser comme une restriction aux droits énoncés dans la Charte) qui n’emportent pas vraiment la conviction. Entre autres, l’amélioration de l’accès à la justice se réalise-t-elle réellement de la façon dont l’envisage la Commission ? Lorsque la liquidation des intérêts patrimoniaux est consécutive à un divorce ou à une séparation de corps, la compétence est déterminée par le règlement no 2201/2003 (Bruxelles 2bis). Il est vrai que la multiplication des fors compétents facilite l’accès au juge, mais elle n’est pas vraiment un modèle en termes de réduction de procédures parallèles et de lutte contre la course au tribunal. Plus gênant, cet examen est parfois purement et simplement passé sous silence. La proposition de règlement sur les successions62 ne contenait aucune référence à la Charte. Cette situation est d’autant plus curieuse que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme 57

COM (2010) 748.   Comp. avec le considérant no 38 du règlement no 1215/2012 : « le présent règlement respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en particulier le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial garanti à l’article 47 de la charte ». 59   Règlement no 2201/2003 (Bruxelles 2bis), cons. 33 « le présent règlement (…) observe les principes consacrés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». 60   Règlement no 861/2007 instituant une procédure européenne de règlement des petits litiges, cons. 9 : « le présent règlement (…) tient compte (…) des principes reconnus par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». 61   Directive 2002/8/CE du 27 janvier 2003 visant à améliorer l’accès à la justice dans les affaires transfrontalières par l’établissement de règles minimales communes relatives à l’aide judiciaire accordée dans de telles affaires, cons. 5 : « La présente directive vise à promouvoir l’octroi d’une aide judiciaire pour les litiges transfrontaliers à toute personne qui ne dispose pas de ressources suffisantes lorsque cette aide est nécessaire pour assurer un accès effectif à la justice. L’accès à la justice est un droit généralement reconnu qui est aussi réaffirmé à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne » ; Règlement no 2201/2003 (Bruxelles 2bis), cons. 33 « le présent règlement (…) veille notamment à assurer le respect des droits fondamentaux de l’enfant tels qu’énoncés à l’article 24 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne » ; Règlement no 805/2004 du 21 avril 2004 portant création d’un titre exécutoire européen pour les créances incontestées, cons. 11 : « Le présent règlement vise à promouvoir les droits fondamentaux et tient compte des principes qui sont reconnus notamment par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En particulier, il vise à assurer le plein respect du droit à accéder à un tribunal impartial, reconnu par l’article 47 de la Charte » ; Directive « Médiation » 2008/52/CE, cons. 27 : « La présente directive vise à promouvoir les droits fondamentaux et tient compte des principes qui sont reconnus notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». 62   COM (2009) 157 du 14 octobre 2010. 58

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illustre suffisamment les problèmes que peuvent soulever les successions, qu’elles soient internes63 ou internationales64. Comment, dès lors, expliquer la présence d’un considérant relatif à la compatibilité du règlement avec la Charte qui est précisément censée attester que le test de compatibilité a bien été effectué65? La Charte imprègne tout le processus d’élaboration des textes de droit dérivé. Une fois le texte adopté, et malgré l’évaluation de sa compatibilité avec la Charte, dont le sérieux ne relève pas toujours de l’évidence, il est encore susceptible de subir l’influence des droits fondamentaux. Une chose en effet est de livrer une appréciation abstraite sur le respect des droits fondamentaux, une autre chose est de vérifier qu’ils ne sont pas atteints concrètement dans la mise en œuvre du texte. C’est à cette seule condition que la confiance mutuelle sera préservée.

B.  Préserver la confiance mutuelle par la prise en compte des droits fondamentaux en aval Avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’espace judiciaire européen a désormais pour raison d’être et comme objectif essentiel l’accès à la justice. Celui-a vocation à éclairer les dispositions relatives à la coopération en matière civile66. Ainsi, les règlements de l’Union destinés à la concrétiser n’épuisent pas la question du respect des droits fondamentaux et n’évince pas l’application de la Convention européenne des droits de l’Homme. Ils doivent au contraire être mis en œuvre conjointement dès lors qu’ils se « complètent utilement »67 ainsi que l’illustrent les arrêts Krombach68 ou ASML69. Toute la question est alors d’identifier les situations dans lesquelles les textes se complètent utilement, car la jurisprudence récente de la Cour de justice ne semble guère favorable à cette mise en synergie et à la recherche d’une interprétation des instruments de la coopération judiciaire conformément aux droits fondamentaux. Elle semble en effet attacher une importance démesurée à la procédure de vérification du respect des droits et principes garantis par la Charte mise en place par la Commission lorsqu’elle prépare un texte de droit dérivé. Qu’il s’agisse des considérants-type ou des considérants plus précis, les considérants relatifs à la Charte n’ont a priori d’autres fonctions que d’attester l’examen, par la Commission, de la compatibilité du texte avec la Charte. Cependant, la question de la valeur juridique à accorder à ces considérants se pose inévitable63

Cour eur. D.H., arrêt Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, req. no 6833/74 ; Cour eur. D.H., arrêt Mazurek c. France, 1er février 2000, req. no 34406/97 ; Cour eur. D.H. (GC), arrêt Fabris c. France, 7 février 2013, req. no 16574/08. 64   Cour eur. D.H., arrêt Selin Asli Öztürk c. Turquie, 13 octobre 2009, req. no 39523/03, Rev. crit. dr. intern. privé, 2010, p. 498 note F. Marchadier. 65   Règlement « Successions » no 650/2012 du 4 juillet 2012, cons. 81. 66  I. Barrière-Brousse, « Le traité de Lisbonne et le droit international privé », Journ. dr. intern., 2010, p. 1. 67  J.‑S. Bergé, « Le droit à un procès équitable au sens de la coopération judiciaire en matière civile et pénale : l’hypothèse d’un rapport de mise en œuvre », in C. Picheral (dir.), Le droit à un procès équitable au sens du droit de l’Union européenne, Anthemis, 2012, p. 249. 68  Préc. 69   C.J., 14 décembre 2006, ASML Netherland BV c. Semis, C-283/05, Rev. crit. dr. intern. privé, 2007, p. 642 note É. Pataut, Europe, 2007/2 comm. no 78 obs. L. Idot.

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ment dès lors qu’ils dépassent cette seule fonction probatoire pour proposer des orientations substantielles. Le phénomène n’est pas nouveau et s’est déjà manifesté dans d’autres contextes, notamment à propos du règlement no 593/2008 (Rome 1)70. Plusieurs de ses considérants liminaires possèdent une dimension prescriptive affectant profondément les notions qui le structurent. Ils indiquent ainsi que ces notions devraient revêtir le même sens que celui qu’elles ont reçu dans le domaine de la compétence des juridictions et de la reconnaissance de leurs décisions à l’occasion de l’interprétation du règlement no 44/2001 (Bruxelles 1) bientôt remplacé par le règlement no 1215/2012 (Bruxelles 1bis)71. Plus significatif et plus contestable encore, ils réintroduisent des éléments qui, faute d’avoir recueilli le consensus nécessaire, avaient été retirés de la version définitive du texte72. Dans le règlement « divorce » no 1250/2010 du 20 décembre 2010 ou dans le règlement « succession » no 650/2012 du 4 juillet 2012 ce sont les modalités de l’exception d’ordre public que les considérants liminaires tendent à discipliner. Le considérant no 25 du règlement « divorce » énonce que « dans des circonstances exceptionnelles, des considérations d’intérêt public devraient donner aux juridictions des États membres la possibilité d’écarter une disposition de la loi étrangère lorsque son application dans un cas précis serait manifestement contraire à l’ordre public du for. Néanmoins, les juridictions ne devraient pas pouvoir appliquer l’exception d’ordre public pour écarter une disposition de la loi d’un autre État lorsque c’est contraire à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en particulier à son article 21, qui interdit toute forme de discrimination »73. Quoiqu’il ne soit pas d’une parfaite clarté, ce considérant semble stigmatiser l’ordre public de proximité lorsque la nationalité est utilisée comme indice de cette proximité. Dans sa thèse de doctorat, Paul Lagarde portait un regard plutôt sévère sur cette conception de l’ordre public international. Elle aboutit en effet à gauchir le mécanisme qui glisse insensiblement de la problématique du conflit de lois vers celle de la condition des étrangers, le lien avec le for devenant un instrument d’inégalité dans l’administration de la justice74. Or, en précisant qu’il n’y a pas lieu de faire jouer l’exception d’ordre public dans les cas où sa réaction serait susceptible de contrarier le principe de non-discrimination, le considérant semble condamner ces avantages qu’un État serait tenté de réserver aux seuls nationaux. Et, sur ce point, l’article 21, § 2, de la Charte est inflexible dès lors que l’élément discriminant est la nationalité. Le mécanisme ne serait pas condamné en lui-même, mais devrait être adapté à l’exigence de non-discrimination. Il pourrait tout d’abord se maintenir à la condition de mobiliser d’autres critères, telle que la résidence. Si la référence à la nationalité devait perdurer, le juge saisi serait alors conduit à pratiquer le test de proximité par référence à la nationalité de tout État membre, et pas seulement celle du for. Car, le § 2 de l’article 21 de la 70

V. notamment, S. Lemaire, « Interrogations sur la portée juridique du préambule du règlement Rome 1 », Dalloz, 2008, 2157. 71   V. les cons. nos 7, 17, 24 du règlement no 593/2008. 72   V. le cons. no 14 qui mentionne un futur instrument de l’Union en droit des contrats ou encore le cons. no 12 qui établit un lien, a priori peu évident, entre le choix de for et le choix de loi. 73   Comp. règlement « succession » no 650/2012, cons. 58. 74  P. Lagarde, Recherches sur l’ordre public en droit international privé, L.G.D.J., 1959, p. 69, no 63.

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Charte, autrement formulé que le § 1, se contente, pour la nationalité, de répéter l’article 18 TFUE, qui ne joue que dans le « domaine » du traité, à savoir, selon l’interprétation dominante, que pour protéger les nationaux d’États membres75. En marge de cette influence substantielle, les considérants, en tant qu’ils révèlent les objectifs poursuivis par le législateur de l’Union, sont appelés à jouer un rôle déterminant dans l’interprétation du texte, notamment dans une perspective téléologique et systémique. L’arrêt Aguirre Zarraga76 est à cet égard particulièrement éclairant. La compréhension des différents mécanismes de coopération mis en place par le règlement no 2201/2003 (Bruxelles 2bis) et de leur singularité est étroitement liée aux considérants liminaires. Ce procédé ne paraît guère contestable, mais l’arrêt rendu par la Cour de justice laisse perplexe quant à l’examen de la compatibilité du droit dérivé avec la Charte. En s’appuyant sur les considérants Charte du règlement « Bruxelles 2bis », soit les considérants no 19 et no 33, la Cour estime en effet que « le règlement ne peut pas être contraire à la Charte »77. L’expression est sans doute excessive. En l’espèce, le mal est moindre puisqu’elle permet de justifier une interprétation du règlement à la lumière de la Charte. Prise à la lettre, cependant, elle exclut toute invalidation, même partielle, des règlements élaborés en contemplation de la Charte des droits fondamentaux. La Cour aurait pu utiliser plus de nuance78, car c’est concrètement que le respect des droits doit être envisagé et non abstraitement. La position de la Cour semble s’inscrire dans la continuité d’une jurisprudence davantage soucieuse de préserver la lettre, l’économie et la finalité des instruments de l’espace judiciaire européen que d’assurer le rayonnement le plus large qui soit aux droits fondamentaux et singulièrement aux garanties du procès équitable. Ainsi, dans son arrêt Gasser79, la Cour de justice a refusé d’envisager une exception au régime européen 75

Comme précédent d’une telle référence à l’ordre public d’un État étranger, v. l’article 57 du Code belge de droit international privé, à propos de la répudiation (« § 1er. Un acte établi à l’étranger constatant la volonté du mari de dissoudre le mariage sans que la femme ait disposé d’un droit égal ne peut être reconnu en Belgique. § 2. Toutefois, un tel acte peut être reconnu en Belgique après vérification des conditions cumulatives suivantes : 1° l’acte a été homologué par une juridiction de l’État où il a été établi ; 2° lors de l’homologation, aucun époux n’avait la nationalité d’un État dont le droit ne connaît pas cette forme de dissolution du mariage ; 3° lors de l’homologation, aucun époux n’avait de résidence habituelle dans un État dont le droit ne connaît pas cette forme de dissolution du mariage ; 4° la femme a accepté de manière certaine et sans contrainte la dissolution du mariage ; 5° aucun motif de refus visé à l’article 25 ne s’oppose à la reconnaissance »). 76   C.J., 22 décembre 2010, Aguirre Zarraga c. Pelz, 491/10 PPU, Europe, 2011/3 comm. no 3 obs. L. Idot, pts. 46-48. En l’espèce, les juridictions espagnoles avaient ordonné le retour immédiat de l’enfant déplacé illicitement par sa mère en Allemagne par une décision certifiée en vertu de l’article 42 du règlement no 2201/2003 (Bruxelles 2bis) et dotée, en conséquence, d’une force exécutoire pour l’ensemble des États membres de l’Union. Les juridictions allemandes entendaient s’opposer à l’exécution en raison d’une grave violation des droits fondamentaux. Elles estimaient que l’absence d’audition de l’enfant méconnaissait à la fois l’article 42 du règlement Bruxelles 2bis et l’article 24 de la Charte des droits fondamentaux. 77  Arrêt Aguirre Zarraga, pt. 60. 78   Comp. C.J., 5 octobre 2010, J. McB., C-400/10 PPU, RTDC, 2009 obs. P. Rémy-Corlay : « Ainsi, les dispositions dudit règlement ne sauraient être interprétées d’une manière telle qu’elles méconnaîtraient ledit droit fondamental dont le respect se confond incontestablement avec l’intérêt supérieur de l’enfant » (pt. 60). La Cour était appelée à se prononcer sur l’interprétation du droit de garde en tant qu’il permet d’établir le caractère illicite du déplacement international d’un enfant. Bien que le droit de garde soit une notion autonome, la Cour de justice considère que les conditions de son attribution relèvent des États membres. Les articles 7 (droit au respect de la vie privée) et 24 de la Charte (droits de l’enfant) ne s’opposent pas à cette interprétation même si le droit national n’attribue pas automatiquement le droit de garde au père de l’enfant né hors mariage. Cette interprétation minimaliste bornant l’influence de la Charte était sans doute d’autant plus simple à retenir que la Cour de Strasbourg adopte une position similaire (v. Cour eur. D.H., déc. Guichard c. France, 2 décembre 2003, req. no 56838/00 ; Cour eur. D.H., déc. Balbontin c. Royaume-Uni, 14 septembre 1999, req. no 39067/97). 79   C.J., 9 décembre 2003, Gasser Gmbh, C-116/02, Rev. crit. dr. intern. privé, 2004, p. 444 note H. Muir Watt.

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de la litispendance internationale lorsque la juridiction première saisie méconnaît ou risque de méconnaître le droit à être jugé dans un délai raisonnable. Les arguments avancés par la Cour au soutien de la solution ne convainquent pas. Opposer la lettre du texte n’a pas de sens (pt. 71) et manque de cohérence80. La question préjudicielle portait précisément sur la possibilité de dépasser la stricte lettre du texte par la mise en synergie des sources européennes conduisant à une interprétation du texte de l’Union conformément au droit européen des droits de l’homme. Quant à l’argument développé par la Commission, fort heureusement délaissé par la Cour de justice, selon lequel seule la Cour de Strasbourg pourrait connaître de la durée excessive d’une procédure, il participe d’une logique de cloisonnement institutionnel qui, après l’arrêt Krombach, est incompréhensible. La Cour brandit enfin la confiance mutuelle (pt. 72) dont on ne sait plus très bien si elle précède la coopération ou si elle doit en résulter tant elle est déconnectée de toute préoccupation liée à la protection des droits fondamentaux. L’objectif du système européen de compétence, de reconnaissance et d’exécution des décisions en matière civile et commerciale est réduit à la sécurité juridique. Il paraît ainsi d’autant plus essentiel que la Charte exerce une influence réelle dans l’interprétation et l’application des textes et qu’elle ne soit pas supplantée par les considérants affirmant péremptoirement qu’elle est respectée. Ainsi, il n’est pas certain que la Cour de justice s’efforce d’exploiter tout le potentiel de l’article 47, § 3, de la Charte relatif à l’aide juridictionnelle pour réexaminer certaines dispositions de la directive 2002/8/CE du Conseil du 27 janvier 2003 visant à améliorer l’accès à la justice dans les affaires transfrontalières par l’établissement de règles minimales communes relatives à l’octroi de l’aide judiciaire dans de telles affaires81. La directive s’inscrit dans un rapport de mise en œuvre avec la Charte. Elle concrétise le droit d’accès au juge et œuvre à son effectivité en permettant de surmonter les obstacles matériels auxquels pourraient se heurter les plaideurs transfrontières (notamment les frais de traduction, les frais d’interprétation et, le cas échéant, les frais de déplacement de la partie, de son avocat et d’éventuels témoins). La directive permet de coordonner les législations des différents États membres en évitant que le plaideur transfrontière ne soit privé de toute aide matérielle parce que l’État de sa résidence réserverait l’octroi de l’aide aux procédures se déroulant sur son territoire alors que l’État où se situent les tribunaux compétents imposerait une condition de résidence. Dans le même ordre d’idées, ses dispositions garantissent la continuité de l’aide. Si elle est accordée pour accéder aux tribunaux d’un État membre, elle perdure pour couvrir les frais liés à l’exécution de la décision y compris si elle est poursuivie dans un autre État membre. 80

Que la règle de la priorité ne connaisse formellement aucune dérogation n’a pas empêché la Cour de réserver le cas dans lequel la juridiction seconde saisie est investie par le droit de l’Union d’une compétence exclusive (v. C.J., 27 juin 1991, Overseas Union Insurance e.a., C-351/89, Rev. crit. dr. intern. privé, 1991, p. 769 note H. Gaudemet-Tallon, Journ. dr. intern., 1992, p. 493 obs. A. Huet, Cah. dr. eur., 1992, p. 660, H. Tagaras). 81  F. Marchadier, « Charte des droits fondamentaux et droit international privé – aspects procéduraux », in B. Favreau (dir.), La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne après le Traité de Lisbonne, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 81.

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Bien que les explications relatives à la Charte établies par le praesidium affirment l’équivalence de l’article 47, § 3, avec l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme tel qu’il a été interprété par la Cour, notamment dans l’arrêt Airey82, la Charte comporte, par rapport au droit européen des droits de l’homme, deux innovations. D’une part, l’aide juridictionnelle est conçue comme un droit autonome, y compris en matière civile. Pour la Cour de Strasbourg, en revanche, l’aide juridictionnelle n’est qu’une modalité, parmi d’autres, pour atteindre l’effectivité du droit d’accès au juge. Une simplification de la procédure aboutirait à des résultats aussi satisfaisants83. D’autre part, selon la Charte, seules les ressources financières des individus sont à prendre en considération pour décider l’octroi de l’aide. Sur le fondement de l’article 6, § 1, de la CEDH, les critères d’appréciation sont plus diversifiés. Afin d’établir un juste équilibre entre les besoins de l’individu et les ressources de la communauté, les États ont la possibilité d’accorder un poids décisif à la nature du litige84 ainsi qu’aux chances de succès du recours85. Ce sont ces différentes orientations que traduit la directive. Son article 5 se rapporte aux ressources financières de l’individu tandis que son article 6 prévoit des conditions relatives au fond de l’affaire86. Sauf à forcer exagérément les termes de l’article 47, § 3, de la Charte, il ne paraît guère possible de justifier de telles restrictions. Que l’omission soit volontaire ou fortuite, seuls les besoins de l’individu sont explicitement visés. Pour autant, l’hypothèse d’une invalidation de l’article 6 de la directive paraît hautement improbable. La Cour de justice ménage les finances publiques alors même qu’elle envisage que la charte puisse procurer une protection des droits fondamentaux plus étendue que celle résultant de la CEDH87. Et, tout en élargissant le cercle des bénéficiaires du droit à l’aide juridictionnelle au profit des personnes morales, elle multiplie les éléments pertinents pour accorder une aide financière. Ainsi, dans l’affaire GREP Gmbh88, la Cour était appelée à se prononcer sur la compatibilité avec la Charte du droit autrichien relatif à l’aide juridictionnelle. Celle-ci était sollicitée par une personne morale afin de contester, conformément à l’article 43 du règlement « Bruxelles 1 » no 44/2001, la force exécutoire d’une ordonnance de saisie rendue dans un autre État membre. La Cour de justice épouse la logique de la Cour de Strasbourg et propose un raisonnement fondé sur le principe de proportionnalité. Il incombe ainsi au juge national de vérifier si une protection juridictionnelle effective commande l’octroi d’une aide. À cette fin, il « peut prendre en considération l’objet du litige, les chances raisonnables de succès du demandeur, la gravité de l’enjeu pour celui-ci, la complexité du droit et de la procédure applicables ainsi que la capacité de ce demandeur à défendre effec-

82

Sur la valeur de ces explications, v., tout particulièrement, J. Ziller, « Le fabuleux destin des ‘Explications relatives à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne’ », in Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Jacqué, Dalloz, 2010, p. 765. Comp. C.J., 22 décembre 2010, DEB c. Bundesrepublik Deutschland, C-279/09, pt. 32. 83   V., par exemple, Cour eur. D.H., arrêt Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, req. no 6289/73. 84   Cour eur. D.H., arrêt Kreuz c. Pologne, 19 juin 2001, req. no 28249/95, § 59. 85   Cour eur. D.H., arrêt Essaadi c. France, 26 février 2002, req. no 49384/99, §§ 33-36. 86   Par exemple, son article 6, § 1, exclut l’aide lorsque la demande en justice paraît manifestement mal fondée. L’article 6, § 3, indique encore que l’aide peut être refusée selon la nature de l’affaire en cause ou son importance pour le demandeur. 87   C.J., 22 décembre 2010, DEB c. Bundesrepublik Deutschland, C-279/09, pt. 35. 88   C.J., 13 juin 2012, GREP Gmbh c. Freistaat Bayern, C-156/12.

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tivement sa cause »89. L’importance des frais de procédure devant être avancés est également un facteur d’appréciation pertinent. Enfin, pour assurer un contrôle au plus près des réalités, la situation particulière des personnes morales doit être dûment examinée (« notamment, la forme et le but lucratif ou non de la personne morale en cause ainsi que la capacité financière de ses associés ou actionnaires et la possibilité, pour ceux-ci, de se procurer les sommes nécessaires à l’introduction de l’action en justice »90). Comment, dans ces conditions, espérer un degré élevé de confiance justifiant la suppression de l’exequatur ? D’autant que les règles minimales auxquelles doit satisfaire l’État d’origine ne paraissent pas, dans l’ensemble, assez protectrices des droits fondamentaux et tout particulièrement des droits de la défense91. Les critiques se concentrent sur l’information du débiteur, qui ne serait pas suffisamment garantie par les règles relatives à la notification alors même que les procédures concernées exploitent toutes les ressources de l’inversion du contentieux et ne sont acceptables qu’à la condition que le débiteur ait été en mesure de comprendre et d’exercer ses droits. Ainsi, Emmanuel Guinchard92 ironise à propos des règles minimales inscrites dans le règlement instituant une procédure européenne d’injonction de payer ou dans le règlement « titre exécutoire européen » en observant qu’il était en effet difficile de faire moins que le dépôt en boîte aux lettres93 sauf à ressusciter, ce qui est évidemment exclu, un système de notification purement fictive tel que la notification à parquet ou la conservation de l’acte au dossier si le destinataire n’a pas désigné un représentant pour recevoir les actes dans l’État94. Seuls les modes garantissant une réception effective de l’acte par son destinataire devraient être tolérés. Or, en l’état, du fait d’une coordination défectueuse entre les instruments emportant suppression de l’exequatur et les autres instruments de l’espace judiciaire européen95, il n’est pas certain que les défauts présentés par les règles minimales, notamment en matière de notification et de signification des actes, soient réellement compensés. L’équité de la procédure ne serait même pas sauvegardée par le recours offert au débiteur en cas de notification défectueuse dans la mesure où tout repose sur son initiative96. Les moyens importent cependant moins que le résultat. L’essentiel est que le défendeur ait été informé en temps utile de la procédure. Au demeurant, lorsque 89

Arrêt GREP Gmbh c. Freistaat Bayern, pt. 46.  Arrêt GREP Gmbh c. Freistaat Bayern, pt. 47. 91   V. tout particulièrement à propos du règlement « titre exécutoire européen », L. D’Avout, « La circulation automatique des titres exécutoires imposée par le règlement no 805/2004 du 21 avril 2004 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, 1, nos 17 et s. ; E. Jeuland, « Le titre exécutoire européen : un château en Espagne ? », Gaz. Pal., 28 mai 2005, no 148, p. 15 92  E. Guinchard, « L’Europe, la procédure civile et le créancier : l’injonction de payer européenne et la procédure européenne de règlement des petits litiges », RTD com., 2008, p. 465, no 25. 93  Règlement « Titre exécutoire européen », art. 14 ; Règlement « injonction de payer européenne », art. 14. Comp. règlement « petits litiges » no 861/2007, art. 13. 94   C.J., 19 décembre 2012, Alder et Alder c/ Orlowska et Orlowski, C-325/11. 95  F. Cornette, « La notification des actes à l’étranger : l’état du droit communautaire », Gaz. Pal., 21 février 2009, o n 52, p. 11. 96  E. Guinchard, « L’Europe, la procédure civile et le créancier : l’injonction de payer européenne et la procédure européenne de règlement des petits litiges », RTD com., 2008, p. 465, no 26. 90

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le lieu où demeure le défendeur est inconnu, la certification en tant que titre exécutoire européen est exclue. Le jugement par défaut qui sera prononcée ne jouira pas d’une force exécutoire dans tous les États membres. Une procédure de réception dans l’État d’exécution s’imposera97. La compréhension de l’information et sa communication représentent les éléments clés du droit européen des droits de l’homme. Celui-ci n’exige pas davantage y compris du point de vue linguistique, alors même que l’absence d’une obligation à la charge de l’expéditeur de traduire l’acte dans une langue comprise de son destinataire est souvent déplorée98. La traduction des actes n’est pourtant pas consubstantielle au droit au procès équitable, du moins en matière civile. Elle ne constitue pas un droit pour l’individu qu’il pourrait opposer à l’État ou à son adversaire. Elle est peut-être le moyen le plus évident et le plus commode pour que la partie ne maîtrisant pas la langue de la procédure puisse comprendre l’enjeu du litige, mais elle ne s’impose pas en toute hypothèse99. Dès lors que l’individu a été en mesure de défendre efficacement ses prétentions, le droit au procès équitable n’est pas méconnu. Ainsi, l’assistance d’un avocat bilingue100 pallie le défaut de traduction des actes. Surtout, la Cour de Strasbourg cherche à préserver l’équilibre entre le demandeur et le défendeur et ne semble pas disposée à accorder une protection excessive à l’une des parties en lui permettant d’utiliser le caractère international de la procédure à des fins dilatoires ou de stratégie contentieuse. Elle aura ainsi tendance à stigmatiser l’inertie du défendeur qui a pris l’initiative de l’activité transfrontière à l’origine du litige101. Signer un contrat rédigé dans la langue de la procédure ne présume pas la connaissance de cette langue, mais cette démarche présente un risque considérable que l’individu doit assumer. Ce qui génère au minimum un devoir de s’enquérir de la teneur exacte d’un acte indiquant l’existence d’un litige avec son partenaire contractuel, d’autant plus lorsque l’acte a été remis par un huissier de justice. La régularité de la procédure de notification internationale n’est pas davantage déterminante ainsi que le révèle l’affaire Koutsofotinos contre Grèce et Norvège102. La requérante, domiciliée en Norvège, avait été avisée du jour de l’audience devant les juridictions grecques une semaine auparavant. Selon elle, la brièveté du délai entre son information effective et la tenue de l’audience constituait un déni de justice flagrant. La défunte Commission européenne des droits de l’homme a cependant rejeté la requête pour défaut manifeste de fondement dans la mesure où la requérante ne démontrait pas qu’elle fût dans l’impossibilité d’organiser sa représentation légale à l’audience en question. Surtout, elle ajoute qu’il ne lui appartient pas d’examiner si la requérante a été assignée à l’audience conformément aux instruments internationaux gouvernant la transmission à 97

C.J., 15 mars 2012, G. c. Cornelius de Visser, C-292/10, D., 2012, 952, Europe 2012/4 comm. no 4 obs. L. Idot, Lamy droit des affaires, 2012, no 74, p. 63 note J.‑S. Quéguiner. 98  M. Douchy-Oudot, E. Guinchard, « Espace judiciaire civil européen », RTD eur., 2010, p. 421, no 2. 99   V., sur ces éléments, F. Marchadier, « Procès équitable et traduction », in Langue et procès : les nouveaux défis de la traduction juridique, colloque international organisé par le CECOJI et le Juriscope, Poitiers, 6 et 7 février 2013, à paraître. 100   Cour eur. D.H., déc. Armin Tiemann c. France et Allemagne, 27 avril 2000, req. nos 47457/99 et 47458/99 ; Comm. eur. D.H., déc. X. c. Rép. féd. d’Allemagne, 23 mai 1966, req. no 1794/63. 101   Comm. eur. D.H., déc. Robert Robba c. Allemagne, 28 février 1996, req. no 20999/92 ; Comm. eur. D.H., déc. X et Y c. Autriche du 9 décembre 1981, req. no 9099/80. 102   Commission, déc. Koutsofotinos c. Norvège et Grèce, 10 septembre 1997, req. no 27095/95.

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l’étranger des actes judiciaires. L’inobservation de la convention de La Haye du 15 novembre 1965 relative à la signification et à la notification à l’étranger des actes judiciaires et extra-judiciaires en matière civile ou commerciale n’altère pas l’équité de la procédure. Information et réactivité du débiteur, tels sont précisément les deux éléments qui permettront l’édiction d’un titre exécutoire européen malgré la méconnaissance des règles minimales de procédure103. Les règles gouvernant l’élaboration de l’acte qui sera dispensé de l’exequatur dans l’État d’exécution pourraient être plus protectrices et prévoir des mécanismes qui assurent en toute hypothèse une information effective du défendeur. Il est cependant indispensable de ne pas sacrifier les intérêts du demandeur. Les dispositions du règlement « notification » no 1393/2007 apparaissent équilibrées en autorisant la signification dans une langue officielle de l’État de résidence du destinataire. Celle-ci sera connue de l’expéditeur, nécessairement, de même que du destinataire, très probablement. Dans le même ordre d’idées, si le défendeur ne comparaît pas, il oblige le juge à surseoir à statuer aussi longtemps qu’il n’est pas établi que l’acte a été notifié ou signifié en temps utile selon un mode prévu par la loi de l’État requis ou que le défendeur en a eu effectivement connaissance en temps utile pour préparer sa défense104. Ces règles ne heurtent pas le droit européen des droits de l’homme, tout en gardant à l’esprit cependant que le respect des garanties procédurales se vérifie concrètement. Ce qui signifie que la procédure d’élaboration du titre dispensé de l’exequatur n’est pas en elle-même de nature à asseoir une pleine confiance. Il faut encore s’assurer que la procédure a été effectivement équitable. Et, une fois encore (une fois de trop ?), la confiance des différents États est sollicitée. Lorsque la suppression de l’exequatur emprunte la voie de la certification en tant que titre exécutoire européen, l’autorité compétente est celle-là même qui a rendu la décision. Tant le règlement « titre exécutoire européen » no 805/2004 que le règlement « Bruxelles 2bis » no 2201/2003 prévoient que la demande de certification peut être adressée, à tout moment, à la juridiction d’origine105. Celle-ci est donc appelée à vérifier qu’elle a satisfait aux conditions autorisant la certification. Certaines ne soulèvent guère d’objections, telle, par exemple, la vérification que la décision est exécutoire (art. 6, § 1, a, du règlement « titre exécutoire européen »). D’autres, en revanche, pourraient et même devraient relever d’une autre autorité afin de permettre un contrôle extérieur avant de doter la décision d’un effet aussi radical que la force exécutoire dans l’ensemble des États membres de l’Union et l’impossibilité de contester son efficacité substantielle dans l’État d’exécution. Est-il véritablement concevable que la juridiction renonce à la certification au motif qu’elle aurait indûment retenu sa compétence (dans la stricte mesure des art. 6, § 1, b et d, du règlement « titre exécutoire européen »), qu’elle n’aurait pas laissé à toutes les parties la possibilité d’être entendues (art. 42, § 2, a et b, 103

Règlement « titre exécutoire européen » no 805/2004, art. 19.   C.J., 19 décembre 2012, Alder et Alder c. Orlowska et Orlowski, C-325/11, pt. 39. 105   Règlement « titre exécutoire européen » no 805/2004, art. 6, § 1 ; règlement « Bruxelles 2bis », art. 42, § 2. 104

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du règlement « Bruxelles 2bis »), qu’elle aurait insuffisamment motivé sa décision (art. 42, § 2, c, du règlement « Bruxelles 2bis ») ou qu’elle n’aurait pas veillé à la protection juridictionnelle du débiteur (art. 6, § 1, c, du règlement « titre exécutoire européen ») ? La solution retenue, en tant qu’elle confie la certification à un juge qui possède une parfaite connaissance de l’affaire, présente peut-être quelque avantage du point de vue de la rationalité et de l’efficacité106. Cependant, du point de vue des droits fondamentaux, elle suscite un certain malaise107. Au moins en apparence, et nul n’est besoin de rappeler la place centrale qu’elle occupe dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg relativement à l’équité de la procédure108, l’impartialité de la juridiction est suspecte109. En attribuant la certification au greffier en chef110, le droit français atténue ainsi cet inconvénient. Pour autant, cette solution n’est pas à l’abri de toute critique. Outre qu’elle heurte frontalement le droit de l’Union qui vise la juridiction d’origine111, le greffier n’est pas l’autorité la mieux placée pour exercer un contrôle qui, fondamentalement, relève de l’activité juridictionnelle112. Ce travail effectué en amont est-il de nature à parfaire le contrôle du respect des droits fondamentaux ou à l’absorber ? La seconde option devrait d’emblée être rejetée. Le respect des droits fondamentaux se vérifie dans la réalité concrète des situations et non selon un modèle abstraitement envisagé de comportements et de pratiques qui ne failliraient jamais. Toute contestation de la force exécutoire n’est pas exclue, mais est-elle dotée de l’amplitude nécessaire pour ne pas compromettre la garantie des droits fondamentaux dans l’espace judiciaire européen ?

III.  La contestation de l’octroi de la force exécutoire Prévoir des recours permettant de contester la décision dont l’exécution est sollicitée permet d’atteindre le point d’équilibre entre la confiance mutuelle entre les États membres et le respect des droits de la défense. Il est d’autant plus facile d’accorder pleine foi et crédit à la décision étrangère que la procédure dont elle est issue respecte les garanties du procès équitable et qu’il est toujours possible de 106

C. Baker, « Le titre exécutoire européen : une avancée pour la libre circulation des décisions ? », JCP G, 2003.I.137.   Et il n’y a pas de raison de douter de la soumission de la procédure tendant à la certification en tant que titre exécutoire européen aux garanties du procès équitable dès lors qu’elle tend aux mêmes fins que la procédure d’exequatur et que celle-ci relève incontestablement du domaine de l’article 6 de la Conv. EDH (v. Cour eur. D.H., déc. W. K. c. Italie, 25 juin 2002, req. no 38805/97 ; Cour eur. D.H., déc. Sylvester c. Autriche, 9 octobre 2003, req. no 54640/00. 108   V., par exemple, Cour eur. D.H., arrêt Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, req. no 22399/93, § 30. 109   En ce sens, F. Ferrand, « Le titre exécutoire européen ou les possibles tensions entre jugement sans frontières et procès équitable », in Mélanges M. Revillard, Defrénois, 2007, p. 125, no 33 ; L. D’Avout, « La circulation automatique des titres exécutoires imposée par le règlement no 805/2004 du 21 avril 2004 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, 1, no 22 ; E. Jeuland, « Le titre exécutoire européen : un château en Espagne ? », Gaz. Pal., 28 mai 2005, no 148, p. 15. 110   CPC, art. 509-1. 111  H. Péroz, « Les autorités certificatrices du titre exécutoire européen – à propos du décret no 2008-484 du 22 mai 2008 », Journ. dr. intern., 2009, var. 1. 112  M.‑L. Niboyet, G. de Geouffre de la Pradelle, Droit international privé, L.G.D.J., 3e éd., no 764 ; H. Péroz, « Les autorités certificatrices du titre exécutoire européen – à propos du décret no 2008-484 du 22 mai 2008 », Journ. dr. intern., 2009, var. 1, no 5. 107

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s’opposer à l’exécution si, dans les circonstances particulières de l’affaire, les droits de la défense ont été bafoués. Ainsi que la Cour de justice l’a rappelé dans l’affaire Trade Agency113, « il ressort expressément des considérants 16 à 18 du règlement no 44/2001 que le système de recours prévu à l’encontre de la reconnaissance ou de l’exécution d’une décision vise à établir un juste équilibre entre, d’une part, la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union et, d’autre part, le respect des droits de la défense, qui impose que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s’il considère que l’un des motifs de non-exécution est établi » (pt. 43). Selon le système entourant la suppression de l’exequatur, cet équilibre est plus ou moins bouleversé. Dans le règlement « Bruxelles 1bis », le contrôle dans l’État d’exécution est différé. Il appartient à la partie contre qui l’exécution est poursuivie de déclencher à titre principal ou incident un contrôle de régularité internationale de la décision. La procédure de refus d’exécution relève de la loi de l’État membre requis (art. 47, § 2). Il conviendra tout particulièrement de préciser le délai durant lequel cette procédure pourra être initiée, car il est inconcevable que ce qui a été exécuté puisse indéfiniment être remis en cause114. L’évolution est sensible, mais elle s’inscrit dans une certaine continuité avec le règlement no 44/2001 qui permettait l’octroi de la force exécutoire par une procédure unilatérale sans vérification d’un éventuel motif de non-reconnaissance. C’est une fois encore l’existence d’un recours, examiné au cours d’une procédure contradictoire, qui assurait la compatibilité du dispositif avec les garanties du procès équitable115. Les règlements qui suppriment tout recours dans l’État d’exécution116 rompent-ils l’équilibre entre la confiance mutuelle et le respect des droits de la défense ou se contentent-ils d’en redessiner les contours ? Des recours subsistent, à la fois contre la décision et contre la force exécutoire européenne dont elle est pourvue. Le nouveau système, cependant, semble solliciter à outrance la confiance mutuelle. C’est l’État d’origine qui vérifie la réunion des conditions d’octroi de la force exécutoire et qui dispose d’une compétence exclusive pour remédier aux éventuelles défaillances. Nul problème ne découlerait de cette répartition si elle se conciliait avec le droit européen des droits de l’homme. Or, la Cour de Strasbourg considère que chaque État demeure a priori responsable en dépit de son appartenance à l’Union euro113

C.J., 6 septembre 2012, Trade agency Ltd c. Seramico Investments Ltd, C-619/10.  H. Péroz, La réception des jugements étrangers dans l’ordre juridique français, thèse dactyl. Caen, 1997, p. 337, n 454. 115   V. en ce sens, Civ. (1re), 6 mars 2007, 05-20869, RJcom 2007, p. 338 « les dispositions de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 instituant une procédure sur requête non contradictoire pour obtenir l’exequatur en France d’une décision rendue dans un autre État contractant ne sont pas contraires à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme dès lors que cette procédure rapide instituée pour permettre la libre circulation des décisions de justice dans l’Union européenne et assurer leur effectivité, accorde à l’autre partie dans l’exercice des voies de recours toutes les garanties qu’impose le respect du principe de la contradiction et du procès équitable » ; néanmoins, il est difficile d’adhérer à l’idée selon laquelle « la construction communautaire repose sur la confiance mutuelle entre autorités judiciaires, et la circulation des décisions peut donc se passer du principe de la contradiction » (M. Attal, note sous civ. (1re), 6 mars 2007, RJCom, 2007, p. 339). 116   Règlement « Bruxelles 2bis », « titre exécutoire européen », « injonction de payer européenne », « règlement des petits litiges », « aliments ». 114 o

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péenne et même si l’acte ou le comportement incriminé se rattache au droit de l’Union. La permanence de la responsabilité évite un affaiblissement de la protection des droits fondamentaux par un transfert de prérogatives à une organisation internationale, telle que l’Union européenne, qui ne relèverait pas du contrôle de la juridiction strasbourgeoise. Chaque État doit veiller au maintien de la protection des droits et libertés énoncés dans la Convention européenne des droits de l’homme y compris lorsqu’ils assument des engagements découlant de traités ratifiés postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention117. Supprimer la procédure d’exequatur et par conséquent toute possibilité de s’opposer à l’exécution de la décision étrangère, c’est prendre le risque de prêter main forte à l’exécution d’une décision méconnaissant les droits fondamentaux. C’est aussi, pour l’État requis, prendre le risque d’engager sa responsabilité internationale. Ce nonobstant, la Cour de justice de l’Union européenne refuse de modifier l’économie des textes instituant des titres dotés d’une force exécutoire européenne et comme tels susceptibles d’être exécutés dans n’importe quel État membre sans procédure intermédiaire. Même en se prévalant d’une grave violation des droits fondamentaux, tout contrôle est en principe exclu dans l’État d’exécution (A) et devra être exercé dans l’État d’origine (B).

A.  Exclusion du contrôle dans l’État d’exécution À la lumière des textes pertinents, aucun recours n’est ouvert dans l’État d’exécution pour faire obstacle à l’exécution de la décision au motif qu’elle méconnaîtrait les droits fondamentaux. Les quelques voies de recours qui subsistent paraissent difficilement exploitables et, surtout, la Cour de justice semble farouchement s’opposer à la création d’une voie de recours spécifique. À l’heure actuelle, une telle attitude n’empêchera pas la Cour de Strasbourg d’exercer pleinement son contrôle et d’engager, le cas échéant, tant la responsabilité de l’État d’origine que celle de l’État requis. En laissant de côté la procédure d’opposition dont les conditions d’ouverture sont extrêmement étroites118 et la possibilité d’obtenir la suspension de l’exécution qui dépend de l’exercice d’un recours dans l’État d’origine, la voie la plus prometteuse consiste à profiter pleinement de l’assimilation de la décision étrangère à une décision locale pour la mise en œuvre des procédures civiles d’exécution119. Celles-ci continuent de relever de la lex fori et elles ne sont pas affectées par le droit de l’Union. Il serait dès lors envisageable de saisir le juge de l’exécution et lui demander, à titre incident, de faire prévaloir le respect des droits de la défense 117   Cour eur. D.H., arrêt Prince Hans-Adam II de Lichtenstein c. Allemagne, 12 juillet 2001, req. no 42527/98, §§ 47-48 ; Cour eur. D.H., arrêt Matthews c. Royaume-Uni, 18 février 1999, req. no 24833/94, § 32 ; Comm. eur. D.H., arrêt M. et Co. c. Allemagne, 9 février 1990, req. no 13258/87, R.U.D.H., 1991, p. 134. 118   Règlement « titre exécutoire européen », art. 21, § 2 ; Règlement « petits litiges », art. 22, § 1 ; Règlement « injonction de payer », art. 22, § 1 ; Règlement « aliments », art. 21. 119   Règlement « Bruxelles 2bis », art. 47, § 2 ; règlement « titre exécutoire européen », art. 20, § 1 ; Règlement « petits litiges », art. 21, § 1 ; Règlement « injonction de payer », art. 21, § 1 ; Règlement « aliments », art. 41, § 1.

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sur le mécanisme de la force exécutoire européenne120. Un arrêt de la cour d’appel de Lyon rendu le 14 octobre 2010 semble conforter cette lecture des textes121. Tenant compte de la situation du débiteur, le juge a fait application des pouvoirs dont l’investit l’article 1244-1 du Code civil en aménageant l’exécution d’une injonction de payer certifiée en tant que titre exécutoire européen par les autorités allemandes. Le développement de cette voie se heurte cependant à une objection majeure. En toute hypothèse, l’effet utile du règlement est réservé et il ne saurait être entamé par l’exercice d’un recours, quel qu’il soit, dans l’État d’exécution. En ce sens, la cour d’appel de Lyon, tout en autorisant une libération du solde de la dette par mensualité, a refusé d’accueillir la demande de suspension de l’exécution, en France, de la décision certifiée dans la mesure où le recours intenté en Allemagne pour obtenir le retrait du certificat avait été rejeté par la juridiction d’origine. La Cour de justice veille également à préserver l’économie du règlement. Elle considère que la référence à l’exécution dans les mêmes conditions qu’une décision rendue dans l’État d’exécution doit recevoir une interprétation stricte. Ces conditions renvoient uniquement aux modalités procédurales suivant lesquelles l’exécution doit se dérouler. En revanche, elles ne pourraient « en aucun cas fournir un motif de fond pour s’opposer à la décision de la juridiction compétente »122. La modification de la situation au regard de laquelle la juridiction d’origine a statué ne justifie pas l’ouverture, dans l’État d’exécution, d’une procédure de refus d’exécution fondée sur la protection des droits fondamentaux y compris lorsqu’est en jeu la nécessité de protéger l’intérêt de l’enfant. L’intérêt supérieur de l’enfant est une question de fond de nature à conduire le juge d’origine à revoir sa décision et, le cas échéant, à renoncer au retour immédiat malgré la situation d’enlèvement international au sens du règlement « Bruxelles 2bis ». Cette voie paraît donc fermée pour redonner à l’État d’exécution une compétence pour sanctionner une violation éventuelle des droits fondamentaux ou adopter une décision conformément à leurs exigences. Dès lors, dans le silence des textes, ne conviendrait-il pas de créer un recours spécifique dans l’État d’exécution pour les cas exceptionnels d’atteinte aux droits fondamentaux du procès ? Leur respect imposerait une « limite naturelle »123 à la concentration des recours devant le juge d’origine, si, sans faute de sa part, le débiteur s’est trouvé dans l’impossibilité de contester la procédure à son commencement ou d’exercer les recours devant le juge d’origine. Dans le même sens, en raisonnant selon un rapport de mise en œuvre (opposé ici à un rapport de système et de cloisonnement des ordres institutionnels de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe), l’application du droit dérivé devrait être inséparable de l’application systématique et concrète du droit au procès équitable. De sorte que 120

L. d’Avout, « La circulation automatique des titres exécutoires imposée par le règlement 805/2004 du 21 avril 2004 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, 1, spéc. no 32.   Lyon, 6e ch. civ., 14 octobre 2010, no 09/04873, Dalloz, 2011.1513 obs. A. Leborgne. 122   C.J., 1er juillet 2010, Povse c. Alpago, C-211/10 PPU, pt. 82. 123  M.‑L. Niboyet, G. de Geouffre de la Pradelle, Droit international privé, 3e éd., no 765. 121

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la possibilité d’invoquer le droit au procès équitable devrait toujours être réservée. Peu importeraient les termes du texte, que ceux-ci n’envisagent pas cette possibilité ou qu’ils l’envisagent dans de trop strictes limites124. Le rétablissement d’un contrôle juridictionnel dans l’État requis serait ainsi « incontournable »125 et, au besoin, devrait résulter d’une initiative unilatérale de l’État. Un recours incident en protection des droits fondamentaux s’immiscerait au cœur de la force exécutoire européenne. Dans une perspective optimiste, l’État n’aurait pas à redouter un recours en manquement. Celui-ci lui donnerait simplement l’occasion de défendre cette voie originale de refus d’exécution devant la Cour de justice en excipant de l’illégalité du texte sur le fondement de l’article 277 TFUE126. L’arrêt Debaecker cité ci-avant, en tant qu’il constitue une affirmation prétorienne de la primauté des droits fondamentaux sur les mécanismes de coopération judiciaire organisant la circulation des jugements en Europe, soutient une telle initiative. À l’opposé, cependant, les règlements instituant des titres immédiatement exécutoires, comme la convention de Bruxelles avant eux, pourraient être perçus comme des système autonomes et complets ne laissant aucune place à une autre voie de recours127 y compris pour garantir le respect des droits fondamentaux. La Cour de justice adhère plutôt à la seconde tendance, comme le révèle tout particulièrement l’affaire Aguirre Zarraga. La Cour était confrontée à une question très proche de celle qui lui avait été posée à l’occasion des affaires Krombach, Gambazzi et Trade Agency. Les droits fondamentaux peuvent-ils justifier, au-delà de la lettre du règlement, en l’occurrence le règlement « Bruxelles 2bis », un motif de non-reconnaissance ou de non-exécution de la décision rendue dans un autre État membre ? Il s’agissait plus précisément en l’espèce d’une décision ordonnant le retour immédiat d’un enfant dont la résidence habituelle était fixée en Espagne avant que la mère ne l’emmène en Allemagne en violation des droits du père, seul titulaire du droit de garde, la mère ne bénéficiant que d’un simple droit de visite et d’hébergement. Les juridictions allemandes s’interrogeaient sur la possibilité de s’opposer à l’exécution de l’ordre de retour malgré sa force exécutoire immédiate liée à sa certification par le juge d’origine sur le fondement de l’article 42 du règlement « Bruxelles 2bis ». Elles estimaient en effet que l’absence d’audition de l’enfant viciait cette certification tant au regard des droits fondamentaux (art. 24, § 1, de la Charte des droits fondamentaux) qu’au regard du règlement (article 42, § 2, du règlement « Bruxelles 2bis »). Pour sauvegarder la structure du règlement, et notamment la répartition des compétences entre les États pour contrôler les décisions appelées à circuler libre124

J.‑S. Bergé, « Le droit à un procès équitable au sens de la coopération judiciaire en matière civile et pénale : l’hypothèse d’un rapport de mise en œuvre », in C. Picheral (dir.), Le droit à un procès équitable au sens du droit de l’Union européenne, Anthemis, 2012, pp. 267 et s. 125  M. Lopez de Tejada, La disparition de l’exequatur, thèse dactyl. Paris 2, 2011, no XXI. 126  L. d’Avout, « La circulation automatique des titres exécutoires imposée par le règlement 805/2004 du 21 avril 2004 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, 1, spéc. no 32. 127   En ce sens, à propos du règlement « titre exécutoire européen », H. Péroz, « Les autorités certificatrices du titre exécutoire européen – à propos du décret no 2008-484 du 22 mai 2008 », Journ. dr. intern., 2009, var. 1, no 15.

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ment, la Cour de justice s’attache avant tout à ordonner la Charte à l’effet utile du règlement. L’importance qu’elle accorde à ce dernier se reflète dans la construction de l’arrêt. Dans un premier temps, la Cour s’efforce de mettre en lumière la raison d’être du mécanisme de l’exécution immédiate en le reliant à l’intérêt de l’enfant (pts. 44-57). C’est parce qu’il faut agir rapidement que « la juridiction de l’État membre d’exécution ne peut que constater la force exécutoire d’une décision ainsi certifiée » (pts. 49 et 56) sans contrôler les conditions de délivrance du certificat (pt. 54) qui relèvent de la seule compétence de la juridiction d’origine. La Charte est cependant en arrière-plan. Une fois constaté que le règlement vise abstraitement à satisfaire l’intérêt de l’enfant, l’interprétation de l’article 42 doit s’opérer prioritairement dans le contexte du règlement plutôt qu’au regard de la Charte, ce qui conduit la Cour à des observations plutôt curieuses. Par exemple, au point 57 elle semble justifier l’absence de contrôle dans l’État d’exécution par le fait que « les causes de non-reconnaissance ou de non-déclaration de la force exécutoire, par la juridiction de l’État membre d’exécution, d’une décision en matière de responsabilité parentale prévues aux articles 23 et 31 du règlement no 2201/2003, dont l’atteinte manifeste à l’ordre public de cet État membre et la violation des règles fondamentales de procédure de ce dernier imposant de donner à l’enfant la possibilité d’être entendu n’ont pas été reprises en tant que motifs susceptibles de justifier l’opposition du juge dudit État membre dans le cadre des procédures prévues au chapitre III, section 4, dudit règlement ». Il aurait été en effet étonnant que ces causes de non-reconnaissance soient reprises alors même que l’État d’exécution est privé de toute possibilité de s’opposer à l’exécution. Or, la question posée à titre préjudiciel consiste précisément à savoir si cette lacune est justifiée au regard de la Charte. Ce point n’est abordé que dans un second temps. La Cour relève la concordance entre la Charte et le règlement sur la question de l’audition de l’enfant (pt. 62-63) en soulignant néanmoins que la Charte garantit à l’enfant la possibilité de pouvoir exprimer librement son opinion alors que l’article 42 du règlement « Bruxelles 2bis » ne vise que l’audition de l’enfant, ce qui n’est qu’une modalité parmi d’autres permettant à l’enfant d’exprimer son opinion. L’essentiel est que l’enfant ait la possibilité d’utiliser une procédure lui permettant de s’exprimer, car l’audition n’est pas toujours souhaitable. Et, à cet égard, la Cour de justice invite à porter une attention toute particulière à l’intérêt de l’enfant. Celui-ci, qui sert déjà à valider le mécanisme de retour de l’enfant en vertu d’une décision immédiatement exécutoire, est utilisé pour restreindre la portée de l’article 24, § 1, de la Charte. On pourrait en effet supposer que l’article 24, § 1, spécifie, dans un domaine particulier, ce qu’implique l’intérêt de l’enfant, exigé d’une manière générale par l’article 24, § 2. Si bien que seuls les critères de l’âge et de la maturité pourraient justifier qu’un juge ne procède pas à l’audition de l’enfant requise par l’article 42 du règlement. La Cour accentue le pouvoir d’appréciation du juge en lui permettant de se dispenser de l’audition en se fondant sur l’intérêt de l’enfant. La Cour précise qu’en toute hypothèse la compétence appartient aux seules juridictions de l’État membre d’origine (pt. 69) ce qui, là encore, étonne, puisque c’est précisément cet élément qu’il aurait fallu justifier ! 2013/3

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L’écart avec la jurisprudence Krombach est frappant. Les droits fondamentaux sont susceptibles d’élargir les motifs de non-reconnaissance, mais seraient impuissants à les créer. Une chose serait de définir le périmètre d’un contrôle dont le principe est admis et dont l’existence s’insère dans la logique d’un mécanisme, autre chose serait de permettre l’émergence d’un recours qui réduirait l’efficacité, du moins telle qu’elle est comprise par la Cour de justice, d’un mécanisme, en l’occurrence la force exécutoire européenne128. En d’autres termes, le mécanisme repose sur la prémisse que chaque État reconnaît que les autres respectent les droits fondamentaux. La confiance ainsi accordée pourrait s’accommoder de l’obligation de respecter en toute hypothèse la Convention européenne des droits de l’homme si elle évinçait une éventuelle responsabilité devant la Cour de Strasbourg. Afin d’éviter qu’un État ne soit confronté au dilemme de respecter les droits et libertés conventionnellement garantis ou les engagements qu’il assume par ailleurs en raison de son appartenance à une organisation internationale telle que l’Union européenne129, la Cour européenne des droits de l’homme a choisi d’atténuer son contrôle dès lors que l’organisation internationale en cause n’est pas partie à la CEDH130. Depuis sa célèbre jurisprudence Bosphorus131, elle estime qu’une « mesure de l’État prise en exécution de pareilles obligations juridiques doit être réputée justifiée dès lors qu’il est constant que l’organisation en question accorde aux droits fondamentaux (cette notion recouvrant à la fois les garanties substantielles offertes et les mécanismes censés en contrôler le respect) une protection à tout le moins équivalente à celle assurée par la Convention ». En d’autres termes, si la suppression de l’exequatur relève du domaine de la jurisprudence Bosphorus, l’État d’exécution n’aurait pas à redouter un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’article 6 de la Convention en tant qu’il impose à l’État requis d’offrir un recours destiné à s’assurer que la décision étrangère résulte d’une procédure compatible avec le droit au procès équitable132. Cela implique d’abord de vérifier que l’exécution, sans contrôle, ni a priori, ni a posteriori, de la décision émanant d’un autre État membre de l’Union relève strictement des obligations juridiques internationales liant l’État d’exécution. Ce premier élément ne fait guère de doute. L’État ne dispose d’aucun pouvoir d’appréciation. Le mécanisme résulte d’un règlement133 et ne laisse aucun choix à l’État d’exécution134 comme le laissent entendre les articles 5 et 21 du règlement « titre exécutoire européen » ou encore

128

E. Jeuland, « Le titre exécutoire européen : un château en Espagne ? », Gaz. Pal., 28 mai 2005, no 148, p. 15.   Cour eur. D.H., arrêt Michaud c. France, 6 décembre 2012, req. no 12323/11, § 104. 130   Ce qui signifie que l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme conduira nécessairement la Cour à exercer pleinement son office. Pourquoi, en effet, l’Union et la Cour de justice bénéficieraient-elles d’une faveur qui n’a jamais été octroyée à la Chambre des Lords ou au Tribunal de Karlsruhe. 131   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Bosphorus c. Irlande, 30 juin 2005, req. no 45036/98. 132   Cour eur. D.H., arrêt Pellegrini c. Italie, 20 juillet 2001, req. no 30882/96, Rev. trim. dr. h., 2002, p. 463 note J.‑P. Costa, JCP 2002.I.105.7 obs. F. Sudre, RTDC, 2001, p. 987 obs. J.‑P. Marguénaud, AJDA, 2001. 1062 obs. J.‑F. Flauss, Rev. crit. dr. intern. privé, 2004. 106 note L.‑L. Christians, R.D.I.D.C., 2004, 231 obs. P. Marchal, Gaz. Pal., 21-23 juillet 2002, p. 2 note L. Sinopoli. 133   Comp. Cour eur. D.H., arrêt Michaud c. France, 6 décembre 2012, req. no 12323/11, § 113. 134   Comp. Cour eur. D.H. (GC), arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, 20 janvier 2011, req. no 30696/09, §§ 339-340. 129

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l’article 42 du règlement « Bruxelles 2bis »135 tel qu’interprété par la Cour de justice dans l’arrêt Aguirre Zarraga. Cela étant, dès lors que le règlement pose des règles minimales, l’État conserve une marge de manœuvre suffisamment large pour justifier un contrôle plein et entier de la part de la Cour européenne des droits de l’homme. Le bénéfice de la présomption Bosphorus suppose encore que la protection des droits fondamentaux au sein de l’organisation internationale soit réellement équivalente à celle dont l’individu jouirait en introduisant un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci ne se contente pas d’un examen abstrait. Il convient que les mécanismes de protection aient « pu déployer l’intégralité de [leurs] potentialités »136. Si la Cour de justice n’a pas eu l’occasion de se prononcer ni lors d’un renvoi préjudiciel ni à l’occasion d’un recours ouvert aux États membres ou aux institutions de l’Union européenne, la Cour de Strasbourg examinera l’affaire au fond137. L’arrêt Aguirre Zarraga ne permet pas d’établir que le contrôle juridictionnel au sein de l’Union européenne s’est réalisé. Il ne concerne en effet que le règlement « Bruxelles 2bis ». Une extrapolation paraît d’autant plus hasardeuse que la Cour n’a été saisie que d’un seul aspect, l’audition de l’enfant. Quant à la prise en compte de la charte dans le processus d’élaboration des textes, la Cour de Strasbourg ne l’a nullement mentionnée au titre des éléments contribuant à apprécier l’équivalence dans la protection des droits fondamentaux. Cela devrait inciter, au minimum, les juridictions des États membres à solliciter au plus vite la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel en interprétation voire en appréciation de validité. Et, en attendant, il serait sans doute plus sage de prévoir, ne serait-ce qu’à titre conservatoire, un recours par lequel les juridictions de l’État d’exécution contrôleraient, au regard des droits fondamentaux, les décisions dotées de la force exécutoire européenne.

B.  Concentration du contrôle dans l’État d’origine L’individu étant privé de tout recours dans l’État d’exécution pour se prévaloir de ses droits fondamentaux, il est contraint de se reporter sur les recours ouverts dans l’État d’origine de la décision. Selon les cas, il conviendra ou d’élever une contestation sur le fond ou de neutraliser la force exécutoire du titre dont l’exécution est poursuivie138. Le règlement « titre exécutoire européen » ne prévoit formellement qu’une seule voie de recours à l’encontre de la décision (art. 19)139. Selon la technique des 135   V. encore Règlement « petits litiges », art. 20 et 22 ; Règlement « injonction de payer », art. 19 et 22 ; Règlement « aliments », art. 17 et 21. 136   Cour eur. D.H., arrêt Michaud c. France, 6 décembre 2012, req. no 12323/11, § 115. 137   Cour eur. D.H., arrêt Michaud c. France, 6 décembre 2012, req. no 12323/11, § 114. 138   L’existence de ces recours est, pour certains, la condition même du respect des droits de la défense dans le système du règlement « titre exécutoire européen » no 805/2004 (v. K.E. Beltz, « Le titre exécutoire européen », D. 2004, 2707). 139  V. également, Règlement « petits litiges », art. 18 ; Règlement « injonction de payer », art. 20 ; Règlement « aliments », art. 19.

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règles minimales, chaque État a l’obligation d’offrir au débiteur une procédure de réexamen de la décision certifiée en tant que titre exécutoire européen. Puisque le règlement se borne à énoncer des règles minimales, les États ont la faculté d’ouvrir plus largement le recours que ne le fait le règlement, tout en gardant à l’esprit, cependant, que la décision n’a lieu d’être réexaminée que dans des cas exceptionnels. Pour l’essentiel, cette voie de recours s’adresse au débiteur défaillant qui, à s’en tenir au règlement, devra démontrer que sa défaillance ne résulte pas d’une négligence ou d’une imprudence de sa part. Il lui appartiendra en outre d’agir promptement140. S’il est recevable, le recours tendant au réexamen permettra de soulever toutes les difficultés procédurales ou substantielles liées au respect des droits fondamentaux. Des conditions d’ouverture aussi étroites pourraient contrarier le droit d’accès au juge protégé par l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme s’il ne s’agissait pas d’une voie de recours extraordinaire et s’il n’existait aucune autre voie pour contester le fond du droit. En toute hypothèse, en effet, l’édiction d’un titre doté d’une force exécutoire européenne ne fait pas obstacle à l’exercice des recours dirigés contre le titre sousjacent. Celui-ci ne produit ses effets que dans les limites de sa force exécutoire dans l’État d’origine. Dès lors qu’elle est modifiée, altérée ou supprimée, notamment par l’effet de la remise en cause du titre, il devient possible de s’opposer à l’exécution dans l’État requis141. Ainsi, dans l’affaire Aguirre Zarraga, la Cour de justice souligne que la question de l’audition de l’enfant et de son incidence sur la régularité de la décision espagnole était, au moment de la saisine à titre préjudiciel par la juridiction allemande, encore pendante (pt. 72). Un appel avait été formé et était en cours d’examen. Et, une fois la décision rendue, la demande tendant à faire constater une violation du droit de l’enfant d’être entendu pouvait encore être portée devant la Cour constitutionnelle par la voie de l’amparo. La concentration des recours dans l’État d’origine est une fois encore justifiée par la confiance mutuelle. Du point de vue de la Cour de justice, elle implique que les États membres acceptent l’idée selon laquelle « leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux, reconnus au niveau de l’Union, en particulier, dans la charte des droit fondamentaux » (pt. 70). En évoquant la notion de protection équivalente, la Cour de justice semble transposer, dans les relations entre les États membres, le principe issu de la jurisprudence Bosphorus. Le contrôle du respect des droits fondamentaux serait superflu puisque chaque État membre les protégerait de manière satisfaisante. Deux éléments semblent cependant avoir été négligés. D’une part, il subsiste des divergences assez sensibles entre les États membres si bien qu’un juge letton ou italien éprouvera sans doute quelques difficultés, plus ou moins surmontables, à souscrire au point de vue du juge anglais quant au respect des droits de la défense 140

Le règlement « aliments » prévoit un délai maximum de 45 jours (art. 19, § 2).   Civ. 2e, 6 janvier 2012, no 10-23529, Dalloz 2012, 1509 obs. A. Leborgne, 2069 obs. L. L.-G. et F. R.-M.

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à l’occasion d’une procédure par défaut régie par le droit anglais142. D’autre part, la retenue dont fait preuve la Cour de Strasbourg s’efface dans deux séries de circonstances, tout particulièrement lorsque les mécanismes destinés à garantir le respect des droits fondamentaux ont été défaillants. Cette dernière objection n’est toutefois pas sans réponse. Dans la mesure où chaque État doit offrir un recours de réexamen dans des cas exceptionnels, cela signifie que l’absence totale de recours, ordinaire ou extraordinaire, motivé par la violation des droits fondamentaux, résultera le plus souvent de la négligence du défendeur143. Pour être pleinement efficace, et éviter l’exécution d’une décision rendue en méconnaissance des droits fondamentaux, le recours exercé dans l’État d’origine ne devrait pas rester sans incidence dans l’État d’exécution. Bien que la Cour de justice ait omis de l’aborder dans l’affaire Aguirre Zarraga, la question trouve généralement une réponse dans les règlements supprimant la procédure d’exequatur. Par exemple, l’article 23 du règlement « petits litiges » no 861/2007 autorise la saisine des autorités de l’État d’exécution afin qu’elles préservent les droits du demandeur par des mesures conservatoires ou la constitution de sûretés en attendant l’issue de la procédure intentée dans l’État d’origine. Quoique limitée à des circonstances exceptionnelles, la suspension de l’exécution est également envisagée. Outre la contestation du titre, est-il concevable de remettre en cause la seule force exécutoire de la décision ? La réponse est positive, mais cette voie n’est sans doute pas la plus pertinente dans la perspective d’une protection des droits fondamentaux. Ses conditions d’ouverture sont plus étroites encore que la procédure de réexamen de la décision. Le principe est celui d’une absence de recours contre le certificat144 parce qu’il convient de préserver l’efficacité du mécanisme, efficacité qui se ramène largement à impératif de célérité, contre une utilisation abusive et dilatoire d’un éventuel recours145. Pour autant, un recours peut être exercé lorsque, au regard des conditions posées par les textes, il apparaît que le certificat a été indument délivré146. Une fois encore cependant, un tel recours inspire un certain scepticisme dans la mesure où il relève de la compétence de la juridiction d’origine, c’est-à-dire celle qui a rendu la décision et qui l’a certifiée147.

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Même si la Cour de justice incite à la souplesse et à la compréhension. Le fait qu’il n’existe aucune jurisprudence pertinente de la Cour de Strasbourg relativement à la procédure anglaise par défaut est peut-être l’une des clés d’explication des différentes approches de la Cour de justice dans l’affaire Krombach (la Cour affirmant que la procédure française méconnaît les droits de la défense), d’une part, et dans les affaires Gambazzi et Trade Agency (la Cour invitant les juridictions nationales à évaluer le respect des droits de la défense en gardant à l’esprit l’utilité et la légitimité de la procédure anglaise par défaut ainsi que la possibilité de tolérer des restrictions aux droits de la défense si elles sont proportionnées), d’autre part. 143   Sauf à envisager un délai de forclusion tellement bref qu’il imprime à la procédure de réexamen du règlement « titre exécutoire européen » no 805/2004 un caractère théorique et illusoire. 144   Règlement « titre exécutoire européen », art. 10, § 4. 145   C.J., 22 décembre 2010, Aguirre Zarraga c. Pelz, 491/10 PPU, pt. 50. 146   Règlement « titre exécutoire européen », art. 10, § 1, b. 147  L. d’Avout, « La circulation automatique des titres exécutoires imposée par le règlement 805/2004 du 21 avril 2004 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, 1, no 28.

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IV. Conclusion La suppression de l’exequatur est très généralement critiquée du point de vue du respect des droits fondamentaux148. L’harmonisation des règles procédurales et substantielles n’est pas suffisamment aboutie. En dépit des initiatives de l’Union ou de la nécessité de respecter la Convention européenne des droits de l’homme, l’espace judiciaire européen manquerait encore d’homogénéité. En acceptant d’exécuter une décision sans examen préalable ou sans recours possible, l’État requis prend ainsi le risque de mettre ses agents d’exécution au service d’une décision bafouant ses valeurs fondamentales. Au demeurant, il peut paraître paradoxal d’écarter la réserve de l’ordre public. Comment comprendre en effet qu’elle soit sacrifiée alors que l’espace de liberté, sécurité, justice se construit dans le respect l’identité culturelle des États et de leurs traditions juridiques dont l’exception d’ordre public constitue l’une des expressions les plus saillantes149? Cette exception semble inhérente à l’équilibre de cet espace pétri de diversité et marqué par une irréductible hétérogénéité. En outre, cela n’empêche pas le rapprochement progressif des points de vue par un contrôle européen contenant les réactions épidermiques et les excès150. La suppression de l’exequatur sur le modèle du règlement « titre exécutoire européen » n’est pas pour autant condamnée. Elle pourrait se développer, mais à la condition de renforcer les recours à la disposition de la partie contre qui l’exécution est poursuivie. Il conviendrait tout particulièrement de dissocier l’autorité adoptant la décision de celle délivrant le certificat et examinant les recours garantissant le respect des droits fondamentaux. Fabien Marchadier Professeur à l’Université de Poitiers e‑mail : fabien_marchadier@yahoo.fr

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V., tout particulièrement, M. Lopez de Tejada, La disparition de l’exequatur, thèse dactyl. Paris 2, 2011.  I. Barrière-Brousse, « Le traité de Lisbonne et le droit international privé », Journ. dr. intern., 2010, 1, no 26.   V. à cet égard P. Kinsch, « La non-conformité du jugement étranger à l’ordre public international mise au diapason de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. crit. dr. intern. privé, 2012, p. 817. 149 150

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Dossier Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme The control of public policy by the European Court of Human Rights Sabine Corneloup

Résumé

Abstract

L

P

’ordre public a perdu son caractère fondamentalement national. Sur le terrain du contenu, plutôt que de refléter des particularités nationales, il tend aujourd’hui vers des valeurs européennes communes, alors que sur le terrain de son interprétation, ce n’est plus le juge national qui a le dernier mot, mais la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci exerce un contrôle, d’une part, lorsque l’ordre public est le vecteur de la protection des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme face à une norme étrangère qui risque d’y porter atteinte et, d’autre part, lorsque l’ordre public porte lui-même atteinte à ces droits en s’opposant à la reconnaissance d’une situation constituée à l’étranger. Dans le premier cas, la Cour impose aux États le recours à l’exception d’ordre public ; dans le second cas au contraire, elle l’interdit.

ublic policy has lost its fundamentally national character. Its content, rather than reflecting national particularities, is increasingly based on common European values and the European Court of Human Rights, rather than the national courts, has the last say on its interpretation. The European Court of Human Rights exercises a control in cases where the public policy exception is the vector of protection of fundamental rights against foreign laws or judgments which might conflict with them, as well as in cases where the public policy exception itself conflicts with fundamental rights by opposing the recognition of a situation constituted abroad. The Court requires the application of the public policy exception in the first hypothesis ; in the second hypo­ thesis, it prohibits such application.

I. Introduction

À

un moment où la Cour européenne des droits de l’homme est saisie d’une requête dans l’affaire Mennesson c. France1, la question du contrôle par cette juridiction de l’ordre public est d’une particulière actualité2. L’on sait que dans ce

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Req. no 65192/11, Sylvie Mennesson et autres c. France, introduite le 6 octobre 2011.   V. sur l’ensemble du sujet tout particulièrement D. Cohen, « La CEDH et le droit international privé », Rev. crit. dr. intern. privé, 1989, pp. 451 et s. ; P. Hammje, « Droits fondamentaux et ordre public », Rev. crit. dr. intern. privé, 1997, pp. 1 et s. ; F. Marchadier, Les objectifs généraux du droit international privé à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2007 ; P. Kinsch, « Droits de l’homme, droits fondamentaux et droit international privé », R.C.A.D.I., 2005, t. 318, pp. 9 et s. ; L. d’Avout, « Droits fondamentaux et coordination des

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contentieux très médiatisé de gestation pour autrui, la Cour de cassation française avait refusé la transcription des actes de naissance établis en exécution d’une décision californienne concernant deux enfants conçus par mère porteuse, au motif que cette décision était contraire à la conception française de l’ordre public international3. La Cour européenne des droits de l’homme aura à apprécier ce recours à l’ordre public par le juge français au regard de plusieurs articles de la CEDH (article 8, article 14 combiné avec l’article 8, article 12 et article 6)4. L’ordre public se rencontre en droit international privé à la fois sur le terrain du conflit de lois et sur celui du conflit de juridictions. C’est un outil de réaction à une norme étrangère jugée incompatible avec les valeurs essentielles du for5. Il permet, dans le cadre du conflit de lois, de refuser l’application d’une loi étrangère (qui serait normalement applicable d’après la règle de conflit du for) et, dans le cadre du conflit de juridictions, de refuser la reconnaissance et l’exécution d’un jugement étranger. Sa raison d’être est ainsi de préserver les principes fondamentaux du for face à une norme étrangère jugée incompatible avec eux. Le contrôle de l’ordre public n’est qu’un volet du contrôle que la Cour européenne des droits de l’homme exerce dans le domaine du droit international privé. Celuici porte également sur la teneur des règles de conflit de lois6, sur les mécanismes de coopération internationale7 ou encore sur la reconnaissance des jugements étrangers8. Cette soumission du droit international privé aux exigences des droits fondamentaux trouve ses origines dans la jurisprudence de certaines cours constitutionnelles nationales. Sur le terrain de l’ordre public, l’arrêt précurseur a été rendu par la Cour constitutionnelle fédérale allemande le 4 mai 1971 dans l’affaire du mariage de l’Espagnol, où la Cour a estimé que le juge civil allemand devait écarter la loi espagnole normalement applicable à la capacité matrimoniale ordres juridiques en droit privé », in E. Dubout et S. Touzé (dir.), Les droits fondamentaux : charnières entre ordres et systèmes juridiques, Pedone, Paris, 2010, pp. 165 et s. ; D. Spielmann, « La reconnaissance et l’exécution des décisions judiciaires et les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 2011, pp. 761 et s. 3   Cass. civ. 1re, 6 avril 2011, Rev. crit. dr. inter. privé, 2011, p. 722, note P. Hammje, RTD civ., 2011, p. 340, obs. J. Hauser, AJ famille 2011, p. 262, obs. F. Chénedé, et p. 265, obs. B. Haftel, et p. 266, interview M. Domingo, D. 2011, 1001, édito. F. Rome, et 1064, entretien X. Labbée, et 1522, note D. Berthiau et L. Brunet. Plus précisément, selon la Cour de cassation, la convention portant sur la gestation pour le compte d’autrui contrevient au principe de l’indisponibilité de l’état des personnes qui constitue un principe essentiel du droit français. 4   Les juridictions françaises avaient estimé que le refus de transcription des actes de naissance, qui ne prive pas les enfants de la filiation maternelle et paternelle que le droit californien leur reconnaît ni ne les empêche de vivre avec les époux Mennesson en France, ne porte pas atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale de ces enfants au sens de l’article 8 de la CEDH, non plus qu’à leur intérêt supérieur garanti par l’article 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l’enfant. 5   Au-delà de sa fonction négative d’éviction de la norme étrangère, l’ordre public peut toutefois également posséder une fonction positive de rattachement. V. notamment P. Hammje, « L’ordre public de rattachement », TCFDIP, 20062008, pp. 153 et s. 6   Par ex. Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Harroudj c. France, 4 octobre 2012, req. no 43631/09. 7   Par ex. dans le domaine de l’enlèvement international d’enfants, v. parmi d’autres, Cour eur. D.H. (GC), arrêt Neulinger et Shuruk c. Suisse, 6 juillet 2010, req. no 41615/07 ; Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Šneersone et Kampanella c. Italy, 12 juillet 2011, req. no 14737/09 ; Cour eur. D.H., arrêt X. c. Lettonie, 4 juin 2012, req. no 27853/09. V. dans ce volume l’article de P. Hammje, « La Cour européenne des droits de l’homme et la coopération transfrontière ». 8   Pour un contrôle des conditions d’exequatur, par ex., Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Pellegrini c. Italie, 20 juillet 2001, req. no 30882/96 : contrôle du respect des droits de la défense par le juge d’origine ; Cour eur. D.H. (1re sect.), déc. (irrec.) Hussin c. Belgique, 6 mai 2004, req. no 70807/01 : contrôle de la compétence indirecte ; Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) McDonald c. France, 29 avril 2008, req. no 18648/04 : contrôle de la compétence indirecte. V. dans ce numéro, p. 346, l’article de F. Marchadier, « Droits fondamentaux et force exécutoire en droit inter­ national privé », et p. 409, l’article de H. Muir Watt, « Droits fondamentaux et méthodes de reconnaissance ».

