2013 | 1
Journal européen des droits de l’homme
Journal européen des droits de l’homme European Journal of Human Rights
European Journal of Human Rights
JEDH | EJHR
n° 1 | avril 2013 Rédacteur en chef | Editor in chief Olivier De Schutter
3 éditorial
3 Editorial
8 Tribune
8 Comment
Convention européenne des droits de l’homme et crise économique . . . . . . .
8
21 Dossier
Entreprise et Droits de l’Homme
Droits de l’Homme et emploi . . . . . . . . . . Entreprise et diversité . . . . . . . . . . . . . . . . . . Privatisation des normes de l’entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les droits fondamentaux de l’entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
21 57 83 101
109 Article
- Charte des droits fondamentaux et droit social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Recours effectif et procès équitable . .
155 ActualitéS
ISSN : 2294-9313
D/2013/0031/301 JEDH-N.13/1 ISBN : 978-2-8044-6253-6
8
21 Dossier
Business and Human Rights
Human Rights and Employment . . . . . . . Business and diversity . . . . . . . . . . . . . . . . . . The Privatization of the Norms applying to Companies . . . . . . . . . . . . . . . . The Fundamental Rights of Businesses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
21 57 83 101
109 Article 109
135 Chronique
European Convention on Human Rights and economic crisis . . . . . . . . . . . . .
- Charter of Fundamental Rights and Labour Law . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
109
135 Column 135
- Effective Remedies and Fair Trial . . .
155 news
135
Rédacteur en chef | Editor in chief : Olivier De Schutter (Louvain). Comité de rédaction | Editorial Board : Mouloud Boumghar (Univ. du Littoral), Eva Brems (UG – Ghent), Emmanuelle Bribosia (ULB – Bruxelles), Laurence Burgorgue-Larsen (Paris 1 – PanthéonSorbonne), Vincent Chetail (IHEID Genève), Olivier de Frouville (Paris 2-Assas), Frédéric Mégret (McGill, Montréal), Jeremy Perelman (Sciences Po – Paris), Julie Ringelheim (Louvain), Sophie RobinOlivier (Paris 1 – Panthéon-Sorbonne), Sébastien Touzé (IIDH – Strasbourg).
Comité scientifique | Scientific Board : Philip Alston (New York), Florence Benoît-Rohmer (Venise), Johan Callewaert (Strasbourg), Jean-Paul Costa (Strasbourg), François Crépeau (Montréal), Emmanuel Decaux (Paris) (président), Claudio Grossmann (Washington), Jean-Paul Jacqué (Bruxelles), Koen Lenaerts (Luxembourg), Paul Lemmens (Strasbourg), Jean-Pierre Marguénaud (Limoges), Christoper McCrudden (Belfast), Hélène Ruiz Fabri (Paris), Martin Scheinin (Florence), Alexandre Sicilianos (Strasbourg), Denys Simon (Paris), Dean Spielmann (Strasbourg), Françoise Tulkens (Bruxelles).
Publié par/Published by : Vincent Simonart, administrateur délégué Groupe De Boeck, s.a., rue des Minimes, 39 B-1000 Bruxelles/Brussel – Belgique/Belgium Tél. : + 32/10 48 26 19 – Fax : + 32/10 48 27 50 Commandes/Orders : De Boeck Services sprl Fond Jean Pâques, 4 • B-1348 Louvain-la-Neuve – Belgique/Belgium Tél. : 0800/99 613 (+ 32 2 548 07 13) – Fax : 0800/99 614 (+ 32 2 548 07 14) e-mail : commande@deboeckservices.com • http://www.larcier.com Abonnement/Subscription 2013 : 5 numéros/issues : 150,00 e Numéro séparé/Separate issue : 50,00 e (T.V.A. et frais d’envoi inclus/VAT and costs included)
Sommaire / Table of contents Editorial Tribune / Comment La Convention européenne des droits de l’homme et la crise économique. La question de la pauvreté The European Convention on Human Rights and the Economic Crisis. The issue of poverty Françoise Tulkens 8
Dossier : Entreprise et Droits de l’Homme Business and Human Rights Human Rights in Employment Relationships : Contracts as Power Les droits de l’homme dans les rapports d’emploi : le contrat comme pouvoir Olivier De Schutter 21
Adapter l’entreprise à la diversité des travailleurs : la portée transformatrice de la non-discrimination Adapting the Enterprise to Workers’ Diversity : the Transformative Potential of Non-Discrimination Julie Ringelheim 57
La privatisation des normes de l’entreprise : codes de conduite, chartes privées, mécanismes et certification sociale et environnementale The privatization of standards applicable to companies : codes of conduct, private charters, and social and economic certification Sandrine Chassagnard-Pinet et Guillaume Delalieux 83
L’entreprise, titulaire de droits fondamentaux The enterprise as a holder of fundamental rights Jean-Philippe Tricoit 101
Sommaire / Table of contents
Article La contribution de la Charte des droits fondamentaux à la protection des droits sociaux dans l’Union européenne : un premier bilan après Lisbonne The contribution of the Charter of Fundamental Rights to the protection of social rights in the European Union : a first assessment after Lisbon Sophie Robin-olivier 109
Chronique / Column Recours effectif et procès équitable Effective remedies and fair trial Sébastien Touzé (dir.), Julie Tavernier et Hélène Tran 135
Actualités / News 155
Editorial À nos lecteurs
U
ne nouvelle revue se crée. Elle prend acte de la manière dont, aujourd’hui, les droits de l’homme progressent. Non pas à travers chaque traité pris séparément, ou par chaque juridiction travaillant isolément. Mais par le dialogue entre juridictions et organes quasi-juridictionnels, l’échange, la circulation des concepts, et l’émulation mutuelle.
Déjà, on savait la nature hybride des droits de l’homme : tantôt îlot dans l’archipel du droit international, tantôt émanation des droits constitutionnels internes, ils ont trop souvent suscité la méfiance des internationalistes et le scepticisme des publicistes. Ils s’accommodaient d’être inclassables : c’est ce qui leur a permis de ne pas être annexés. Mais une autre étape s’ouvre à présent. Depuis le début du siècle, les droits de l’homme se développent bien davantage par les emprunts que se font les organes qui les appliquent, que par référence aux intentions des États qui les ont d’abord proclamés. Ils tiraient leur légitimité de leur origine dans les traités : ils la trouvent à présent dans le mouvement d’ensemble qu’ils forment. Dans ce peloton qui se met en route, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour interaméricaine des droits de l’homme, la Cour de justice de l’Union européenne, les comités des Nations Unies, occupent tour à tour la place de tête ; parfois, le temps d’une échappée, les juridictions suprêmes nationales montrent la voie. Des tendances se forment, puis sont remises en cause. Le Comité européen des droits sociaux a été admis récemment dans le club très fermé des institutions qui montrent la voie ; la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (demain, la Cour africaine de justice et des droits de l’homme) attend son tour, qui viendra. Sur cinq numéros par an, nous mettrons en scène, étape après étape, la trajectoire des droits de l’homme. Notre approche sera thématique : au lieu de commenter les évolutions juridiction par juridiction, nous identifierons les tendances que fait apparaître la comparaison. Nous mettrons en lumière les convergences, mais également les écarts : c’est des écarts que peut naître l’innovation, qu’il s’agisse pour tel organe de combler son retard sur les autres, ou qu’il revienne à un troisième de définir une position de synthèse entre des approches divergentes d’une même question. Chaque numéro comprendra trois catégories de contributions. Il présentera d’abord des articles de doctrine. Tantôt, ces articles concerneront des questions que l’actualité aura fait émerger ; tantôt, ils éclaireront un thème à partir de différentes perspectives, sous la forme de « dossiers » thématiques. Chaque article fera l’objet d’une relecture par des spécialistes de la matière, selon une formule d’examen par les pairs en « double aveugle » qui sera appliquée de manière rigoureuse.
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Editorial
Nous proposerons également des chroniques, présentées chacune sur une base annuelle. Ces chroniques porteront sur un total de dix thèmes : recours effectif et procès équitable ; vie privée, bioéthique et santé ; égalité de traitement et lutte contre les discriminations ; droits économiques et sociaux ; société de l’information ; droit du travail et de la sécurité sociale ; droit pénal et pénitentiaire ; droit familial ; asile et immigration ; et droit de l’environnement. Les auteurs de ces chroniques se sont engagés à répercuter les principales évolutions d’une matière donnée au cours de l’année écoulée, en offrant une comparaison systématique entre les contributions des différents organes qui participent à l’écriture de ce roman à la chaîne que les droits de l’homme sont devenus. Selon les matières dont il s’agit, l’accent sera mis sur certaines juridictions ou comités d’experts plutôt que sur d’autres : la Cour de justice de l’Union européenne pourra se trouver en pointe sur les questions de non-discrimination, mais plus effacée sur les questions de droit familial ; et la Cour européenne des droits de l’homme montrera souvent la voie en matière de vie privée, mais se tiendra plus en retrait sur les droits économiques et sociaux. Mais toute la philosophie de notre approche consiste à montrer que ces frontières sont de moins en moins étanches et qu’elles se déplacent sans cesse : la contribution de Françoise Tulkens dans ce numéro inaugural l’illustre bien, qui met en scène la Cour européenne des droits de l’homme comme garante des droits économiques et sociaux en période de crise. Enfin, chaque numéro présentera sous forme d’Actualités les évolutions les plus marquantes survenues au cours des deux mois écoulés depuis le numéro précédent. Progressivement, ces Actualités couvriront de manière systématique les développements au sein de l’Organisation des Nations Unies, du Conseil de l’Europe, et de l’Union européenne. Elles ne se limiteront pas aux développements jurisprudentiels mais feront référence également à la négocation de nouveaux instruments, aux avancées législatives ou aux initiatives politiques qui concernent les droits de l’homme. Cette rubrique est destinée à fournir au lecteur, sous une forme synthétique, un résumé des développements les plus importants qui concernent sa matière. Afin d’en faciliter l’utilisation, nous classerons les Actualités par thèmes, plutôt que par ordre juridique. Il faut enfin dire un mot sur le choix qui, au moment de fonder la revue, s’est avéré le plus difficile : le lecteur a devant lui une revue bilingue. Nous voulons favoriser ainsi un rapprochement entre des mondes, francophone et anglophone, qui souvent s’ignorent, dont les références sont parfois distinctes, et qui croient parfois pouvoir se passer l’un de l’autre. Erreur, pensons-nous : de la diversité et de la confrontation des perspectives naît l’innovation. Cette génération n’aime pas devoir choisir : immodeste car elle ne renonce à rien, elle a du moins la modestie de reconnaître qu’à côté du territoire de sa langue, un autre territoire existe, qu’il serait absurde d’ignorer – ce serait se priver de sa richesse. C’est un pari : nous verrons s’il peut être tenu.
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Editorial Une nouvelle revue ne se construit pas d’un seul coup, ni par le travail de quelques personnes seulement. Nos efforts pour la faire vivre reposent sur un réseau de correspondants, et sur un comité scientifique de grande qualité que nous remercions de sa confiance ; nous savons gré au professeur Emmanuel Decaux d’avoir accepté d’en être le premier président. Elle repose aussi sur vous : nous examinerons avec soin les propositions de contributions qui nous seront soumises. Nous accueillerons également avec intérêt vos réactions et suggestions afin d’améliorer sans cesse le Journal, afin qu’il puisse mieux servir les deux objectifs qu’il poursuit : informer le lecteur en rendant compte des débats qui traversent la matière, et, en prenant part à ces débats, faire vivre les droits de l’homme. Le comité de rédaction
To our readers A new review is born. It seeks its inspiration from the new ways in which, today, human rights make progress. Not through each treaty taken separately, or by each court or quasi-judicial body working in isolation. But through dialogue between jurisdictions, exchange, the migration of concepts, and mutual emulation. We knew already about the hybrid nature of human rights : at times small islands in the ocean of international law, and at times a new incarnation of domestic constitutional rules, they sometimes were seen as suspect by internationalists and treated with skepticism by constitutional lawyers. They were not put easily into either of these boxes : this allowed them to avoid being annexed. Now however, a new stage is unfolding. Since the beginning of the century, human rights develop far more through mutual borrowing between the bodies that apply them, than by reference to the intent of the States that were responsible for their original proclamation. They owed their legitimacy to the treaties in which they originated : they now ground it in the global movement that they contribute to shaping. In the peloton that has now departed, the European Court of Human Rights and the Inter-American Court of Human Rights, the Court of Justice of the European Union, the United Nations human rights treaty bodies, share turns in taking the driving seat ; occasionally, the highest domestic judicial bodies show the direction. Tendencies emerge, and then dissolve. The European Committee of Social Rights has been admitted recently within the select club of the institutions that can lead the group ; the contributions of the African Court on Human and Peoples’ Rights (which may develop into the African Court of Justice and Human Rights) shall gradually increase in influence. With five issues per year, we intend to follow, stage by stage, how human rights develop. We shall document their impacts in different bodies of law, none of which can still afford to ignore them. We will follow a thematic approach : rather than commenting evolutions jurisdiction by jurisdiction, we will identify the tendan-
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Editorial
cies that appear through comparison. We will highlight both the convergencies and the differences : it is from differences that innovations can emerge, whether one body seeks to catch up with the others, or whether a third body seeks to define a synthesis position between diverging approaches to a same question. Each issue of the Journal shall feature three categories of contributions. It shall include, first, review articles. These articles may propose an interpretation of new, emerging questions ; or they may explore a theme through different perspectives, in the form of thematic “dossiers”. Each proposed contribution is shared across the editorial board and examined, in addition, by specialists of the area concerned, following a “double blind” peer review process that shall be rigorously applied to all contributions. We also shall present “columns”, that shall each appear on an annual basis. These columns shall cover, in total, ten areas : effective remedies and due process ; privacy, bioethics and health ; equality of treatment and non-discrimination ; economic and social rights ; the information society ; labour law and social security ; criminal law and detainees’ rights ; family law ; asylum and immigration ; and environmental law. The authors of these columns agree to comment on the main evolutions of the area concerned during the previous year, by comparing systematically the contributions of different bodies that take part in the writing of this chain novel that human rights have become. Depending on the subject matter, the emphasis shall be on some organs rather than others : the Court of Justice of the European Union for instance may lead in the area of antidiscrimination law, but have less to offer in family law matters ; and the European Court of Human Rights may show the way in the right to respect for private life, but remain relatively absent in the area of economic and social rights. Our whole approach however is to show that these boundaries are increasingly porous, and that they are constantly shifting : the contribution of Françoise Tulkens in this issue provides a perfect illustration, since she shows how the European Court of Human Rights can act to protect economic and social rights in times of crisis. Finally, each issue shall present under the heading “New Developments”, in the form of short summaries, the most important changes that took place during the previous two months. In time, the “New Developments” section shall provide a systematic coverage of developments within the United Nations, the Council of Europe, and the European Union. They will not simply report on the most important case-law. They will also refer to the negotiation of new instruments, to the drafting of important pieces of legislation, or to the most notable political initiatives that relate to human rights. This section aims to provide to the reader, in a concise format, a summary of the most significant developments that relate to her subject matter. In order to facilitate its consultation and use, the “New Developments” will be ordered by theme, rather than according to the legal order in which they originate.
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Editorial Before closing, we must say a word about the choice that, as we imagined the shape of the Journal, appeared the most difficult to make : the reader is presented with a bilingual review. We seek thereby to encourage the deepening of a dialogue between two worlds, the English-speaking and the French-speaking, that tend often to ignore one another, that use distinct references, and that sometimes think they can do without the other. This, we believe to be a mistake : from diversity and confrontation of perspectives, can result innovation. This generation does not want to choose : immodest perhaps because it refuses to renounce either of these linguistic worlds, it is at least modest enough to acknowledge that alongside its own linguistic domain, another one exists, that it would be absurd to ignore – as this would mean not benefiting from the alternative perspective it has to offer. It is a bet : we shall see whether it can be won. A new review is not built all at once, nor by some individuals alone. Our efforts to develop it rely on a network of correspondants, and on a Scientific Board of the highest quality that we thank for their trust ; we are grateful to professor Decaux for having agreed to be its first chair. The review relies also on you : we shall examine with care the contributions you may wish to suggest. We also will welcome with interest your reactions and suggestions in order to continuously improve the Journal, in order that it may best pursue its two objectives : to inform the reader about the debates that run through the area of human rights, and by taking part in these debates, to contribute to breathe life into human rights. The Editors
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Tribune / Comment
La Convention européenne des droits de l’homme et la crise économique. La question de la pauvreté* The European Convention on Human Rights and the Economic Crisis. The issue of poverty Françoise Tulkens
Résumé
Abstract
C
T
ette étude examine la contribution de la Cour européenne des droits de l’homme à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Elle plaide en faveur d’une lecture de la Convention européenne des droits de l’homme qui soit indexée aux nécessités de notre temps. Alors que nous sommes confrontés à la crise financière et économique qui s’est développée depuis 2008, ceci ne signifie pas sacrifier les droits de l’homme au nom de l’austérité fiscale et de la discipline macro-économique ; cela signifie renforcer la protection des groupes les plus vulnérables et les plus marginalisés de la population, dans un contexte où le droit d’accès à la justice, au logement ou à la sécurité sociale ont gagné en pertinence et en importance.
his paper examines the contribution of the European Court of Human Rights to the fight against povery and social exclusion. It argues in favor of a reading of the European Convention on Human Rights that is aligned with the necessities of the times. In the face of the global financial and economic crisis that developed since 2008, this does not mean sacrificing human rights in the name of fiscal austerity and macro-economic discipline ; it means improving the protection of the most vulnerable and marginalized segments of the population, in a context in which the rights to access to courts, to housing or to social security have further gained in relevance and importance.
I. Introduction De nombreux auteurs ont bien montré que les droits de l’homme et l’économie entretiennent des relations étroites1, même si ces relations n’ont pas toujours été et ne sont pas toujours nécessairement harmonieuses2. D’un côté, les droits de l’homme, et particulièrement ceux garantis par la Convention, sont des conditions * Ce texte reprend et complète une intervention que l’auteure a présentée à Strasbourg le 25 janvier 2013 lors du séminaire organisé à l’occasion de l’ouverture de l’année judiciaire de la Cour européenne des droits de l’homme. 1 S. Van Drooghenbroeck, « La Convention européenne des droits de l’homme et la matière économique », Droit économique et droits de l’homme, Bruxelles, Larcier, 2009, pp. 25 et s. 2 M. Couret Branco, Economics v. Human Rights, Londres, Routledge, 2008.
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CEDH et crise économique
Tribune / Comment
sine qua non du déploiement efficace de l’activité économique. D’un autre côté, il faut être attentif aux dangers que de puissants acteurs économiques peuvent faire peser sur les droits et libertés3. Je voudrais tout d’abord faire quelques réflexions sur la notion de crise elle-même. La crise est réelle, grave, durable comme on l’entend souvent et j’ai presque envie de dire plusieurs centaines de fois par jour dans les journaux, à la radio et à la télévision. La crise a envahi tous nos discours et elle devient le prisme au travers duquel désormais tout se pense. Crise économique bien sûr mais aussi crise du politique et des institutions, crise de l’autorité comme de la démocratie. Une « crise sans fin », observe M. Revault d’Allonnes, nous fait perdre la dimension de l’avenir, ce qui est un étrange renversement car la modernité a, au contraire, pensé la crise comme une période dynamique qui assurait la transition d’une période à une autre4. Comme l’analyse J.‑C. Guillebaud, la crise aujourd’hui n’est peut-être donc plus seulement une crise mais le signe d’un passage, d’une mutation. Une mutation géopolitique et économique certainement, mais aussi une mutation numérique avec notre entrée dans ce « sixième continent » immatériel (le Web), une mutation biotechnologique par notre nouvelle maîtrise de la « vie » et de la procréation, une mutation écologique également avec la prise de conscience des limites qu’impose à nos modèles de développement la finitude du monde. Nous vivons une « bifurcation historique », pour reprendre l’expression du prix Nobel (belge) de chimie Ilya Prigogine. Cette « bifurcation » porte en elle autant de menaces que de promesses. Ce n’est pas la fin du monde, c’est la fin d’un monde. La regarder en face n’incline pas au pessimisme mais à la détermination5. Mais venons-en maintenant plus précisément à la crise économique, celle que nous vivons actuellement et dont les effets sur les droits de l’homme sont très bien mis en évidence dans l’excellent document que la Cour européenne des droits de l’homme a préparé pour le séminaire du 25 janvier 20136. Des effets diffus mais certains et qui s’immiscent partout, même dans les lieux les plus éloignés ou les plus inattendus. Non seulement la crise économique « expose les personnes vulnérables et les minorités à des difficultés particulières » mais elle « tend aussi à favoriser le recours à des extrémismes de tous ordres ainsi que la recherche de boucs émissaires ». Or, comme l’histoire nous le montre, « ces tendances menacent de saper les piliers sur lesquels repose la Convention : la démocratie et l’État de droit »7.