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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d’un ressortissant espagnol souhaitant épouser une Allemande, dans la mesure où cette loi portait en l’espèce une atteinte excessive et disproportionnée à la liberté matrimoniale garantie par l’article 6, alinéa 1er, de la Loi fondamentale allemande9. À cette occasion, la Cour de Karlsruhe a suggéré aux juges civils deux techniques permettant d’assurer le respect des droits fondamentaux en droit international privé : soit une application directe des droits fondamentaux, soit un recours à la réserve d’ordre public10. Plus particulièrement, selon la Cour, la réserve d’ordre public peut être interprétée comme le point de pénétration des droits fondamentaux dans le droit international privé, conduisant à déclencher l’intervention de l’ordre public chaque fois qu’une atteinte est portée aux droits fondamentaux par l’application d’un droit étranger. En effet, en tant que notion générale du droit, l’ordre public convient particulièrement bien puisqu’il peut être interprété à la lumière des droits fondamentaux, ce qui fait entrer ces derniers dans les raisonnements de droit privé11. Cette voie indiquée par la Cour constitutionnelle fédérale, et qui avait été préconisée en France dès 1950 par P. Lerebours-Pigeonnière12, est l’une de celles effectivement empruntées plus tard par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière peut ainsi être amenée à contrôler si le juge national aurait dû faire jouer l’exception d’ordre public face à une norme étrangère afin d’assurer le respect des droits garantis par la Convention13. Aussi, aujourd’hui, la réserve d’ordre public est-elle interprétée régulièrement par référence aux exigences découlant des droits fondamentaux garantis par la CEDH. Au sein de cette jurisprudence fondée sur la CEDH, ce sont les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme qui retiendront notre attention ici, ce qui nous conduira à laisser de côté les arrêts rendus par les juridictions nationales14. Ce n’est donc pas l’influence, en général, des droits garantis par la CEDH sur l’ordre public qui formera l’objet de notre réflexion, mais plus précisément le contrôle exercé sur ce point par la Cour européenne des droits de l’homme Cette approche nous conduira également à écarter de notre étude la jurisprudence de la Cour de

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BVerfGE 37, 58, Rev. crit. dr. intern. privé, 1974, p. 57 et p. 1, chron. C. Labrusse. À l’époque des faits, le droit espagnol n’admettait pas encore le divorce. Or, en l’espèce, la future épouse était une ressortissante allemande divorcée. Ne reconnaissant pas ce divorce, le droit espagnol opposait au mariage l’empêchement bilatéal de bigamie. 10   V. sur cette alternative P. Hammje, « Droits fondamentaux et ordre public », Rev. crit. dr. intern. privé, 1997, pp. 1 et s. ; F. Marchadier, Les objectifs généraux du droit international privé à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2007, nos 475 et s. 11   Le raisonnement est comparable à celui consacré par la Cour constitutionnelle fédérale dans le domaine du droit civil, où les clauses générales du BGB qui se réfèrent aux notions de bonne foi et de morale (§ 138 et 242 du BGB) sont qualifiées de points de pénétration des droits fondamentaux dans le droit privé : Cour constitutionnelle fédérale, 15 janvier 1958, Lüth, BVerfGE 7, 198. 12  P. Lerebours-Pigeonnière, « La déclaration universelle des droits de l’homme et le droit international privé », in Études offertes à Georges Ripert, t. 1, 1950, pp. 255 et s. 13   P. ex., Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) Ammdjadi c. Allemagne, 9 mars 2010, req. no 51625/08. 14   À titre d’exemple, on se bornera à citer ici la jurisprudence française relative à la répudiation unilatérale de la femme par son mari prononcée à l’étranger, qui est qualifiée de contraire au principe d’égalité des époux lors de la dissolution du mariage reconnu par l’article 5 du protocole du 22 novembre 1984, no 7, additionnel à la CEDH, et donc à l’ordre public international, dès lors que la femme, sinon même les deux époux, étaient domiciliés sur le territoire français : Cass. civ. 1re, 17 février 2004, D. 2004, p. 824, concl. F. Cavarroc et P. Courbe, « Le rejet des répudiations musulmanes », D. 2004, p. 815, Journ. dr. intern., 2005, p. 1200, note L. Gannagé, Rev. crit. dr. intern. privé, 2004, p. 423, note P. Hammje, JCP, 2004, II, 10128, note H. Fulchiron. Comp. la solution consacrée aujourd’hui par l’article 10 du règlement no 1259/2010 « Rome III » sur la loi applicable au divorce.

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justice de l’Union européenne. En effet, parallèlement à la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de Justice exerce également un contrôle sur le recours à l’ordre public par les juridictions nationales, afin de garantir que l’invocation de l’ordre public ne porte pas atteinte à la libre circulation des jugements. Dans le cadre de ce contrôle, la Cour de Luxembourg considère que, s’il ne lui appartient pas de définir le contenu de l’ordre public d’un État, il lui incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre desquelles le juge d’un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’une juridiction d’un autre État membre. En substance, il ressort de sa jurisprudence que le recours à l’ordre public n’est justifié que si la reconnaissance ou l’exécution d’une décision étrangère porterait atteinte à un principe fondamental de l’ordre juridique de l’État requis. Il doit s’agir d’une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet État, ce qui comprend les droits garantis par la CEDH15. Il convient de souligner d’emblée qu’il n’est pas facile d’identifier, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, des principes qui sont réellement spécifiques à l’ordre public. En effet, dans la mesure où la Cour exerce son contrôle toujours sur le résultat concret auquel a abouti le juge national, elle n’est souvent pas confrontée directement à une règle de droit international privé en tant que telle16. Or, un certain résultat concret exigé par la CEDH – par exemple, la reconnaissance d’un jugement étranger consacrant une relation de famille –, peut avoir été méconnu par le juge national sur différents fondements : celui-ci peut avoir refusé la reconnaissance du jugement étranger, par exemple, sur le fondement du contrôle de la loi appliquée17, sur le fondement du contrôle de la compétence indirecte18 ou encore sur celui du contrôle de l’ordre public19. Quel que soit le fondement retenu, la Cour européenne des droits de l’homme va sanctionner pareillement un résultat concret qui est l’atteinte au droit au respect de la vie familiale qui découle du refus de reconnaissance du jugement étranger. Le contrôle exercé par la Cour obéit ainsi à des principes qui sont partiellement communs à ces différentes notions de droit international privé. C’est ce qui explique d’ailleurs également pourquoi la Cour européenne ne s’intéresse pas tellement au débat sur la méthode d’intervention des droits fondamentaux20. Il lui importe peu si les 15

C.J., 28 mars 2000, Krombach, C-7/98 : « le recours à la clause de l’ordre public doit être considéré comme étant possible dans les cas exceptionnels où les garanties inscrites dans la législation de l’État d’origine et dans la convention elle-même n’ont pas suffi à protéger le défendeur d’une violation manifeste de son droit de se défendre devant le juge d’origine, tel que reconnu par la CEDH » ; C.J., 2 mai 2006, Eurofood, C-341/04 : « un État membre peut refuser de reconnaître [pour contrariété à l’ordre public] une procédure d’insolvabilité ouverte dans un autre État membre lorsque la décision d’ouverture a été prise en violation manifeste du droit fondamental à être entendue dont dispose une personne concernée par une telle procédure » ; C.J., 2 avril 2009, Gambazzi, C-394/07 : le recours à l’exception d’ordre public est justifié si, « au terme d’une appréciation globale de la procédure et au vu de l’ensemble des circonstances », […] une atteinte manifeste et démesurée au droit du défendeur à être entendu » est constituée. 16   C’est ce qui a été, à juste titre, rappelé par L. d’Avout, « Droits fondamentaux et coordination des ordres juridiques en droit privé », in E. Dubout et S. Touzé (dir.), Les droits fondamentaux : charnières entre ordres et systèmes juridiques, Pedone, 2010, spéc. pp. 180 et s. 17   V. par ex. Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, 28 juin 2007, req. no 76240/01. 18   V. par ex. Cour eur. D.H. (1re sect.), déc. (irrec.) Hussin c. Belgique, 6 mai 2004, req. no 70807/01. 19   V. par ex. Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Negrepontis-Giannisis c. Grèce, 3 mai 2011, req. no 56759/08. 20   V. sur ce débat notamment P. Hammje, « Droits fondamentaux et ordre public », Rev. crit. dr. intern. privé, 1997, pp. 1 et s. ; F. Marchadier, Les objectifs généraux du droit international privé à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2007, spéc. nos 475 et s.

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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droits garantis par la CEDH s’appliquent directement dans les litiges privés ou s’ils s’appliquent par le biais de l’exception d’ordre public, pourvu que le résultat final auquel aboutit le juge national s’avère conforme à la CEDH. La particularité de l’ordre public n’apparaîtra alors éventuellement qu’au titre de l’appréciation des justifications que l’État pourrait faire valoir, par exemple, au regard de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, dans la mesure où l’intervention de l’ordre public repose sur des principes qui sont considérés comme essentiels par l’État et qui méritent, à cet égard, sans doute davantage de considération que le simple respect abstrait des principes régissant la compétence juridictionnelle ou la loi applicable. L’examen des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui se rapportent à l’ordre public révèle que le contrôle de la Cour peut aller dans deux directions parfaitement opposées. Dans certains cas, la Cour examine si les droits fondamentaux interdisent à l’État de se fonder sur l’ordre public pour rejeter une norme étrangère jugée incompatible avec les principes essentiels du for, alors que dans d’autres, elle vérifie au contraire si les droits fondamentaux imposent à l’État de se fonder sur l’ordre public pour rejeter une norme étrangère21. Selon les hypothèses, les droits fondamentaux peuvent ainsi se présenter, soit comme encadrant l’ordre public – ils lui sont alors extérieurs –, soit comme formant le contenu de l’ordre public – ils lui sont alors inhérents. Par conséquent, il serait inexact de croire que le contrôle de la Cour conduit nécessairement à abaisser systématiquement les barrières de l’ordre public au nom d’une nécessaire reconnaissance des situations constituées à l’étranger. À l’opposé, il serait tout aussi inexact de penser que ce contrôle de la Cour fait systématiquement obstacle à la diversité culturelle et à l’harmonie internationale des relations de droit privé, en s’opposant à toute norme étrangère ne partageant pas les valeurs consacrées dans la CEDH. Chacune des tendances existe, mais ne forme qu’une partie d’une jurisprudence caractérisée par sa complexité. De plus, il n’est pas rare que des forces contradictoires soient à l’œuvre simultanément22. En particulier, l’existence même, en droit international privé, d’un contrôle fondé sur l’ordre public peut être analysée comme le moyen par lequel l’État respecte les exigences du droit à un recours effectif, découlant de l’article 13 de la CEDH. En effet, lorsqu’un requérant prétend que l’application d’une loi étrangère ou la reconnaissance d’un jugement étranger porte atteinte à un droit substantiel garanti par la CEDH, la possibilité d’un contrôle de l’ordre public – susceptible de conduire à la mise à l’écart de la norme étrangère litigieuse – représente la garantie procédurale requise par l’article 13 de la CEDH au service de la 21

Cette dialectique a déjà été parfaitement démontrée, au-delà de l’ordre public, à propos de la jurisprudence de la Cour relative à la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers : D. Spielmann, « La reconnaissance et l’exécution des décisions judiciaires et les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 2011, pp. 761 et s. 22   V. D. Spielmann, « La reconnaissance et l’exécution des décisions judiciaires et les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 2011, spéc. p. 786, qui conclut son article ainsi : « dans certains cas exceptionnels, la Cour pourrait à l’avenir être amenée à opérer une délicate mise en balance des intérêts pour décider si la Convention exige le refus de l’exécution ou, au contraire, l’interdit ».

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sanction des droits substantiels23. En même temps, la Cour européenne des droits de l’homme considère que le refus de reconnaissance d’un jugement étranger constitue en soi une ingérence dans le droit au procès équitable24. Les raisonnements fondés sur les articles 13 et 6 de la CEDH traduisent ainsi des logiques contradictoires. De même, dans les relations familiales, le droit au respect de la vie familiale peut imposer la reconnaissance d’une relation de famille constituée à l’étranger, mais cette dernière peut en même temps se heurter, par exemple, à l’interdiction des discriminations fondées sur le sexe. Nous chercherons à montrer ces différentes facettes de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, d’abord lorsque l’ordre public apparaît comme une garantie des droits fondamentaux (II) et ensuite lorsqu’il réalise au contraire une atteinte aux droits fondamentaux (III).

II.  L’ordre public, garantie des droits fondamentaux Sous ce premier aspect, il convient d’étudier le contrôle de l’ordre public dans la perspective ouverte par la Cour constitutionnelle fédérale allemande : l’ordre public en tant que vecteur des droits garantis par la CEDH. L’exception d’ordre public constitue ici l’outil assurant le respect des droits fondamentaux, en ce qu’il permet de refuser de donner effet, dans l’ordre juridique du for, à la norme étrangère (loi ou jugement) qui y porte atteinte. Une distinction doit être opérée selon l’origine de la loi étrangère ou du jugement étranger dont la conformité aux principes essentiels du for est en cause. En effet, lorsque la norme émane d’un État tiers à la CEDH, il se pose tout particulièrement la question de l’intensité du contrôle exercé par la Cour. Quel est le seuil de tolérance appliqué par la Cour lorsque sont en cause des relations privées avec des États tiers (B) ? Ces mêmes interrogations se posent également, mais avec une acuité moindre, lorsque la norme étrangère émane d’un autre État contractant (A).

A.  Relations entre États contractants Le contrôle de la Cour s’exerce à un double titre : non seulement au titre du respect des droits substantiels garantis par la CEDH, mais également au titre des garanties procédurales requises par l’exigence d’un recours effectif. En effet, le mécanisme de l’exception d’ordre public peut constituer l’outil procédural permettant un recours effectif en vue de la protection des droits substantiels. C’est ce qui résulte de l’arrêt Lindberg c. Suède25. Le litige portait sur la demande d’exécu23

Cela apparaît clairement dans Cour eur. D.H. (1re sect.), déc. (irrec.) Lindberg c. Suède, 15 janvier 2004, req. no 48198/99. 24   Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) McDonald c. France, 29 avril 2008, req. no 18648/04. 25   Cour eur. D.H. (1re sect.), déc. (irrec.) Lindberg c. Suède, 15 janvier 2004, req. no 48198/99.

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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tion en Suède d’un jugement norvégien condamnant un journaliste norvégien, résidant en Suède, au paiement de dommages-intérêts dans le cadre d’une procédure en diffamation. Il était allégué que cette condamnation portait atteinte à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la CEDH. Les juridictions suédoises avaient estimé, sur trois degrés de juridiction, que l’exécution du jugement norvégien ne portait pas atteinte à l’ordre public suédois. La Cour suprême suédoise avait, en outre, considéré que s’il ne lui appartenait pas de procéder à un contrôle complet du jugement – émanant d’un autre État contractant – au regard du respect de l’article 10 de la CEDH, un certain examen de la conformité à la CEDH de ce jugement norvégien s’imposait néanmoins. Aux termes de cet examen, la Cour suprême a abouti à la conclusion de l’absence de violation de l’article 10. Dans sa décision d’irrecevabilité, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée sur la violation alléguée des articles 13 et 10 de la CEDH. Concernant l’article 13, elle précise qu’il exige la disponibilité d’un recours en droit national permettant d’assurer le respect des droits garantis par la Convention, dès lors que le requérant peut faire valoir de façon défendable une atteinte à ces droits. Pour la Cour, il importe peu quelle forme prend précisément ce recours en droit national et ce n’est donc pas fondamentalement une jurisprudence spécifique à l’exception d’ordre public. Toutefois, en droit international privé, c’est en principe l’exception d’ordre public qui est invoquée dans le cadre de la procédure en exequatur et qui permet donc ce contrôle du respect des droits garantis par la CEDH. La Cour constate qu’en l’espèce, les arguments contre l’exécution du jugement étranger ont été examinés sur trois degrés de juridiction, où les tribunaux nationaux ont vérifié que l’exécution ne portait atteinte ni à l’ordre public (qui comprend la liberté d’expression), ni à une autre disposition du droit suédois. Ce contrôle de l’ordre public par les juridictions nationales répondait dès lors aux exigences du droit à un recours effectif. Ensuite, sur le terrain de l’article 10, la Cour estime que l’argument d’une violation de la liberté d’expression était manifestement malfondé et ne s’opposait donc pas à l’exécution du jugement norvégien. L’arrêt est important en ce qu’il établit la nécessité, fondée sur l’article 13 de la CEDH, de permettre un contrôle de la conformité du jugement étranger aux droits garantis par la CEDH, et ceci même dans les relations entre États contractants26. En effet, la Cour rappelle que « Article 13 of the Convention guarantees the availability of a remedy at national level to enforce the substance of the Convention rights and freedoms in whatever form they may happen to be secured in the domestic legal order. The effect of Article 13 is thus to require the provision of a domestic remedy allowing the competent “national authority” both to deal with the substance of the relevant Convention complaint and to grant appropriate relief, although Contracting States are afforded some discretion as to the manner in which they comply with their obligations under Article 13 ». Le contrôle de 26

Le même principe avait déjà été posé à propos d’un jugement émanant d’un État tiers à la CEDH, mais sans référence à l’article 13 de la CEDH : Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Pellegrini c. Italie, 20 juillet 2001, req. no 30882/96. Avant d’accorder l’exequatur, le juge national doit s’assurer que la procédure étrangère remplissait les exigences d’un procès équitable.

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l’ordre public ne pourrait donc pas être supprimé, à moins qu’il ne soit remplacé par un autre type de recours répondant de la même façon aux exigences du droit à un recours effectif. Dans le cadre de la récente révision du règlement (CE) no 44/2001 « Bruxelles I » du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, la proposition de la Commission européenne de supprimer la procédure d’exequatur avait rencontré une large hostilité précisément parce qu’elle devait emporter en même temps une suppression de l’exception d’ordre public. De nombreux auteurs avaient invoqué au soutien d’un maintien du contrôle de l’ordre public dans l’État requis la nécessité d’offrir dans cet État un recours permettant de sanctionner les atteintes à la CEDH27. Et c’est ce que finalement le nouveau règlement no 1215/2012 du 12 décembre 2012 permet. La procédure d’exequatur a été supprimée, mais un contrôle de l’ordre public reste possible dans l’État requis au stade de l’exécution du jugement étranger. En effet, le débiteur peut demander un refus d’exécution si la reconnaissance du jugement étranger est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis (article 45, § 1er, a), ce qui permet de satisfaire aux conditions posées par la Cour européenne des droits de l’homme En revanche, l’on sait que ce n’était pas la première fois que l’UE a voulu supprimer l’exequatur. Or, dans certains textes antérieurs, cette suppression a été décidée sans qu’une possibilité de contrôle de l’ordre public ait été maintenue dans l’État requis28. Certes, ces textes instituent des garanties particulières visant à assurer notamment que les droits de la défense soient respectés dans l’État d’origine du jugement, mais aucune garantie spécifique ne vise le respect des droits fondamentaux substantiels. Comment la Cour européenne des droits de l’homme raisonnerait-elle si, dans une affaire comparable à celle de l’arrêt Lindberg c. Suède, le créancier avait disposé d’un titre exécutoire européen fondé sur le règlement no 805/2004 dont l’exécution n’aurait pas pu être soumise à un contrôle préalable de l’ordre public dans l’État requis et à propos duquel on n’aurait donc pas pu contrôler l’absence d’atteinte à la liberté d’expression ? Nous pensons qu’un doute subsiste ici quant à la compatibilité de ces textes récents de l’UE avec les exigences d’un recours effectif découlant de l’article 13 de la CEDH. On peut regretter que la Cour n’ait pas pris position, dans l’arrêt Lindberg c. Suède, sur la question plus générale de savoir quel standard est applicable lorsqu’à la

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P. Schlosser, « The Abolition of Exequatur Proceedings – Including Public Policy Review ? », IPRax, 2010, pp. 101 et s. ; P. Beaumont et E. Johnston, « Abolition of the Exequatur in Brussels I : Is a Public Policy Defence Necessary for the Protection of Human Rights ? », IPRax 2010, pp. 105 et s. ; des mêmes auteurs, « Can Exequatur be Abolished in Brussels I Whilst Retaining a Public Policy Defence ? », Journal of Private International Law, 2010, vol. 6, no 2, pp. 249 et s. ; P. Oberhammer, « The Abolition of Exequatur », IPRax 2010, pp. 197 et s. ; G. Cuniberti et I. Rueda, « Abolition of Exequatur, Addressing the Commission’s Concern », RabelsZ 2011, pp. 286 et s. ; S. Corneloup, « The public policy exception in Brussels I practice », The European Legal Forum, 2011, no 1, pp. 23 et s. 28   V. sur ce point P. Kinsch, « Droits de l’homme, droits fondamentaux et droit international privé », R.C.A.D.I., 2005, t. 318, pp. 9 et s., spéc. nos 257 et s. On trouve ici notamment le règlement no 2201/2003 Bruxelles IIbis pour les décisions relatives au droit de visite (art. 41) et au retour d’un enfant ayant fait l’objet d’un enlèvement international (art. 42), le règlement no 805/2004 sur le titre exécutoire européen, le règlement no 1896/2006 sur l’injonction de payer européenne, le règlement no 861/2007 sur les petits litiges et le règlement no 4/2009 sur les obligations alimentaires (dans les relations entre États membres liés par le Protocole de La Haye de 2007).

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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fois l’État d’origine et l’État requis sont des États contractants à la CEDH29. En effet, selon l’arrêt, « the Court does not deem it necessary for the purposes of its examination of the present case to determine the general issue concerning what standard should apply where the enforcing State as well as the State whose court gave the contested decision is a Contracting Party to the Convention and where the subject-matter is one of substance (i.e., here, the freedom of expression) rather than procedure. In the particular circumstances it suffices to note that the Swedish courts found that the requested enforcement (in respect of the award of compensation and costs made in the Norwegian judgment) was neither prevented by Swedish public order or any other obstacles under Swedish law ». Ces considérations semblent indiquer que la Cour opère une distinction entre les affaires dans lesquelles une atteinte à un droit substantiel est en cause, et celles où la procédure suivie à l’étranger ne remplit pas les exigences du procès équitable. Malheureusement, les précisions apportées par la Cour sont, sur ce terrain, lacunaires. En effet, dans l’affaire Pellegrini c. Italie (sur laquelle, v. infra), la Cour avait exercé un contrôle complet, optimal, concernant le respect des exigences de l’article 6, § 1er, de la CEDH, mais il s’agissait en l’espèce d’un jugement émanant d’un État tiers à la CEDH30. Doit-il en aller de même lorsque le jugement a été rendu dans un autre État contractant et que les garanties du procès équitable sont en cause ? La portée de l’arrêt est incertaine sur ce point31. D’un côté, on pourrait le penser puisque si l’État d’origine est lié par la CEDH, il ne paraît pas critiquable de procéder à un tel contrôle selon le standard optimal. De l’autre, on pourrait aussi estimer que lorsque l’État d’origine est un État contractant, ce contrôle n’est pas nécessaire puisque les juridictions nationales de cet État assurent alors ellesmêmes le respect des exigences de la CEDH. Personnellement, nous penchons plutôt en faveur de la première interprétation, dès lors que le requérant fait valoir une atteinte à ses droits de façon défendable, mais la question reste en suspens pour le moment. En revanche, lorsque l’atteinte alléguée vise les droits substantiels garantis par la CEDH, la formulation de l’arrêt Lindberg c. Suède pourrait signifier que le raisonnement ne doit pas nécessairement être le même. Dans cette affaire, la Cour suprême suédoise avait estimé qu’en principe, entre États contractants, un contrôle plutôt sommaire devrait suffire, sauf si les circonstances du litige font apparaître des doutes quant au respect des exigences de la Convention, auquel cas un examen plus précis s’avère nécessaire. Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, elle s’est contentée ici du contrôle à travers l’exception d’ordre public, tel qu’il a été pratiqué par les juridictions suédoises. La question reste donc pour l’instant ouverte, dans l’attente d’un arrêt plus précis de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans les relations avec les États tiers, cette question du standard de contrôle se pose avec encore plus d’acuité. 29

V. sur cette question F. Marchadier, Les objectifs généraux du droit international privé à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2007, spéc. nos 378 et s.   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Pellegrini c. Italie, 20 juillet 2001, req. no 30882/96. 31   V. D. Spielmann, « La reconnaissance et l’exécution des décisions judiciaires et les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 2011, pp. 761 et s. (spéc. p. 767).

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B.  Relations avec des États tiers Lorsque la norme étrangère, à laquelle il est demandé de donner effet, émane d’un État tiers à la CEDH, une double question se pose au regard de l’exception d’ordre public : tout d’abord, la question de principe de savoir s’il convient d’opérer un contrôle de conformité de cette norme étrangère à la CEDH et, ensuite, s’il est répondu positivement à cette première question, celle du standard de référence qu’il convient d’appliquer lors d’un tel contrôle. Sur la question de principe, la réponse a été clairement donnée dans l’arrêt Pellegrini c. Italie dont la solution peut être généralisée au-delà de la seulement hypothèse de reconnaissance d’un jugement étranger qui était en cause dans cette affaire. La solution vaut donc également lorsque le juge d’un État contractant est amené, par sa règle de conflit de lois, à trancher un litige par application de la loi d’un État tiers à la CEDH. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, il ne s’agit nullement de soumettre les États tiers aux exigences de la CEDH. Ce qui est en cause, c’est la décision qui est prise par le juge d’un État contractant : sa décision admettant la reconnaissance ou l’exécution du jugement étranger (ou sa décision rendue en application d’une loi étrangère). Bien que ces décisions nationales se bornent à donner effet à une norme étrangère, il s’agit de décisions rendues au nom d’un État contractant et elles doivent dès lors être conformes à la CEDH. Il ne s’agit donc pas d’imposer aux États tiers les valeurs européennes, mais seulement d’assurer que les autorités nationales des États contractants ne rendent pas des décisions qui y porteraient atteinte. La Cour le dit en ces termes : « le Vatican n’a pas ratifié la Convention et, du reste, la requête est dirigée contre l’Italie : la tâche de la Cour consiste donc non pas à examiner si l’instance devant les juridictions ecclésiastiques était conforme à l’article 6 de la Convention, mais si les juridictions italiennes, avant de donner l’exequatur à ladite déclaration de nullité, ont dûment vérifié que la procédure y relative remplissait les garanties de l’article 6 »32. Par conséquent, le contrôle de conformité doit être exercé par référence à la CEDH, pour que le juge de l’État contractant ne porte pas lui-même atteinte à la Convention. Et plus précisément, sur le terrain de l’office du juge national, il résulte de cet arrêt que la vérification, que la procédure étrangère remplissait les garanties de l’article 6 de la CEDH, s’impose au juge national chaque fois que la décision étrangère émane d’un État qui n’applique pas la Convention (§ 40). Dans l’affaire Pellegrini c. Italie, l’exception d’ordre public n’était pas directement en cause. Le contrôle de la décision ecclésiastique était fondé sur l’article 8, § 2, du concordat entre l’Italie et le Vatican qui prévoyait que l’exequatur ne pouvait être accordé qu’après vérification que les droits de la défense ont été garantis conformément aux principes fondamentaux du droit italien. Il y avait donc ici un texte spécifique qui imposait le contrôle du respect des droits de la défense. Si 32   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Pellegrini c. Italie, 20 juillet 2001, req. no 30882/96, § 40. V. aussi P. Hammje, « Droits fondamentaux et ordre public », Rev. crit. dr. intern. privé, 1997, pp. 1 et s. (spéc. nos 2 et s.).

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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tel n’avait pas été le cas, le contrôle de l’ordre public – dans son volet procédural – aurait permis d’aboutir au même résultat. En d’autres termes, il résulte de cet arrêt qu’en cas d’atteinte à l’article 6, le juge national doit refuser la reconnaissance ou l’exécution du jugement étranger sur le fondement de la réserve d’ordre public, entendue dans son acception procédurale comprenant les garanties du procès équitable, si un motif de refus de reconnaissance plus spécifique n’existe pas. Concernant le standard de référence, la question est de savoir s’il convient d’appliquer un standard optimal ou si l’on doit se contenter, s’agissant d’une norme émanant d’un État tiers à la CEDH, d’un standard seulement minimal33. Cette question rejoint un débat plus général sur l’intensité de l’ordre public en droit international privé34. En effet, selon la théorie de l’effet atténué de l’ordre public, consacrée formellement par la Cour de cassation française dans son arrêt Rivière, « la réaction à l’encontre d’une disposition contraire à l’ordre public n’est pas la même suivant qu’elle met obstacle à l’acquisition d’un droit en France ou suivant qu’il s’agit de laisser se produire en France les effets d’un droit acquis, sans fraude, à l’étranger et en conformité de la loi ayant compétence en vertu du droit international privé français »35. L’ordre public intervient ainsi seulement dans son effet atténué en matière de reconnaissance et d’exécution des jugements étrangers et lorsqu’il s’agit d’apprécier la validité d’une situation de droit privé qui a été constituée à l’étranger par application d’une loi étrangère. Parallèlement, il existe en droit international privé encore une autre façon de moduler l’intensité de la réaction de l’ordre public et qui coexiste dans la jurisprudence française avec la théorie de l’effet atténué36. Il s’agit de l’ordre public de proximité. Selon cette dernière approche, le standard de contrôle dépend également des liens que la situation juridique entretient avec l’ordre juridique du for (selon la conception allemande de l’Inlandsbeziehung)37. Lorsque ces liens sont étroits, l’ordre public doit intervenir dans son effet plein, même si la situation a été constituée à l’étranger. En revanche, lorsque les liens avec le for sont faibles, l’ordre public pourrait ne pas intervenir, même lorsqu’il s’agit de constituer une situation juridique en France38. 33

V. F. Marchadier, Les objectifs généraux du droit international privé à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2007, nos 396 et s.   V. notamment, et parmi d’autres, L. Gannagé, « Ordre public et relativisme des valeurs », TCFDIP 2006-2008, pp. 205 et s. 35   Cass. civ. 1re, 17 avril 1953, Rev. crit. dr. intern. privé, 1953, p. 412, note Batiffol, Clunet 1953, p. 860 note Plaisant, JCP 1953. II. 7863, note Buchet, RabelsZ 1955, p. 520 note Francescakis, B. Ancel, Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, Dalloz, 2006, no 26. 36   V. par ex., en matière de répudiations, Cass. civ. 1re, 17 février 2004, D. 2004, p. 824, concl. F. Cavarroc, P. Courbe, « Le rejet des répudiations musulmanes », D. 2004, p. 815, Journ. dr. intern., 2005, p. 1200, note L. Gannagé, Rev. crit. dr. intern. privé, 2004, p. 423, note P. Hammje, JCP 2004, II, 10128, note H. Fulchiron, où l’intervention de l’ordre public s’expliquait par le domicile des époux en France. Comp. toutefois avec l’arrêt suivant où la Cour de cassation approuve l’intervention de l’ordre public sans relever expressément les liens avec la France : Cass. civ. 1re, 26 octobre 2011, R.J.P.F., 2011, no 12, p. 28, obs. T. Garé, AJ Fam. 2012, p. 50, obs. E. Vignanotti, Clunet 2012, comm. 4, note J. Guillaumé, et doctr. 10, D. Sindres, « Vers la disparition de l’ordre public de proximité ? ». 37  N. Joubert, La notion de liens suffisants avec l’ordre juridique (Inlandsbeziehung) en droit international privé, Litec, 2007. 38   V. Cass. civ. 1re, 10 mai 2006, D. 2006, p. 2890, note G. Kessler et G. Salamé, JCP 2006. II. 1165, note T. Azzi, JCP 2007, I, 109, note L. Corbion, Dr. Fam., septembre 2006, p. 33, note M. Farge. Cette dernière conséquence attire à la théorie de l’ordre public de proximité une hostilité d’une partie de la doctrine française. V. not. les articles précités de L. Gannagé et D. Sindres. Toutefois, tout dépend ici de l’interprétation que le juge donne de l’existence d’un lien étroit. Selon nous, les liens avec le for qui justifient la compétence d’un juge français doivent, le plus 34

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Au regard des droits fondamentaux garantis par la CEDH, la question de l’intensité du contrôle se pose dans des termes comparables. En doctrine, un affinement des conditions de déclenchement de l’ordre public a été suggéré lorsque des droits fondamentaux sont en cause39. L’idée est de faire varier la réaction de l’ordre public en fonction de la nature des conceptions en cause, mais la Cour européenne des droits de l’homme ne semble pas pour l’instant entrer dans une approche aussi nuancée. L’intensité du contrôle imposé par la Cour européenne des droits de l’homme a fait l’objet d’une évolution. Dans son arrêt Drozd et Janousek c. France et Espagne, la Cour avait estimé que « la Convention n’obligeant pas les Parties contractantes à imposer ses règles aux États ou territoires tiers, il n’incombait pas à la France de rechercher si la procédure qui déboucha sur cette condamnation remplissait chacune des conditions de l’article 6 (article 6). […] Les États contractants doivent toutefois se garder d’apporter leur concours s’il apparaît que la condamnation résulte d’un déni de justice flagrant »40. L’arrêt doit être compris comme exigeant un standard de contrôle qui se limite à la seule absence d’un déni de justice flagrant, ce qui évoque la théorie de l’effet atténué de l’ordre public. En effet, selon le juge Matscher, « il doit s’agir d’une violation flagrante de l’article 6 ou, pour le dire par d’autres mots, dans son applicabilité indirecte, l’article 6 ne déployant qu’un effet atténué, moindre que celui qu’il déploierait s’il était directement applicable (la doctrine de ‘l’effet atténué’ de l’ordre public en matière de reconnaissance des jugements ou d’autres actes publics étrangers est bien connue du droit international) »41. Or, cette approche a été abandonnée plus tard dans l’arrêt Pellegrini c. Italie où, concernant les exigences du procès équitable, la Cour n’a plus fait référence à l’existence d’un déni de justice flagrant42. Désormais, le standard de référence ne semble donc plus être réduit par principe, lorsque la norme étrangère à apprécier émane d’un État tiers à la CEDH. On retrouve le même raisonnement de la Cour sur le terrain du conflit de lois, comme le montre l’arrêt Ammdjadi c. Allemagne43. Il s’agissait en l’espèce d’un divorce en Allemagne entre deux ressortissants iraniens domiciliés en Allemagne. Les tribunaux allemands avaient prononcé le divorce sur le fondement de la loi iranienne, conformément à une convention bilatérale germano-iranienne qui prévoyait en matière familiale l’application de la loi nationale commune des époux. L’épouse demandait le bénéfice d’une compensation sur le terrain des droits souvent, être considérés comme suffisants pour admettre l’intervention de l’ordre public. En effet, la compétence est le plus souvent fondée sur le domicile des parties en France ou sur la nationalité française de celles-ci. Or, ces critères établissent un lien significatif en matière familiale où la question de l’ordre public se pose le plus souvent. Par conséquent, dès lors qu’il s’agit de constituer une situation juridique en France, par exemple dans le cadre d’une action en justice en vue de l’établissement d’un lien de filiation, l’ordre public doit pouvoir jouer sans d’autres conditions, même selon la théorie de l’ordre public de proximité. 39  P. Hammje, « Droits fondamentaux et ordre public », Rev. crit. dr. intern. privé, 1997, pp. 1 et s. 40   Cour eur. D.H. (C. plén.), arrêt Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, req. no 12747/87, § 110. 41   Opinion concordante du juge Matscher dans l’affaire Drozd et Janousek c. France et Espagne. 42   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Pellegrini c. Italie, 20 juillet 2001, req. no 30882/96 où la Cour conclut que « les juridictions italiennes ont manqué à leur devoir de s’assurer, avant de donner l’exequatur à l’arrêt de la rote romaine, que dans le cadre de la procédure canonique la requérante avait bénéficié d’un procès équitable » (§ 47). 43   Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) Ammdjadi c. Allemagne, 9 mars 2010, req. no 51625/08.

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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de pension, une institution originale du droit allemand (Versorgungsausgleich) inconnue en droit iranien. Sa demande a été rejetée au motif que la compensation des droits de pension n’existe pas en droit iranien et que son ignorance par le droit iranien n’était pas contraire à l’ordre public allemand. La Cour européenne des droits de l’homme a dû se prononcer sur une atteinte alléguée notamment à l’article 8 de la CEDH44. Dans son arrêt, à aucun moment la Cour ne s’est interrogée sur le standard de contrôle qu’il convenait d’appliquer ici, s’agissant de la loi d’un État tiers. Sur le terrain de l’article 8, elle conclut que la notion de respect de la vie familiale n’implique pas une obligation pour l’État contractant d’assurer un tel avantage pécuniaire à l’un des époux. Cette conclusion s’explique notamment par la diversité que l’on observe en droit comparé concernant la question de la protection financière de l’époux ne travaillant pas et par le fait que la compensation des droits de pension n’a pas d’équivalent fonctionnel dans de nombreux États. Par ailleurs, la Cour constate que le droit iranien garantit également une certaine protection sociale à l’autre époux, notamment sur le terrain des aliments. Enfin, elle relève encore que les époux avaient la faculté de soumettre leurs relations réciproques à la loi allemande au moyen d’un choix de loi. Or, en l’espèce, aucun choix n’avait été valablement conclu conformément aux exigences de forme du droit allemand. Dans ces conditions, la Cour estime que « the Convention cannot go so far as to require the German courts to disregard the State contract and qualify the compensation of pension rights as forming part of the German ordre public ». Au regard du débat concernant la relativité de l’ordre public, que ce soit sous la forme de l’effet atténué de l’ordre public ou sous celle de l’ordre public de proximité, on peut relever que, dans l’arrêt Ammdjadi c. Allemagne, la Cour impose visiblement un contrôle plein lorsqu’il s’agit de constituer une situation juridique dans un État contractant, et ceci sans vérifier spécialement l’existence de liens étroits du litige avec l’État du for. Mais, même dans le contexte de la reconnaissance d’un jugement étranger, il ne résulte pas de l’arrêt Pellegrini c. Italie qu’il faille réduire l’intensité du contrôle. On ne retrouve donc ni le raisonnement de l’ordre public de proximité, ni celui de l’effet atténué de l’ordre public. Par conséquent, il n’existe pas aujourd’hui dans la jurisprudence de la Cour des éléments imposant une modulation du jeu de l’ordre public lorsqu’il s’agit de garantir le respect de la CEDH dans les relations avec les États tiers.

44   La requête invoquait également une violation de l’article 12 de la CEDH (jugé inapplicable), de l’article 1er du Protocole no 1 (la Cour a jugé que l’épouse ne pouvait raisonnablement s’attendre à avoir un droit à compensation selon le droit allemand, dans la mesure où celui-ci ne fait pas partie de l’ordre public allemand et que les parties n’avaient pas choisi le droit allemand pour régir leurs relations réciproques) et de l’article 14 de la CEDH (absence de discrimination dans la mesure où le rattachement à la nationalité constitue un principe répandu en matière familiale fondé sur l’existence d’un lien étroit entre la personne et son État national et que les parties avaient la possibilité de choisir le droit allemand).

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III. L’ordre public, atteinte aux droits fondamentaux L’examen de l’ordre public en tant qu’atteinte aux droits fondamentaux conduit à rechercher si le recours par une juridiction nationale à l’exception d’ordre public, pour écarter une norme étrangère jugée contraire aux valeurs essentielles du for, peut constituer dans certaines hypothèses une violation des droits garantis par la CEDH. Le contrôle exercé par la Cour européenne des droits de l’homme sur ce terrain soulève tout particulièrement la question de son positionnement par rapport à la compétence des États contractants. En effet, la définition de ce qui forme les valeurs essentielles d’un État relève évidemment de la compétence des autorités nationales. Or, lorsque la Cour interdit à un État le recours à l’ordre public au nom des droits garantis par la CEDH, cela revient à lui imposer dans son ordre juridique une situation de droit privé qui heurte pourtant ses politiques fondamentales. À cet égard, afin de définir la mission qu’elle poursuit, la Cour rappelle régulièrement qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, mais d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Elle s’interdit donc de définir elle-même les politiques nationales fondamentales mais contrôle, lorsque l’État cherche à préserver ses valeurs essentielles à l’encontre d’une norme étrangère qui y porte atteinte, que le résultat ne soit pas contraire aux exigences de la CEDH, ce qui revient à priver le cas échéant l’État de la possibilité d’imposer le respect de ses valeurs fondamentales. Dans cette perspective, il ressort de la jurisprudence de la Cour, sous un angle procédural tout d’abord, que le recours à l’exception d’ordre public, en ce qu’il conduit à un refus de reconnaissance d’un jugement étranger, constitue en soi une ingérence dans le procès équitable qui ne doit être ni arbitraire, ni disproportionnée (A). Ensuite, sur le plan des droits substantiels, on peut constater que c’est essentiellement l’obligation de respecter la vie familiale qui limite le droit des États de recourir à l’exception d’ordre public, même si des applications existent désormais également sur le terrain du droit au respect des biens (B).

A.  Atteinte au droit à un procès équitable La Cour a consacré un véritable droit à la reconnaissance et à l’exécution des jugements étrangers, fondé sur la notion de procès équitable45. En effet, il ressort de l’arrêt McDonald c. France46 que le refus de reconnaissance d’un jugement étranger est susceptible de constituer en soi une ingérence dans le droit à un procès équitable47. Ce principe n’est pas spécifique à l’ordre public, puisqu’il s’applique poten45

P. Kinsch, « La non-conformité du jugement étranger à l’ordre public international mise au diapason de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. crit. dr. intern. privé, 2011, spéc. p. 819.   Cour eur. D.H. (5e sect.), déc. (irrec.) McDonald c. France, 29 avril 2008, req. no 18648/04. 47   V. P. Kinsch, Rev. crit. dr. intern. privé, 2008, pp. 830 et s. ; D. Spielmann, « La reconnaissance et l’exécution des décisions judiciaires et les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 2011, spéc. pp. 774 et s. 46

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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tiellement à tous les motifs de refus de reconnaissance susceptibles d’être invoqués par un État, comme par exemple le contrôle de la loi appliquée ou encore le contrôle de la compétence indirecte. Dans l’affaire McDonald c. France, les tribunaux français avaient refusé la reconnaissance d’un jugement américain de divorce sur le fondement de la jurisprudence – aujourd’hui abandonnée – voyant dans l’article 15 du Code civil un privilège de juridiction au profit du plaideur français qui s’oppose, en l’absence de renonciation de sa part, à la reconnaissance d’un jugement étranger rendu contre lui. La Cour européenne des droits de l’homme reconnaît, en l’espèce, « que le refus d’accorder l’exequatur des jugements du tribunal américain a représenté une ingérence dans le droit au procès équitable du requérant ». Toutefois, la requête est néanmoins rejetée comme manifestement mal fondée dans la mesure où le demandeur à l’exequatur avait lui-même saisi initialement les tribunaux français d’une demande en divorce et c’est seulement lorsqu’il n’a pas obtenu gain de cause en France qu’il a formé une nouvelle demande devant la juridiction américaine dont il a ensuite sollicité l’exequatur en France. La Cour européenne des droits de l’homme souligne, dans ces conditions, que « nul ne saurait se plaindre d’une situation qu’il a lui-même pu contribuer à créer par sa propre inaction » et qu’il « appartenait au requérant d’interjeter appel du jugement du tribunal de grande instance de Marseille du 3 décembre 1997 qu’il avait lui-même initialement choisi de saisir de sa demande en divorce. Il ne saurait dès lors être fait grief aux autorités françaises d’avoir refusé l’exécution d’une décision qui leur est apparue comme ayant pour but de faire échec, du fait de l’inaction du requérant, aux règles de procédure applicables ». Quels enseignements peuvent en être tirés sur le terrain de l’ordre public ? Le refus de reconnaissance d’un jugement étranger fondé sur l’ordre public doit, par conséquent, s’analyser comme une ingérence au sens de l’article 6, § 1er. Toutefois, le droit à la reconnaissance et à l’exécution n’est pas absolu et il peut donc faire l’objet de limitations. À cet égard, on peut tout d’abord relever que la Cour ne juge pas critiquable en soi que l’État procède à un contrôle de l’ordre public avant d’admettre que le jugement étranger produise ses effets. C’est ce qui peut être déduit notamment de l’arrêt F.W. c. France48. En l’espèce, la transcription en France d’un jugement polonais d’adoption s’était heurtée à un refus des autorités françaises. Sur le fondement d’une convention bilatérale franco-polonaise, les juges français avaient subordonné la reconnaissance du jugement polonais à l’absence de contrariété à l’ordre public français. Une adoption prononcée sans le consentement des représentants légaux de l’enfant est jugée contraire à l’ordre public français. Or, en l’espèce, le jugement d’adoption ne comportait aucune référence au consentement du père de l’enfant dont il indiquait pourtant le nom. Lorsqu’ultérieurement, des éléments d’information nouveaux ont été portés à la connaissance des autorités françaises qui établissaient la régularité du consentement, la transcription a été ordonnée. La Cour européenne des droits de l’homme a statué postérieurement à cette transcription et a jugé que cette dernière équivalait à une réparation appro48

Cour eur. D.H. (2e sect.), déc. (irrec.) F.W. c. France, 15 juin 2004, req. no 61517/00.

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priée des violations alléguées. Et elle a ajouté « que la tardiveté de cette reconnaissance ne saurait remettre en cause ce constat car le laps de temps écoulé ne peut être imputé à une omission des autorités nationales, mais correspond à leur volonté de s’assurer de la compatibilité du jugement d’adoption polonais au regard de l’ordre public français ». Le contrôle opéré au regard de l’ordre public semble donc justifier, aux yeux de la Cour, que la transcription ait pu être refusée dans un premier temps. Ensuite, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une ingérence doit reposer sur des raisons d’intérêt public ayant trait à un besoin social impérieux et respecter le principe de proportionnalité49. C’est sur ce terrain que le refus de reconnaissance fondé sur l’ordre public devrait présenter des spécificités par rapport aux autres motifs de non-reconnaissance des jugements étrangers. En effet, l’exception d’ordre public s’appuie systématiquement sur une raison d’intérêt public laquelle devrait, le plus souvent, pouvoir être considérée comme se rapportant à un besoin social impérieux. Il n’en va pas nécessairement de même, par exemple, avec le motif de refus de reconnaissance tiré du contrôle de la loi appliquée par le juge étranger. Ce contrôle a été abandonné aussi bien par les textes de droit international privé de l’Union européenne que par la jurisprudence française, mais certains États pratiquent toujours ce contrôle dans le cadre de leur droit commun, comme l’illustre l’arrêt Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg50. Or, un tel souci abstrait, que le jugement étranger ait été rendu en application de la loi déclarée compétente par la règle de conflit de l’État requis, ne répond pas de la même façon que le contrôle de l’ordre public à un besoin social impérieux. Toutefois, même dans le cadre de l’ordre public, la réunion de ces conditions n’est pas acquise d’emblée, comme le montre l’arrêt Negrepontis-Giannisis c. Grèce51. Dans cette affaire, les juridictions grecques avaient refusé, dans le cadre du règlement d’une succession, la reconnaissance d’une adoption prononcée aux États-Unis, ce qui privait l’enfant adoptif de ses droits dans la succession du père adoptif. Le motif de non-reconnaissance de l’adoption était fondé sur sa contrariété à l’ordre public grec, dans la mesure où le droit grec ne permet pas l’adoption par un moine de l’Église Orthodoxe Orientale, ce qui était le cas en l’espèce. La Grèce a été condamnée pour violation de la CEDH. Sur le terrain de l’article 6, § 1er, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé que « l’interprétation par le juge grec de la notion d’ordre public ne doit pas être faite de manière arbitraire et disproportionnée ». Or, en l’espèce, elle a jugé que le principe de proportionnalité n’a pas été respecté. Au soutien de cette conclusion, elle s’est appuyée notamment sur la nature des textes sur lesquels s’étaient fondés les juges grecs : ces textes étaient de nature ecclésiastique et dataient des 7e et 9e siècles. Nous y

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P. Kinsch, « La non-conformité du jugement étranger à l’ordre public international mise au diapason de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. crit. dr. intern. privé, 2011, spéc. pp. 820 et s.   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, 28 juin 2007, req. no 76240/01. 51   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Negrepontis-Giannisis c. Grèce, 3 mai 2011, req. no 56759/08. 50

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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reviendrons lors de l’étude des atteintes aux droits substantiels, puisque l’essentiel de l’arrêt se situe sur ce terrain. En effet, parallèlement à ce contrôle de l’ordre public fondé sur la notion de procès équitable, l’ordre public se trouve également encadré par les droits substantiels garantis par la Convention.

B.  Atteinte aux droits substantiels L’article 8 garantissant la vie familiale est la disposition substantielle centrale sur laquelle la Cour appuie son contrôle de l’ordre public. On la retrouve dans toutes les affaires où il a été prétendu que le recours à l’ordre public constituait une violation de la CEDH. La construction jurisprudentielle sur ce terrain – en convergence avec les tendances du droit de l’Union européenne – fait aujourd’hui émerger progressivement, en droit international privé, un régime spécifique à l’état des personnes où les méthodes traditionnelles sont écartées au profit de la méthode de reconnaissance des situations constituées à l’étranger52. Le fondement de cette jurisprudence réside dans le souci de garantir la continuité d’une relation de famille, et ceci quelle qu’elle soit. En d’autres termes, il ne s’agit pas de prendre parti pour ou contre telle ou telle institution de droit civil53. Il s’agit d’assurer la sécurité juridique ou le respect dû à la confiance légitime, qui implique une stabilité de la situation de la personne malgré le franchissement des frontières54. L’un des arrêts fondateurs de cette évolution est l’arrêt Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg55. En l’espèce, les autorités luxembourgeoises avaient fondé leur refus d’accorder l’exequatur à un jugement d’adoption prononcé au Pérou sur le contrôle de la loi appliquée, dans la mesure où la loi applicable selon la règle de conflit du for était la loi luxembourgeoise qui ne permettait pas l’adoption plénière par un célibataire, ce qui était la situation en l’espèce. Le refus d’exequatur a été qualifié d’ingérence dans le droit au respect de la vie familiale par la Cour européenne des droits de l’homme56. Cette ingérence était prévue par la loi, 52

V. notamment, parmi une littérature de plus en plus abondante : E. Jayme et Ch. Kohler, « Anerkennungsprinzip statt IPR ? », IPRax, 2001, p. 501 ; P. Lagarde, « Développements futurs du droit international privé dans une Europe en voie d’unification : quelques conjectures », RabelsZ, 2004, p. 225 ; du même auteur, « La reconnaissance. Mode d’emploi », in Mélanges H. Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p. 481 ; P. Mayer, « Les méthodes de la reconnaissance en droit international privé », in Mélanges P. Lagarde, Dalloz, 2005, p. 547 ; D. Henrich, « Anerkennung statt IPR : Eine Grundsatzfrage », IPRax, 2005, p. 422 ; D. Coester-Waltjen, « Anerkennung im Internationalen Personen-, Familien- und Erbrecht und das Europäische Kollisionsrecht », IPRax, 2006, p. 392 ; H.‑P. Mansel, « Anerkennung als Grundprinzip des Europäischen Rechtsraums », RabelsZ, 2006, p. 651 ; G.‑P. Romano, « La bilatéralité éclipsée par l’autorité. Développements récents en matière d’état des personnes », Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, p. 457 ; R. Baratta, « La reconnaissance internationale des situations juridiques personnelles et familiales », R.C.A.D.I., 2011, t. 348, pp. 253 et s. 53  D. Bureau, H. Muir Watt, Droit international privé, PUF, t. 1, 2010, no 580-1. 54  P. Kinsch, « La non-conformité du jugement étranger à l’ordre public international mise au diapason de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. crit. dr. intern. privé, 2011, spéc. p. 820. 55   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, 28 juin 2007, req. no 76240/01. 56   Comp. le raisonnement dans l’arrêt Cour eur. D.H. (1re sect.), déc. (irrec.) Hussin c. Belgique, 6 mai 2004, req. o n 70807/01, où le refus de reconnaissance d’un jugement étranger relatif à une pension alimentaire, fondé sur l’incompétence du juge d’origine, a également été qualifié d’ingérence dans le droit au respect de la vie privée. Toutefois, le recours a été déclaré manifestement mal fondé en l’espèce dans la mesure où « le refus d’accorder l’exequatur et les préjudices qui en sont résultés proviendraient de ce que, initialement, les requérantes ne se seraient pas adressées

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tendait à protéger un but légitime, mais ne pouvait être regardée comme nécessaire dans une société démocratique, ce qui conduisait à la conclusion de la violation de l’article 8. En effet, selon la Cour, « les juges luxembourgeois ne pouvaient raisonnablement passer outre au statut juridique créé valablement à l’étranger et correspondant à une vie familiale au sens de l’article 8 ». L’un des facteurs décisifs tenait à l’existence d’une pratique antérieure des autorités luxembourgeoises, selon laquelle les jugements péruviens étaient néanmoins reconnus au Luxembourg, à laquelle les autorités nationales avaient subitement mis fin, ce qui confirme l’idée d’une confiance légitime qui a pu naître chez les requérantes et qui devait être protégée. Le raisonnement aurait-il été différent si les juges luxembourgeois avaient fondé le refus d’exequatur sur l’ordre public ? Nous ne le pensons pas. En effet, la Cour a souligné que, sur la question de l’adoption par les célibataires, il existe un stade avancé d’harmonisation en Europe, la majorité des États la permettant. Dans ces conditions, la nécessité du refus dans une société démocratique semble dubitable. On peut souligner, à cet égard, que cette référence au droit comparé revient à condamner toute position isolée d’un État. Dès lors qu’une tendance majoritaire se dégage parmi les États contractants, les États défendant une conception minoritaire se heurtent à des difficultés pour imposer cette conception par le biais du recours à l’ordre public. En l’espèce, la différence de raisonnement serait peutêtre venue des juges luxembourgeois eux-mêmes. En effet, si leur droit international privé n’avait pas prévu un contrôle de la loi appliquée, il n’est pas sûr qu’ils eussent nécessairement considéré que cette interdiction d’adopter faisait partie de l’ordre public luxembourgeois. Est-ce réellement un principe essentiel de l’ordre juridique luxembourgeois, alors qu’une pratique de tolérance avait été observée pendant une certaine période par les autorités luxembourgeoises ? Les juges nationaux n’auraient donc peut-être pas opposé l’interdiction d’adopter au titre de l’ordre public. En réalité, l’argument de l’ordre public était présent dans l’affaire, mais pas au sens où l’entend traditionnellement le droit international privé, et pas au titre de la violation de l’article 8 mais de celle de l’article 6. En effet, dans la procédure nationale, les requérantes avaient prétendu que le refus de reconnaissance était contraire à l’article 8 et que l’ordre public imposait l’octroi de l’exequatur. Ce raisonnement est original en ce qu’il emploie l’ordre public non pas comme un outil d’éviction d’une norme étrangère, mais comme un outil imposant l’accueil de cette dernière, ce qui n’est pas sans évoquer la logique de « l’ordre public de rattachement » récemment mis en évidence par la doctrine57. Les juges nationaux n’ont pas voulu entrer dans ce raisonnement. En suivant une approche classique de droit international privé, ils ont estimé que la quesaux juridictions compétentes et n’auraient dès lors pas pu obtenir l’exécution des décisions prononcées. Il ne saurait être fait grief aux autorités belges d’avoir refusé l’exécution de décisions qui leur sont apparues comme n’ayant pas été prises dans le respect des règles de compétence applicables » (nul ne saurait se plaindre d’une situation qu’il a lui-même pu contribuer à créer). 57  P. Hammje, « L’ordre public de rattachement », TCFDIP, 2006-2008, pp. 153 et s.

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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tion de l’incidence de l’ordre public (pris au sens de l’ordre public d’éviction) était devenue sans objet par l’effet même de la décision de ne pas appliquer la loi étrangère. En d’autres termes, comme l’adoption n’est de toute façon pas reconnue puisque le juge péruvien n’a pas appliqué la loi désignée par la règle de conflit luxembourgeoise, il n’était pas nécessaire de vérifier si l’application de la loi péruvienne ou la reconnaissance du jugement péruvien était contraire à l’ordre public luxembourgeois. La Cour européenne des droits de l’homme condamne ce raisonnement au titre de l’article 6 de la CEDH : le juge national doit examiner les principaux moyens soulevés. En d’autres termes, la Cour estime que le juge national aurait dû examiner la conformité à l’article 8 de la décision de refus d’exequatur sous l’angle de sa conformité à l’ordre public international parce qu’elle figurait parmi les moyens principaux soulevés. Or, dans ce raisonnement, l’ordre public n’opère pas comme un outil d’éviction d’une norme étrangère, mais comme un outil d’éviction d’une règle nationale. Du point de vue méthodologique, on peut douter que cet emploi de la notion d’ordre public, suggéré par les requérantes, soit réellement opportun. À notre avis, il crée des confusions inutiles et il nous semble préférable de confronter directement le refus d’exequatur aux exigences de l’article 8, sans passer par le détour de l’ordre public international. Après l’arrêt Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, la Cour a eu l’occasion d’étendre son contrôle de l’ordre public également à des hypothèses où la situation familiale à reconnaître correspondait à un statut acquis de façon extrajudiciaire à l’étranger. Telle a été la configuration dans l’affaire Green et Farhat c. Malte58. En l’espèce, les autorités maltaises avaient refusé l’enregistrement à l’état civil d’un mariage célébré à l’étranger pour absence de capacité de l’épouse de se marier. En effet, à Malte, le précédent divorce de l’épouse n’était pas reconnu puisqu’il était intervenu à l’étranger de façon automatique, à la suite d’un changement de religion, ce qui était considéré comme contraire à l’ordre public maltais. Faute de divorce valable, la nouvelle union était considérée comme nulle pour bigamie par les autorités maltaises. La Cour européenne des droits de l’homme a considéré que l’on était ici en présence d’une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale, mais que celle-ci était justifiée au regard des exigences de l’article 8, § 2. En effet, la décision des autorités nationales de faire prévaloir l’intérêt de la collectivité au respect du principe de monogamie et à la protection des tiers (en l’occurrence le premier époux de la requérante dont la situation méritait également une protection au titre du respect de la vie familiale) sur l’intérêt des requérants à une reconnaissance de leur mariage, n’était pas manifestement déraisonnable ou arbitraire. Les conditions légales du mariage en cause en l’espèce relevaient de la sphère de l’ordre public de l’État et les autorités nationales n’avaient pas excédé leur marge d’appréciation. Par conséquent, le recours à l’ordre public par les autorités nationales pour refuser la reconnaissance du divorce réalisé automatiquement sur le 58

Cour eur. D.H. (4e sect.), déc. (irrec.) Green et Farhat c. Malte, 6 juillet 2010, req. no 38797/07. Une traduction française de l’arrêt est publiée dans Rev. crit. dr. intern. privé, 2011, pp. 665 et s.

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fondement d’un changement de religion, ainsi que les conséquences qui découlaient de ce recours à l’ordre public sur le terrain de la nullité du remariage, ont été jugés conforme à l’article 8. On a pu dire, à propos de cet arrêt, que la Cour s’est retranchée derrière la marge nationale d’appréciation des États et qu’elle donne une sorte de blancseing à la législation étatique lorsque ses fondements relèvent de considérations fondamentales, culturelles ou religieuses, sur lesquelles la Cour estime n’avoir pas prise59. Or, la jurisprudence postérieure de la Cour montre que ce n’est pas ainsi qu’il faut comprendre l’arrêt. En effet, dans l’affaire Negrepontis-Giannisis c. Grèce60 la Cour n’a pas hésité, face à des règles nationales pourtant fondées sur des considérations religieuses, de contrôler le recours à l’ordre public par les juges nationaux. Sur le terrain de l’article 8, elle a condamné la Grèce, en considérant que l’ingérence dans le droit au respect de la vie familiale, dans la mesure où elle était fondée sur l’ordre public, était certes prévue par la loi et poursuivait un but légitime, mais ne répondait pas à une nécessité dans une société démocratique, compte tenu notamment de la nature ecclésiastique des règles et de leur ancienneté. Ainsi, les motifs sur lesquels les juges nationaux s’étaient fondés pour conclure à une contrariété à l’ordre public sont jugés ne pas répondre à un besoin social impérieux. Non seulement la Cour ne se retranche pas ici derrière la marge d’appréciation des États, mais elle va même jusqu’à remettre en cause la pertinence de l’analyse du juge national au regard de son propre ordre juridique. En effet, en soulignant qu’une loi grecque avait introduit le droit pour les moines de se marier et que l’arrêt de la Cour de cassation grecque était assorti d’une opinion dissidente fortement motivée, la Cour européenne des droits de l’homme fait comprendre qu’elle désapprouve la conclusion de l’opinion majoritaire de la Cour de cassation de faire figurer cette interdiction d’adopter parmi les principes essentiels formant l’ordre public grec. Ces arrêts fondés sur l’article 8 de la CEDH représentent le cœur du contrôle de l’ordre public exercé par la Cour européenne des droits de l’homme. Toutefois, il convient de signaler que ce contrôle ne se limite pas pour autant à cette unique disposition. Souvent il porte également sur l’article 8 combiné avec l’article 14, lorsque la décision nationale apparaît discriminatoire. De plus, le recours à l’ordre public peut également constituer une atteinte notamment au droit au respect des biens, consacré par l’article 1er du Protocole no 1. Telle était, par exemple, la conclusion dans l’arrêt Negrepontis-Giannisis c. Grèce où le refus de reconnaissance de l’adoption pour contrariété à l’ordre public privait l’adopté de son droit à la

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L. d’Avout, Rev. crit. dr. intern. privé, 2011, spéc. p. 674. L’auteur souligne également un aspect important de l’affaire sur laquelle la Cour ne s’est pas suffisamment expliquée : le facteur temps. En l’espèce, le remariage datait déjà de plus de vingt ans. Or, on peut se demander si au bout de vingt ans de vie maritale commune à l’étranger, les époux ne pouvaient pas prétendre à la continuité internationale de leur situation familiale, d’autant plus que le premier mari de l’épouse était décédé au moment des faits. 60   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Negrepontis-Giannisis c. Grèce, 3 mai 2011, req. no 56759/08.

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Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme

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succession de son père adoptif et constituait ainsi une violation de l’article 1er du Protocole no 161. Au regard de cette jurisprudence, est-il possible de risquer un pronostic dans l’affaire Mennesson c. France actuellement pendante devant la Cour62 ? À vrai dire, l’exercice nous paraît impossible. La réponse de la Cour n’est guère prévisible, ce qui est problématique en termes de sécurité juridique. Le refus de reconnaissance de la filiation établie à l’étranger doit sans doute être qualifié d’ingérence dans le droit au respect de la vie familiale. La question est donc celle de sa justification au regard de l’article 8, § 2. Fondée sur le contrôle de l’ordre public, l’ingérence était certes prévue par la loi et poursuivait un but légitime, mais répondait-elle à une nécessité dans une société démocratique ? Une analyse du droit comparé devrait conduire à reconnaître à l’État français une marge d’appréciation très large, compte tenu de l’absence totale de consensus sur la pratique des mères porteuses. On peut y ajouter que les époux Mennesson sont allés chercher à l’étranger, en pleine connaissance de cause, une filiation dont ils savaient pertinemment qu’elle ne pouvait être légalement constituée en France, ce qui confère à leur comportement un caractère frauduleux. La différence avec l’affaire Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg est donc réelle. De plus, les autorités françaises n’empêchent pas la famille de vivre de facto ensemble sur le territoire français. Toutefois, à la différence de l’affaire Green et Farhat c. Malte, la présente affaire met en cause l’intérêt des enfants et l’on peut donc supposer que la Cour se montrera plus exigeante dans ces conditions. À quel point ? Seul l’avenir permettra de le savoir. Quoiqu’il en soit, il apparaît aujourd’hui avec évidence que l’ordre public a perdu son caractère essentiellement national63. L’explication peut être trouvée notamment dans la nature particulière de la CEDH. Son catalogue de droits fondamentaux joue pour les États contractants fonctionnellement un rôle de type constitutionnel, ce qui explique une certaine perte corrélative de souveraineté de ces derniers64. La conséquence en est que le contenu de l’ordre public est de moins en moins marqué par les conceptions particulières, propres à un ordre juridique, pour comprendre essentiellement des valeurs communes aux différents États européens. On a ainsi pu souligner, en matière de reconnaissance des jugements, que l’exception d’ordre public « does no longer correspond to a narrow-minded adherence to national legal particularities. […]. In our days, public policy has rather become an increasingly uniform and universal concept of justice »65. Cette mutation sur le terrain du contenu de l’ordre public s’est accompagnée d’une

61   L’argument était également invoqué dans l’arrêt Cour eur. D.H. (1re sect.), déc. (irrec.) Hussin c. Belgique, 6 mai 2004, req. no 70807/01, où la Cour a admis que le refus de reconnaissance du jugement étranger de condamnation au paiement d’une pension alimentaire a représenté une atteinte au droit au respect des biens. 62   Req. no 65192/11, Sylvie Mennesson et autres c. France, introduite le 6 octobre 2011. 63  P. Kinsch, « La non-conformité du jugement étranger à l’ordre public international mise au diapason de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. crit. dr. intern. privé, 2011, spéc. p. 822. ; A. Ouattara, « De nouvelles tendances pour l’ordre public en droit international privé ? », R.R.J., 2011-4, pp. 1763 et s. 64   Ibidem. 65  P. Schlosser, « The Abolition of Exequatur Proceedings – Including Public Policy Review ? », IPRax, 2010, p. 101.

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évolution tout aussi importante quant à l’autorité qui définit ce contenu. En effet, si l’ordre public reste le « dernier rempart »66 pour l’État afin de préserver les valeurs essentielles sur lesquelles repose son ordre juridique, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme révèle que le juge national n’est plus le « dernier juge » de ce dernier rempart. Sabine Corneloup Professeur à l’Université de Bourgogne et membre du Centre de recherche sur le droit des marchés et des investissements internationaux (CREDIMI, UMR 6295) e‑mail : sabine.corneloup@u-bourgogne.fr

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L’expression est de P. Kinsch, op. cit., p. 817.

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Dossier La Cour européenne des droits de l’homme et la coopération transfrontière The European Court of Human Rights and Transboundary Cooperation Petra Hammje

Résumé

Abstract

L

T

a Cour européenne des droits de l’homme ne se contente plus d’imposer le respect des droits fondamentaux dans les affaires comportant un élément d’extranéité et appelant, à ce titre, l’application des règles de droit international privé des États parties à la Convention européenne des droits de l’homme. Elle fait plus : elle définit, à partir de la Convention, de véritables directives concernant la gestion des relations privées transfrontières. Cette étude illustre l’évolution à l’œuvre et en apprécie les conséquences.

he European Court of Human Rights does not confine itself anymore to imposing compliance with fundamental rights even in cases including a foreign element and to which, therefore, the rules of private international law of the States Parties to the European Convention on Human Rights apply. It has gone one step further : it has now derived from the Convention directives concerning the approach that should be taken to transboundary private relationships. This article describes the evolution at work, and comments on its consequences.

I. Introduction

L

a Cour européenne des droits de l’homme peut-elle promouvoir la coopération transfrontière, et partant, appréhender la gestion du « phénomène de la frontière »1 propre aux relations privées internationales ? La question peut surprendre, le rôle de la Cour étant d’assurer la protection juridictionnelle des droits issus de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), dont les États parties se doivent de garantir le respect « à toute personne relevant de leur juridiction » (article 1er). Expression de la spécificité du droit international des droits de l’homme2, l’objectif est la protection de l’individu et non la coordination des systèmes juridiques, qui relève, elle, du droit international privé3. Cependant, malgré les interrogations relatives au champ d’application spatial de la CEDH, la Cour européenne autant que les juridictions nationales ont su concilier droits 1

M.L. Niboyet et G. de Geouffre de la Pradelle, Droit international privé, L.G.D.J., 3e éd., 2011, no 3.  V. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, Puf, 11e éd., 2012, spéc. nos 8 et s. 3  V. P. Mayer, « Le phénomène de la coordination des ordres juridiques étatiques en droit privé », R.C.A.D.I., 2003, pp. 9‑378. 2

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fondamentaux européens et objectifs spécifiques du droit international privé4, érigeant les premiers au rang de source de la matière. Si en elles-mêmes ces interactions ne sont pas nouvelles, elles connaissent à l’heure actuelle une transformation de nature, expression de la volonté de la Cour européenne d’appréhender plus directement la gestion des situations transfrontières. Classiquement, à l’instar de leur incidence sur toute règle de droit interne, c’est dans leur teneur au fond que les droits fondamentaux européens sont pris en compte par les règles de droit international privé. « Instrument d’harmonisation minimale des droits internes des États parties »5, ils s’inscrivent alors dans la logique de coordination des systèmes définie par chaque État à travers ses choix de droit international privé. Or, ce volet de l’interaction s’accompagne aujourd’hui d’une autre tendance, laquelle conduit à inverser les rapports entre droits fondamentaux et mécanismes de droit international privé. En effet, la Cour européenne entend faire de la logique de protection de la personne, consubstantielle aux droits de l’homme, l’objectif premier à poursuivre, même face aux relations privées transfrontières. Il ne s’agit plus seulement d’intégrer aux règles de droit international privé ce « fonds européen commun », mais de dégager de certains droits fondamentaux des directives spécifiques à la gestion de l’internationalité. En fixant l’objectif à atteindre par les règles de droit international privé, la Cour dicte aux États la technique à mettre en œuvre pour y parvenir. Le contrôle de conformité au fond des règles se mue en contrôle des méthodes de réglementation. Par ce basculement de logique, la Cour européenne des droits de l’homme « irradie sur le droit international privé de façon beaucoup plus intense »6, restreignant la traditionnelle liberté de l’État de définir les mécanismes par lesquels il entend gérer les relations transfrontières. L’on ne peut se satisfaire uniquement d’une gestion abstraite de la concurrence normative : il faut davantage assurer une continuité concrète des situations internationales. La coordination des systèmes cèderait-elle alors la place à leur coopération en vue de ce résultat commun7 ? Il convient d’éprouver ce changement opéré par la Cour de Strasbourg – qui n’est pas sans rappeler l’influence exercée par l’Union européenne sur le droit international privé –, passant d’un simple ajustement à une transformation des mécanismes du droit international privé. D’une incidence médiate des droits fondamentaux dans le cadre de la coordination des systèmes juridiques (II), elle parvient à une intervention immédiate au service la protection internationale de la personne (III).

4

V. sur cette question en général, F. Marchadier, Les objectifs généraux du droit international privé à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2007.  F. Sudre, op. cit., no 398. 6   Selon les termes prémonitoires de F. Matscher, « Le droit international privé face à la Convention européenne des droits de l’homme », Trav. Comité fr DIP 1996-1997, p. 211, spéc. p. 225. 7   Rapp. quant aux implications différentes de ces deux notions, P. Mayer, op. cit., spéc. nos 32-37. 5

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La Cour européenne des droits de l’homme et la coopération transfrontière

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II.  L’incidence médiate dans le cadre de la coordination des systèmes juridiques Habituellement, ce sont les droits fondamentaux dans leur teneur au fond, qui sont intégrés par les règles de conflit de lois et de juridictions, dans la mesure de la perméabilité de celles-ci aux considérations substantielles. Par ce biais, sans œuvrer directement à la coopération transfrontière, la Cour européenne participe à la cohésion interne de l’ordre juridique face aux droits étrangers. Sans revenir ici en détail sur cette question largement étudiée8, l’on examinera l’impact du rôle de la Cour européenne sur le terrain des conflits de juridictions (1) puis sur celui des conflits de lois (2).

1.  Les conflits de juridictions Dans le domaine des conflits de juridictions, la prise en compte des multiples exigences du droit au procès équitable issu de l’article 6, § 1, de la CEDH a fortement contribué à un rapprochement des droits procéduraux étatiques, facteur de coordination des systèmes9. Au regard, tout d’abord, de la compétence internationale directe, s’il n’oblige pas un État à ouvrir sans condition l’accès à ses juridictions10, le texte impose en revanche que soit garanti un accès effectif au juge même en contentieux transfrontière. En cela, il peut fonder la compétence exceptionnelle des tribunaux français pour déni de justice11 ou justifier un encadrement strict des immunités de juridictions12. Au-delà, les règles de compétence et conditions processuelles ne doivent pas compromettre l’effectivité de l’accès au juge, ni être discriminatoires. Est ainsi sanctionnée une caution judiciaire excessive imposée à un plaideur étranger13 ; pourraient l’être, au regard de l’égalité des armes, les privilèges de juridiction fondés sur la seule nationalité des plaideurs, tels les articles 14 et 15 du Code civil14. 8

V. spéc. F. Marchadier, op. cit.  V. F. Marchadier, op. cit., spéc. nos 17 et s. ; L. Sinopoli, Le droit au procès équitable dans les rapports privés internationaux, thèse Paris I, 2000. 10  D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, tome I, 2e éd., 2010, spéc. no 64. ; v. F. Marchadier, op. cit., spéc. nos 82 et s. ; v. F. Matscher, op. cit., spéc. pp. 218 et s. 11   Si le demandeur ne peut trouver de for étranger compétent, v. not. Civ. 1re, 1er février 2005, Rev. arb., 2005, p. 693 note H. Muir Watt ; Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, p. 140 note T. Clay ; Gaz. Pal., 2005, no 148, p. 37 note F.X. Train ; si, au fond, il ne peut obtenir une décision susceptible d’être reconnue, v. Soc 10 mai 2006, JCP 2006 II 10121 note S. Bollée ; Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, p. 856 note E. Pataut et P. Hammje ; RDC 2006, 1260 obs. P. Deumier. 12   V. not. Cour eur. D.H. (GC), arrêt Sabeh El Leil c. France, 29 juin 2011 et arrêt Guadagnino c. Italie et France, 18 janvier 2011 ; sur cette question, F. Sudre op. cit., spéc. no 254. 13   Civ. 1re, 16 mars 1999, Pordéa, Rev. crit. dr. intern. privé, 2000, pp. 223 et 181 chr. G.A.L. Droz. Sur cette question de la cautio judicatum solvi, L. Sinopoli, thèse précitée, nos 146 et s. ; F. Marchadier, op. cit., spéc. nos 48 et s. 14   V. L. Usunier, « La compatibilité de l’article 14 du Code civil avec les droits fondamentaux, une question dépourvue de sérieux ? À propos de l’arrêt Cass. civ. 1re, 29 février 2012 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2012, p. 775. M.L. Niboyet et G. de la Pradelle, op. cit., no 463, pp. 415 et s. ; D. Cohen, « La Convention européenne des droits de l’homme et le droit international privé français », Rev. crit. dr. intern. privé, 1989, p. 451 ; L. Sinopoli, thèse précitée, nos 136 et s. V. pour l’article 15, Cour eur. D.H., arrêt Mac Donald c. France, 29 avril 2008, Rev. crit. dr. intern. privé, 2008, 830 note P. Kinsch ; Journ. dr. intern., 2009, 193 note Marchadier ; Gaz. Pal., 2009, no 52, 50 note L. Sinopoli. 9

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Sur le terrain de la reconnaissance des jugements étrangers ensuite, l’article 6, § 1, constitue « l’ossature de l’ordre public européen des droits de l’homme »15, et ce quel que soit l’État d’origine du jugement, comme l’enseigne l’affaire Pellegrini16. La Cour procède à une externalisation du droit au procès équitable, sanctionnant sa violation dérivée ou indirecte par l’État requis, auquel le manquement serait imputable17. En outre, dans l’arrêt Mac Donald18, la Cour européenne a rattaché directement à l’article 6, § 1, le refus de reconnaissance d’un jugement étranger, sans l’appréhender à travers un droit substantiel protégé19. Par ces appréciations, la Cour européenne participe à la mise en place d’une coordination juridictionnelle à même de concilier les divers intérêts véhiculés par la justice de droit international privé. Elle se livre en effet à une lecture circonstanciée des exigences procédurales face aux situations transfrontières, soucieuse de respecter l’ordre international général : son interprétation tient compte, le cas échéant, d’autres normes internationales20. Mais surtout, en dégageant de l’article 6, § 1, un noyau dur de principes fondamentaux communs, elle œuvre à un rapprochement des systèmes juridiques européens par la restauration d’une certaine communauté de droit, reposant sur les exigences fondatrices du procès équitable – lecture partagée, dans son principe, par la Cour de justice de l’Union européenne, notamment dans le cadre du Règlement de Bruxelles I21. Cet attachement de la Cour européenne au respect d’un ordre public procédural fondamental interroge sur l’opportunité d’une suppression, lors de la reconnaissance de décisions étrangères, de tout contrôle par l’État requis au profit de l’État d’origine, voie que tend pourtant à emprunter l’Union européenne.