3
Cf. F. De Tinguy du Pouët, « L’économie et les droits de l’homme », in Karel Vasak Liber Amicorum. Les droits de l’homme à l’aube du XXe siècle, Bruxelles, Bruylant, 1999, pp. 163 et s. M. Revault D’allonnes, La crise sans fin, Paris, Seuil, 2012. 5 Interview de J.‑C. Guillebaud, « Cette crise multiple révèle une prodigieuse mutation », La Libre Belgique, 29 décembre 2012. 6 Cour européenne des droits de l’homme, La mise en œuvre de la Convention européenne des droits de l’homme en période de crise économique, Document préparatoire au séminaire du 25 janvier 2013, § 1. 7 Ibid., § 3. 4
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Tribune / Comment
Françoise Tulkens
« En réalité, le respect des normes relatives aux droits de l’homme est non seulement rendu encore plus nécessaire en période de crise économique du fait de l’accroissement de la vulnérabilité, mais il permet, de plus, de contribuer à la reprise en mettant en place les conditions nécessaires à la stabilité et au bon fonctionnement de l’État de droit, deux éléments indispensables à la croissance économique »8. À cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme me semble avoir toujours soutenu qu’une insuffisance de ressources de l’État ne justifie normalement pas une absence de reconnaissance des droits et libertés définis dans la Convention, notamment sur le terrain de l’article 3. Ainsi, par exemple, s’agissant de la situation dans les prisons, la Cour a pris note des problèmes socio-économiques graves qui se posent dans les pays en transition et reconnu la pression économique qui pèse sur les États contractants9. Elle a toutefois confirmé qu’un manque de ressources ne peut en principe justifier que la situation dans les prisons soit mauvaise au point de donner lieu à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention10. Ce même principe a été appliqué à d’autres dispositions de la Convention11. Dans quelle mesure le champ de la protection que la Convention offre « à toute personne » (art. 1) s’étend-il aux graves difficultés provoquées par la crise économique ? Aujourd’hui, les relations pauvreté et droits de l’homme sont à l’agenda politique aussi bien au niveau international12 qu’européen13. J’évoquerai dès lors, dans ce contexte, certains aspects de la contribution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans les situations de pauvreté et d’extrême pauvreté. Appréhendant et faisant siennes les intuitions qui soutiennent le principe de l’indivisibilité des droits fondamentaux, la Cour aperçut rapidement que l’effectivité des droits civils et politiques dont elle avait la garde ne pouvait se concevoir, dans certains cas, qu’à charge d’admettre les prolongements sociaux de ces droits. 8
Ibid., § 24. Au sujet de la transition, voir dans le contexte de la réunification allemande, Cour eur. D.H. (GC), arrêt Jahn et autres c. Allemagne, 30 juin 2005. 10 Cour eur. D.H., arrêt Poltoratski c. Ukraine, 29 avril 2003, § 148 ; Cour eur. D.H., arrêt Orchowski c. Pologne, 22 octobre 2009, § 153 ; et Cour eur. D.H., arrêt Samaras et autres c. Grèce, 28 février 2012. 11 Cour eur. D.H., arrêt Bourdov c. Russie, 7 mai 2002, § 35. 12 Version finale du projet de principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, présentée par la Rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Magdalena Sepúlveda Carmona, doc. A/ HRC/21/39, 18 juillet 2012. Ce texte a été adopté par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies le 27 septembre 2012 ainsi que le 21 novembre 2012 par la 3e Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies. Le 20 décembre 2012, aux termes de la résolution III, intitulée « Droits de l’homme et extrême pauvreté », adoptée sans vote, l’Assemblée générale a accueilli avec satisfaction les Principes directeurs sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté que le Conseil des droits de l’homme a adoptés par sa résolution 21/11 en tant qu’outil utile pour les États aux fins de l’élaboration et de la mise en œuvre de politiques de réduction et d’élimination de la pauvreté, selon que de besoin. L’Assemblée engage les États à prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer toute discrimination à l’encontre de qui que ce soit, en particulier des personnes vivant dans la pauvreté. Les États devraient aussi s’abstenir d’adopter toute loi, réglementation ou pratique qui les empêcherait d’exercer tous leurs droits de l’homme et libertés fondamentales, y compris les droits économiques, sociaux et culturels, ou restreindrait l’exercice de ces droits, et à veiller à assurer aux pauvres l’égalité d’accès à la justice. Voy. aussi Élimination de la pauvreté et autres questions liées au développement : activités relatives à la deuxième Décennie des Nations Unies pour l’élimination de la pauvreté (2008-2017), Rapport de la 2e Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies, doc. A/67/441/Add.1, 12 décembre 2012. 13 European Union Agency For Fundamental Rights (FRA), « Protecting fundamental rights during the economic crisis », Working paper, décembre 2012 ; Poverty and Inequalities, Paradoxes in Societies of Human Rights and Democracy ? Proposals for an inclusive society, conférence organisée par le Conseil de l’Europe en partenariat avec l’Union Européenne, Strasbourg, 21-22 février 2013 (http://rights-poverty.eu/conference/). 9
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Journal européen des droits de l’homme
CEDH et crise économique
Tribune / Comment
Ainsi, en prenant acte de la « perméabilité » de la Convention aux droits sociaux14, la Cour a réalisé des percées impressionnantes qui se manifestent dans presque toutes les dispositions de la Convention. Même si ce mouvement n’est pas sans limites ni critiques, il n’est pas interdit de penser que la jurisprudence pourrait connaître à l’avenir de nouveaux développements. La Convention, en effet, est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions actuelles. Cependant, soyons clairs. Certains sont opposés, sinon franchement hostiles, à l’ouverture « sociale » de la Convention européenne des droits de l’homme. Pour dépasser l’opposition entre les catégories de droit, O. De Schutter suggère depuis longtemps de « changer de perspective » : il s’agit de passer du point de vue des droits de l’individu au point de vue des obligations de l’État15. Les droits de l’homme que l’État s’engage internationalement à reconnaître imposent trois obligations : respecter les droits de l’homme (ne pas entraver l’exercice d’un droit garanti) ; protéger les droits de l’homme (ne pas accepter des atteintes) ; les réaliser (fournir les moyens d’un exercice effectif). La conséquence s’ensuit : « affirmer que l’État est tenu non seulement à une obligation de respecter les droits et d’en assurer la protection mais également d’en assurer la réalisation c’est affirmer simplement qu’il ne peut demeurer insensible à ces circonstances de l’existence qui séparent la garantie des libertés de l’individu de sa capacité effective d’en jouir »16. À ce titre, l’État est tenu à une obligation de réalisation progressive. Dès lors, « lorsqu’est en cause une obligation de réalisation progressive du droit de l’individu, le critère décisif devient de savoir si les autorités étatiques ont déployé les efforts qu’on pouvait raisonnablement exiger d’elles »17. Si les situations de pauvreté peuvent entraîner des violations des droits civils et politiques, notamment ceux relatifs à la dignité humaine et à l’intégrité physique, les personnes touchées par la pauvreté se trouvent également limitées dans leur capacité à faire valoir les autres droits garantis par la Convention18. Mais, comme le dit E. Decaux, « il ne s’agit pas d’inventer de nouveaux droits pour les pauvres, mais de rendre véritablement effectifs pour tous les droits proclamés »19. Les droits de l’homme n’ont de sens que s’ils sont les droits de tous. 14
F. Sudre, « La perméabilité de la Convention européenne des droits de l’homme aux droits sociaux », in Mélanges J. Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 467 et s. O. De Schutter, « L’interdépendance des droits et l’interaction des systèmes de protection : les scénarios du système européen de protection des droits fondamentaux », Droit en Quart-Monde, septembre-décembre 2000, pp. 3 et s. 16 Ibid., p. 5. 17 Ibid., p. 10. 18 Center for Economic and Social Rights, Human Rights and the Global Economic Crisis. Consequences, Causes and Responses, 2009 (disponible en ligne : www.cesr.org). Sur l’ensemble de cette problématique, cf. Fr. Tulkens et S. Van Drooghenbroeck, « Pauvreté et droits de l’homme. La contribution de la Cour européenne des droits de l’homme », Pauvreté – dignité – droits de l’homme. Les 10 ans de l’accord de coopération, Bruxelles, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, 2008, pp. 65 et s. ; Id., « La place des droits sociaux dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. La question de la pauvreté », in Commission nationale consultative des droits de l’homme, La déclaration universelle des droits de l’homme (1948-2008). Réalité d’un idéal commun ? Les droits économiques, sociaux et culturels en question, Paris, La documentation française, coll. Les colloques de la CNCDH, 2009, pp. 105 et s. 19 E. Decaux, « Les droits des pauvres : une pierre blanche sur un long chemin », Droits fondamentaux, no 5, janvierdécembre 2005, p. 2. 15