2.  Les conflits de lois Sur le terrain de la compétence législative, les droits fondamentaux européens ont été pris en compte par les règles de droit international privé du for, mais également face au droit étranger déclaré applicable, devenant partie intégrante du raisonnement conflictuel. En premier lieu, comme toute règle de droit d’un État partie, ses règles de droit international privé doivent être conformes aux droits fondamentaux, d’origine constitutionnelle ou internationale, et ce malgré la traditionnelle neutralité de celles-ci en tant que règles de désignation. Dès lors, sont sanctionnées des règles 15

F. Sudre, op. cit., no 230, p. 385.   Cour eur. D.H., arrêt Pellegrini c. Italie, 20 juillet 2001, Gaz. Pal., 21-23 juillet 2002, p. 2 note L. Sinopoli ; Rev. crit. dr. intern. privé, 2004, p. 112 note Christians. ; v. aussi Cour eur. D.H., arrêt Maumousseau c. France, 6 décembre 2007. 17   Sur cette discussion, v. L. Sinopoli, thèse précitée, spéc. nos 362 et s. ; F. Marchadier, op. cit., not. nos 317 et s. 18   Cour eur. D.H., 29 avril 2008, précité ; rappr. auparavant Cour eur. D.H., arrêt Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997 ; Cour eur. D.H., arrêt Pellegrini c. Italie, 20 juillet 2001, précité. 19   V. auparavant notamment Cour eur. D.H., arrêt Hussin c. Belgique, 6 mai 2004 ; Cour eur. D.H., arrêt Wagner, 28 juin 2007, D., 2007, 2700 note F. Marchadier ; Rev. crit. dr. intern. privé, 2007, p. 807 note P. Kinsch. 20   Not. du droit international public, tel pour les immunités de juridiction ; ou de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, tel dans les affaires Wagner ou Mamousseau, précitées. 21   V. en particulier C.J., 28 mars 2000, Krombach, Rev. crit. dr. intern. privé, 2000, p. 481 note H. Muir Watt. 16

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de conflit comportant des critères de rattachement créant une discrimination dans l’un des droits substantiels, telle une règle désignant la loi nationale du mari pour régir le mariage ou peut-être les articles 311-14 et s. du Code civil, tant en ce que l’article 311-14 désigne la loi nationale de la mère, qu’en raison de l’existence de règles différentes selon le mode d’établissement de la filiation. Au-delà, le contrôle de conformité touche plus facilement encore les règles matérielles de droit international privé du for22. L’on évoquera la forte incidence de la jurisprudence de la Cour européenne dans le domaine de la condition des étrangers, au regard du droit au respect de la vie privée et familiale23, de l’article 324 ou des articles 6, § 1 et § 3 ; ou encore le contrôle du droit de la nationalité, notamment en cas de critères d’attribution discriminatoires25. C’est en second lieu et surtout lors de leur mise en œuvre que les règles de conflit de lois ont pu subir l’influence des droits fondamentaux, lors de la confrontation du droit matériel étranger désigné à la CEDH. L’application d’une norme étrangère contrevenant à celle-ci sera écartée, la Cour de cassation n’hésitant pas à se référer expressément à l’instrument européen26. Nouvelle sanction d’une violation dérivée des droits fondamentaux, elle permet de promouvoir ici encore un ordre public sinon réellement international du moins européen dans sa teneur même. En revanche, les États conservent toute liberté pour déterminer la méthode qu’ils estiment la plus adéquate pour assurer la défense de cet ordre public : recours à l’exception d’ordre public ou application immédiate de ces droits27. La spécificité du contentieux transfrontière justifie le maintien d’une marge d’appréciation étatique quant à la mesure de cette défense28, expression d’une relativité de l’atteinte, que traduit par exemple l’existence d’une condition de proximité avec l’ordre juridique du for29 dans le déclenchement de l’exception d’ordre public, facteur de flexibilité autant que de cohésion interne30, spécialement en l’absence de consensus entre États sur les conceptions de la famille31. La logique demeure celle d’une coordination des systèmes, qu’il faut faire « vivre ensemble ». Il n’en va plus de même en revanche lorsque la Cour européenne impose ellemême aux États ses directives quant à la gestion de l’internationalité, comme elle tend à le faire dernièrement. 22

Sur la compatibilité de l’ancien droit de prélèvement (abrogé par Cons. const. QPC no 2011-159 du 5 août 2011) aux articles 8 et 14, v. D. Cohen, op. cit., spéc. pp. 463 et s. 23   V. not. Cour eur. D.H. (GC), arrêt Uner c. Pays-Bas, 18 octobre 2006, GACEDH, Puf Thémis, 6e éd. 2011, no 55. Rappr. sur l’incidence de la citoyenneté européenne, C.J.U.E., 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, D. 2011, 1325 note S. Corneloup. 24   V. Cour eur. D.H., arrêt Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, GACEDH, no 16. 25   V. Cour eur. D.H., arrêt Genovese c. Malte, 11 octobre 2011, Rev. crit. dr. intern. privé, 2012, 79 et chr. F. Marchadier, p. 61. 26   V. not. le contentieux topique des répudiations musulmanes, Civ. 1re, 17 février 2004, GADIP, no 64. 27   Sur cette discussion, v. not. F. Marchadier, op. cit., spéc. nos 475 et s. 28   V. M. L. Niboyet et G. de la Pradelle, op. cit., spéc. nos 366 et s. 29   Comp. l’article 10 du Règlement « Rome III » du 20 décembre 2010 relatif à la loi applicable au divorce, assurant la défense d’un droit au divorce égalitaire sans condition de proximité. 30  P. Courbe, « L’ordre public de proximité », in Mélanges P. Lagarde, Dalloz, 2005, p. 227. 31   V. en ce sens Cour eur. D.H., arrêt Harroudj c. France, 4 octobre 2012.

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Petra Hammje

III.  L’intervention immédiate au service de la protection internationale de la personne Ces dernières années, spécialement depuis l’arrêt Wagner32, la Cour européenne intervient de manière plus directe sur les relations transfrontières, découvrant dans certains droits fondamentaux des directives quant aux méthodes mêmes de réglementation à mettre en œuvre. En particulier, elle a donné un contenu « internationaliste » au droit au respect de la vie privée et familiale issu de l’article 8 : il ne s’agit plus uniquement de gérer l’internationalité, mais presque de la gommer, afin d’assurer la continuité du statut personnel, qui ne doit pas être affecté par le franchissement d’une frontière. À une coordination abstraite des lois en concurrences l’on substitue une protection concrète de l’individu. Par cette nouvelle orientation, la Cour européenne commande une logique de reconnaissance des situations, appelant un « ré-assemblage »33 des méthodes (1), ce qui amène à s’interroger sur les conditions de cet infléchissement (2).

1.  La protection de la personne par la méthode de la reconnaissance Au-delà de l’influence de fond exercée par la CEDH, la Cour européenne considère que l’article 8 commande certains choix techniques aux États pour assurer spécifiquement la protection de la personne à l’international : au nom du droit au respect de la vie privée et familiale, l’État doit prendre acte du statut personnel de l’individu tel qu’il existe à l’étranger, sans pouvoir lui opposer sa propre règle de conflit de lois. Il convient donc de substituer à l’habituelle méthode conflictuelle de coordination, un raisonnement en termes de reconnaissance unilatérale des situations34, reposant sur une logique de respect des droits acquis emprunte de statutisme35. C’est le contentieux de l’adoption internationale qui a permis à la Cour européenne d’asseoir cette approche, en mettant en œuvre un contrôle renforcé des mécanismes étatiques lors de la reconnaissance de jugements étrangers, réduisant la marge nationale d’appréciation. Ainsi dans l’arrêt fondateur Wagner, la Cour a estimé que le refus de reconnaissance opposé par le Luxembourg à une décision péruvienne prononçant l’adoption plénière d’une enfant par une femme luxembourgeoise, portait atteinte au respect de la vie familiale de l’intéressée, sanctionnant la condition de contrôle de la loi appliquée prévue en droit luxembourgeois. Dans l’affaire Négrépontis36 ensuite, face au refus de reconnaissance d’un jugement 32

Cour eur. D.H., 28 juin 2007, précité.  D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, tome 1, Puf Thémis, 2e éd. 2010, p. 578.   Sur cette méthode, v. not. P. Mayer, « Les méthodes de reconnaissance en droit international privé », in Mélanges P. Lagarde, Dalloz, 2005, p. 547 ; P. Lagarde, « Reconnaissance, mode d’emploi », in Mélanges H. Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p. 479. 35   V. D. Bureau et H. Muir Watt, op. cit., spéc. no 575 et s. ; v. aussi E. Pataut, « Le renouveau de la théorie des droits acquis », Trav. Com. fr DIP 2006-2008, p. 71. 36   Cour eur. D.H., arrêt Négrépontis c. Grèce, 3 mai 2011, Rev. crit. dr. intern. privé, 2011, p. 889 et chr. P. Kinsch, p. 817. 33 34

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La Cour européenne des droits de l’homme et la coopération transfrontière

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américain d’adoption en raison de sa contrariété à l’ordre public grec découlant de certaines conceptions religieuses et constitutionnelles, la Cour retient la même atteinte, sanctionnant cette fois le recours fait à l’exception d’ordre public. On évoquera enfin le récent arrêt Harroudj37, relatif à l’article 370-3, alinéa 2, du Code civil interdisant l’adoption d’un enfant de statut prohibitif : si aucune violation de l’article 8 n’a été retenue, la démarche suivie est dans la lignée des précédents arrêts, considérant qu’en l’espèce le for d’accueil protège suffisamment la vie familiale de facto reposant sur une kafala obtenue à l’étranger, même si elle ne peut être transformée en lien juridique d’adoption. Dans ces différentes affaires, le contrôle de conventionnalité ne s’exerce donc pas uniquement au regard de la teneur au fond de la règle du for, mais comporte une appréciation de la méthode de droit international privé employée par l’État, lequel n’a plus l’entière maîtrise de celle-ci, puisqu’elle doit satisfaire aux exigences de l’article 8 et au contrôle de proportionnalité. La logique devient celle d’une coopération inter-étatique – peut-être quelque peu « forcée » par la Cour européenne -, plus que de coordination des systèmes : il s’agit pour les États d’œuvrer ensemble à l’objectif commun de protection de la personne et de son identité, et pour ce faire, l’État du for doit parfois s’effacer devant l’État d’origine, en vue de « l’alignement de la réalité juridique sur la situation de fait »38. En d’autres termes, l’État ne peut avoir recours à la méthode conflictuelle, car elle constituerait une ingérence dans le droit fondamental. Cette logique n’est évidemment pas sans rappeler celle que le droit de l’Union européenne impulse au droit international privé par appel aux principes fondateurs de libre circulation, liberté d’établissement et de la citoyenneté européenne39. Il reste alors à s’interroger sur les conditions de ce changement de perspective imposé par la Cour européenne, desquelles dépend la marge de manœuvre subsistant pour les États parties.

2.  La portée de l’évolution Dans quels cas et à quelles conditions la logique de reconnaissance unilatérale des situations s’appliquera-t-elle, se substituant à la logique conflictuelle habituelle ? Eu égard au fondement utilisé, l’approche concerne à l’évidence prioritairement les relations personnelles et familiales. À cet égard, l’approche matérielle de la notion de « vie familiale » retenue par la Cour est intéressante, car elle permet d’appréhender la diversité de situations internationales, mais également de ne pas imposer de « droit à » la création d’un statut juridique, s’il existe une vie familiale de facto qui pourra perdurer de la même façon dans l’État d’accueil40. En cela, la Cour préserve une marge d’appréciation au for d’accueil, qui pourrait être oppor37

Cour eur. D.H., arrêt Harroudj c. France, 4 octobre 2012, D., 2012, 2947 et la note ; Rev. crit. dr. intern. privé, 2012 note S. Corneloup ; Dr. fam 2012, comm. 187, M. Farge. 38  P. Mayer, op. cit., spéc. no 33, p. 564. 39   V. not. C.J., 2 octobre 2003, Garcia Avello, Rev. crit. dr. intern. privé, 2004, 184 note P. Lagarde ; D. 2004, 1476 note M. Audit ; C.J., 14 octobre 2008, Grunkin Paul, Rev. crit. dr. intern. privé, 2009, 80 note P. Lagarde ; Clunet 2009, 203 note L. d’Avout ; JCP 2009, II 10071 note A. Devers. 40   Ainsi nettement dans l’affaire Harroudj c. France.

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tune dans des domaines où subsistent d’importantes divergences de conceptions selon les États, tel celui des maternités de substitution41. Au-delà, la nécessité de préserver la vie familiale acquise à l’étranger pose la question des conditions de cette reconnaissance, notamment au regard de la légitimité de la création de la situation à l’étranger. Ainsi, faut-il qu’il existe un lien, voire un lien fort avec l’État d’origine ? Ou la seule consolidation de la situation avec le temps suffit-elle à justifier ce traitement de faveur lors de son accueil dans le for ? Ou encore faut-il une combinaison de plusieurs facteurs, comme l’exprime l’idée d’une « cristallisation » de la situation42 ? Au-delà encore – voire surtout, quelle marge d’appréciation restera-t-il à l’État d’accueil ? On peut notamment se demander dans quels cas il lui sera encore permis d’opposer l’exception d’ordre public, afin de sauvegarder ses propres principes essentiels, sauf à considérer que la nécessité de cohésion interne ne doive s’effacer purement et simplement devant l’impératif de protection de la personne. Resterait alors peut-être la réserve de fraude, lorsque notamment les parties ont sciemment créé la situation à l’étranger, en pleine connaissance de la violation d’une interdiction de l’État d’accueil43. Aucune confiance légitime ne mérite alors protection. Petra Hammje Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise (Laboratoire d’études juridiques et politiques – LEJEP). e‑mail : petra.hammje@u-cergy.fr

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V. les affaires Mennesson et Labassée, portées devant la Cour le 6 octobre 2001, no 65192/11 et no 65941/11.   Selon le terme de P. Mayer, op. cit., spéc. pp. 562 et s. 43   V. en ce sens, P. Kinsch, article précité, Rev. crit. dr. intern. privé, 2011, spéc. p. 821. 42

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Dossier Fundamental rights and recognition in private international law Droits fondamentaux et reconnaissance en droit international privé Horatia Muir Watt

Abstract

Résumé

T

C

his article attempts to respond to the question of the editors of this Journal, on the implications of fundamental rights and recognition for private international law. It suggests that the paradigmatic transformations which are taking place in post-modern thought in the name of recogni­ tion within the social sciences, have implications for the law which are already apparent in contemporary theories of justice and democracy. In particular, recognition comes with an epistemology and a critical project which may mean that, in the end, there is little that is specific to “international” legal cases ; few grounds on which to distinguish the public (international) from the private (international) as distinct legal disciplines ; and no real sense in separating the need for recognition as a matter of individual experience or collective transmission. It is likely that the changing fault lines within the law, which are already at work to transform the idea and effects of sovereignty in public international law, will lead to an analogous rethinking of the way in which law governs personal relationships in multicultural – including crossborder – settings. In order to track the demands that recognition is making of the law in the latter context, this article begins by examining the focus of the current doctrinal debate on recognition, which concerns the frontiers of the conflict of laws as method. It then explores the deeper epistemological and axiologial implications of recognition, which are brought

ette étude tente de répondre à la question posée par le comité de rédaction de ce Journal, des implications des droits fondamentaux et de la reconnaissance en droit international privé. Elle suggère que les changements de paradigme qui s’opèrent au sein de la pensée post-moderne des sciences sociales au nom de la reconnaissance, entraînent des conséquences pour le droit qui sont déjà visibles dans les théories de la justice et de la démocratie. En particulier, la reconnaissance amène une épistémologie et un projet critique qui pourraient signifier que les contentieux « internationaux », en définitive, présentent peu de spécificités ; qu’il y a peu de motifs de distinguer le droit international (public) du droit (international) privé comme disciplines juridiques distinctes ; et qu’il n’y a guère de motif de distinguer la reconnaissance en tant qu’expérience individuelle ou comme objet de transmission collective. Il est probable que ces nouvelles fissures que connaît le droit, qui sont déjà à l’œuvre pour subvertir l’idée de souveraineté dans le droit international, vont amener à présent à repenser la manière dont le droit régit les rapports personnels dans les contextes multiculturels – y compris transfrontières –. Afin de mettre à jour l’influence que la reconnaissance fait subir au droit dans ce dernier contexte, cette étude examine d’abord le cadre du débat actuel sur la reconnaissance, qui concerne les frontières de la méthode du droit international privé. Elle s’étend ensuite sur les implica-

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Horatia Muir Watt

within private international law through the gateway of human rights. In this light, it seeks finally to show that recognition can also be seen as excavating an unfinished project of methodological pluralism.

tions épistémologiques et axiologiques de la reconnaissance, qu’amène la pénétration des droits de l’homme dans ce domaine du droit. Enfin, elle cherche à montrer que la reconnaissance peut aussi être vue comme prolongeant le projet, toujours inachevé, du pluralisme méthodologique.

I. Introduction

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rom the perspective of a sociology of knowledge, the contemporary emergence of a neo-Hegelian1 vocabulary of recognition within the law, sweeping in from other disciplinary fields,2 is no doubt part of a more general response to the widespread perception of crisis and the correlative quest for philosophical, or utopian, refoundation.3 In moral and political philosophy, sociology, anthropology, psychoanalysis and social psychology, recognition is associated with the turn from redistributive to identitarian politics.4 Concern for social and economic inequalities has to a large extent been overtaken (or taken over ?) by a new focus on collective and individual dignity, through which it is proposed to give voice within the (domestic or global) community, to the Other5 – the different, the

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On the current debate in political philosophy, and its Hegelian legacy, an excellent overview can be found in “Social and Political Recognition” in Internet Dictionary of Philosophy. The recognition concept in Hegel‘s early social philosophical works (on ‘struggle for recognition’ : kampf um anerkennung) is re-read by Axelle Honneth in The Struggle for Recognition : Moral Grammar of Social Conflicts (Polity Press 1996). Similarly, Charles Taylor’s Hegelian scholarship inspires his own work on recognition within a multicultural society (Hegel and Modern Society, 1979 ; Multiculturalism. Examining the Politics of Recognition, Princeton University Press, 1994). 2   Honneth’s theory of recognition draws explicitly upon converging trends in communication ethics (Habermas), social psychology (George Herbert Mead) and psychoanalysis (Donald Winnicott). Equally foundational is the critical social theory of the Frankfurt school (of which he is the continuator), which Honneth relates in turn to Foucault’s critique of power (The Critique of Power : Reflective Stages in a Critical Social Theory, MIT Press, 1993). The influence of Habermas’ critical social theory is also very present in the contribution of French philosopher Paul Ricoeur (The Course of Recognition, trans. David Pellauer. Cambridge, MA : Harvard University Press, 2005). In sociology, the quest for recognition has been hailed as “a new total social phenomenon” (see A. Caillé, La quête de la reconnaissance, nouveau phenomène social total, Paris, la Découverte, 2007). In political theory, the recognition concept is discussed in relation to theories of justice and democracy, specifically “proximate democracy” or “démocratie de proximité” (see P. Rosenvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Le Seuil, Essais, 2008, p. 277 ; in English, Democratic Legitimacy Impartiality, Reflexivity, Proximity (translation Arthur Goldhammer), Princeton University Press, 2011). It is also at the core of anthropological scholarship (often at work in international law : v. E. Jouannet, Qu’est-ce qu’une société international juste ? Le droit international entre développement et reconnaissance ?, Pédone, Paris, 2012, pp. 167 et s. ; an English version of this work is forthcoming in 2013). 3   On the turn to utopia in times of crisis as an issue of sociology of knowledge, see J.M. Vincent, “La lecture symptomale chez Althusser”, in Sur Althusser. Passages, in Futur antérieur, Harmattan, 1993, p. 128. Disenchantment of modernity (and its turn away from religon) is also a central topic in the reflection of Charles Taylor (see, for instance, A Secular Age, Belknap Harvard, 2007). See also, disenchantment and societal reactions to the perceptionsinstance, of crisis of democracy, P. Rosenvallon, La légitimité démocratique.., op. cit., p. 56. 4  This move is famously critiqued by the feminist philosopher N. Fraser, “Rethinking Recognition”, New Left Review, no 3, May-June 2000. Her feminist critique also extends, by the same token, to Foucault’s normatively neutral stance on power, which inhibits attempts to identify and resist inacceptable forms of domination (Unruly Practices : power, discourse and gender in contemporary social theory, Cambridge : Polity Press, 1989). 5   The move to obtain recognition through voice within the community may be part of a Hegelian social struggle (Honneth), or a dignitarian aspiration towards universalism born of the disenchantment of modernity (Taylor).

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Fundamental rights and recognition in private international law

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discriminated, or the minoritarian.6 In this function, recognition is a performative concept, which belongs to the realm of the symbolic. Common notional threads are a phenomenology of the suffering induced by the social denial of individual or collective worth, and the acceptance of the universal human need for self-esteem.7 It is closely associated, therefore, with values of reciprocity, altruism and pluralism in a multicultural society. The distributional effects of such a move are controversial, however, to the extent that structural social-political categories and correlative claims for economic inclusion may well be losing visibility under the (arguably) easier, or less costly, cover of the ethical category of culture.8 Moreover, identity politics inevitably leave open crucial questions of legitimacy, both in respect of the identification of authority to recognize and the exclusionary effects resulting from the recognition of some, while not of others. While debates about recognition thrive across the Atlantic in connection with theories of justice,9 they are – somewhat paradoxically, given their Hegelian or Foucauldian heritage – only gradually gaining ground in the European legal field.10 However, in this latter context, both as a discourse and a process,11 recognition certainly encounters stronger implicit political resistance to communitarianism and identity politics, and runs up against very different practices and understandings of democracy, equality or indeed justice itself.12 It may well be, too, that much of the critique in the United States draws upon a post-structural heritage, which, straddling the disciplinary divide between law and philosophy,

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Or the subaltern : in the international arena, subaltern critique expressed in the name of those who are socially, politically, and geographically outside of hegemonic colonial or post-colonial power structures, stems from similar objection as that of Nancy Fraser as to the way in which recognition, operating on the level of the symbolic, works to distract from issues of economic exploitation and redistributional issues (See G.Ch. Spivak, “Can the Subaltern Speak ? ”, in Marxism and the Interpretation of Culture. Eds. Cary Nelson and Lawrence Grossberg. Urbana, IL : University of Illinois Press, 1988 : 271-313). 7   The identification of social pathologies and the projection of utopian alternatives for personal and social transformation that would counter and heal the effects of unjust societies, are a common thread in the works of Taylor, Honneth and Ricoeur, cited above. 8   The elements of the debate can be found in Recognition or Redistribution ? A Political-Philosophical Exchange (Verso 2003), co-authored by Axelle Honneth and Nancy Fraser. 9   Legal “translations” of the recognition concept within the democratic state (on which, see also, in France, the work of P. Rosanvallon, La légitimité démocratique, cited above), directly linked to the influence of Habermas on critical social theory, are discussed notably within the field of comparative constitutionalism, which has given rise to significant developments in the United States (P.W. Kahn, “Comparative Constitutionalism in a New Key”, 2004, Faculty Scholarship Series. Paper 324. http://digitalcommons.law.yale.edu/fss_papers/324). The intensity of interest and controversy in the United States may be due not only to the wider space occupied by identity politics, but also to the fact that justice as recognition (rather than distribution) is notably opposed to the influential theory of justice of John Rawls. 10   For instance, Ricoeur’s publications on recognition (in French) are given – at best – a cursory reference in French legal academic doctrine. But Foucault himself hardly fares better (with rare exceptions in the field of criminal law and criminology). On the reasons for the disciplinary compartmenting of French legal scholarship, see Ph. Jestaz and C. Jamin, “La Doctrine”, Dalloz, 2004. 11  On the difference between discourse (in the form of publicly stated reasons) and process (as an analytical consruct), see J. Bomhoff, Two Discourses of Balancing, 2012, p. 17, § 1.4. 12   On the historical reasons for which, in France, the development within the social sciences of a “corporatism of the universal” (term borrowed from Bourdieu, Les Règles de l’Art. Genèse et Structure du Champ Littéraire. Post scriptum : “Pour un corporatisme de universel”, Paris, Seuil, 1992) induced a specific turn in theories of law and state at the end of the nineteenth century, in a very different mode from contemporaneous developments in the United States, see P. Rosanvallon, La légitimité démocratique, p. 67 and ff. See the example of the reception of Rawls in France (in the account under this title, by C. Audard, European Journal of Political Theory, October 2002, vol. 1, no. 2, pp. 215‑227), who notes that this has been “an extremely complex story where forces of innovation have been, in the end, overwhelmed by the resistance of ‘philosophical nationalism’”.

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is (again paradoxically13) untapped in Europe, where, the academic practice of the law still tends to steer clear of interdisciplinary mixes.14 Thus, in France for example, while recognition has been brought into the limelight within social and political theory, or in moral and political philosophy,15 there is little apparent interest among native lawyers for the topic, with the quasi-exception of recent reflection in the field of philosophy of law on historical harms and the duty of memory.16 Strikingly however – and whereas North-American debate on recognition tends to occupy the domestic scene –, recognition seems to have found a quite remarkable opening in Europe, in international law. Interestingly, too, the concept has made its way into this latter field on parallel, and mutually indifferent, tracks in the public and private spheres. This simultaneous development is once again a reason to question the sense of the public/ private divide in international law, and may well (as will be discussed below), constitute an opportunity for a constructive conversation across the current schism.17 In public international law, the claim has recently been made by Emmanuelle Jouannet that recognition could be the most promising candidate for a refoundation of the discipline, as geared to the establishment of a fair and decent international society.18 While clearly normative, this thesis calls to witness the content of the most recent post-colonial “generation” of cultural rights, which have opened space in the international arena for collective identitarian concerns.19 Furthermore, the spectacular spread of the post-colonial idea of reparation for historical wrongs20 provides concrete expression to the idea that beyond financial compensation, the symbolic recognition21 of past harms suffered by a group by reason of its specific characteristics (gender, race) or shared beliefs (whether religious or racial or sexual), may be the only way to break the chain of intergenerational transmission of perceptions of inferiority. Such ideas obviously call for a sophisticated articulation of the relationship between recognition and economic development, and are indeed criticised, along familiar lines, by subaltern studies,

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The paradox is of course that “French theory”, developed by philosophers in France, is all but ignored by lawyers over this side of the Atlantic, whereas it is celebrated on the other side. On the same paradox in respect of structuralism and post-structuralism, which have not been used by French lawyers, see D. Kennedy, “A Semiotics of Legal Argument. European Introduction”, p. 324. 14   See again, Ph. Jestaz and C. Jamin, “La Doctrine”, op. cit. (cited above, FN 10). 15  P. Ricœur, The Course of Recognition, op. cit. ; A. Caillé, La quête de la reconnaissance, nouveau phenomène social total, La Découverte, coll. “textes à l’appui”, Paris, 2007 ; P. Rosanvallon, La légitimité démocratique, op. cit. 16   See A. Garapon, “Justice et reconnaissance”, Esprit, March/April 2006. How paradoxical, too is the fact that an unexpected source of concern for recognition in contemporary French (non-legal) theory may be the non-human, having somehow by-passed humanity itself ! (see B. Latour, Politics of Nature : How to Bring the Sciences Into Democracy (2004, Harvard Univ. Press, translation Catherine Porter) focussing on the role of the spokesperson who must speak for otherwise mute things in order to ensure that the collective involves both humans and non-humans). 17   See H. Muir Watt, “Private International Law beyond the Schism”, Transnational Legal Theory, vol. 2(3) (, 2011), pp. 347‑427. 18  E. Jouannet, Qu’est-ce qu’une société internationale juste ?, op. cit. 19   Ibid., p. 154 and ff. (showing how the emergence of recognition in international law as a means to end stigmatization of (colonized) peoples took place only after decolonization (and not in the 1945 United Nations Charter which continues to differentiate between peoples according to their degree of “civilization”)). 20   Ibid., p. 260 (on the 2001 Durban Conference) ; see too A. Garapon, Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah, Paris, éd. Odile Jacob, 2008. 21   The recognition considered here, rather than that of the individual perpetrator of his or her crimes (through criminal law), is by the international community at large, for example through its judicial institutions.

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Fundamental rights and recognition in private international law

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for allowing neo-liberal international economic law to govern distributional issues unchecked.22 In private international law, the idea of recognition has been given significance, at least in Europe,23 by Paul Lagarde.24 In a nutshell, the idea is that personal relationships25 created elsewhere, under a foreign law (and according to a potentially different understanding of their meaning and content), should be given a place (within the society and under the law of the forum) as such, respecting their specific, initial characteristics.26 Here, the potential implications of recognition may well be less immediately perceptible than in the discipline’s public international counterpart. Indeed, the vocabulary of recognition has always been central to the conflict of laws 27 – encompassing vested rights, judgments, public acts, personal status and, now under the influence of European Union law, “mutual recognition” ; moreover, traditional concern for the understanding of the “foreign” has always existed, at least in the discourse of the discipline, so that under cover of a common signifier, there is a tendency to assume substantive similarity between the conventional goals of private international law as “management of pluralism”28 with more recent, collectively identitarian or individually dignitarian, forms of recognition.29 Futhermore, form and substance30 in this field 22

These can either be seen as distinct functional regimes participating in the much-criticized fragmentation of international law, or as competing paradigms of the latter.   This particular debate has not generated much interest in the United States (probably) for the triple reason that : the area of conflict of laws no longer does, generally ; the issues which give rise to interaction or competition between private international law and fundamental (including constitutional) rights would be charactterized in the American context essentially as federalism issues, which are dealt with as such under the Federal Constitution ; the debate in French and German is largely dogmatic, focussing on issues of which the relevance is conditioned upon methodologial assumptions which have long been rejected across the Atlantic. One notable exception in the literature is Ralf Michaels, “EU Law as Private International Law ? Re-Conceptualising the Country-Of-Origin Principle as Vested Rights Theory » (ZERP Diskussionspapier 5/2006 (2006), available at : http://scholarship.law.duke.edu/faculty_scholarship/1573), but the thesis according to which “mutual recognition” under European Union has anything to do with “vested rights”, is not really convincing ; at at least, no more so than any attempt to correlate mutual recognition and the recognition debate considered above. Comp. also, H. Muir Watt, “European federalism and the new unilateralism”, 82 Tulane Law Review 1983 (2008). 24   See notably, P. Lagarde, “Développements futurs du droit international privé dans une Europe en voie d’unification : quelques conjectures”, RabelsZ, 2004, p. 225 ; P. Mayer, “La méthode de la reconnaissance en droit international privé”, in Le droit international privé : esprit et méthodes : Mélanges en l’honneur de Paul Lagarde, Dalloz-Sirey, 2005, p. 547 ; P. Lagarde, “La reconnaissance mode d’emploi”, in Mélanges en l’honneur d’Hélène Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p. 481 ; C. Pamboukis, “La reconnaissance-métamorphose de la méthode de reconnaissance”, Rev. crit. dr. intern. privé, (2008), p. 513. 25   The scope of recognition cannot be defined dogmatically, in the way in which traditional methodologial tools determine their purview, for the epistemological reasons that will be explained later. Recognition responds, rather, to a need stemming from the denial of identity, which will tend to circumscribe its use to personhood and family relationships (see G. Romano, “La bilatéralité éclipsée par l’autorité”, Rev. crit. dr. intern. Privé, 2006, p. 457). It is clear however that a tort or criminal law case may involve issues of recogntion, as for instance in dsiputes brought under the American federal Alien Tort Statute (on the interaction between criminal law and recognition see too below FN 73). 26   Drawing attention to the renewal of method in the field of cross-border personal relationships, G. Romano, “La bilatéralité éclipsée par l’autorité”, op. cit., FN 25. 27   Of this is also partly true of public international law (recognition of states). On the various meanings and uses of recognition in the private international law context, see D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, Thémis, PUF, 2e éd., § 238 and ff. 28   This recurring phrase was coined (within this specific context) by Ph. Francescakis, preface to the French translation of Santi Romano’s Ordinamento giuridico. (P. François and P. Gothot (eds), L’ordre juridique, French translation, Dalloz, 1975). 29   See however, spelling out the “recognitive function” of private international law in the field of personal status : D. Gutmann, Le sentiment d’identité : étude de droit des personnes et de la famille, Preface by François Terré, L.G.D.J., Paris, 2000, p. 192. 30   Duncan Kennedy’s analysis of the relationship between form and substance, and the politics of their separation within the “jurisprudence of rules” (see “Form and substance in private law adjudication”, Harv. L. Rev., vol. 89, 23

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have always been kept tightly separate, so that the focus of the ensuing debate has been essentially methodological31 ; the site of ideological disagreement within the discipline has been, not the politics or the values encapsulated in recognition, but the impact on private international law of human rights, through which the courts have given it effect, and thereby replaced or displaced more traditional tools. The judicial impetus for this methodological unsettling of private international law has been the European Court of Human Rights,32 and more recently the Court of Justice of the European Union to the extent that issues of personhood and family are now seen to come within the purview of European Union law.33 The specific instances in which recognition has been used – whether explicitly or not – in the appeal to fundamental rights are well-known. The leading cases from each of these jurisdictions – Wagner 34 and Garcia-Avello35 – related respectively to intercountry adoption, and to family names, and while both cases imposed upon the defendant States to set aide their usual rules of private international law in order to provide appropriate protection to the individuals involved, neither involved any form of cultural conflict over the intrinsic content of the relevant legal institutions,36 and no collective identitarian claim was at stake. Fundamental rights were invoked, on the one hand, to impose cross-border continuity of a parent-child relationship on the dignitarian ground of the right to a normal family life ; on the other, the stability of a child’s identity was ensured through the more utilitarian concern for the coherence of individual status of mobile citizens within the internal market. Both instances led to revision of traditional tools ; both have been identified as involving a new methodology implementing the imperative of recognition. (1976), p. 1685) holds all the more true in this field, that forms represent a large part of the content of the discipline, which (in the European tradition) is predominantly methodological. 31   See the various contributions cited above FN 24. 32   To a large extent the private international law issues were anticipated by the national courts. Thus, for instance, once the right of trans-sexuals to accede to a change of civil status had been recognized by the European Court of Human Rights on the grounds of article 8 ECHR in a domestic case (in B. v. France, Appl. no. 13343/87, 25 March 1992 finding for a violation of article 8 ECHR that the applicant “finds herself daily in a situation which, taken as a whole, is not compatible with the respect due to her private life”), the French court extended this right to an Argentinian trans-sexual (Court of Appeals of Paris, 14 june 1994 : “La matière des droits de l’homme étant d’ordre public et la protection de ces droits devant être assurée tant à l’égard des nationaux qu’à l’égard des ressortissants des États non parties à la convention s’ils sont domiciliés sur le territoire national, en vertu des articles 1er et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, laquelle est d’application directe en France, l’action d’un transsexuel de nationalité argentine, résidant régulièrement en France, doit être déclarée recevable, sans considération du statut personnel de l’intéressé, dès lors qu’elle a pour objet de mettre fin, par une nouvelle désignation du sexe dans les documents officiels, à une discrimination sociale subie en France”). This decision came under fire for creating the concept of a “limping sex” (Y. Lequette, casenote, Rev. crit. dr. intern. privé, 1995, p. 323). 33   The principal point of entry of European Union law into the private international law of personal status is through the concept of European citizenship (see Case C-353/06, Grunkin Paul, 2 March 2010). In the discussion that follows, I focus on the fundamental or human rights codified in the European Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms (hereafter, the European Convention on Human Rights), because it is these rights which have been associated with the methodological changes affecting private international law. However, similar methodological issues could arise under the Charter of Fundamental Rights of the European Union, in relation to the application of European Union rules of private international law. 34   Eur. Ct. H.R., Wagner et J.M.W.L. v. Luxembourg, judgment of 28 June 2007 (appl. No. 76240/01). 35   Case C-148/02, Carlos Garcia Avello v. Belgium. 36   The difficulties encountered in respect of Convention rights were linked to the concrete ways in which the tools of private international law in the forum (defendant) State worked out in the circumstances of the case, but neither inter-country adoption by a single mother (Wagner), nor the child’s double name (Garcia Avello) raised a fundamental contrariety to public policy of the type which would later be encountered in the Mennesson case (v. infra FN 48).

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Fundamental rights and recognition in private international law

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Whatever the forms or expressions of recognition on either side of the public-private international law divide, it is invoked both as a credible explanation of contemporary mutations within the field, or a providing a convincing normative foundation for a renewal of its perspectives and methods. In each sphere, changes simultaneously taking place in the name of recognition are now also unquestionably linked to the discourse of fundamental rights.37 However, the specifically doctrinal content of the discipline of private international law raises questions which may not arise in exactly the same way as do the potentially paradigmatic transformations that public international law is going through.38. Moreover, the respective understandings of the content and architecture of those rights through which recognition operates may differ considerably. Indeed, it seems that, for the moment, recognition in private international law is perceived largely as a competing, and opposing, methodological approach to individal transborder relationships, for which traditional tools have had to make room due to the direct vertical and horizontal effects of hard-core human rights instruments. This contrasts with the emphasis placed on the axiological dimension of recognition on the side of public international law, where efforts tend to focus on a quest for meaning within a more heterogeneous web of collective rights.39 This article, then, attempts to respond to the question of the editors of this journal, on the implications of fundamental rights and recognition for private international law. It suggests that the paradigmatic transformations which are taking place in post-modern thought in the social sciences,40 have implications for the law which are already apparent in contemporary theories of justice and democracy.41 In particular, recognition comes with an epistemology and a critical project which may mean that, in the end, there is little that is specific to “international” legal cases ; few grounds on which to distinguish the public (international) from the private (international) as distinct legal disciplines ; and no real sense in separating the need for recognition as a matter of individual experience or collective transmission. It is likely that the changing fault lines within the law, which are already at work to transform the idea and effects of sovereignty in public international law, will lead to an analogous rethinking of the way in which law governs personal relationships in multicultural – including crossborder – settings. In order to track the demands that recognition is making of the law 37

This does not mean that recognition in private international would necessarily have to pass through human rights discourse. See for example, Daniel Gutmann’s analysis of the “recognitive function” of private international law (Le sentiment d’identité, op. cit., FN 29), which does not use human rights as a basis but appeals directly to individual dignitarian and communauty identitarian concerns. Nevertheless, the courts appeal naturally to the instrument which provides both the most visible and the most mandatory legal basis for following this path. 38  E. Jouannet, op. cit., p. 167. 39   See for instance, the specific evolving mix of practice, soft-law, textual reinterpretation and political philosophy that shapes the area of cultural rights in international law, see E. Jouannet’s account, op. cit., pp. 174 and ff. 40   We are not asking here whether law is or is not a social science (see G. Samuel, “Is Law Really a Social Science ? A View from Comparative Law”, Cambridge Law Journal, 2008, vol. 67, no 2, pp. 288‑321). It is however notable that some of the most interesting pluridisciplinary discussions on contemporary theories of justice (for instance from the perspective of gender) do not include lawyers (see for example, D. Chabaud-Rychter, V. Descutures, A.‑M. Devreux and E. Varikas, Sous les sciences sociales, le genre, La Découverte, 2010, some of the contributions to which will be cited below). 41   On which, see P. Rosanvallon, La Légitimité démocratique, op. cit.

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in the later context, this article will begin by examining the focus of the current doctrinal debate on recognition, which concerns the frontiers of the conflict of laws as method (II). It then explores the deeper epistemological and axiologial implications of recognition, which are brought within private international law through the gateway of human rights (III). In this light, it seeks finally to show that recognition can also be seen as excavating an unfinished project of methodological pluralism (IV).

II.  Recognition as method : the current debate Concerns for individual and collective dignity and identity, associated in other disciplinary fields with the recognition paradigm, have made a recent entrance into private international law through fundamental rights. This contact has been the source of considerable friction, when, for the first time during the 1990s and from the dual perspectives of economic freedoms and human rights, the use of traditional legal tools by the courts in crossborder cases was judged to contravene European Union or Convention law respectively. It is not the use of a discriminating connecting factor which is at stake here42 – although the inevitable issue of the relationship between discrimination and differentiation of personal status on the basis of foreign nationality or residence arose in the recent Harroudj case43 and will no doubt resurface in the future. Nor do these instances act out a vertical or horizontal conflict44 of fundamental rights – although, here again, the jury is still out on this point in the case of crossborder child abduction.45 And while it is clear that much of the hostility to fundamental rights in private international law is linked to the content of the rights invoked,46 no fundamental public policy issue is necessarily involved in the violation, which is characterized even in the absence of a direct collision between a fundamental right and a conflicting value protected by the national forum. It is the lack of protection – through the operation of private international law rules – given to the effective parent-child relationship whatever its content that is considered to violate Convention rights in

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Unlike much of the debate which arose over the constitutionality of (functionalist) conflict-of-laws approaches in the United States during the 1990s, to the extent that they deviated from the use of territory as connecting factor within the federal system (see D. Laycock, “Equal Citizens of Equal and Territorial States : The Constitutional Foundations of Choice of Law”, Colum. L. Rev., vol. 92, (1992), p. 249, and our analysis in “Aspects économiques du droit international privé”, Recueil Cours Académie Droit International, t. 307, 2005, §§ 192 ff.). 43   Eur. Ct. H.R., Harroudj v. France, 4 October 2012 (Appl. no 43631/09). The European Court of Human Rights ruled that the refusal to allow a French national to adopt an Algerian baby girl already in her care under the Islamic-law form of guardianship (“kafala”), on the grounds that adoption was prohibited by the child’s personal status applicable under the French choice of law rule, did not violate the right to family life as guaranteed under the Convention. 44   On conflicts between two fundamental rights, see below. 45   See, showing a clash between EU objectives of procedural expediency and the protection by the European Court of Human Rights of the interests of the child, Case C-491/10 PPU, 22 Dec. 2010, Rev. crit. dr. intern. privé, Revue critique de droit international privé 2012, p. 172, note H. Muir Watt, D. 2011, p. 248 ; ibid., p. 1374, obs. F. JaultSeseke ; RTD eur. 2011, p. 482, obs. M. Douchy-Oudot ; Eur. Ct. H.R. (2nd sect.) (Appl. no 14737/09, judgment of 12 July 2011), D. 2012, p. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Sesek ; AJ fam. 2011, p. 504 ; ibid. 2012, p. 97, Pratique A. Boiché. 46   The political argument, familiar to federalism debate (Rosen), is that giving effect to relationships between foreigners which would not be allowed domestically (same-sex marriages, sex-changes, and now surrogacy arrangements in Mennesson : see the text below) will erode domestic barriers.

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Fundamental rights and recognition in private international law

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Wagner47. It is only with the Mennesson saga48 involving the legal effects of surrogacy that recognition of a foreign relationship has been linked to the acceptance of the alien – here, in the sense of not only different but unwelcome – content of foreign law in the interests of the child.49 This may explain why, in the cases identified as exemplifying a new approach based on “recognition”, the tension between fundamental rights and private international law is perceived to be essentially methodological.50 Thus, the focus of the academic debate has been on the displacement by recognition of the line dividing the respective scope of the method of determining the applicable law (conflict of laws stricto sensu) and the legal requirements for the enforcement of foreign judgments.51 In French legal literature, the current model owes much to the influential ideas of Pierre Mayer on the distinction between rules and decisions in private international law.52 According to his argument, the method of the conflict of laws, which means determining the governing law by means of a connecting factor among innumerable private law rules all virtually applicable, is relevant every time the issue before the court is governed by (general, abstract) rules (of private law),53 as opposed to (individual) decisions (of which the protype is a judgment), which call either for recognition within the forum legal order, or refusal (for reasons of lack of jurisdiction or public policy). The second methodology is perceived to be more liberal, or more facilitative, since it does not make the recognition of legal effects of the foreign judgment conditional upon compliance or conformity with the forum choice of law rule. In practical terms, then, this re-formulation of the respective methodological scope of the conflict of laws 47

Wagner v. Luxemburg, cited above FN 34. Under the case-law of the European Court of Human Rights, article 8 in particular has been read as being of particular importance in cases with crossborder implications. But it is not the content of regime itself which comes under scrutiny (the way in which Luxembourg regulates adoption, or in which Belgium regulates family names), but the way in which effects of national rules play out in international situations, interfering with an otherwise effective relationship. 48  The Mennesson v. France case is currently pending before the European Court of Human Rights. See for the last stage of the saga before the French courts, Civ. 1re, 6 april 2011, no 10-19.053, Rev. crit. dr. intern. privé, 2011, p. 722, note P. Hammje, D. 2011, p. 1522, AJ famille 2011, p. 262, obs. F. Chénedé ; AJCT 2011, p. 301, obs. C. Siffrein Blanc. 49   See the current reactions in France to the proposal of “marriage for all” based on the perception of same-sex marriage as a Trojan horse for various forms of medically assisted procreation (including surrogacy conventions for male same-sex couples) in domestic law. The Mennesson case relates to crossborder recognition, whatever the postion of domestic law on this point. 50   The arrival on the scene of a new method associated with human rights has generated considerable resistance : see for example, L. Gannagé, La hiérarchie des normes et les méthodes du Droit International Privé, Tome 353, 2001, Preface by Y. Lequette. 51   The difficulty of trying to capture the change is in part due to the fact that the vocabulary of “recognition” has long been part of private international law. Far from the identity concerns that the concept involves today, recognition was first associated with the effects of foreign laws and judgments within the forum despite the formal exclusiveness of the sovereignty of the forum (how can a court apply foreign law ?). Another meaning relates to the ways in which an unfamiliar legal institution (such as a trust) can be “fitted” among the institutions of the forum ? In the private international law context, this is not a question for the legislature (should a civil system recognize trusts ?) but whether court can articulate – make any sense out of – an unfamiliar legal object which is claimed must be articulated its own institutions (can a notaire deal in any significant way with a trust ?). 52  Pierre. Mayer, La distinction des règles et des décisions en droit international privé, Paris Dalloz, 1973. 53   These are virtually in unlimited supply since the assumption is that in every legal system, there is always a rule of private law which is potentially applicable (by virtue of the completeness of the legal order, whose lack of prescription on any point should be read as signifying that no causal relationship exists between a set of facts and a claimed legal consequence). This supposes in turn a structural distinction between private and public law : when the State is involved in the terms of the relationship (does this citizen qualify for French citizenship ?), there is only one possible source of governing law.

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(related to choice between rules) and recognition of decisions led to reallocating certain issues from one category to the other – more specifically, the topical issue of the effect to be afforded to post-independance expropriations or nationalizations were moved under the latter, less restrictive, regime applicable to foreign decisions.54 While the distinction between rules and decisions for the purpose of determining the relevant methodology raised a first set of difficulties in the case of foreign public acts without any substantive decisional content which were difficult to classify as being one or the other (celebratory acts of religious bodies distinct from the state55 ; quasi-public acts of registrars, etc.56), the binary model managed to hold until the arrival on the scene of fundamental rights. Hitherto, giving effect to foreign relationships created elsewhere had meant using the forum choice of law rules in their “recognitive function”.57 However, after Wagner, the right to a normal family life under artice 8 ECHR meant recognising a relationship already effectively constituted elsewhere ; “social reality” prevailed henceforth over the legal requirements of the choice of law rule.58 Applied to civil partnerships, for instance, this line of reasoning mandates that an effective relationship registered elsewhere should be acknowledged and produce the legal effects attached to such relationships in the forum country,59 even if this would run contrary to the law governing the partners’ personal status, under the forum’s conflict rule.60 Moreover, for want of consensus on the appropriate connecting factor for same-sex partnerships, there is a tendency in comparative private international law to consider that a public officer or authority asked to register or celebrate such a partnership will also be applying its own law. In other words, as long as there is a sufficient jurisdictional link (usually through current residence, social environment or “milieu de vie ” of either party), each authority will by-pass conflict of law methodologies and apply its own law,

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This meant that the nationalization by Algeria of a French ex-colonial company did not require looking for the applicable law under existing connecting factors for corporate issues – an approach which courts had used until then, with disastrous results. See Civ. 1st july. 1981, Total Afrique, Rev. crit. dr. intern. privé, 1982, p. 336, note P. Lagarde, Clunet 1982, p. 148, note P. Bourel, Rev. sociétés, 1982, p. 878, note J.‑L. Bismuth. 55  R. El Husseini Begdache, Le droit international privé français et la répudiation islamique, Paris, L.G.D.J., 2002. 56  Ch. Pamboukis, “L’acte quasi public en droit international privé”, Rev. crit. dr. intern. privé, 1993, p. 565. 57   On this idea see D. Gutmann, Le sentiment d’identité, op. cit., FN 29. 58   The Court took the view that the decision not to declare the judgment enforceable did not take account of “social reality”. The family ties created by the full adoption granted in Peru could not take full effect in Luxembourg. As a result, the applicants encountered obstacles in their day-to-day lives and the child did not enjoy the legal protection which would enable her to fully integrate into her adoptive family. It is to the extent that the Wagner case refused the detour by the forum’s choice of law rule in order to ensure the recognition of a foreign adoption, that is was seen as implementing a new approach. 59   This may generate difficulties of adjustment or “transposition “between the foreign partnership and the effects attached to it under forum law. See (among many) Ch. Pamboukis, “La renaissance-métamorphose de la méthode de reconnaissance”, Rev. crit. dr. intern. privé, 2008, p. 513. 60   At a time when the status of such unions was still highly controversial (notably because they were authorized between persons of the same sex), ICCS Convention no 32 (Convention sur la reconnaissance des partenariats enregistrés, Munich 5 septembre 2007 : no official text in English) introduced a principle of recognition of partnerships registrered in other Contracting States (article 2) and of their civil effects (article 3), allowing for only limited exceptions (article 7 : including public policy, but excluding any reference to the forum’s conflict of law rule). The ICCS/CIEC is an intergovernmental organisation whose aim is to facilitate international co-operation in civil-status matters and to further the exchange of information between civil registrars.

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Fundamental rights and recognition in private international law

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while the relationship once created will be afforded recognition elsewhere. An author has aptly described the change taking place in this respect as an “eclipse of bilaterality by authority”.61 Recognition then came to be theorized with a “mode d’emploi” designed to fit these new developements among existing methods.62 When a relationship had been “cristallised” by the intervention of a public authority,63 the juridiction of which was conditional upon an adequate connection with the applicant(s), then that relationship could be accepted as such within the forum without prior recourse to the forum’s choice of law rules. In this context, debate now focuses, firstly, on whether a “purely factual” relationship (such as a common law marriage or a de facto partnership), should be subjected to the same methodology64 ; secondly, on whether the object of recognition in such circumstances is the factual situation, the law under which it grew up, or the relationship as thus formed65; thirdly, on what type of link is required of the authority which claims to create a relationship which potentially produce effects abroad.66 Moreover, the issue of the level of tolerance of forum public policy arises here. The public policy exception, which is usually available to eject a foreign law when its content leads to an outcome that is judged to be undesirable in the light of current societal values, switches traditionally into in a mitigated or “attenuated” mode when confronted with a judgment (a vested right) created outside the jurisdiction on which the parties may have placed their reliance.67 The issue here is the extent to which the relationship created abroad, without any decisional input from a public authority, must nevertheless benefit from the more liberal regime. Therefore, while the focus of the debate is mostly doctrinal or methodological, there is far more ideology to the opposition than first meets the eye. Beyond the way in which the dividing line is drawn as between recognition and the conflict of laws (or the method of determination of the applicable law), the stakes are the impact of the new methodology in cases where it might be applied to relationships that domestic law does not protect, or indeed rejects. The example of the ostensibly doctrinal debate over the treatment owed (within a prohibitive forum) to foreign civil partnerships, which began to be opened to same-sex couples in the 1990s, is once again topical in this respect. The political objection, then, to

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G.P. Romano, “La bilatéralité éclipsée par l’autorité. Développements récents en matière d’état des personnes”, Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, p. 457.  P. Lagarde, “La reconnaissance mode d’emploi”, op. cit. 63  P. Mayer, “La reconnaissance en droit international privé”, in Mélanges en l’honneur de Paul Lagarde, cited above, p. 547. 64   It is difficult however to see why not, to the extent that it is effective. If effective, it must be recognized under article 8. 65  S. Bollée, “L’extension du domaine de la méthode de reconnaissance unilatérale”, Rev. crit. dr. intern. privé, 2007, p. 307 66   See on these points, D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, t. I, no 569 s. 67   Outcomes similar to those obtained under the French theory of attenuation of public policy are reached under the German theory of Inlandsbeziehung, see N. Joubert, La notion de liens suffisants avec l’ordre juridique (Inlandsbeziehung) en droit international privé, Credimi, 2008, preface P. Lagarde. 62

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the enlarging the scope of recognition methodology comes in a form familiar to federalism debates68: giving effect to relationships between foreigners which would not be allowed domestically (same-sex marriages, sex-changes, surrogacy arrangements) will inevitably erode domestic policy restrictions, thereby raising issues of local democracy.69 However, in Europe, the human rights dimension of such situations adds a further twist to this debate, to which we shall now in turn in the following section. While, as in the Wagner case, human rights may mandate recognition of effective foreign family relationships, these may also impose substantive changes upon domestic law, overriding any local policy objections. This double, simultaneous effect of fundamental right is illustrated in the transgender case discussed below. Moreover, human rights operate in a similar fashion, necessarily claiming the same reach, whether the relationship has originated elsewhere, or within the forum state. The crucial issue then becomes the identification of the jurisdictional link which, by virtue of article 1 of the European Convention, legitimates imposing European values on relationships also connected to third countries. This looks familiar – much like a form of neo-statutism.70 While such implications of human rights might represent a new swing of the methodological pendulum – a characteristic of private international law according to its most popular historiography –, they may run far deeper. For indeed, the recognition concept also has far-reaching epistemological and axiological implications.

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M. Rosen, “Extraterritoriality and Political Heterogeneity in American Federalism”, University of Pennsylvania Law Review, vol. 150, 2002, p. 856.   This is true also, of course, under the exception of public policy regime. Thus, over time, by virtue of the “attenuated” effet of public policy, relationships involving the clash of societal values (as between the forum and a foreign legal system, generally that of the common nationality of the parties) such as divorce, divorce by mutual consent, or polygamous marriage, have been allowed to produce their legal effects within the forum. This was at one point the case, too, with respect to the effect of muslim repudiations (which usually took place abroad, in the couple’s country of origin) on women living in the forum State. The foreign repudiation was considered as ending the marriage and the wife was left on her own with little financial protection. In other words, in this “intersectional” conflict of values, deference to other cultural practices overrode the gender equality issue. However, the entry into force of Protocol no 7 to the European Convention of Human Rights (opened for signature on 22 Nov.ember 1984), art. 5 of which recognizes equality between spouses within marriage, was then considered as mandating the reverse solution. The (adjudicatory) jurisdictional link to the forum (domicile of the family) automatically satisfied the (prescriptive) jurisdictional requirement under article 1 of the European Convention, bringing the dispute squarely within the ambit of the repudiated spouse’s right to equality. See on this development P. Hammje, in Rev. crit. dr. intern. privé, 2004, p. 423, Rejet des répudiations musulmanes Cass. (1re ch. civ.), 17 February 2004, D. 2004, p. 824, concl. F. Cavarroc, p. 815, chron. P. Courbe, AJ famille 2004, p. 140, obs. S. David, RTD civil., 2004, p. 367, obs. J.‑P. Marguénaud. One analysis of this development is to consider that the courts have introduced flexibility into the operation of public policy to the extent that it has absorbed human rights values, so as to give full effect to such values when the relationship of the parties to the forum is close enough that it is likely to develop there. This is the concept of “public policy of proximity”. An alternative analysis is to consider that the same result is imposed by the right itself, which defines its own “reach” under the jurisdictional requirement of article 1. Much of the discussion of human rights in private international law has therefore been related to the ways in which the traditional modes of operation of public policy should be articulated with fundamental rights, each of which claims its own scope. See Petra Hammje, “Droits fondamentaux et ordre public”, Rev. crit. dr. intern. privé, p. 1. 70   On this analogy, which has formed round the concept of “milieu de vie”, see M. Hunter-Hénin, “Droit des personnes et droits de l’homme : combinaison ou confrontation ?”, Rev. crit. dr. intern. privé, 2006, p. 743. 69

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Fundamental rights and recognition in private international law

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III.  The epistemology and values of recognition : the prism of fundamental rights While the methodological debate described above is linked to the resettling of categories and dividing lines perceived to be central to the understanding of the discipline, a highly significant, yet less visible, part of the challenge raised by fundamental rights is that they imply new epistemological foundations for the treatment of individual cases. In turn, this change is driven by values of reciprocity and respect for alterity, which have significant implications in terms of the perception of the relationship between the Self and the Other, the forum and the foreign.71 Such transformations are rarely identified from within legal practice. However, they come to light in when viewed through the lenses of the various other disciplines which, in dealing with alterity, are now increasingly adhering to the recognition paradigm. Identity politics, psychoanalysis or moral philosophy show how recognition both contextualises and de-centers. In the field of human rights, which as we have seen, arguably overlaps in many cases with private international law, the vocabulary of recognition corresponds to the use of a specific epistemology, which challenges the traditional binary distinction between facts and law. This vocabulary is to be found, emblematically, in the European Court of Human Rights Christine Goodwin case in 2002.72 Here, the Court abandoned its previous, prudent position on the legal status of transgendered persons, and considered that the refusal by the United Kingdom to give civil effect to post-operative sex change in the particular case of Christine Goodwin, represented a failure to respect her right to private life in breach of Article 8. Having defined the claim itself in the language of recognition (“The applicant complained about the lack of legal recognition of her post-operative sex in the United Kingdom”), the Court uses the same wording to explain why the time had come for change. Thus it considered “significant that the condition had a wide international recognition for which treatment was provided. It was not convinced that the inability of the transsexual to acquire all the biological characteristics took on decisive importance. There was clear and uncontested evidence of a continuing international trend in favour of not only increased social acceptance of transsexuals but also of legal recognition of the new sexual identity of post-operative transsexuals”. The Court then goes on to identify the suffering which lack of recognition has induced. The way in which it does so avoids framing the legal issue in terms of discrimination (non-discrimination is not a “stand-alone” right under article 14 71

See, on the recognition paradigm, I. Isailovic, Global Governance and Sites of Recognition : Identity, Private International Law and Patterns of Marginalization PhD Sciences-po, Paris 2013 (forthcoming). This work focuses in the (foucauldian) sites of misrecognition created by the tools of private international law. 72   The applicant, Christine Goodwin, a United Kingdom national born in 1937, was a post- operative male to female transsexual. The applicant claimed that she had problems and faced sexual harassment at work during and following her gender re-assignment.

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of the ECHR), but, side-stepping a tricky comparison (people whose gender is unaligned on their biological sex are deprived of equal treatment), uses the more radical idea that dignity is denied through refusal to give legal effect to sex change, per se. In doing so, it links recognitive identity politics and a contextual asssessment of individual situations. Thus, “a serious interference with private life also arose from the conflict between social reality and law, which placed the transsexuals in an anomalous position in which they could experience feelings of vulnerability, humiliation and anxiety”. The Court links the contextualised individual experience of everyday humiliation, and the symbolic stimatisation of a group, putting to use insights from psychoanalysis and social psychology that are similarly very present in public international legal recognition claims.73 It can be seen here that the epistemology of recognition brings about a reversal of perspective in legal reasoning, in three important respects. All of these can be attributed to a turn away from the formal rationality of the law74 in favour of open-textured and deliberative normative modes, sensitive to the life experiences with which it interacts. One the one hand, the law is responding to individual, contextualized perspectives. On the other, it is no longer perceived as a set of abstract principles, based on binaries, distinctions and classifications.75 Finally, it may herald, or at coincide with, an increasing awareness of the politics inherent in – any, including legal – methodology, particularly when it is designed to deal with difference. Each of these three changes requires in turn some further explanation. i) Thus, the first change is the introduction of “standpoint”, in a vein which has become significant within the social sciences76 and which is particularly visible in the ethics of care.77 Thus, Christine Goodwin’s claim is assessed by the Court 73

It is interesting to reflect upon the different work that human rights and criminal law (for instance, on hate speech) can do. Here, recognition is symbolic and non-repressive. Of course, the defendant here is a State and not a private person ; when private conduct affects recognition, it will often work through criminal law rather than through the horizontal effect of human rights. 74   On the question whether the law is gendered (as masculine), see R. Graycar and J. Morgan, The Hidden Gender of Law, The Federation Press, 2nd edition. 75   Recognition has brought similar awareness of the “politics of method” described in the text into public international law, where it has been a powerful factor of decline of the way in which the foundational concept of state sovereignty has – far from its initial emancipatory function-, bolstered the fiction of abstract equality as between unequally endowed nations. It has also prevented indigeneous peoples from acceding to any form of voice in matters affecting their culture, identity or economy. The advent of recogntion through cultural rights has shaken the axes of liberal doctrine of international law by advocating the representation plural interests (see E. Jouannet, op. cit., p. 169 et s.). In turn, this move has repercussions in private international law, which is similarly challenged by norms whose scope and origin are not aligned on the State. See R. Michaels, K. Karen Knopp, A. Riles, “Transdisciplinary Conflicts of Law”, 71 Law & Contemporary Problems 1 (Summer 2008) (Symposium issue), and in particular Karen Knopp, Citizenship, Public and Private, p. 309. 76   On standpoint theories in the sociology of knowledge, see L. Gassot, “Karl Mannheim et le genre : point de vue et connaissance située”, in D. Chabaud-Rychter, V. Descoutures, A.M. Devreux and E. Varikas (eds), Sous les sciences sociales, le genre, 448, p. 453. 77   Gilligan, C. In A Different Voice. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1982 ; “The Ethic of Care for the Self as a Practice of Freedom” : An Interview with Michel Foucault on January 20, 1984 in The Final Foucault : Studies on Michel Foucault’s Last Works. Philosophy & social criticism 1987, vol. 12, no 2-3, pp. 112‑131. See Internet Encyclopedia of Philosophy” V° Care Ethics :. “Normatively, care ethics seeks to maintain relationships by contextualizing and promoting the well-being of care-givers and care-receivers in a network of social relations. Most often defined as a practice or virtue rather than a theory as such, “care” involves maintaining the world of, and meeting the needs of, ourself and others. It builds on the motivation to care for those who are dependent and vulnerable, and it is inspired by both memories of being cared for and the idealizations of self. Following in the sentimentalist tradition of moral theory, care ethics affirms the importance of caring motivation, emotion and the body in moral deliberation, as well

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Fundamental rights and recognition in private international law

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through her specific experience, and is seen as expressing an individual, contextualised need for recognition ; at the same time, her struggle for individual identity intersects with the collective need of the stigmatised group. The law sets the scene, therefore, for a “struggle over needs”,78 which tends to de-naturalize dominant interpretations and categories, along new identitarian lines. Social theory shows that these lines are not intangible ; group identity may be subject to intersectionality so that individuals within one group (women) may cumulate other factors of discrimination (colour, age, sexual orientation) ; indeed, power relations (and the correlative need of recognition of subordinate or excluded groups) may cut cross various categories in different ways (some women, after all, may also be senior corporate executives). Whatever the conundra of identity politics, the emergence within the law of the perspective of the Other – seen as “unique, with a body, a history and emotions” – is as a significant a turn as within the ethics of communication. Indeed, Habermas’ own work reflects the changing perception of law, which from being a force in favour of “reification”, becomes the medium through which deliberations in the real world are brought within the system.79 “Le droit se trouve désormais dans le camp du monde vécu”.80 By joining the side of life experience, it legitimates its “intrusion within the sphere of the intimate”.81 ii) The second change, which is closely correlated to the first, is the perception of law itself which accompanies the recognition concept. Standpoint theory introduces relativity and contextuality in the place of absolutes and universals ; once again, law as understood within the recognition paradigm is no longer an abstract form of (rule-based) knowledge.82 Much work on this point comes from critical feminist and gender studies, which have emphasised the gendered (masculine) character of liberal rationality, along with its claims of objectivity and scientificity.83 Postmodern, critical sociology rejects general and “totalizing” categories of social history.84 This is the work that recognition is also doing within the law, where the great liberal axes and binaries – public and private ; domestic and international – are already giving way to various pressures. In this respect, the concept of human rights has itself changed, evolving from a list of rights to the expression as reasoning from particulars. One of the original works of care ethics was Milton Mayeroff’s short book, On Caring, but the emergence of care ethics as a distinct moral theory is most often attributed to the works of psychologist Carol Gilligan and philosopher Nel Noddings in the mid-1980s. Both charged traditional moral approaches with male bias, and asserted the “voice of care” as a legitimate alternative to the “justice perspective” of liberal human rights theory. Annette Baier, Virginia Held, Eva Feder Kittay, Sara Ruddick, and Joan Tronto are some of the most influential among many subsequent contributors to care ethics”. 78  N. Fraser and L. Nicholson, ‘Social Criticism without Philosophy : An Encounter between Feminism and Postmodernism’, Theory, Culture & Society 5(2-3) : 373-394 (1988). 79   See J. Habermas, “Paradigms of Law”, in M. Rosenfeld and A. Arato, Habermas on Law and Democracy : Critical Exchanges (Philosophy, Social Theory, and the Rule of Law), p. 13, and the various critical exchanges in this volume. 80  E. Ferrasese, « Jürgen Habermas et le genre. L’expérience du décentrement par la discussion », in D. ChabaudRychter, V. Descoutures, A.M. Devreux, E. Varikas (eds), Sous les sciences sociales, le genre, 418, p. 425. 81   Ibid. 82  G. Samuel, Epistemology and Method in Law, Ashgate, pp. 95 and ff. While the civilian conception of law as a “formal set of axioms” can be opposed to the more seamless texture of the common law, both arguably belong nevertheless to the same paradigm of law as abstract (even if inductively produced) legal knowledge. 83   On laws’s (hidden) gender, see Graycar and Morgan, op. cit. FN 74. 84   V. Th. W. Adorno, Minima Moralia (1951), Payot, Paris, 1980 ; J.F. Lyotard, Introduction : The Postmodern Condition : A Report on Knowledge,” 1979 (xxiv - xxv) ; leaving behind (masculine) “metanarratives”, binaries, and unilateral or closed principles or enunications.

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of a “democracy of proximity”.85 As Foucault remarked in La Volonté de savoir : “La vie, comme objet politique, a en quelque sorte été prise au mot et retournée contre le système qui entreprenait de la contrôler. C’est la vie, beaucoup plus que le droit, qui est devenue l’enjeu de luttes politiques, meme si celles-ci se formulent à travers des affirmations de droit. Le “droit” à la vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins, le droit par delà toutes les oppressions et ‘aliénations’, à retrouver ce qu’on est et tout ce qu’on peut être, ce droit, si incomprehensible pour tout système juridique classique, a été la réplique politique à toutes ces procedures nouvelles de pouvoir qui, elles non plus, ne relevaient pas du droit traditionnel de la souveraineté”.86 iii) The third change is also identifiable as a rejection of what has been described, in relation to the methods of the social sciences, as “methodological nationalism”.87 Although perceived, or at least presented as being purely methodological – and thus instrumental or neutral – legal tools designed to apprehend and structure the relationship between the self and the other, between the forum and the foreign, inevitably nevertheless reflect and project value judgements. The epistemology described above involves a de-centering, which can bring to light the ways in which the other is often framed with reference to one’s own self-image, and reduced to sameness (or exoticized, as will be seen below). The awareness of the “politics of method” – that is, the politics behind the neutral appearance of methodological tools – has been gaining prominence in new approaches to comparative law88 – where classical ways of thinking difference or otherness share much in common with private international law. Classifications of different national laws in terms of legal “families” have been shown to reflect and perpetuate a value judgment in terms of the relationship between the centre and the periphery. Significantly, for instance, according to René David’s well-known taxonomy, which has exercised considerable influence over Western comparatism, the main legal “families” are civil (Roman-Germanic) law, common law, communist (“socialist”) law, and then, fourthly, the “religious and traditional” rest.89 The latter category presumably includes the Islamic legal tradition and other cultural practices to be found beyond the confines of Western Europe. Comparative legal analysis then focussed almost exclusively on differences90 between the two “main” categories, whose importance was hypertrophied to the point that other cultural practices of law were to all intents and purposes disqualified as such. 85

P. Rosanvallon, Democratic Legitimacy, op. cit., identifying the components of such legitimacy as : Impartiality, Reflexivity, Proximity.  M. Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard 1976, p. 161 (in English The Will to Knowledge, trans. by Robert Hurley, Allen Lane, 1978). 87   Interestingly, the terms is used by social scientists to denote nation-state centered thinking, and then used by compartatists to denote ethnocentric perspectives. On the first, see, A. Wimmer and N. Glick Schiller (2002), “Methodological nationalism and beyond : nation-state building, migration and the social sciences”. Global Networks, 2 : 301-334. doi : 10.1111/1471-0374.00043. In this article, “methodological nationalism is understood as the assumption that the nation/state/society is the natural social and political form of the modern world”. On the second approach, see below, next FN. 88  G. Frankenburg, “Critical Comparisons : Re-thinking Comparative Law”, 26. Harv. Int’l L.J. 411, 428-29 (1985) ; V. Corcodel, Global Governance and Critical Comparisons, PhD Sciences-po Paris, 2013, forthcoming. 89  R. David, Les grands systèmes de droit contemporains, Dalloz, 1963. The book has since been re-edited many times (11th ed. 2002, with C. Jauffret-Spinosi) without changing the taxonomy. 90   Or, as Pierre Legrand points out, sameness : see (among many formulations of the critique of the “axiomatization of sameness “see his recent “Paradoxically, Derrida : For a Comparative Legal Studies”, 27 Cardozo Law Review 63]. 86

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Fundamental rights and recognition in private international law

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However, at the same time as it rejects the tendency of classical legal thought to reduce the other to one’s own image, this shift also represents a radical reaction against essentialization of beings and cultures. Here, recent critical thinking in comparative law has incorporated ideas from third world and subaltern studies, highlighting postcolonial representations of the “Rest” and their accompanying economics. Remarkable examples are Edward Saïd’s work on orientalism,91 or Teemu Ruskola’s analysis of the fetichization of the exotic.92 Otherness, then, appears to be primarily a construction, carrying not only politics of identity but also a certain understanding of history. More positively, the philosophical, psychological and ethical implications of recognition are that respect for the Other is the avenue towards the construction of Self.93 This can be traced to Habermas’ “communicative ethics”, geared to the inclusion of Other insofar that “everyone tests the acceptability of a norm, implemented in a general practice, also from the perspective of his own understanding of himself and of the world”.94 In a similar vein, Charles Taylor includes among the “Sources of Self”, the social respect for group identity.95 In France, Paul Ricoeur makes the similar claim that there can be no achievement of the dignity of Self without ackowledgment of the dignity of the Other.96 So what, it might be asked, has all this got to do with private international law, which is, or purports to be, a set of instrumental tools designed to answer highly formalistic or doctrinal questions of jurisdictional scope ? The answer is, certainly, that these changes are of considerable significance. Of course, the Christine Goodwin case – discussed above as emblematic of the epistemological shift which accompanies recognition –, is a domestic case. The example would take on a private international law dimension if a transgendered person, on moving into the forum country, were to encounters difficulties – through differences in the way civil registers work – linked to the fact in line that her post-operative gender is not in line with her civil status. This was precisely what happened in a case judged by the Paris Court of Appeal of Paris in respect of an Argentinian

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Orientalism, Routledge, London, 1978.   Legal Orientalism. China, the United States, and Modern Law Harvard Univ. Press, publication forthcoming June 2013. 93  P. Bourdieu, The Course of Recognition, op. cit. ; see too the transdisciplinary collective, The Politics of Misrecognition, edited Simon Thompson, and Majid Yar, Ashgate 2011. 94  J. Habermas, The inclusion of the Other. Studies in Political Theory. MIT Press, 1998, defining thus communication ethics : “As a child of the eighteenth century, Kant still thinks in an unhistorical way and consequently overlooks the layer of traditions in which identities are formed. He tacitly assumes that in making moral judgments each individual can project himself into the situation of everyone else through his own imagination. But when the participants can no longer rely on a transcendental preunderstanding grounded in more or less homogeneous conditions of life and interests, the moral point of view can only be realised under conditions of communication that ensure that everyone tests the acceptability of a norm, implemented in a general practice, also from the perspective of his own understanding of himself and of the world … in this way the categorical imperative receives a discourse-­ theoretical interpretation in which its place is taken by the discourse principle (D), according to which only those norms can claim validity that could meet with the agreement of all those concerned in their capacity as participants in a ­practical discourse”. 95  1989. Sources of the Self : The Making of Modern Identity. Harvard University Press. 96  P. Ricœur, The Course of Recognition, op. cit. 92

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transgendered woman.97 In consideration of B v. France98, the court allowed a suit enjoining the French registrar to modify the French civil register (thereby affecting the administrative documents issued on that basis), even if this involved ignoring the (unchanged and unchangeable) birth certificate issued by the individual’s country of origin. However, it matters little here that individual applicant who is “within the jurisdiction” of the forum State within the meaning of article 1 of the European Convention of Human Rights, is a foreigner to that country – in other words, whether or not the case is framed as one of private international law. The distinction between internal and international situations is of little import, since the methodology and the requirements of article 8 will always be the same in both cases. This is not to say that private international law has not always been attentive to the values inherent in personhood99; however, a different epistemological frame is proposed by human rights law in this context, substituting a concrete, individualized approach for the more abstract concern for continuity and permanence of status whatever the circumstances. The values carried by the method are care, respect for alterity, protection of dignity and identity, which are to a large extent excluded by the abstraction of private international law methodology. The scope of recognition cannot be defined dogmatically, in the way in which traditional methodologial tools determine their purview. This is because recognition responds, rather, to needs stemming from the denial of identities in real life. However, these are salient in the field which, in the vocabulary of the conflict of laws, belong to “personal status”, and involve the impact of crossborder mobility on personhood and family relationships. Does this mean that, in this field, the tools and methods of this discipline are disqualified ? The question, now, is the extent to which recognition could be seen to represent the excavation of an alternative axiological project which has always been contained within the conflict of laws.

IV.  The space left for private international law ? For private international law, in cases involving the issues of identity with which recognition grapples, the recognition project has two significant normative implications. This is because the turn to “standpoint” perspectives described above pays little heed to the very distinctions which are fundamental to private internatinal law. On the one hand, the methodology of recognition focuses on contextualized needs, whether individual or social ; on the other, it revisits assumptions about the “nature of law” as an abstract system of norms. However, both concerns are 97

Court of Appeals of Paris, 14 juin 1994 cited above FN 32. See, for a similar stance in Spain : L. Sixto Sanchez, « De la reconnaissance du transsexualisme par le droit espagnol. Direction générale des Registres et du Notariat (ministère de la Justice du Royaume d’Espagne) 24 janvier 2005 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2005, p. 614. 98   See above FN 32. Comp. already Rees v. United Kingdom, Application no. 9532/81, 17 October 1986. 99   See D. Gutmann, Le sentiment d’identité, op. cit. FN 29

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Fundamental rights and recognition in private international law

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in fact addressed by the alternative methodology – disparagingly named “unilaterism” in the heyday of the twentieth century’s turn to “multilateralism” (to a large extent a misnomer itself) – which has always served as a comparator or faire-valoir, a backdrop, and as a source of inspiration for “escapes”, exceptions or alternatives when the dominant methods yield unsatisfactory results. But despite the received historiography of the evolution of the discipline as swinging regularly from one method to another, the change which recognition seems to imply is, predicability, more complicated than a mere return to a form of neo-feudal statutism, as is sometimes suggested.100 This is at least partly because of the advent of human rights, through which the recognition concept seems to be entering the law, come equipped with their own methodology. Traditional tools, still largely in use today – although in various increasingly flexible forms101 – are based on what is known as “multilateralist” methodology (in French “bilateralism”). Its attractive name conveys the liberal-universalist project of which private international law espoused the views at the end of the nineteenth century. The advent of recognition raises two sets of challenges to the traditional model. Firstly, since is still based very largely, on categories which are largely modeled on the forum’s own legal institutions, it has a deliberate and as it were, built-in, bias expressing what is sometimes termed, in other disciplinary fields, “methodological nationalism”.102 This is expressed through the various stages of reasoning required by the conflict of laws, and most notably, the operation known as “characterization”. By contrast, recognition requires asking how the Other apprehends, constitutes, refounds and challenges the law103. Secondly, at least in the continental legal tradition, private international law presupposes a strongly “normativist” or Kelsenian conceptual framework104. Fact and law are sharply separated, while social practice is excluded form the definition of the latter, which remains positivist or state-centered. There is a causal link between such a conception of law as a system and the “reduction to self” which underlies the liberal representation of the Other. The capacity of such a methodology to apprehend and accept differences in legal institutions has been constantly challenged by the alternative project – which bears the less flattering label, “unilateralism” – which it replaced. The turning point is generally considered to have taken place at the end of the nineteenth century, with the simultaneous discovery105 in Germany and France of the lack

100

A. Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010, p. 103.   This trend towards the gradual abandon by the law of a degree of formality within the numerous codifictions are taking today, see S. Symeonides, Private International Law Codifications : The Last Fifty Years (forthcoming 2013). 102   See above FN 87 103  I. Isailovic, op. cit. 104   On this point, see D. Bureau and H. Muir Watt, Droit international privé, op. cit., § 24, 326. 105   Or supposedly so. According to Didier Boden (L’ordre public, limite et condition de la tolérance. Recherches sur le pluralisme juridique, Paris I, 2002), it is quite possible that Bartin had read Kahn’s work (which Bartin does not cite, however). 101

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of equivalence, assumed by von Savigny,106 between statutist approaches (which start from the rule and determine its scope, in relation to its policy objectives) and the search for the “seat” of the legal relationship. This is because any coincidence between the two methodologies assumes that all the legal systems involved share a common understanding of the “nature” of such relationships (whether they are issues of contract, tort, personhood, etc) and what the factors are (visions, values or policies) which dictate where their “seat” is located. A turn from faith in universalism to the pre-eminence of local values encouraged by rising nationalism in Europe leading up to the first world war and equally salient in the period leading up to the second, induced, curiously, the decline of statutism, and the pre-eminence of the “multilateralist” version, which became, in doctrines such as that of Bartin, the reflection of domestic world-vision107. However, although disqualified as a general method, the alternative project has constantly either been championed (unsuccessfully) or, more subtly, used in parcellar forms within the dominant methodology. For instance, whenever there is a conflicting view from elsewhere on the way in which a personal relationship should be structured or given effect, multilateralist tools tend to compress it into structures which are cognizable and acceptable to the forum. However, for every resulting mismatch, incoherence, or unfairness, there is an adjustment which usually borrows from “unilateralist” approaches. Renvoi, characterization, or preliminary questions are all instances of this mix. Moreover, the transformations of “private law” in the second half of the twentieth century have also raised radical difficulties (“overriding mandatory rules”) which do not fit into then multilateralist scheme and have been dealt with – formally as derogations or exceptions – through statutist methods. This state of affairs has been systemized by Didier Boden, who has shown how unilateral ideas have invisibly colonized the “general theory” of private international law, at the price of frequent conceptual confusion.108 Taking as a reference the most contemporary, and most sophisticated, modern version of unilateralist doctrine as elaborated by Quadri,109 Boden reconnects the form and the substance, or the methods and the values, to show that the choice betwen these available tools is neither a matter of neutral technique or jurisdictional allocation, but one of axiology. Borrowing and subverting vocabulary from public international law, he opposes the methodologial “monism” under which multilateralism 106

According to a widespread narrative (at least in France), von Savigny discovered enlightened multilateralism, after the “dark ages” of statutism, see P. Gothot, “Simples réflexions à propos du saga des conflits de lois”, in Mélanges en l’honneur de Paul Lagarde, Dalloz, 2005, p. 343. 107   On Savigniano-Bartinianism”, Bartin’s own strand of multilateralism which he himself attributes to Savigny, see B. Ancel, “Destinées de l’article 3 du Code civil”, in Mélanges en l’honneur de Paul Lagarde, Dalloz, 2005, p. 1. 108   See D. Boden, L’ordre public, limite et condition de la tolérance, op. cit., pp. 504 and ff.. Among the consequences of this conceptual confusion are difficulties in distinguishing overriding mandatory rules from the exception of public policy, and various contradictory positions on renvoi, conflicts of characterization and preliminary questions. 109  R. Quadri, Lezioni di diritto internazionale privato (Liguori, 5th edn 1969) ; for an instructive account of the Italian School of private international law in a wider context, see E. Cannizzaro, “La doctrine italienne et le développement du droit international dans l’après-guerre : entre continuité et discontinuité”, Annuaire Français Droit International, 2004, p. 1.

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Fundamental rights and recognition in private international law

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operates, to the respect of the other inherent in the “unilateralist” ideal. Thus depicted, the latter belongs to the pluralist school in law. It is ready – until the threshold of tolerance is crossed –, to accept diversity of shapes and sizes. It does not suppose that the other necessarily fits in the mould of self, but begins with an acceptance of things as they are, or as they have been shaped in their social context and through the expectations to which they give rise. Its values are tolerance ; its ethics reciprocity and communication ; its epistemology linked to standpoint and contextualization. On all these points, this alternative methodologial project clearly “fits” well with the concept of recognition. The requirements of recognition, however, go further than does unilateralism, to the extent that the latter has always been conceived, though through variable forms throughout its history,110 as a conflict of laws methodology. In other words, it is designed to enable a court to choose between potentially overlapping or conflicting claims of different national legal systems. Despite the quite surprising degree of interest that even the most conservative of internationalists have professed for the sociological pluralism of Santi Romano,111 the vision of the “laws” that this methodology is designed to coordinate has remained, until now, a liberal one, centered on State-made rules. Nothing of course would prevent enlarging this vision to the social practices which actually shape individual relationships. However, even then, the methodology has inherent structural limits to extent that it stops at the acceptance of relationships illegally constituted (that is, constituted contrary to locally applicable formal law), which are cases for which courts have had in the past to use various expedients such as the public policy exception, escape clauses, or substantive exceptions such as the unpredictiability defence or “la théorie de l’apparence”112 in order to give effect to an unfamiliar foreign relationship within the constraints of the offical methodology. As illustrated by the case put to the Court of Appeals of Paris in 1994, this difficulty is illustrated in an instance where a foreign citizen asks for the acceptance of her social gender or biological sex-change, where it is not recognized by her personal status.113 This is precisely where human rights step in. To a large extent they absorb all these methodological devices, of which the use has always served to express, variously, the fundamental values or the sense of fairness of the court in a particular case.

110

On the various forms of statutism throughout its history, see D. Bureau and H. Muir Watt, Droit international privé, op. cit., pp. 312 and ff. See too, B. Ancel and H. Muir Watt, “Du statut prohibitif (droit savant et tendances régressives)”, Études à la mémoire du Professeur Bruno Oppetit, 2010, p. 1. 111  S. Romano, L’ordre juridique, P. François and P. Gothot (eds), French translation, preface Ph. Francescakis (Dalloz, 1975). 112   This could be likened to a form of promissory estoppel. On this theory in the conflict of laws see M.N. JobardBachellier, L’apparence en droit international privé. Essai sur le rôle des représentations individuelles en droit international privé, L.G.D.J., vol. 178. 113   Thus, the Court of Appeals of Paris, 14 juin 1994, cited above, enjoins the registrar (or rather, declares admissible the applicant’s action to the registrar) to modify the French civil registers to take account of the sex change, despite the fact that such a change was not conform to the applicant’s Argentinian personal status, because not to do would be in itself a violation of a fundamental right : “L’application de la loi nationale de l’appelant, qui paraît ignorer le syndrome du transsexualisme, conduirait à une décision constituant, en elle-même, la violation d’un droit de l’homme protégé tant par la convention que par le droit positif interne dans son état le plus récent”.

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These links between unilateralism and an approach in terms of rights will not come as a surprise. There is a significant precedent in the “vested rights” doctrine, which – actually using the vocabulary of “recognition” – reflects this connection. The vested rights doctrine first grew up as a means to find a way to circumvent the (formal) sovereignty, or monism, of the forum in order to apply foreign law : the only way to do so was to focus on the right rather than the law under which it was created. The multilateralist critique was quick to come : the right could not exist independantly from its governing law, which was implicitly designated by a choice of law rule of the forum. In the recognition paradigm, this formal rationality goes by the board. As the Wagner case shows, an effective relationship must be recognized, unless there is a (proportionate) reason not to. However, this renewed methodology raises further issues, and even revives a few old ones. Indeed, like all the progeny of pluralism,114 unilateralist methodology in the conflict of laws has always been critized as not solving conflicts. American neo-statutism was discredited by reason of its inability to decide “true” conflicts, while its earlier European proponents were similarly disqualified by the objection that it left unsolved negative conflicts (where no national rule or legal system includes a given relationship in its scope) and their mirror image, positive conflicts or overlap.115 Similar objections are levelled at methods based on “vested rights”. If two conflicting rights are claimed to have been acquired under two different legal systems, according to what criteria should either one prevail over the other ? For instance, in a cross-border surrogacy situation, the surrogate might decide to keep the child, while the biological parent might claim it.116 The response of unilateralism is that the more effective right prevails – with all the uncertainties of assessing effectiveness in such a context. The same case could, however, be framed in terms of human rights law, and once again give rise to a conflict, not between different national legal systems each claiming to provide, or claimed to be providing, an answer, but between different codified rights. The surrogate and the biological parent might then each invoke a different right (article 8, right to a family life, versus article 2, right to life) – or, less improbably, two conflicting expressions of the same right (article 8 : each parent claims the child under the same right to a normal fmaily life). Although the instances of conflicting fundamental rights are perhaps less frequent in reality than is often made out, the response of human rights law lies in the balancing process. An inaccurate account of the latter tends to portray all instances of balancing as conflicts of rights, whereas the balancing process primarily addresses the necessity for a fundamental right to override national legislation. Balancing, 114

For a scathing critique of pluralism in the field of public international law, see M. Koskenniemi, The Politics of International Law, Hart Publishing, 2011, p. 359.   On this critique, and the subsequent “lack of positivity” of statutist methodology, see P. Gothot, “Le renouveau de la méthode unilatéraliste en droit international privé”, Rev. crit. dr. intern. privé, 1971.1, p. 1. 116   In functionalist terms, this would most probably be an “unprovided-for case” of the type identified (in a very different type of dispute) in Neuemeier v. Kuehner, 43 A.D.2d 109, 349 N.Y.S.2d 866 Dec. 6, 1973.), in which the surrogate’s claim would be based on the personal law of the biological parent, while the latter’s claims would invoke the surrogate’s more liberal personal status. 115

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Fundamental rights and recognition in private international law

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therefore, is part of the ordinary process of implementation of human rights. However, in the case of conflicting rights, the same reasoning remains relevant. In a domestic context, this is apparent in a case such as von Hannover v. Germany, where privacy encounters the freedom of the press.117 Adding a cross-border dimension (but outside the law of persons), the ECJ’s Viking/Laval case-law118 shows the conflict between the right to take industrial action and the economic right (or freedom) to provide crossborder services or establishment.119 The ECJ deals with the conflict in the familiar terms of balancing under the proportionality test,120 without addressing the underlying conflict of laws issue.121 The methodology is framed in terms similar to the idea of “comparative impairment” familiar within the American functionalist approach.122 The existence of a conflict of laws may provide heightened risk of a conflict of fundamental rights, to the extent that the content of each of the conflicting laws might be reframed in terms of different and contradictory rights123 (or divergent expressions of one right). In such a case, to a large extent, the method of the conflict of laws is inevitably absorbed by the balancing process. A simple example is provided by the publication by a newspaper established in a country which protects freedom of expression of unauthorised pictures of a celebrity who invokes the stricter privacy rules of her place of residence.124 In such a case, the conflict of laws would be absorbed, inevitably, by the conflict of rights, so that the applicable law provides no more than the starting point for the balancing process – which remains identical whether or not there is a cross-border element.125 In either case, as von Hannover mandates, the court will “carefully balance(d) the right of the publishing companies to freedom of expression against the right of the applicants to respect for their private life”.126 Whatever the applicable rules, the only 117

Eur. Court H.R. (Grand Chamber), case of von Hannover v. Germany (no. 2), Appl. no. 40660/08 and 60641/08.   European Court of Justice, 11 et 18 December 2007 (C-341/05 and C-438/05).   For the needs of the demonstration, it is no matter here the two conflicting rights (the right to take industrial action and freedom of establishment) do not derive from a homogeneous source. 120   Thus, for example, in the Viking case, the restriction to the freedom of establishment constituted by the industrial action “may, in principle, be justified by an overriding reason of public interest, such as the protection of workers, provided that it is established that the restriction is suitable for ensuring the attainment of the legitimate objective pursued and does not go beyond what is necessary to achieve that objective”. 121   In terms of the conflict of laws, in the Laval case, Letton law, the law of the country of origin of the employer and less protective of the worker, remains applicable to the employment relationship for the duration of the crossborder provision of services. In the Viking case, Estonian law governing the new establishment, less protective of the worker, becomes applicable to the individual employment relationship (see our analysis in Rev. crit. dr. intern. privé, 2008, p. 356). 122  W. Baxter, “Choice of law and the federal system”, 16 Stanford Law Review 1, 1963. 123   This was the case in Viking /Laval even if the ECJ does not frame the conflict in these terms (see above FN 120). 124   Or the reverse ! See the 2012 (Kate Middleton) Windsor v. Closer pictures case and the debate to which it gave rise on conflictoflaws.net (online symposium organised by Gilles Cuniberti under the title “Cachez ce sein”). Here, French law of the place of the tortious conduct is certainly less protective of the freedom of the press than the law of the claimant’s domicile. 125   The idea here is that once a fundamental right is invoked, the fact that it is so on the basis of a foreign law does not make the problematic specific. Therefore, the conflict would arise the same terms in Charles Taylor’s multicultural society, where the life experience would perhaps be on the infra-legal social norms in a given community. 126   In the case of unauthorized pictures of Caroline of Hannover (see von Hannover v. Germany cited above FN 117), which had given rise to judicial division within Germany over the respective weight to be given to freedom of press and privacy of the royal couple. In 2004, the Eur. Court H.R. observed : “§124. … the national courts carefully balanced the right of the publishing companies to freedom of expression against the right of the applicants to respect for their private life. In doing so, they attached fundamental importance to the question whether the photos, considered in the light of the accompanying articles, had contributed to a debate of general interest. They also examined the circumstances in which the photos had been taken…§ 126. In those circumstances, and having 118 119

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real arbiter of outcomes is the duty of the court to carry out a proportionality test in context. Given the conflict of values involved, the choice of conflict rule – national or European, general principle or special rule, bright-line or flexible, with foreseeability clause or public policy127 – is for a significant part, indifferent in the end. The forum will be bound ultimately to a proportionality test, whatever the starting point. Human rights law indubitably places constraints on adjudication, but it is of course largely context-sensitive and does not mandate one right answer. The economy of any choice of law rule, along with its exceptions, special refinements or escape clauses, is likely to reflect similar constraints – no more, no less. At this point, then, there seem to be two remaining functions for the conflict of laws to fulfill. The first, once the right or the situation is recognized, is to spell out its legal regime. If the parent-child link (in the case of Wagner) must be recognized – the question reamins as to the legal effects which best ensure the adaptation of the child’s status to its environment. It is probable that recognition does not dictate method once the need to which it responds is satisfied, and it is up to the courts to determine, in context, where that need stops. Here, the delicate adjustments which are part of the toolkit of private international can help. The Harroudj case provides an apposite example.128 The second point takes us back to the proportionality test itself. A fundamental right may be invoked in a context in which it is opposed to the application of a foreign law of a non-Convention state, very much in the same terms as the exception of public policy, which it largely absorbs. And just as public policy now clearly varies its demands according to the density of the links between the forum and the personal and factual circumstances of the case, it may well be that these elements weigh similarly into the balancing process.129 It is somewhat as if balancing must absorb the tools and devices of private international law, while the axiological direction of this discipline is reciprocally determined by recognition.

regard to the margin of appreciation enjoyed by the national courts when balancing competing interests, the Court concludes that the latter have not failed to comply with their positive obligations under Article 8 of the Convention. Accordingly, there has not been a violation of that provision”. Outside the German domestic context, whatever the legal basis supporting the competing interests here, it would be difficult to imagine a very different outcome. 127   The public policy exception itself would have to mirror the balance of fundamental rights to which the European States are ultimately held under the ECHR (or, within the EU, if Regulation “Rome II” is extended to cover such issues, under the Charter). 128   Cited above, FN 43. The Court notes that through the conflict-of-laws rule, by providing for an exception for children born and residing in France, and giving children taken into care in France by a French national rapid access to French nationality, the authorities had made an effort to encourage the integration of such children without immediately severing the ties with the laws of their country of origin, thereby respecting cultural pluralism. A fair balance had therefore been struck between the public interest and that of the applicant, without interfering with her right to respect for her private and family life. 129   And it is probably time for private international law to revisit the way in which it understands such links. On the idea of “milieu de vie”, see M. Hunter-Héinin, supra FN 70. For a further proposal, concerning the economic sphere, see H. Muir Watt, “Private International Law Beyond the Schism”, op. cit., p. 420, proposing to these revisit links in order to ensure the double correlation of affectedness and voice, on the one hand, and responsibility and sphere of influence, on the other.

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Fundamental rights and recognition in private international law

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V. Conclusion Recognition through human rights in private international law may, therefore, be doing two things. The first is drawing attention to the links between the methods, which have always occupied a highly significant part of this field, and the values they carry with them. The absorption of the conflicts of laws relating to personal status by human rights, has not only had a radical effect on existing legal tools, but has also served to highlight the convergence between the axiological project of recognition and the pre-modern statutist ideal. The second is suggesting that the schism between public and private international law may be in the (incremental) process of being bridged. In this latter perspective, it is remarkable that recognition is now associated with a refoundation of international law on both sides of the looking glass. Horatia Muir Watt Professor at Sciences Po (Paris), Law school e‑mail : horatia.muirwatt@sciences-po.org

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Article

La responsabilité civile des entreprises pour complicité aux violations des droits humains à l’étranger : au-delà de l’exception du forum non conveniens en droit québécois The civil liability of companies for complicity in human rights violations abroad : beyond the forum non conveniens exception in Quebec law Amissi Melchiade Manirabona

Résumé

Abstract

L

T

a doctrine du forum non conveniens permet au tribunal compétent de refuser d’entendre une action dont il est saisi lorsque le tribunal d’un autre État est mieux à même de trancher le litige. Au Québec, cette doctrine vient faire obstacle aux actions dirigées contre des entreprises multinationales pour violation alléguée des droits humains à l’étranger, sans que les juridictions prennent toujours le soin de vérifier si les juridictions auxquelles elles renvoient les parties trancheront le litige avec équité ou que les demandeurs ne risquent pas de subir une injustice grave. Proposant une comparaison avec l’utilisation de la doctrine aux États-Unis et avec son sort devant les juridictions du Royaume-Uni, cet article plaide en faveur de la reconnaissance de la spécificité des crimes de masse et de l’abandon de cette exception dans les affaires concernant les atteintes aux droits de la personne. Il explique aussi pourquoi une législation pourrait affirmer expressément la compétence aux tribunaux civils canadiens pour entendre les plaintes des victimes étrangères des violations des droits de la personne dans le cadre des activités des entreprises multinationales, à l’instar de ce qui a été fait en faveur des victimes du terrorisme.

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he forum non conveniens doctrine allows an otherwise competent court to decline the adjudicate a claim where a court in another State is better placed to decide the case. In Québec, this doctrine constitutes an obstacle to the filing of actions against transnational companies for alleged violations of human rights abroad, although courts do not systematically examine whether the jurisdictions of another State will comply with due process requirements or whether this will not result in a serious injustice for the victim. This article compares the doctrine as it is invoked by Canadian courts with the interpretation it is given in the United States or in the United Kingdom. It argues that mass crimes are specific, and that where such massive violations are concerned, the doctrine should be abandoned. It also explains why the law could explicitly affirm the competence of Canadian civil courts to hear complaints by foreign victims of human rights violations committed by transnational companies, by analogy with the remedies recognized to victims of terrorism.


Responsabilité civile des entreprises et violations des droits humains à l’étranger

Article

I. Introduction

L

a mondialisation de l’économie a intensifié l’accès au marché par les entreprises transnationales dans les pays en développement. Ces derniers ne disposent malheureusement pas souvent d’instruments juridiques capables d’imposer le respect des droits de la personne sur leur territoire par de puissants acteurs étrangers. Dans la plupart de ces pays, il n’existe pas de mécanismes adéquats contraignant les entreprises à répondre d’éventuelles violations qu’elles sont susceptibles de commettre et d’indemniser leurs victimes1. Là où ces mécanismes existent, ils peuvent n’être pas mis en œuvre du fait de la faiblesse et du sous équipement des institutions d’application de la loi, ce qui les rend particulièrement vulnérables à la corruption et à l’ingérence extérieure. Dans d’autres États, l’appareil judiciaire est totalement hostile aux poursuites contre les investisseurs étrangers notamment à cause de l’influence des autorités politiques locales. En effet, nombreux sont des pays en développement qui considèrent qu’une législation contraignante pourrait décourager les investisseurs étrangers2. À tort ou à raison, ils estiment que seuls les capitaux étrangers sont susceptibles de permettre l’amélioration de leurs conditions économiques et sociales3. Devant cette réalité, les pays en développement se livrent à une véritable course à la levée de tout obstacle avéré ou supposé aux investissements y compris malheureusement l’abandon des normes relatives au respect et à la protection des droits humains. La recherche d’un niveau maximal d’investissements étrangers se traduit donc généralement par un gel pur et simple de tout contrôle des activités des sociétés transnationales4. Par ailleurs, les institutions internationales chargées d’accompagner le développement comme le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale encouragent les pays à adopter des législations favorables aux intérêts des investisseurs étrangers. Bien que ces institutions recommandent l’adoption de normes minimales relativement à la protection des droits humains par les entreprises bénéficiant de leurs financements, ces normes demeurent d’application volontariste et leur mise en œuvre n’est généralement pas satisfaisante. Pour leur part, les traités conclus en vu de favoriser l’arrivée d’investisseurs étrangers n’accordent aucune place aux préoccupations des droits humains5. Toute tentative visant à imposer de nouveaux standards aux investisseurs étrangers est entravée par les obligations contenues dans ces traités d’investissement dont certains assimilent

1

E. Mujih, « The Regulation of Multinational Companies Operating in Developing Countries : A Case Study of the Chad-Cameroon Pipeline Project », Afr. J. Int’l & Comp. L., vol. 16, 2008, p. 83 ; J. Verschuuren et S. Kuchta, « Victims of Environmental Pollution in the Slipstream of Globalisation », in R. Letschert et J. van Dijk (eds.), The New Faces of Victimhood : Globalisation, Transnational Crimes, and Victim Rights, Berlin, Springer Verlag, 2011, p. 127. 2  J. E. Stiglitz, « Multinational Corporations : Balancing Rights and Responsibilities », Am. Soc’y Int’l L. Proc., vol. 101, 2007, p. 3. 3   J. M. Siegle, « Suing US Corporation in Domestic Courts for Environmental Wrongs Committed Abroad through the Extraterritorial Application of Federal Statutes », U. Miami Bus. L. Rev. vol. 10, 2002, p. 393. 4  A. Al Faruque et M. Z. Hossain, « Regulation vs Self Regulation in Extractive Industries : A Level Playing Field », Macquarie J. I. C. E. L., vol. 3, 2006, p. 45. 5  R. McCorquodale et P. Simons, « Responsibility Beyond Borders : State Responsibility for Extraterritorial Violations by Corporations of International Human Rights Law », Mod. L. Rev., vol. 70, no 4, 2007, p. 598.

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le renforcement de la législation locale à une tentative d’expropriation susceptible d’entraîner le paiement de dommages-intérêts par les États hôtes6. Dans ces conditions, il a été suggéré que le manque d’actions concrètes sur le plan local et international7 devrait pousser les États où les entreprises multinationales sont basées à combler cette lacune en permettant que celles-ci soient poursuivies pour indemniser les victimes des violations des droits de la personne dans la commission desquelles elles ont été impliquées. Comme le soutiennent Frydman et Hennebel, afin de pallier l’inexistence ou l’insuffisance, en droit ou en fait, de recours effectifs auprès des juridictions nationales et internationales, il est généralement préconisé une stratégie de délocalisation du contentieux judiciaire des droits de la personne, principalement vers les pays développés8. Dans un environnement mondialisé, il s’agit « d’utiliser les circonstances de l’affaire ou des opportunités juridiques pour tenter de transporter la cause devant une juridiction qui pourra entendre la victime et, si possible, lui rendre justice »9. Pour ce faire, les Principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises adoptés en 2011 sous l’égide du professeur Ruggie recommandent aux États de prendre des mesures appropriées pour assurer l’efficacité des mécanismes judiciaires internes lorsqu’ils font face à des atteintes aux droits de l’homme commises par des entreprises, y compris en examinant les moyens de réduire les obstacles juridiques, pratiques et autres qui pourraient amener à refuser l’accès aux voies de recours10.

Ces Principes insistent en outre que les États devraient veiller à ne pas ériger d’obstacles propres à empêcher que des recours soient formés devant les tribunaux pour des affaires légitimes lorsque le recours judiciaire est un élément essentiel de l’accès à des mesures de réparation ou lorsqu’il n’y a pas d’autres possibilités de recours effectif11.

Toutefois, la réalité est que la justice civile nationale dans les pays d’origine des entreprises est toujours réticente, sinon, hostile, à l’examen des recours relatifs aux violations des droits humains survenus à l’étranger à cause de l’incertitude entretenue autour de la question de compétence12. Comme nous le verrons dans 6

D. Schneiderman, Constitutionalizing Economic Globalization  : Investment Rules and Democracy’s Promise, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. 7  La Cour pénale internationale (CPI) n’est pas compétente pour juger les entreprises. Cf. article 25 du Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale (2187 UNTS 90, 17 juillet 1998, en vigueur depuis le 1er juillet 2002). Si la CPI était compétente, les victimes des violations graves des droits humains pourraient se tourner vers elle pour demander réparation pour les torts subis. En outre, la création d’un tribunal civil international a été suggérée mais l’idée n’a pas fait long feu. Voir M. P. Gibney. « On the Need for an International Civil Court », Fletcher Forum of World Affairs, vol. 26, 2002, p. 47. 8  B. Frydman et L. Hennebel, « Le contentieux transnational des droits de l’homme : une analyse stratégique », Rev. trim. dr. h., vol. 77, 2009, p. 73. 9   Ibidem. 10   Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, Nations-Unies, Genève, 2011, p. 32. 11   Ibidem, p. 33. 12  J. Rankin, « U.S. Laws in the Rainforest : Can a U.S. Court Find Liability for Extraterritorial Pollution Caused by a U.S. Corporation ? An Analysis of Aguinda v. Texaco, Inc », B.C. Int’l & Comp. L. Rev., vol. 18, 1995, p. 221.

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cet article, il existe, au Québec en particulier une tendance, de la part des tribunaux, à bloquer les recours des victimes étrangères devant les tribunaux quand bien même toutes les conditions relatives à la compétence sont réunies. Pour décliner leur compétence, les tribunaux ont notamment recours à une interprétation qui nous semble « abusive » du concept de forum non conveniens, une notion d’origine écossaise qui est largement utilisée dans des juridictions de common law13. Cette doctrine a été introduite au Code civil du Québec en 1994 afin de permettre au tribunal québécois de décliner sa compétence dans certaines situations exceptionnelles généralement lorsque le tribunal auquel on envisage de renvoyer l’affaire est nettement plus approprié et que ne pas décliner la compétence exposerait l’une des parties à une injustice sévère14. Mais contrairement à la volonté du législateur et aux arrêts de la Cour suprême, les juges québécois acceptent facilement l’exception de forum non conveniens de sorte que l’exception est finalement devenue la règle15. Comme on va le voir, dans les jugements relatifs à la responsabilité civile des entreprises multinationales pour des faits survenus à l’étranger, les tribunaux québécois ne basent pas toujours leurs décisions sur des critères objectifs quant à l’évaluation du risque d’injustice à l’égard des victimes. Au Québec, la pratique actuelle du forum non conveniens est donc plus avantageuse pour les entreprises que dans le reste du Canada et d’autres juridictions de common law16. Ces difficultés sont à notre sens tout à fait emblématiques des défis qui se posent à la répression des violations des droits humains au niveau international et à la réparation en faveur des victimes. L’objectif de cette étude est de montrer que l’actuelle application de la doctrine du forum non conveniens par les tribunaux du Québec prive indument les victimes des violations des droits humains à l’étranger de l’accès à la justice spécialement dans les cas où les responsables de ces violations sont des entreprises. Il s’agira ensuite de proposer une nouvelle façon de procéder lorsque des plaintes en responsabilité civile sont déposées par les victimes devant les tribunaux québécois. Ainsi, nous montrerons, dans la partie suivante (II), comment l’actuelle application de l’exception du forum non conveniens est contraire, à la fois, à la volonté du législateur et au principe de justice. En facilitant le rejet systématique des recours faits par les victimes des violations massives commises lors des activités des entreprises à l’étranger, le forum non conveniens favorise le déni fragrant de justice en violation des conventions et traités internationaux. Ensuite, dans la troisième partie de ce texte (III), il s’agira de proposer d’aller au-delà du forum non conveniens. En premier lieu, le texte va inviter les tribunaux à s’inspirer de ce qui se fait à l’étranger notamment en Europe. Ensuite, il sera proposé une application 13

Aux États-Unis, seuls trois États résistent actuellement à l’adoption du forum non conveniens. Le Montana a catégoriquement refusé de reconnaître cette doctrine alors que l’Idaho et l’Oregon ne l’ont pas encore adopté formellement ni par une loi ni par une jurisprudence. Cf. G.B. Born et P.B. Rutledge, International Civil Litigation in United States Courts, 5th ed., Wolters Kluwer, New York, 2011. 14   Cour suprême du Canada, Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., Recueil de la Cour suprême, vol. 4, 2002, p. 205. 15  J. Talpis et S. L. Kath, « The exceptional as commonplace in Québec forum non conveniens law : Cambior, a case in point », Revue Juridique Themis, vol. 34, 2000, p. 761. 16   Ibidem.

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plus juste des mécanismes de droit existants au Canada notamment une prise en considération de la nature des violations des droits humains dont la majorité, comme les crimes de guerre, relèvent du jus cogens. La prise en compte de la spécificité des violations des droits de la personne devait aboutir au rejet de la doctrine du forum non conveniens, une notion originairement employée pour régler les différents commerciaux17. L’étude conclut sur la nécessité d’une loi accordant expressément la compétence aux juges civils canadiens d’entendre des recours des victimes des violations des droits humains commises à l’étranger. Les initiatives législatives qui ont été faites sur la question seront passées en revue.

II.  L’application inappropriée de l’exception du forum non conveniens en droit québécois Au Québec, le nouveau Code civil prévoit, entre autres, que dans les actions personnelles à caractère patrimonial, les tribunaux québécois sont compétents dans le cas où le défendeur a son domicile ou sa résidence au Québec18 ou, lorsque le défendeur est une personne morale qui n’est pas domiciliée au Québec, elle y a un établissement19 et la contestation est relative à son activité au Québec20. Cependant, les décisions relatives à cette activité ne doivent pas nécessairement être prises par l’établissement au Québec21. Lorsqu’elle a un domicile ou un établissement au Québec, une entreprise multinationale peut donc être valablement poursuivie au civil devant les tribunaux québécois pour des faits dommageables survenus dans un autre pays lorsque ces derniers sont liés à une ou plusieurs activités menées au Québec. Toutefois, l’article 3135 du Code civil introduit un important outil de rejet de la compétence internationale des tribunaux québécois malgré la présence de tous les critères de compétence requis. Il s’agit de l’exception du forum non conveniens. Cette exception stipule que bien qu’elle soit compétente pour connaître d’un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige. Autrement dit, malgré l’existence de liens de rattachement suffi17  J. Yap, « Corporate Civil Liability for War Crimes in Canadian Courts : Lessons from Bil’In (Village Council) V. Green Park International Ltd », Journal of International Criminal Justice, vol. 8, no 2, 2010, p. 631. 18   En ce qui concerne le domicile, c’est généralement le siège social de l’entreprise ou alors sa principale place d’affaire. Une récente décision de la Cour d’appel du Québec semble estimer que le domicile ou la résidence du défendeur ou l’établissement de la personne morale doivent nécessairement exister au Québec au moment de la survenance du fait dommageable pour que la contestation présente un lien avec l’activité au Québec. Cf. Cour d’appel du Québec, Anvil Mining Ltd. c. Association canadienne contre l’impunité, QCCA, (2012). Mais cette approche est contestée par plusieurs qui considèrent qu’il est suffisant que l’établissement existe au moment où l’action en justice est intentée. 19   Même s’il est en principe dit que l’établissement de la personne morale doit être un lieu physique offrant une certaine stabilité, cette notion ne renvoie à rien d’autre qu’à un endroit où l’entreprise est exploitée en tout ou en partie. La Cour d’appel du Québec a admis « qu’une compagnie étrangère possédait une place d’affaires au Québec, au domicile de son agent, puisqu’elle avait mis à sa disposition un téléphone et un télécopieur à son domicile pour recevoir les commandes de détaillants québécois ». Cf. Cour d’appel du Québec, Interinvest (Bermuda) Ltd. c. Herzog, QCCA, (2009). 20   Code civil du Québec, article 3148. 21  Interinvest, op. cit.

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sants (lien réel et substantiel) entre le Québec et le fait dommageable survenu à l’étranger, un tribunal québécois peut décliner sa compétence s’il estime que l’intérêt de la justice recommande de laisser un autre tribunal exercer sa compétence. L’esprit et la lettre de l’article 3135 recommandent néanmoins que le rejet de la compétence des tribunaux québécois sur la base du forum non conveniens ne se fasse qu’exceptionnellement. Cependant, contrairement à l’intention du législateur, l’exception du forum non conveniens est, de façon générale, devenue la règle. Le moins que l’on puisse dire est que la pratique récente des tribunaux québécois connote une tendance arbitraire et abusive dans l’application discrétionnaire du forum non conveniens.

A.  Une application du forum non conveniens contraire à l’intention du législateur : quand l’exception devient la règle Comme l’a mentionné le ministre de la justice du Québec, le forum non conveniens a été codifiée pour couper court à la controverse doctrinale et jurisprudentielle relativement à sa réception en l’absence de disposition législative permettant au tribunal de décliner sa compétence22. En effet, d’une part, avant même la codification de la doctrine, une infime minorité des décisions judiciaires du Québec en admettait l’existence en droit québécois en vertu de l’article 68 du Code de procédure civile23. D’autre part, une grande majorité des juges rejetaient cette prétention au motif que le législateur ne l’avait pas expressément autorisé. En 1986, un juge de la Cour d’appel du Québec trancha le débat en déclarant que With the greatest respect to those who differ, I have come to the conclusion that, as the law now stands, the doctrine of forum non conveniens has no application in the law of Quebec. Article 68 C.P. is clear and does not give rise to the exercise of judicial discretion, however desirable this may be.24

L’intervention législative en 1994 a finalement harmonisé les points de vue en proclamant la légitimé du recours à la doctrine du forum non conveniens25. Mais dans sa démarche, le législateur québécois n’a pas voulu ouvrir la porte à l’application illimitée de cette exception. Le législateur a choisi une position intermé-

22

Code civil du Québec — Commentaires du ministre de la Justice et Loi sur l’application de la réforme du Code civil du Québec (extraits), Montréal, Dacfo, 1993.   Cet article prévoit que l’action purement personnelle peut être portée : « 1. Devant le tribunal du domicile réel du défendeur, ou, dans les cas prévus à l’article 83 du Code civil, devant celui de son domicile élu. Si le défendeur n’est pas domicilié au Québec, mais qu’il y réside ou y possède des biens, il peut être assigné soit devant le tribunal de sa résidence, soit devant celui où se trouvent ces biens, soit devant celui du lieu où la demande lui est signifiée en mains propres ; 2. Devant le tribunal du lieu où toute la cause d’action a pris naissance ; ou, dans le cas d’une action fondée sur un libelle de presse, devant le tribunal du district où réside le demandeur, lorsque l’écrit y a circulé ; 3. Devant le tribunal du lieu où a été conclu le contrat qui donne lieu à la demande. Le contrat d’où résulte une obligation de livrer, et qui a été négocié par l’entremise d’un tiers qui n’était pas le représentant du créancier de cette obligation, est tenu pour avoir été conclu au lieu où ce dernier a donné son consentement ». 24   Cour d’appel du Québec, Aberman c. Solomon, Revue de droit judiciaire, 1986. 25  S. Guillemard, A. Prujiner et F. Sabourin, « Les difficultés de l’introduction du forum non conveniens en droit québécois », Cahiers de droit, vol. 36, 1995, p. 913. 23

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diaire entre le déni de la doctrine et son admission sans limite en droit québécois. La version québécoise du forum non conveniens est une version destinée à éviter l’insécurité et l’imprévisibilité juridique tout en offrant aux juges une marge de manœuvre à laquelle il faut toutefois recourir rarement26. L’article 3135 du Code civil du Québec dispose ainsi que : « Bien qu’elle soit compétente pour connaître d’un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige ». Afin de pouvoir décliner sa compétence, le tribunal doit arriver à la conclusion que les intérêts de la justice seraient mieux servis si l’affaire dont il est saisi était instruite par un autre tribunal27. En adoptant cette version du forum non conveniens, le législateur provincial voulait moderniser le droit québécois afin qu’il contribue au règlement des litiges internationaux avec beaucoup plus d’efficacité. D’un côté, le législateur québécois ne souhaitait pas que les tribunaux se déclarent systématiquement incompétents à l’égard des affaires qui présentent des liens de rattachement suffisants avec le Québec. De l’autre, contrairement aux autres pays de tradition plus exclusivement romano-germanique, le législateur québécois ne voulait pas barrer totalement la route à l’application de cette doctrine au moins dans quelques rares situations. Étant donné la position stratégique du Québec, qui est de tradition romano-germanique avec une certaine ouverture au common law, une application modérée de cette doctrine fut souhaitée dans des situations tout à fait exceptionnelles28. Comme le soutiennent Talpis et Shelley, Beginning with the introduction of legislation on international arbitration in Quebec in 1986, the Legislator demonstrated an intention to make Quebec a centre for resolution of international disputes. The Legislator clearly viewed Quebec as a “good place to shop”, especially in light of Quebec’s mixed civil law/common law heritage. Recognizing that in a globalized world, opportunities for private litigants should be equally globalized, the Legislator, in introducing forum non conveniens to Quebec, wanted to extend to the judicial sphere the philosophy it had chosen as the guiding policy for arbitration.29

Il est souvent affirmé que l’exception du forum non conveniens favorise l’efficacité de la justice en évitant les décisions contradictoires sur un même objet et entre les mêmes parties ainsi qu’en minimisant le forum shopping par les demandeurs30. Si cela est sans doute vrai en théorie, il n’en demeure pas moins que dans la pratique, les tribunaux du Québec, ont, depuis l’adoption du forum non conveniens, rejeté systématiquement les demandes sans s’être assurés que les tribunaux d’autres juridictions sont réellement compétents ou vont réellement être saisis. Surtout,

26

J. Talpis et S. L. Kath, op. cit.   Ibidem.   Cour supérieure du Québec, Rudolph Keller c. Banque Laurentienne du Canada, Jurisprudence Express, 2003. 29  J. Talpis et S. L. Kath, op. cit. 30   Ibidem. 27 28

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il existe une forte tendance des tribunaux québécois à décliner systématiquement leur compétence en vertu du forum non conveniens précisément lorsque les défendeurs sont des entreprises multinationales poursuivies pour violations fragrantes des droits de la personne ou des droits à un environnement sain31. Or, c’est dans les affaires impliquant les entreprises transnationales que les plaignants choisissent délibérément les tribunaux québécois plutôt que les juridictions du pays où les faits dommageables sont survenus lesquels sont souvent des pays en développement où l’équité et l’impartialité des juges laissent à désirer. Dans certains États, il y a un problème sérieux d’accès à la justice dans la mesure où les recours des victimes des violations des droits de la personne sont, sinon impossibles du fait de la complicité des autorités locales, du moins ardus compte tenu du mauvais fonctionnement des appareils judiciaires32. Si les victimes choisissent de venir au Québec pour demander justice, c’est qu’elles n’en ont pas trouvée chez elles ou ailleurs notamment le fait que dans la majorité des pays, il n’existe pas de règles définissant la compétence internationale des tribunaux ou celles autorisant des recours collectifs. Dans ces conditions, plusieurs avantages avancés pour justifier l’application de la doctrine du forum non conveniens, notamment le fait d’éviter le forum shopping33 et le risque de décisions contradictoires, ne devraient pas supplanter le besoin de justice et d’équité envers les parties. Dès lors, il peut paraître surprenant et préjudiciable aux intérêts de la justice que les tribunaux québécois déclinent leur compétence et renvoient les victimes vers des fora qui ne sont pas prêts à entendre leur cause alors même qu’il est établi que l’exception du forum non conveniens en droit québécois doit être « limité à des cas exceptionnels » et la décision du juge doit être prise « en tenant compte de l’intérêt bien compris des parties »34. Une certaine opinion considère que si les tribunaux québécois devraient ouvrir grandement la porte aux demandes d’indemnisation par des victimes étrangères, ils seraient débordés par des recours transnationaux. Mais il faut admettre qu’une telle vision tend à exagérer le problème, les entreprises impliquées dans la violation des droits de la personne à l’étranger demeurant malgré tout une minorité. Même si le Canada est l’un des principaux pays où sont basées les entreprises œuvrant dans des domaines à haut risque (comme les secteurs de l’exploration et de l’extraction des mines), celles qui sont impliquées dans la violation des droits

31

Voir Cour supérieure du Québec, Cambior c. Recherches internationales Québec, Jurisprudence Express, 1999 ; Cour d’appel du Québec, Bil’In (Village Council) c. Green Park International Inc., QCCS, 2009. Dans la récente affaire Anvil Mining, la Cour d’appel a rejeté la demande des victimes en raison de l’absence de lien tenu entre les faits dommageables et les activités de l’entreprise au Québec, spécialement en raison de l’absence d’établissement de l’entreprise au Québec au moment où les crimes étaient commis. Mis à part le fait que cette approche est discutable, certains estimant que l’existence de l’établissement au Québec doit être établie lors de la saisine du tribunal et non pas au moment de la commission de l’acte dommageable, il est fort à parier que même si cet obstacle avait été levé, les juges d’appel auraient rejeté l’affaire à l’aide de la doctrine du forum non conveniens. 32   Cour suprême du Canada, Club Resorts Ltd. c. Van Breda, Recueil de la Cour suprême, no 1, 2012, p. 572. 33   Par ailleurs, un forum shopping consistant pour les victimes d’aller là où la justice a une chance d’être rendue n’est pas en soi mauvaise. 34   Code civil du Québec — Commentaires du ministre de la Justice, op. cit.

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humains ne sont pas aussi nombreuses qu’on le pense. Plusieurs observateurs s’accordent pour dire que les entreprises complices des violations des droits de la personne à l’étranger sont une infime minorité par rapport à celles qui se conforment aux règles et standards internationaux. Dans un monde où les relations économiques ont considérablement facilité l’accès des entreprises multinationales aux marchés étrangers, les tribunaux québécois devraient reconnaître aux victimes potentielles de cette nouvelle réalité le droit d’accès à des recours en réparation lorsque les tribunaux de leurs pays sont dans l’impossibilité de le faire. En procédant au refus systématique d’entendre ces causes sur la base du forum non conveniens, les tribunaux québécois contribuent à la perpétuation de l’injustice, de l’exclusion et à l’aggravation de la victimisation. Contrairement à la volonté du législateur, le forum non conveniens devient dans ce cas un instrument de déni de justice plutôt qu’un instrument exceptionnel permettant de coordonner les souverainetés dans des circonstances tout à fait exceptionnelles.

B.  Une application de l’exception du forum non conveniens synonyme de déni de justice : Le cas de l’affaire Bil’In Les recherches menées sur la doctrine du forum non conveniens confirment que dans la grande majorité des cas, son acceptation par les tribunaux québécois équivaut à un déni de justice. En effet, il a été rapporté que presque tous les recours rejetés en vertu du forum non conveniens ne sont introduits nulle part ailleurs35. La Cour supérieure du Québec a récemment reconnu cette triste réalité dans l’affaire Anvil Mining en affirmant que « tout indique que si le tribunal rejetait l’action sur la base de l’article 3135 C.c.Q., il n’existerait aucune autre possibilité pour les victimes de se faire entendre par la justice civile »36. Cette réalité découle de plusieurs facteurs, au premier rang desquels figure le caractère inadapté et inaccessible de ces mêmes juridictions nationales vers lesquelles les tribunaux québécois prétendent renvoyer les affaires. Dans des cas où les tribunaux étrangers peuvent être compétents, porter devant une autre juridiction une affaire rejetée devant les tribunaux québécois est, quoiqu’il en soit, un procédé de longue haleine qui peut s’avérer très couteux. Dans la plupart des cas, toute tentative de recours devant un autre tribunal s’avérera pratiquement impossible. Le rejet de l’action par les tribunaux québécois équivaut ainsi ni plus ni moins à un fragrant déni de justice. Cela est particulièrement le cas lorsque les défendeurs et/ou les victimes ont un lien avec le Québec qui rend l’engagement d’un procès devant ses juridictions tout à fait naturel.

35

S. Guillemard, A. Prujiner et F. Sabourin, op. cit.   Cour supérieure du Québec, Association canadienne contre l’impunité (ACCI) c. Anvil Mining Ltd., QCCS, 2011.

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Un cas concret particulièrement instructif est celui de l’affaire Bel’in37. Dans cette affaire, des villageois de Bil’in, un village faisant partie des territoires occupés depuis 1967 par l’État d’Israël, ont engagé une poursuite contre deux compagnies enregistrées au Québec (Green Park international Inc. et Green Mount International Inc.), pour complicité de crimes de guerre notamment l’expulsion, le transfert forcé des populations civiles et l’expropriation de leurs terres par l’État Israélien. Après avoir reçu les terres expropriées, ces entreprises québécoises y avaient érigé des immeubles (condomniums) destinés à être loués aux Israéliens et non aux Palestiniens. Devant la Cour supérieure du Québec, ces deux compagnies étaient poursuivies pour avoir participé à la violation du droit international coutumier et de la Loi canadienne sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Les victimes demandaient à la Cour de prononcer une indemnisation juste et équitable en faveur de la succession du propriétaire des terrains sur lesquels étaient construits ces immeubles. De leur côté, les compagnies défenderesses faisaient valoir que le Québec n’était pas un forum approprié et que les recours devraient plutôt être introduits devant un tribunal israélien, ce convainquit le juge Cullen de la Cour supérieure. Les demandeurs firent appel de cette décision arguant, entre autres, que la Haute Cour de justice israélienne a toujours refusé de se prononcer sur toute question relative à la légalité de l’occupation des territoires compte tenu de la connotation politique de la question. Selon les demandeurs, les tribunaux israéliens ne pouvaient pas dans ces conditions traiter de façon juste et équitable leur cause, quant bien même ils auraient accepté de l’entendre. Contre toute logique, la Cour d’appel a estimé qu’elle ne voyait aucune raison de renverser la décision du premier juge. Selon la Cour d’appel, les appelants n’avaient pas montré que le juge de première instance avait commis une erreur qui justifiait son intervention. Elle a donc confirmé que le tribunal compétent se trouvait en Israël38. La Cour suprême du Canada ayant refusé d’accorder aux appelants une autorisation de pourvoi39, cette affaire est désormais close40. Il sied de rappeler que la Cour supérieure avait renvoyé l’affaire devant la Haute cour de justice de l’Israël, qui est généralement considérée comme un tribunal administratif chargé d’entendre les recours contre l’État et les organismes gouvernementaux. Or, il n’était pas sûr que ce tribunal soit prêt à se déclarer compétent dans la mesure où il s’agissait des recours entre les personnes privées. Même si les entreprises poursuivies avaient elles-mêmes prétendu avoir agi comme agents

37

Bil’In, op. cit.   Cour d’appel du Québec, Yassin c. Green Park International Inc., QCCA, (2010).   Cour suprême du Canada, Bil’in (Village Council) et al. v. Green Park International inc. et al., demande pour autorisation d’appeler rejetée, C.S.C., 03-03-2011, 33898. 40   Mais nous pensons que la Cour suprême aurait dû accorder l’autorisation et par la suite renverser la décision de la Cour d’appel car le juge de première instance n’a pas pris en considération des éléments de preuve importants, ce qui l’a conduit à rendre une décision totalement déraisonnable. Cf. Cour suprême du Canada, Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., Recueil de la Cour suprême, no 1, 2012, p. 636. 38 39

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de l’État israélien41, rien ne montrait que ces entreprises avaient agi en qualité d’agents de l’État. Le fait que les tribunaux québécois spécialement la Cour supérieure42, se soient fiés aux seules déclarations des défenderesses pour décliner la compétence et renvoyer l’affaire devant la Haute cour de justice de l’Israël, constitue une gifle à l’encontre du principe d’accès à la justice. Le doute quant à la compétence des tribunaux israéliens dans cette affaire aurait dû amener le juge à reconnaître le fait que l’exception du forum non conveniens doit être restrictivement appliquée43 et ainsi accepter sa compétence. À supposer même que la Haute cour de justice de l’Israël acceptait la qualité d’agents de l’État de ces entreprises, il demeurait que ces dernières et l’État israélien pouvaient invoquer leur immunité contre des poursuites civiles pour des faits dommageables commis dans le cadre de l’occupation, ce qui devait paralyser toute demande en justice. Toutes ces considérations auraient dû amener les juges québécois à ne pas rejeter les recours dans l’intérêt de la justice et des victimes44. Il est surprenant d’entendre, de la part de la Cour supérieure du Québec, que les demandeurs ont choisi de soumettre leur cause devant un tribunal québécois au détriment des défenderesses45 alors que ces dernières sont des entreprises québécoises. Il est, en effet, difficile de concevoir comment un tribunal du domicile du défendeur québécois peut objectivement lui être défavorable au profit d’un tribunal étranger. Depuis des temps immémoriaux, il est bien connu que c’est au domicile des défendeurs que ces derniers peuvent le mieux se défendre, surtout lorsque les tribunaux de leur domicile offrent plusieurs garanties de neutralité et d’impartialité comme le sont les tribunaux du Québec. En faisant mine de demander d’être poursuivies en Israël, les deux entreprises québécoises savaient bien que l’acceptation de leurs arguments signifierait l’arrêt des procédures dans le contexte de l’occupation israélienne, aucun tribunal ne pouvant s’aventurer à les considérer responsables46. Par ailleurs, dans certains cas, les défendeurs peuvent facilement verser dans une totale contradiction au détriment des victimes. Il est en effet possible qu’après avoir demandé le renvoi d’une affaire devant une juridiction étrangère sur la base 41

Bil’In, op. cit. Par ailleurs, à un moment donné, ces entreprises avaient créé une certaine ambiguïté en soutenant qu’elles agissaient à la fois pour le compte de l’État et pour leur compte.   La Cour d’appel a voulu prendre un peu de recul en affirmant que si la Haute cour s’avérait incompétente, il appartenait aux appelants de chercher un autre tribunal compétent. V. Yassin c. Green Park International Inc., op. cit. 43   La Cour suprême du Canada a reconnu le caractère exceptionnel du forum non conveniens dans Spar Aerospace Ltée, op. cit. 44   Dans l’affaire relative à l’indemnisation des victimes d’accident survenu à Cuba, l’entreprise défenderesse qui avait fourni l’assurance voulait que le procès soit renvoyé à Cuba, le lieu de survenance du fait dommageable. La Cour suprême du Canada a rejeté ses arguments en estimant que même s’il existe entre Cuba et l’objet du litige des liens suffisants justifiant l’instruction du litige dans ce pays, il faut tenir compte de questions relatives à l’équité envers les parties et au règlement de l’action d’une manière efficace. Selon le plus haut tribunal du Canada, un procès à Cuba présenterait de sérieux défis pour les parties notamment les demandeurs qui devraient supporter un fardeau beaucoup plus lourd s’ils devaient intenter leur recours à Cuba. V. Club Resorts Ltd., op. cit. Il est vrai que les victimes étaient canadiennes mais nous pensons que le traitement judiciaire devrait être le même indépendamment de la nationalité des victimes. 45   Bil’In, op. cit. 46  J. Yap, op. cit. 42

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du forum non conveniens, l’entreprise soutient par la suite que le forum étranger n’a pas respecté les standards d’une justice équitable au moment de s’opposer à l’exécution du jugement qui lui est défavorable47. Contre toute règle d’équité, l’entreprise risquera ainsi d’échapper à sa responsabilité à l’aide des techniques juridiques façonnées au fur du temps et dont la justesse n’a jamais été débattue. Il est donc urgent que soit adopté une nouvelle approche restreignant sensiblement le recours à l’exception du forum non conveniens afin de mettre fin aux stratégies destinées à éviter aux entreprises de rendre compte de leurs mauvais comportements à l’étranger.

III.  Vers une nouvelle approche restreignant le recours au forum non conveniens Il est urgent de décourager le recours exagéré à la doctrine du forum non conveniens par les tribunaux du Québec. Les exemples des États-Unis et de l’Union européenne qui ont adopté des lois et règlement restreignant le recours au forum non conveniens offrent un modèle plutôt très intéressant. Les juges québécois devraient par conséquent revoir leur pratique au sujet des affaires impliquant des violations graves des droits humains comme les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité qui relèvent de la coutume internationale. Mais pour éviter les atermoiements des juges, une loi expresse accordant aux victimes étrangères le droit de saisir directement un juge québécois est plus que souhaitable.

A. S’inspirer des expériences étrangères : Les cas américain et européen Les États-Unis et l’Union européenne se sont dotés des législations qui refusent qu’on invoque le forum non conveniens lorsque leurs tribunaux sont saisis pour des affaires impliquant des faits dommageables survenus à l’étranger. Depuis 1789, les États-Unis dispose d’une loi appelée Alien Tort Claims Act (ATCA)48 qui permet aux victimes des violations graves du droit international coutumier ou des traités auxquels ce pays est partie, d’initier devant les tribunaux fédéraux américains des recours civils pour demander réparation pour des dommages subis à l’étranger par des victimes étrangères quelle que soit la nationalité des défendeurs. L’ATCA a donné lieu à des dizaines de procès aux États-Unis avec des succès relatifs49. Dans ses premières applications, cette loi a permis à certains gouvernants ou anciens gouvernants étrangers d’être assignés en justice et condamnés50. Mais 47

C. A. Whytock et R. C. Burke, « Forum Non Conveniens and the Enforcement of Foreign Judgments », Columbia Law Review, vol. 111, no 7, 2011. 48   Alien Tort Statute, 28 U.S.C. § 1350. 49   La grande majorité des demandes sont rejetées pour différents motifs qui ne sont pas toujours cohérents les uns des autres. Voir le site du Corporate Legal Accountability Portal du Business and Human Rights Resources Centre. 50   C’est le cas de l’affaire Filartiga v. Pena-Irala où une victime de la torture au Paraguay a intenté une action judiciaire contre son tortionnaire.

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la loi n’a pratiquement pas permis aux victimes des faits dommageables imputables aux entreprises de remporter des procès. Les quelques rares victoires que les victimes ont pu remporter ont été les règlements hors cours qui ont donné lieu à l’abandon des poursuites en échange des sommes d’argent généralement des dizaines de millions de dollars51. Les récents développements montrent d’ailleurs une tendance pour les tribunaux américains à vouloir écarter l’application de cette loi aux entreprises multinationales avec comme prétexte que la responsabilité des entreprises n’est pas une notion relevant du droit international coutumier52 ou que l’ATCA n’est pas présumé s’appliquer de façon extraterritoriale53. Avant même cette récente décision de la Cour suprême des États-Unis qui est venue sérieusement restreindre la portée extraterritoriale de l’ATCA54, les victimes de faits dommageables attribuables aux entreprises multinationales qui voudraient saisir les tribunaux américains affrontaient de nombreux obstacles. Plus précisément, il n’existe pas encore des critères précis et uniformes permettant aux tribunaux d’entendre les causes sur la base de l’ATCA. Chaque tribunal y va comme il l’entend et le sort de l’action dépend de l’idéologie des juges qui entendent l’affaire55. Les défis que ces victimes doivent relever sont de plus en plus nombreux que le projet de loi sur le Code de conduite des entreprises introduit au Congrès américain par Cynthia McKinney en juin 200056 a été vigoureusement rejeté57. Ce projet de loi allait permettre aux victimes des violations des droits de la personne d’intenter des actions en indemnisation même si les faits dommageables ne relèvent pas d’une violation du droit des gens ou d’un traité. Malgré les succès mitigés, l’ATCA demeure important dans la dissuasion des comportements nuisibles aux droits humains à l’étranger. Si une demande est faite en vertu de cette loi, elle ne peut pas être rejetée en application du forum non conveniens. Les défendeurs qui veulent que les tribunaux saisis déclinent leur compétence doivent se fonder sur d’autres arguments, ce qui les amène quelques fois à négocier des règlements hors cours. Alors que les chances de gagner une cause semblent limitées aux États-Unis et au Canada pour les victimes des violations des droits humains survenues à l’étranger, la tendance est pratiquement en sens inverse pour ce qui est de l’Europe. En effet, en vertu du récent Règlement dit Bruxelles I58, les victimes étrangères peuvent 51

Voir l’affaire Unocal relativement aux violations des droits de la personne en Birmanie ; l’affaire Pfizer sur les vaccins au Nigeria ; l’affaire Yahoo ! sur la complicité de torture en Chine, etc.   Kiobel et al. v. Royal Dutch Petroleum Co. et al., 621 F.3d 111 (2d Cir. 2010). 53   Kiobel et al. v. Royal Dutch Petroleum Co. et al., 569 U.S. (2013) (arrêt du 17 avril 2013). 54   Ibidem. V. déjà, anticipant cette conclusion, J.J. Paust, « Kiobel, Corporate Liability, and the Extraterritorial Reach of the ATS », Virginia Journal of International Law, vol. 53, 2012, p. 18 ; et, pour une critique de l’ATCA, J.G. Ku, « The Curious Case of Corporate Liability under the Alien Tort Statute : A Flawed System of Judicial Lawmaking », Virginia Journal of International Law, vol. 51, 2010, p. 353. 55  Dans Boimah Flomo et al. (Case No. 10-3675 (2011), la Cour d’appel du septième circuit a remis en question ­l’approche de la Cour d’appel du deuxième circuit voulant qu’il n’existe pas en droit international coutumier le principe de responsabilité des entreprises. 56   Corporate Code of Conduct Act, HR 4596, 106th Cong, § 3, 2000. 57   Ce même sort a été réservé au projet de loi sur le Code de conduite des entreprises introduit au Sénat australien la même année. Cf. Corporate Code of Conduct Bill 2000 (Cth). Pour une analyse des dispositions de ces projets de loi, Cf. D. Surya, « Acting Extraterritorially to Tame Multinational Corporations for Human Rights Violations : Who Should Bell the Cat ? », Melbourne Journal of International Law, vol. 5, 2004, p. 37. Deux années plus tard, le projet de loi « Corporate Responsibility Bill » ne connaîtra pas non plus de succès au Royaume-Uni. 58   Règlement (CE) no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. 52

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désormais saisir les tribunaux d’un pays de l’Union européenne où l’entreprise à l’origine des faits dommageables possède son domicile peu importe le lieu où le dommage est survenu et peu importe le domicile des victimes. Lorsque l’entreprise possède des filiales domiciliées dans différents États de l’Union, le demandeur a le choix de poursuivre l’entreprise mère ou l’une de ses filiales59. Cette option permet au demandeur de cibler l’État où la législation est la plus favorable si une filiale y est domiciliée notamment le Royaume-Uni dont la législation autorise les recours collectifs60. L’autre grand avantage du Règlement Bruxelles I est que toute violation des droits de la personne peut être entendue par les tribunaux sans nécessairement relever de la coutume internationale comme l’exige l’Alien Tort Statute aux États-Unis. La Cour de justice de l’Union européenne a jugé qu’aucune action intentée en vertu de ce règlement ne peut être rejetée sur la base de la doctrine du forum non conveniens61. Elle a estimé que cette doctrine favorise l’incertitude juridique, ce qui est en contradiction avec les objectifs du Règlement Bruxelles I. Selon la Cour, la discrétion judiciaire que le principe de forum non conveniens accorde au tribunal est susceptible de compromettre les attentes créées par les règles de compétence européennes, ce qui est dommageable à la sécurité juridique. La Cour a insisté sur le fait que le défendeur est normalement bien servi par les tribunaux de son domicile et que l’acceptation du forum non conveniens mettrait en danger la protection juridique des personnes établies dans l’Union européenne62. La décision de la Cour de justice a immédiatement été suivie d’un recours intenté devant la Haute cour anglaise par des fermiers colombiens contre BP Exploration Company (Colombia) pour une catastrophe environnementale ayant endommagé leurs fermes. Un règlement à l’amiable a été atteint en 2006 mais une autre action intentée par un groupe de victimes non couvert par l’entente de 2006 est pendante devant la Cour. Par ailleurs, un recours collectif a également été engagé au Royaume-Uni contre l’entreprise Trafigura par plus de 30.000 victimes ivoiriennes des déversements des matières toxiques à Abidjan en 2006. Ce recours a également été réglé à l’amiable, l’entreprise ayant enfin accepté de verser 25 millions de dollars aux victimes pour éviter le procès63. Un règlement à l’amiable a également été atteint dans l’affaire opposant depuis 2009 l’entreprise Monterrico Metals et des habitants du Pérou qui avaient intenté une action devant la Haute cour anglaise pour violations des droits humains impliquant les employés de la filiale de cette compagnie.

59

J. Wouters et L. Chanet, « Corporate Human Rights Responsibility : A European Perspective », Nw. U. J. Int’l Hum. Rts., vol. 6, 2008, p. 262. 60   Ibidem. 61   Case C-281/02, Andrew Owusu v. N.B. Jackson, 2005 E.C. R. OJ C 106. 62   Ibidem. 63   Voir Amnesty International, Côte d’Ivoire. « Une vérité toxique. À propos de Trafigura, du Probo Koala et du déversement de déchets toxiques en Côte d’Ivoire », 25 septembre 2012, p. 162.

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L’histoire judiciaire nous enseigne que de tels recours n’auraient pas connu les mêmes dénouements s’ils avaient été intentés devant les tribunaux québécois quand bien même les entreprises impliquées auraient eu leur domicile ou leur établissement au Québec. De par le passé, un recours des victimes d’une catastrophe environnementale dans l’affaire Cambior, dont les faits ressemblent forts à ceux de Trafigura, a été rejeté par la Cour supérieure du Québec sur la base de la doctrine du forum non conveniens même si l’entreprise défenderesse était une société du Québec64. On voit donc bien que l’Union européenne, spécialement le Royaume-Uni65, offre des opportunités indéniables pour les victimes d’abus des droits humains survenus à l’étranger au cours des activités menées par les entreprises multinationales. Si la tendance est maintenue, le Royaume-Uni va bientôt devenir la plate-forme des recours pour cette catégorie de victimes de partout au monde. Mais la principale condition est que l’entreprise responsable des violations ou l’une de ses filiales soit domiciliée au Royaume-Uni. Une telle opportunité pour les victimes reste encore attendue au Canada en général et au Québec en particulier même dans les cas de violations graves et massives des droits de la personne.

B.  La coutume internationale comme motivation légitime à l’acceptation des recours civils devant les tribunaux du Québec Dans cette section, nous voulons proposer que l’utilisation de la doctrine du forum non conveniens est inappropriée lorsque les faits dommageables à l’origine des recours civils constituent des violations graves du droit international. En effet, le Canada a reconnu la nature particulière de ce genre de crimes depuis l’an 2000 lorsque le Parlement a procédé à l’adoption de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre66 qui édicte le principe de la compétence universelle autorisant les poursuites pénales à l’égard d’auteurs ou complices de ce genre de crimes quel que soit le lieu où ils ont été commis et quelle que soit la nationalité de l’accusé et celle des victimes. Cette loi prévoit notamment la création d’un Fonds pour les crimes contre l’humanité dont les sommes peuvent être versées aux victimes de ce genre de crimes et à leurs familles67. Le processus d’indemnisation créé par cette loi est un processus parallèle au processus judiciaire destiné à poursuivre et condamner au pénal la personne accusée de violations du droit international humanitaire comme les crimes de guerre. Même s’il n’est pas encore fonctionnel, ce processus est, à certains égards, semblable à celui créé par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale que cette loi canadienne a introduit en droit interne. 64

Cambior, op. cit.   En dehors de l’existence du recours collectif au Royaume-Uni, les avocats ont pris l’habitude de ne demander des honoraires aux victimes que lorsque le procès est gagné. C’est ce qui s’est passé dans l’affaire Trafigura. Cf. Amnesty International, op. cit. 66   Canada, Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (L.C. 2000, ch. 24). 67   Ibidem, article 30. 65

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En prévoyant l’indemnisation des victimes des crimes internationaux, le Parlement canadien a reconnu leurs droits à réparation en plus du droit de voir l’auteur du crime poursuivi et condamné. L’institution du mécanisme de réparation par cette loi s’inscrit dans l’approche consistant à dire que la punition du contrevenant ne suffit pas pour les victimes. Encore faut-il que le contrevenant participe à la réparation du tort causé à la victime. C’est cette approche qui est préconisée par le droit international et notamment la Cour pénale internationale qui réfère souvent, dans ses jugements relatifs aux droits des victimes, aux Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à la réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire adoptés par les NationsUnies en 2005. Cet important instrument international reconnaît le droit pour les victimes des crimes graves de bénéficier des recours judiciaires et d’être indemnisées pour les préjudices subis. L’article VII des Principes prévoit par exemple que les victimes des violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et les violations graves du droit international humanitaire devraient bénéficier des recours appropriés notamment l’accès effectif à la justice, dans des conditions d’égalité ainsi que la réparation adéquate, effective et rapide du préjudice subi. L’article VIII ajoute que les victimes devraient avoir, dans des conditions d’égalité, accès à un recours judiciaire utile, conformément au droit international. Les autres recours à la disposition des victimes incluent l’accès aux organes administratifs et autres, ainsi qu’aux mécanismes, modalités et procédures régis par la législation interne.

Même si la question de la responsabilité pénale des entreprises pour certains crimes de droit international reste éminemment débattue, celle de leur responsabilité civile pour des actes correspondant à ces crimes est beaucoup moins problématique. Leur responsabilité civile va d’ailleurs vraisemblablement au-delà d’actes qui seraient qualifiés de « core crimes » pour inclure certaines violations graves des droits humains. Comme on l’a déjà vu, le ATCA par exemple réduit tout un ensemble de violations du droit international à des « torts ». En tant qu’État partie aux différents instruments prévoyant le droit à l’indemnisation des victimes de la criminalité de masse, le Canada devrait s’attacher à rendre ce droit effectif lorsque des actions ne sont pas engagées ou guère engageables dans l’État du territoire des violations. C’est bien entendu particulièrement le cas s’agissant de crimes de droit international, dont les tribunaux québécois devraient prendre en compte le caractère d’exception. La gravité de ces crimes requiert que l’État où se trouvent les victimes accorde un accès à la justice sans considération des barrières de temps, de nationalité ou de territoire68. En effet, le droit à la réparation, qui englobe celui à l’indemnisation, est un droit fondamental de base 68

C. K. Hall, « The Duty of States Parties to the Convention against Torture to Provide Procedures Permitting Victims to Recover Reparations for Torture Committed Abroad », European Journal of International Law, vol. 18, 2007, p. 921.

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qui bénéficie d’une reconnaissance universelle69 le plaçant au même niveau que la coutume internationale. Or, la Cour suprême du Canada a, à plusieurs reprises, jugé que la coutume internationale est incorporée en droit canadien. Selon le plus haut tribunal du Canada, la coutume internationale, en tant que droit des nations, constitue également le droit du Canada à moins que, dans l’exercice légitime de sa souveraineté, celui-ci ne déclare son droit interne incompatible. La souveraineté du Parlement permet au législateur de contrevenir au droit international, mais seulement expressément. Si la dérogation n’est pas expresse, le tribunal peut alors tenir compte des règles prohibitives du droit international coutumier pour interpréter le droit canadien et élaborer la common law70.

La Cour suprême a ajouté que les tribunaux sont « légalement tenus d’éviter une interprétation du droit interne qui emporterait la contravention de l’État à ses obligations internationales, sauf lorsque le libellé de la loi commande clairement un tel résultat »71. Dès lors, les tribunaux québécois devraient tenir compte de la nature des crimes subis lorsqu’ils sont saisis des cas d’indemnisation pour des violations graves du droit international. L’application du forum non conveniens dans ce genre d’affaires devrait donc être abandonnée afin de permettre au Canada de se conformer à ses obligations internationales. Le souci de prendre en compte les obligations internationales auxquelles le Canada a souscrit devait par conséquent jouer un rôle central dans la détermination de la recevabilité d’une demande en réparation en faveur des victimes des violations massives des droits humains. Les tribunaux canadiens en général et québécois en particulier ne devraient pas mettre sur un même pied les recours en indemnisation pour les crimes de droit international et ceux en indemnisation pour contravention aux clauses contractuelles. L’application du forum non conveniens devrait se limiter aux cas ordinaires de violation d’obligations contractuelles ou extra-contractuelles. Cette doctrine ne devrait pas être acceptée lorsqu’elle est invoquée contre une demande en réparation des préjudices subis suite à la commission des violations graves du droit international humanitaire. Comme nous l’avons vu, ces crimes sont prohibés par des conventions et traités internationaux auxquels le Canada est partie et le fait que des recours civils en réparation soient prévus par ces instruments devrait inciter les juges à écarter l’application du forum non conveniens. Cette proposition qui se rapproche de l’émergente notion de compétence civile universelle72 mérite d’être appréhendée par les tribunaux québécois. La compétence civile universelle permet en effet aux tribunaux d’entendre les litiges en 69

ICC, Decision establishing the principles and procedures to be applied to reparations, 7 August 2012, ICC-01/04-01/06.   Cour suprême du Canada, R. c. Hape, Recueil de la Cour suprême, no 2, 2007, p. 292.   Ibidem. 72   D. F. Donovan et A. Roberts, « The Emerging Recognition of Universal Civil Jurisdiction », A.J.I.L., vol. 100, 2006, p. 142. 70 71

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responsabilité civile relativement aux faits dommageables survenus à l’étranger peu importe la nationalité du demandeur et du défendeur. Elle est calquée sur la compétence universelle en matière criminelle et permet à la juridiction civile de compléter la juridiction criminelle afin de réprimer pleinement la violation des normes internationales impératives (les crimes les plus graves) y compris l’indemnisation des victimes. Comme nous l’avons déjà souligné, en adoptant la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, le Canada a essentiellement voulu contribuer à la répression pénale universelle de ce genre de crimes. De plus, en instituant l’établissement d’un Fonds d’indemnisation, cette loi a permis au Canada de compléter l’aspect pénal de la répression par un régime civil ou administratif de réparation universelle dans le but de satisfaire aux obligations internationales. Mais l’effectivité du Fonds d’indemnisation comporte des limites. D’abord, son établissement n’est pas encore fait par le gouvernement. Ensuite, seules les victimes des crimes commis par des individus condamnés au Canada pourraient bénéficier de l’argent issu de ce fonds. Dès lors, les victimes des violations graves du droit international perpétrées par des personnes non condamnées par un tribunal canadien ne pourront pas en bénéficier. Or, le droit international prévoit que les victimes bénéficient des recours civils indépendamment du fait que l’auteur de la violation soit ou non identifié, arrêté, poursuivi ou condamné73. Il est donc nécessaire que les tribunaux du Canada acceptent des demandes d’indemnisation initiées par les victimes des violations graves des droits humains, peu importe que l’auteur des crimes soit ou non condamné au Canada afin que l’aspect civil de la répression soit au moins assuré. En conséquence, le gouvernement doit aller au bout de son initiative non seulement en créant le Fonds d’indemnisation, mais aussi en encourageant les tribunaux à recevoir des affaires civiles intentées par les victimes des crimes de droit international. En outre, les procédures en indemnisation intentées par les victimes des violations des droits humains devant les tribunaux québécois ne devraient pas être préalablement autorisées par le Procureur général comme c’est le cas en matière pénale74. En effet, le Procureur général représente les intérêts de l’État en matière pénale, alors qu’il n’a pratiquement aucun rôle en procédure civile qui porte sur la protection des intérêts privés. Au cas où l’application de la compétence civile universelle s’avérait inappropriée, les tribunaux devraient retenir leur compétence au moins lorsque l’entreprise responsable des faits dommageables possède son domicile ou sa résidence (établissement) au Québec. La possession du domicile ou de la résidence au Québec jumelée aux obligations internationales auxquelles le Canada a souscrit en adoptant les conventions et traités internationaux prohibant la commission des violations massives du droit international humanitaire, devrait permettre aux 73

Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, 60/147 Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 16 décembre 2005, Article V. 74   Dans l’affaire Bil’in, il y a eu cette confusion qui ne devrait recevoir aucune considération.

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tribunaux de recevoir les actions civiles intentées par les victimes. Bien évidemment, afin de pouvoir espérer que les juges tiennent compte du droit international coutumier dans ce genre d’affaires, il appartiendra aux victimes des crimes de masse et à leur conseil de l’alléguer75. Cela veut dire que ce sont les parties au litige qui doivent expressément demander au juge d’appliquer le droit international coutumier76. Malgré la nécessité et l’importance d’une telle interprétation du droit par les tribunaux, rien ne garantit que ces derniers abandonneront la ligne dure avec laquelle ils appliquent la doctrine du forum non conveniens. Par conséquent, l’adoption d’une législation expresse accordant les recours aux victimes des crimes de guerre pour des faits dommageables survenus à l’étranger enlèverait toute ambiguïté.