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II. L’accès à la justice L’arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979 affirma que, sous l’angle de l’article 6 de la Convention et dans certaines circonstances, l’État avait l’obligation, même dans les matières civiles, de fournir aux plus démunis l’assistance gratuite d’un homme de loi. Cet enseignement fut par la suite confirmé, raffiné20, mais aussi amplifié pour couvrir l’ensemble de la problématique de l’accès à la justice. Certes, jamais la Cour n’entendit déduire de l’article 6 le droit inconditionnel à une justice entièrement gratuite21. Il n’en demeure pas moins que cette disposition, au cas par cas, s’opposera aux obstacles financiers disproportionnés qui s’interposent entre la justice et les justiciables en situation de précarité, qu’il s’agisse de frais de justice excessifs22, tarifés a priori23 ou modulés en fonction du montant de la demande24, ou encore de mesures portant déchéance de recours (appel, cassation) au détriment de ceux dont la situation de précarité excluait ne serait-ce qu’un début d’exécution du montant de la condamnation infligée25. Récemment, la Cour n’a pas exclu que la condamnation de la partie qui a perdu le procès au remboursement des honoraires des conseils de la partie qui l’a gagné puisse conduire à une violation de l’article 6 de la Convention en cas de disproportion flagrante entre le montant de la condamnation et les ressources financières de cette partie succombante26. Enfin, dans une affaire Guidi c. Italie qui concerne l’exécution d’une décision de justice, la Cour a, pour la première fois, décidé d’appliquer à ce type de situations l’article 39 de son Règlement et a obligé l’État, à titre de mesure urgente, d’accélérer le paiement d’une somme de 14 500 euros dont l’État était débiteur (une indemnité Pinto) envers le requérant et sa fille dont la situation de grave indigence était connue de l’État27. Cette question de l’accès à la justice est également à l’ordre du jour de l’Union européenne. « La crise soumet les structures existantes, dont nos systèmes judiciaires, à une pression accrue », déclare M. Schulz, le président du Parlement européen. « Nous traversons certes tous une période de ralentissement écono20
Pour une synthèse des principes applicables à la matière, voy. Cour eur. D.H., arrêt Laskowska c. Pologne, 13 mars 2007. Cour eur. D.H., arrêt Kreuz c. Pologne, 19 juin 2001, § 59. 22 Pour une synthèse des principes applicables, voy. Cour eur. D.H., arrêt Bakan c. Turquie, 12 juin 2007, §§ 66 et s. 23 Cour eur. D.H., arrêt Mehmet et Suna Yiğit c. Turquie, 17 juillet 2007. En l’espèce, la Cour estime que l’obligation faite aux requérants, qui n’avaient pas de revenus, d’acquitter des frais de justice s’élevant à quatre fois le salaire minimum mensuel à l’époque, a constitué une restriction disproportionnée du droit d’accès des intéressés à un tribunal (§ 38). 24 Cour eur. D.H., arrêt Stankov c. Bulgarie, 12 juillet 2007. 25 Voy. Cour eur. D.H., arrêt Collectif National d’information et d’opposition à l’usine Melox-Collectif stop Melox et Mox c. France, 12 juin 2007, § 15. Il faut se rappeler que la « répétibilité des honoraires » fut classiquement présentée, jusque et y compris au sein du Conseil de l’Europe (Recommandation R(81)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur les moyens de faciliter l’accès à la justice du 14 mai 1981), comme une mesure favorisant l’accès à la Justice des plus démunis. 26 Pour une synthèse des principes applicables à la matière, voy. Cour eur. D.H., arrêt Laskowska c. Pologne, 13 mars 2007. 27 Requête no 18177/10, Guidi c. Italie, communiquée au Gouvernement le 14 septembre 2010. 21
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mique global prolongé, qui force les gouvernements à procéder à des coupes budgétaires rigoureuses, mais les valeurs garanties par le traité de Lisbonne ne doivent aucunement en être ébranlées ». Le thème de la conférence 2012 sur les droits fondamentaux, initiée par l’Agence des droits fondamentaux, est significatif : « Justice en période d’austérité : défis et opportunités pour l’accès à la justice ». Le constat est net. Pour M. Kjaerum, le directeur de l’Agence, la crise est le moment de renforcer l’accès à la justice. Une réduction des budgets en cette période manque tout simplement de vision à long terme : la crise doit être mise à profit pour encourager des solutions novatrices susceptibles d’alimenter l’élaboration des politiques à venir.
III. La protection sociale et le droit au respect des biens Paradoxalement, l’interprétation constructive par la Cour de l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme fut porteuse d’ouvertures remarquables. Depuis longtemps déjà, la Cour a développé une jurisprudence importante en matière de protection sociale28. Synthétisant et amplifiant les acquis de cette jurisprudence antérieure, la décision de principe Stec c. Royaume-Uni a en effet admis que la notion de « biens », contenue dans la disposition conventionnelle, pouvait recouvrir l’ensemble des prestations et allocations sociales, qu’elles soient contributives ou non contributives29. De manière significative, la Cour releva que, dans un État démocratique moderne, « beaucoup d’individus, pour tout ou partie de leur vie, ne peuvent assurer leur subsistance que grâce à des prestations de sécurité ou de prévoyance sociales. (…) Lorsque la législation interne reconnaît à un individu un droit à une prestation sociale, il est logique que l’on reflète l’importance de cet intérêt en jugeant l’article 1er du Protocole no 1 applicable »30. Sans doute cette qualification n’a-t-elle pas pour conséquence que les États parties à la Convention seraient à présent tenus de garantir des prestations sociales inexistantes au sein de leur système juridique31. En revanche, combiné avec l’article 14 de la Convention, l’article 1er du premier protocole additionnel fait obstacle à ce que de telles prestations, lorsqu’elles existent, soient refusées à certains pour des motifs tenant à leur sexe32, à leur état civil33 ou encore à leur nationalité34. La combinaison ainsi réalisée est d’autant plus performante que la jurisprudence récente de la Cour européenne a parallèlement développé une interprétation de 28
Cour eur. D.H., arrêt Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996. Voy. aussi Cour eur. D.H., arrêt Koua Poirrez c. France, 30 septembre 2003 ; Cour eur. D.H., arrêts Niedzwiecki c. Allemagne et Okpisz c. Allemagne, 25 octobre 2005 ; Cour eur. D.H., arrêt Luczak c. Pologne, 27 novembre 2007. 29 Cour eur. D.H. (GC), déc. Stec et autres c. Royaume-Uni, 6 juillet 2005. 30 Ibid., § 51. 31 Ibid., § 54. 32 Cour eur. D.H., arrêt Willis c. Royaume-Uni, 11 juin 2002. 33 Cour eur. D.H., arrêt Wessels-Bergervoet c. Pays-Bas, 4 juin 2002. 34 Cour eur. D.H., arrêt Koua Poirrez c. France, 30 septembre 2003.
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l’article 14 particulièrement propice à la protection des groupes structurellement fragilisés, que ce soit en admettant la licéité des actions positives35, en affirmant l’interdiction des discriminations indirectes36 ou en imposant un partage de la charge de la preuve en matière de discrimination37.
IV. La vie privée et familiale et le respect du domicile Consacrant le droit au respect de la vie privée et familiale ainsi que du domicile, l’article 8 de la Convention européenne s’est aussi révélé particulièrement accueillant en termes de prolongements sociaux au bénéfice des plus démunis. Ainsi, dans un arrêt Moldovan et autres (n° 2) c. Roumanie du 12 juillet 2005, la Cour a accepté de subsumer, et de condamner, sous le visa de cet article 8 et du droit au respect de la vie privée qu’il garantit, la situation d’extrême précarité dans laquelle se trouvaient des personnes dont les maisons avaient été incendiées38. Dans un arrêt Stankova c. Slovaquie du 9 octobre 2007, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention à propos de l’expulsion d’un locataire sans fourniture d’un logement de remplacement39. Au regard de la vie familiale, l’arrêt Wallova et Walla c. République tchèque rendu le 26 octobre 2006 est significatif. En l’espèce, les cinq enfants des requérants avaient été soustraits à la garde de ceux-ci et placés dans un établissement public. La Cour conclut à la violation de l’article 8. Elle relève que les juridictions internes ont admis que le problème fondamental auquel les requérants se heurtaient était de trouver un logement adéquat. Les capacités éducatives et affectives des requérants n’ont jamais été mises en cause et les tribunaux ont reconnu les efforts qu’ils avaient déployés afin de surmonter leurs difficultés. Selon la Cour, « il s’agissait donc d’une carence matérielle que les autorités nationales auraient pu compenser à l’aide de moyens autres que la séparation totale de la famille, laquelle semble être la mesure la plus radicale ne pouvant s’appliquer qu’aux cas les plus graves. (…) Pour respecter en l’espèce l’exigence de proportionnalité, les autorités (de l’État défendeur) auraient dû envisager d’autres mesures moins radicales que la prise en charge des enfants. En effet, (…) le rôle des autorités de la protection sociale est précisément d’aider les personnes en difficultés qui n’ont pas les connaissances nécessaires du système, de les guider dans leurs démarches et de les conseiller, entre autres, quant aux différents types d’allocations sociales,
35
Cour eur. D.H. (GC), arrêt Stec et autres c. Royaume-Uni, 12 avril 2006, spéc. §§ 61 et s. Cour eur. D.H. (GC), arrêt D.H. et autres c. République Tchèque, 13 novembre 2007. Ibid. 38 Cour eur. D.H., arrêt Moldovan et autres (n° 2) c. Roumanie, 12 juillet 2005, §§ 103 et s. 39 Cour eur. D.H., arrêt Stankova c. Slovaquie, 9 octobre 2007, §§ 57 et s. 36 37
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aux possibilités d’obtenir un logement social ou quant aux autres moyens de surmonter leurs difficultés »40. Au regard du respect du domicile, je mentionnerai l’arrêt McCann c. Royaume-Uni du 13 mai 2008 où, s’exprimant à propos de l’éviction d’un logement social, la Cour affirme que « la perte de son logement est la forme la plus radicale d’ingérence dans le droit au respect du domicile d’une personne », en sorte que pareille mesure n’est conventionnellement admissible que moyennant l’existence d’un contrôle juridictionnel effectif de sa proportionnalité41. En revanche, dans une affaire se situant sur le terrain de l’article 8, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 14 combiné avec cette disposition s’agissant du refus d’accorder à la requérante, qui est une immigrante, la priorité pour l’attribution d’un logement social au motif que l’objet de l’affaire étant de nature socio-économique, la marge d’appréciation accordée à l’État est relativement étendue42. Toutefois, se dirigeant dans une autre direction, la Cour a indiqué dans l’arrêt Yordanova et autres c. Bulgarie du 24 avril 2012 que l’obligation de donner un toit aux personnes particulièrement vulnérables peut dans certains cas exceptionnels se déduire de l’article 8 de la Convention43.