C.  Pour l’adoption d’une législation extraterritorialement contraignante Grâce à sa législation à régime fiscal attractif, le Canada est l’un des États qui contribuent le plus au développement croissant des activités transnationales des entreprises77. Cet attrait est par exemple très accentué dans le domaine minier où le Canada est jusqu’ici considéré comme le pays comptant le plus d’entreprises au monde78. Or, il est bien connu que les opérations minières sont parmi les sources importantes de violations des droits de la personne. La propension de violer les droits humains s’accroît énormément lorsque les sociétés multinationales opèrent dans des pays où elles ne sont pas assujetties aux normes appropriées soit, par ce que les lois n’existent pas du tout, soit par ce que les institutions destinées à les mettre en œuvre sont très faibles ou corrompues ou soit que les entreprises opèrent dans un climat de terreur ou de guerre. Dans ces conditions, seule une application des normes extraterritoriales aux sociétés transnationales faisant affaires à partir du Canada pourrait aider à combattre sensiblement la dégradation des droits humains. Cependant, les dispositions législatives permettant aux victimes d’activités attentatoires aux droits de la personne en dehors du territoire national d’intenter des recours contre les entreprises responsables sont pour l’instant inexistantes au Canada. Malgré l’intérêt de l’opinion publique canadienne sur ce qui devrait être 75

Code civil du Québec, paragraphe 2807 (2).  L. Ducharme, « Le nouveau droit de la preuve en matières civiles selon le code civil du Québec », in Barreau du Québec et Chambre des notaires du Québec (ed.), La réforme du Code civil, t. 3, Québec, Presses de l’Université Laval, 1993, p. 443. 77   J. Sarra, « Corporate Social Responsibility in the Global Economy : Canadian Domestic Law and Legal Processes as a Vehicle for Creating and Enforcing International Norms », in P. Hughes et P. Molinari (ed.), Participatory Justice in a Global Economy : The New Rule of Law, Montréal, Les Éditions Thémis, 2004, p. 333. 78   Selon le gouvernement fédéral, en 2008, le Canada occupait le premier rang mondial des destinations des capitaux investis dans l’exploration et l’exploitation minière en abritant les sièges sociaux de 75% des entreprises œuvrant dans ce domaine avec des intérêts dans 7809 propriétés minières situées dans plus de 100 pays. Voir Stratégie de RSE, op. cit. En 2010, on estimait que le Canada abrite 1 800 entreprises minières gérant 10 000 projets dans plus de 100 pays. Voir Association canadienne des prospecteurs et entrepreneurs (ACPE), Déclaration de l’association canadienne des prospecteurs et entrepreneurs et de l’association minière du Canada sur la défaite du Projet de loi C-300, 27 octobre 2010. 76

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fait pour assurer une meilleure protection des droits de la personne contre les crimes de masse, les derniers développements politiques et législatifs ne sont vraiment pas parvenus à changer le statu quo ante. En effet, suite aux allégations de violations aux droits de la personne commis aux Philippines par la société TVI Resource Development, le Comité permanent des affaires étrangères du Canada avait, en 2005, appelé à la mise en place, au niveau national, de mécanismes juridiques pour s’assurer que les entreprises et les résidents canadiens soient tenus de rendre des comptes en cas de violations des droits humains à l’étranger79. En réponse, le gouvernement du Canada a rejeté la proposition d’adopter des normes contraignantes à l’encontre des sociétés opérant à l’étranger évoquant des problèmes liés à la courtoisie internationale et à la procédure80. Or, toutes ces justifications paraissaient assez superflues dans la mesure où le droit international n’a jamais prohibé l’adoption de lois à portée extraterritoriales par les États lorsque certains critères de rattachements sont respectés81. En 2008, le Parlement canadien (Chambre des communes) n’a pas voulu voter le projet de loi C-492 initié par le député Peter Julian et destiné à assurer le respect des normes relatives aux droits de la personne, aux travailleurs et à l’environnement par les sociétés opérant à l’étranger82. Bien qu’il ne fût pas bien élaboré, le Projet de loi C-492 a été relégué aux oubliettes au profit d’un autre moins contraignant, le Projet de loi C-300 qui prévoyait la création d’un bureau au ministère des affaires étrangères et du Commerce international chargé de recueillir les plaintes83. Même si ce nouveau projet de loi accordait aux personnes lésées le droit de déposer des plaintes contre les sociétés canadiennes au Canada, sa principale caractéristique consistait dans le fait qu’il ne comportait aucun mécanisme de garantie d’indépendance puisque tout devait dépendre du bon vouloir des ministres et autres agents du gouvernement84. En dépit des faiblesses de ce nouveau Projet de loi, les opérateurs économiques canadiens le trouvaient très contraignant et donc dangereux et inapproprié pour les affaires. Le Parlement canadien a alors voté majoritairement contre son adoption85. Devant la pression de l’opinion publique, le gouvernement canadien s’est contenté d’adopter une politique de responsabilité sociale des entreprises qui est beaucoup plus souple86. Dans l’ensemble, cette 79   Affaires étrangères et Commerce international Canada, « Les composantes d’une stratégie canadienne à l’égard des marchés émergents », Rapport du Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international, Recommandations numéros 17 et 18. 80   Affaires Étrangères et Commerce international Canada, L’exploitation minière dans les pays en développement et la responsabilité sociale des entreprises : Réponse du gouvernement au rapport du comité permanent des affaires étrangères et du commerce international, Ottawa, octobre 2005, p. 10. 81  O. De Schutter, « Les affaires Total et Unocal : complicité et extraterritorialité dans l’imposition aux entreprises d’obligations en matière de droits de l’homme », Annuaire français de droit international, vol. 52, 2006, p. 55. 82   Chambre des communes du Canada, Projet de Loi C- 492 : Loi modifiant la Loi sur les Cours fédérales (Promotion et Protection des droits de la personne à l’échelle internationale), 39e législature, 2e session, 16 octobre 2007-7 septembre 2008. 83   Canada, Chambre des communes, Projet de loi C-300 : Loi sur la responsabilisation des sociétés minières, pétrolières ou gazières dans les pays en développement, 40e législature, 2e session, 2009. 84   Ibidem. 85   Voir la lettre du Président de la Chambre de Commerce du Canada ainsi que les réponses du gouvernement, mars 2009. 86   Affaires étrangères et Commerce international Canada, Renforcer l’avantage Canadien : Stratégie de responsabilité sociale des entreprises (RSE) pour les sociétés extractives Canadiennes présentes à l’étranger, mars 2009.

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politique du gouvernement fédéral se résume en une approche non contraignante dans la régulation des activités que les sociétés canadiennes mènent à l’étranger87. C’est ainsi qu’elle prévoit la création, au ministère des affaires étrangères, d’un bureau du Conseiller en responsabilité sociale des entreprises (RSE) de l’industrie extractive chargé d’aider au traitement des litiges sans toutefois lui donner le pouvoir de formuler de recommandations contraignantes, ou l’adoption de politique publique ou législative. En effet, le conseiller en RSE reçoit les plaintes des individus, groupes d’individus ou collectivités qui ont des raisons de croire qu’ils ont été victimes des violations de leurs droits par une entreprise transnationale constituée au Canada ou y ayant un siège social depuis octobre 2009. Ce conseiller va alors mener une médiation après avoir déterminé la recevabilité de la demande. Dans sa démarche, le conseiller en RSE jouit d’une grande discrétion qui lui permet à tout moment d’arrêter le processus avant son terme, une décision qui ne peut être contestée. En réalité, il est bien spécifié que le rôle du conseiller en RSE ne consiste pas en un règlement du différend entre les parties. Ce dernier ne fait qu’« aider les parties à trouver elles-mêmes des solutions », et à identifier les modalités nécessaires pour y arriver88. En principe, même s’il est abusivement dit que le rôle du conseiller en RSE, qui est entré en fonction depuis le mois d’octobre 2009, s’apparente à celui de l’ombudsman, il a moins de pouvoir que ce dernier. Comme le rapport publié en 2011 l’indique89, le Bureau ne traite pas des différends liés aux violations des lois ou règlements du pays hôte. Il ne s’occupe pas non plus de cas d’activités criminelles90. Or, presque toutes les violations des droits humains constituent des violations de lois au mieux et des activités criminelles au pire. Par ailleurs, le conseiller en RSE ne décide pas quelle partie a raison, ne peut condamner ni disculper, encore moins prendre une décision contraignante. Enfin, le Bureau ne fait pas de vérification ou d’enquêtes et ne dit pas aux parties quoi faire, ce qui est totalement en deçà des attributions d’un ombudsman qui, dans certains cas, peut avoir le pouvoir de saisir les tribunaux en cas d’inexécution de leur décision par la partie déclarée défaillante91. Après l’adoption de cette politique par le gouvernement fédéral, il y a eu d’autres tentatives visant à faire adopter une loi beaucoup plus contraignante mais qui n’ont abouti à rien de concret. En novembre 2009 par exemple, la Chambre des communes n’est pas parvenue à voter le projet de loi C-483 qui visait à faire 87

Pour des commentaires bien poussés, cf. S.L. Seck, « Canadian Mining Internationally and the UN Guiding Principles for Business and Human Rights », Canadian Yearbook of International Law, vol. 49, 2011, p. 51.   Bureau du conseiller en responsabilité sociale des entreprises (RSE) de l’industrie extractive, Guide du participant au processus d’examen, avril 2011. 89   Canada, Affaires étrangères et Commerce international, Le Bureau du conseiller en responsabilité sociale des entreprises (RSE) de l’industrie extractive, Rapport annuel au Parlement 2011, octobre 2010 – octobre 2011, novembre 2011. 90   Comme le montre son Guide, le conseiller en RSE prévoit intervenir spécialement dans des affaires relatives au développement des collectivités, à leur participation, aux consultations avec elles et au renforcement de leur autonomie. 91   A. M. Manirabona et F. Crépeau. « Enhancing the Implementation of Human Rights Treaties in Canadian Law : The Need for a National Monitoring Body », Canadian Journal of Human Rights, vol. 1, no 1, 2012, p. 25. 88

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Responsabilité civile des entreprises et violations des droits humains à l’étranger

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modifier la Loi sur l’immunité des États afin que les victimes des crimes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture ne soient limités par l’immunité de juridiction dans les actions en responsabilité civile à l’encontre des États responsables de ces crimes92. La seule petite victoire en la matière est celle des victimes d’actes terroristes qui peuvent désormais poursuivre en responsabilité civile les auteurs de ces crimes y compris les États jugés terroristes devant les tribunaux canadiens en vertu de la nouvelle Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme93 qui, entre autres, modifie la Loi sur l’immunité des États et le Code criminel. Alors que les victimes du terrorisme peuvent intenter des procès contre les auteurs et complices de ces crimes devant les tribunaux canadiens, les victimes de la torture, de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ne peuvent pas le faire. En n’incluant pas les victimes d’autres crimes graves alors qu’il avait été invité à le faire, le Parlement canadien a inutilement créé une hiérarchie entre les victimes des atrocités. Les victimes du terrorisme apparaissent comme plus méritantes d’attention que les victimes de tout autre crime de droit international. Cela paraît d’autant plus paradoxal que c’est bien, par exemple, le crime de génocide qui est considéré comme le crime des crimes et que les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre sont incontestablement parmi les plus abominables. Le crime de torture est également un crime considéré depuis des années comme faisant partie du Jus Cogens94. En somme, les crimes internationaux sont généralement considérés comme les plus graves des crimes et les victimes de ce genre d’atrocités devraient être traitées avec une certaine spécificité. En réalité, on peut deviner aisément une certaine logique politique sous-tendant l’adoption de cette loi. Le terrorisme est typiquement considéré comme étant principalement encouragé et soutenu par des États étrangers souvent mis à l’index par la communauté internationale. Dans ce cadre, le Parlement du Canada semble avoir voulu adopter une arme politique destinée à stigmatiser ces États, tout en épargnant les entreprises multinationales qui sont pour la plupart d’origine occidentale. En effet, une entreprise multinationale sera rarement associée aux actes terroristes tels qu’entendus par le gouvernement canadien95. Par contre, les entreprises multinationales peuvent être impliquées dans la commission de crimes de génocide, de crimes de guerre et la torture, sans même parler de violations ordinaires des droits humains. Comme on le voit donc, jusqu’à ce jour, il n’existe pas au Canada d’instruments juridiques contraignants capables de faciliter la responsabilisation des sociétés transnationales présentes dans plusieurs pays en développement pour les atteintes aux droits humains survenues à l’étranger. De 92

Chambre des communes du Canada, Projet de loi C-483, Loi modifiant la Loi sur l’immunité des États (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture, novembre 2009. 93   Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme, L.C. 2012, ch. 1, art. 2. 94  P. Ranganathan, « Survivors of Torture, Victims of Law : Reforming State Immunity in Canada by Developing Exceptions for Terrorism and Torture », Sask. L. Rev., vol. 71, 2008, p. 343. 95   Et même au cas où une entreprise se livrerait au terrorisme, encore faudrait-il que le gouvernement décide de la mettre sur la liste d’« entités inscrites » pour qu’elle soit traduite devant les tribunaux.

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Amissi Melchiade Manirabona

toute évidence, le Canada préfère jusque-là sacrifier les droits fondamentaux des individus au profit des intérêts financiers du secteur privé.

IV. Conclusion Cet article a relevé quelques unes des applications de la doctrine du forum non conveniens devant les tribunaux québécois. Le constat fait est que contrairement à la volonté du législateur qui voulait que l’application du principe soit très exceptionnel, les tribunaux du Québec se livrent à son application systématique. Le forum non conveniens barre à tel point les recours qu’il est devenu la règle plutôt que l’exception. Une tendance alarmante est observée lorsque les recours civils sont intentés contre les entreprises par les victimes des faits dommageables survenus à l’étranger. Dans certaines affaires, on peut même se demander si l’acceptation du forum non conveniens par les tribunaux québécois ne constitue pas, au mieux un déni de justice, au pire, un abus du pouvoir discrétionnaire des juges. Devant l’ampleur des violations massives des droits de la personne lors de certaines activités menées par les entreprises multinationales à l’étranger, l’absence d’institutions internationales chargées d’entendre les victimes de ces crimes devrait forcer une nouvelle approche du droit. En attendant de potentielles mesures internationales appropriées, les tribunaux des pays comme le Québec, ne devraient pas aveuglement annihiler les initiatives des victimes visant à mettre fin à l’impunité dont jouissent jusqu’ici certaines sociétés multinationales pour des violations commises à l’étranger96. En effet, étant donné que le droit québécois est dans son esprit et dans sa lettre, favorable à la réception des plaintes des victimes étrangères et qu’il offre de garanties d’équité et d’indépendance évidentes, il semble nécessaire que l’application du forum non conveniens soit progressivement abandonnée. S’il devait être appliqué, le forum non conveniens devrait seulement être limité aux cas où les tribunaux étrangers sont déjà saisis mais avant de rejeter le recours des victimes, les juges québécois devraient s’assurer que les procédures étrangères offrent de garanties d’indépendance et d’impartialité requises. Les conséquences de la mondialisation économique requièrent que les législations internes viennent au secours des normes internationales, dans le cadre d’une mise en œuvre à la fois de plus en plus centralisée et de plus en plus décentralisée97. Par ailleurs, le niveau de coutume internationale atteint par les normes prohibant les crimes de droit international ne devrait pas passer inaperçu devant le juge québécois lorsque les victimes viennent chercher une réparation appropriée 96

À propos de l’impunité dont jouissent les compagnies multinationales, voir C. Forcese, « Deterring “Militarized Commerce » : The Prospect of Liability for “Privatized” Human Rights Abuses », Ottawa L. Rev., vol. 31, (2000), p. 171 ; D. Weissbrodt, « Business and Human Rights », U. Cin. L. Rev., vol. 74, 2005, p. 55. 97  C. Brolmann, « Deterritorialization in International Law : Moving Away from the Divide Between National and International Law », in J. Nijman et A. Nollkaemper (eds.), New Perspectives on the Divide Between National and International Law, Oxford/Toronto, Oxford University Press, 2007, p. 84.

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Responsabilité civile des entreprises et violations des droits humains à l’étranger

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quel que soit le lieu où ces crimes sont survenus et quelle que soit la nationalité des victimes. Le Canada a tenu compte de la spécificité de ces crimes en adoptant une loi qui reconnaît la compétence criminelle universelle afin de poursuivre leurs auteurs sans considération du lieu de commission et indépendamment de la nationalité des victimes. Cela devrait influer sur le comportement des juges siégeant en matière civile lorsqu’ils sont saisis des recours impliquant la commission de cette catégorie particulières de crimes. Les juges ne devraient pas appliquer indistinctement le forum non conveniens aux recours relatifs aux fautes commerciales et à ceux relatifs aux crimes relevant du Jus Cogens. Chaque juge québécois devrait donc se sentir concerné et prêt à accueillir des recours des victimes des ces atrocités dès que l’occasion se présente devant lui sans attendre que d’autres le précèdent98. L’évolution récente de la législation canadienne fait que des victimes des crimes terroristes soient en mesure de demander réparation devant les juges canadiens quel que soit le lieu où la victimisation est survenue. Il ne devrait pas y avoir d’hiérarchie quand vient le moment de soulager la souffrance des victimes des atrocités des temps modernes par une indemnisation rapide et appropriée. Comme dans le cas des crimes terroristes, il serait d’un intérêt pratique, politique et moral certain que le Canada adopte une législation qui accorde une compétence aux tribunaux d’entendre des plaintes civiles déposées par les victimes des violations massives des droits humains qu’elles aient été commises avec la participation des entreprises ou non. Aucune règle de droit international n’empêche au Canada de procéder ainsi pour influencer le comportement des entreprises domiciliées ou résidant sur son territoire dans leurs opérations transfrontalières. C’est à ce prix qu’on pourrait les inciter à adopter des comportements socialement responsables et respectueux des droits de l’homme. Grace à ses lois qui permettent les recours collectifs, le Québec peut considérablement influencer le comportement des sociétés transnationales qui y possèdent un domicile ou un établissement. Une extension de la compétence des tribunaux serait du reste conforme aux instruments internationaux relatifs à la réparation en faveur des victimes des crimes internationaux. En conséquence, ne pas étendre la compétence pour réprimer les crimes graves que les entreprises canadiennes commettent à l’étranger place le Canada en violation de ses obligations internationales tout en le privant de sa capacité à stimuler la protection des droits de la personne à l’échelle internationale. Amissi Melchiade Manirabona Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal (Québec). e‑mail : melchiade.manirabona@umontreal.ca 98  Dans l’affaire Bil’in, le juge de première instance a, entre autres déclaré que « The Plaintiffs did not submit any precedent of a Canadian court acknowledging that a person may be found civilly liable in Canada for having participated abroad in a war crime as defined by international instruments, neither is the Court aware of any such precedent ». Comment pourra-t-il y avoir de précédent si aucun juge n’est prêt à embarquer dans cette approche qui est pourtant permise en vertu du Code civil du Québec ?

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Chroniques / Columns

Société de l’information, médias et liberté d’expression Information society, media and freedom of expression François Dubuisson

Résumé

Abstract

C

T

ette chronique porte sur les développements juridiques relatifs à la liberté d’expression, la société d’information et les médias, survenus au cours de l’année 2012. Elle est destinée à paraître à l’avenir sur une base annuelle dans les pages du Journal. La chronique évoque d’abord la liberté d’expression dans l’environnement numérique (I). Sont examinés les modalités générales d’application de la liberté d’expression aux technologies de l’information et de la communication (A) ; l’accès à Internet comme droit fondamental (B) ; la neutralité d’Internet (C) ; les restrictions à l’accès à Internet (D) ; et les rapports entre droits de propriété intellectuelle et liberté d’expression (E). La chronique présente ensuite les principales tendances de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de liberté d’expression (II). Elle traite de la diffamation (A) ; des discours haineux et offensants (B) ; de la responsabilité de la presse et de la protection des sources journalistiques (C) ; et du droit d’accès à l’information (D).

his column reviews legal developments occurred in 2012 in relation to freedom of speech, information society and medias. In the future, it is intended that it will be presented on an annual basis in the pages of the Journal. It first covers freedom of speech in the digital environment. It examines in turn the general modalities of application of freedom of speech to information and communication technologies (A) ; access to Internet as a fundamental right (B) ; Internet neutrality (C) ; restrictions to access to Internet (D) ; and the relations between intellectual property rights and freedom of speech (E). It then presents the main trends of the case law of the European Court of Human Rights regarding freedom of speech. It looks at defamation (A) ; hate and offensive speech (B) ; press responsibility and protection of journalistic sources (C) ; and the right to access information (D).

I. Introduction

L

e développement des réseaux numériques a entraîné de nombreux bouleversements sociétaux et a produit des effets considérables sur la mise en œuvre de la liberté d’expression, consacrée notamment par l’article 19 du Pacte relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte ») et l’article 10 de la Convention européenne

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des droits de l’homme (« CEDH »). La diffusion des idées et des informations se fait désormais de manière quasi instantanée et globale et n’est plus l’apanage de professionnels, mais est à la portée de tous, par l’entremise de sites web, de blogs ou des réseaux sociaux. Par ailleurs, Internet a achevé d’intégrer l’ensemble des médias et des supports préexistants : radio, télévision, presse sont – parfois exclusivement – largement diffusés par Internet, et c’est en ligne que sont distribuées de manière privilégiée les œuvres culturelles et scientifiques : films, musiques, livres, articles,… Cette révolution constitue un outil exceptionnel de promotion de la liberté d’expression et d’information. Mais les réseaux numériques peuvent également véhiculer des contenus illicites, haineux ou offensants, qui posent la question de leur contrôle et des limites éventuelles à établir à la liberté d’expression. Internet est ainsi un lieu de rencontre entre des droits et intérêts divergents, que le droit et le juge sont amenés à tenter de concilier et d’arbitrer. La présente chronique se propose ainsi tout d’abord d’explorer les nombreuses questions juridiques inédites apparues ces dernières années, en lien avec les évolutions des réseaux numériques et de leurs applications (II). Ensuite, nous examinerons plus généralement les principales tendances de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour l’année écoulée, dans le domaine de la liberté d’expression (III).

II.  La liberté d’expression dans l’environnement numérique A.  Les modalités générales d’application de la liberté d’expression aux technologies de l’information et de la communication Le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) a amené les instances internationales et européennes à évaluer l’application des droits fondamentaux dans le contexte des réseaux numériques. Au sein du Conseil de l’Europe, cette réflexion a abouti au milieu des années 2000 à une déclaration du Comité des Ministres « sur les droits de l’homme et l’État de droit dans la Société de l’information »1. Le Comité y souligne que les « TIC offrent à tous des possibilités sans précédent de jouir de la liberté d’expression », tout en relevant qu’« elles remettent aussi gravement en question cette liberté, par exemple en cas de censure par l’État ou le secteur privé ». Le Comité des Ministres souligne également que « les TIC peuvent considérablement amplifier l’impact [des] violations [des droits de l’homme] ». Le Comité avait réaffirmé le principe selon lequel l’univers numérique n’entraîne aucune modification de principe dans l’application des

1

Déclaration du Comité des Ministres sur les droits de l’homme et l’État de droit dans la Société de l’information, COM(2005)56 final, 13 mai 2005.

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règles de la Convention européenne des droits de l’homme concernant la liberté d’expression2 : «  La liberté d’expression, d’information et de communication doit être respectée dans un environnement numérique tout comme dans un environnement non numérique. Elle ne doit pas être soumise à d’autres restrictions que celles prévues à l’article 10 de la CEDH, pour la simple raison qu’elle s’exerce sous une forme numérique ».

Cette approche quelque peu statique de la mise en œuvre de la liberté d’expression a du être réexaminée plus récemment pour prendre en compte de nouvelles obligations pour les États, tenant compte des spécificités des technologies numériques. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a ainsi indiqué dans, une observation générale consacrée à l’interprétation de l’article 19 du Pacte, adoptée en septembre 2011 : « Le paragraphe 2 [de l’article 19 du Pacte] protège toutes les formes d’expression et les moyens de les diffuser. […] Sont visées aussi toutes les formes de médias audiovisuels ainsi que les modes d’expression électroniques et l’Internet. […] Les États parties devraient tenir compte de la mesure dans laquelle l’évolution des techniques de l’information et de la communication, comme l’Internet et les systèmes de diffusion électronique de l’information utilisant la technologie mobile, a transformé les pratiques de la communication dans le monde entier. Il existe maintenant un réseau mondial où s’échangent des idées et des opinions, qui n’a pas nécessairement besoin de l’intermédiaire des moyens d’information de masse traditionnels. Les États parties devraient prendre toutes les mesures voulues pour favoriser l’indépendance de ces nouveaux moyens et garantir l’accès des particuliers à ceux-ci »3.

Cette approche a également été soulignée par le Conseil des droits de l’homme dans la résolution 20/8 du 5 juillet 2012, « Promotion, la protection et l’exercice des droits de l’homme sur l’Internet », par laquelle le Conseil « Engage tous les États à promouvoir et faciliter l’accès à l’Internet et la coopération internationale aux fins du développement des médias et des moyens d’information et de communication dans tous les pays »4.

Cette interprétation des obligations tirées du droit à la liberté d’expression implique ainsi l’existence d’obligations positives des États visant à faciliter l’accès des individus à Internet et à en garantir l’accès le plus large.

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V. également, concernant l’application de l’article 19 du Pacte, Conseil des droits de l’homme, Résolution 20/8 « La promotion, la protection et l’exercice des droits de l’homme sur l’Internet », 5 juillet 2012, A/HRC/RES/20/8.  Comité des droits de l’homme, Observation générale no 34, Article 19 : Liberté d’opinion et liberté d’expression, 12 septembre 2011, CCPR/C/GC/34, §§ 12 et 15. 4   Conseil des droits de l’homme, Résolution 20/8 « La promotion, la protection et l’exercice des droits de l’homme sur l’Internet », 5 juillet 2012, A/HRC/RES/20/8. 3

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B.  L’accès à Internet comme droit fondamental La question de savoir si l’accès individuel à Internet relevait de la liberté d’expression a été soulevée récemment, notamment dans le contexte de l’établissement de législations concernant la mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle, instaurant des sanctions pouvant aboutir à la suspension de l’abonnement aux réseaux numériques (voir le cas de l’adoption des lois dites « HADOPI » en France)5. Diverses instances avaient été amenées à se prononcer dans le sens de la consécration du droit de se connecter à Internet comme composante de la liberté d’expression et d’information6. Cette position a été confirmée par un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, rendu dans l’affaire Yildirim c. Turquie7. Dans cette affaire, le propriétaire et utilisateur d’un site web hébergé par Google Sites sur lequel était publié ses travaux académiques avait vu l’accès à son site bloqué suite au prononcé d’une mesure préventive adoptée dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre un autre site, accusé d’outrage à la mémoire d’Atatürk. Le tribunal avait estimé que la seule manière efficace d’empêcher l’accès au site litigieux consistait à bloquer entièrement l’accès à Google Sites. En dépit de divers recours, le plaignant n’avait pu obtenir des autorités turques la possibilité de recouvrir l’accès à son site et ses publications. Dans sa décision, la Cour a souligné que « l’Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information : on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d’intérêt public »8.

Il s’ensuit que toute « restriction de l’accès à Internet » doit s’analyser comme une ingérence dans la liberté d’expression et d’information de l’internaute et constitue une violation de l’article 10 de la Convention « si elle n’est pas “prévue par la loi”, inspirée par un ou des buts légitimes au regard de l’article 10, § 2, et “nécessaire dans une société démocratique” pour atteindre ce ou ces buts »9. Le Comité des

5

V. P.‑F. Docquir, « Internet, les raisons d’un droit d’accès », in C. Doutrelepont, F. Dubuisson et A. Strowel, (éd.), Le téléchargement d’œuvres sur Internet. Perspectives en droits belge, français, européen et international, Bruxelles, Larcier, 2012, pp. 349 et s. 6   Conseil constitutionnel (France), Décision no 2009-580 DC du 10 juin 2009, § 12 : « Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; qu’en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services » ; Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Frank La Rue, 16 mai 2011, A/HRC/17/27, § 49 ; Comité des droits de l’homme, Observation générale no 34, Article 19 : Liberté d’opinion et liberté d’expression, 12 septembre 2011, CCPR/C/GC/34, § 15 ; Conseil des droits de l’homme, Résolution 20/8 « La promotion, la protection et l’exercice des droits de l’homme sur l’Internet », 5 juillet 2012, A/HRC/RES/20/8. 7   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Ahmet Yildirim c. Turquie, 18 décembre 2012, req. no 3111/10. 8   Ibidem, § 54. 9   Ibidem, § 56.

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droits de l’homme s’était déjà prononcé dans un sens analogue à propos de l’article 19 du Pacte : « Toute restriction imposée au fonctionnement des sites Web, des blogs et de tout autre système de diffusion de l’information par le biais de l’Internet, de moyens électroniques ou autres, y compris les systèmes d’appui connexes à ces moyens de communication, comme les fournisseurs d’accès à Internet ou les moteurs de recherche, n’est licite que dans la mesure où elle est compatible avec le paragraphe 3 [du Pacte] »10.

La conception d’Internet comme vecteur privilégié de mise en œuvre de la liberté d’expression soulève la question du principe de sa « neutralité ».

C.  La neutralité d’Internet La neutralité de l’Internet vise l’interdiction de toute discrimination des transmissions de données sur Internet selon leur origine, leurs destinataires ou leur contenu, consacrant ainsi une stricte égalité de traitement sur les réseaux. Il peut être appréhendé à la fois sous l’angle de la promotion de la concurrence et sous celui du respect de la liberté d’expression et d’information, comme l’illustre une résolution du Parlement européen du 17 novembre 2011 par laquelle il « attire l’attention sur les importants risques que pourrait soulever la violation des principes de la neutralité d’Internet – tels que comportement anticoncurrentiel, blocage de l’innovation, restrictions à la liberté d’expression et au pluralisme des médias, manque de sensibilisation des consommateurs et atteintes à la vie privée – qui nuisent à la fois aux entreprises, aux consommateurs et à l’ensemble de la société démocratique […] »11.

Ce principe ne connaît pas encore comme tel de consécration juridique sur le plan international ou européen, même si il a été énoncé dans quelques législations nationales. Il existe ainsi un important débat sur le fait de savoir si l’établissement d’un principe juridique formel de neutralité d’Internet est nécessaire sur le plan européen ou international, et si ce principe peut être considéré comme un corollaire inhérent à la liberté d’expression. Les Rapporteurs sur la liberté d’expression de quatre organisations internationales ont adopté le 1er juin 2011 une déclaration conjointe concernant Internet12, contenant une section consacrée au principe de neutralité, énoncé de la manière suivante :

10

Comité des droits de l’homme, Observation générale no 34, précitée, § 43.   Résolution du Parlement européen du 17 novembre 2011 sur l’Internet ouvert et la neutralité d’Internet en Europe. 12   Joint Declaration on Freedom of Expression and the Internet, 1 june 2011, The United Nations (UN) Special Rapporteur on Freedom of Opinion and Expression, the Organization for Security and Co-operation in Europe (OSCE) Representative on Freedom of the Media, the Organization of American States (OAS) Special Rapporteur on Freedom of Expression and the African Commission on Human and Peoples’ Rights (ACHPR) Special Rapporteur on Freedom of Expression and Access to Information. 11

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“a. There should be no discrimination in the treatment of Internet data and traffic, based on the device, content, author, origin and/or destination of the content, service or application. b. Internet intermediaries should be required to be transparent about any traffic or information management practices they employ, and relevant information on such practices should be made available in a form that is accessible to all stakeholders”.

Les principes de non-discrimination et de transparence sont énoncés sous une forme plutôt exhortative, mais ces principes sont néanmoins rattachés, dans le contexte de la déclaration, au respect de la liberté d’expression sur Internet13. Dans une résolution du 11 décembre 2012, le Parlement européen a pris position en faveur d’une intégration du principe de neutralité dans le droit européen. Le Parlement a défini la neutralité comme un principe « voulant que les fournisseurs de services internet ne puissent bloquer, altérer de façon discriminatoire, entraver ou amoindrir, notamment par le prix, la capacité de toute personne à utiliser un service pour accéder à des contenus, des applications ou des services de son choix, et pour les utiliser, les envoyer, les recevoir, les poster ou les proposer, quelle qu’en soit la source ou la cible »14.

Il a dès lors demandé à la Commission et au Conseil « de promouvoir et de préserver des normes élevées dans le domaine des libertés numériques dans l’Union, en particulier en codifiant, au travers d’un règlement approprié, le principe de la neutralité de l’Internet, de manière à renforcer la crédibilité de l’Union en matière de promotion et de défense des libertés numériques à travers le monde »15.

13

V. également la Déclaration du Comité des Ministres sur la neutralité du réseau, adoptée le 29 septembre 2010, Conseil de l’Europe : « 3. Les réseaux de communication électronique sont devenus des instruments fondamentaux du libre échange d’idées et d’informations. Ils contribuent à garantir la liberté d’expression et le libre accès à l’information, le pluralisme et la diversité, et concourent à l’exercice d’un certain nombre de droits fondamentaux. Un environnement compétitif et dynamique peut encourager l’innovation en accroissant la disponibilité et la performance du réseau tout en diminuant les coûts, et peut promouvoir la libre circulation sur internet de divers services et contenus. Cependant, le droit des utilisateurs à accéder à l’information et à la diffuser en ligne, ainsi que le développement de nouveaux outils et services pourraient être défavorablement affectés par une gestion non transparente du trafic, une discrimination à l’égard des contenus et des services ou des entraves à la connectivité des appareils. 4. Les utilisateurs devraient avoir le plus large accès possible à tout contenu, application ou service de leur choix sur internet, qu’ils leur soient offerts ou non à titre gratuit, en choisissant les appareils appropriés de leur choix. Ce principe général, habituellement appelé neutralité de réseau, s’applique quels que soient l’infrastructure ou le réseau utilisés pour la connexion internet. L’accès à l’infrastructure est une condition préalable à la réalisation de cet objectif ». 14   Résolution du Parlement européen du 11 décembre 2012 sur une stratégie pour la liberté numérique dans la politique étrangère de l’Union, § 56. 15   Ibidem, § 67.

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D.  Les restrictions à l’accès à Internet 1.  Principes généraux Toute limitation à l’accès aux services d’Internet devant s’analyser en une ingérence dans la liberté d’expression de l’utilisateur, elle ne peut constituer une mesure licite que si elle satisfait aux conditions établies au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte ou au paragraphe 2 de l’article 10 de la CEDH, c’est-à-dire être prévue par la loi et être nécessaire à la protection de certains buts légitimes. Différentes instances internationales et européennes ont souligné que l’appréciation de la licéité des mesures de restriction sur Internet devait se faire de manière stricte. Dans son observation générale précitée, le Comité des droits de l’homme précise que toute limitation ne peut se concevoir que ciblée au regard d’un contenu précis : « Toute restriction imposée au fonctionnement des sites Web, des blogs et de tout autre système de diffusion de l’information par le biais de l’Internet, de moyens électroniques ou autres, y compris les systèmes d’appui connexes à ces moyens de communication, comme les fournisseurs d’accès à Internet ou les moteurs de recherche, n’est licite que dans la mesure où elle est compatible avec le paragraphe 3 [de l’article 19 du Pacte]. Les restrictions licites devraient d’une manière générale viser un contenu spécifique ; les interdictions générales de fonctionnement frappant certains sites et systèmes ne sont pas compatibles avec le paragraphe 3. Interdire à un site ou à un système de diffusion de l’information de publier un contenu uniquement au motif qu’il peut être critique à l’égard du gouvernement ou du système politique et social épousé par le gouvernement est tout aussi incompatible avec le paragraphe 3 »16.

La situation qui est ici visée concerne principalement le cas de gouvernements qui établissent des restrictions générales à l’accès aux contenus disponibles sur les réseaux numériques, pour des raisons politiques, afin d’empêcher toute expression contraire aux autorités en place. Dans sa résolution 1877 (2012), l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a ainsi condamné « fermement les restrictions d’accès à l’internet et aux médias en ligne imposées par les Gouvernements de la Chine, du Bélarus et d’autres pays »17. Au plan européen, les motifs et les modalités de restriction sont notamment précisés sur le plan juridique par la Convention du Conseil de l’Europe sur la Cybercriminalité (23 novembre 2011)18 et son Protocole additionnel, relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques (28 janvier 2003)19. Sont visées les infractions liées à la 16

Comité des droits de l’homme, Observation générale no 34, précitée, § 43.   Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Résolution 1877 (2012) adoptée le 25 avril 2012 concernant la protection de la liberté d’expression et d’information sur l’internet et les médias en ligne. 18   STCE no 185. 19   STCE no 189. 17

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pornographie enfantine, aux atteintes à la propriété intellectuelle (Convention) et aux actes de nature raciste et xénophobe (Protocole). Si la Convention sur la Cybercriminalité est très largement ratifiée (38 États au 1er janvier 2013), six États supplémentaires l’ayant ratifié en 201220, il faut noter que son Protocole additionnel ne rencontre pas le même succès, seuls quinze États y étant parties au 1er janvier 2013, aucune nouvelle ratification n’étant intervenue depuis juin 2011. Cette différence s’explique par la réticence de nombreux États à souscrire à une obligation internationale d’incrimination des discours racistes et xénophobes, en raison des diversités d’appréciation des contours d’une telle limitation au regard de la liberté d’expression. C’est ce motif qui avait d’ailleurs conduit à la rédaction d’un protocole séparé pour traiter de cette question21. Dans sa Recommandation 1998 (2012), l’Assemblée du Conseil de l’Europe recommande au Comité des Ministres de « promouvoir la signature et la ratification de la Convention sur la cybercriminalité (STE no 185) ainsi que son Protocole additionnel relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques (STE no 189) par tous les États membres ainsi que par les États non-membres et l’Union européenne »22. Au sein de l’Union européenne, la lutte contre les discours de haine est couverte par la Décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal23, dont la mise en œuvre interne par les États devait être réalisée au plus tard pour le 28 novembre 2010. La manière dont les États ont choisi de mettre en œuvre ou non le texte dans leur législation nationale, en particulier pour l’infraction visant la négation de crimes de droit international, est très variable et pose de nombreuses questions de conformité avec le texte de la décision-cadre, lui-même soulevant des interrogations quant à sa compatibilité avec le droit à la liberté d’expression24. Avant la fin de 2013, le Conseil doit en principe procéder au réexamen de la décision-cadre, sur la base des rapports transmis par les États25.

2.  Le respect de la liberté d’expression par les intermédiaires d’Internet Dans le contexte des réseaux numériques, de nombreux acteurs privés jouent un rôle essentiel dans l’accès et la transmission des idées et des informations : fournisseurs d’accès, opérateurs de télécommunication, hébergeurs de sites, gestionnaires de moteurs de recherche (Google,…), de plateformes (Youtube, 20

Autriche, Belgique, Géorgie, Malte, Australie et Japon.   Rapport explicatif relatif au Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques, § 4. 22   Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Recommandation 1998 (2012) adoptée le 25 avril 2012 concernant la protection de la liberté d’expression et d’information sur l’internet et les médias en ligne, § 2.4. 23   J.O. L 328, 6 décembre 2008, pp. 55‑58. 24  V. F. Dubuisson, « L’incrimination générique du négationnisme est-elle conciliable avec le droit à la liberté d’expression ? », Rev. dr. U.L.B., 2007, vol. 35, 2008, pp. 185 et s. 25   Article, 10 § 3, de la Décision-cadre. 21

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Dailymotion,…) et de réseaux sociaux (Twitter, Facebook,…). Une responsabilité particulière pèse dès lors à leur égard concernant la mise en œuvre de la liberté d’expression, ce qui implique l’obligation pour les États d’établir un régime juridique approprié, qui permette de concilier la nécessité de protection à l’égard de certains contenus illicites avec le souci d’éviter le risque de limitation exagérée de la liberté d’expression et d’information des utilisateurs. En conséquence, le système le plus souvent préconisé consiste à exclure la responsabilité de ces intermédiaires pour les contenus diffusés par d’autres. C’est en ce sens que se sont prononcés les Rapporteurs spéciaux sur la liberté d’expression, dans la déclaration conjointe déjà mentionnée : “No one who simply provides technical Internet services such as providing access, or searching for, or transmission or caching of information, should be liable for content generated by others, which is disseminated using those services, as long as they do not specifically intervene in that content or refuse to obey a court order to remove that content, where they have the capacity to do so (‘mere conduit principle’)”26.

Au sein de l’Union européenne, les principes sont énoncés par la directive européenne sur le commerce électronique du 8 juin 200027. Ce texte établit un système d’exemptions de responsabilité au profit des intermédiaires de l’Internet, c’està-dire des prestataires de services de la société de l’information dont l’activité consiste à assurer que les contenus émanant de tiers soient transmis, hébergés et rendus accessibles au moyen des réseaux. La directive dispense les intermédiaires d’une obligation générale de surveillance des contenus qu’ils véhiculent. Il est par ailleurs prévu un système d’exonération de responsabilité concernant les activités de simple transmission des informations sur un réseau de communication et de fourniture d’accès à un tel réseau, pour autant que trois conditions soient remplies dans le chef de l’intermédiaire : (1) ne pas être à l’origine de la transmission ; (2) ne pas sélectionner le destinataire de la transmission ; (3) ne pas sélectionner ni modifier les informations faisant l’objet de la transmission. Pour les services d’hébergement, la directive prévoit une exonération de responsabilité dans deux cas de figure : soit le fournisseur d’hébergement n’a pas connaissance de la présence d’une information illicite, soit dès le moment où il acquiert une telle connaissance, il agit promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible. Ce régime est inspiré du système de notice and take down prévu par le droit américain. En pratique, l’hébergeur devra être prévenu de l’existence, sur un site hébergé, d’un contenu illicite par une personne habilitée à en établir la preuve (comme un titulaire de droit d’auteur ou une personne victime de diffamation) et évitera toute responsabilité s’il a supprimé l’accès au contenu de manière diligente. Ce régime confie ainsi à un acteur privé le 26

Joint Declaration on Freedom of Expression and the Internet, 1 june 2011, précitée, 2.a.   Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (dite « directive commerce électronique »), J.O. L 178, 17 juillet 2000, p. 1.

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soin de déterminer le caractère licite ou non d’une information, exercice qui peut s’avérer problématique dans de nombreux cas. Cette difficulté est bien analysée par Frank LaRue dans son Rapport publié en mai 2011 : “However, while a notice-and-takedown system is one way to prevent intermediaries from actively engaging in or encouraging unlawful behaviour on their services, it is subject to abuse by both State and private actors. Users who are notified by the service provider that their content has been flagged as unlawful often have little recourse or few resources to challenge the takedown. Moreover, given that intermediaries may still be held financially or in some cases criminally liable if they do not remove content upon receipt of notification by users regarding unlawful content, they are inclined to err on the side of safety by over-censoring potentially illegal content. Lack of transparency in the intermediaries’ decision-making process also often obscures discriminatory practices or political pressure affecting the companies’ decisions. Furthermore, intermediaries, as private entities, are not best placed to make the determination of whether a particular content is illegal, which requires careful balancing of competing interests and consideration of defences. The Special Rapporteur believes that censorship measures should never be delegated to a private entity, and that no one should be held liable for content on the Internet of which they are not the author”28.

Les dangers mis en évidence par le Rapporteur prennent leur source dans la possibilité que les intermédiaires se ménagent, dans leurs conditions générales, de supprimer discrétionnairement tout contenu. Par exemple, la société belge Skynet prévoit dans son « Code relatif au contenu illégal, inapproprié et/ou préjudiciable »29, qu’outre ses obligations concernant le contenu illégal, elle « peut considérer de sa propre initiative ou à la suite d’une ou de plusieurs plaintes un certain contenu comme inapproprié et/ou préjudiciable pour les autres utilisateurs et ce, indépendamment de son caractère illégal ou non ». Dans de tels cas, « Skynet se réserve le droit, suite à sa décision unilatérale, de supprimer ce contenu de son site ou de le rendre inaccessible sans avertissement préalable ». À travers cet exemple, on constate que l’hébergeur se réserve contractuellement le droit de supprimer des contenus, non seulement illégaux, mais également simplement jugés « inappropriés ». Le risque que des acteurs privés n’établissent ainsi des limitations indues à la circulation des informations sur les réseaux est pointé par la résolution 1877 (2012) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, déjà mentionnée : « L’Assemblée note que ce sont principalement des intermédiaires privés qui déterminent l’accès des particuliers et du grand public à des services médiatiques fondés sur les TIC. Nombre de ces intermédiaires, comme les fournisseurs de services ou d’accès à internet ainsi que les compagnies de télécommunications ou de téléphonie mobile, ont une position dominante vis-à-vis 28

Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Frank La Rue, 16 mai 2011, A/HRC/17/27, §§ 42-43.  http://www.skynet.be/apropos/code-contenu-illegal.

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des utilisateurs parce qu’ils ont une importance significative pour le système ou qu’ils exercent une emprise considérable sur le marché. Dans ce contexte, l’Assemblée se félicite de la résolution 17/4 sur les droits de l’homme et les sociétés transnationales et autres entreprises, adoptée par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies le 16 juin 2011. L’Assemblée craint que les intermédiaires des services médiatiques fondés sur les TIC ne restreignent de manière abusive la diffusion d’informations, ainsi que l’accès à ces dernières, pour des raisons commerciales ou autres, sans en informer leurs usagers et en violation des droits des usagers. En raison des structures techniques et entrepreneuriales complexes de ces intermédiaires, de leur localisation sociale souvent floue et de leur coopération avec des entreprises partenaires à l’étranger, les usagers peuvent avoir des difficultés à déterminer la compétence des tribunaux dans ce type d’affaire »30.

La problématique renvoie au principe de neutralité, examiné ci-dessus, à l’aune duquel le régime de responsabilité applicable aux intermédiaires d’Internet devrait être interprété et appliqué, de telle manière qu’il ne puisse fonder des limitations abusives à la diffusion des informations sur les réseaux. Le Rapporteur Frank LaRue préconise les garanties suivantes pour assurer que les pratiques des intermédiaires n’aient pas pour effet de porter atteinte à la liberté d’expression des utilisateurs : “To avoid infringing the right to freedom of expression and the right to privacy of Internet users, the Special Rapporteur recommends intermediaries to : only implement restrictions to these rights after judicial intervention ; be transparent to the user involved about measures taken, and where applicable to the wider public ; provide, if possible, forewarning to users before the implementation of restrictive measures ; and minimize the impact of restrictions strictly to the content involved. Finally, there must be effective remedies for affected users, including the possibility of appeal through the procedures provided by the intermediary and by a competent judicial authority”31.

E.  Respect des droits de propriété intellectuelle et liberté d’expression 1.  Le filtrage des échanges de fichiers sur Internet Le problème du filtrage des échanges de fichiers pose à nouveau la question du régime de responsabilité des intermédiaires de l’Internet, par lesquels peuvent transiter des échanges non autorisés d’œuvres protégées par le droit d’auteur et des mesures que les titulaires de droit sont habilités à leur imposer pour assurer le respect de leurs prérogatives. Cette problématique a été soumise par question 30

Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, résolution 1877 (2012) adoptée le 25 avril 2012 concernant la protection de la liberté d’expression et d’information sur l’internet et les médias en ligne, §§ 9 et 10.   Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Frank La Rue, 16 mai 2011, A/HRC/17/27, § 47.

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préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, dans l’affaire SABAM c. Netlog. La société de droits d’auteur belge SABAM avait saisi le juge belge pour qu’il enjoigne à Netlog, exploitant d’une plateforme en ligne de réseau social, de cesser immédiatement toute mise à disposition des œuvres musicales ou audiovisuelles du répertoire de SABAM sur son réseau. Une telle action revenait « à lui enjoindre de mettre en place, à l’égard de toute sa clientèle, in abstracto et à titre préventif, à ses frais et sans limitation dans le temps, un système de filtrage de la plus grande partie des informations stockées sur ses serveurs, en vue d’y repérer des fichiers électroniques contenant des œuvres »32 protégées. La Cour a tout d’abord établi que Netlog devait être qualifié de « prestataire de services d’hébergement au sens de l’article 14 de la directive 2000/31 »33, ce qui lui rend applicable le régime spécifique des intermédiaires d’Internet prévu par cette directive (voy. supra). Elle a ensuite constaté que « l’injonction faite au prestataire de services d’hébergement de mettre en place le système de filtrage litigieux l’obligerait à procéder à une surveillance active de la quasi-totalité des données concernant l’ensemble des utilisateurs de ses services, afin de prévenir toute atteinte future à des droits de propriété intellectuelle »34. La Cour conclut dès lors que « ladite injonction imposerait au prestataire de services d’hébergement une surveillance générale qui est interdite par l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2000/31 »35. La Cour ajoute qu’il convient également « de tenir compte des exigences résultant de la protection des droits fondamentaux applicables », dont la liberté d’expression. Elle tire à cet égard les conclusions suivantes : « [L]adite injonction risquerait de porter atteinte à la liberté d’information, puisque ce système risquerait de ne pas suffisamment distinguer entre un contenu illicite et un contenu licite, de sorte que son déploiement pourrait avoir pour effet d’entraîner le blocage de communications à contenu licite. En effet, il n’est pas contesté que la réponse à la question de la licéité d’une transmission dépende également de l’application d’exceptions légales au droit d’auteur qui varient d’un État membre à l’autre. En outre, certaines œuvres peuvent relever, dans certains États membres, du domaine public ou elles peuvent faire l’objet d’une mise en ligne à titre gratuit de la part des auteurs concernés »36.

Par cette décision, la Cour confirmait en tout point une décision rendue en 2011 dans un cas analogue, concernant Scarlet, un fournisseur d’accès à Internet37. Les enseignements de ces deux décisions sont importants. L’établissement d’un régime général de filtrage des contenus illicites est incompatible avec le droit européen et les droits fondamentaux. Les droits de propriété intellectuelle ne sont pas « intangibles » et leur protection ne doit dès lors pas « être assurée de

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C.J., 16 février 2012, Netlog, C-360/10, § 23.   Ibidem, § 27.   Ibidem, § 38. 35   Ibidem. 36   Ibidem, § 50. 37   C.J., 24 novembre 2011, Scarlet, C-70/10. 33 34

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manière absolue »38. Enfin, l’État ne peut instaurer un régime applicable aux intermédiaires les autorisant à restreindre les transmissions, sur les réseaux, de contenus dont l’illicéité n’est pas clairement établie.

2.  Le débat relatif à l’adoption de l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) Les années 2011 et 2012 ont été traversées par un intense débat concernant l’adoption, par l’Union européenne, du traité ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement), l’accord commercial anti-contrefaçon. Ce débat a largement dépassé les seuls milieux politiques et juridiques, pour inclure de larges pans de la société civile. L’ACTA était un projet de traité relatif au respect des droits de propriété intellectuelle, à conclure entre l’Union européenne et ses États membres, l’Australie, le Canada, la République de Corée, les États-Unis, le Japon, le Maroc, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, Singapour et la Suisse39. Parmi les principales questions soulevées par ce texte, figure celle de la menace qu’il pourrait faire courir pour le respect des droits fondamentaux, et en particulier pour la liberté d’expression dans l’environnement numérique. Les critiques à cet égard ont été émises par certaines ONG (Quadrature du net notamment), mais également par certains milieux académiques40. La partie du projet de traité la plus critiquée était la section 5, consacrée aux « moyens de faire respecter les droits de propriété intellectuelle dans l’environnement numérique ». Elle ne compte qu’une seule disposition, l’article 27, mais constituée de 8 paragraphes s’étendant sur quatre pages. Les objections visaient essentiellement le choix consistant à privilégier une approche pénale dans la lutte contre le téléchargement d’œuvres sur Internet, à promouvoir des efforts de coopération au sein des milieux d’affaires susceptibles de déboucher sur des mesures de censure privée et, de manière plus générale, à utiliser des formules floues n’offrant aucune garantie quant au respect de la liberté d’expression des utilisateurs. Sur le premier point, l’article 27, § 1er et 2 rendait applicable aux atteintes aux droits de propriété intellectuelle se produisant dans l’environnement numérique, les mesures civiles et pénales existant pour les autres types d’atteinte, commises hors de l’environnement numérique (sections 2 et 4 de l’ACTA). Il était craint que l’ACTA soit interprété comme encourageant voire obligeant tous les États à poursuivre par la voie pénale les activités de téléchargement de l’ensemble des internautes, ce qui pourrait les inciter à adopter des mesures de contrôle et de filtrage restreignant de manière exagérée la transmission d’œuvres et d’information sur les réseaux. À cela, la Commission européenne opposait l’interprétation suivante : 38

C.J., Netlog, précité, § 41.  Accord commercial anti contrefaçon entre l’Union européenne et ses États membres, l’Australie, le Canada, la République de Corée, les États-Unis d’Amérique, le Japon, le Royaume du Maroc, les États-Unis mexicains, la Nouvelle-Zélande, la République de Singapour et la Confédération suisse, Conseil de l’Union européenne, 23 août 2011, 12196/11. 40   V. « Opinion of European Academics on ACTA », février 2011, http://www.iri.uni-hannover.de/acta-1668.html ; D. Korff et I. Brown, « Opinion on the compatibility of the Anti-Counterfeiting Trade Agreement (ACTA) with the European Convention on Human Rights & the EU Charter of Fundamental Rights, prepared at the request of the Greens/European Free Alliance group in the European Parliament », 8 octobre 2011, 102 p. 39

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« L’ACTA a pour but de lutter contre les activités illégales de grande envergure, souvent perpétrées par des organisations criminelles. Il ne concerne pas la manière dont nous utilisons l’internet au quotidien. Les internautes peuvent continuer de partager des informations et du matériel non piratés sur le web. L’ACAC ne limitera pas leurs droits et ne donnera pas non plus lieu à la fermeture de sites web »41.

Cette assertion ne trouvait en réalité aucun appui précis dans le texte, puisque l’article 27, § 1, ne reprenait aucune limitation quant à l’obligation de répression pénale, visant « tout acte portant atteinte aux droits de propriété intellectuelle qui se produit dans l’environnement numérique »42, à l’inverse de ce qui était prévu pour les mesures pénales applicables hors de l’environnement numérique (section 4 du traité), qui ne couvrait que les « actes commis à une échelle commerciale ». En outre, l’article 27, § 2, prévoyait de manière très générale l’application des procédures existantes au sein des États « aux atteintes portées au droit d’auteur ou à des droits connexes sur des réseaux numériques, ce qui peut comprendre l’utilisation illicite de moyens de diffusion à grande échelle en vue de porter atteinte à de tels droits ». Or, Internet constitue pour tout utilisateur, dans le cadre d’échange de fichiers électroniques, un tel « moyen de diffusion à grande échelle ». Il était dès lors difficile de prétendre que le texte de l’ACTA ne s’inscrivait pas dans une perspective de réponse principalement pénale, susceptible de viser tout internaute qui porterait atteinte aux droits d’auteur par le biais d’échange de fichiers contenant des œuvres protégées. La seule précaution textuelle consistait à y adjoindre une clause énonçant que ces procédures seraient appliquées d’une manière qui, « en conformité avec la législation de cette Partie, préserve des principes fondamentaux comme la liberté d’expression »43. Comme le souligne l’Opinion d’académiques européens sur l’ACTA, une telle clause « does not provide more specific provisions on how these [fundamental] rights should be effectively ensured »44, et ce, d’autant plus qu’il semble que cette préservation doive se faire sous réserve de l’application de la législation nationale. L’autre aspect problématique concernait le rôle attribué aux intermédiaires de l’Internet. L’article 27, § 3, disposait à ce sujet : « Chaque Partie s’efforce de promouvoir, au sein des milieux d’affaires, des efforts de coopération destinés à contrer les atteintes portées aux marques de fabrique ou de commerce et au droit d’auteur ou à des droits connexes tout en préservant la concurrence légitime et, en accord avec la législation de cette Partie, les principes fondamentaux comme la liberté d’expression, les procédures équitables et le respect de la vie privée ».

41

Commission européenne, « 10 Mythes sur l’ACTA », 3 janvier 2012.   Nous soulignons.   Article 27, § 2, du projet d’accord. 44   « Opinion of European Academics on ACTA », op. cit., § 16. 42 43

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Formulée sous une forme peu normative, probable vestige d’une version plus contraignante édulcorée par la suite, cette disposition demeurait très floue quant à la nature de la « coopération » envisagée entre les ayants droit et les « milieux d’affaires » de l’environnement numérique, soit les intermédiaires des réseaux. On peut vraisemblablement y voir une référence implicite au système « notice & take down », qui implique une collaboration en vue de supprimer promptement des contenus contrefaisants. Mais à nouveau, aucune garantie précise n’est prévue, outre cette clause de préservation très générale qui clôt l’article, alors que l’on a constaté plus haut les risques de censure privée qu’implique tout régime faisant peser sur des acteurs privés la responsabilité de supprimer des contenus présumés illicites. Le 4 juillet 2012, le Parlement européen a refusé d’accorder son approbation à la conclusion de l’accord45. L’exposé des motifs du Rapport accompagnant la résolution législative du Parlement avance les raisons suivantes pour expliquer le refus de l’accord46 : « La propriété intellectuelle (PI) est la matière première de l’Union. […] La coordination de la protection de la propriété européenne au plan mondial est vitale pour établir une Union européenne basée sur la connaissance et créer et préserver des emplois dans l’ensemble de l’Union. Or, dans cette économie de la connaissance, les modalités du partage de l’information évoluent rapidement, et l’équilibre nécessaire entre la protection du droit de propriété intellectuelle et celle des libertés fondamentales évolue, lui aussi. À cet égard, les accords internationaux traitant d’un aspect quelconque des sanctions pénales, des activités en ligne ou de la propriété intellectuelle doivent définir avec précision le champ d’application d’un accord et la portée de la protection qu’il accorde aux libertés individuelles, de façon à éviter toute interprétation intempestive. Les conséquences indésirables du texte de l’accord ACTA posent un problème sérieux. Sur des aspects tels que la criminalisation individuelle, la définition de la notion d’ ‘échelle commerciale’, le rôle des fournisseurs de services Internet […], votre rapporteur reste sceptique quant à la précision nécessaire du texte d’ACTA. Les avantages escomptés de cet accord international sont plus que compensés par les menaces qu’il recèle pour les libertés civiles. Compte tenu du flou qui règne sur certains aspects du texte, et des incertitudes liées à leur interprétation, le Parlement européen ne peut garantir à l’avenir une protection appropriée des droits des citoyens dans le cadre d’ACTA ».

Ce refus du Parlement européen a entraîné le rejet définitif de l’ACTA, mais on ne peut toutefois exclure que les éléments principaux du texte puissent resurgir 45

Résolution législative du Parlement européen du 4 juillet 2012 sur le projet de décision du Conseil relative à la conclusion de l’accord commercial anti-contrefaçon entre l’Union européenne et ses États membres, l’Australie, le Canada, la République de Corée, les États-Unis d’Amérique, le Japon, le Royaume du Maroc, les États-Unis mexicains, la Nouvelle-Zélande, la République de Singapour et la Confédération suisse (12195/2011 – C7-0027/2012 – 2011/0167(NLE)), P7_TA(2012)0287. 46   V. également les questions soulevées par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe : « La protection de la liberté d’expression et d’information sur l’internet et les médias en ligne », Addendum au rapport, 12 avril 2012, Doc. 12874 Add.

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dans des accords futurs. C’était le cas d’une version du projet de traité CETA (The Comprehensive Economic and Trade Agreement), accord de libre-échange en cours de négociation entre le Canada et l’Union européenne, qui comprend un volet consacré au droit d’auteur. Toutefois, la Commission européenne a récemment assuré que « [t]he text under negotiation reflects the fact that the Anti-Counterfeiting Trade Agreement (ACTA) has been rejected by the European Parliament » et que les dispositions similaires à celles de l’ACTA avaient été supprimée du texte47.

III.  Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme Les décisions rendues en 2012 par la Cour européenne des droits de l’homme concernant le respect de l’article 10 de la Convention sont extrêmement nombreuses48 et il ne saurait être question ici de rendre compte de l’ensemble. Seules celles qui nous ont paru les plus significatives et intéressantes sont analysées.

A.  Diffamation : critères d’évaluation de la licéité de l’ingérence dans la liberté d’expression Une part importante des décisions rendues par la Cour en 2012 concerne des affaires relatives à des condamnations pour diffamation, examinant la question de savoir si de telles condamnations constituent une mesure nécessaire et proportionnée à la poursuite de l’objectif légitime que constitue la protection de la réputation d’autrui, admise au titre du paragraphe 2 de l’article 10. Selon une jurisprudence désormais traditionnelle, cette appréciation tient particulièrement compte des facteurs suivants : l’inscription des accusations dans le cadre d’un débat public d’intérêt général, le rôle sociétal joué par l’énonciateur des accusations (la presse, un élu politique, une ONG), la qualité de la personne ou institution qui fait l’objet des accusations, la qualification des accusations comme relevant des faits, qui doivent être prouvés, ou d’un jugement de valeur, qui ne doit se fonder que sur une « base factuelle suffisante ». Plusieurs de ces éléments ont fait l’objet d’intéressantes applications par la Cour, lors de l’année 2012. La pierre angulaire du raisonnement de la Cour dans les affaires de diffamation porte sur la distinction entre faits et jugement de valeur. Selon sa jurisprudence classique « s’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’un individu, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugement de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Lorsqu’une déclara47

Commission européenne, « CETA and Intellectual Property Rights Protection », 1er février 2013.   Plus d’une cinquantaine de décisions ont été rendues concernant l’article 10, en 2012.

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tion s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif »49. Les implications juridiques de cette distinction sont explicitées par la Cour dans l’affaire Tusalp c. Turquie : “It reiterates in this connection that in order to assess the justification of an impugned statement, a distinction needs to be made between statements of fact and value judgments. While the existence of facts can be demonstrated, the truth of value judgments is not susceptible of proof. The requirement to prove the truth of a value judgment is impossible to fulfil and infringes freedom of opinion itself, which is a fundamental part of the right secured by Article 10. The classification of a statement as a fact or as a value judgment is a matter which in the first place falls within the margin of appreciation of the national authorities, in particular the domestic courts. However, even where a statement amounts to a value judgment, there must exist a sufficient factual basis to support it, failing which it will be excessive (see, for example, Pedersen and Baadsgaard v. Denmark [GC], no. 49017/99, § 76, ECHR 2004‑XI)”50.

La Cour porte donc une attention minutieuse à caractériser le discours ayant été jugé diffamant pour évaluer le degré de précision de la preuve factuelle à apporter pour faire prévaloir la liberté d’expression sur le droit à l’honneur. Une première affaire concernait un journaliste ayant publié un article critiquant de manière virulente l’architecture datant de l’époque communiste dans la ville de Katowice en Pologne51. Il écrivait notamment que l’œuvre de l’un des architectes ayant réalisé de nombreux bâtiments « n’inspire aujourd’hui que de la honte de par sa commune laideur et son esthétique pourrie du bolchevisme ». Il fut condamné pour atteinte à la bonne réputation de l’architecte visé dans son article. Cette condamnation a été considérée par la Cour comme violant la liberté d’expression du journaliste requérant. Tout d’abord, le propos portait sur des questions « historiques », ce qui accroît, avec le recul du temps, l’étendue de la liberté d’expression dont bénéficient les participants à un tel débat52. Sur le fond des propos, la Cour a estimé qu’ils relevaient des jugements de valeur, et même de la satire, et qu’il était dès lors disproportionné de requérir des preuves objectives de la vérité des appréciations proférées : « La Cour estime que les juridictions internes se sont montrées rigides et n’ont pas suffisamment tenu compte du contexte et du caractère de la publication incriminée. Elle note que le requérant a exprimé un jugement, en l’occurrence manifestement négatif, sur la valeur esthétique des œuvres conçues jadis par son adversaire dans l’espace municipal. Le sujet qui faisait l’objet de la polémique entre les intéressés relevait d’un domaine abstrait et très subjectif par 49

Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Kydonis c. Grèce, 2 avril 2009, req. no 24444/07.   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Tusalp c. Turquie, 21 février 2012, req. no 32131/08, § 43. 51   Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Smolorz c. Pologne, 16 octobre 2012, req. no 17446/07, définitif. 52   Ibidem, § 38. 50

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sa nature, se prêtant difficilement à une évaluation concrète et objective. Ainsi, la Cour estime qu’obliger le requérant à démontrer l’exactitude de ses assertions équivaudrait à le placer devant une tâche déraisonnable voire impossible (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, Recueil A 239, § 65). Par ailleurs, compte tenu du contexte satirique de l’article entier, ses propos concernant J.J. ne sauraient raisonnablement être perçus comme une accusation formelle et sérieuse (Sokolowski c. Pologne, no 75955/01, § 46, 29 mars 2005) »53.

Dans d’autres cas, la distinction entre faits et jugement de valeur s’avère plus délicate. Dans l’affaire Růzový Panter, O.S. c. République Tchèque, les tribunaux tchèques ont condamné une ONG active dans la lutte contre la corruption pour avoir publié un communiqué laissant entendre qu’un député avait aidé d’autres personnes à commettre des fraudes en commercialisant des huiles de chauffage ou même à préparer un meurtre. De l’avis de la Cour, il était difficile de tracer, en l’occurrence, une ligne de partage précise entre les faits et les jugements de valeur car la condamnation de la requérante n’a pas eu pour fondement principal ses allégations factuelles en tant que telles, mais plutôt la manière dont elles ont été présentées au public et l’impression qu’elles pouvaient faire naître chez le lecteur54. À cet égard, la Cour reconnaît « qu’une distorsion de la réalité, opérée de mauvaise foi, peut parfois transgresser les limites de la critique acceptable : une affirmation véridique peut se doubler de remarques supplémentaires, de jugements de valeur, de suppositions, voire d’insinuations susceptibles de créer une image erronée aux yeux du public »55. Le communiqué publié indiquait que le député concerné avait « pactisé » avec des personnes suspectes de diverses infractions pénales, en lien avec le fait d’avoir été membre du conseil d’administration d’une même société. Selon la Cour, « les tribunaux ayant connu de l’affaire ont clairement expliqué pourquoi ils ont attribué une signification pénale au terme ‘pactiser’, après avoir considéré le communiqué litigieux dans sa globalité et relevé entre autres le fait que le texte mentionne un lien entre T.P. et les personnes ‘condamnées’ alors qu’au moment des faits rapportés, V.K. et M.Š. n’avaient pas encore été jugés ». La Cour estime dès lors les tribunaux internes « mieux placés pour apprécier l’ensemble des faits et évaluer l’incidence des propos en question ». Dans ces conditions, la Cour conclut « qu’ils n’ont pas mis ces intérêts correctement en balance ou que leur conclusion est contraire aux circonstances de l’espèce, voire arbitraire »56. Le contexte dans lequel sont émis les propos litigieux est également de nature à déterminer l’appréciation de la Cour quant à l’étendue à donner au principe de la liberté d’expression. Dans l’affaire De Lesquen Du Plessis-Casso c. France était concernée une accusation de malversation prononcée lors d’une séance de conseil municipal par un membre de l’opposition à l’encontre du maire-adjoint. Dans sa décision constatant l’existence d’une violation de l’article 10, la Cour a souligné : 53

Ibidem, § 40.   Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Růzový Panter, O.S. c. République Tchèque, 2 février 2012, req. no 20240/08, définitif, § 31. 55   Ibidem, § 32. 56   Ibidem, § 32. 54

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« Les propos litigieux ont été tenus au cours d’une réunion du conseil municipal de Versailles. Partant, même si les déclarations du requérant n’étaient pas couvertes par une quelconque immunité parlementaire, elles ont été prononcées dans une instance pour le moins comparable au parlement pour ce qui est de l’intérêt que présente, pour la société, la protection de la liberté d’expression : or, dans une démocratie, le parlement ou des organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique et une ingérence dans la liberté d’expression exercée dans le cadre de ces organes ne se justifie que par des motifs impérieux »57.

La nature de la personne visée par les accusations est un autre élément susceptible de déterminer l’appréciation de la Cour. Un article de presse avait mis en doute l’impartialité et la probité d’un juge qui avait acquitté un gardien accusé d’avoir violé une demandeuse d’asile. L’article accusait le magistrat d’avoir indûment favorisé la version défendue par le prévenu au détriment des preuves avancées par la plaignante. En l’espèce, la Cour a estimé que ces imputations relevaient de l’affirmation de faits plutôt que de l’expression d’un jugement de valeur. Mais la preuve factuelle requise devait être d’autant plus solide que c’était l’institution de la justice qui était mise en cause par ces accusations : “Insofar as the applicant company had relied on Article 10 of the Convention, the Regional Court referred to the case of Prager and Oberschlick v. Austria (26 April 1995, Series A no. 313), and observed that the press had the right and the duty to impart information on matters of public interest, including questions concerning the functioning of the justice system, and to criticise any shortcomings found, but in doing so it had to be mindful of the special role of the judiciary in society. It was therefore necessary to protect public confidence in the judiciary against destructive attacks that were essentially unfounded. Taking these principles into account, the sharp critique of Judge I.K. in the impugned article, which had lacked any sufficient factual basis, had been excessive”58.

La Cour a estimé que les éléments matériels avancés ne constituaient pas une base factuelle suffisante et que, dès lors, la condamnation par le juge interne se justifiait au regard de l’article 1059. Par contre, lorsqu’est visé un homme politique de premier plan, comme un Premier ministre, les limites de la critique admissible doivent être appréciées plus largement60.

B.  Discours haineux et offensants Pour la première fois, la Cour a été confrontée à la question de la légalité de condamnations pour distribution de tracts homophobes. Les tracts présentaient l’homosexualité comme une « propension à la déviance sexuelle » et comme ayant un « effet moralement destructeur » sur la société. Ils dénonçaient également un 57

Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt De Lesquen Du Plessis-Casso c. France, 12 avril 2012, req. no 54216/09, définitif, § 49.   Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Falter Zeitschriften Gmbh c. Autriche (n° 2), 18 septembre 2012, req. no 3084/07, définitif, § 20. 59   Ibidem, § 45. 60   Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Tusalp c. Turquie, précité. 58

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« lobby homosexuel » qui chercherait à minimiser la gravité de la pédophilie. En 2006, les requérants ont été condamnés par la Cour suprême suédoise pour avoir diffusé des tracts homophobes dans les casiers des élèves d’un établissement d’enseignement secondaire. La Cour européenne constate tout d’abord que la condamnation des requérants a constitué une ingérence dans l’exercice de leur liberté d’expression61. Elle choisit ainsi de ne pas se placer sur le terrain de l’article 17 de la Convention62, ce qui aurait eu pour effet d’exclure ce type de discours homophobe du champ de la protection de l’article 10. L’analyse se porte donc sur la nécessité et la proportionnalité de la condamnation. La Cour rappelle en premier lieu que “inciting to hatred does not necessarily entail a call for an act of violence, or other criminal acts. Attacks on persons committed by insulting, holding up to ridicule or slandering specific groups of the population can be sufficient for the authorities to favour combating racist speech in the face of freedom of expression exercised in an irresponsible manner (see Féret v. Belgium, no. 15615/07, § 73, 16 July 2009). In this regard, the Court stresses that discrimination based on sexual orientation is as serious as discrimination based on “race, origin or colour” (see, inter alia, Smith and Grady v. the United Kingdom, nos. 33985/96 and 33986/96, § 97, ECHR 1999-VI)”63.

À cet égard, plusieurs facteurs sont jugés pertinents, en l’espèce, par la Cour, pour aboutir à la conclusion que la condamnation des auteurs des tracts ne contrevient pas à l’article 10 et s’est fondée sur des éléments « suffisants et pertinents » : le caractère inutilement insultants des écrits litigieux, les conditions de leur diffusion : une école, les tracts étant imposés à des élèves jeunes et sensibles par un dépôt dans leurs casiers. Enfin, les condamnations n’impliquaient aucune peine de prison ferme, ce qui permet de les considérer comme proportionnées. Cinq des sept juges ont accompagné la décision d’opinions concordantes, qui montrent les interrogations que soulève la qualification comme « discours de haine »64 de propos comme ceux visés par l’affaire. Trois juges ont ainsi fait part de leurs hésitations quant au vote65, tandis que deux autres ont regretté que la Cour « missed an opportunity to “consolidate an approach to hate speech” against homosexuals »66. Une seconde affaire soulevait la problématique des limites dans l’utilisation de la Shoah comme point de comparaison à des fins de discours politique et militant67. L’association requérante, PETA Deutschland, active dans le domaine de défense des droits des animaux, avait réalisé une campagne intitulée « L’Holocauste dans vos assiettes », comprenant une série d’affiches montrant côte à côte des 61

Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Vejdeland et autres c. Suède, 9 février 2012, req. no 1813/07, définitif, § 47.   Comp. Cour eur. D.H. (4e sect.), déc. Garaudy c. France, 24 juin 2003, req. no 65831/01. 63   Ibidem, § 55. 64   V. Recommandation No R (97) 20 du Comité des Ministres aux États membres sur le « discours de haine », adoptée le 30 octobre 1997. 65   V. Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Vejdeland et autres c. Suède, 9 février 2012, « Concurring Opinion of Judge Spielmann, joined by Judge Nussberger » ; « Concurring Opinion of Judge Boštjan M. Zupančič ». 66   V. Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Vejdeland et autres c. Suède, 9 février 2012, « Concurring Opinion of Judge Yudkivska, Joined by Judge Villiger ». 67   Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt PETA Deutschland c. Allemagne, 8 novembre 2012, req. no 43481/09, non définitif. 62

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photos de prisonniers dans un camp de concentration et des animaux élevés en batterie, accompagnées de textes suggérant un parallèle entre la Shoah et le sort des animaux (« Humiliation finale » ; « Quand il s’agit d’animaux, tout le monde devient nazi »). Le président et les deux vice-présidents de l’époque du Conseil central des Juifs d’Allemagne saisirent les tribunaux d’une demande d’injonction ordonnant à PETA de ne pas publier les affiches litigieuses, ce qu’ils obtinrent. L’analyse de la Cour a porté sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10. La Cour constate que la campagne de PETA était d’intérêt public et que dès lors seules des considérations très fortes sont de nature à fonder une telle limitation. L’examen des motivations explicitées dans les décisions d’interdiction a conduit la Cour à les considérer comme basées sur des motifs pertinents et suffisants : “The Court further observes that the domestic courts considered that the intended poster campaign did not pursue the aim to debase the depicted concentration camp inmates, as the pictures merely implied that the suffering inflicted upon the depicted humans and animals was equal. The domestic courts considered, however, that the applicant association confronted the plaintiffs with their suffering and their fate of persecution in the interest of animal protection. It was this “instrumentalisation” of the plaintiffs’ suffering that violated their personality rights in their capacity as Jews living in Germany and as survivors of the Holocaust. This violation was aggravated by the fact that the depicted Holocaust victims were shown in a most vulnerable state. Having regard to the seriousness of this violation, the courts considered that the applicant association’s interests in publishing the impugned pictures had to cede. While expressing its doubts as to whether the intended campaign violated the human dignity of either the depicted persons or the plaintiffs, the Federal Constitutional Court endorsed the lower courts’ assessment that the campaign banalised the fate of the Holocaust victims and that the violation of the plaintiffs’ personal honour was particularly serious. The Court considers that the facts of this case cannot be detached from the historical and social context in which the expression of opinion takes place (compare Hoffer and Annen, cited above, § 48 and Rekvényi v. Hungary [GC], no. 25390/94, §§ 46 et seq., ECHR 1999-III). It observes that a reference to the Holocaust must also be seen in the specific context of the German past (see Hoffer and Annen, ibid.) and respects the Government’s stance that they deem themselves under a special obligation towards the Jews living in Germany (compare paragraph 36, above). In the light of this, the Court considers that the domestic courts gave relevant and sufficient reasons for granting the civil injunction against the publication of the posters. This is not called into question by the fact that courts in other jurisdictions might address similar issues in a different way (also compare Müller v. Switzerland, 24 May 1988, § 36, Series A no. 133)”68.

68

Ibidem, §§ 48-49.

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Il faut relever que la Cour prend soin de justifier sa décision au regard du contexte historique particulier de l’Allemagne en lien avec la Shoah et de préciser qu’une solution différente pourrait advenir dans un contexte national différent.

C.  Responsabilité de la presse et protection des sources des journalistes Le secret des sources constitue une règle déontologique de la profession journalistique impliquant l’obligation pour le journaliste de ne pas dévoiler la source de ses informations lorsque celles-ci lui ont été communiquées à titre confidentiel. L’intérêt en est de garantir l’anonymat de l’informateur du journaliste afin d’éviter que les sources d’information ne viennent à se tarir par la suite. Sur le plan juridique, la protection des sources des journalistes a été consacrée par la Cour européenne dans son arrêt de principe du 27 mars 1996 rendu dans l’affaire Goodwin69. La Cour a en effet établi que « eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à l’effet négatif sur l’exercice de cette liberté que risque de produire une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public »70. Le principe du secret des sources a ensuite été conforté par la recommandation du Comité des Ministres du 8 mars 2000, qui en explicite les implications71. Dans cette recommandation, il est notamment demandé aux États de s’abstenir de procéder à des mesures d’interception de communications, de surveillance, de perquisitions et de saisies, lorsque ces mesures visent à contourner le droit des journalistes au secret des sources. Il n’est toutefois pas rare que les sources d’information des journalistes proviennent de documents cédés par un informateur en violation d’une obligation de secret (secret professionnel, secret de l’instruction) ou d’un devoir de confidentialité (administration, entreprises,…). Dans un tel cas de figure, le secret des sources doit-il céder face aux nécessités des poursuites concernant la violation de l’obligation de secret ? Et peut-on poursuivre le journaliste pour recel ? Certains principes avaient été tracés par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Fressoz et Roire c. France72. La Cour avait rappelé que « les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun », tout en examinant si « dans les circonstances particulières de l’affaire, l’intérêt d’informer le public l’emportait sur les “devoirs et responsabilités” pesant sur les requérants en raison de l’origine douteuse des documents qui leur avaient été adressés »73. Une affaire assez similaire a donné lieu à un arrêt du 12 avril 201274. Le quotidien Le Midi Libre avait publié des 69

Cour eur. D.H., arrêt Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, req. no 17488/90.   Ibidem, § 39. 71   Recommandation no R (2000) 7 du Comité des Ministres aux États membres sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d’information, Conseil de l’Europe. 72   Cour eur. D.H., arrêt Fressoz et Roire c. France, 21 janvier 1999, req. no 29183/95. 73   Ibidem, § 52. 74   Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Martin et autres c. France, 12 avril 2012, req. no 30002/08, définitif. 70

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extraits d’un rapport provisoire de la Cour régionale des comptes du LanguedocRoussillon mettant en cause la gestion de cette région sous la présidence de M. J.B. Une procédure pour violation de secret professionnel et recel est entreprise, qui aboutit à des perquisitions dans les locaux du journal visant à identifier la source de la fuite, perquisitions dont la légalité au regard de l’article 10 de la Convention fait l’objet du recours introduit par les journalistes concernés. La Cour rappelle les conditions auxquelles la garantie de la liberté d’expression des journalistes est subordonnée : agir de « bonne foi sur la base de faits exacts et fournissant des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique »75. La Cour énonce que le respect de ces conditions est d’autant plus important « de nos jours » « vu le pouvoir qu’exercent les médias dans la société moderne, car non seulement ils informent, mais ils peuvent en même temps suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier. Dans un monde dans lequel l’individu est confronté à un immense flux d’informations, circulant sur des supports traditionnels ou électroniques et impliquant un nombre d’auteurs toujours croissant, le contrôle du respect de la déontologie journalistique revêt une importance accrue »76.

Dans son examen de la proportionnalité de l’ingérence dans la liberté d’information des requérants, la Cour a, dans un premier temps, souligné le fait que le caractère confidentiel du rapport publié était douteux, l’enquête n’ayant pas pu déterminer « si l’auteur de la divulgation était tenu au secret professionnel »77. Elle constate que la procédure pénale instruite portait sur le travail journalistique proprement dit, qui bénéficie dès lors de la garantie de l’article 10 : « La perquisition litigieuse n’a pas été effectuée dans le cadre de la recherche d’une infraction que les requérants auraient commise en dehors de leurs fonctions de journalistes. Elle avait au contraire pour but la recherche des auteurs potentiels d’une violation du secret professionnel et de l’éventuelle illégalité subséquemment commise par les requérants dans l’exercice de leurs fonctions. Les mesures tombent ainsi, à n’en pas douter, dans le domaine de la protection des sources journalistiques »78.

C’est en particulier au regard de l’exigence de nécessité que la Cour va estimer que la mesure de perquisition doit être considérée comme disproportionnée : « La Cour se demande si d’autres mesures que la perquisition au siège de la rédaction du journal n’auraient pas pu permettre au juge d’instruction de rechercher s’il y avait eu effectivement violation du secret professionnel. Force est en tout état de cause de constater que le Gouvernement omet de démontrer qu’en l’absence de la perquisition litigieuse, les autorités nationales 75

Ibidem, § 63.   Ibidem, § 64.   Ibidem, § 84. 78   Ibidem, § 85. 76 77

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n’auraient pas été en mesure de rechercher d’abord l’existence d’une éventuelle violation du secret professionnel et, ensuite, celle du recel de cette violation par les requérants »79.

Il faut remarquer que la Cour ne condamne pas en son principe l’entame d’une action pour recel de violation du secret professionnel à l’encontre de journalistes, alors que l’on pourrait penser qu’une telle action constitue un frein substantiel au travail journalistique, qui bien souvent doit se fonder sur des informations transmises par une personne soumise à une obligation de secret ou un devoir de confidentialité et qui souhaite ne pas pouvoir être identifiée. En l’espèce, seul le moyen utilisé, la perquisition, est jugé disproportionné, en l’absence d’utilisation d’autres moyens d’investigation pour établir l’infraction.

D.  Droit d’accès à l’information La liberté d’expression inclut le droit de recevoir ou de communiquer des informations. Il ne comprend toutefois pas, comme tel, un droit général du public à l’accès à l’information. La portée exacte du droit à l’information a été précisée par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Leander : « Quant à la liberté de recevoir des informations, elle interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir. Dans des circonstances du genre de celles de la présente affaire, l’article 10 n’accorde pas à l’individu le droit d’accéder à un registre où figurent des renseignements sur sa propre situation, ni n’oblige le Gouvernement à les lui communiquer »80.

Un droit d’accès à l’information peut cependant être reconnu lorsqu’il doit être considéré comme devant découler de l’exercice d’un autre droit ou liberté fondamentale. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme a pu fonder un droit d’accès à certaines informations personnelles ou environnementales, sur le droit au respect de la vie privée et familiale ou le droit à la vie81. Dans un arrêt du 21 juin 2012, la Cour a pu fonder un droit d’accès sur l’article 10 lui-même, dès lors que l’accès dépendait d’une décision des autorités publiques et que la personne ayant demandé l’accès pouvait se prévaloir d’une mission d’information s’inscrivant dans un débat d’intérêt général82. En l’espèce, une société de télévision demanda l’autorisation d’accéder au centre pénitentiaire de Hindelbank 79

Ibidem, § 86.   Cour eur. D.H., affaire Leander c. Suède, 26 mars 1987, Série A, no 116, § 74. V. également Cour eur. D.H., affaire Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, Rec. 1998-I, no 14967/89, Rev. trim. dr. h., 1998, p. 808, § 53 ; Comm. eur. D. H., affaire Grupo Interpres S.A. c. Espagne, 7 avril 1997, no 32849/96, Décisions et Rapports, vol. 89, p. 150. 81   V. not. Cour eur. D.H. (GC), arrêt Öneryildiz c. Turquie, 30 novembre 2004, req. no 48939/99 ; Cour eur. D.H., arrêt Odièvre c. France, 13 février 2003, req. no 42326/98 ; Cour eur. D.H., arrêt M.G. c. Royaume Uni, 24 septembre 2002, req. no 39393/98 ; Cour eur. D.H., arrêt Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, req. no 14967/89. 82  Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft Srg c. Suisse, 21 juin 2012, req. no 34124/06, définitif. 80

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afin d’y filmer une détenue purgeant une peine d’emprisonnement pour meurtre, et d’en faire un portrait à diffuser dans une émission hebdomadaire de la télévision suisse traitant de sujets politiques et économiques. La direction du centre pénitentiaire rejeta cette demande, avançant des motifs tenant au maintien du calme, de l’ordre et de la sécurité dans l’établissement ainsi qu’à l’égalité de traitement entre les détenues. La décision fut confirmée par les tribunaux administratifs suisses. Ce refus a été analysé par la Cour comme une ingérence dans la liberté d’information de la journaliste concernée, ingérence qu’elle va considérer comme n’étant pas justifiée par des motifs suffisants et pertinents. Tout d’abord, la Cour observe que les propositions faites par la journaliste pour répondre aux préoccupations des autorités pénitentiaires n’ont pas été prises en compte par les autorités suisses83. La Cour rejette également l’argument selon lequel d’autres formes d’interviews, n’incluant pas de tournage télévisé, étaient envisageables, permettant ainsi de garantir la liberté d’information : « Enfin, la Cour rappelle que le tribunal administratif a observé que la requérante n’était nullement empêchée de faire, avec un enregistrement audio ou une simple interview, une émission sur le cas de la détenue concernée. Il a dit, à cet égard, qu’une information thématique sur cette personne ne nécessitait pas la diffusion d’images de celle-ci. Le Gouvernement partage ce point de vue. Cependant, la Cour n’est pas convaincue par ce raisonnement. Sans avoir à se prononcer sur le bien-fondé de cette allégation, elle rappelle que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient ni aux juridictions internes, ni à la Cour de se substituer aux médias pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter »84.

La décision de la Cour emporte ainsi deux garanties importantes au profit de la presse : celle concernant l’obligation des autorités publiques de faciliter l’accès à l’information au profit des journalistes, dès le moment où la demande concerne un sujet d’intérêt général et où des solutions sont offertes permettant de concilier d’éventuels autres intérêts en cause (vie privée, sécurité,…), et celle protégeant le choix de la forme utilisée pour transmettre l’information. Si donc, dans certaines circonstances, il peut exister un droit d’accéder à l’information, peut-on déduire de l’article 10 de la Convention un droit à ne pas communiquer une information ? En d’autres termes, existe-t-il un droit négatif à la liberté d’expression ? Cette intéressante question se trouvait au cœur de l’affaire Gillberg c. Suède, tranchée par la Grande chambre de la Cour, dans un arrêt du 3 avril 201285. La Cour n’a pas apporté de réponse définitive à la question, mais la décision offre des pistes de réflexion intéressantes. Les circonstances de l’espèce, assez complexes, sont en résumé les suivantes. Un professeur d’université s’est vu condamner par les tribunaux suédois pour refus d’obtempérer à une 83

Ibidem, §§ 59-60.   Ibidem, § 64.   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Gillberg c. Suède, 3 avril 2012, req. no 41723/06.

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décision judiciaire lui ayant ordonné d’octroyer l’accès à des données, issues d’un projet de recherche mené de 1977 à 1992 sur des enfants. Le professeur estimait que le projet n’avait pu être mené que moyennant des garanties de confidentialité absolue envers les enfants concernés, ce qui lui imposait de refuser l’accès aux travaux qui en étaient issus. Saisi par deux personnes ayant fait valoir un intérêt scientifique à accéder auxdits travaux, les tribunaux avaient autorisé un tel accès, moyennant une série de garanties à préciser en accord avec l’université concernée. Persistant dans son refus contre l’avis de son université, le professeur fut dès lors condamné pénalement. Dans son recours devant la Cour, il soutenait « qu’il avait le droit, en vertu de l’article 10, de refuser de divulguer les travaux de recherche en cause (droit « négatif »), et que sa condamnation a dès lors emporté violation de cette disposition ». Sans exclure qu’un tel « droit négatif » puisse exister dans l’absolu, la Cour va considérer qu’il ne peut trouver à s’appliquer en l’espèce et va dès lors déclarer la requête irrecevable : « La Cour n’exclut pas qu’un droit négatif à la liberté d’expression soit protégé par l’article 10 de la Convention, mais elle estime que cette question devrait être traitée au cas par cas. […] Au vu de ces circonstances, la Cour estime que la question cruciale qui se pose peut se résumer au point de savoir si le requérant, en tant que fonctionnaire, avait un droit négatif autonome, aux fins de l’article 10 de la Convention, de ne pas divulguer les éléments du dossier de recherche alors que, d’une part, ces éléments n’étaient pas sa propriété mais celle de son employeur public – l’université de Göteborg – et que, d’autre part, celui-ci avait véritablement résolu de se conformer aux arrêts définitifs de la Cour administrative d’appel accordant à K. et à E. l’accès aux éléments du dossier de recherche à diverses conditions. De l’avis de la Cour, conclure que le requérant jouissait d’un tel droit en vertu de l’article 10 de la Convention irait à l’encontre du droit de propriété de l’université de Göteborg. De plus, pareille conclusion porterait atteinte aux droits de K. et de E., découlant de l’article 10 et reconnus par la cour administrative d’appel, de recevoir des informations par le biais de la consultation des documents publics en question, ainsi qu’à leurs droits résultant de l’article 6 d’obtenir l’exécution des arrêts définitifs de la cour administrative d’appel […]. En conséquence, la Cour ne peut souscrire à la thèse du requérant selon laquelle il avait en vertu de l’article 10 un droit ‘négatif’ de refuser de divulguer les éléments du dossier de recherche appartenant à son employeur public, privant ainsi K. et E. du droit d’accès à ces documents que leur avaient accordé les décisions de la cour administrative d’appel »86.

De manière quelque peu surabondante, la Cour rejette également le parallèle tracé par le requérant avec la protection du secret des sources : « Il apparaît que le requérant soutient également que son grief relève de l’article 10 en ce que sa situation aurait été semblable à celle d’un journaliste protégeant ses sources. La Cour observe toutefois que la jurisprudence pertinente à 86

Ibidem, § 86 et §§ 92-94.

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cet égard porte sur le droit positif des journalistes à la liberté d’expression (voir, notamment, Goodwin, précité, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I, et Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, CEDH 2003-IV). De plus, les informations qu’un journaliste diffuse en s’appuyant sur ses sources appartiennent généralement au journaliste lui-même ou au média concerné, tandis qu’en l’espèce les éléments du dossier de recherche étaient considérés comme étant la propriété de l’université de Göteborg et comme relevant dès lors du domaine public. Lesdits éléments étaient donc soumis, en vertu de la loi sur la liberté de la presse et de la loi sur le secret, au principe de l’accès du public aux documents officiels, qui permet explicitement aux citoyens et aux médias d’exercer un contrôle sur l’État, les municipalités et les autres composantes du secteur public, ce qui contribue au libre échange des opinions et des idées et à une gestion efficace et correcte des affaires publiques. Or le refus du requérant en l’espèce de se conformer aux arrêts de la cour administrative d’appel, par le fait qu’il a empêché K. et E. de consulter les travaux de recherche en question, a entravé le libre échange des opinions et des idées sur les travaux en question, en particulier sur les éléments et méthodes utilisés par les chercheurs pour parvenir à leurs conclusions, ce qui constituait l’aspect principal de l’intérêt manifesté par K. et E. Dans ces conditions, la Cour estime que la situation du requérant ne peut être comparée à celle d’un journaliste protégeant ses sources »87.

Si l’on ne peut que constater les différences essentielles entre le secret des sources des journalistes et le devoir de confidentialité invoqué par le professeur, qui poursuivent des fonctions et des objectifs distincts, la partie de l’argumentation de la Cour se fondant sur la « propriété de l’information » s’avère assez curieuse et peu pertinente. D’une part, il est très discutable de parler de « propriété » de l’information au sens propre du terme88 et d’en faire donc un critère adéquat pour établir s’il peut ou non exister une obligation de donner accès à une information et déterminer qui serait titulaire du droit de décider de l’accessibilité de l’information (l’université dans un cas, le journaliste dans l’autre). L’élément pertinent est, en réalité, le régime différent auquel l’information est soumise dans les deux cas : information détenue par une autorité publique soumise aux règles de transparence administrative, information soumise à un régime spécifique de confidentialité, information détenue par une personne privée, information détenue par une personne bénéficiant du secret des sources. D’autre part, le raisonnement confond « information » diffusée par la presse et les « sources » de cette information. La première tombe dans le domaine public du fait précisément de sa diffusion, et il est donc erroné de parler de propriété à son égard, les secondes sont protégées par le secret, quel qu’en soit d’ailleurs le « propriétaire ». François Dubuisson Chargé de cours, Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles (ULB) e‑mail : François.Dubuisson@ulb.ac.be

87

Ibidem, § 95.  V. F. Dubuisson, « Quand le « droit » du public à l’information rencontre les ‘droits’ sur l’information : vrai ou faux débat ? », in A. Strowel (coord.), Droit d’auteur et liberté d’expression, Bruxelles, Larcier, 2006, pp. 67 et s.

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Chroniques / Columns Travail et protection sociale Labour and social security Doyen Jean-François Akandji-Kombé

Résumé

Abstract

a présente chronique propose une lecture intégrée des décisions des instances internationales et européennes en matière de droit du travail et de la protection sociale. Elle s’attache tout particulièrement à y repérer les liens entre les droits fondamentaux et les règles relevant de ces champs du droit. Y seront privilégiées, au gré de l’actualité, les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, du Comité européen des droits sociaux, de la Cour de justice de l’Union européenne, des organes des traités de protection des droits de l’homme du système des Nations Unies, et des instances de contrôle de l’Organisation internationale du travail1. Ces décisions, et les observations qu’elles appellent, seront regroupées, après une introduction (I), sous trois rubriques : questions transversales (II), travail (III) et protection sociale (IV).

T

L

he column offers an integrated discussion of the recent international and European case-law concerning labour and social security law, analyzed in its links to human rights. It will examine in particular the contributions of the European Court of Human Rights, the European Comittee of Social Rights, the Court of Justice of the European Union, the UN human rights treaty bodies, and the supervisory mechanisms of the International Labour Organization (ILO).2 Following the introduction (I), this case-law will be analysed in three parts, concerning respectively : transversal issues (II), labour law (III) and social security law (IV).

I. Introduction

P

armi les dynamiques profondes qui traversent le droit du travail et le droit de la protection sociale contemporains, il y a assurément celle de la « fondamentalisation » de ces ramifications du droit. Il faut entendre par là qu’à une problématique traditionnelle de protection du salariés par le moyen de sources de droit aisément révocables – lois et règlements3, conventions collectives, contrats

1

Les décisions des organes de contrôle de la Convention américaine des droits de l’homme et de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples n’ayant pas joué un rôle significatif au cours de la période sous examen dans les matières considérées, la présente chronique n’y fera pas référence. 2   Since the decisions of the monitoring bodies of the American Convention on Human Rights and the African Charter on Human and Peoples’ Rights have not played a significant role during the period under study in the areas considered, they shall not be referred to in this column. 3   Il n’est qu’à voir que dans la plupart des ordres juridiques, et dans tous les ordres juridiques européens, ces sources du droit n’ont pas vocation à créer de droits acquis.

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de travail, décisions unilatérales de l’employeur – tend à se substituer une autre fondée sur l’idée que le travailleur jouit de droits attachés à sa personne, mieux, à sa condition humaine et qui procèdent de normes parmi les plus élevées des systèmes juridiques. Au plan substantiel, d’abord, ce mouvement induit une double évolution du droit. La première consiste dans l’abstraction – pour ne pas dire l’extraction – de certains éléments de protection du droit social national4 légiféré ou négocié par les organisations professionnelles pour les projeter, en tant que droits fondamentaux, dans des outils juridiques supérieurs dominant le droit du travail et de la sécurité sociale interne. Tel paraît être le sens profond des droits sociaux dits fondamentaux qui partagent avec le droit social plus qu’un vocabulaire. La seconde évolution consiste dans l’irruption des prérogatives générales de la personne dans le cadre et les rapports professionnels. À tel point qu’on considère désormais, sinon de manière générale en tout cas dans une large mesure, les exigences de respect de la liberté d’expression, de la liberté de conviction et de religion, du droit à la vie privée et familiale, de la dignité humaine ou encore du principe d’égalité – droit à l’égalité – comme des composantes du droit du travail et de protection sociale5. Mais ce mouvement de « fondamentalisation » n’affecte pas que le fond du droit. Il induit aussi une articulation nouvelle des sources de droit, spécialement des sources internationales et européennes, les inscrivant dans un rapport d’imbrication forte qui provoque un dépassement des distinctions traditionnelles. Ainsi n’est-il plus possible de séparer radicalement les instruments de pure législation sociale des textes protecteurs des droits fondamentaux. Les premiers ont fini par intégrer les exigences des secondes. On en a un exemple frappant avec le droit de l’Organisation internationale du travail (ci-après OIT)6, surtout depuis la Déclaration de 1998 relative aux principes et droits fondamentaux au travail qui représente le point culminant, à ce jour, de cette évolution. De fait, des conventions dans lesquelles on avait vu jusqu’à une période récente des outils de réglementation des rapports de travail dans une perspective de concurrence internationale loyale se voient désormais affecter une fonction protectrice d’un autre ordre. Mais on trouve aussi illustration de pareille transformation dans le droit de l’Union européenne. On songe ici aux directives sociales de l’Union, instruments privilégiés de législation du travail, dans lesquelles la Cour de justice de l’Union

4

V. A. Supiot, Critique du droit du travail, PUF, 2007, pp. 67 et s. 5  J.‑P. Marguénaud : « Les incursions de la Cour européenne des droits de l’homme en droit du travail : une œuvre encore en demi-teinte », Revue de droit du travail, 2008-1/16 ; Du même auteur : « L’avènement d’une Cour européenne des droits sociaux (à propos de Cour eur. D.H., 12 novembre 2008, « Demir et Baykara contre Turquie ») », Recueil Dalloz, 2010/675. Et, concernant la France, du même auteur : « La chambre sociale de la Cour de cassation, pionnière de la diffusion de la Convention EDH en France », Jurisclasseur périodique (JCP) Social, 2009. 6   Sur ce mouvement, v. A. Supiot, L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total, Éd. du Seuil, 2010. V. aussi : Bureau international du travail (BIT), Droits fondamentaux au travail et normes internationales du travail, Publications du BIT, 2004.

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Travail et protection sociale

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européenne (ci-après CJUE) identifie des droits fondamentaux ou voit la concrétisation de principes et droits consacrés ailleurs dans le droit de l’Union7. De même que la ligne de partage s’est ainsi largement estompée entre ce qui est censé relever de la réglementation, lato sensu, et ce qui serait de l’ordre de la « fondamentalité », il n’est pas davantage possible aujourd’hui de tracer une frontière hermétique, au sein du droit international et européen des droits de l’homme, entre les textes relatifs aux droits civils et politiques et ceux dédiés aux droits économiques, sociaux et culturels. Suivant le postulat selon lequel « nulle cloison étanche ne sépare [la sphère des droits économiques et sociaux] du domaine de la Convention »8, la jurisprudence de la CEDH opère des incursions toujours plus profondes dans les domaines ici considérés9, tandis que, réciproquement, le Comité européen des droits sociaux n’hésite plus à inscrire des droits civils dans les problématiques de la Charte sociale européenne, en tant que prolongements des droits sociaux10. Reflétant ce syncrétisme dans ses dispositions mêmes, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ouvre des perspectives pratiques et contentieuses des plus intéressantes de ce point de vue. Les éléments nourrissant la présente chronique, limitée à l’année 2012, sauf exceptions qui seront signalées, sont à considérer à la lumière de ces lames de fond de l’évolution du droit social dans ses rapports avec les droits fondamentaux. Cette chronique devrait permettre par ailleurs de donner de cette évolution des illustrations topiques, en même temps qu’elle en pointera probablement les limites. Le propos sera organisé en trois dimensions : certaines questions transversales seront examinées d’abord (II), avant que l’on aborde les questions de droit du travail (III) et celles, enfin, de droit de la protection sociale (IV). En rapport avec la densité des normes internationales et européennes dans les domaines considérés, les éléments de droit du travail domineront.

II.  Questions transversales Les questions transversales ne manquent pas mais ne seront pas nécessairement abordées comme telles. Il en ira ainsi, par exemple, de celle des rapports entre sources, que l’on sait fort complexes et décisives pour la compréhension des problématiques de droit matériel. Le choix est fait de ne les évoquer qu’à l’occa7

V. par exemple, C.J. (GC), 19 janvier 2010, Kücükdeveci, C-555/07.   Cour eur. D.H., arrêt Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, req. no 6289/73. 9  F. Sudre, « La protection des droits sociaux par la Cour Européenne des Droits de l’Homme : Un exercice de ‘jurisprudence fiction’ ? », Rev. trim. dr. h., 2003, p. 755 ; v. aussi C. Grewe et F. Benoit-Rohmer, Les droits sociaux ou la démolition de quelques poncifs, PU Strasbourg, 2003. 10  J.‑F. Akandji-Kombé, « The material impact of the jurisprudence of the European Committee of Social Rights », in G. De Burca et B. De Witte, Social rights in Europe, Oxford University Press, 2005, pp. 89 et s. 8

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sion de l’examen des données substantielles de la jurisprudence. Il en ira pareillement des méthodes d’interprétation des différentes instances dont les décisions sont commentées. Quant aux applications des principes d’égalité et de non-discrimination, dont on sait l’importance en droit social, l’accent sera mis uniquement, dans la présente chronique, sur les domaines dans lesquels ces principes ont été invoqués – temps de travail, rémunération, prestations de sécurité sociale, etc. –, plutôt que sur le jeu de la norme même d’égalité et de non-discrimination, objet d’une autre chronique11. En définitive, les éléments qui seront retenus au titre de la présente chronique le seront au gré de l’actualité. Dans celle de 2012, l’incidence de la crise économique et financière sur le droit du travail et de la sécurité sociale, d’une part, les garanties procédurales dans ces mêmes domaines, d’autre part, retiendront seules l’attention.

A.  Crise, droit social et droits sociaux Il n’est probablement pas un seul aspect du droit du travail et de la protection sociale qui, en Europe tout du moins, ne se ressente des effets des politiques anticrises. Force est cependant d’observer que les débats qui entourent les mesures traduisant ces politiques portent rarement sur leur rapport avec l’impératif de protection des droits fondamentaux. C’est ce qui fait tout l’intérêt de deux décisions rendues le 23 mai 2012, à propos de la Grèce, par le Comité européen des droits sociaux (CEDS) relativement aux mesures prises, dans le contexte que l’on connaît, par les autorités de ce pays12. Dans ces affaires, étaient en cause différentes lois de « flexibilisation du droit du travail » fixant de nouveaux régimes de contrats de travail et d’apprentissage, moins contraignants pour l’employeur, ainsi que de nouvelles modalités de rupture du contrat de travail à l’initiative de ce dernier, et définissant en même temps un nouveau type de rapport, plus souple, entre les accords collectifs de branche et d’entreprise. Les syndicats réclamants faisaient valoir que les dispositions législatives nouvelles violaient différentes dispositions de la Charte sociale européenne révisée. On reviendra plus loin sur l’appréciation du Comité sur la compatibilité de ce dispositif avec les droits sociaux précisément invoqués, à savoir le droit au travail, le droit à une rémunération équitable, et le droit à la sécurité sociale. Il importe surtout pour l’heure de noter que le Comité européen des droits sociaux a saisi cette occasion pour préciser, dans les termes suivants, 11

E. Bribosia et I. Rorive, « Chronique sur le droit de l’égalité et de la non-discrimination », ce Journal, 2013/2, pp. 125‑157.   Comité européen des droits sociaux, Fédération générale des employés des compagnies publiques d’électricité (GENOPDEI) et Confédération des syndicats des fonctionnaires publics (ADEDY) c. Grèce, Réclamations nos 65/2011 et 66/2011 (2 espèces). Pour une analyse très éclairante du contexte de ces affaires, v. aussi, P. Stangos : « Le Comité européen des droits sociaux et le droit de l’Union européenne », à paraître aux Cah. dr. europ. ; S. Theodoropoulou et A. Watt, What did they expect ? Lessons for Europe from a retrospective ex-ante evaluation of the first Greek bail-out programme, ETUI, Brussels, 2012. 12

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les limites qu’impose le respect des droits sociaux à la mise en cause des garanties sociales justifiée par des difficultés économiques, même les plus graves : « Le Comité considère qu’une plus grande flexibilité dans le travail pour lutter contre le chômage ne peut pas conduire à priver de larges catégories de salariés, singulièrement ceux qui ne sont pas depuis longtemps titulaires d’emplois stables, de leurs droits fondamentaux en matière de travail, contre l’arbitraire de l’employeur ou les aléas de la conjoncture. C’est à l’instauration et au maintien de tels droits, sur les deux terrains précités, que tendent justement les dispositions de la Charte. Renoncer à ces garanties aurait, au surplus, non seulement pour effet de faire porter aux salariés une part indûment excessive des conséquences de la crise, mais encore, d’accepter des effets procycliques de nature à aggraver la crise et alourdir la charge des régimes sociaux, en particulier de l’assistance, à moins que ceci ne compense pas les pertes des ressources liées au recul des activités, ce qui comporterait une atteinte aux obligations de la Charte en matière de protection sociale »13. Cette prise de position mérite attention à deux égards au moins. Le premier est celui du régime des droits sociaux. On sait que si la Charte sociale contient une clause de restriction14 ordinaire qui s’apparente aux paragraphes 2 des articles 8 à 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, n’y figure en revanche pas une clause de dérogation à raison de circonstances exceptionnelles. Plus précisément, ne s’y trouve pas l’équivalent de l’article 15 dans la Convention européenne des droits de l’homme, qui prévoit la possibilité de dérogation en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation, ou de l’article 4 dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Mais c’est aussi en vain qu’on y chercherait une disposition qui concrétiserait l’idée, souvent avancée, que les situations de crise de l’économie nationale devraient entraîner un régime de restriction spéciale des droits sociaux, voire la suppression de certains d’entre eux. C’est de cette prétention, portée en l’espèce par le gouvernement grec, que la Comité européen des droits sociaux devait dire si elle est compatible avec l’esprit, à défaut de la lettre, de la Charte sociale. On retiendra avant tout de sa réponse que la logique de protection des droits sociaux en temps de crise économique est étrangère à celle que mettent en œuvre la Convention européenne et le Pacte international, ce dont il peut être déduit qu’à ses yeux les difficultés économiques, même les plus sévères, n’ont pas le caractère d’un danger pour la vie de la nation. Pour le Comité, en effet, l’enjeu n’est pas d’identifier des droits qui seraient susceptibles d’être suspendus à raison des circonstances exceptionnelles, mais plutôt de s’assurer que tous les droits sociaux continuent d’être garantis à un certain niveau. Et c’est précisément à ce niveau, autrement dit au

13

§ 18 des décisions citées.   Article E de la Charte sociale européenne révisée : « La jouissance des droits reconnus dans la présente Charte doit être assurée sans distinction aucune fondée notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’ascendance nationale ou l’origine sociale, la santé, l’appartenance à une minorité nationale, la naissance ou toute autre situation ».

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point d’emplacement de la borne de protection des droits sociaux dans pareil contexte, qu’il conviendra d’être attentif à l’avenir. Le second point d’intérêt est, au delà du rapport des droits sociaux au droit économique, celui de l’articulation entre les droits européens. En effet, même si la responsabilité de la Grèce était, selon les canons du droit international public, seule en cause, on ne peut manquer de rapporter la décision du Comité à l’Union européenne. C’est que les mesures critiquées, si elles avaient bien été prises par les autorités grecques, l’avaient été en application de décisions du Conseil de l’Union, contraignantes aussi bien juridiquement que politiquement pour cet État membre, en ce qu’elles subordonnaient l’aide financière de l’Union et de ses États membres en faveur du redressement de l’économie grecque à l’adoption de mesures précises selon un calendrier déterminé et contraint15. Eu égard à ce contexte, on serait fondé à considérer que les décisions du 23 mai 2012 mettent en lumière les limites des mécanismes actuels de la Charte et de l’interprétation du Comité, impropres, en l’absence d’adhésion de l’UE audit instrument, à saisir le pouvoir réel là où il se trouve, au sein de l’Union16. On préfèrera plutôt souligner que ces affaires montrent combien la Charte des droits fondamentaux, même dotée désormais d’une force normative incontestable, ne suffit pas à garantir la compatibilité du droit de l’UE avec les droits sociaux.

B.  Droit au recours (en matière de travail et de sécurité sociale) S’il est acquis que le droit au juge s’applique en principe aux litiges du travail17, lesquels relèvent alors, en tant que « contestations sur des droits et obligations à caractère civil », du champ d’application de l’article 6 de la CEDH, il demeure néanmoins des poches résiduelles de résistance. L’une d’entre elles a pendant longtemps concerné, sous le couvert de l’immunité des États, les relations entre les représentations diplomatiques étrangères et leurs salariés sur le territoire des 47 États parties à la Convention. Dans des arrêts de 2010 et 2011, la Cour européenne avait déjà entrepris de réduire cette poche en affirmant l’applicabilité de l’article 6 au contentieux du licenciement des personnels des ambassades18. Elle avait à cette occasion énoncé 15

V. P. Stangos, op. cit.   V. sur ce point O. De Schutter, « Le statut de la Charte sociale européenne dans le droit de l’Union européenne », in Mélanges en hommage à Jean-Paul Jacqué, Dalloz, Paris, 2010, pp. 217‑261 ; et, sur la perspective de l’adhésion de l’Union européenne à la Charte sociale européenne, du même auteur, « Anchoring the European Union to the European Social Charter : The Case for Accession », in G. de Búrca et B. de Witte (eds), Social Rights in Europe, Oxford Univ. Press, 2005, pp. 111‑152. 17   Ce droit fait d’ailleurs figure de droit d’application générale, s’imposant quel que soit le cadre juridique considéré, et touchant à toute mesure susceptible d’affecter le travailleur, qu’elle s’inscrive ou non dans les relations professionnelles. Pour des rappels récents de l’importance du droit au recours dans le cadre de l’adoption de mesures d’expulsion du territoire, sur la base de l’article 19, § 8, de la Charte sociale européenne protégeant les travailleurs migrants et leurs familles, v. C.E.D.S., Forum européen des Roms et des Gens de voyage c. France, 24 janvier 2012, R.C. no 64/2011 ; Médecins du Monde international c. France, 11 septembre 2012, R.C. no 67/2011. 18   Cour eur. D.H. (GC), arrêt Cudak c. Lituanie, 23 mars 2010, req. no 15869/02, et Cour eur. D.H. (GC), arrêt Sabeh El Leil c. France, 29 juin 2011, req. no 34869/05. 16

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les conditions de cette applicabilité. Primo, le droit interne de l’État concerné ne doit pas avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour l’emploi ou la catégorie de salariés en question. Secundo, l’exclusion, par l’État qui se prévaut de l’immunité, de toute possibilité de recours doit reposer sur des motifs objectifs liés à des intérêts fondamentaux. On ajoutera qu’en vertu de cette jurisprudence, constitue pareil motif légitime la circonstance que l’emploi occupé par le salarié participe de l’exercice de la puissance publique de l’État employeur, et que tel n’est pas le cas pour les emplois de secrétaire-standardiste19, de comptable ou de chef comptable20 ou encore de photographe21. Il est acquis aussi que ces deux critères sont applicables aux employés d’ambassade quelle que soit leur nationalité : il est indifférent qu’ils soient ressortissants de l’État de représentation, de celle de l’État de siège ou d’un pays tiers. C’est précisément ce dernier cas de figure qu’illustre le récent arrêt Wallishauser22 relatif à un litige opposant, sur territoire autrichien, un ressortissant australien à l’ambassade des États-Unis d’Amérique. Dans toutes les espèces précitées, la Cour a conclu à la violation de la Convention, sur base d’un raisonnement qui, tout en considérant que le droit au juge peut faire l’objet de limitations, soumet ces dernières à un contrôle d’autant plus strict de leur compatibilité avec l’article 6 de la CEDH que celui-ci ne comporte pas de clause de limitation. S’agissant des litiges de travail entre les ambassades et leurs employés, la Cour a ainsi jugé, à la lumière des évolutions du droit et de la pratique internationaux, que l’invocation du principe de l’immunité juridictionnelle des États ne saurait faire obstacle ni à ce que des recours soient ouverts, ni à ce que les juges saisis remplissent pleinement leur office. Doivent ainsi être regardées comme contraires à l’article 6 de la Convention les décisions de juridictions internes déclarant irrecevables, motif pris de l’immunité des États, les recours formés contre des mesures de licenciement23. Il est à souligner que cette position prend appui sur l’évolution même du droit et de la pratique internationaux en matière d’immunité. La plus décisive, aux yeux de la Cour, est représentée par la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens, pris spécialement en son article 11. Il n’est pas inutile d’en rapporter les termes : « Contrats de travail 1. À moins que les États concernés n’en conviennent autrement, un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l’État et une personne physique pour un travail accompli ou devant être accompli, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre État. 19

Arrêt Cudak.  Arrêt Sabeh El Leil.   Cour eur. D.H., arrêt Wallishauser c. Autriche, 17 juillet 2012, req. no 156/04. 22   Ibid. 23  Arrêts Cudak et Sabeh El Leil. 20 21

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2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas : a) si l’employé a été engagé pour s’acquitter de fonctions particulières dans l’exercice de la puissance publique ; b) si l’employé est : i. agent diplomatique, tel que défini dans la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961 ; ii. fonctionnaire consulaire, tel que défini dans la Convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963 ; iii. membre du personnel diplomatique d’une mission permanente auprès d’une organisation internationale, ou d’une mission spéciale, ou s’il est engagé pour représenter un État lors d’une conférence internationale ; ou iv. s’il s’agit de toute autre personne jouissant de l’immunité diplomatique ; c) si l’action a pour objet l’engagement, le renouvellement de l’engagement ou la réintégration d’un candidat ; d) si l’action a pour objet le licenciement ou la résiliation du contrat d’un employé et si, de l’avis du chef de l’État, du chef du gouvernement ou du ministre des Affaires étrangères de l’État employeur, cette action risque d’interférer avec les intérêts de l’État en matière de sécurité ; e) si l’employé est ressortissant de l’État employeur au moment où l’action est engagée, à moins qu’il n’ait sa résidence permanente dans l’État du for ; ou

f) si l’employé et l’État employeur en sont convenus autrement par écrit, sous réserve de considérations d’ordre public conférant aux tribunaux de l’État du for juridiction exclusive en raison de l’objet de l’action ».

L’arrêt Wallishauser s’inscrit précisément dans cette perspective. Mais il ajoute aussi à la jurisprudence, en ce que l’illicéité de la restriction apportée par les juges autrichiens au droit au recours tient à ce qu’elle violerait une coutume internationale que la Cour « découvre » elle-même : celle selon laquelle la notification d’un acte introductif d’instance contre un État est réputée avoir été effectuée lors de sa réception par le ministère des Affaires étrangères de l’État concerné. Les faits de l’espèce expliquent ce détour. Dans cette affaire relative, rappelons-le, à des litiges de travail nés entre l’ambassade des États-Unis à Vienne et une salariée, celle-là avait renoncé à invoquer l’immunité juridictionnelle à l’égard d’une première action en contestation de licenciement qui avait abouti devant les juridictions autrichiennes à un jugement de nullité dudit licenciement. Le contrat de travail était dès lors réputé se poursuivre entre les parties. Cependant, l’ambassade américaine ayant refusé de réintégrer la salariée, celle-ci avait introduit un autre recours, cette fois en paiement d’arriérés de salaires. C’est alors que surgit la difficulté. De l’opinion des juges autrichiens, la notification avait échoué dès lors que, transmise par la voie diplomatique, elle n’avait pas été dûment reçue par les autorités américaines, lesquelles s’étaient empressées de la retourner à l’envoyeur accompagnée d’une lettre précisant que cet État entendait invoquer l’immunité dans toute action intentée par Mme Wallishauser. Or, tirant les conséquences européen des droits de l’homme |2013/3 494|Journal European journal of Human Rights


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de ce qui était pour eux un défaut de notification, ils avaient décidé d’écarter la demande de jugement par défaut introduite par la salariée et, se fondant sur l’immunité des États, avaient aussi jugé irrecevable une autre demande tendant à ce qu’il soit procédé à la notification selon les règles du droit civil. Pour la Cour européenne, ces décisions sont contraires au droit au juge tel que garanti par l’article 6 de la Convention.

III. Travail Les décisions rendues en 2012 touchent un pan important du droit du travail. Seront ainsi évoqués successivement le travail forcé, l’accès au travail, la cessation de la relation de travail, les conditions de travail et les droits collectifs de travail.

A.  Travail forcé L’interdiction du travail forcé, mais aussi de la servitude et de l’esclavage est, on le sait, posée par de nombreux textes de droit international et de droit européen. Parmi ceux-ci figure l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme qui énonce que « nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude », et que « nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ». Selon la Cour européenne des droits de l’homme, cet article « consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques »24. Cependant, la rareté des affaires aidant, des notions décisives pour la mise en œuvre de ces prohibitions demeurent indéterminées dans une mesure importante. Aussi, ne peuvent qu’être bienvenues les décisions qui, à l’instar des récents arrêts C.N. et V. c. France25 et C.N. c. Royaume-Uni26, viennent préciser les concepts de travail forcé et de servitude.

1.  Notion de travail forcé Le parti a été pris de définir la notion de travail forcé dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme par référence aux conventions pertinentes de l’OIT27. La juridiction européenne va même jusqu’à reprendre intégralement à son compte la formulation qu’en donne l’article 2 du texte de 1930, selon laquelle « le terme travail forcé ou obligatoire [désigne] tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré ». Aux yeux de la Cour, deux critères sont à prendre en compte pour établir l’existence ou non de travail forcé. Doivent, en premier 24

Cour eur. D.H., arrêt Siliadin c. France, 26 juin 2005, req. no 73316/01, § 112.   Arrêt du 11 octobre 2012, req. no 67724/09. 26   Arrêt du 13 novembre 2012, req. no 4239/08. 27   Conventions no 29 de 1930 et no 105 de 1957. 25

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lieu, être considérés la nature et le volume de l’activité en cause. Ainsi, s’agissant de travaux domestiques, si ce volume est tel qu’en l’absence de la personne y « aidant » les responsables du foyer auraient été contraints d’avoir recours à une aide ménagère professionnelle rémunérée, il y aura travail forcé. Dans le cas contraire, le travail accompli sera réputé relever de l’entraide familiale ou de la cohabitation28. Doivent, en second lieu, être regardées les conditions d’exercice de l’activité. À cet égard et d’une manière générale, relèvera de la qualification de travail « forcé » ou « obligatoire » celui accompli sous la menace d’une « peine ». Là encore, c’est sous l’influence des normes de l’OIT que la Cour opte finalement pour une acception large de cette notion, laquelle recouvre ainsi désormais non seulement la violence ou la contrainte physique, mais aussi « une forme plus subtile [de violence], d’ordre psychologique, telle que la dénonciation de travailleurs en situation illégale à la police ou aux services d’immigration »29. On observera que, tout en étant large, cette définition conduit néanmoins à exclure certaines contraintes, notamment en raison de leur ressort. Ainsi, la violence commise par un « tuteur » ou une « tutrice » à l’égard d’un parent ou d’une parente qu’il ou elle soumet à un travail forcé ne sera à prendre en compte que s’il est avéré qu’elle entretient un lien avec le travail, et qu’elle n’a pas seulement à voir avec des rapports familiaux dégradés30.

2.  Notion de servitude La notion de servitude reçoit quant à elle, pour la première fois dans ces arrêts, une définition à la fois claire et quasi-exhaustive, qui est la suivante : « la servitude constitue une qualification spéciale du travail forcé ou obligatoire ou, en d’autres termes, un travail forcé ou obligatoire « aggravé ». En l’occurrence, l’élément fondamental qui distingue la servitude du travail forcé ou obligatoire, au sens de l’article 4 de la Convention, consiste dans le sentiment des victimes que leur condition est immuable et que la situation n’est pas susceptible d’évoluer. À cet égard, il suffit que ce sentiment repose sur des éléments objectifs suscités ou entretenus par les auteurs des agissements »31. Ainsi « alignée » sur le travail forcé, la servitude paraît devoir être distinguée de la « traite des êtres humains » dont elle s’autonomise. C’est en tout cas ce que donne à penser le choix du juge européen32 d’inscrire la présente décision dans le sillage de l’arrêt Siliadin qui portait sur des faits d’esclavage domestique, plutôt que, comme elle y était invitée, dans celui de l’arrêt Rantsev33. On rappellera que dans cette dernière affaire la Cour avait estimé que, compte tenu des réalités actuelles, la traite des êtres humains devait être considérée comme contraire à l’esprit de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme, à défaut de l’être à sa lettre, cet article ne prohibant que l’esclavage, la servitude et le travail forcé. Surtout, elle avait donné de cette pratique 28

Arrêt C.N. et V. c. France, précité.   Ibid., § 77.   Ibid. 31   Ibid., § 91. 32   Dans le même sens, v. l’arrêt C.N. c. Royaume-Uni, précité. 33   Cour eur. D.H., arrêt Rantsev c. Chypre et Russie, 7 janvier 2010, req. no 25965/04. 29 30

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une définition qui pouvait amener à considérer que la nouvelle notion avait vocation à absorber celle de « travail forcé ». Selon l’arrêt Rantsev, en effet, la traite des êtres humains est un système dans lequel « des êtres humains sont traités comme des biens que l’on peut vendre et acheter et ils sont soumis à un travail forcé, qu’ils exercent souvent pour peu ou pas d’argent, généralement dans l’industrie du sexe mais aussi ailleurs. Cela implique une surveillance étroite des activités des victimes, et bien souvent, celles-ci voient leur liberté de circulation restreinte, subissent des actes de violence ». En décidant, dans les arrêts commentés de ne pas suivre la piste de la jurisprudence Rantsev, la Cour semble donc soucieuse de ne pas fondre tous les traitements visés à l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme dans une problématique unique. Cela devrait conduire à la construction de régimes différenciés à l’instar de celui édifié en matière de protection contre les mauvais traitements en vertu de l’article 3 de la Convention. On observera qu’une telle différenciation, qui n’était guère possible tant que la Cour s’attachait à ne déduire de l’article 4 de la Convention que des obligations positives procédurales d’enquête et de sanction juridictionnelle, peu susceptibles de variation d’une prohibition à l’autre, est dorénavant pleinement envisageable.

3.  Obligations positives La découverte d’obligations positives à caractère procédural tirées de l’article 4 CEDH est un des acquis premiers de la jurisprudence de la Cour européenne. L’innovation a pu paraître suspecte tant que les condamnations pour violation de cette disposition étaient prononcées sur ce seul terrain. On pouvait en effet craindre un effet d’impasse sur l’essentiel de la vocation protectrice de la Convention à cet égard, qui ne peut résider que dans les exigences substantielles, et déplorer un registre de condamnation par trop commode pour les États, parce que non infamante. Ces suspicions ne sont plus de mise à l’égard d’une jurisprudence qui, désormais, avance sur ses deux pieds, en veillant au respect des obligations substantielles autant qu’à celui des obligations procédurales. La première des obligations du second type consiste dans le devoir, que doit assumer l’État, de criminaliser et de réprimer effectivement tout acte contraire à l’article 4. Cela implique, ainsi que le souligne la Cour européenne des droits de l’homme, de « mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant le travail forcé ou obligatoire, la servitude et l’esclavage »34. Il semble même que, considérant le caractère distinct des comportements prohibés par cet article, le juge européen exige des États de mettre en place un dispositif répressif spécifique pour chacun d’entre eux. C’est ainsi qu’il a jugé que l’existence de dispositions pénales sanctionnant la traite des êtres humains était insuffisante au regard de l’interdiction de l’esclavage, et qu’il va jusqu’à exiger du Royaume-Uni l’adoption d’une loi spécifique érigeant l’esclavage domestique en infraction35. Outre ce devoir de législation, les États sont tenus aussi par une obligation d’enquêter 34

Arrêt C.N. et V. c. France, § 105.  Arrêt C.N. c. Royaume-Uni.

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de manière effective sur les allégations plausibles d’esclavage, de servitude et/ ou de travail forcé. Une telle enquête doit présenter les qualités que la jurisprudence européenne requiert habituellement dans les cas d’atteinte à la vie ou à l’intégrité de la personne36, à savoir indépendance, efficacité, célérité et diligence raisonnable dans sa conduite.

B.  Accès au travail Les questions d’accès au travail sont abordées, dans les textes internationaux et européens, principalement sous l’angle du droit au travail. Le passage par un droit ainsi formulé ne produit pas que des conséquences heureuses pour la protection de cet accès, le droit au travail faisant l’objet, encore aujourd’hui, des plus vives réserves quant à son effet immédiat, c’est-à-dire quant à son aptitude à être immédiatement exercé par les intéressés et protégé par le juge. Mais ces réserves ne valent, à vrai dire, que pour autant qu’il est fait abstraction des développements de la jurisprudence internationale en la matière, aussi précise qu’innovante. Celle de la période couverte par la présente chronique permet de lever le voile sur la portée effective de ce droit sur différents points.

1.  Accès au travail et sécurisation par le contrat de travail a.  Charte sociale européenne L’article 1er de la Charte sociale européenne, tant dans sa version initiale de 1961 que dans sa version révisée de 1996, énonce au titre du droit au travail que « les Parties s’engagent à reconnaître comme l’un de leurs principaux objectifs et responsabilités la réalisation et le maintien du niveau le plus élevé et le plus stable possible de l’emploi en vue de la réalisation du plein emploi » (§ 1), ainsi qu’à « protéger de façon efficace le droit pour le travailleur de gagner sa vie par un travail librement entrepris » (§ 2). Dans l’une des affaires grecques déjà mentionnées37, il s’agissait de savoir si ces dispositions imposent à l’État de prévoir un régime du travail qui garantisse une certaine sécurité. Les syndicats requérants appelaient plus précisément le CEDS à dire que le contrat d’apprentissage créé nouvellement par la loi était contraire à l’article 1er de la Charte en ce qu’il est un contrat précaire, excluant la plupart des jeunes qui y souscrivent du dispositif protecteur du droit du travail et restreignant de manière caractérisée leurs droits en matière de sécurité sociale. Le Comité ne les a pas suivis dans cette voie. Pour lui, outre que « les États disposent d’une large marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques nationales de l’emploi », ces critiques « ne relèvent pas de la question de savoir si la situation en Grèce est

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V. J.‑F. Akandji-Kombé, Les obligations positives en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme, Précis des droits de l’homme no 7, Ed. du Conseil de l’Europe, 2006, pp. 34 et s.  C.E.D.S., Genop-Dei Et Adedy c. Grèce, 23 mai 2012, R.C. no 66/2011.

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en conformité avec l’article 1, § 1, de la Charte de 1961 ». Le droit au travail tel qu’il est consacré par cet article n’emporte donc pas le droit à un certain type de contrat et, partant, à un emploi bénéficiant d’un certain degré de protection38.

b. Droit de l’Union européenne39 Seul le droit de l’Union permet, dans une certaine mesure, de garantir qu’un contrat sécurisé dans le temps régisse la relation de travail. Le cadre juridique est tout à fait spécifique. Il est celui de la directive 1999/70/CE du Conseil, du 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée40. Et la problématique est celle de l’amélioration des conditions du travail à durée déterminée, d’une part, et de la lutte contre les recours abusifs au contrat régissant ce type de relation de travail, d’autre part. Le premier objectif est poursuivi, principalement, à travers la règle inscrite à la clause 4 de l’accord-cadre, qui interdit, sauf raisons objectives, toute discrimination en matière de conditions d’emploi entre travailleurs à durée déterminée et travailleurs à durée indéterminée fondée sur la durée du contrat de travail. Le second objectif est, quant à lui, servi à titre principal par la clause 5 du même accord cadre. Celui-ci impose aux États de prévoir dans leur droit interne, au choix ou en totalité, l’obligation pour l’employeur de justifier le recours successif à des contrats de travail à durée déterminée par des raisons objectives, une durée maximale totale de contrats ou relations de travail à durée déterminée successifs, et/ou le nombre de renouvellements possibles de tels contrats ou relations de travail ; étant entendu que le non respect de ces règles doit entraîner une requalification du contrat en contrat à durée indéterminée. Par ces règles, cela doit être souligné, le droit de l’Union n’entend nullement ériger le contrat à durée indéterminée, dont elle reconnaît pourtant qu’il constitue « un élément majeur de la protection des travailleurs »41 en raison de la garantie de stabilité d’emploi qu’elle apporte, en contrat de principe. C’est ainsi à juste titre qu’on a pu conclure à « la préférence relative du droit de l’Union pour l’accès à l’emploi sur la protection dans l’emploi »42. Cela étant dit, la directive 1999/70/ CE et l’accord-cadre qui lui est annexé n’en sont pas moins des instruments de

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Cela ne signifie pas pour autant que les parties à la Charte soient soustraits à tout contrôle européen quant au respect dudit article. Ce contrôle est bel et bien mené par le CEDS, mais en considérant que l’exigence de mener une politique tendue vers le plein emploi, ainsi que celle de prendre des mesures actives de lutte contre le chômage et d’accompagnement vers l’emploi, lesquelles sont seules à pouvoir être déduites de l’article 1, § 1, constituent des obligations de moyen et non de résultat. Pour un état exhaustif de la « jurisprudence » du CEDS en la matière, v. Conseil de l’Europe, Digest de jurisprudence du Comité européen des droits sociaux, 2008. Disponible à l’adresse suivante : http:// www.coe.int/t/dghl/monitoring/socialcharter/digest/digestindex_FR.asp. 39   Dans le droit de l’Union européenne, la source première du droit au travail est désormais la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Plusieurs de ces dispositions entrent en jeu à cet égard. On songe notamment à l’article 15 qui consacre la liberté professionnelle et le droit de travailler, à l’article 29 relatif au droit d’accès aux services de placement, ou encore à l’article 14, consacré au droit à l’éducation, en ce incluse la formation professionnelle. Le fait est cependant que ces dispositions n’ont pas encore trouvé à s’appliquer devant la Cour de justice de l’Union européenne. 40   J.O. L 175, p. 43. Le texte de l’accord-cadre est annexé à la directive. 41   C.J., 22 novembre 2005, Mangold, C-144/04 ; 23 avril 2009, Angelidaki, C-378/07, RTD eur., 2010, p. 673, chron. S. Robin-Olivier. 42   V. P. Rémy et S. Robin-Olivier, « La protection des travailleur ‘atypiques’ est-elle en régression ? », Revue de droit du travail, 2012, p. 645.

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progrès social, qui visent, modestement mais effectivement, à assurer une protection minimale aux travailleurs précaires43. Dans les affaires Valenza et autres44, c’est de protection via la clause de non discrimination (clause 4) qu’il est question. Il s’agissait de savoir si est compatible avec cette clause une réglementation nationale qui exclut de prendre en compte l’ancienneté acquise dans le cadre de contrats à durée déterminée successifs au service d’un employeur lors d’une embauche par celui-ci pour une durée indéterminée (en tant que fonctionnaire en l’espèce). La réponse à cette question supposait d’abord que soit admise l’applicabilité de la clause 4 à des travailleurs qui, au moment où s’élève la contestation, sont titulaires d’un emploi à durée indéterminée. Ce que fit précisément la Cour, privilégiant une interprétation fondée sur l’effet utile de l’accord-cadre45. Il est vrai que la discrimination alléguée porte dans pareil cas sur un élément – l’ancienneté – qui se rattache à l’application des contrats antérieurs à durée déterminée. Au fond, l’intérêt de cet arrêt réside essentiellement dans le rappel de la démarche à suivre par les juridictions internes pour établir l’existence d’une discrimination prohibée46. La première étape est, fort classiquement, celle de la comparabilité des situations. Les balises en la matière sont fournies par l’accord-cadre lui-même, spécialement par sa clause 3 qui définit le « travailleur à durée indéterminée comparable », comme « un travailleur ayant un contrat ou une relation de travail à durée indéterminée dans le même établissement, et ayant un travail/emploi identique ou similaire, en tenant compte des qualifications/compétences ». De cette clause, la Cour déduit que ne peuvent être retenus que des critères objectifs liés à la nature du travail, aux conditions de formation et aux conditions de travail. Une fois la comparabilité établie et la différence de traitement avérée, il importera alors de se demander si celle-ci est justifiée par des motifs légitimes. Sur ce point, la Cour s’est bornée à confirmer une jurisprudence fermement établie, dont il résulte que l’inégalité de traitement ne saurait être justifiée uniquement par le caractère temporaire de l’activité ; et que ne sont admissibles que les justifications reposant sur des éléments précis et concrets caractérisant la condition d’emploi dont il s’agit. La différence de traitement doit en outre et enfin reposer sur un besoin réel, être adaptée à l’objectif poursuivi et être nécessaire pour atteindre celui-ci. Le second aspect de la protection organisée par l’accord-cadre était au cœur des arrêts Kucuk47 et Huet48. Dans le premier, la Cour admet qu’un besoin permanent en personnel de remplacement prévu par une réglementation nationale puisse constituer une raison objective justifiant une dérogation à la limitation dans le temps du recours aux contrats à durée déterminée successifs. Tandis 43

V. d’une manière générale S. Robin-Olivier, « Le droit social de l’Union est-il capable de réduire la fragmentation de la catégorie des travailleurs ? », RTD eur., 2012, p. 480.   C.J., 18 octobre 2012, aff. jointes C-302/11 à C-305/11, note L. Driguez, Europe no 12, décembre 2012, comm. 505. 45   Dans le même sens, v. C.J., 8 septembre 2011, Rosado Santana, C-177/10 et 8 mars 2012, Huet, C-251/11. 46   V. E. Bribosia et I. Rorive, chronique précitée. 47   C.J., 26 janvier 2012, C-586/10. 48   C.J., 8 mars 2012, C-251/11. 44

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que dans le second, il est jugé que l’article 5 de l’accord ne prescrit pas aux autorités nationales d’imposer aux employeurs qu’ils reprennent intégralement, dans le contrat à durée indéterminée conclu au terme limite de la période où ils peuvent recourir à des contrats à durée déterminée, les clauses du dernier de ces contrats. L’affaire qui a sans doute retenu le plus l’attention est l’affaire Kucuk. Il a pu être considéré que la solution retenue par la Cour s’analysait en une acceptation par celle-ci des impératifs de flexibilité du travail revendiquée par les États membres par ces temps de crise49. De fait, juger comme la Cour de justice l’a fait, que « le seul fait qu’un employeur soit obligé de recourir à des remplacements temporaires de manière récurrente, voire permanente, et que ces remplacements puissent également être couverts par l’embauche de salariés en vertu de contrats de travail à durée indéterminée n’implique pas l’absence d’une raison objective au sens de la clause 5, point 1, sous a), dudit accord-cadre ni l’existence d’un abus au sens de cette clause » revient d’une certaine manière à neutraliser l’effet utile de la clause 5 et à souscrire sans contrôle aux raisons jugées objectives par l’État lui-même. À tout le moins, cet arrêt est ambigu. Et on peut être fondé à lui préférer la jurisprudence antérieure, illustrée notamment par l’arrêt Angelidaki50, où la Cour estime contradictoire avec les objectifs de la directive des dispositions nationales autorisant une dérogation aux clauses de la clause 5 pour des besoins qui ont un caractère permanent et durable. S’agissant de l’arrêt Huet51, il suffira d’observer que la position de principe prise par la Cour n’est pas des plus assurées. Comment en effet interpréter autrement le fait que, tout en concluant à titre principal dans le sens indiqué ci-dessus, la Cour de l’Union ait jugé nécessaire d’appeler les États à veiller « à ce que la transformation des contrats de travail à durée déterminée en un contrat de travail à durée indéterminée ne s’accompagne pas de modifications substantielles des clauses du contrat précédent dans un sens globalement défavorable à la personne intéressée lorsque l’objet de la mission de celui-ci et la nature de ses fonctions demeurent les mêmes » ? N’eût-il pas mieux valu, pour la clarté de la jurisprudence, et pour satisfaire aux objectifs de la directive de 1999, que soit inversé l’ordre de priorité, et que cette dernière prescription constitue le principe plutôt qu’une manière de nuancer celui-ci ?

2.  Accès au travail et vie privée Abordée pour la première fois par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Sidabras et Dziautas c. Lituanie52, l’idée que le droit d’accès au travail peut 49

En ce sens, v. note L. Driguez, Europe no 3, mars 2012, comm. 128. Pour une position plus nuancée, v. P. Rémy et S. Robin-Olivier, précité.   C.J., 23 avril 2009, C-378/07. 51   Op. cit. 52   27 juillet 2004, req. nos 55480/00 et 59330/00.let. 50

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dans certaines circonstances découler des exigences de la Convention européenne des droits de l’homme s’est progressivement imposée. L’évolution s’est faite à partir de l’article 8 de la CEDH, qu’on avait l’habitude de voir invoqué seulement à propos de la vie privée dans les relations de travail. Les derniers développements de cette jurisprudence se rencontrent dans l’arrêt D.M.T. et D.K.I. c. Bulgarie53. Dans cette affaire, l’un des requérants, fonctionnaire du ministère de l’intérieur accusé de corruption passive et d’abus d’autorité, avait fait l’objet de poursuites pénales qui débouchèrent, six ans plus tard, sur sa condamnation. Il se plaignait devant la Cour de ce que, au déclenchement de cette procédure et pendant toute sa durée, il avait été suspendu de ses fonctions, ne pouvant en conséquence ni percevoir son salaire, ni rechercher un autre emploi pour subvenir à ses besoins. Les juges européens ont conclu à une atteinte disproportionnée à sa vie privée et à celle de son épouse. Le raisonnement de la Cour mérite d’être brièvement retracé ici. Tout en soulignant que « la Convention ou ses Protocoles ne garantissent pas en tant que tel le droit d’accès à la fonction publique, pas plus qu’elle ne garantit la liberté de profession »54, la Cour estime néanmoins que la privation de la possibilité d’accéder à un emploi peut, dans certaines circonstances, poser problème au regard de l’article 8, pris sous l’angle de la vie privée. Signe que ce raisonnement est désormais bien ancrée en jurisprudence, la Cour n’a pas consacré de longs développements à justifier l’applicabilité de cette disposition conventionnelle, compte tenu de sa jurisprudence antérieure. De fait, avant la décision D.M.T. et D.K.I., elle avait déjà conclu à l’applicabilité de l’article 8 dans trois espèces comparables. Dans l’affaire Sidabras et Dziautas tout d’abord55, où d’anciens membres du K.G.B. s’étaient vus interdire par le législateur lituanien d’occuper un emploi dans une large part du secteur public et du secteur privé ; dans l’affaire Albanese c. Italie ensuite56, à propos de l’impossibilité, résultant des règles du droit italien, pour les personnes déclarées en faillite personnelle d’occuper certains postes dans le secteur privé, d’exercer certaines professions libérales et de participer au capital et à la gestion de sociétés commerciales ; dans l’affaire Karov c. Bulgarie57, enfin, qui concernait la suspension d’un fonctionnaire de police pour une période prolongée et l’interdiction qui lui était faite d’occuper un autre emploi dans le secteur privé ou public pendant la durée de cette mesure58. Le contrôle opéré par la Cour sur les mesures entravant la liberté d’accès au travail n’a rien de spécifique. Il est celui auquel procède ordinairement la juridiction européenne s’agissant d’allégations d’atteinte à la vie privée. On se bornera à observer que dans l’affaire D.M.T. et D.K.I., comme dans celles qui l’ont précédé, 53

24 juillet 2012, req. no 29476/06.   § 102 de l’arrêt.   Op. cit. 56   23 mars 2006, req. no 77924/01. 57   16 novembre 2006, req. no 45964/99. 58   En sens inverse, v. l’arrêt Calmanovici c. Roumanie, no 42250/02, 1er juillet 2008. 54 55

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les mesures litigieuses étant prévues par le droit interne, c’est sur leur nécessité dans une société démocratique que la Cour s’est concentrée, et plus précisément encore, sur leur proportionnalité par rapport aux fins poursuivies. C’est qu’en effet, dans l’espèce jugée en 2012, le caractère justifié de la restriction imposée à M. D.M.T. était difficilement contestable. La Cour n’a pas eu de peine d’ailleurs à admettre la légitimité de la suspension d’un fonctionnaire consécutive à l’engagement contre celui-ci d’une procédure pénale, pas plus que celle de l’interdiction faite à un agent faisant encore partie de la fonction publique, parce que seulement suspendu, d’exercer un emploi dans le secteur privé. Il ne restait alors que les considérations de durée et d’ampleur de la restriction subie. Et, en la matière, il se dégage de cette jurisprudence l’idée que seule une restriction pendant un temps excessivement long et une interdiction d’exercer touchant une partie substantielle des secteurs d’activité ou du marché du travail peut conduire à un constat de violation de l’article 8. Il en ira ainsi a fortiori lorsque cette durée a été rendue plus longue par le fait des pouvoirs publics, comme c’était le cas en l’espèce pour la procédure pénale conduite à l’encontre de M. D.M.T. Par cette jurisprudence, audacieuse dans le champ de la Convention, la Cour s’emploie à introduire dans l’univers de ce dernier un droit qu’énoncent expressément d’autres instruments, dont le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels et la Charte sociale européenne, à savoir le droit de gagner sa vie par un travail librement entrepris. Elle le fait avec prudence. Mais peut-il en aller autrement pour une si délicate opération de transplantation ?

3.  Accès au travail et information du candidat à un emploi Une dernière question, touchant à l’accès à l’emploi, doit être mentionnée. C’est celle de savoir si le candidat ou la candidate à un emploi qui a été évincé(e) au profit d’un(e) autre bénéficie d’un droit garanti à connaître les raisons de cette décision. Cette question était au centre de l’arrêt Meister de la CJUE59. Techniquement, elle se posait dans le cadre du contentieux des discriminations et sur le terrain, sinon des moyens de preuve, du moins de ceux permettant au candidat évincé d’avancer de manière plausible une allégation de discrimination à l’embauche devant le juge. On perçoit aisément l’enjeu, qui est de permettre aux actions judiciaires en discrimination de prospérer, et donc de renforcer l’effectivité de la prohibition contenue dans les directives prescrivant l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail60. La Cour a choisi, dans cette affaire, d’œuvrer à cette effectivité sans passer par la reconnaissance d’un droit à l’information au candidat à l’emploi. En effet, si elle juge bien que les directives précitées « ne prévoient pas le droit, pour un travailleur alléguant de façon plausible qu’il remplit les conditions énoncées dans un avis de recrutement et dont la candidature n’a pas été retenue, d’accéder à l’information précisant si l’employeur, à l’issue de la procédure de recrutement, 59

Arrêt du 19 avril 2012, C-415/10, note N. Moizard, Revue de droit du travail, 2012/497.   Directives nos 2000/43/CE, 2000/78/CE et 2006/54/CE.

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a embauché un autre candidat », elle n’en conforte pas moins la position d’un tel requérant devant le juge interne, en imposant à l’employeur une obligation de transparence devant celui-ci. Plus précisément, la juridiction saisie pourra dorénavant prendre en compte, pour établir la présomption de discrimination, le refus persistant et injustifié de l’employeur de fournir les informations demandées, en tant qu’élément permettant de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte. La mesure de cette prise en compte n’est pas précisée par le juge de l’Union. Il appartiendra à la juridiction nationale compétente d’en décider au vu des données de l’espèce.

C.  Cessation de la relation de travail Les modalités de cessation de la relation de travail susceptibles d’interférer avec les droits fondamentaux sont, et cela est logique, principalement le licenciement et la retraite. Peu de décisions ont été rendues sur ce dernier terrain en 2012. On se bornera à signaler l’arrêt Commission c. Hongrie de la CJUE61, déjà commenté dans une autre chronique62, et dans lequel cette Cour a jugé discriminatoire le brutal abaissement de l’âge de la retraite pour les juges, procureurs et notaires63. Il ne sera donc traité ci-après que de licenciement.

1.  Protection en cas de licenciement individuel a.  Licenciement et vie privée du salarié Dans le cadre de l’application de la CEDH, une des questions qui se posent d’emblée est celle de l’applicabilité au licenciement de son article 8, lequel protège le droit à la vie privée, à la vie familiale, au domicile et à la correspondance. Les solutions dégagées par la Cour européenne des droits de l’Homme, à défaut d’être toujours connues, sont néanmoins fermement établies. L’un des intérêts de l’arrêt Fernández Martínez c. Espagne du 15 mai 201264 est de rappeler la teneur de cette jurisprudence en ce qui concerne la vie privée au travail. Les termes, soigneusement pesés, méritent d’être reproduits : « L’article 8 garantit la ‘vie privée’ au sens large de l’expression, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables. Au vu de ce qui précède, la Cour réaffirme qu’il n’y a aucune raison de principe de considérer que 61

C.J., 6 novembre 2012, C-286/12.  E. Bribosia et I. Rorive, « Chronique sur le droit de l’égalité et de la non-discrimination », précitée. 63   À signaler aussi, un recours contre l’Allemagne devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, alléguant, à propos du retrait automatique de l’agrément administratif aux médecins conventionnés ayant atteint 68 ans, d’une discrimination fondée sur de l’âge. Ce recours a été jugé irrecevable par défaut d’épuisement des recours internes (décision du 26 mars 2012, communication no 1789/2008, Doc. CCPR/C/104/D/1789/2008). 64   Req. no 56030/07, arrêt faisant l’objet d’un renvoi en Grande Chambre. 62

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la ‘vie privée’ exclut les activités professionnelles. Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8, lorsqu’elles se répercutent dans la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement des relations avec ses semblables. Il convient sur ce point de noter que c’est dans le cadre de leur travail que la majorité des personnes ont l’occasion de resserrer leurs liens avec le monde extérieur. En outre, la vie professionnelle chevauche très souvent la vie privée au sens strict du terme, de telle sorte qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer en quelle qualité l’individu agit à un moment donné. Bref, la vie professionnelle fait partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la ‘vie privée’ »65. Dans cette affaire, où un prêtre sécularisé, professeur de religion et de morale catholiques dans un lycée public, ne s’était pas vu renouveler son contrat de travail en raison du scandale provoqué par la publication d’une photographie où il apparaissait avec son épouse et ses enfants, l’atteinte à la vie privée ne se présente pas du tout sous le jour qu’on lui connaît habituellement. En effet, ce n’est pas le lien entre la décision de non renouvellement et le statut matrimonial qui est retenu comme pertinent dans cette affaire, ni le fait que cette décision ait pour cause une représentation photographique de son cercle familial, mais plutôt le fait même de se voir refuser le renouvellement de son contrat. L’arrêt est très clair sur ce point : « le non-renouvellement du contrat du requérant a affecté la possibilité pour celui-ci d’exercer une activité professionnelle et a entraîné des conséquences sur la jouissance de son droit au respect de la ‘vie privée’ au sens de l’article 8 »66. Ainsi, toute décision de non renouvellement de contrat et, a fortiori, tout licenciement est dorénavant à considérer comme une ingérence dans la vie privée du salarié. Résultat d’un contrôle qui est resté minimal en l’espèce, l’ingérence est jugée légitime et proportionnée. Tant le contrôle que son issue sont cependant difficilement critiquables eu égard au contexte et aux données de la cause. Ainsi d’abord, de l’appréciation par la Cour des circonstances ayant conduit au non renouvellement du contrat de travail, qu’elle juge comme étant de nature strictement religieuse. De fait, le non renouvellement procédait d’une décision de l’évêque, seul compétent, en vertu d’un accord conclu entre l’Espagne et le Saint-Siège, pour présenter des candidats aux postes de professeur de religion catholique, les autorités des établissements concernés n’ayant du reste pas le pouvoir de s’opposer au recrutement du candidat proposé. Cette décision était par ailleurs commandée par le droit canonique, et la compétence de l’évêque apparaissait totalement liée. Enfin, le travailleur était lui-même prêtre, enseignait la religion, et ne pouvait donc pas, eu égard aux procédures qu’il a suivies pour sa sécularisation, ne pas savoir que le moindre scandale l’exposait à un non renouvellement. En outre, il n’était pas 65

§§ 56 et 57 de l’arrêt.   § 60 de l’arrêt.

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lui-même étranger à la survenance du scandale. Si on ajoute à cela que dans ce type de litige, le droit du salarié (à une vie privée) se heurte nécessairement à ceux de l’Église catholique (liberté de religion – article 9 – et liberté d’association – article 11), également protégés par la convention, on ne voit pas comment la Cour aurait pu parvenir à une décision différente.

b.  Licenciement et liberté d’association (affiliation à un parti politique) Il résulte d’un autre arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, l’arrêt Redfearn c. Royaume-Uni du 6 novembre 201267 que l’appartenance à un parti politique légalement établi ne saurait constituer à elle seule un motif légitime de licenciement. À l’origine de cet arrêt il y a la décision, prise par l’employeur, de licencier le requérant, chauffeur de bus pour une compagnie de transport et chargé du transport de personnes souffrant d’un handicap physique et/ou mental, à la suite de la parution dans un journal de l’annonce de sa candidature à des élections locales sous l’étiquette du British National Party, parti d’extrême droite. Cet arrêt qui, comme la plupart de ceux relatifs à des litiges de travail, se place sur le terrain de l’obligation positive pour l’État et ses organes de prévenir et de sanctionner les violations de la Convention entre particuliers, fournit des indications précieuses au juge du licenciement sur la démarche à suivre. Par delà les étapes habituelles du contrôle – légalité/nécessité/proportionnalité –, la conformité ou la non conformité du licenciement se déduira de l’appréciation portée sur les points suivants : le caractère légal ou non du parti et le caractère licite ou non de ses activités68 ; le comportement personnel du salarié ; les possibilités de reclassement sur un poste adapté (c’est-à-dire en l’espèce sans contact avec un public d’origine étrangère) ; les suites données par le salarié à une éventuelle proposition de reclassement ; les chances pour celui-ci de trouver un autre emploi en cas de licenciement. Au total, le licenciement pour appartenance à un parti politique non interdit ne pourra passer pour indiscutablement compatible avec la Convention et à son article 11 que si l’employeur peut se prévaloir d’un comportement fautif du salarié en lien avec cette appartenance. Dans tous les autres cas, il faudra mettre en balance l’intérêt de l’entreprise à préserver sa réputation et les droits du salarié, en particulier son droit à l’emploi qui se rattache dorénavant à l’article 8 de la Convention69, étant précisé que ce dernier impose à l’employeur une obligation de reclassement qui semble bien être de résultat.

2.  Protection en cas de licenciement collectif (limites) La protection à l’égard des (et non contre les) licenciements collectifs, pour motif économique dans la plupart des cas, est un acquis nouveau du droit européen 67

Req. 47335/06.   V. aussi, sur ce point : Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Féret c. Belgique, 16 juillet 2009, req. no 15615/07 ; arrêt Hizb Ut-Tahrir e. a. c. Allemagne, 12 juin 2012, req. no 31098/08. 69  V. supra (« Accès au travail et droit à une vie privée »). 68

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et international, indicateur s’il en est d’un changement des problématiques du travail. Il est intéressant d’ailleurs de noter qu’en Europe, les normes garantissant cette protection se sont construites en interaction entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. C’est ainsi que l’article 24 de la Charte sociale européenne révisée, qui porte notamment sur les licenciements « fondés sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service », s’est inspirée de la directive 98/59/CE du Conseil, du 20 juillet 1998, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs70, avant d’inspirer à son tour l’article 30 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont le champ d’application va d’ailleurs au delà des seuls licenciements collectifs. À regarder l’ensemble de ces textes, la référence de principe reste encore aujourd’hui la directive. La jurisprudence relative à son application est fournie. Mais c’est de son applicabilité qu’il s’est agi dans l’arrêt USA rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 18 novembre 201271. L’affaire portait sur un licenciement collectif consécutif à la fermeture d’une base américaine au Royaume-Uni décidée par le secrétariat de la US Army. Et le contentieux dans lequel s’inscrit la procédure préjudicielle ayant conduit à la décision du 18 novembre 2012 avait été déclenché par une employée civile ressortissante d’un État membre, dont l’action visait à ce que soit sanctionné un manquement à l’obligation de consultation des représentants du personnel fixée par la directive de 1998. Eu égard au contexte de l’affaire, le renvoi préjudiciel tendait d’abord à voir tranché le point de savoir si cette directive était applicable. La réponse de la Cour est négative. Cela ne tient en aucune manière à un statut exorbitant des bases militaires américaines, comme on pourrait être tenté de le penser. Autrement dit, la rupture des contrats de travail conclus entre les autorités de ce pays sur le territoire des États membres n’échappe pas à l’application de la directive parce qu’elle relèverait du droit américain. Cette rupture est exclue par application des critères mêmes du texte européen, et parce que les travailleurs des administrations publiques ou des établissements de droit public ou, dans les États membres qui ne connaissent pas cette notion, les travailleurs des entités équivalentes n’entrent pas dans son champ d’application, ainsi que le prévoit son article 1er, paragraphe 2, sous b).

D.  Conditions de travail Au chapitre des conditions de travail, les développements enregistrés en 2012 ont concerné principalement le temps de travail et la rémunération72.

70

J.O. L 225, p. 16.   Aff. C-583/10.   Doit toutefois être signalée une importante affaire relative à la santé et à la sécurité des travailleurs, mais qui est encore pendante devant la Cour européenne des droits de l’homme : Vilnes et autres c. Norvège, nos 52806/09 et 22703/10. Il en sera sans doute traité dans la prochaine livraison de la présente chronique.