V. Vers le droit au logement ? La question de la place du droit au logement dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme peut raisonnablement être posée44. Certes, dans l’état actuel des choses, il n’y a pas de véritable « droit au logement » conventionnellement protégé, même s’il n’est pas exclu que cette situation évolue à l’avenir en fonction des cas dont la Cour sera saisie et qui lui permettront, éventuellement, d’étendre et/ou d’affiner sa jurisprudence. Il serait cependant tout aussi excessif de prétendre qu’à défaut d’avoir pu conquérir un tel statut, le logement serait condamné à errer dans un pur non-droit conventionnel, hors de l’horizon du juge européen des droits de l’homme. Entre le droit subjectif plein et entier et le fait pur s’interpose, comme le rappelle Fr. Ost45, l’intérêt juridiquement protégé. Il semble incontestable, à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, que le logement se soit d’ores et déjà élevé à un tel rang.
40
Cour eur. D.H., arrêt Walla et Wallova c. République tchèque, 26 octobre 2006, §§ 73-74. Dans un sens identique, voy. Cour eur. D.H., arrêt Havelka et autres c. République tchèque, 21 juin 2007, spéc. § 61. Cour eur. D.H., arrêt McCann c. Royaume-Uni, 13 mai 2008, § 50. 42 Cour eur. D.H., arrêt Bah c. Royaume-Uni, 27 septembre 2011, §§ 47-49. 43 Cour eur. D.H., arrêt Yordanova et autres c. Bulgarie, 24 avril 2012. Voy. la note de K. Henrard, « Noot bij Yordanova e.a. t. Bulgarije », European Human Rights Cases, 2012-11, p. 149. 44 Voir sur cette question Fr. Tulkens et S. Van Drooghenbroeck, « Le droit au logement dans la Convention européenne des droits de l’homme. Bilan et perspectives », in N. Bernard et C. Mertens (dir.), Le logement dans sa multidimensionnalité. Une grande cause régionale, Ministère de la Région Wallone, Études et documents, Namur, 2005, pp. 311 et s. 45 Fr. Ost, Droit et intérêt, vol. 2, Entre droit et non-droit : l’intérêt, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1990. 41
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La reconnaissance du droit au logement comme intérêt conventionnellement protégé s’aperçoit en toute clarté dans la jurisprudence relative aux limites susceptibles d’être apportées au droit de propriété. Ainsi, dans l’affaire James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986 qui constitue un grand classique dans notre jurisprudence, les requérants, propriétaires fonciers, alléguaient que le transfert forcé de leurs biens immeubles aux locataires de ceux-ci méconnaissait l’article 1er du premier protocole additionnel. La Cour rejette cependant cette prétention en mettant en avant, notamment, l’objectif de justice sociale qui soutenait pareil transfert46. « Éliminer ce que l’on ressent comme des injustices sociales figure parmi les tâches d’un législateur démocratique. Or, les sociétés modernes considèrent le logement comme un besoin primordial dont on ne saurait entièrement abandonner la satisfaction aux forces du marché »47. Mutatis mutandis, une telle motivation préside aux arrêts et décisions qui estimeront justifiées, ou à tout le moins a priori justifiables sous l’angle de l’article 1er du premier protocole additionnel, des mesures restrictives du droit de propriété tels le gel des loyers ou la réduction forcée de ceux-ci, ou encore, la surséance à l’exécution de décisions de justice ordonnant l’expulsion de locataires48 – à condition que celle-ci ne se prolonge pas au delà d’un délai raisonnable49. Ainsi, dans un arrêt Mellacher et autres c. Autriche où se trouvaient combattues, sous visa de l’article 1er du premier protocole additionnel, des mesures de réduction de loyer, la Cour européenne des droits de l’homme estima que « pareilles lois sont particulièrement indiquées et fréquentes dans le domaine du logement, qui occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques de nos sociétés modernes »50. Dans un sens convergent, l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme estimait pour sa part qu’il est légitime qu’un législateur adopte des mesures adéquates de régulation du marché pour répondre au mieux au besoin social en matière de logement, lorsque le marché se trouve, sur ce point, en crise51. L’arrêt Hutten-Czapska c. Pologne du 19 juin 2006, qui concerne des mesures de contrôle des loyers dans le contexte d’une situation de crise du logement, est significatif. Au regard de l’article 46 de la Convention, après avoir rappelé que « la procédure de l’arrêt pilote a avant tout pour vocation d’aider les États contractants à remplir le rôle qui est le leur dans le système de la Convention en résolvant ce genre de problèmes au niveau national, de sorte qu’ils reconnaissent par là même aux personnes concernées les droits et libertés définis dans la Convention, comme le veut l’article 1er de la Convention, en leur offrant un redresse-
46
Cour eur. D.H., arrêt James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 47. Ibid., § 54. Voy. Cour eur. D.H., arrêt Spadea et Scalabrino c. Italie, 28 septembre 1995. 49 Voy., parmi beaucoup d’autres, Cour eur. D.H., arrêt Scollo c. Italie, 28 septembre 1995 ; Cour eur. D.H. (GC), arrêt Immobiliare Saffi c. Italie, 28 juillet 1999. 50 Cour eur. D.H., arrêt Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, § 45. 51 Voy. Comm. eur. D.H., déc. Aires c. Portugal, 28 juin 1993 ; Comm. eur. D.H., déc. Bernaldo Quiros Tacon et 492 autres c. Espagne, 10 avril 1995. 47 48
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ment plus rapide »52, la Cour s’attache aux mesures générales. À cet égard, « [e]n ce qui concerne les mesures générales devant être adoptées par l’État polonais pour mettre un terme à la violation structurelle du droit de propriété décelée en l’espèce, et compte tenu de la dimension sociale et économique du problème, y compris les obligations de l’État s’agissant des droits sociaux d’autres personnes […], la Cour estime que l’État défendeur doit avant tout, par des mesures légales et/ou autres appropriées, ménager dans son ordre juridique interne un mécanisme qui établisse un juste équilibre entre les intérêts des propriétaires, notamment en donnant à ceux-ci la possibilité de tirer un profit de leurs biens, et l’intérêt général de la collectivité – notamment en prévoyant suffisamment de logements pour les personnes les plus démunies – conformément aux principes de protection du droit de propriété énoncés dans la Convention »53. Récemment, dans l’arrêt Almeida Ferreira et Melo Ferreira c. Portugal du 21 décembre 2010, la Cour constate que l’interdiction légale de résilier un bail de longue durée n’a pas violé le droit de propriété des requérants car, en l’espèce, la législation incriminée se fonde sur le souci de protéger une catégorie sociale considérée par l’État comme nécessitant une protection particulière54. Dans un contexte différent, la Cour a déclaré irrecevable un grief tiré de l’article 6, § 1 et de l’article 1er du Protocole no 1 selon lequel les autorités publiques avaient refusé d’exécuter une décision de justice définitive ordonnant l’évacuation d’un immeuble au motif notamment que ses occupants illégaux étaient dans une situation de précarité et de fragilité et méritaient à ce titre une protection renforcée55. Enfin, dans une affaire A.M.B. et autres c. Espagne introduite le 6 décembre 2012 et actuellement pendante devant la Cour, le président de la Troisième Section a décidé d’indiquer au Gouvernement de ne pas procéder à l’expulsion de la requérante et de ses enfants du domicile qu’ils occupent56. À travers ces différents exemples, on aperçoit que la problématique du logement s’est d’ores et déjà vu accorder un certain poids dans la balance lorsqu’il s’est agi, en son nom, de limiter tout ou partie des prérogatives classiques de la propriété. Il se pourrait que ce poids s’accroisse encore à la faveur d’une mutation plus fondamentale opérée dans la manière d’appréhender la propriété elle-même et les justifications traditionnellement apportées à sa protection. « Propriété oblige », comme l’affirme l’article 14, § 2, de la Constitution allemande.