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1.  Temps de travail Les questions relatives au temps de travail se sont toutes posées en rapport avec la directive 2003/88/CE concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail73, et chaque fois à propos du droit à un congé payé. Avec l’arrêt Dominguez du 24 janvier 201274, se posait d’abord la question du point de départ du bénéfice du droit à congé payé, et ensuite celle de savoir, s’agissant des périodes de congé acquises pour les temps d’absence du salarié, si la durée du congé peut différer en fonction du motif d’absence (accident du travail, maladie professionnelle, accident de trajet ou maladie non professionnelle). Cet arrêt a retenu l’attention d’abord pour des raisons qui ne sont pas de fond, et qui tiennent avant tout à l’articulation des sources européennes du droit à un congé payé, ainsi qu’aux conditions de leur application dans les États membres. On sait que, prévu par l’article 7, § 1, de la directive de 2003, ce droit est aussi dorénavant consacré par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en son article 31. Le contexte procédural interne dans lequel était invoqué ledit article 7, celui d’un contentieux opposant un salarié à un organisme de sécurité sociale, plaçait l’affaire sur le terrain de l’effet direct. La Cour ayant constaté que l’article 7, § 1, remplissait les conditions lui permettant de produire un tel effet, l’interrogation sur l’applicabilité de l’article 31 de la Charte et sur son rapport à l’article 7 de la directive pouvait paraître inévitable dans l’hypothèse où l’organisme de sécurité sociale défenderesse apparaissait être un organisme privé. Autrement dit, on pouvait se demander si, l’effet direct de la directive ne pouvant jouer dans des rapports entre particuliers, la seule voie envisageable ne serait pas celle d’un détour par les principes généraux du droit conformément à la jurisprudence Kücükdeveci75. La juridiction de l’Union a cependant réussi à esquiver cette approche, pour s’en tenir à une position tout à fait classique. Suivant cette ligne, la juridiction nationale compétente est invitée à s’efforcer prioritairement d’interpréter le droit national conformément à la directive. Si la mise en conformité s’avérait impossible par cette voie, il lui est demandé, soit de procéder à une application directe de l’article 7, § 1, si l’employeur s’avérait être une personne publique ou une personne privée présentant un lien de rattachement suffisant à une personne publique, soit de s’en remettre à l’application de la jurisprudence Francovich76, c’est-à-dire à la faculté dont dispose le salarié lésé d’intenter une action en réparation contre l’État. Il est à noter cependant que dans un arrêt ultérieur, l’arrêt Heimann et Toltschin77, la Cour a fini par se prononcer sur les effets de l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux et à reconnaître à celui-ci un effet direct aussi bien à l’égard des autorités publiques que dans les rapports entre personnes privées.

73

J.O. L 299, p. 9.   C.J., C-282/10.   C.J., 19 janvier 2010, C-555/07 76   C.J., 19 novembre 1991, C-6/90 et C-9/90. 77   C.J., 8 novembre 2012, C-229 et C-230/11. 74 75

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Sur la teneur même du droit à congé payé, les solutions retenues par la Cour sont sans grande surprise. S’agissant du moment de la constitution du droit, il ressort essentiellement de l’arrêt Dominguez que les congés payés sont dus dès lors qu’il y a travail effectif, sans que la législation ou la réglementation nationale puisse en subordonner le bénéfice à l’accomplissement d’une certaine durée de travail effectif. La solution vaut pleinement aussi pour les salariés absents pour cause d’accident de travail ou de maladie, professionnelle ou non. Quant à savoir si l’article 7, § 1, autorise dans ce dernier cas à distinguer, s’agissant de la durée du congé, selon la cause de l’absence, la réponse est affirmative, mais seulement à la condition que la différenciation opérée soit dans un sens plus favorable que la directive. Autrement dit, il sera loisible à l’État de fixer des durées de congé différentes pourvu qu’aucune d’elles ne soit inférieure à la période minimale de quatre semaines garantie par cette directive. La solution retenue dans l’arrêt Asociación Nacional de Grandes Empresas de Distribución (ANGED)78 est en parfaite cohérence avec cette jurisprudence. Dans cette affaire, la Cour de justice était appelée à dire si un travailleur en incapacité de travail pendant la période de son congé payé annuel en perd le bénéfice pour le temps d’incapacité ou s’il a droit au report de ce temps de congé. S’agissant d’un droit du travailleur qui doit être considéré, ainsi que la Cour le souligne, « comme un principe du droit social de l’Union revêtant une importance particulière » et « auquel il ne saurait être dérogé », c’est fort logiquement qu’il est tranché en faveur du droit au report, et donc dans le sens de l’incompatibilité des dispositions de droit interne y faisant obstacle. Pour les mêmes raisons79, on ne sera pas surpris que, dans l’arrêt Neidel80, la Cour ait jugé que le départ à la retraite ne saurait éteindre la créance de congés payés, et que l’employeur est tenu, en vertu de l’article 7 de la directive de 2003, de verser une indemnité financière au travailleur pour les congés non pris ; ou qu’elle ait encore jugé, dans l’arrêt Heimann et Toltschin81, que la directive s’oppose à ce qu’une disposition nationale prévoie la perte, même partielle, d’un droit au congé déjà acquis dans le cadre d’un plan social. À l’inverse, il résulte de ce dernier arrêt qu’il n’est pas contraire à cette disposition de prévoir, dans le cadre du même plan social, que le droit à congé payé annuel sera calculé selon la règle du prorata temporis pour le travailleur dont le temps de travail aura été réduit. La raison principalement avancée par la Cour est que la situation d’un tel travailleur n’est pas comparable à celle du travailleur en inca78

C.J., 21 juin 2012, C-78/11, note L. Driguez, Europe 2012, comm. 341.   À noter qu’un autre des intérêts de cet arrêt est de conclure à l’applicabilité de la directive à « un fonctionnaire exerçant des activités de pompier dans des conditions normales » dans la mesure où d’une part, celui-ci a la qualité de « travailleur » au sens de l’article 45 TFUE, et où, d’autre part, il n’entre pas dans le champ d’exception, à interpréter strictement, prévu par le paragraphe 2 de l’article 2 de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail (J.O. L 183). Cette disposition prévoit que « la directive n’est pas applicable lorsque des particularités inhérentes à certaines activités spécifiques dans la fonction publique, par exemple dans les forces armées ou la police, ou à certaines activités spécifiques dans les services de protection civile s’y opposent de manière contraignante ». 80   C.J., 3 mai 2012, C-337/10, note L. Driguez, Europe 2013, comm. 45. 81   Op. cit. 79

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pacité de travail, mais plutôt à celle du travailleur à temps partiel82. Il est cependant intéressant de noter que la décision repose aussi sur des considérations d’opportunité qu’on peut ainsi formuler : l’employeur ne doit pas être dissuadé de recourir à un plan social, qui a pour but la sauvegarde de l’emploi, autrement c’est le travailleur qui, nécessairement licencié, en serait pénalisé.

2.  Rémunération a.  Droit de l’Union européenne On sait que le droit de l’Union européenne ne consacre pas en tant que tel le droit à une rémunération. L’article 153, § 5, du TFUE, qui exclut les rémunérations du champ de la compétence communautaire en matière sociale, s’y oppose. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne le consacre pas davantage alors même qu’elle comporte un article 31 consacré au droit à des conditions de travail justes et équitables. Ce n’est donc que par le truchement du principe d’égalité et de l’interdiction des discriminations que cet objet est saisi dans par les normes de l’UE. Ce fut le cas en 2012 dans les affaires Tyrolean airways83 et Dittrich e.a.84 faisant application de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail85. La première espèce, déjà commentée dans cette revue86, à permis à la Cour de poser, d’une manière qui a été jugée discutable87, qu’est compatible avec les dispositions de ladite directive une convention collective qui, pour le classement dans des catégories d’emplois reliées à la grille des rémunérations, prévoit la prise en compte de la seule ancienneté acquise au service d’une compagnie aérienne donnée. Dans la seconde espèce, la question préjudicielle posée à la Cour concernait exclusivement le champ d’application de l’égalité de traitement en matière de rémunération telle qu’elle est fixée par l’article 3 de la directive. Il s’agissait de savoir si une aide versée en cas de maladie aux fonctionnaires de la République fédérale d’Allemagne, au titre de la loi sur les fonctionnaires fédéraux, s’analyse en une « rémunération » au sens de cet article. La réponse de la Cour est positive. Elle est adossée à un raisonnement qui mêle jurisprudence constante et éléments de clarification. Au titre des éléments acquis, on relèvera le fait que, pour la Cour, la directive s’applique à toutes les personnes et à tous les organismes, qu’ils appartiennent au secteur public ou au secteur privé, en ce qui concerne, notamment, les conditions de rémunération. En revanche, elle ne s’applique pas aux versements au titre des régimes de sécurité sociale et 82

La Cour qualifie d’ailleurs les travailleurs se trouvant dans cette situation de « travailleurs temporairement à temps partiel ». 83   C.J., 7 juin 2012, C-132/11, note L. Driguez, Europe 2012, comm. 340. 84   C.J., 6 décembre 2012, aff. jtes C- 124 – 125 – 143/11, note L. Driguez, Europe 2013, comm. 99. 85   J.O. L 303, 2 décembre 2000. 86   V. E. Bribosia et I. Rorive, « Chronique sur le droit de l’égalité et de la non-discrimination », précitée. 87   Ibid.

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de protection sociale88. Acquise aussi est la définition de la rémunération selon laquelle celle-ci s’entend de « tous avantages en espèces ou en nature, actuels ou futurs, pourvu qu’ils soient consentis, fût-ce indirectement, par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi de ce dernier, que ce soit en vertu d’un contrat de travail, de dispositions législatives ou à titre volontaire »89. Sont en revanche de l’ordre de la clarification les précisions concernant le critère du salaire. À cet égard, force est d’observer que la Cour écarte une part de la jurisprudence Maruko qui apparaissait comme faisant dépendre la qualification de « salaire » de la circonstance que la prestation considérée était directement fonction du temps de service accompli et que son montant était calculé sur la base du dernier traitement. Le critère décisif, affirme-t-elle ici, est que la prestation a été versée au travailleur en raison de la relation de travail qui le lie à son employeur. Constatant que l’aide revendiquée par les requérants au principal était financée par l’administration d’emploi au titre de ses dépenses de personnel, la Cour en a logiquement déduit que l’aide en cause participait du salaire, et a soumis l’employeur au respect du principe de non discrimination dans son attribution.

b.  Charte sociale européenne À l’inverse du droit de l’Union européenne, la Charte sociale européenne consacre expressément en son article 4 le droit des travailleurs à une rémunération équitable. Ce droit comprend, au terme des quatre premiers paragraphes de l’article, le droit à une rémunération suffisante (1) ; à un taux de rémunération majoré pour les heures supplémentaires (2) ; à une rémunération égale pour un travail de valeur égale (3) ; à un délai de préavis raisonnable dans le cas de cessation de l’emploi (4). Par le cinquième paragraphe, enfin, les États s’engagent à n’autoriser des retenues sur les salaires que dans les conditions et limites prescrites par la législation ou la réglementation nationales, ou fixées par des conventions collectives ou des sentences arbitrales. Les affaires grecques90 ont fourni au Comité européen des droits sociaux l’occasion de rappeler sa jurisprudence et de l’étoffer en ce qui concerne les paragraphes 1 et 4. Les premiers enseignements à tirer de la décision sur la réclamation no 66/2011 portent sur la notion de « rémunération suffisante ». Étaient en cause en l’espèce des dispositions législatives nouvelles prévoyant que les jeunes de 15 à 18 ans révolus embauchés dans le cadre des nouveaux contrats d’apprentissage percevraient 70% du salaire journalier minimum légal91 ou du salaire conventionnel (déterminé par la convention collective nationale générale), d’une part, et autorisant, pour les jeunes de moins de 25 ans entrant nouvellement sur le marché du travail, à fixer leur salaire à 80% du salaire minimum conventionnel. 88

V. en ce sens, C.J., 1er mars 2008, Maruko, C-267/06 ; et 10 mai 2011, Römer, C-147/08.   Dans le même sens, C.J., 4 juin 1992, Bötel, C-360/90 et 9 février 1999, Seymour-Smith et Perez, C-167/97.   C.E.D.S., déc. GENOP-DEI c. Grèce, 23 mai 2012, R.C. nos 65/2011 et 66/2011. 91   Il était de 33,57 euros à l’époque pour un travailleur non marié et n’ayant pas d’ancienneté. À noter que par acte ministériel du 28 février 2012, le niveau du salaire minimum journalier conventionnel a été baissé de 22% dans le même temps que celui des travailleurs de moins de 25 ans était diminué de 32%. 89 90

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Pour le Comité, les salaires ainsi prévus ne sont pas « suffisants ». Le critère déterminant pour qu’ils soient jugés tels est en effet, comme l’exige l’article 4, § 1, qu’ils assurent aux travailleurs et à leurs familles un niveau de vie décent. Or, selon le Comité, « pour [qu’un salaire] soit jugé équitable » au sens de cet article, il « doit se situer au-dessus du seuil de pauvreté du pays concerné, fixé à 50% du salaire moyen national. En plus, il ne doit en principe pas être inférieur à 60% du salaire moyen national (y compris les primes et gratifications spéciales et après déduction des cotisations de sécurité sociale et des impôts ; les transferts sociaux, par exemple allocations ou prestations de sécurité sociale, n’étant pris en compte que s’ils sont directement liés au salaire), sauf pour les États à démontrer que ce salaire permet néanmoins d’assurer un niveau de vie décent. Lorsqu’il existe un salaire minimum national, son montant net sert de base de comparaison avec le salaire moyen net et, dans les autres cas, c’est le salaire minimum fixé par voie de convention collective qui sert de référence ». Pour l’établissement du seuil de pauvreté, l’organe de la Charte se réfère à différents outils statistiques dont ceux fournis par Eurostat. Ceux-ci faisaient apparaître qu’en Grèce ce seuil est au delà du niveau de salaire prescrit par la loi et la convention collective générale pour les jeunes. On ajoutera que, dans le cas d’espèce, le manquement à l’exigence d’une rémunération suffisante est aussi jugée constitutive d’une discrimination fondée sur l’âge. Pour autant, cette position n’implique en aucune manière que toute différenciation des jeunes travailleurs du point de vue de la rémunération soit prohibée. Sont en effet admissibles, du point de vue du Comité, celles d’entre elles qui, en temps de crise, ont pour finalité l’intégration des jeunes sur le marché du travail, d’une part, et qui entretiennent un rapport de proportionnalité avec l’objectif poursuivi, d’autre part. Les principes relatifs à la rémunération des heures supplémentaires ont été, quant à eux, rappelés dans une affaire passablement complexe, où étaient en cause les dispositions régissant, en France, la prime de commandement attribuée aux officiers de police, laquelle est censée couvrir les heures supplémentaires de travail effectués par ceux-ci92. On note ainsi que pour être conforme au paragraphe 2 de l’article 4 de la Charte, la législation et/ou la réglementation nationale doit garantir une rémunération majorée de toute heure effectuée au delà de la durée légale de travail. La compensation en repos est aussi admissible, pourvu que la durée de ce repos soit supérieure au temps travaillé. Après cette décision, la question reste néanmoins toujours posée du niveau de cette majoration. Le Comité s’est jusqu’à présent refusé à fixer un seuil européen, ce qu’il confirme dans sa décision du 23 octobre 2012 en renvoyant au droit interne. Il est d’ailleurs permis de s’interroger sur la pertinence, en l’espèce, des termes du renvoi, le Comité prenant pour référence les dispositions du code du travail en la matière, lequel code ne s’applique pourtant pas, sauf exceptions, aux rapports d’emploi de droit public. 92

C.E.D.S., Conseil européen des syndicats de police c. France, déc. du 23 octobre 2012, R.C. no 68/2011. À mettre en rapport avec la décision du 1er décembre 2010 rendue sur réclamation de la même organisation (n° 57/2009) contre le même État sur le même enjeu.

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S’agissant de l’exigence d’un délai de préavis raisonnable dans les cas de cessation d’emploi, composante du droit à une rémunération équitable posée par l’article 4, paragraphe 4, de la Charte, elle est au cœur de la décision rendue sur la réclamation no 65/2011. Il ressort de celle-ci que quatre principes gouvernent l’interprétation de cette disposition par le Comité : – la seule hypothèse où une rupture immédiate de la relation de travail est compatible avec la Charte est celle de la faute grave ; – le caractère raisonnable du délai de préavis est à apprécier en fonction de la durée de l’emploi, au cas par cas ; – l’exigence d’un délai de préavis raisonnable vaut pour toutes les catégories de travailleurs, y compris pour les travailleurs à l’essai ; – une indemnité peut être versée en lieu et place du préavis, permettant ainsi au travailleur de subvenir à ses besoins en recherchant un nouvel emploi, à la condition que le montant de cette indemnité ne soit pas inférieure à ce que l’intéressé aurait gagné en travaillant. En l’espèce, ces critères n’étaient pas, de l’avis du Comité, remplis.

E.  Droits collectifs de travail La problématique des droits collectifs de travail varie considérablement d’un instrument à l’autre. La différence principale paraît devoir être établie entre les systèmes qui font dériver tous les droits collectifs de la liberté syndicale – cas de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, de l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ou de l’article 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels – et ceux qui séparent ce qui relève de la liberté syndicale de ce qui procède de l’action et de la négociation collectives – cas des articles 5 et 6 de la Charte sociale européenne, des articles 12 et 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ou, parmi les conventions de l’OIT, des conventions nos 87, 98, 135 et 154. Ces questions étant liées dans la plupart des cas, on a pris le parti de ne pas séparer artificiellement les deux éléments dans le cadre de la présente chronique.

1.  Constitution des syndicats93 Quels sont les titulaires de la liberté syndicale protégée par nombre de textes internationaux ? Telle est la première question à laquelle Cour européenne des droits de l’Homme et Comité de la liberté syndicale de l’OIT ont été amenés à 93

À signaler, Comité des droits de l’homme, 23 juillet 2012, J.B.R. e. a. c. Colombie, communications nos 1822, 1823, 1824, 1825 et 1826/2008. Les faits de l’espèce portaient sur la création d’un syndicat par des fonctionnaires licenciés par suite de la modification de la structure du service qui les emploie, sur le refus de l’administration d’enregistrer ce syndicat et sur des décisions judiciaires refusant aux membres de celui-ci l’immunité syndicale qui aurait imposé leur réintégration. Il a été conclu à l’irrecevabilité des réclamations au motif de la litispendance au plan national.

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répondre concernant des travailleurs cléricaux, des magistrats et procureurs et, enfin, des travailleurs ne relevant pas du code du travail. L’arrêt de chambre94 de la Cour européenne des droits de l’homme du 31 janvier 2012, Sindicatul pastorul cel bun c. Roumanie95, concerne la syndicalisation des membres du clergé et des employés laïcs de l’Église orthodoxe roumaine et, partant, l’application de l’article 11 de la CEDH dans ses dispositions qui énoncent le droit pour toute personne « de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts ». En fait, plusieurs prêtres et laïcs, tous liés à l’Église orthodoxe roumaine par un contrat de travail comme cela se pratique dans tous les États de tradition nationale orthodoxe, ayant fondé un syndicat dénommé opportunément « le bon Pasteur » pour la défense de leurs droits et intérêts économiques, sociaux et culturels, s’étaient vu refuser judiciairement son enregistrement aux motifs, d’une part, que l’existence de pareille organisation est incompatible avec la tradition chrétienne orthodoxe, ses dogmes fondateurs et le mode canonique de prise des décisions et, d’autre part, que les prêtres exercent des fonctions de direction dans leurs paroisses. L’affaire amenait ainsi la Cour européenne à devoir dire d’abord si les catégories de travailleurs ici concernés sont de celles à l’égard desquelles la Convention autorise des restrictions spéciales à l’exercice de la liberté syndicale. On pouvait s’attendre sur ce terrain à une réponse négative. Les seuls corps visés expressément dans cette perspective par la seconde phrase du paragraphe 2 de l’article 11 sont l’armée, la police et l’administration de l’État. Cette énumération est limitative, et le régime qui s’y attache exclusif. Aussi, les prêtres et les salariés laïcs de l’Église orthodoxe roumaine ne sauraient être purement et simplement privés de liberté syndicale. Entreraient-ils d’ailleurs dans l’une de ces catégories, celle de fonctionnaires d’État par exemple96, qu’il n’en irait sans doute pas autrement. La seconde phrase du paragraphe 2 n’énonce pas une exception à la liberté garantie à leur endroit. La Cour l’a clairement affirmé dans l’arrêt Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie97 : « l’article 11 [en] son paragraphe 2 in fine implique nettement que l’État est tenu de respecter la liberté d’association de ses employés sauf à y apporter, le cas échéant, des « restrictions légitimes » s’il s’agit de membres de ses forces armées, de sa police ou de son administration. L’article 11 s’impose par conséquent à l’« État employeur », que les relations de ce dernier avec ses employés obéissent au droit public ou au droit privé »98. Restait à savoir quelles restrictions peuvent passer pour justifiées au regard du paragraphe 2 de l’article 11 et dans quelle mesure le contexte particulier des présentes relations de travail pouvait jouer à cet égard. Sur ce point, l’arrêt de Chambre s’avère d’un intérêt plutôt limité, 94

Cet arrêt a fait l’objet d’un renvoi en Grande Chambre.   Req. no 2330/09. 96   La discussion est ici ouverte dans la mesure où, quand bien même le contrat est passé entre l’Église en tant qu’organisation et les membres du clergé, ceux-ci perçoivent leur rémunération de l’État. 97   Cour eur. D.H., 21 février 2006, no 28602/95. 98   V. aussi Cour eur. D.H, arrêt Demir et Baykara c. Turquie, 12 novembre 2008, no 34503/97 ; 21 avril 2009, arrêt Enerji Yapı-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01. 95

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parce que fondé sur une argumentation juridique discutable à certains égards99 et, surtout, bien peu assurée, les juges ne se plaçant pas au plan des principes100. Il faut espérer que l’arrêt que rendra la Grande Chambre offrira une motivation permettant d’établir plus solidement le régime d’exercice de la liberté syndicale dans le cadre d’une relation de travail entre les organisations religieuses et leurs employés cléricaux. C’est de manière tout à fait frontale que le Comité de la liberté syndicale de l’OIT (ci-après CLS) a, dans sa décision sur la plainte du syndicat Yargi-Sen contre la Turquie101, abordé pour sa part la question de savoir si des fonctionnaires ayant le statut de magistrats et de procureurs pouvaient revendiquer le bénéfice des dispositions des conventions de l’OIT sur la liberté syndicale, dont la convention no 87. Sa réponse, conforme à une jurisprudence constante102, est clairement positive : « les fonctionnaires », estime-t-il, « à la seule exception possible des forces armées et de la police, en vertu de l’article 9 de la convention no 87, devraient, à l’instar des travailleurs du secteur privé, pouvoir constituer des organisations de leur choix destinées à promouvoir et à défendre les intérêts de leurs membres ». Quant à la décision rendue par le même comité sur plainte de la Commission nationale du syndicat Solidarność contre la Pologne, elle portait sur les conséquences de la traduction en langue polonaise de la Convention no 87 de l’OIT103. L’organisation auteure de la plainte dénonçait l’emploi d’un mot équivalent d’« employé » (‘pracownicy’) pour traduire les mots « workers » en anglais et « travailleurs » en français. Elle soutenait que ce choix avait pour conséquence d’exclure du champ d’application de la convention certaines catégories de travailleurs104, les privant ainsi de la protection conférée par elle. Pour le CLS, cette situation est clairement contraire à la convention no 87. La conclusion est sans surprise, et la motivation de la décision se présente comme la simple réitération d’une position fermement établie s’agissant du champ d’application personnelle de cette convention105. Elle est énoncée en l’espèce en ces termes : « Tous les travailleurs – à la seule exception des membres des forces armées et de la police – devraient avoir le droit de constituer des organisations de leur choix et de s’y affilier. Le critère à retenir pour définir les personnes couvertes n’est donc pas la relation d’emploi avec un employeur ; cette relation est en effet souvent absente, comme pour les travail99

On songe ici, pour ne prendre que cet exemple, aux termes de la vérification par la Cour de ce que la restriction est prévue par la loi. Pour parvenir à leurs fins, les juges européens vont rattacher artificiellement le Statut de l’Église, source de la restriction, à la loi qui lui est manifestement contraire, et ce à la faveur de l’affirmation d’une obligation inversée d’interprétation conforme. Le résultat, contestable, est qu’une mesure contra legem dictée par le statut d’une organisation privée est considérée comme « prévue par la loi ». 100   C’est le cas sur le terrain du contrôle de la nécessité de la restriction, où il apparaît que la circonstance que d’autres syndicats de prêtres orthodoxes aient pu être enregistrés en Roumanie sous l’empire de la même législation a joué un plus grand rôle que les autres éléments. 101   Cas no 2892, Rapport no 363, mars 2012. 102  V. B.I.T., Recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale, 5e éd., 2006, § 220. 103   Convention sur la liberté syndicale et la protection des droits syndicaux. 104   Pour l’essentiel, le terme retenu coïncide avec la définition du travailleur selon le code du travail polonais, qui laisse en dehors de son champ les personnes employées sur la base de contrats de droit civil (contrats de service), les travailleurs indépendants et les autres personnes accomplissant un travail sans être des employeurs. 105  V. B.I.T., Recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale, 5e éd., 2006, § 254.

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leurs de l’agriculture, les travailleurs indépendants en général ou les membres des professions libérales qui doivent pourtant tous jouir du droit syndical »106.

2.  Dissolution des syndicats Il en va du maintien des syndicats comme de leur formation : c’est un contrôle exigeant que déploient les instances européennes et internationales sur les mesures pouvant mettre en cause l’existence desdits syndicats. Dans l’affaire Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası c. Turquie107, cette mesure était rien moins qu’une dissolution, prononcée par la plus haute juridiction judiciaire turque. Le motif était l’ajout dans les statuts du syndicat d’une disposition par laquelle celuici s’assigne pour but de défendre « le droit de tous les individus de la société à recevoir dans l’égalité et la liberté, un enseignement démocratique, laïque, scientifique et gratuit dans leur langue maternelle ». Cette mention d’une langue qui pouvait apparaître comme n’étant pas le turc avait été jugée contraire à la Constitution. Examinant les conditions de cette dissolution, la Cour européenne a, quant à elle, conclu à la violation des articles 11 (liberté d’association et liberté syndicale) et 10 (liberté d’expression) de la Convention, au terme d’un raisonnement dont on retiendra d’abord qu’il instaure un contrôle des plus rigoureux sur les ingérences dans l’exercice de la liberté syndicale. La Cour insiste, en effet, sur le fait que « pour juger de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11, § 2, les États ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante »108. En définitive, la ligne jurisprudentielle ainsi promue peut être ainsi résumée : seuls des faits, imputables à l’organisation en cause, s’analysant en un appel à la violence, au soulèvement ou à toute autre forme de rejet des principes démocratiques peut justifier un acte aussi grave que la dissolution d’un syndicat. Plus encore, si on tient compte de l’affirmation selon laquelle « l’existence de minorités et de cultures différentes dans un pays constitue un fait historique qu’une société démocratique doit tolérer, voire protéger et soutenir selon des principes du droit international », il ne devrait pas suffire, au regard de la Convention, que l’État s’abstienne de dissoudre. Il devrait être regardé comme tenu par ailleurs par une obligation positive de protection et de promotion à l’égard des buts que ce syndicat se propose d’atteindre.

3.  Accès aux prérogatives syndicales Le statut de syndicat est en principe une clé d’accès à l’exercice des prérogatives syndicales dont les principales, garanties ou non comme droits autonomes dans les textes européens, sont l’action syndicale de laquelle participe la grève, la négociation collective, ainsi que la participation aux institutions représentatives du 106

§ 1084 de la décision.   Cour eur. D.H., 25 septembre 2012, req. no 20641/05.   § 49 de l’arrêt. C’est nous qui soulignons.

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personnel, parmi lesquelles le comité d’entreprise. Il n’est cependant pas rare que des qualités supplémentaires soient requises du syndicat et/ou de ses représentants, ce qui est le cas en France. Et il peut arriver aussi – c’est le cas en Allemagne – que la reconnaissance du statut syndical soit rendue plus difficile lorsque ce statut donne automatiquement le droit d’exercer les droits en question. Le CLS a eu à se prononcer sur ces deux cas de figure dans deux décisions récentes sur lesquelles il peut être utile de revenir, bien qu’elles aient été rendues avant le début de la période de référence de la présente chronique, en novembre 2011.

a.  Admissibilité d’un critère de représentativité Cette question est au centre de la décision sur la plainte conjointe Confédération générale du travail (CGT) et syndicat Force ouvrière (FO) contre la France109. Dans un contexte général où se combinent recul des adhésions aux syndicats de travailleurs et revendication par ceux-ci, mais aussi par les organisations patronales, d’un rôle accru dans les processus de détermination des conditions de travail et dans la conduite des entreprises, le législateur français a, au moyen d’une loi du 28 août 2008, mis en place un dispositif de représentativité fondé sur l’audience électorale lors des élections professionnelles. Ce dispositif n’a pas cessé d’être attaqué sur trois points principaux. Sur son principe d’abord, c’est-à-dire sur le fait de subordonner la représentativité au score électoral réalisé lors des élections professionnelles. Sur le fait, ensuite, qu’un syndicat peut être reconnu comme représentatif et ne pas disposer de représentant au comité d’entreprise, alors qu’un syndicat non représentatif pourra siéger au sein de cette instance110. Sur le fait, enfin, que lorsque le syndicat remplit les conditions pour désigner des représentants au comité d’entreprise, ceux-ci devront nécessairement être choisis parmi les membres de la liste syndicale lors des dernières élections d’entreprise, cette désignation n’étant au surplus valable que si les représentants ont réuni sur leur nom au moins 10% des suffrages exprimés. La plainte examinée portait principalement sur ce dernier point111 qui, aux yeux des deux organisations requérantes, était constitutif d’une violation du droit des syndicats à l’autonomie dans leur organisation. Le CLS leur a donné raison. « Tout en ne mettant pas en cause la légitimité du système d’élection de représentants syndicaux dans le comité d’entreprise », il a estimé « que le droit des organisations syndicales d’organiser leur gestion et leur activité conformément à l’article 3 de la convention no 87 comprend la liberté pour les organisations reconnues comme représentatives de choisir leurs délégués syndicaux aux fins de la négociation collective »112. Il va

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Cas no 2750, Rapport no 362, novembre 2011.   C’est ici la conséquence de ce que la représentativité s’apprécie au résultat du 1er tour des élections, tandis que la légitimité pour siéger au sein de cette instance s’établit au second tour. Or l’aléa électoral fait qu’un syndicat peut réunir un nombre de suffrages suffisants (10% des suffrages exprimés) sans pouvoir concrétiser au second tour, et vice versa. 111   Il est intéressant de constater que, en France, le contentieux sur ces trois points s’ordonne pour l’essentiel autour d’une discussion au regard des conventions de l’OIT et de la jurisprudence de la Cour EDH relative à l’article 11 de la CEDH. 112   § 987 de la décision.

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même plus loin en demandant à la France de veiller à ce que le système établi sur la base des élections syndicales n’exclue pas cette possibilité pour les organisations en question d’être assistés par des conseillers.

b.  Admissibilité de conditions rigoureuses d’accès au statut syndical Se présentait à l’examen du CLS, avec l’affaire Freie Arbeiterinnen – und ArbeiterUnion (FAU) c. Allemagne113, le système allemand d’accès au statut de syndicat. Ce statut, ainsi qu’il a été dit plus haut, donnant accès automatiquement au droit d’action et de négociation collective, la jurisprudence a fixé des conditions strictes à son acquisition. Les 4 conditions à remplir par une organisation pour être reconnue comme syndicat sont les suivantes : – avoir pour objectif de par ses statuts de défendre les intérêts de ses membres en leur qualité de travailleurs ; – être disposée à conclure des conventions collectives ; – être constituée librement et être indépendante ; – être organisée à un niveau supérieur au lieu de travail ; – se considérer comme liée par la législation en vigueur sur la négociation collective ; – pouvoir s’acquitter de ses obligations de négociateur de manière effective et efficace, ce qui suppose une certaine capacité de s’affirmer vis-à-vis des autres partenaires sociaux, une position de force et une certaine efficacité dans son organisation. À l’évidence, des conditions aussi rigoureuses sont de nature à poser d’abord problème du point de vue du droit à la libre constitution des syndicats. Mais ce système est, s’agissant de l’Allemagne, « sauvé » par l’article 9, § 3, de la Loi fondamentale qui, tel qu’interprété par la jurisprudence, permet à des associations d’être créées librement et d’agir tout aussi librement pour la défense des intérêts de leurs membres par tout moyen licite, à l’exclusion toutefois de la négociation collective, de la grève et du boycott. C’est ce qui explique que dans le cas d’espèce, le comité ait estimé que le refus par une juridiction, fondé sur le défaut de satisfaction à certains des critères rappelés ci-dessus, de reconnaître la qualité de syndicat à l’organisation requérante ne viole pas en elle même les conventions nos 87 et 98 de l’OIT. Reste qu’à ses yeux, la législation et la jurisprudence allemandes posent difficulté en ce qu’elles empêchent les organisations de travailleurs d’exercer les prérogatives, dont fait partie le droit de grève, que ces conventions reconnaissent à tous les syndicats, y compris aux syndicats minoritaires.

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Cas no 2805, Rapport no 362, novembre 2011.

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4.  Exercice des prérogatives syndicales En matière de prérogatives syndicales exercées, l’accent sera mis ici sur la grève, la négociation collective et l’expression syndicale.

a.  Droit de négociation collective Négociation libre et volontaire. La convention no 98 de l’OIT sur le droit d’organisation et de négociation collective (1949) pose comme principe cardinal que la négociation collective doit être libre et volontaire. De ce principe découle à la fois l’obligation pour l’État de protéger les parties à la négociation contre les ingérences qui auraient pour auteur l’une ou l’autre et l’interdiction faite aux pouvoirs publics de commettre eux-mêmes une telle ingérence. Il ressort cependant de l’interprétation des termes de cette convention retenus par le CLS que cette prohibition n’est pas absolue. Les deux décisions rendues en novembre 2012 concernant respectivement l’Espagne114 et les Pays-Bas115 sont précisément à lire dans ce contexte, les requérants critiquant pour l’essentiel des ingérences de l’État. Il en ressort tout d’abord qu’une intervention des pouvoirs publics, consistant à inciter les partenaires sociaux – ou les parties sociales – à négocier, ou visant à faire pression pour obtenir des conditions de travail socialement acceptables pour les salariés et qui, dans un contexte de négociation particulièrement laborieuse, va jusqu’à offrir aux parties l’aide des autorités publiques pour la rédaction de l’accord ne constitue pas une ingérence contraire aux dispositions de la Convention no 98. Elle s’analyserait plutôt en la mise en œuvre de l’obligation faite aux États de prendre les mesures nécessaires « pour encourager et promouvoir le développement et l’utilisation les plus larges de procédures de négociation volontaire » (art. 4, Convention no 98). Il ressort ensuite des mêmes décisions que les pouvoirs publics sont fondés, lorsque des négociations apparaissent durablement bloquées, et qu’au surplus elles concernent un secteur d’activité essentiel116, à prendre les mesures unilatérales qui s’imposent. « Il arrive un moment dans les négociations », estime le CLS, « où, après des négociations prolongées et infructueuses, l’intervention des autorités peut être justifiée, lorsqu’il devient évident que l’impasse ne pourra être résolue sans une initiative de leur part »117. Droit de négociation et articulation des conventions collectives. Doit être signalée par ailleurs une question intéressante, posée dans le cadre des affaires grecques devant le Comité européen des droits sociaux, mais restée malheureusement sans réponse. Elle est de savoir si le droit de négociation collective, entendu comme droit de prendre part à la détermination collective des conditions de travail, impose une articulation entre conventions collectives de différents niveaux qui soit nécessairement favorable aux travailleurs. C’est en tout cas ce que soute114

Cas no 2785, plainte de l’Union syndicale des contrôleurs aériens (USCA), Rapport no 362, novembre 2012.  Cas no 2905, plainte de la Werkgeversvereniging Postverspreiders Nederland (Fédération néerlandaise des employeurs de facteurs et factrices) (WPN), Rapport no 365, novembre 2012. 116   Dans la décision concernant l’Espagne il s’agissait de services aéroportuaires. 117   § 737 de la décision sur le cas no 2785. 115

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nait le syndicat réclamant qui dénonçait le fait que dans le nouveau dispositif en vigueur en Grèce il soit prévu la possibilité pour les accords d’entreprise, « sans exception », de déroger « sans limitation » aux accords de branche, ainsi que le fait qu’en l’absence de syndicats d’entreprise les syndicats de branche ou la fédération correspondante soient dorénavant habilités à conclure directement des conventions collectives d’entreprise. Le Comité européen des droits sociaux a estimé ne pas avoir à répondre en l’espèce à ces griefs, parce que les réclamants invoquaient l’article 3, § 1, du protocole additionnel de 1988 à la Charte plutôt que l’article 6, § 2 qu’il considère comme seul fondement de ce droit, et parce que, en tout état de cause, la Grèce a exclu l’article 6 des dispositions de la Charte qui la lient. On voit mal cependant comment une argumentation de ce type aurait pu prospérer sans associer à l’article 6, § 2, de la Charte une autre disposition substantielle.

b.  Droit de grève Les conditions dans lesquelles l’exercice du droit de grève peut être restreint constituaient l’enjeu de la plainte introduite par le Syndicat des producteurs de denrées alimentaires lituaniens contre la Lituanie, et de la décision du CLS qui s’en est suivie118. Dans cette affaire un préavis de grève déposé par le syndicat dans une usine de production de bière avait été, sur recours de l’employeur, suspendu par le juge pendant plusieurs mois, la grève décidée ayant été, en définitive, jugée illicite. Deux justifications étaient avancées à l’appui de cette restriction, dont il revenait au CLS de dire si elles étaient légitimes au regard des conventions nos 87, 98 et 135 de l’OIT. La première, selon laquelle la production de la bière serait un service sensible a été vite écartée par le Comité au motif, évident, que la pénurie de bière ne constitue pas « une menace évidente et imminente pour la vie, la sécurité et la santé dans tout ou partie de la population »119. Plus de crédit a été accordé à la seconde tenant à l’illicéité, en droit lituanien, des grèves menées durant la période de validité d’une convention collective en l’absence d’une violation caractérisée de celle-ci par l’employeur. De l’avis du Comité, un tel système n’est pas incompatible avec les conventions précitées, pourvu qu’existent des mécanismes impartiaux et rapides permettant de résoudre les litiges individuels ou collectifs relatifs à l’interprétation ou l’application des conventions collectives. L’arrêt Finnair Oyj rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 4 octobre 2012120 fournit, quant à lui, une belle illustration de la place congrue du droit de grève dans le droit de l’Union européenne. L’explication est connue. En effet, si l’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE proclame bien le droit des travailleurs et des employeurs, ainsi que de leurs organisations respectives, « de recourir, en cas de conflits d’intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts, y compris la grève », cette modalité particulière de l’action collec118

Cas no 2907, Rapport no 364, juin 2012.   § 670 de la décision. On ne peut cependant que rester perplexe face à l’affirmation que la production en question n’est pas « un service essentiel au sens strict du terme » (c’est nous qui soulignons). 120   Aff. C-22/11. 119

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tive demeure, en tant que telle, exclue du champ de la réglementation de l’Union en vertu de l’article 153, § 5, TFUE. On ajoutera que, même du point de vue de la Charte des droits fondamentaux, le droit énoncé à l’article 28 doit s’exercer « conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales », formule qui, interprétée à la lumière de l’article 153 TFUE, tendrait plutôt à placer sa garantie hors du système juridique de l’Union. Cette problématique de l’effacement communautaire du droit est remarquablement illustrée par l’arrêt Finnair Oyj. Au centre de l’affaire se trouvait en effet, non pas la question du droit de grève, mais plutôt celle des droits des passagers des compagnies aériennes, spécialement du droit à indemnisation en cas de refus d’embarquement, en vertu d’un règlement communautaire121. Suite à une grève à l’aéroport de Barcelone ayant entraîné l’annulation d’un de ses vols, la compagnie Finnair avait dû réorganiser ses rotations afin d’acheminer dans les meilleurs délais les passagers victimes de cette annulation. C’est dans ce contexte qu’un passager ayant réservé sur un autre vol s’est vu, deux jours plus tard, refuser l’embarquement. L’affaire posait alors, compte tenu des règles communautaires invoquées, la question de savoir si la grève peut être considérée comme un fait justificatif exonérant le transporteur de sa responsabilité. La réponse de la Cour est négative. La logique de cette solution est parfaitement exposée par l’avocat général, dans les termes suivants : « Lorsque l’annulation ou le retard de vol est dû à des circonstances extraordinaires, le transporteur aérien n’est pas tenu de verser l’indemnisation prévue à l’article 7 du règlement no 261/2004 dans la mesure où ce transporteur n’avait aucune maîtrise sur les événements. Les difficultés et les désagréments subis par les passagers n’étant pas de la responsabilité dudit transporteur, l’indemnité, qui remplit une fonction dissuasive, n’a pas lieu d’être. En revanche, tel n’est pas le cas lorsque le passager se voit refuser, comme dans la présente affaire, l’embarquement après qu’une réorganisation des vols a été décidée par le transporteur aérien à la suite de circonstances extraordinaires. De par cette seule décision, le transporteur aérien fait subir des difficultés et des désagréments à un ou plusieurs passagers choisis de manière tout à fait aléatoire. Pour cette raison, parce que le préjudice supporté est imputable au transporteur aérien, l’indemnité reste due afin de dissuader ce dernier de recourir à une telle pratique et de privilégier l’appel aux volontaires acceptant de renoncer à leur réservation, conformément à l’article 4, paragraphe 1, du règlement no 261/2004 »122. Appliquée à la grève, cela revient à dire que si celle du personnel d’un l’aéroport, parce que le transporteur n’a pas prise sur elle et parce qu’elle « n’aurait pas pu être évité[e] même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises », relève bien des « circonstances extraordinaires » au sens du Règlement, elle n’exonère ledit transporteur de sa responsabilité que si elle est la cause immédiate du refus

121

Règlement (CEE) no 295/91 du Conseil, du 4 février 1991, établissant des règles communes relatives à un système de compensation pour refus d’embarquement dans les transports aériens réguliers, J.O. L 36, p. 5. 122   §§ 60 et 61 des conclusions.

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d’embarquer123. Est-ce à dire alors que doivent être exclues de la qualification de « circonstances exceptionnelles » les grèves menées par le personnel propre de la compagnie aérienne ? C’est en tout cas ce que suggère l’arrêt en faisant peser sur celle-ci une obligation de diligence spéciale aux fins de trouver une solution permettant d’éviter le refus d’embarquement. Surgit alors une autre question : de quelle marge de liberté dispose le transporteur dans le choix de ces mesures ? L’arrêt est muet sur ce point et il est fort probable que la jurisprudence de la Cour le restera durablement. Suivant le raisonnement de la Cour la grève est un pur fait qui ne peut être réglé que par le droit interne. Dans le champ du droit de l’Union, dans celui du Règlement de 2004 en tout cas, il faudra se borner à en tirer les conséquences juridiques. En cela, la logique de l’arrêt Finnair Oyj s’apparente assez à celle des fameux arrêts Viking et Laval124, où l’action collective était analysée essentiellement en termes d’entrave à la libre circulation. Mais au moins, dans ces arrêts-ci, la Cour avait aussi reconnu à cette action collective le caractère de droit social fondamental appartenant au droit de l’Union, ce qui n’est pas le cas dans la présente décision. On observera également que dans la balance des valeurs, le droit individuel du voyageur l’emporte sur le droit d’exercice collectif des travailleurs. Pour n’être que la conséquence de ce que le premier est régi par le droit de l’Union tandis que le second ne l’est pas, le fait ne reste pas moins préoccupant.

c.  Liberté d’expression syndicale On remarquera, pour finir, que parmi les moyens dont disposent les syndicats pour défendre les intérêts de leurs membres ou, plus largement, les intérêts professionnels, l’expression syndicale fait l’objet, depuis ces trois dernières années, d’une attention croissante de la part de la Cour EDH. En témoigne l’arrêt du 25 septembre 2012, Trade Union of the Police in the Slovak Republic and Others c. Slovaquie125. À la suite d’une manifestation organisée par un syndicat pour protester contre des mesures touchant à la protection sociale des policiers, et au cours de laquelle la démission du gouvernement avait été réclamée, des responsables syndicaux avaient fait l’objet de mesures de mutation et de rétrogradation de la part du ministre de l’Intérieur. Pour la Cour, il y a violation de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, pris dans sa branche relative à la liberté syndicale. La solution est remarquable. En effet, jusqu’alors, dans les affaires touchant à des manifestations ou à des réunions syndicales sur la voie publique, c’était plutôt au regard de la liberté de réunion et de manifestation que le contrôle européen s’opérait126. Et lorsque l’expression syndicale passait par l’affi123

Dans pareil cas, il est néanmoins loisible au transporteur, ainsi que le souligne la Cour, de demander réparation du préjudice subi à raison de la grève aux personnes responsables de celle-ci, y compris à titre individuel.   C.J., 11 décembre 2007, Viking, C-438/05 ; et 18 décembre 2007, Laval, C-341/05. V. P. Rodière, « Les arrêts Viking et Laval, le droit de grève et le droit de négociation collective », RTD eur., 2008/47. 125   Req. no 11828/08. 126   V. par ex. Cour eur. D.H., arrêt Karaçay c. Turquie, 27 juin 2007, req. no 6615/03 ; arrêt Urcan e. a. c Turquie, 17 juillet 2008, req. nos 23018/04, 23034/04, 23042/04, 23071/04, 23073/04, 23081/04, 23086/04, 23091/04, 23094/04, 23444/04 et 23676/04 ; et arrêt Barraco c. France, 5 juin 2009, req. no 31684/05. 124

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chage ou la presse syndicale, il était opté pour l’article 10 à titre principal127. Il faut espérer que ce changement de fondement juridique est le signe d’une évolution de la jurisprudence quant à ses exigences. C’est un fait que la protection concédée par la Cour à la liberté d’expression syndicale est jusqu’ici restée timorée128, et on incline à penser que la raison est à rechercher dans le fait que cette liberté n’était pas rattachée à son socle logique qui est la liberté syndicale129. Quoiqu’il en soit, ce rattachement a conduit en l’espèce la Cour à soumettre les mesures restrictives à un contrôle plus rigoureux, en exigeant d’elles qu’elles soient justifiées par l’existence d’un besoin social impérieux comme c’est le cas pour toute restriction de la liberté syndicale. Le résultat en est un constat de violation de l’article 11.

IV.  Protection sociale et aide sociale Dans la plupart des droits des États européens, la notion de protection sociale renvoie à un double dispositif, de sécurité sociale (en ce comprise la protection sociale complémentaire) et d’aide sociale, le premier obéissant à une logique contributive et le second à une logique de solidarité, en principe nationale. Cette dichotomie est toutefois plus diffuse en droit international et en droit européen. Elle existe ici mais s’efface là. Aussi ne sera-t-il pas systématiquement adopté comme schéma de référence pour les développements qui suivent. Il a paru plus indiqué de suivre les évolutions du droit et de la jurisprudence en épousant leurs contours. Pour 2012, l’aide sociale n’occupe qu’une part congrue dans les décisions rendues par les instances européennes.

A  Le droit à la sécurité sociale : identification, consistance 1.  Identification La sécurité sociale est un dispositif juridique et technique connu. Mais c’est aussi un droit social fondamental, dimension moins couramment mise en exergue, sauf au titre des « droits sociaux » entendus comme « acquis sociaux » ou comme « prestations » sociales. Le droit à la sécurité sociale n’est pas consacré par tous les textes ni dans tous les cadres. L’article 9 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoit que « Les États parties reconnaissent le droit de toute personne 127   V. Cour eur. D.H., arrêt Aguilera Jimenez e.a. c. Espagne, 8 décembre 2009, req. no 28389/06 et s. ; arrêt Papaioanopol c. Roumanie, 16 juin 2010, req. no 17590/02 ; arrêt Palomo Sanchez et autres c. l’Espagne, 12 septembre 2011, req. no 28955/06 ; arrêt Vellutini et Michel c. France, 6 octobre 2011, req. no 32820/09. 128   V. J.‑P. Marguénaud et J. Mouly, « La liberté d’expression syndicale, parent pauvre de la démocratie », Recueil Dalloz 2010, p. 1456. 129   V. J.‑F. Akandji-Kombé, « La liberté d’expression syndicale, fille méconnue de la liberté syndicale. Plaidoyer pour des retrouvailles sous l’égide de l’article 11 de la CEDH », in Mélanges en l’honneur de Nikitas Aliprantis, à paraître ; « Pour un renouvellement de la jurisprudence de la Cour EDH relative à la liberté d’expression syndicale », Droit ouvrier, mai 2013, no 778.

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à la sécurité sociale, y compris les assurances sociales ». Il retient une conception élargie de la sécurité sociale englobant l’aide sociale. En Europe, seule la Charte sociale européenne reconnaît ce droit, distingué ici du droit à l’assistance sociale (et médicale). L’article 12 qui lui est consacré oblige les États : « à établir ou à maintenir un régime de sécurité sociale (§ 1) ; à maintenir le régime de sécurité sociale à un niveau satisfaisant, au moins égal à celui nécessaire pour la ratification du Code européen de sécurité sociale (§ 2) ; à s’efforcer de porter progressivement le régime de sécurité sociale à un niveau plus haut (§ 3) ; à prendre des mesures […] pour assurer : l’égalité de traitement entre les nationaux de chacune des Parties et les ressortissants des autres Parties en ce qui concerne les droits à la sécurité sociale (§ 3a) [et] l’octroi, le maintien et le rétablissement des droits à la sécurité sociale par des moyens tels que la totalisation des périodes d’assurance ou d’emploi accomplies conformément à la législation de chacune des Parties (§ 3b) ». De ce droit fondamental, on ne trouve en revanche pas trace dans le droit de l’Union européenne ou dans la CEDH. Cela peut surprendre dans le premier cas lorsqu’on sait que de nombreux textes de l’Union, principalement en la forme de règlements, sont consacrés à la matière de la sécurité sociale. Cela surprend encore eu égard au fait qu’un article particulier de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 34, est réservé à cet objet. À l’inverse, la proposition paraît relever du constat d’évidence dans le cas de la Convention européenne des droits de l’homme. Il sera loisible à quiconque d’observer que celle-ci ne comprend aucune disposition ayant pour objet la sécurité sociale. Mais, en même temps, l’accord se fera aisément sur le fait que si la Convention – de même que le droit de l’Union – ne garantit pas de droit à la sécurité sociale, il confère néanmoins certains droits en matière de sécurité sociale, sur la base de l’article 1er du Protocole no 1 (droit au bien)130. La jurisprudence de 2012, dont il sera question plus loin, en atteste clairement. De cette géographie du droit européen de la sécurité sociale, il peut être tiré deux enseignements principaux. Le premier est que nulle part ailleurs que dans la Charte sociale il n’est imposé aux États une obligation de mettre en place un système de sécurité sociale et, encore moins l’exigence d’un certain niveau de protection. Lesdits États disposent par conséquent en la matière, dans le droit de l’Union et dans celui de la Convention européenne des droits de l’Homme, d’une liberté absolue. La Cour de Strasbourg l’a encore rappelé dans ses arrêts les plus récents : « L’article 1 du Protocole no 1 n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre d’un tel régime »131. Le second enseignement est que, une fois que le système ou les régimes de sécurité sociale mis en place, ils sont « saisis » par le droit européen et devront correspondre à certaines exigences, et donc ne pas heurter, voire 130   V. not. « La sécurité sociale comme droit de l’homme, la protection offerte par la Convention européenne des droits de l’homme », Dossiers sur les droits de l’homme, no 23, Editions du Conseil de l’Europe. 131   Cour eur. D.H., arrêt Manzanas Martín c. Espagne, 3 avril 2012, req. no 17966/10, § 34 ; ou encore arrêt Efe c. Autriche, 8 janvier 3013, req. no 9134/06, § 46. Jurisprudence constante. Pour une expression dans la jurisprudence antérieure v. l’important arrêt Carson c. Royaume-Uni [GC], 16 mars 2010, req. no 42184/05, § 64.

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garantir un certain nombre de droits de l’assuré social : droit à un traitement nondiscriminatoire, droit au versement des prestations, droit à la totalisation des périodes d’assurance, etc.

2.  Consistance La convergence est remarquable entre les textes sur la notion même de sécurité sociale au sens strict. Ainsi que la définit le règlement (CEE) no 1408/71, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés et à leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté132, la notion s’entend de tous les régimes de sécurité sociale, qu’ils soient généraux et spéciaux, contributifs et non contributifs, ainsi qu’aux régimes relatifs aux obligations de l’employeur en la matière. Ces systèmes couvrent généralement, en Europe, les risques sociaux suivants : maladie et soins médicaux, maternité, invalidité, vieillesse, veuvage et décès, accidents de travail et maladies professionnelles, chômage, prestations familiales133.

B.  Réforme des régimes de sécurité sociale et droit à la sécurité sociale Il suit de ce qui précède que ce n’est qu’au regard de l’article 12 de la Charte sociale européenne que les réformes des systèmes de sécurité sociale peuvent poser problème. Cela est confirmé en creux par la décision d’irrecevabilité rendue par la Cour européenne des droits de l’homme le 29 novembre 2012 dans l’affaire Ramaer et van Willigen c. Pays-Bas134, à propos de la réforme, aux Pays-Bas du système d’assurance santé appliqué aux retraités néerlandais résidant dans d’autres pays de l’Union européenne. La requête portait, et cela est significatif, sur le maintien des acquis et des droits individuels et non sur le respect d’un certain standard, que la Convention ne fixe guère. Mais ces potentialités de la Charte sociale sont surtout confirmées positivement par la décision du Comité européen des droits sociaux GENOP-DEI et ADEDY c. Grèce du 23 mai 2012135. La question est à nouveau celle de la compatibilité des mesures anti-crise, en particulier de celles portant réforme du système de sécurité et d’assurance sociales136, avec cet instrument européen, et spécialement avec le § 3 de son article 12 qui prévoit que les États doivent « s’efforcer de porter progressivement le régime de sécurité sociale à un niveau plus haut ». Appliquant cette disposition, le Comité porte traditionnellement une appréciation globale sur 132

J.O. L 149. 133   Article 4 du Règlement no 1408/71 ; article 2 de la Convention européenne de sécurité sociale du 14 décembre 1972. 134   Req. no 34880/12. 135   Réclamation no 66/2011. 136   Étaient critiquées plus précisément les nouvelles dispositions législatives limitant la couverture, d’une part, de l’assurance maladie aux seules prestations, en excluant les indemnités pour maladie et le remboursement pour l’achat de médicaments et, d’autre part, des accidents du travail à un 1%.

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les réformes des régimes de sécurité sociale et considère, tout aussi traditionnellement, qu’une évolution pour partie restrictive du système n’est pas automatiquement contraire à cet article137. Dans le même esprit, il juge dans la décision du 23 mai que celui-ci ne s’oppose pas à ce que soient prises des mesures d’assainissement des finances publiques en temps de crise économique afin d’assurer le maintien et la viabilité du système de sécurité sociale existant. Mais, précise-t-il, « de telles mesures ne [doivent] pas porter atteinte au cadre essentiel du régime de sécurité sociale national ou priver les individus de l’opportunité de bénéficier de la protection que ce régime offre contre de sérieux risques sociaux et économiques ». Il suit de là que « toute évolution du système de sécurité sociale doit maintenir en place un système de sécurité sociale obligatoire suffisamment étendu et éviter d’exclure des catégories entières de travailleurs de la protection sociale offerte par ce système ». De sorte que « les mesures d’assainissement financière qui ne respectent pas ces limites constituent des démarches rétrogrades qui ne peuvent être en conformité avec l’article 12, § 3 »138. Le nouveau dispositif, en ce qu’il exclut certains travailleurs – les titulaires de contrats d’apprentissage notamment – et en ce qu’il baisse considérablement le niveau de couverture des risques pour les autres ne pouvait, dans ces conditions, qu’être déclaré contraire aux prescriptions de cette disposition.

C.  Accès aux prestations sociales et non discrimination 1.  Garantie du bénéfice des prestations sociales La garantie du bénéfice des prestations sociales est apportée d’abord par l’article 1er du protocole 1. Il est en effet de jurisprudence constante désormais que lesdites prestations peuvent constituer des biens au sens de cette disposition, c’est à dire des intérêts patrimoniaux protégés. Depuis l’important arrêt Stec e. a. c. Royaume-Uni139, la Cour a considéré que les prestations tant dans les systèmes contributifs que dans les systèmes non contributifs constituent des biens dès lors qu’elles ont une base juridique en droit interne. Cette base juridique est à rechercher dans les règles étatiques ou dans la jurisprudence. De sorte qu’un droit à prestation né d’un contrat privé sans base légale ou règlementaire ne constitue pas un bien140. La remise en cause de pareils contrats par la loi ne saurait alors être regardée comme une violation de l’article 1er du Protocole no 1, celui-ci n’étant pas applicable. À l’inverse, toute décision administrative ou judiciaire de révoquer un droit à prestation – pension de retraite, allocation familiale, prestation maladie, ou autres – ou d’en réduire la teneur s’analysera en une ingérence dont la légalité conventionnelle sera appré137

Conclusions XIX-2, 2009, Observation interprétative relative à l’article 12, § 3.   § 47 de la décision.   Arrêt du 6 juillet 2005, req. nos 65731/01 et 65900/01. 140  Arrêt Ramaer et van Willigen précité. 138 139

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ciée par la Cour européenne des droits de l’Homme. Il n’y a pas place ici pour l’examen dans le détail de la manière dont celle-ci a opéré dans les affaires jugées en 2012141. Qu’il suffise d’indiquer qu’en la matière, ainsi qu’il est rappelé dans l’affaire Manzanas Martín c. Espagne142, « les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence dans le domaine des prestations sociales » (§ 34). La restriction devra donc être prévue par la loi143, être justifiée par un but d’intérêt général et être nécessaire dans une société démocratique144.

2.  Non-discrimination en matière de prestations sociales Le bénéfice des prestations sociales est soumis, à quelque texte que l’on se réfère, au principe de non-discrimination. Dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’Homme, cet accès sans discrimination est garanti par la combinaison de l’article 1er du protocole no 1 avec l’article 14 de la Convention elle-même. Le jeu de ces dispositions a été précisé dans l’arrêt Manzanas Martín c. Espagne145 dans les termes suivants : « dans des cas tels celui de l’espèce, où des requérants formulent sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel ils ont été privés, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause »146. Les États jouissent en principe d’une assez large marge d’appréciation de la mesure dans laquelle des différences de traitement peuvent être justifiées. En conséquence la Cour estime devoir limiter son contrôle aux appréciations « manifestement dépourvues de base raisonnable »147. En l’espèce, c’est la décision de différencier entre prêtres catholiques et pasteurs protestants pour ce qui concerne la prise en compte de l’activité pastorale précédant l’intégration dans le régime de la sécurité sociale qui est ainsi qualifiée.

141

Une série d’affaires polonaises qui ont donné lieu à 13 arrêts rendus le 4 décembre 2012, dont l’arrêt Świątek c. Pologne, req. no 8578/04 ; auxquels il convient d’ajouter, outre les arrêts déjà cités, arrêt Khoniakina c. Georgie, 19 juin 2012, req. no 17767/08 ; arrêt Raviv c. Autriche, 13 mars 2012, req. no 26266/05 ; et arrêt Kostadimas e.a. c. Grèce, 26 juin 2012, req. nos 20299/09 et 27307/09. 142   Arrêt précité. 143   À signaler à cet égard l’arrêt Grudić c. Serbie, 17 avril 2012, req. no 31925/08, concernant la décision du Fonds serbe des pensions et de l’assurance invalidité de ne plus verser leurs pensions d’invalidité à des serbes du Kosovo dès lors que ce territoire était désormais sous administration internationale. La Cour conclut à la violation de l’article 1er du Protocole no 1 au motif que cette décision n’était fondée que sur un les avis du ministère des Affaires sociales et du ministère du Travail, non constitutifs d’une loi au sens de la Convention. 144   Pour une présentation générale de ce contrôle, v. A. Grgic, Z. Mataga, M. Longar et A. Vilfan, Le droit à la propriété dans la Convention européenne des droits de l’homme, Éd. du Conseil de l’Europe, Précis sur les Droits de l’homme, no 10. 145   Arrêt précité. 146   § 35 de l’arrêt. 147   § 41 de l’arrêt.

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Des questions relatives à l’accès sans discrimination se sont aussi posées en rapport avec le droit de l’Union. On ne reviendra pas sur l’important arrêt Kamberaj de la Cour de justice de l’Union européenne148, déjà commenté dans une autre chronique149, et qui, combinant la directive 2003/109 sur le statut des ressortissants de pays tiers avec l’article 34 de la CDFUE, dégage un principe de non discrimination fondée sur la nationalité en matière d’aide au logement au profit des ressortissants des pays tiers résidents de longue durée. Pour les mêmes raisons, on se bornera aussi à signaler l’arrêt Elbal Moreno150 qui est une application, dans le domaine des pensions, de la jurisprudence de la CJUE relative aux discriminations indirectes. Il convient en revanche d’insister sur l’affaire O’Brien151. Il s’agissait de savoir si des juges à temps partiel titulaires d’une charge, rémunérés sur la base d’honoraires journaliers, pouvaient être qualifiés de travailleurs au sens de l’accord-cadre de 1997 sur le travail à temps partiel aux fins de l’accès au régime de pension de retraite152. Dans le contexte de l’accord-cadre, cela revient à savoir si ces personnes remplissent les conditions pour se prévaloir du principe, que pose la clause 4, de non discrimination fondée sur le statut de travailleur à temps partiel. On sait que ni l’accord-cadre, ni la directive qui le promulgue ne définissent cette notion, pas davantage que celles de « contrat de travail » ou de « relation de travail », ce dont la CJUE a déduit que le contenu de ces notions dépendait des droits nationaux153. Pour autant, ainsi qu’il est rappelé dans l’arrêt O’Brien, la liberté de détermination des États en la matière trouve sa limite dans la nécessité d’assurer l’effet utile de l’interdiction des discriminations que formule la clause 4. En l’espèce, cela a eu pour conséquence que la seule circonstance que les juges soient en vertu du droit interne titulaires d’une charge, et que ce statut exclut toute relation de travail et l’existence d’un quelconque contrat de travail, ne suffit pas à écarter l’application de l’accord-cadre. Encore faut-il, juge la Cour, que « la nature de la relation de travail en cause [soit] substantiellement différente de celle qui lie à leurs employeurs les employés relevant, selon le droit national, de la catégorie des travailleurs ». Et les juges européens d’indiquer aux juridictions internes les critères à prendre en compte à cet effet. Ceux-ci renvoient pour l’essentiel aux modalités de désignation et de révocation des juges, ainsi qu’aux modes d’organisation de leur travail. Une fois la qualité de travailleur acquise sur la base de ces critères, seules des « raisons objectives », qu’il appartient aux juridictions nationales d’apprécier, pourraient justifier que des juges à temps partiel soient traités différemment et moins bien que les juges à temps plein, sous réserve d’appliquer la règle du prorata temporis que pose l’accord-cadre.

148

C.J. (GC), 24 avril 2012, Kamberaj, C-571/10, note F. Gazin, Europe 2012, comm. 486.  E. Bribosia et I. Rorive, « Chronique sur le droit de l’égalité et de la non-discrimination », précitée.   C.J., 22 novembre 2012, C-385/11, note L. Driguez, Europe 2013, comm. 46. 151   C.J., 1er mars 2012, C-393/10, note L. Driguez, Europe 2012, comm. 214. 152   À noter que la jurisprudence a retenu que la notion de « conditions d’emploi » qui figure à la clause 4 se rapporte aussi aux pensions de retraite qui sont fonction d’une relation d’emploi entre travailleur et employeur (C.J., 10 juin 2010, Bruno e.a., C-395/08 et C-396/08). 153   V. par ex. C.J., Wippel, 12 octobre 2004, C-313/02.

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D.  Sécurité sociale des travailleurs migrants dans l’Union européenne En matière de sécurité sociale des travailleurs migrants dans l’Union européenne, le droit de l’Union s’est assigné un objectif modeste qui est de coordonner les régimes nationaux. Le texte essentiel en la matière est le règlement no 1408/71, modifié à plusieurs reprises depuis son adoption initiale154. L’idée que concrétise ce texte est de soumettre au régime de sécurité sociale d’un seul État membre les travailleurs salariés et non salariés qui se déplacent au sein de l’Union. Le système repose donc pour l’essentiel sur les règles de détermination de la législation applicable, objet de l’article 13 du Règlement. Le critère principal aux fins de la détermination de cette législation est celui du lieu d’exercice de l’activité. Et c’est autour de lui que tourne l’essentiel du contentieux de la sécurité sociale des travailleurs migrants, y compris en 2012. C’était le cas dans l’affaire Bakker155. L’affaire présente à vrai dire un intérêt assez limité, qui se résume au fait que la Cour assimile les dragueurs aux navires, pour leur appliquer la règle selon laquelle l’activité d’un travailleur exerçant sur un navire est soumise à la législation de l’État de pavillon, et ce même lorsque ledit navire opère pour l’essentiel dans les eaux territoriales d’un État non membre de l’Union, pour autant que le rapport de travail garde un rattachement suffisamment étroit avec le territoire de l’État membre. D’un autre arrêt, l’arrêt Partena ASBL156, on retiendra pour l’essentiel la réaffirmation par la Cour de ce que la notion de « lieu d’exercice de l’activité » est une notion communautaire, ce qui s’oppose à ce qu’un État membre puisse en déterminer unilatéralement, même indirectement, le contenu. L’arrêt le plus intéressant et le plus important sur ce terrain reste incontestablement l’arrêt Reichel-Albert157. Il portait sur la question de savoir si une personne qui a pendant un temps élu résidence dans un État membre où elle a eu et élevé ses enfants, mais qui a toujours travaillé et cotisé dans un autre État membre peut demander dans ce dernier État la prise en compte, pour le calcul des prestations d’assurance vieillesse, des périodes d’éducation de ses enfants. Ce qui est remarquable dans la démarche suivie par la Cour est qu’elle interprète l’article 13 du règlement à la lumière de l’article 21 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Autrement dit, elle mobilise la citoyenneté européenne et le droit à la libre circulation qui s’y attache comme principe d’interprétation des règles de désignation. Cela la conduit alors à juger que la législation allemande en cause, qui exclut la prise en compte des périodes d’éducation d’enfants passées en dehors du territoire national au titre de l’assurance vieillesse, est contraire au droit de l’Union. On ne peut qu’être frappé par l’analyse qui sous-tend cette position : 154

J.O. L. 28, 30 janvier 1997.   C.J., 7 juin 2012, C-106/11, note L. Driguez, Europe 2012, comm. 319.   C.J., 27 septembre 2012, C-137/11. 157   C.J., 19 juillet 2012, C-522/10, note F. Gazin, Europe 2012, comm. 381. 155 156

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« une réglementation nationale désavantageant certains ressortissants nationaux du seul fait qu’ils ont exercé leur liberté de circuler et de séjourner dans un autre État membre engendre ainsi une inégalité de traitement contraire aux principes qui sous-tendent le statut de citoyen de l’Union, à savoir la garantie d’un même traitement juridique dans l’exercice de sa liberté de circuler ». Doit être enfin signalé l’arrêt Format Urz dzenia i Monta e Przemyslowe158, qui se signale principalement comme contribution du juge de l’Union à la lutte contre le dumping social entre les États membres. Il ressort en effet essentiellement de cette décision qu’une entreprise établie en Pologne mais opérant – dans le secteur de la construction en l’occurrence – sur tout le territoire de l’Union, ne peut valablement réclamer, en se fondant sur le règlement no 1408/71, le rattachement à la loi de la sécurité sociale polonaise de contrats à durée déterminée successifs correspondant à des missions distinctes qui ont été, pour chacune d’entre elles, exécutées entièrement sur le territoire d’un autre État membre. En décidant de la sorte, la Cour a mis fin aux espoirs de l’entreprise en question d’échapper aux régimes de cotisation français et finlandais, plus coûteux pour elle que le régime polonais. Elle a aussi déjoué la manœuvre consistant à prédéterminer la législation applicable par une désignation ouverte, dans le contrat de travail, du lieu d’activité159. Il s’ensuit que seule la réalité du lieu de l’exécution de l’activité importe, et doit l’emporter sur les clauses du contrat de travail pour la détermination de la loi applicable.

E.  Assistance sociale et Charte sociale européenne La question de l’assistance sociale a été abordée dans une seule décision, en rapport avec la Charte sociale européenne160. Mais cette décision est du plus grand intérêt. Elle donne d’abord à voir le concours, dans la Charte, des dispositions protectrices du droit à l’aide sociale et en définit ainsi indirectement le contenu. Mais elle précise aussi les conditions d’accès à ce droit des étrangers en situation irrégulière.

1.  Fondements et portée matérielle du droit à l’assistance sociale La réclamation de Défense des enfants internationale (DEI) portait sur le sort fait en Belgique aux mineurs en situation irrégulière, accompagnés ou non. L’organisation avait décidé de mobiliser, pour dénoncer la violation du droit à l’assistance sociale, pas moins de six articles de la Charte révisée, à savoir les articles 7 (droit des enfants et adolescents à la protection), 11 (droit à la protection de la santé), 158

C.J., 4 octobre 2012, C-115/11.   La clause précisait – généreusement – comme lieu d’exécution de l’activité : « les installations et constructions en Pologne et sur le territoire de l’Union européenne (Irlande, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Finlande) ». L’intérêt, aux yeux de l’entreprise, d’une telle clause était de faire apparaître le travail comme s’exécutant dans une pluralité d’États mais ayant à chaque fois comme base stable la Pologne, de sorte que la législation applicable serait toujours celle de cet État. 160  C.E.D.S., Défense des enfants international (DEI) c. Belgique, 23 octobre 2012, réclamation no 69/2011. 159

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13 (droit à l’assistance sociale et médicale), 16 (droit de la famille à une protection sociale, juridique et économique, 17 (droit des enfants et adolescents à une protection sociale, juridique et économique) et 30 (droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale). La stratégie est connue, et on pouvait penser que le recours n’aboutirait pas sur tous ces terrains. Le fait est cependant qu’il l’a été – sous réserve de ce qui sera précisé ultérieurement concernant l’application personnelle de ces articles –, ce dont il résulte que tous ces articles protègent, même si c’est dans une mesure variable, le droit en cause, à tous le moins dans le chef des personnes mineures. L’article 13 est sans nul doute celui qui contient la norme de référence la plus générale. Celle-ci comprend notamment un droit à prestation sociale et médicale dont le CEDS a dit très tôt qu’il « impose aux États qui ont accepté [cette disposition] l’obligation de reconnaître aux personnes privées de ressources un véritable droit subjectif à l’assistance dont le respect peut être réclamé devant les tribunaux »161. Pour ce qui concerne spécialement les migrants mineurs en situation irrégulière, qui ne sont bénéficiaires de la Charte qu’à titre exceptionnel162, cette obligation se limitera pour l’État à fournir l’aide médicale urgente, des soins de santé primaires et secondaires ainsi que l’assistance psychologique163. La Belgique se voyant reprocher l’absence d’une aide médicale adéquate, l’article 13 pouvait être invoqué. Sa violation n’a pas pour autant été constatée en l’espèce, l’aide en question étant dispensée dans cet État sans condition de nationalité et, s’agissant des étrangers, sans égard à leur situation au regard des règles d’immigration et de séjour. Restaient par conséquent les autres aspects de l’assistance sociale. Et c’est ici qu’apparaît un autre intérêt de la décision du 23 octobre 2012 : dans l’enrichissement substantiel du droit en cause par le recours aux autres dispositions de la Charte citée. Il apparaît ainsi que, s’agissant de mineurs en situation irrégulière, ce droit s’analyse plus largement en celui de bénéficier d’une « prise en charge immédiate » et globale couvrant les besoins tant d’hébergement, de moyens de subsistance, de santé et d’éducation, et qu’il se déduit de l’article 17, § 1, de la Charte révisée. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’en l’espèce, c’est du défaut d’une garantie de logement, contraire à l’article 17 dans sa dimension individuelle et à l’article 16 sur son versant familial, que vont découler la plupart des violations constatées. Ainsi de celle de la norme de l’article 11 qui énonce un droit d’accès aux soins de santé (§ 1), le Comité considérant que « la carence d’accueil des mineurs étrangers a pour effet de rendre problématique [leur] accès au système de santé » ; ainsi aussi de celle de la norme du même article qui commande aux États d’éliminer les causes d’une santé déficiente (§ 3) parce que, estime le Comité, l’incapacité persistante des dispositifs d’accueil, en forçant les personnes en question à vivre dans la rue, « a pour effet de les exposer à des risques accrus pour leur santé et inté161

Conclusions I, 1969.  V. infra.   V. spéc. § 128 de la décision DEI c. Belgique.

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grité physique ». Il en va de même, et pour les mêmes raisons, de la disposition de l’article 7 (§ 10) qui garantit aux enfants et adolescents une protection spéciale contre les dangers physiques et moraux.

2.  Accès des étrangers en situation irrégulière à l’assistance sociale L’autre apport important de la décision du 23 octobre 2012 concerne l’application personnelle de la Charte. La question était la suivante : des étrangers en situation irrégulière, mineurs de surcroît, sont-ils bénéficiaires des droits énoncés par la Charte, et si oui, dans quelle mesure ? Ce n’est pas la première fois que cette question se pose, et le Comité y avait déjà répondu de manière novatrice164 dans plusieurs décisions antérieures165. Il n’est pas inutile de rappeler que cette réponse a consisté dans l’affirmation, par delà la lettre de la Charte166, d’une applicabilité de ce texte aux étrangers en situation irrégulière, mais limitée à ce qui est nécessaire pour protéger leur vie et leur dignité. Les contours de ce régime de protection minimale ont été peu à peu précisés par le Comité. La décision du 23 octobre 2012 confirme la jurisprudence antérieure tout en la consolidant. Au titre des confirmations, on signalera d’abord le rappel du fondement de cette jurisprudence : « la restriction du champ d’application personnel figurant dans l’Annexe », souligne le Comité, « ne saurait se prêter à une interprétation qui aurait pour effet de priver les étrangers en situation irrégulière de la protection des droits les plus élémentaires consacrés par la Charte, ainsi bien que de porter préjudice à leurs droits fondamentaux, tels que le droit à la vie ou à l’intégrité physique, ou encore le droit à la dignité humaine »167. Est à signaler ensuite la définition de la portée de cette extension du champ d’application personnelle de la Charte : les étrangers ne sont éligibles à la protection de la Charte que pour autant que ces droits sont en cause168. La protection est donc à la fois exceptionnelle et minimale. Partant, certaines dispositions de la Charte ne sont pas invocables dans ce contexte. Tel est, aux termes de la décision du 23 octobre, le cas de l’article 30 de la Charte révisée. Pour le Comité, en effet, le droit à la protection 164   V. J.‑F. Akandji-Kombé, La Charte sociale européenne et la protection des migrants en situation irrégulière, Rapport pour l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Doc. AS/Mig/Inf (2005) 17 juillet 2005 ; v. aussi, du même auteur : « L’applicabilité ratione personae de la Charte sociale européenne : ombres et lumières », in O. De Schutter (coord.), The European Social Charter : a constitution for Europe / La Charte Sociale Européenne : une constitution pour l’Europe, Bruxelles, Bruylant, 2010. 165   V. en particulier : C.E.D.S., FIDH c. France, 8 septembre 2004, R.C. no 14/2003 ; DEI c. Pays-Bas, 20 décembre 2009, réclamation no 47/2008 ; COHRE c. Italie, 25 juin 2010, réclamation no 58/2009 ; COHRE c. France, 28 juin 2011, R.C. o n 63/2010. Pour un commentaire, v. J.F. Akandji-Kombé, « Actualité de la Charte sociale européenne – Chronique des décisions du Comité européen des droits sociaux sur les réclamations collectives (2008-2011) », Rev. trim. dr. h., 2012, p. 547. 166   Aux termes de l’Annexe à la Charte, « les personnes visées aux articles 1 à 17 et 20 à 31 ne comprennent les étrangers que dans la mesure où ils sont des ressortissants des autres Parties résidant légalement ou travaillant régulièrement sur le territoire de la Partie intéressée ». 167   § 28 de la décision. 168   Pour le Comité, en effet, « cette catégorie d’étrangers (qui comprend les mineurs accompagnés ou non accompagnés en séjour irrégulier) ne relève pas du champ d’application de toutes les dispositions de la Charte, mais seulement de celles dont la raison d’être est étroitement liée à l’exigence de garantir les droits de l’homme les plus fondamentaux et de garantir les personnes visées par la disposition en question contre les risques sérieux dans la jouissance de ces droits » (§ 36 de la décision).