52
Cour eur. D.H. (GC), arrêt Hutten-Czapska c. Pologne, 20 juin 2006, § 234. Ibid., § 239 (notre accent). Cour eur. D.H., arrêt Almeida Ferreira et Melo Ferreira c. Portugal, 21 décembre 2012, § 33. 55 Cour eur. D.H., déc. Société Cofinfo c. France, 12 octobre 2010. 56 Requête no 77842/12, A.M.B. et autres c. Espagne, communiquée au Gouvernement le 12 décembre 2012. 53 54
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VI. Les traitements inhumains et dégradants Au regard de l’article 3 de la Convention, on peut et doit s’interroger sur l’aptitude de cette disposition à former le siège d’obligations étatiques au profit des personnes précarisées. Comment en effet ne pas considérer que l’extrême pauvreté « humilie l’individu devant lui-même et autrui » et « est de nature à créer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité » ? « Est-il vraiment aberrant de penser que si un châtiment corporel dans une école est considéré comme dégradant, il devrait pouvoir en être de même pour la situation de celui qui “vit” dans un bidonville ? » s’interroge P.‑H. Imbert57. Ceci étant, le caractère absolu de la prohibition contenue à l’article 3 – les situations tombant sous son empire ne sont en principe susceptibles d’aucune justification, notamment budgétaire58 – induit, presque nécessairement, une certaine retenue dans sa mise en jeu concrète, i.e., une élévation du seuil de souffrance humaine au-delà duquel l’article 3 sera jugé applicable. La décision Van Volsem c. Belgique de la Commission européenne des droits de l’homme du 9 mai 1990, sévèrement critiquée59, trouva partiellement écho, dix années plus tard, dans une affaire O’Rourke c. Royaume-Uni60. Ici encore, et cette fois-ci à propos d’un ex-détenu ayant été contraint de vivre à l’extérieur après avoir été expulsé par l’autorité locale du logement temporaire qu’il avait obtenu, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 3 : la souffrance encourue par le requérant suite à son expulsion n’atteignait pas le niveau de gravité requis. Cependant, si la situation du requérant avait été le résultat de l’inaction de l’État plutôt que de sa propre volonté (il avait en effet refusé toute solution temporaire ainsi que deux offres de logement permanent), la conclusion de la Cour aurait été différente. Cette jurisprudence est cependant nuancée, voire même dépassée, par une décision Larioshina c. Russie du 23 avril 2002 : « The Court recalls that, in principle, it cannot substitute itself for the national authorities in assessing or reviewing the level of financial benefits available under a social assistance scheme (…). This being said, the Court considers that a complaint about a wholly insufficient amount of pension and the other social benefits may, in principle, raise an issue under Article 3 of the Convention which prohibits inhuman and degrading treatment »61. La requête Budina c. Russie poursuit l’ouverture ainsi réalisée et répond aux arguments qui, selon certains, militent en faveur d’une évolution de la jurisprudence62. En effet, la Cour n’a pas exclu la possibilité que la responsabilité de 57
P.‑H. Imbert, « Ouverture », in C. Grewe et Fl. Benoît-Rohmer (dir.), Les droits fondamentaux ou la démolition de quelques poncifs, Presses universitaires de Strasbourg, 2003, p. 12. Voy., à propos de situations contraires à la dignité humaine (surpopulation, etc.) en milieu carcéral, Cour eur. D.H., arrêt Khokhlich c. Ukraine, 29 avril 2003, § 181. 59 Voy. F. Sudre, « La première décision ‘quart-monde’ de la Commission européenne des droits de l’homme : une ‘bavure’ dans une jurisprudence dynamique », R.U.D.H., 1990, pp. 349‑353 ; J. Fierens, Droit et pauvreté. Droits de l’homme, sécurité sociale et aide sociale, Bruxelles, Bruylant, 1992, pp. 134 et s. 60 Cour eur. D.H., déc. O’Rourke c. Royaume-Uni, 26 juin 2001. 61 Cour eur. D.H., déc. Larioshina c. Russie, 23 avril 2002 (notre accent). 62 D. Roman, Le droit public face à la pauvreté, Paris, L.G.D.J., 2002. 58
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l’État puisse être engagée par un traitement dans le cadre duquel la requérante, totalement dépendante de l’aide publique, était confrontée à l’indifférence des autorités alors qu’elle se trouvait dans une situation de grande misère incompatible avec la dignité humaine63. La requête Winterstein et autres c. France, actuellement pendante devant la Cour64, soulève la question de savoir si les autorités qui, en connaissance de cause, privent de logement des personnes démunies et particulièrement vulnérables (s’agissant de gens du voyage, de familles comprenant notamment des enfants ou des personnes dont la santé est déficiente) ont, le cas échéant, une part de responsabilité dans la grande pauvreté et l’exclusion sociale que cela engendre. Enfin, comme le document préparatoire de la Cour au séminaire du 25 janvier 2013 le souligne à juste titre, « la crise économique entraîne une autre conséquence sur laquelle la Cour a dû se pencher dans le cadre de l’article 3 : l’afflux croissant de migrants et de demandeurs d’asile »65. Ainsi, dans l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce du 21 janvier 2011 où, en raison de l’inaction des autorités publiques, un demandeur d’asile s’est retrouvé à vivre dans la rue pendant des mois, sans ressources, sans accès à des sanitaires et sans aucun moyen de subvenir à ses besoins essentiels, la Cour a estimé que l’intéressé avait été victime d’un traitement humiliant témoignant d’un manque de respect pour sa dignité et que cette situation avait suscité chez lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à conduire au désespoir. Elle a considéré que de telles conditions d’existence, combinées avec l’incertitude prolongée dans laquelle il était resté et l’absence totale de perspective de voir sa situation s’améliorer, avaient atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention66. Dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012, la Cour a, en outre, observé : « [l]e contexte de crise économique ainsi que les récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient placent les États européens face à de nouveaux défis dans le domaine de la gestion de l’immigration »67. Dans cette affaire, la Cour n’a pas hésité à affirmer que « vu le caractère absolu des droits garantis par l’article 3, [cette situation] ne saurait exonérer un État de ses obligations au regard de cette disposition »68.
VII. Conclusion Ce dernier arrêt me ramène à mon point de départ. Si nous acceptons l’idée que la crise économique n’est pas seulement conjoncturelle mais qu’elle est, plus profon63
Cour eur. D.H., déc. Budina c. Russie, 18 juin 2009. Requête no 27013/07, Winterstein et autres c. France, communiquée au Gouvernement le 9 septembre 2008. 65 Cour européenne des droits de l’homme, Document préparatoire au séminaire du 25 janvier 2013, op. cit., § 17. 66 Cour eur. D.H. (GC), arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, § 263. 67 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie, 23 février 2012, § 176. 68 Ibid., § 122. 64
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Tribune / Comment
Françoise Tulkens
dément, le signe d’une mutation, dans le domaine des droits de l’homme je pense que celle-ci nous invite à donner plus de sens, de portée et d’effet à l’indivisibilité des droits humains fondamentaux qui constitue sans aucun doute l’horizon régulateur de la protection internationale de ceux-ci. Le président Bratza le rappelait en janvier 2012, dans son discours d’ouverture de l’année judiciaire de la Cour européenne des droits de l’homme : la protection des droits de l’homme coûte, et coûte cher69. Pourtant elle n’est pas un luxe. Elle est, plus que jamais, une nécessité. Françoise Tulkens Ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme. e-mail : francoise.tulkens@uclouvain.be
69
Discours de Sir Nicolas Bratza, Audience solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme à l’occasion de l’ouverture de l’année judiciaire, Strasbourg, 27 janvier 2012, disponible en ligne : www.echr.coe.int (La Cour – Le Président – Discours – 2012).
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Dossier Human Rights in Employment Relationships : Contracts as Power Les droits de l’homme dans les rapports d’emploi : le contrat comme pouvoir Olivier De Schutter
Abstract
Résumé
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he extension of human rights to inter-individual relationships between the employer and the worker requires transposing norms that were originally designed to apply to the relationships between the public authorities and the individual to an entirely different situation. It also requires that we determine the weight to be given to the choice of the individual rights-holder, when the alleged violation has its source in a contractual relationship between the employer and the worker. And it raises the question of how the procedural rights of workers (to form and join unions, and to collective bargaining) relate to the substantive rights they may invoke in the employment relationship. In examining how the case law of the European Court of Human Rights has evolved in addressing these questions, this study takes seriously the idea that coercion may be the result either of forcing an individual to obey another under the threat of sanctions, or of proposing a reward to the individual that he or she cannot refuse.
’extension des droits de l’homme aux rapports interindividuels noués entre l’employeur et le travailleur exige de transposer des règles originellement pensées pour régir les rapports entre les autorités publiques et l’individu, à une situation entièrement différente. Cela requiert aussi de déterminer le poids qu’il faut reconnaître au choix de l’individu titulaire de droits, lorsque la violation qu’il allègue a sa source dans le rapport contractuel qu’il a noué avec l’employeur. Cela soulève enfin la question de savoir comment les droits procéduraux des travailleurs (de former et de devenir membres de syndicats, ou de négocier des conventions collectives) se rapportent aux droits substantiels qu’ils peuvent invoquer dans le cadre du rapport d’emploi. En examinant comment la Cour européenne des droits de l’homme a évolué sur ces questions, cette étude prend au sérieux l’idée que la contrainte peut résulter aussi bien de la menace de sanctions à l’encontre d’un individu, que de la promesse d’une récompense qu’il n’est pas en mesure de refuser.
I. Introduction
H
uman rights transform the relationship between the State and the market in ways that are now well understood. States are required to protect human rights by regulating the conduct of private actors, such as employers, in order to ensure that these actors do not adopt conduct that could lead to human rights violations. That obligation to protect is an obligation of means : it is understood as a duty to adopt all reasonable measures that, in the circumstances, a State
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could be expected to take in order to ensure that what it cannot do directly, it does not allow to happen indirectly. In situations where an employer does infringe the rights of its employee, any responsibility of the State would be of a derivative kind : if we leave aside the exceptional cases where the said employer may be considered to act as a de facto agent of the State, such State responsibility may only stem, not from the conduct of the employer itself, which cannot be imputed to the State, but from the failure of the State to adopt the measures that would have been appropriate to avoid the violation from occurring. That failure is sometimes described as a failure to exercise due diligence, by which we mean that the duty of the State is to control conduct adopted by another, using various instruments at its disposal including (albeit not limited to) regulation. The theory is now well accepted, and broadly agreed to.1 Under the European Convention on Human Rights, it may be said to have emerged, in the context of employment relationships, in the famous 1981 case of Young, James and Webster v. the United Kingdom. There, the European Court of Human Rights, sitting in plenary, concluded that the United Kingdom could not seek refuge behind the fact that the ‘closed shop’ agreement that the applicants were denouncing had been concluded between the British Rail and three unions. The view of the British government was that, as a collective agreement, the measure challenged by the applicants was in essence a private agreement between two non-State actors (a company and unions), for which the State could bear no responsibility. The agreement provided that employment within the British Rail would be reserved to the members of those unions, forcing all current or prospective employees to join one of the unions in question : the Court noted that, while it had been concluded between the British Rail and the unions, “it was the domestic law in force at the relevant time that made lawful the treatment of which the applicants complained”.2 The judgment condemned the United Kingdom for not having sufficiently protected workers from a collective agreement affecting the substance of their freedom of association under Article 11 of the Convention. There is little doubt that the finding of violation must have pleased, in fact, the government concerned : by the time the case was litigated before the Court, the conservative Thatcher government had removed the Labour Party from power, and it does not require a stretch of the imagination to think that they may have been relieved that the 1974 Trade Union and Labour Relations Act, that had lifted the prohibition on closed shops, which they had intended to abolish anyway, would now have to be revised because of the mandate from the European 1
See, e.g., E.A. Alkema, “The third-party applicability or ‘Drittwirkung’ of the European Convention on Human Rights”, in F. Matscher, H. Petzold and G.J. Wiarda (eds), Protecting Human Rights : The European Dimension, Carl Heymans Verlag, Köln, 1988, p. 35 ; A. Clapham, Human Rights in the Private Sphere, Clarendon Press, Oxford, 1993 ; A. Drzemczewski, “The European Human Rights Convention and Relations between Private Parties”, Netherlands International Law Review, No. 2, 1979, p. 168 ; A. R. Mowbray, The development of positive obligations under the European Convention on Human Rights by the European Court of Human Rights, Hart, Oxford, 2004 ; O. De Schutter, International Human Rights Law, Cambridge Univ. Press, 2010, chapter 4. 2 Eur. Ct. H.R. (plen.), Young, James and Webster v. the United Kingdom, judgment of 13 August 1981, Series A No. 44, § 49.
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Court of Human Rights. What matters to us, however, is that an important principle had now been affirmed : under the European Convention of Human Rights, States parties must protect human rights in employment relationships, even if this requires interfering in agreements concluded between the employers and the workers, and whether or not the workers are acting through their unions. The Young, James and Webster case left a number of questions open, however, many of which are still not fully answered today. Two difficulties in particular emerge. First, it has become common for States to discharge their duty to protect human rights in private (or inter-individual) relationships by simply applying directly the rules of international human rights law to those relationships, without adopting further implementation measures. Through the doctrine of direct application of human rights treaties (or, less frequently, by incorporating the rules contained in such treaties into domestic constitutions or legislation), national courts are then empowered to impose on private actors, including employers, rules that were initially designed in the international legal order to apply to States, and that were to regulate the relationships between the State organs and individuals under their jurisdiction. But this process of transposition creates a number of difficulties.3 The position of the employer cannot be simply equated to that of the State, and courts may face obstacles in trying to address the employer-worker relationship on the basis of rules that were framed for other purposes. The second question concerns the significance that should be recognized to the choice of the individual rights-holder, when the alleged violation has its source in a contractual relationship between the employer and the worker. Is that choice real, and must it be respected as the manifestation of the self-determination of the individual ? Or is that choice necessarily – and fatally – tainted by coercion, in a context in which the employment unrelationship is bound to be unequal ? The latter was the position famously adopted by Engels in his 1844 book, Condition of the Working Class in England, at a time when the issue that was debated was whether the legislator should be allowed to intervene to limit to ten hours per day the maximum working time.4 But even supposing the worker gives his genuine consent to certain conditions attached to the employment, how determinative should that fact be ? May the worker dispose of his freedom as if it were a mere property right ? If A is recognized a right X, does that imply that A may choose to sell X off, or to barter the right X away against an advantage to which A attaches greater value ? The question of waiver is both narrower and broader than the previous one. It is narrower in the sense that it may be seen as a sub-question that is raised in the process of moving from the duties of the State towards the citizen to the duties of private actors towards other private actors, referred to above : indeed, one of the most important differences between the power exercised by the State over the individual and the power exercised by the employer 3
Some of these are addressed, at a theoretical level, in the contribution of Steven R. Ratner, “Corporations and Human Rights : A Theory of Legal Responsibility”, Yale L.J., vol. 111, 2001, p. 443. F. Engels, The Condition of the Working Class in England (orig. 1844) (repr. St. Albans, Herts., 1974).
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over the worker, is that, in principle at least, the worker is free (in the formal sense) to accept the terms of employment offered, or to reject them. But the questions of consent and coercion, and of the possibility of one worker waiving his rights in the employment context, is at the same time broader : it concerns the role of basic rights in the employment relationship, regardless of the source of that basic right – whether the right is found in an international human rights treaty, or in a domestic constitution or in legislation. In order to address these questions, this article proceeds in three steps. The next section examines the relationship between the procedural rights to form and join unions, to resort to collective action and to enter into collective bargaining processes, and the substantive rights of workers vis-à-vis employers, such as their freedom of expression or their right to respect for private and family life.5 It addresses the question whether the two sets of rights are in some sense a substitute for one another, in other terms, whether strengthening procedural rights (and the role of unions as representatives of workers’ interests) might justify adopting a weaker degree of scrutiny of meaures that might affect the substantive rights of workers. Section III then describes the first (procedural) route, examining how the European Court of Human Rights has protected the right of workers to form and join unions and to resort to collective action in order to defend their rights. Section IV moves to the other (substantive) route. It looks at how the substantive rights recognized to workers (such as freedom of expression or the right to respect for private and family life) are in fact protected in the implementation of the European Convention on Human Rights : it attempts to summarize the difficulties we face when we transpose rights and duties designed to regulate the ‘vertical’ relationships between the State and the individual, to the ‘horizontal’ relationships between the employer and the worker. Section V discusses in greater detail one specific question that arises in this process of transposition, which concerns the possibility for the worker to waive her rights – to sacrifice them against the promise of certain advantages which she may value more highly. Section VI provides a brief summary of the conclusions reached.
II. Two approaches to protecting human rights in employment relationships 1. The emergence of the duty to protect workers’ rights There was nothing inevitable, in the logical sense, to the extension of human rights to private relationships as was foreshadowed in Young, James and Webster. In theory, one could imagine a regime in which the human rights recognized the individual can only be invoked against the State, without the State being imposed 5
It is acknowledged that freedom of expression may be used as a procedural right against employers, when exercised to challenge certain working conditions for instance.
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any positive duty to protect. In such a regime, human rights would be simply irrelevant to the relationships between private employers and workers. Beyond perhaps an elementary duty to protect the parties entering into a contractual relationship of employment from physical assault,6 the State would have no other obligation to intervene in such relationships, imbalanced though as they may be. In the sphere of the market, individual freedoms would be clashing with one another, and the outcome of the clash would be determined solely by the ability for each party to force the other into a certain agreement – a truce in the battle they wage against each other –, based on the bargaining power each party would be able to exercise. Courts would have no choice but to enforce the agreement, whatever the conditions under which it was concluded (absent situations of duress or coercion), and whatever the consequences for the rights of the individual. Private parties would have “freedoms”, and they would be allowed to exercise such freedoms, in particular, by seeking to push other private parties into the conclusion of agreements on terms that are most favorable to them ; but they would have no “rights” to oppose to other private parties, in the sense that no private actor would be duty-bound to abstain from certain forms of conduct that could threaten any other private actor’s enjoyment of his rights. Such a regime, however, would not ensure that the human rights of individual are “practical and effective”, rather than “theoretical and illusory”, as famously expressed by the European Court of Human Rights.7 It would expose job-seekers, and all those involved in an employment relationship, to various forms of abuse, the result of their generally weak bargaining position. And while it would still not be allowable for States to directly interfere with the basic rights of the individual, the result for the individual, for all practical purposes, would be the same : the passivity of the State – its failure to react to violations committed by the private employer – would allow violations of the rights of the individual to continue unabated, as the private actors responsible would benefit from a complete impunity. There may be no logical necessity under the Convention in imposing on the State a duty to protect individuals from the infringements of human rights that occur in private relationships ; but the political necessity does seem unescapable.
6
As has been remarked by Matthew H. Kramer, “in almost every situation outside the Hobbesian state of nature, conduct in accordance with a liberty will receive at least a modicum of protection”, particularly through the role of the State in guaranteeing the physical security of the person (in M. H. Kramer, N.E. Simmonds and H. Steiner, A Debate Over Rights. Philosophical Enquiries, Oxford Univ. Press, 1998, repr. 2000, pp. 11‑12). 7 Eur. Ct. H.R., Airey v. Ireland, 9 October 1979, Series A No. 32, 2 EHRR 305, § 24 ; Eur. Ct. H.R. (GC), Demir and Baykara v. Turkey, 12 November 2008, Appl. No. 34503/97, § 66 (“Since the Convention is first and foremost a system for the protection of human rights, the Court must interpret and apply it in a manner which renders its rights practical and effective, not theoretical and illusory”). For another example where this requirement of effectiveness led the European Court of Human Rights to conclude that the rights of the Convention imposed positive obligations on States parties (in particular, allowing an interpretation of Article 4 ECHR on the prohibition of slavery to also apply to private action), see Eur. Ct. H.R. (2nd sect.), Siliadin v. France, 26 July 2005, Appl. No. 73316/01, ECHR 2005VII, § 89 (where the Court takes the view that limiting the question of compliance with Article 4 of the Convention only to direct action by the State authorities would be inconsistent with the international instruments specifically concerned with this issue, including the ILO Forced Labour Convention, the Supplementary Convention on the Abolition of Slavery, the Slave Trade, and Institutions and Practices Similar to Slavery, and the International Convention on the Rights of the Child, and would amount to rendering it ineffective).
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2. Two routes towards protecting workers’ rights The State, therefore, must rescue the individual from the impacts of entering into employment relationships in which, due to his weak bargaining position, he may not be able to resist certain sacrifices that have far-reaching consequences on the enjoyment of his basic rights. But there are in principle two routes through which the State could discharge this duty. One route is to simply equalize the bargaining positions of both sides to the employment contract, in order to ensure that there is no imbalance between the parties emerges such that one can impose its will upon the other. ‘Equalizing’ means, in general, strengthening the position of workers, by allowing them to form unions, and then force employers to negotiate with the unions as representatives of the workers’ interests. The following section examines how far has the European Court of Human Rights traveled along this procedural route, one that seeks to ensure that the rights of workers are protected by strengthening their ability to rely on collective action and by empowering unions. The Court has built a strong jurisprudence protecting the procedural rights of workers, thus equalizing the otherwise generally imbalanced relationship between the employer and the individual worker. However, that jurisprudence has been forced to navigate between the protection of the rights of individual workers, including the right not to join a union, and the protection of the rights of unions as such, whose ability to act effectively may justify restrictions to individual workers’ rights. It is the search for a balance between these two imperatives that explains how the case-law has developed, and why it has been doing so with so much hesitation.