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contre la pauvreté et l’exclusion sociale que garantit cet article exige des États une approche globale et coordonnée impliquant l’adoption de mesures positives et de promotion économique, sociale et culturelle. Or, les mesures prises dans ce cadre n’apparaissent pas, pour la plupart, étroitement liées à l’exigence de garantir les droits de l’homme les plus fondamentaux. De sorte que leur bénéfice ne peut être raisonnablement ouvert aux étrangers en situation irrégulière169. Quant aux dispositions qui sont applicables à ces personnes, elles ne le sont guère intégralement. C’est ainsi par exemple que, s’agissant de l’article 13, le Comité a jugé que seuls l’assistance médicale urgente et les soins de santé primaires et secondaires, ainsi que l’assistance psychologique essentielle, étaient accessibles aux mineurs étrangers en situation irrégulière170. La dimension consolidatrice de la décision du 23 octobre concerne, quant à elle, la justification proprement juridique de l’exception ainsi créée au profit des étrangers en situation irrégulière. Cette justification est plus ferme et plus volontaire que jamais. Le plus remarquable est sans doute la référence au jus cogens171. Pour le dire autrement et comme le Comité, l’interprétation ci-dessus présentée « s’impose en raison de la nécessité juridique de se conformer aux règles impératives du droit international général (jus cogens), telles que les règles qui obligent chaque État à respecter et protéger les droits à la vie et à l’intégrité psychophysique et à la dignité humaine de toute personne. Une interprétation rigide du paragraphe 1 de l’Annexe, qui aurait pour effet de ne pas reconnaitre l’obligation des États parties de garantir aux mineurs étrangers en situation irrégulière la jouissance de ces droits fondamentaux ne saurait être compatible avec le jus cogens international ». La référence peut se discuter, notamment au regard de la définition du jus cogens en droit international172. Il n’y a pas place ici pour le faire. On notera seulement qu’elle manifeste l’intention du Comité de sanctuariser sa jurisprudence, la conséquence immédiate de son arrimage au jus cogens étant qu’elle ne devrait pas pouvoir être remise en cause par les États à la faveur d’une révision de la Charte173. Jean-François Akandji-Kombé Professeur à l’École de Droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Co-directeur du Département Droit social de l’Institut de recherche juridique de la Sorbonne, Coordonnateur général du Réseau académique européen sur les droits sociaux. e-mail : jean-francois.akandji-kombe@univ-paris1.fr

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§ 145 de la décision.   §§ 121 et s. de la décision.   §§ 29 et 33 de la décision. 172   Cette définition, donnée par l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, est la suivante : « une norme impérative du droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère ». 173   On rappellera qu’aux termes de l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969, à laquelle le Comité se réfère d’ailleurs expressément, « est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général ». 170 171

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Action extérieure de l’Union européenne / European Union external action Conclusions du Conseil Affaires étrangères de l’UE À l’occasion de la 22e session régulière du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (CDH), l’Union européenne réaffirme son soutien au CDH et à l’ensemble des organes de l’ONU qui visent à protéger les droits de l’homme. Un hommage particulier est rendu à Navanethem Pillay, Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, et à l’ensemble de son équipe qui célèbrent leur vingtième anniversaire. Une dizaine de pays (Syrie, Iran, Mali, Corée du Nord, Sri Lanka, Soudan, Soudan du Sud, République démocratique du Congo, Erythrée, Belarus) sont particulièrement concernés par des violations continues des droits de l’homme auxquelles l’Union souhaite mettre fin grâce à une collaboration étroite avec les instances onusiennes et les États membres. Enfin, l’Union souhaite mettre l’accent sur un certain nombre de droits, notamment ceux relatifs aux enfants, la liberté de culte, les droits des femmes, la non-discrimination en raison de l’orientation sexuelle, les droits liés à Internet et les droits des personnes handicapées.

Conclusions du Conseil Affaires étrangères sur la Syrie L’Union européenne maintient ses sanctions économiques à l’encontre de Damas. Elle souhaite avant tout une résolution pacifique des conflits qui doit se traduire par un changement politique. Dans ses conclusions, le Conseil montre sa grande inquiétude quant à la situation humanitaire en Syrie et appelle toutes les parties concernées à respecter le droit international humanitaire. Le régime syrien se doit européen des droits de l’homme |2013/3 534|Journal European journal of Human Rights

de permettre à l’ensemble de sa population d’accéder à l’aide humanitaire.

Délégation parlementaire en visite en Jordanie (problème des réfugiés syriens) Une délégation du Parlement européen, menée par le député espagnol Juan Fernando López Aguilar, s’est rendue en Jordanie du 11 au 14 février 2013, auprès des réfugiés syriens. Depuis le début du conflit en Syrie, des milliers de réfugiés ont fui le régime vers la Jordanie. Les députés ont souligné que l’Union et ses États membres doivent poursuivre leurs efforts pour répondre à la crise des réfugiés syriens et assurer que l’aide financière parvienne là où elle est le plus requise. La délégation demande à la Jordanie et aux pays voisins de continuer à accueillir les civils menacés et à leur offrir refuge. Des remerciements ont été adressés en particulier au Haut Commissariat pour les Réfugiés pour « son impressionnant travail sur le terrain ».

Résolution du Parlement européen sur la situation des droits de l’homme au Bahreïn Le Parlement européen a adopté le 17 janvier 2013 une résolution (201382513(RSP)) appelant les autorités et forces de sécurité à stopper l’usage de la violence à l’encontre des manifestants pacifiques. Une enquête indépendante a été demandée concernant les abus en matière de droits de l’homme. Les députés appellent les autorités nationales à suivre les recommandations de la commission indépendante d’enquête du Bahreïn consistant à mettre en œuvre des réformes démocratiques, et à poursuivre un dialogue national inclusif pour permettre la réconciliation. Les parlementaires européens se sont prononcés en faveur de sanctions pour les individus directement responsables de violations des droits de l’homme.


Actualités / News Résolution du Parlement européen sur la situation en République centrafricaine Le 17 janvier 2013, le Parlement européen a adopté une résolution (21013/2514(RSP)) concernant sa préoccupation quant à la situation en République centrafricaine. Il exprime sa préoccupation face à l’offensive du groupe rebelle Seleka en décembre dernier qui a mis la vie de civils en danger et menacé la sécurité et la stabilité du pays. Le Parlement salue les accords de paix conclus le 11 janvier à Libreville, appelle toutes les parties à respecter le cessez-lefeu et condamne toute tentative de prise de pouvoir par la force. Les députés qui ont accueilli favorablement la décision de mise en place d’élections parlementaires, souhaitent que celles-ci aient lieu sous contrôle international et que toutes les forces politiques du pays puissent être représentées.

Résolution du Parlement européen sur la situation dans la Corne de l’Afrique / Somalie Le 15 janvier 2013, le Parlement européen a adopté une résolution non contraignante (2012/2026(INI)) sur la Corne de l’Afrique. Le texte appelle les donateurs internationaux à ne pas concentrer l’aide sur les institutions fédérales de Mogadishu au détriment des régions du pays. Les députés ont également déclaré que la stabilité à long terme de la Corne de l’Afrique nécessite impérativement des institutions démocratiques fortes et responsables.

Aide humanitaire de l’Union européenne / Humanitarian aid of the European Union Décision de la Commission européenne relative à l’aide humanitaire à l’échelle mondiale À travers sa décision du 4 janvier 2013 (C(2012) 9883 final), la Commission a

affecté 661 millions d’euros à l’aide humanitaire pour l’année 2013. Des ressources de réserves sont également dégagées pour les crises et catastrophes imprévisibles. Cette aide est fondée sur des principes d’humanité, de neutralité, d’indépendance et d’impartialité et exclut toute discrimination fondée sur le sexe, la nationalité, l’appartenance politique, l’origine ethnique ou la religion. Ces fonds financeront les interventions humanitaires menées par les organisations partenaires de l’Union européenne dans près de 80 pays ou régions afin de fournir une aide aux populations les plus vulnérables. 344,5 millions d’euros, soit 52% desdits fonds bénéficieront à l’Afrique subsaharienne. Ainsi, la région du Sahel dont le Mali (82 millions), le Soudan et le Soudan du Sud (80 millions), la République démocratique du Congo (54  millions), la Somalie (40  millions) mais également le Pakistan (42 millions) sont les principales régions concernées par l’aide. Par ailleurs, une partie du budget sera consacrée aux « crises oubliées ». Neuf pays sont concernés par cette part de l’aide, à savoir l’Algérie, le Bangladesh, la République centrafricaine, la Colombie, l’Inde, le Myanmar, le Pakistan, le Sri Lanka et le Yémen. Le texte insiste sur la nécessité d’optimiser l’utilisation de ces fonds en instaurant un système de compte-rendu régulier par les autorités bénéficiaires.

Décision de la Commission européenne à l’occasion de la Conférence internationale des donateurs pour la Syrie À l’occasion de la Conférence internationale des donateurs pour la Syrie qui s’est déroulée le 30 janvier 2013 au Koweït, la Commission européenne a décidé d’octroyer une aide humanitaire de 100 millions d’euros pour remédier tant bien que mal à la situation humanitaire catastrophique qui règne en Syrie depuis deux ans. Cette somme vient s’ajouter aux 100 millions d’euros prévus pour régler la crise en 2011 – 2012. 2013/3

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On estime à quatre millions le nombre de personnes ayant besoin d’assistance, dont deux millions déplacées en Syrie et 700 000 réfugiées dans les pays voisins. Cette aide a pour but de couvrir les besoins prioritaires liés au logement, à la santé et à la nutrition sur le territoire syrien mais également au Liban, en Irak, en Jordanie et en Turquie. Avant son départ pour la conférence, Mme Kristalina Georgieva, Commissaire européenne chargée de la coopération internationale, de l’aide humanitaire et de la réaction aux crises, a profité de l’occasion pour rappeler la solidarité indéfectible des Européens avec toutes les personnes touchées par la crise syrienne et la nécessité pour les autorités concernées de respecter le droit international humanitaire et d’appliquer ses principes.

Décision de la Commission européenne relative à l’aide humanitaire au Mali Le 19 février 2013, la Commission a décidé d’allouer une aide supplémentaire de 22 millions d’euros aux victimes de la guerre au Mali. Ainsi, depuis 2012, l’aide humanitaire de l’Union européenne à l’État malien est de 115 millions d’euros. À l’insécurité générale qui y règne, s’ajoute une crise alimentaire et nutritionnelle majeure. Cette aide doit non seulement bénéficier au million de Maliens qui souffrent de la crise mais également aux 167 000 réfugiés dans les États voisins et aux 227 000 personnes qui ont fui les combats qui sévissent au Nord du Mali.

Décision de la Commission européenne relative à l’aide humanitaire aux Philippines En décembre 2012, le typhon Bopha a frappé les Philippines. Un millier de personnes y ont trouvé la mort, 850 étaient portées disparues. Par ailleurs, près de 250 000 habitations, édifices publics ou entreprises, ont été endommagées ou détruites. Après une européen des droits de l’homme |2013/3 536|Journal European journal of Human Rights

première aide humanitaire de trois millions d’euros, la Commission a décidé de débloquer sept millions d’euros supplémentaires pour remédier aux conditions humanitaires extrêmement difficiles. Outre la réparation des édifices endommagés, l’aide a pour objectif de lutter contre le niveau élevé de malnutrition et de fournir les services de santé de base dans les provinces touchées.

Octroi par la Commission européenne d’une aide supplémentaire pour Haïti Trois ans après le terrible séisme de janvier 2010, la Commission européenne a décidé d’allouer une aide supplémentaire de 30,5 millions d’euros pour la population haïtienne. Ces fonds serviront principalement à contenir l’épidémie de choléra, garantir un accès à l’eau salubre et fournir les soins de santé de base. Ces trois dernières années, l’aide humanitaire de l’UE envers Haïti s’élève à hauteur de 213 millions d’euros. Dans une déclaration conjointe du 8 janvier 2013, Catherine Ashton, Haute Représentante de l’UE ainsi que Kristalina Georgieva et Andris Piebalgs, membres de la Commission, estiment que l’aide a bénéficié à un Haïtien sur deux. Plus particulièrement, elle a permis le relogement de 500 000 personnes, la formation de 7000 enseignants et l’assistance éducative de 120 000 enfants. Néanmoins, en 2012, la tempête Isaac et l’ouragan Sandy ont mis en évidence la grande vulnérabilité du peuple haïtien face aux catastrophes naturelles et la nécessité absolue d’améliorer les capacités de préparation et de réaction face à celles-ci.

Asile – droit des réfugiés / Asylum – rights of refugees Procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres Dans l’affaire H. I. D et B. A. contre Refugee Applications Commissioner et autres (C-175/11) du 31 janvier 2013, la Cour


Actualités / News de Justice a été amenée à interpréter la directive 2005/85/CE relative aux normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres. L’article 23 prévoit en son paragraphe 3 la possibilité pour les États membres de recourir à une procédure accélérée ou prioritaire. Le paragraphe 4 du même article énonce quinze motifs justifiant l’application d’une telle procédure. La Cour estime que cette liste n’est pas exhaustive et qu’un État membre peut soumettre à une procédure prioritaire ou accélérée l’examen de certaines catégories de demandes d’asile définies en se fondant sur le critère de la nationalité ou du pays d’origine du demandeur. L’État est néanmoins tenu de respecter les principes de base et les garanties fondamentales visés au chapitre II de la directive 2005/85/CE.

Présentation des demandes d’asile dans plusieurs États membres Dans l’affaire MA, BT, DA contre Secretary of State for the Home Department (C648/11), deux mineurs ont formé plusieurs demandes d’asile dans différents États membres. Aucun membre de leur famille ne résidait légalement sur le territoire d’un État membre. Le règlement no 343/2003 ou « Règlement Dublin II », établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, n’offre pas expressément de solution à un tel cas de figure. Dans ses conclusions présentées le 21 février 2013, l’avocat général Cruz Villalón estime que le critère déterminant doit être celui de l’intérêt supérieur de l’enfant. Partant, l’État dans lequel se trouve l’enfant est le plus apte à respecter ce critère. Or, cet État est généralement celui dans lequel l’enfant a formé sa dernière demande et devrait donc en principe être déclaré responsable de son examen.

Charte des droits fondamentaux / Charter of fundamental rights Champ d’application de la Charte La Cour de justice, réunie en Grande Chambre, a rendu le 26 février 2013 l’arrêt Åklagaren contre Hans Åkerberg Fransson (C-617/10). Cette affaire, ayant essentiellement comme toile de fond un renvoi préjudiciel en interprétation du principe non bis in idem (v. ci-dessous, procès équitable/ due process), a également amené le juge de l’Union à préciser le champ d’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Si l’on suit les observations avancées par cinq États membres et la Commission européenne combinées aux prescriptions de l’article 51 de la Charte, les questions posées par la juridiction a quo seraient irrecevables puisqu’il n’y aurait, dans le cadre du litige au principal, aucune mise en œuvre du droit de l’Union. Le juge de l’Union profite de l’occasion pour rappeler solennellement la philosophie de la Charte : dès qu’une situation est régie par le droit de l’Union, la Charte s’applique. De ce fait, après avoir démontré que les sanctions et poursuites dont fait l’objet le prévenu, trouvent bel et bien leur source dans une mise en œuvre du droit de l’Union – tant dérivé que primaire – la Cour de justice en déduit que les dispositions contenues dans la Charte trouvent à s’appliquer.

Scope of application of the Charter In the Agim Ajdini v. Belgium case (C312/12, order of 21 February 2013), the Court had to decide whether the Belgian law on disability benefits is compatible with the Charter, inter alia Articles 20, 21 and 26 thereof, in so far as it excludes from entitlement to disability benefits, solely on grounds of nationality, a foreign national. The concerned Serbian citizen was lawfully resident in and had strong links with Bel2013/3

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gium, having lived there for 12 years, with the particular circumstance that he was a national of an EU candidate country. Nevertheless, since he had neither the status of long-term resident, nor has Serbia concluded any bilateral agreement on the social security regime of Serbian nationals in the EU, the European Court of Justice concluded that social benefits available for Serbian nationals during their stay in a Member State are subject to the latter’s national legislation. The Court confirmed that the requirements flowing from the protection of fundamental rights are binding on Member States whenever they are required to apply EU law and similarly, Article 51, § 1 of the Charter states that its provisions are addressed “to the Member States only when they are implementing European Union law”. Since the case did not raise any issue of EU law, the Court concluded that it had no jurisdiction to decide on the basis of the Charter.

Niveau de protection assurée par la Charte L’arrêt de Grande Chambre rendu le 26 février 2013 dans l’affaire Stefano Melloni contre Ministerio Fiscal permet au juge de l’Union, en plus de cerner la portée des droits de la défense (v. infra, procès équitable/due process) de se prononcer sur l’interprétation à donner à l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux, lu en combinaison avec les articles 47 et 48 de la Charte. Selon la juridiction de renvoi – il s’agissait d Tribunal constitutionnel espagnol qui activait in casu son premier renvoi – cet article peut s’interpréter en ce sens qu’une juridiction nationale, afin d’éviter une atteinte au droit à un procès équitable et aux droits de la défense garantis par sa propre Constitution, pourrait faire échec à l’exécution d’un mandat d’arrêt, quand bien même cela aboutirait à perturber l’application de dispositions du droit de l’Union. Pour la Cour de justice, européen des droits de l’homme |2013/3 538|Journal European journal of Human Rights

cette interprétation n’est pas concevable. D’une part, une telle interprétation irait à l’encontre du principe de primauté du droit de l’Union. D’autre part, tout en reconnaissant le principe selon lequel une juridiction d’un État membre reste libre d’appliquer ses standards nationaux de protection, le juge de l’Union précise toutefois que cette application ne saurait aller à l’encontre du niveau de protection prévu par la Charte, ni affecter la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union. De ce fait, en ce qu’elle compromettrait l’effectivité de la décisioncadre, l’interprétation de l’article 53 de la Charte proposée par la juridiction de renvoi doit être écartée.

Conseil de l’Europe / Council of Europe Draft Protocol No. 15 of the ECHR referred for opinion to ECtHR and PACE On 16 January 2013, the Ministers’ Deputies of the Committee of Ministers of the Council of Europe decided to transmit the text of draft Protocol No. 15 to the European Convention on Human Rights (ECHR) for opinion to the European Court of Human Rights and the Parliamentary Assembly. Draft Protocol No. 15 has been prepared by the Council of Europe’s Steering Committee for Human Rights (CDDH) and is meant to amend the ECHR to bring the Convention system in line with the issues agreed on in the Brighton Declaration (adopted at the High Level Conference on the Future of the European Court of Human Rights on 19 and 20 April 2012). The most notable changes provided for by the draft Protocol are the inclusion of a reference to the principle of subsidiarity and the doctrine of the margin of appreciation in the preamble of the ECHR, as well as a reduction of the time limit to lodge a complaint from six to four months after a final decision has been taken at the domestic level.


Actualités / News Human Rights Commissioner visits Greece : “racist violence is a real threat to democracy” Nils Muižnieks, the Council of Europe Commissioner for Human Rights, carried out a five-day visit to Greece. The number of racist crimes in Greece is rising and according to Commissioner Muižnieks, impunity for these crimes has to end. He welcomed the establishment of anti-racist police units and the appointment of a special prosecutor to deal with racist crime. At the end of his visit he stated that “the police, prosecutors and courts need to become fully acquainted with and give effect to existing anti-racism legislation, including the International Convention on the Elimination of all forms of Racial Discrimination by which Greece is bound”. Commissioner Muižnieks also underlined the critical role played by National Human Rights Structures, such as the Ombudsman and the National Commission for Human Rights, in the context of the current, serious economic and social crisis.

Jean-Claude Mignon, re-elected President of PACE, presented his priorities for 2013 In his opening address at the Winter Session of the Parliamentary Assembly of the Council of Europe (PACE), Assembly President Jean-Claude Mignon took stock of his action over the past year 2012. Having been re-elected for a new one-year term, he also presented the priorities for his presidency. He endeavors to continue into 2013 the action that was initiated in 2012. In particular, he wants to ensure that the co-operation with the European Union is as pragmatic as possible. Another key priority are frozen conflicts : “While we cannot replace intergovernmental diplomacy, we can, and this is the essence of parliamentary diplomacy, facilitate dialogue, encourage discussions between the

elected representatives of European States involved in conflict, without the preconditions which are often used as a pretext for refusing dialogue” he said.

PACE observes elections in Monaco and Armenia A delegation from the Assembly was invited by the authorities of the Principality of Monaco to observe the parliamentary elections on 10 February 2013. According to the six-member delegation, the Monegasques chose their representatives freely from among three lists of candidates for the National Council. A five-member delegation of the Parliamentary Assembly of the Council of Europe (PACE), carried out a pre-electoral visit to Armenia in January, to assess the electoral framework and campaign prior to the elections of 18 February. A full delegation returned to the country to observe the voting. Armenia’s presidential election was generally well-administered and was characterized by a respect for fundamental freedoms. At the same time, a lack of impartiality on the part of the public administration and the misuse of administrative resources resulted in a blurring of the distinction between the activities of the state and those of the ruling party.

Joint Statement on International Day of Zero Tolerance for Female Genital Mutilation The general rapporteur on violence against women, and the general rapporteur on children of the Parliamentary Assembly of the Council of Europe issued a joint statement to mark the International Day of Zero Tolerance for Female Genital Mutilation on 6 February 2013. Worldwide, three million women and girls are subjected to this violation of their physical integrity every year. It is estimated that, in Europe, 500,000 women and girls are suffering from 2013/3

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the lifelong consequences of female genital mutilation (FGM). States should ensure protection and support both for those who have been subjected to it, and for those at risk of it. The Council of Europe Convention on preventing and combating violence against women and domestic violence recognises FGM as a serious form of violence against women and girls. The rapporteurs urge the Council of Europe member states to sign and ratify this convention and to introduce legislation criminalising FGM.

Detention Pilot judgment on overcrowding in Italian prisons On 8 January 2013, the European Court of Human Rights ruled in Torreggiani and Others v. Italy. The Court found a violation of Article 3, as the applicants’ conditions of detention reached an intensity that exceeded the unavoidable level of suffering inherent in detention. The judgment is a “pilot judgment” concerning overcrowding in Italian prisons. The Court applied the pilotjudgment procedure in view of the growing number of persons potentially affected in Italy and of the judgments finding a violation likely to result from the applications in question. The Court called on the Italian authorities to put in place, within one year, remedies providing redress for violations of the Convention arising from overcrowding in prison. It ruled that the examination of applications dealing solely with overcrowding in Italian prisons would be adjourned during that period, pending the adoption of measures at the national level.

Discrimination Comité pour l’élimination de la discrimination raciale Lors de sa 82e session (11 février – 1er mars 2013), le Comité a examiné les rapports de l’Algérie, de la République dominicaine, européen des droits de l’homme |2013/3 540|Journal European journal of Human Rights

du Kirghizstan, de Maurice, de la Nouvelle Zélande, de la Fédération de Russie et de la Slovaquie. Durant la session. Le Comité a eu des réunions avec plusieurs acteurs extérieurs, dont Morten Kjaerum, Directeur de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne et Adama Dieng, le Conseiller spécial du Secrétaire général sur la prévention du génocide récemment nommé. Voir  : http://www2.ohchr.org/ english/bodies/cerd/index.htm

Difference of treatment of children born outside marriage The Grand Chamber of the European Court of Human Rights delivered its judgment in Fabris v. France on 7 February 2013. The case concerned the domestic authorities’ refusal to grant inheritance rights to a child “born of adultery”, because the transitional provisions of the new Law of 3 December 2001, granting children “born of adultery” equal inheritance rights, did not apply to his case. The Court found a violation of Article 14 juncto Article 1 of Protocol No. 1. The Court held that very weighty reasons had to be advanced before a distinction on grounds of birth outside marriage could be regarded as compatible with the Convention. Such reasons were not present in the instant case. The Court also reiterated that protecting the ‘legitimate expectation’ of the deceased and their families must be subordinate to the imperative of equal treatment between children born outside and children born within marriage.

Conference “Making Diversity Work for Cities” From 6 to 8 February, the Conference “Making Diversity Work for Cities”, co-organized by Ireland’s EU presidency and the Council of Europe’s Committee of Ministers, was held in Dublin. At this conference experts and local authority representatives from across North America, China and


Actualités / News Japan gathered to discuss migration, urban integration and new policy approaches to improve social cohesion. In the Conference’s Final Statement, city leaders across Europe and worldwide are called upon to embrace the principles of “intercultural integration”. These principles envision a society where everybody has the opportunity to contribute to political, social, economic and cultural life and where discrimination is actively prevented and condemned, as well as a system of governance that is open, transparent and inclusive, enabling all to take part in a truly participatory democracy. The participants stress that they are determined to help build intercultural cities as pluralistic communities deeply committed to human rights, democracy and the rule of law, with a genuine respect for the diversity of cultures, faiths, lifestyles and aspirations.

Droit d’accès aux documents / Right of access to documents Médiateur européen Est-il besoin de rappeler l’opt-out du Royaume-Uni sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? Ce qui peut être considéré comme une exception britannique est au cœur des conclusions rendues par le Médiateur européen en fin d’année 2012 (affaire 2293/2008/ (BB)(FOR)TN). Une organisation non gouvernementale, se préoccupant du fait qu’un citoyen britannique ne bénéficiait pas des mêmes droits fondamentaux qu’un citoyen d’un autre État membre, s’est enquis auprès de la Commission européenne des raisons de l’exemption du Royaume-Uni. Celle-ci a refusé l’accès total aux documents en question. Saisi par cette organisation non gouvernementale, le Médiateur européen se montre critique envers la décision de la Commission européenne. En effet, selon lui, aucune des raisons apportées motivant la décision de refus ne seraient valables. Quand bien

même l’organisation non gouvernementale bénéficie d’un accès partiel aux documents, le Médiateur européen regrette le choix de la Commission européenne. Alors qu’un accès total aux documents participerait d’un rapprochement entre les citoyens et la législation européenne, une telle attitude tend plutôt à nuire à une garantie effective du droit fondamental qu’est l’accès aux documents.

Droit du travail / Labour Rights European Committee of Social Rights issues annual conclusions 2012 On 29 January 2013, the European Committee of Social Rights issued its annual conclusions on the application of the European Social Charter. The 2012 conclusions concern the Charter rights pertaining to employment, training and equal opportunities. These conclusions concern an assessment of the practices of 42 out of 43 State parties, Hungary having failed to submit a report to the Committee. The Committee adopted 652 conclusions, including 155 findings of violations of the Charter. In its general introduction, the Committee moreover made a number of statement of interpretation concerning the Charter rights covered by the 2012 conclusions. The Committee inter alia held that prisoners’ working conditions must be properly regulated when they are working for employers other than the prison service ; that, in the light of the emergence of new technologies that enable employees to work at any time and in any place, the right to privacy must be properly protected within the employment relationship ; and that the loss of a benefit or assistance when an unemployed person rejects a job offer may in certain circumstances constitute a restriction on the freedom to work.

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European Committee of Social Rights decision on remuneration for overtime On 6 March 2013, the decision of the European Committee of Social Rights of 23 October 2012 in the case of European Council of Police Trade Unions (CESP) v. France became public. The case concerns a complaint by CESP that the command bonus paid to senior police officers could not compensate for the withdrawal of the overtime payments which these officers received before the introduction of the current regulations. In its decision, the Committee found a violation of Article 4§2 Revised Charter (the right to an increased rate of remuneration for overtime). The Committee stressed that the increased remuneration rate for overtime may be freely negotiated by the social partners, provided it is not less than 10%. In practice the command bonus was well below this percentage and could only compensate for about four hours of overtime per month. This was moreover not compensated by the possibility to take compensatory time off, since Article 4§2 requires this time to be longer than the additional hours worked.

Droit à la vie / Right to Life Judgment on death as result of hazing in Ukranian army On 17 January 2013, the European Court of Human Rights ruled in Mosendz v. Ukraine. The case concerned the death of the applicant’s son (D.M.) during mandatory military service. The Court found two violations of Article 2, one as regards the positive obligation of the State to protect D.M.’s life while under its control and to adequately account for his death, and the other one as regards the procedural obligation to conduct an effective investigation. The Court also found a violation of Article 13. Having noted widespread concern over the existence of hazing (didivshchyna) in the Ukrainian army, the Court did not européen des droits de l’homme |2013/3 542|Journal European journal of Human Rights

rule out the existence of a broader context of coercive hazing in the military unit where D.M. had been serving. In these circumstances, the Court found that limiting the responsibility for D.M.’s death to wrongdoings of individual officers instead of allocating responsibility to upper hierarchical authority levels was especially worrying.

Droits économiques et sociaux / Economic and social rights Entrée en vigueur du Protocole facultatif relatif au Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels Le 5 février, l’Uruguay est devenu le dixième pays à ratifier le Protocole facultatif relatif au Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels après l’Argentine, la Bolivie, la Bosnie Herzégovine, l’Equateur, le Salvador, la Mongolie, le Portugal, la Slovaquie et l’Espagne, qui instaure un mécanisme de plainte. Grâce à cette ratification, le Protocole entrera en vigueur le 5 mai 2013.

Évolutions de l’emploi et de la situation sociale La Commission a présenté en janvier 2013 son «  Rapport de 2012 sur l’évolution de l’emploi et de la situation sociale en Europe ». À la fois état des lieux de la situation économique et sociale dans les États membres de l’Union européenne au terme de cinq ans de crise économique et évaluation de l’efficacité des mesures déjà prises pour y remédier, le rapport met l’accent sur la nécessité de coordonner les actions des États membres en matière de fiscalité et d’emploi où l’écart entre les pays de la zone euro pourrait mettre à mal la coordination économique. Afin de permettre aux pays de l’Union européenne d’adapter leurs politiques en ce sens et d’élaborer des solutions


Actualités / News conjointes, le rapport indique les bonnes pratiques adoptées pour venir en aide aux personnes les plus touchées par la crise et lutter contre la montée des inégalités sociales. S’agissant des systèmes de sécurité sociale, le rapport montre également que dans la plupart des États membres, ceux-ci sont au bord de la rupture. D’ici quelques mois, la Commission proposera donc des recommandations à chaque pays en vue de mettre en œuvre des mesures d’aide sociale viables et efficaces.

Droits de l’enfant / Rights of the child Comité sur les droits de l’enfant Lors de sa 62e session qui s’est tenue du 14 janvier ou 1er février, le Comité sur les droits de l’enfant a examiné les rapports de quatre Etats Parties à la Convention (Guyane, Malte, Guinée et Niue) et sept Etats Parties au Protocole facultatif sur la vente d’enfants, la prostitution et la pornographie enfantines et au Protocole facultatif sur les enfants dans les conflits armés (États-Unis (2), Burkina Faso (2), Philippines et Slovaquie(2)). Le Comité a également adopté quatre observations générales sur l’article 3 relatif à l’intérêt supérieur de l’enfant, sur l’article 31 relatif au droit de jouer, sur l’article 24 relatif au droit au meilleur état de santé possible, ainsi que sur les entreprises et les droits de l’enfant. Le Comité a également adopté le rapport de sa journée de débat générale de 2012 qui était consacrée aux droits des enfants dans le contexte de la migration internationale. Ce rapport contient plusieurs recommandations adressées aux États. Les informations pertinentes sont disponibles sur le lien suivant www2.ohchr.org/english/ bodies/crc/index.htm.

Recommandation de la Commission “Investing in children : breaking the cycle of disadvantages” The European Commission issued a recommendation aiming at guiding members states in the implementation of policies addressing child poverty and social exclusion. The recommendation specifies “horizontal principles” such as the use of a “children’s rights approach” and the development of “integrated strategies” on the basis of “three key pillars” (“access to adequate resources”, access to “affordable quality services”, guarantee of “children’s right to participation”). The Commission promotes an extensive use of the whole European framework – including the Europe 2020 Strategy – “to strengthen synergies across relevant policy areas” and “improve the efficiency and the effectiveness” of policies preventing child poverty and social exclusion. It also proposes an indicator-based framework to monitor the Recommendation’s implementation.

Droit à des prestations pour orphelins La Cour de justice de l’Union européenne répondait le 21 février 2013, dans l’affaire Patricia Dumont de Chassart (C-619/11), à une question préjudicielle posée par le Tribunal du travail de Bruxelles. Le juge belge demandait des précisions quant aux droits à des prestations pour orphelins selon les articles 72, 78, § 2(b), et 79, § 1(2) (a) du règlement (CEE) no 1408/71. Dans sa décision, la Cour de justice précise que, dès lors que le droit national prévoit que, tant le parent défunt que le parent survivant peuvent fonder un droit à prestation pour l’orphelin, le règlement exige que les périodes d’assurance et d’emploi accomplies par le parent survivant dans un autre État membre soient prises en compte pour la totalisation des périodes nécessaires à l’acquisition du droit aux prestations dans le premier de ces États membres, ce que 2013/3

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n’avait pas prévu le droit belge en l’espèce. La Cour précise en outre qu’il est sans pertinence que le parent survivant ne puisse se prévaloir d’aucune période d’assurance ou d’emploi dans cet État membre au cours de la période de référence.

Droits des femmes / Women’s rights Gender discrimination in pay On 23 February 2013, in the case Margaret Kenny and others v. Minister of Justice Equality and Law Reform, Minister for Finance and Commissioner of An Garda Síochána (C427/11), the European Court of Justice ruled on the interpretation of article 141 EC and Council Directive 75/117/EEC on the approximation of the laws of the Member States relating to the application of the principle of equal pay for men and women. The case concerned objective justifications for indirect gender discrimination in pay in the Irish national police. The Court reminded that under its Brunnhofer judgement, when a presumption of unequal pay is established by the applicant, it is for the employer to prove that the difference in pay is objectively justified. The Court ruled that “the justification for difference in pay […] must relate to the comparators that […] have been taken into account by the referring court in establishing that difference”. It considers that while the interests of good industrial relations can be taken into account when examining objective justification, this factor “cannot […] constitute the only basis justifying” indirect gender discrimination in pay.

L’impact de la crise économique sur les femmes La Journée internationale de la femme du 8 mars 2013 a consacré le thème de l’impact de la crise économique sur la situation économique de la femme. La Commiseuropéen des droits de l’homme |2013/3 544|Journal European journal of Human Rights

sion des droits de la femme et de l’égalité des genres du Parlement européen, et les députés des parlements nationaux ont débattu sur les effets de la crise sur l’égalité des genres, ainsi que sur les moyens de renforcer les droits sociaux et économiques des femmes dans le contexte de la crise. À cette réunion interparlementaire, a ainsi été rappelé le rapport portant sur l’amélioration de la vie des femmes européennes, rédigé par la Commission des droits de femme le 19 février. Ce rapport a pointé les inégalités des femmes par rapport aux hommes en matière de salaires et de sécurité de l’emploi, lesquelles avaient fortement tendance à s’accentuer lors des évolutions économiques négatives. Publié pour la circonstance, un sondage d’Eurobaromètre a confirmé ces faits en indiquant que 69% des européens considéraient que les inégalités salariales étaient un problème important.

Mutilations génitales La Journée internationale de la Femme a aussi été l’occasion pour la Commission de concrétiser son engagement d’éradiquer les mutilations génitales féminines, affirmé lors de la Journée internationale contre les mutilations génitales féminines du 6 février 2013. Le rapport de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes a, en effet, signalé qu’il s’agissait d’un phénomène mondial et transnational impliquant une série d’actions. L’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes a ainsi publié une série de bonnes pratiques mises en place par neuf Etats membres. Quant à la Commission, elle a annoncé l’ouverture d’une consultation publique pour savoir comment combattre ces pratiques, ainsi que la mise à disposition d’un certain budget aux États, aux ONG et aux organisations travaillant avec les victimes. Ces mesures s’inscrivent à la suite de la « stratégie pour l’égalité entre les femmes et les hommes


Actualités / News 2010-2015 » et de la directive sur les droits des victimes, faisant toutes deux référence aux violences à caractère sexiste. Le Commissaire Cecilia Malmström a enfin affirmé que de telles menaces constituaient une raison valable d’obtenir l’asile et une protection humanitaire. Et de rappeler que « la violence à l’égard des femmes et des filles n’est pas culturelle. Elle est criminelle ».

Violences sexuelles en Inde Devant la fréquence des actes de violence sexuelle et l’abstention de la police locale à intervenir, le Parlement européen a adopté une résolution sur la violence à l’égard des femmes en Inde, le 17 janvier 2013 (2013/2512(RSP)). Rappelant à l’Inde sa position de partenaire économique et politique de premier plan pour l’Union européenne, le Parlement européen l’a exhorté à son devoir de respecter la démocratie. Il s’est adressé au gouvernement Indien notamment pour lui enjoindre de prendre des mesures coordonnées et efficaces visant à améliorer le traitement des violences sexuelles par les autorités de police. Il a demandé au Parlement indien de réformer le projet de Code pénal 2012 en y insérant la qualification de crime pour toute forme d’agression sexuelle, tout en veillant à ce que les sanctions soient conformes aux droits des droits de l’homme. Si le Parlement européen s’est félicité de l’annonce de la mise en place d’une Commission d’enquête sur la sécurité des femmes, d’une chambre juridictionnelle chargée de réviser le cadre législatif, et d’une chambre des référés, il n’en a pas moins déploré le peu d’aide immédiate et d’assistance médicale accordées aux victimes, les dysfonctionnements de la police, et l’absence de voies de recours.

Entreprises et droits de l’homme / Business and human rights Groupe de travail sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales Le Groupe de travail a tenu sa quatrième session du 11 au 15 février 2013. Il a organisé des consultations ouvertes sur son prochain rapport à l’Assemblée générale qui traitera des peuples autochtones et des entreprises et des droits de l’homme.

Procès équitable / Fair trial Two judgments on reason giving in Assize Court judgments On 10 January 2013, the European Court of Human Rights ruled in Agnelet v. France and in Legillon v. France. The applicants complained of a lack of reasoning in the Assize Court judgments by which they were convicted and sentenced to imprisonment. The Court found a violation of Article 6, § 1 in the case of Agnelet and no violation of Article 6, § 1 in the case of Legillon. The Court reiterated its conclusions in Taxquet v. Belgium, holding that the absence of a reasoned verdict by a lay jury does not in itself constitute a breach of the right to a fair trial. In examining the bill of indictment and the questions put to the jury in each case, the Court found that Mr. Legillon had had sufficient guarantees enabling him to understand the verdict by which he was convicted while Mr. Agnelet had not.

Judgment on inability to question the sole witness in a rape case The European Court of Human Rights delivered its judgment in Gani v. Spain on 19 February 2013. The case concerned the claim of a convicted rapist that he had not 2013/3

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been able to question the victim despite her being the only witness against him. The Court found that, although the victim’s pre-trial statements were the sole basis of the applicant’s conviction, his Article 6 rights had not been violated. The Court held, in particular, that counsel had failed to attend a judicial interview with the victim during the investigative proceedings ; that, despite the psychological support the victim had received, her statement at the hearing had been interrupted because of severe post-traumatic stress ; and that alternative measures had been taken to respect the rights of the defense, including the reading out of the victim’s statements at the hearing.

Handicap / Disability Three judgments on the treatment of persons with mental disabilities in Belgian prisons On 10 January 2013, the European Court of Human Rights ruled in Claes v. Belgium. The case concerned the applicant’s detention in a prison psychiatric wing for over 15 years. The Court found a violation of Article 3 and a violation of Article 5, §§ 1, e) and 4. It considered that the Belgian authorities did not provide the applicant with adequate care and that, as a result, subjected him to degrading treatment. The Court criticized the inadequate care of people with mental disabilities in Belgian prisons. It noted the existence of a structural problem due to the inability to afford appropriate care to persons with mental disorders who were held in prison owing to the shortage of places in psychiatric facilities elsewhere. The same day, the Court also found violations of the Convention in the cases of Dufoort v. Belgium (violation of Article 5, § 1 (e) and Swennen v. Belgium (violation of Article 5, § 1).

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Judgment on prolonged detention of disabled man in a social care institution against his will On 22 January 2013, the European Court of Human Rights ruled in Mihailovs v. Latvia. The case concerned the complaint of a disabled man divested of his legal capacity that he had been held against his will in a social care institution for several years without possibility of release. The Court held that the applicant should not have been held in a social care institution against his will for years without review. It found a violation of Article 5, § 1 on account of the applicant’s stay at a social care institution between January 2002 and April 2010. It also found a violation of Article 5 § 4 on account of the applicant’s inability to obtain a review of the lawfulness of his placement in the social care institution during that period.

Judgment on reasonable accommodation of disabled prisoner The European Court of Human Rights delivered its judgment in D.G. v. Poland on 12 February 2013. The case concerned the treatment in prison of a paraplegic who was confined to a wheelchair and suffered from complete incontinence. The Court found a violation of Article 3. The Court held that detaining the applicant for eighteen months in a prison that was unsuitable for persons with physical disabilities and not making sufficient efforts to reasonably accommodate his special needs raised a serious issue under the Convention. The Court concluded that, although there was no evidence of any intention to humiliate or debase the applicant, his detention in conditions where he did not have an unlimited and continuous supply of incontinence pads and catheters and unrestricted access to a shower and where he was unable to keep clean without the greatest of difficulty, constituted degrading and inhuman treatment.


Actualités / News Implementation of the UN Convention by EU bodies The European Union, the only regional integration organization having ratified the UN Convention, continues to take active steps in the implementation and monitoring of the UN Convention. The Opinion of the European Economic and Social Committee (EESC) on “the Implementation and monitoring of the UN Convention on the Rights of Persons with Disabilities by the EU institutions and the role of the EESC” (own-initiative opinion) of 12 December 2012 foresaw the preparation of an opinion to the first report by the EU to the UN Committee on the rights of persons with disabilities to be submitted, as the EESC stresses, by early 2013 (however, the UN Committee on the Rights of Persons with Disabilities has not yet foreseen such an EU report on its website). European agencies, such as the Eurofund and the Fundamental Rights Agency compare Member State policies and presented their conclusions at two conferences with regard to active inclusion of persons with disabilities in the labour market (16-17 January – The Hague ; 18-19 February – Vienna).

Religion Religious symbols in the workplace and religious conscientious objection On 15 January 2013, the European Court of Human Rights ruled in Eweida and Others v. the United Kingdom. The cases concerned the manifestation of religion at work by four Christian applicants. Ms. Eweida, a British Airways employee, and Ms. Chaplin, a geriatrics nurse at a State hospital, complained that their employers restricted their visibly wearing Christian crosses around their necks while at work. Ms. Ladele, a Registrar of Births, Deaths and Marriages, and Mr. McFarlane, a Counselor at Relate Avon Limited, complained about their dismissal for refusing

to carry out duties that they considered would condone homosexuality. The Court found a violation of Article 9 in the case of Ms. Eweida ; no violation of Article 9 taken alone or in conjunction with Article 14 in the cases of Ms. Chaplin and Mr. McFarlane ; and no violation of Article 14 taken in conjunction with Article 9 in the case of Ms. Ladele.

Difference of treatment on the basis of religion On 12 February 2013, the European Court of Human Rights ruled in Vojnity v. Hungary. The case concerned an absolute ban on the applicant’s access rights to his child. The applicant belonged to the religious denomination Hit Gyülekezete (Congregation of the Faith). The Court found a violation of Article 14 in conjunction with Article 8. According to the Court, the applicant was discriminated against on the basis of his religious beliefs in the exercise of his right to respect for family life. The Court considered that, given the importance of Article 9 rights in guaranteeing an individual’s self-fulfillment, a difference of treatment on account of religious beliefs will only be compatible with the Convention if very weighty reasons exist. The Court observed that there was no evidence that the applicant’s religious convictions involved dangerous practices or exposed his son to physical or psychological harm.

Judgment on confiscation of religious tapes and cassette tape player in prison The European Court of Human Rights delivered its judgment in Austrianu v. Romania on 12 February 2013. The case concerned, in part, the confiscation of a prisoner’s religious tapes and cassette tape player. The Court found no violation of Article 9. Taking into account the margin of appreciation of the State, the Court considered that the confiscation of the cassette was 2013/3

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Actualités / News

not such as to completely prevent the applicant from manifesting his religion. The applicant had moreover been granted alternative options to practice and manifest his religion. The Court also considered that restricting the list of items prisoners could have in their cells by excluding items, such as cassette players, which are not essential for manifesting religion is a proportionate response to the necessity to protect the rights and freedoms of others and to maintain security in prison.

Liberté d’entreprise et droit de propriété / Freedom to conduct a business and right to property The limitation of costs for broadcasting short news events of high interest to the public On 22 January 2013, the Court of Justice delivered a Grand Chamber preliminary ruling in Sky Österreich GmbH v. Österreichischer Rundfunk regarding the validity of Article 15, § 6 of Directive 2010/13, requiring the holder of exclusive broadcasting rights to authorise any other broadcaster established in the European Union to make short news reports without being able to seek compensation exceeding the additional costs directly incurred in providing access to the signal, in the light of Article 16 of the Charter. While the applicant had also relied upon the right to property guaranteed by Article 17 of the Charter, the Court rejected its applicability on the grounds that, at the moment of the acquisition of exclusive broadcasting rights by the applicant, the mandatory provisions of an earlier directive had already provided for the right to make short news reports. Thus, the contractual clause had asset value, but could not create the necessary established legal position. The judges went on to consider that there had been an interference with the freedom to conduct a européen des droits de l’homme |2013/3 548|Journal European journal of Human Rights

business protected by Article 16, since the contested provision deprived the holder of exclusive broadcasting rights not only of the freedom to choose with whom to do business but also of the freedom to determine the price of a service. However, the Court notes, on the one hand, that the freedom to conduct a business has not been affected in its substance, and, on the other hand, that a fair balance has to be struck between freedom to conduct a business and the freedom to receive information as well as the promotion of media pluralism, enshrined in Article 11 of the Charter. It holds that the contested measure was not disproportionate, since other alternatives (for example a participation in the costs of acquiring exclusive rights) would have had a deterring effect on the activity of the other broadcasters.

The obligation to provide care to passengers In Denise McDonagh v. Ryanair Ltd (C12/11), the Court delivered a preliminary ruling on 31 January 2013 regarding, inter alia, the validity in the light of Articles 16 and 17 of the Charter of the obligation imposed on airline companies to ensure assistance for passengers in the event of denied boarding and of cancellation or long delay of flights caused by extraordinary circumstances (Articles 5, § 1(b) and 9 of regulation (EC) No. 261/2004 of the European Parliament and of the Council of 11 February 2004). While reaffirming the obligation to interpret European Union measures in conformity with the Charter’s provisions, the Court considers that the possibly substantial economic damages to the airline are not a disproportionate interference with the freedom to conduct a business and the right to property examined in the context of their social function, since a fair balance has been struck with the objective of consumer protection enshrined in Article 38 of the Charter and Article 169


Actualités / News TFEU and costs can be passed on to airline ticket prices. The Court refers to the national courts to determine a compensation corresponding to the amounts that were necessary to make up for the shortcomings of the airline.

Lutte contre la cybercriminalité / Combatting cybercrime

Liberté d’opinion et d’expression / Freedom of opinion and expression

Le 11 janvier 2013, Le Centre européen de lutte contre la cybercriminalité (EC3) a été inauguré à La Haye aux Pays-Bas. L’ouverture de l’EC3 marque une étape importante pour assurer la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales des citoyens contre la criminalité en ligne. L’EC3 centralise ainsi l’expertise et l’information et met à disposition des services d’assistance aux États membres, afin de faciliter les enquêtes communes sur les cybercriminels disséminés au-delà des frontières territoriales. N’étant qu’au début de sa création, l’EC3 a envisagé, dans un souci d’efficacité, de concentrer d’abord ses moyens sur des atteintes spécifiques telles que les activités illicites en ligne menées par des organisations criminelles, la criminalité touchant aux infrastructures critiques et aux systèmes d’information de l’Union européenne, ainsi que l’exploitation sexuelle en ligne des enfants. Il a souligné la nécessité de coopérer avec des États tiers tels que les États-Unis. A long terme, l’EC3 vise surtout à garantir un espace Internet réellement « libre, ouvert et sûr » sur lequel 89% des internautes évitent actuellement de divulguer des informations personnelles (rapport Eurobaromètre).

Liberté des médias Le 21 février 2013, la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen a adopté une motion en vue de l’adoption d’une résolution du Parlement européen par 47 voix pour et 6 voix contre. Cette résolution, en se référant notamment à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, met en exergue le caractère fondamental du droit à la liberté d’information et d’expression. C’est en protégeant le rôle de « chien de garde public » attribué aux média – lato sensu – dans une démocratie que ce droit fondamental sera garanti. De multiples appels sont en effet lancés, tant aux États membres qu’à la Commission européenne pour assurer sa protection. Parmi ces propositions, celle d’un contrôle annuel à l’échelle européenne tant des modifications nationales de lois sur les médias que des conséquences de celles-ci sur l’interférence des gouvernements dans les médias, semble la plus ambitieuse. D’autres méritent aussi d’être mentionnées, comme l’exigence d’asseoir l’indépendance des journalistes en les protégeant singulièrement contre les menaces, ou bien encore celle de garantir l’accès à des médias libres et diversifiés.

Centre européen de lutte contre la cybercriminalité

Conférence sur la cybercriminalité au Parlement européen Organisée le 20 février 2013 par la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, la conférence sur la cybercriminalité s’inscrit dans le cadre de la stratégie de la cybercriminalité par l’Union européenne et de la proposition de directive relative à relative à la sécurité des réseaux et de 2013/3

européen des droits de l’homme |Journal European journal of Human Rights |549


Actualités / News

l’information du 7 février (COM(2013) 48 final). Lors de cette conférence, ont ainsi été dénoncés les risques et les menaces relatifs à Internet, reconnus les moyens simples pour les mettre en œuvre, et proposées des solutions pour les neutraliser. L’accès à une information éclairée et la protection renforcée des systèmes permettent notamment de prévenir les atteintes à la cybersécurité. Selon l’agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information, la lutte contre la cybercriminalité doit passer par la nécessité de connaître l’auteur et requiert une mobilisation des informations.

Migrants Le projet « frontières intelligentes » Le projet « frontières intelligentes » a été présenté par la Commission le 28 février 2013, avec un leitmotiv : « Notre but est de faciliter l’entrée des voyageurs étrangers dans l’UE » (Commissaire Cecilia Malmström en charge des affaires intérieures). Les mesures proposées se composent de deux volets : d’une part un programme d’enregistrement des voyageurs, pour les personnes se rendant fréquemment dans l’Union européenne, qui bénéficieraient, une fois enregistrées, d’une carte permettant le franchissement de portiques automatiques d’entrée et de sortie. D’autre part, est proposé un système d’enregistrement électronique des entrées et sorties pour tous les voyageurs, se substituant à l’actuel contrôle des cachets, visas et documents de voyage. Le projet doit désormais être examiné par le Conseil et le Parlement européen, pour une mise en œuvre d’ici 2018.

Droit au recours juridictionnel dans le cadre des contrôles aux frontières Le 17 janvier 2013, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu sa décision dans l’affaire Mohammed Zakaria (C-23/12). M. Zakaria, réfugié palestinien demandait européen des droits de l’homme |2013/3 550|Journal European journal of Human Rights

une indemnisation suite aux actes des gardes-frontières lettons à l’aéroport de Riga lors de son contrôle. Ayant été autorisé à pénétrer dans l’espace Schengen suite à ce contrôle, le requérant ne disposait d’aucune voie de recours devant le juge en droit letton pour contester la légalité de ces actes au regard de sa dignité humaine. La Cour de justice devait répondre à la question de savoir si l’article 13, § 3, du règlement (CE) no 562/2006 prévoit qu’une personne a le droit de former un recours non seulement contre un refus d’entrée, mais aussi contre les infractions commises au cours de la procédure d’adoption d’une décision autorisant l’entrée. La Cour de justice répond par la négative estimant que l’article 13 du règlement n’impose pas une telle obligation. Toutefois, elle prend le soin de renvoyer à la juridiction de renvoi la tâche de déterminer si un refus de reconnaître le droit d’introduire une telle demande est contraire à l’article 47 de la Charte, dans l’hypothèse où le litige relève du droit de l’Union, ou est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme si le litige ne relève pas du droit de l’Union. Elle rappelle enfin que, dans le cadre de l’article 6 du règlement (CE) no 562/2006 les gardes frontières sont tenus de respecter pleinement la dignité humaine et qu’il appartient aux Etats membres de prévoir les voies de recours appropriées pour faire valoir ces droits.

Rapport de la Cour des comptes sur le Fonds européen à l’intégration des ressortissants des pays tiers La Cour des comptes européenne a rendu son rapport « Le fonds européen d’intégration et le fonds européen pour les réfugiés contribuent-ils efficacement à l’intégration des ressortissants des pays tiers  ?  » (RS no 22/2012). La Cour des comptes conclut à l’impossibilité d’évaluer directement le succès des Fonds du fait de l’absence de système d’évaluation adapté. Elle note également que les Fonds ont peu de chances d’être


Actualités / News pleinement efficaces. Elle recommande dès lors des mesures permettant l’amélioration de la gestion des Fonds et davantage de transparence. Sont notamment préconisés la mise en place de programmes nationaux uniques par le Parlement européen et le Conseil, et une évaluation globale de la part de la Commission sur les besoins des ressortissants des État tiers et de l’Union en matière d’intégration, ce qui permettrait de donner aux fonds une structure appropriée et orientée en fonction des besoins.

Minorités nationales / National minorities Prohibition of the use of Kurdish during election campaigns in Turkey On 22 January 2013, the European Court of Human Rights ruled in Şükran Aydın and Others v. Turkey. The case concerned the applicants’ conviction for speaking Kurdish during election campaigns. The Court acknowledged that States have discretion to define their language policies and are entitled to regulate the use of languages during election campaigns. However, it held that a blanket ban on the use of unofficial languages combined with criminal sanctions is incompatible with freedom of expression. It therefore found a violation of Article 10. The Court considered that, since free elections are inconceivable without the free circulation of political opinions and information, the right to impart one’s political views and ideas and the right of others to receive them would be meaningless if the possibility of using the language to properly convey these views and ideas is diminished due to the threat of criminal sanctions. The Court welcomed the fact that the impugned legislation has now been amended.

Judgment on placement of Roma children in schools for mentally disabled The European Court of Human Rights delivered its judgment in Horváth and Kiss

v. Hungary on 29 January 2013. The case concerned the placement of Roma children in schools for the mentally disabled due to misdiagnosis. The Court found a violation of Article 14 juncto Art. 2 of Protocol No. 1. The Court applied its principles on indirect discrimination, as developed in D.H. v. the Czech Republic. The Court found that there was a general policy which exerted a disproportionately prejudicial effect on the Roma, a particularly vulnerable group. The Court added that it did not matter that the policy or the testing in question may have had similar effect on other socially disadvantaged groups as well. The Court considered that the State was under a specific positive obligations to avoid the perpetuation of past discrimination or discriminative practices disguised in allegedly neutral tests, which in casu did not provide the necessary safeguards against misdiagnosis.

Advisory Committee on the FCNM visits Montenegro From 28 January to 1 February 2013, a delegation of the Advisory Committee on the Framework Convention for the Protection of National Minorities has visited Podgorica, Tuzi and Plav, in the context of the monitoring of the implementation of the Framework Convention. This was the second visit of the Advisory Committee to Montenegro. During its visit, the delegation met representatives of all relevant ministries, public officials, NGO’s as well as national minority organisations. The visit took place in the context of the consideration by the Advisory Committee of the second State Report under the Framework Convention, submitted by Montenegro in September 2012. Following its visit, the Advisory Committee will adopt its own Opinion, which will be sent to the government for comments. The Committee of Ministers of the Council of Europe will then adopt conclusions and recommendations with respect to Montenegro. 2013/3

européen des droits de l’homme |Journal European journal of Human Rights |551


Actualités / News

Légalité en matière pénale / No punishment without law Judgment on unforeseeability of punishment bracket for criminal offence On 22 January 2013, the European Court of Human Rights ruled in Camilleri v. Malta. The case concerned the discretion of the public prosecutor to decide in which court to try a drug trafficking case and therefore the punishment bracket (six months to ten years if tried in the Court of Magistrates, or four years to life imprisonment if tried in the Criminal Court). The Court found a violation of Article 7. It held that Maltese law was not sufficiently foreseeable, as it did not provide for any guidance on what would amount to a more serious or a less serious offence. According to the Court, the relevant legal provision thus failed to satisfy the foreseeability requirement and to provide effective safeguards against arbitrary punishment.

Orientation sexuelle / Sexual orientation Second-parent adoption by same sex couple The Grand Chamber of the European Court of Human Rights delivered its judgment in X and Others v. Austria on 19 February 2013. The case concerned the legal impossibility of second-parent adoption by a partner in a same sex couple, while secondparent adoption was available to both married and unmarried heterosexual couples. The Court found no violation of Article 14 juncto Article 8 when the applicants were compared to a married couple, confirming its case law in Gas and Dubois v. France. The Court did find, by ten votes to seven, a violation of the same provisions when the applicants were compared to an unmarried heterosexual couple. Since there was no justification for the difference in treatment, the Court concluded that same sex européen des droits de l’homme |2013/3 552|Journal European journal of Human Rights

couples should not be absolutely barred from accessing a procedure for second-parent adoption, when this procedure is open to unmarried heterosexual couples. Instead, the domestic courts should be able to carry out an examination of each individual case.

Peuples autochtones / Indigenous peoples Droits des communautés autochtones et lutte contre la bio-piraterie Le 15 janvier 2013, les députés européens ont adopté une résolution (2012/2135(INI)) soulignant la nécessité pour l’Union européenne de lutter contre la bio-piraterie des multinationales qui exploitent des plantes médicinales et des remèdes traditionnels de pays en développement sans partager les bénéfices avec les populations autochtones. La résolution met en exergue le risque d’entrave aux progrès économiques des pays en développement que renferme la biopiraterie. Le Parlement européen appelle l’Union européenne à aider les pays en développement à concevoir des mécanismes juridiques et institutionnels efficaces et à comprendre les systèmes d’application des brevets existants. Les députés saluent en ce sens le projet de règlement fixant un cadre juridique pour l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des bénéfices découlant de leur utilisation dans l’Union, préparé par la Commission en vue de mettre en œuvre le protocole de Nagoya.

Procès équitable / Due process Principe non bis in idem L’affaire Åklagaren contre Hans Åkerberg Fransson (C-617/10, voir aussi ci-dessus, champ d’application de la Charte) concernat une sanction fiscale imposée à M. Akerberg pour fausses déclarations en 2007. En 2009, une procédure pénale est engagée


Actualités / News à son encontre pour les mêmes faits de fausses déclarations. Or, l’article 50 de la Charte garantit le droit de ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction. La Cour de justice considère que le principe non bis in idem issu de l’article 50 de la Charte ne peut s’appliquer que si et seulement si la première décision – en l’espèce celle de l’administration fiscale suédoise ayant entraîné la sanction fiscale – est définitive et revêt un caractère pénal. Ainsi, le principe visé n’interdit pas de combiner sanction fiscale et sanction pénale pour des mêmes faits de fausses déclarations, du moment que la sanction fiscale n’a pas de nature pénale, ce qu’il appartient à la juridiction a quo de vérifier à partir des critères dégagés par le juge de l’Union.

Droits de la défense La Cour de justice, réunie en Grande Chambre, a rendu le 29 janvier 2013 l’arrêt Radu (C-396/11). M. Radu a fait l’objet de plusieurs mandats d’arrêt européen émis par des autorités judiciaires allemandes aux fins de l’exercice de poursuites pénales. M. Radu s’est opposé à l’exécution de ceuxci par les autorités judiciaires roumaines, au principal motif qu’il n’avait pas été entendu avant la délivrance de ces mandats d’arrêt par les autorités judiciaires d’émission, ce qui violerait les articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La juridiction de renvoi s’est interrogée sur le fait de savoir si la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen peut s’interpréter en ce sens. La réponse de la Cour de justice est lapidaire. Par un bref examen de la disposition pertinente, le juge de l’Union précise que la circonstance selon laquelle l’individu n’a pas été entendu avant l’émission du mandat d’arrêt européen ne fait pas partie des motifs de non exécution dudit mandat. Sous peine de mettre en échec l’effectivité même de la décision-cadre, le juge du pla-

teau de Kirchberg en déduit que dans les circonstances de l’espèce, l’exécution du mandat d’arrêt européen ne violerait pas les articles de la Charte susmentionnés. La Cour de justice, réunie en Grande Chambre, a rendu le 26 février 2013 l’arrêt Stefano Melloni contre Ministerio Fiscal (C-399/11) (voir aussi ci-dessus, champ d’application de la Charte). Le cadre de cette affaire mérite l’attention, non pas tant en raison de la matière en jeu – une disposition de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen –, que parce que la juridiction à l’initiative du renvoi qui n’est autre que le Tribunal constitutionnel espagnol. La Cour de justice était invitée à se prononcer sur la question de savoir si l’interdiction faite aux autorités judiciaires de refuser d’exécuter le mandat d’arrêt délivré aux fins d’exécution d’une peine lorsque le prévenu n’a pas comparu en personne au procès, si certaines conditions sont remplies, est compatible ou non avec les articles 47 et 48, § 2 de la Charte. Prenant soin de souligner que son interprétation est en accord avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, et tout en reconnaissant le caractère essentiel desdits droits, la Cour de justice précise que leur portée n’est pas absolue. Les conditions posées dans la disposition litigieuse sont perçues comme des garanties suffisantes. Dès lors, du moment que l’individu a été informé de la date et du lieu du procès, ou a été défendu par un conseil juridique mandaté par ses soins, la disposition en cause de la décision-cadre ne viole pas les droits fondamentaux visés. Dans l’arrêt Banif Plus Bank Zrt contre Csaba Csipai et Viktória Csipai (C-472/11) rendu le 21 février 2013, la Cour de justice a interprété l’article 47 de la Charte au regard d’un litige de droit civil : elle a estimé que le principe du contradictoire fait partie des droits de la défense et s’impose au juge notamment lorsqu’il tranche un litige sur la base d’un motif retenu d’office. Le litige 2013/3

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Actualités / News

a porté sur l’interprétation de la directive 93/13/CEE du Conseil concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs. La Cour de justice a confirmé sa jurisprudence, selon laquelle la pleine efficacité de la protection prévue par cette directive requiert que le juge national qui a constaté d’office le caractère abusif d’une clause puisse tirer toutes les conséquences de cette constatation, sans attendre que le consommateur présente une déclaration demandant que ladite clause soit annulée. Toutefois, en vertu du principe du contradictoire, les parties ont le droit de prendre connaissance des moyens de droit relevés d’office par le juge, sur lesquels celui-ci entend fonder sa décision, et de les discuter. Pour satisfaire aux exigences liées au droit à un procès équitable, il importe en effet que les parties aient connaissance et puissent débattre contradictoirement tant des éléments de fait que des éléments de droit qui sont décisifs pour l’issue de la procédure.

Reliance on fundamental rights protection and guarantees In Bank Mellat v. Council (T-496/10), Bank Saderat Iran v. Council (T-494/10) as well as Melli Bank plc v. Council (T-492/10), a series of cases on the freezing of funds in connection with restrictive measures to pressure the Islamic Republic of Iran to terminate nuclear proliferation activities, the General Court had to determine whether legal persons which are emanations from a non-Member State could rely on the rights guaranteed by the Charter. It first noted that the provisions invoked by the applicant, i.e. Articles 17, 41 and 47 of the Charter, applied to “everyone”, not excluding legal persons. Furthermore, referring to Article 34 of the ECHR, the General Court noted that it was a procedural provision which is not applicable to procedures before the Courts of the European Union and that in any case its objective according to the Eueuropéen des droits de l’homme |2013/3 554|Journal European journal of Human Rights

ropean Court of Human Rights was limited to ensuring that a party to the ECHR is not both applicant and defendant in a case. Thus, the General Court holds that no provision prevents legal persons which are emanations from non-Member countries from relying on the Charter, while adding that the Council and Commission had brought no proof that the banks were in fact emanations of the Iranian State.

Freezing of funds In Bank Mellat v. Council (T-496/10), Bank Saderat Iran v. Council (T-494/10) as well as Melli Bank plc v. Council (T-492/10), the General Court examined the compatibility of the freezing of funds ordered by the Council in connection with restrictive measures to pressure the Islamic Republic of Iran to terminate nuclear proliferation activities with the right of defence and right to effective judicial protection. In Bank Mellat and Bank Saderat Iran, the General Court held that there had been a violation of the obligation to state reasons since some of the motives had not been sufficiently detailed regarding the services allegedly supplied as well as the entities they were allegedly supplied to, a violation of the right to access to files in that the applicants had not been granted access, in good time, to the relevant information which had only been adopted as an annex to the rejoinder, as well as manifest errors of assessment, inter alia regarding the fact that the banks were not actually State-owned and the absence of evidence for some of the alleged transactions. These violations justify the annulment of the restrictive measures in so far as they concern the applicants. However, the General Court considered that there had been no violation of the Charter in the case of Melli Bank plc v. Council.


Actualités / News Protection des données à caractère personnel / Protection of personal data Protection des données à caractère personnel et lutte contre la fraude L’arrêt Kalliopi Nikolaou rendue le 20 février 2013 par le Tribunal (T-241/09) montre que l’invocation du droit à la protection des données à caractère personnel ne permet pas de se soustraire à l’accusation d’agissements illégaux dans le cadre de la lutte contre la fraude. En l’espèce, c’est le cas pour Mme Kalliopi Nikolaou, ancien membre de la Cour des comptes, dont les agissements illégaux durant son mandat ont été découverts par l’enquête du secrétaire général de la Cour des comptes. Celui-ci en a transmis le dossier à l’OLAF (Office européen de lutte antifraude) sans avoir permis à l’intéressée de s’exprimer, ni même l’en avoir informée. Invoquant les violations de l’article 4 du règlement (CE) no 45/2001 et de son droit à la protection des données à caractère personnel, Mme Kalliopi Nikolaou a saisi le Tribunal d’une action tendant à réparer l’atteinte qui lui aurait été portée. Rejetant son recours, le Tribunal a estimé que le secrétaire de la Cour des comptes n’était ni tenu de l’informer, ni tenu de l’entendre, car « l’enquête ne visait pas l’adoption de conclusion visant la personne en cause », mais avait pour objet de « permettre d’apprécier […] si les éléments portés à sa connaissance laissent présumer l’existence d’irrégularités portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne. »

Protection de l’environnement / Environmental protection Droit à l’information du public en matière environnementale À l’occasion d’une décision préjudicielle rendue le 15 janvier 2013 dans l’affaire

Jozef Križan et autres contre Slovenská inšpekcia životného prostredia (C-416/10), la Cour de justice de l’Union européenne a précisé la portée du droit à l’information du public en matière d’environnement consacré par la Convention d’Aarhus s’agissant de décisions d’urbanisme ayant des incidences importantes sur l’environnement. Était en cause la non-publication d’une décision d’urbanisme sur l’implantation d’une décharge en Slovaquie avant que ne soit autorisée la construction et l’exploitation de ladite décharge. La Cour de justice constate qu’une telle décision comporte des informations pertinentes pour la procédure d’autorisation auxquelles le public concerné doit pouvoir accéder, la protection du secret des affaires ne pouvant être invoquée pour refuser cet accès. Au demeurant, en vertu de la Convention d’Aarhus et de la directive sur la prévention et la réduction de la pollution la mettant en œuvre, lorsqu’un processus décisionnel touchant l’environnement est engagé, le public concerné doit pouvoir y participer dès le début. En effet, telle est la condition sine qua non pour garantir l’efficacité de la directive qui vise à empêcher qu’une installation qui aurait un impact négatif sur l’environnement puisse voir le jour.

Terrorisme et droits de l’homme / Terrorism and human rights Conseil de Sécurité des Nations Unies Le 14 janvier 2013, le Conseil de Sécurité a tenu un débat de haut niveau sur « les menaces à la paix internationale et la sécurité causées par les actes terroristes ». Plusieurs États ont insisté sur l’importance de respecter les droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme. Le Conseil de Sécurité a adopté une déclaration du Président sur le sujet (S/PRST/2013/1). Ce texte souligne notamment que les droits de l’homme et l’État de droit sont des éléments indispensables dans la lutte contre le terrorisme. 2013/3

européen des droits de l’homme |Journal European journal of Human Rights |555


Actualités / News

Torture et mauvais traitements / Torture and ill-treatment Torture of detainees on hunger strike On 17 January 2013, the European Court of Human Rights ruled in Karabet and Others v. Ukraine. The case concerned the treatment of a group of detainees during a search and security operation in prison, following their hunger strike. The Court found two violations of Article 3. It held that, with the exception of the seventeenth applicant, the applicants have been subjected to torture and that no effective investigation into their allegations of torture (with the exception of the seventeenth applicant) followed. According to the Court, the gratuitous violence was intended to crush the protest movement, to punish the prisoners for their peaceful hunger strike and to nip in the bud any intention of raising complaints. The Court also found a violation of Article 1 of Protocol No. 1 given the failure of the Prison’s administration to return to the applicants, with the exception of the seventeenth applicant, all their personal belongings.

Judgment on removal of disabled asylum seeker to Afghanistan The European Court of Human Rights delivered its judgment in S.H.H. v. the United Kingdom on 29 January 2013. The case concerned the impending removal of a disabled asylum seeker to Afghanistan. The Court found, by four votes to three, that Article 3 would not be violated if the applicant were removed to Afghanistan. The Court held that the applicable principles were those of N. v. the United Kingdom and not those of M.S.S. v. Belgium and Greece. The Court applied N. because the alleged future harm would emanate from a lack of sufficient resources to provide medical treatment or welfare provision, rather than européen des droits de l’homme |2013/3 556|Journal European journal of Human Rights

the intentional acts or omissions of the authorities of the receiving State. The Court rejected application of M.S.S. because the country to which the applicant would be removed was a non Contracting State. The dissenters argued that the facts presented a new issue before the Court and should have been treated as such.

CPT visits Turkey, San Marino and Montenegro A delegation of the Council of Europe’s Committee for the Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) carried out a visit to the F-type High-Security Closed Prison on the island of Imralı in Turkey. The purpose of the visit was to examine the conditions under which Abdullah Öcalan and five other inmates were being held in the establishment. Another delegation of the CPT carried out a visit to San Marino, where particular attention was paid to conditions of detention at San Marino Prison, safeguards offered to persons detained by law enforcement agencies as well as to psychiatric patients subject to “obligatory medical treatment” (TSO). During its visit to Montenegro, the delegation paid particular attention to the treatment of persons in police custody, to prison conditions and to the situation of forensic psychiatric patients and of social care home residents.

Traite des êtres humains / Trafficking in human beings EU strategy towards the eradication of trafficking in human beings In an opinion adopted in December 2012, the European Economic and Social Committee welcomed “the EU strategy towards the eradication of trafficking in human beings” (COM (2012) 286 Final). The Committee stresses the need to detect and protect the victims, to draw distinctions


Actualités / News “between the various types of trafficking” and to adopt “differentiated approaches” for targeted victims such as women and men, girls and boys in vulnerable positions. To tackle the issue of what it considers to be “modern slavery”, the Committee recommends inter alia the use of multidimensional policies, the involvement of the civil society, and ratification of relevant international conventions and agreements by the Member States. Finally, it proposes the establishment of a label “identifying the cities most hostile to human trafficking”.

Vie privée / Privacy Impossibility for the child to have legal paternity established due to rigid timelimit The European Court of Human Rights delivered its judgment in Röman v. Finland on 29 January 2013. The case concerned the impossibility for a child born out of wedlock to have her biological father’s paternity legally established, due to a five-year time-limit imposed by national law. The Court found a violation of Article 8. The Court held that the existence of a limitation period per se is not incompatible with the Convention. The main problem was the absolute nature of the time-limit. The Court found that the applicant could not have paternity established even though she had not had any realistic opportunity to go to court during the limitation period because, at the time, she had no reason to suspect what her origins were. The Court concluded that the application of a rigid time-limit and the impossibility to balance the competing interests impaired the very essence of the applicant’s Article 8 rights.

Request for paternity instituted by alleged father The European Court of Human Rights delivered its judgment in Krisztián Barnabás Tóth v. Hungary on 12 February 2013. The case concerned the authorities’ refusal to grant the applicant’s request to establish paternity. The Court found no violation of Article 8. The Court established that the new partner of the child’s mother had already legally recognised the child ; that the authorities had carried out a careful weighing of the interests at stake, attaching particular weight to the interests of the child while not ignoring those of the applicant ; and that the applicant had been involved in this procedure. Moreover, granting the applicant’s request might result in the status of legal father falling vacant, if the mother would not consent to the applicant being recognised as father, should his claim be successful. The Recent Developments concerning the Council of Europe were compiled by Yaiza Janssens, Laurens Lavrysen, Lourdes Peroni and Stijn Smet, under the supervision of prof. E. Brems (Ghent University). The Developments concerning the European Union (EU) were compiled by Pierre-Vincent Astresses, Pauline Béchieau, Antal Berkes, Véronique Bruck, Aurore Dupin-Jarry, Sarah Laalaj, Chervine Oftadeh, Quy Hanh Pham and Aline Veloso, working under the supervision of prof. L. Burgorgue-Larsen (Sorbonne Law School, Paris I, France). The Recent Developments concerning the United Nations were compiled by Nathalie Rondeux, from the Office of the High Commissioner for Human Rights (Geneva)  ; the views expressed are those of the author and do not necessarily reflect the views of the United Nations.

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Erratum : À la page 83 et dans le sommaire du numéro 2013/1, il faut lire le titre comme suit : « La privatisation des normes sociales et environnementales : codes de conduite, chartes privées et mécanismes privés de certification ».


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Journal européen des droits de l’homme

Journal européen des droits de l’homme European Journal of Human Rights

European Journal of Human Rights

JEDH | EJHR

n° 3 | juin 2013 Rédacteur en chef | Editor in chief Olivier De Schutter

345 Dossier

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436 Article

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460 Chroniques

460 Columns

Droit international privé et droits fondamentaux Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345 Suppression de l’exequatur et protection des droits fondamentaux  348 Le contrôle de l’ordre public par la Cour européenne des droits de l’homme . . . . . . 381 La Cour européenne des droits de l’homme et la coopération transfrontière . . 403 Droits fondamentaux et reconnaissance en droit international privé . . . . . . . . . . . . . . 411 - Responsabilité civile des entreprises et violations des droits humains à l’étranger 436

- Société de l’information, médias et liberté d’expression . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Travail et protection sociale . . . . . . . . . .

534 Actualités

ISSN : 2294-9313

D/2013/0031/336 JEDH-N.13/3 ISBN : 978-2-8044-6349-6

rivate International Law and P Fundamental Rights Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345 The Abandonment of Exequatur and the Protection of Fundamental Rights  348 The Control of Public Policy by the European Court of Human Rights . . . . . 381 The European Court of Human Rights and Transboundary Cooperation . . . . . . 403 Fundamental Rights and Recognition in Private International Law . . . . . . . . . . . 411

- Civil Liability of Companies for Complicity in Human Rights Violations Abroad 436

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- Information Society, Media and Freedom of Expression . . . . . . . . . . . . . . . - Labour and Social Security . . . . . . . . . . . .

534 news

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