III. The procedural route : the union rights of workers under the European Convention on Human Rights 1. Workers’ rights and unions’ rights in European human rights law The position of the European Court of Human Rights in the area of union rights may be conceptualized as having shifted along a spectrum of solutions. At one end of that spectrum (the individualistic end), individual workers’ rights would be paramount, and any form of collective action or any possibility for unions to force employers to agree to collective bargaining would depend on whether they manage to mobilize individual workers into exercising pressure – and the employer, reciprocally, could use any incentives he might choose to avoid workers from coalescing and to refuse to dialogue with unions. At the other end of the spectrum (the collectivist end), the rights of workers would be seen to require for their effective protection that unions’ rights be strengthened, as it is only through collective representation at all levels, including at the level of the undertaking,
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that workers can improve their bargaining position : in this alternative logic, the individual rights of workers (including their right not to join unions and their right to opt out from the regimes established through collective bargaining) could be sacrified in order to allow the unions’ prerogatives to be maximized. The Court has chosen a middle route in its interpretation of Article 11 of the European Convention on Human Rights, that guarantees the right to form and join unions. On the one hand, departing from the original intent of the drafters of the Convention, it has gradually espoused the view their right to organize implied a right for workers not to join a union. This resulted in excluding closedshop agreements. The Court was moved to such a solution largely on the basis of the European Social Charter and the case-law of its supervisory organs, as well as by reference to other European or universal instruments, that demonstrate an emerging consensus at international level on the need to protect the negative aspect of the freedom of association. This was a gradual shift, that began with Young, James and Webster in 1981 and was confirmed in judgments of the 1990s.8 On the other hand however, the Court did recognize the limits of a purely individualistic logic. In its extreme form, such a logic essentially would lead the relationships between employers and unions to resemble a “struggle for life” – a brute clash of competing forces seeking to coerce each other into making certain concessions –. Some cases suggest that the Court is relatively tolerant when such a struggle turns in the advantage of the workers. In the 1996 case of Gustafsson v. Sweden for instance, where a restaurant owner was finally obliged to close his business because of a union boycott against him to force him to join a collective agreement, the Court acknowledges that “although compulsion to join a particular trade union may not always be contrary to the Convention, a form of such compulsion which, in the circumstances of the case, strikes at the very substance of the freedom of association guaranteed by Article 11 will constitute an interference with that freedom” and that therefore “national authorities may, in certain circumstances, be obliged to intervene in the relationships between private individuals by taking reasonable and appropriate measures to secure the effective enjoyment of the negative right to freedom of association”.9 However, since the restaurant owner in that case was being pressured by industrial action not to join an association, but rather to conclude a collective agreement (that could be tailored to the specific conditions of his business), the Court considered that the State had 8 See Sibson v. the United Kingdom, 20 April 1993, Series A No. 258-A, § 27 ; Sigurður A. Sigurjónsson v. Iceland, 30 June 1993, Series A No. 264, § 35 ; and Eur. Ct. H.R. (GC), Sørensen and Rasmussen v. Denmark, 11 January 2006, Appl. Nos. 52562/99 and 52620/99, §§ 72-75 (finding that the fact that the applicants had been compelled to join a particular trade union struck at “the very substance of the right to freedom of association guaranteed by Article 11”, the Court found that Denmark had not protected the negative right to freedom of association, noting that “there is little support in the Contracting States for the maintenance of closed-shop agreements’ and that several European instruments ‘clearly indicate that their use in the labour market is not an indispensable tool for the effective enjoyment of trade union freedoms” (§ 75). 9 Eur. Ct. H.R., Gustafsson v. Sweden, 25 April 1996, Appl. No. 15573/89, § 45. Rights other than freedom of association may also call for the adoption of measures of protection by the State in the employment relationship : see, e.g., Eur. Ct. H.R. (GC), Palomo Sánchez and Others v. Spain, 12 September 2011, Appl. Nos. 28955/06, 28957/06, 28959/06 and 28964/06 (freedom of expression).
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not exceeded its margin of appreciation by refusing to prohibit the blockade and boycott against the restaurant, and thus to protect the alleged right of the restaurant owner to conclude only individual contracts of employment with his (seasonally recruited) employees : strictly speaking, the right of the restaurant owner not to be forced to become a member of an association was entirely preserved.10 The individualistic logic meets its limit once it leads to what might be called the commodification of the right of the individual worker to be represented by a union or to resort to collective action. While the Court recognizes in principle that the worker should have a right to choose whether or not to join a union, it does require State authorities to intervene in situations where an employer aims to discourage workers from unionization by using financial incentives : the promise of financial rewards is seen as an unacceptable way to seek to influence the worker’s choice, which should be untainted by such incentives. In the 2002 case of Wilson, National Union of Journalists and Others v. the United Kingdom, the workers were offered by their employers to sign a personal contract and lose union rights, or accept a lower pay rise : in other terms, an employer could under British law offer higher wages to workers in order to encourage them to not join the union and not be represented by the union in collective bargaining schemes. This was in effect undermining the ability for the unions to represent the workers effectively. The Court noted that “it is of the essence of the right to join a trade union for the protection of their interests that employees should be free to instruct or permit the union to make representations to their employer or to take action in support of their interests on their behalf. If workers are prevented from so doing, their freedom to belong to a trade union, for the protection of their interests, becomes illusory. It is the role of the State to ensure that trade union members are not prevented or restrained from using their union to represent them in attempts to regulate their relations with their employers”.11 It concluded that Article 11 ECHR had been violated since “… it was open to the employers to seek to pre-empt any protest on the part of the unions or their members against the imposition of limits on voluntary collective bargaining, by offering those employees who acquiesced in the termination of collective bargaining substantial pay rises, which were not provided to those who refused to sign contracts accepting the end of union representation. The corollary of this was that United Kingdom law permitted employers to treat less favourably employees who were not prepared to renounce a freedom that was an essential feature of union membership. Such conduct constituted a disincentive or restraint on the use by employees of union membership to protect their interests. However, … domestic law did not prohibit the employer from offering an inducement to employees who relinquished the right to union representation, 10
The Court noted that States parties to the Convention has a wide margin of appreciation in this regard. See Eur. Ct. H.R., Gustafsson v. Sweden, 25 April 1996, § 45 (“In view of the sensitive character of the social and political issues involved in achieving a proper balance between the competing interests and, in particular, in assessing the appropriateness of State intervention to restrict union action aimed at extending a system of collective bargaining, and the wide degree of divergence between the domestic systems in the particular area under consideration, the Contracting States should enjoy a wide margin of appreciation in their choice of the means to be employed”). 11 Eur. Ct. H.R. (2nd sect.), Wilson, National Union of Journalists and Others v. the United Kingdom, 2 July 2002, Appl. Nos. 30668/96, 30671/96 and 30678/96, § 46.
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even if the aim and outcome of the exercise was to bring an end to collective bargaining and thus substantially to reduce the authority of the union, as long as the employer did not act with the purpose of preventing or deterring the individual employee simply from being a member of a trade union.”12 In other terms, although workers have a freedom not to join a union, which excludes closed shop agreements, the employer must be enjoined from pressuring how that freedom is exercised, by inducing workers through financial means to prefer the negotiation of individual contracts of employment to collective representation through the union. Indeed, allowing the employer to use such means would destroy the ability for unions to exercise their core function – i.e., to represent the collective views of the workers who chose to join the union seek, through the union, to strengthen their bargaining position vis-à-vis the employer. When, in 2008, the Court for the first time recognized the right to collective bargaining under the European Convention on Human Rights in the case of Demir and Baykara – a right it had been reluctant to accept in the past13 –, this position of the Court – opposed to the commodification of union rights – was implicitly further confirmed.14 For how would a union be able to effectively persuade an employer to enter into collective bargaining, if the employer may simply bribe workers to opt for individual contracts of employment instead ? In sum, the trajectory of the Court’s case-law has been to move from an approach that initially allowed for the unions to protect the rights of workers by obtaining ‘closed shop’ agreements (the reverse, in a way, of ‘yellow dog’ contracts imposed by the employer on prospective workers), to an approach that now ensures that unions can defend the interests of workers by collective bargaining – but leaving it free to workers to choose whether or not to join the unions purporting to represent them. The Court has never situated itself at the “collectivist” end, in which only the positive freedom to join unions would be recognized and in which collective bargaining would be guaranteed, both benefiting unions even at the expenses of workers’ freedom to choose ; but the “individualist” parenthesis that was opened in the early 1990s was closed in 2002 with Wilson and others and in 2008 with Demir and Baykara. This evolution may be summarized as follows :
12
Id., § 47. 13 See, for instance, National Union of Belgian Police v. Belgium, 27 October 1975, § 39, Series A No. 19 ; Schmidt and Dahlström v. Sweden, 6 February 1976, §§ 34-35, Series A No. 21 ; the Swedish Engine Drivers’ Union v. Sweden, 6 February 1976, Series A No. 20, pp. 15‑16, §§ 39-40 (noting that “While the concluding of collective agreements is one of these means, there are others. What the Convention requires is that under national law trade unions should be enabled, in conditions not at variance with Article 11, to strive for the protection of their members’ interests”) ; or, more recently, Francesco Schettini and Others v. Italy (dec), No. 29529/95, 9 November 2000 ; and UNISON v. the United Kingdom (dec.), No. 53574/99, ECHR 2002-I ; and in the Wilson, National Union of Journalists and Others v. the United Kingdom judgment of 2 July 2002 (Nos. 30668/96, 30671/96 and 30678/96, § 44). 14 Eur. Ct. H.R. (GC), Demir and Baykara v. Turkey, 12 November 2008, Appl. No. 34503/97, § 154 (“… the Court considers that, having regard to the developments in labour law, both international and national, and to the practice of Contracting States in such matters, the right to bargain collectively with the employer has, in principle, become one of the essential elements of the ‘right to form and to join trade unions for the protection of [one’s] interests’ set forth in Article 11 of the Convention, it being understood that States remain free to organise their system so as, if appropriate, to grant special status to representative trade unions”).
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A. No right to collective bargaining
B. Right to collective bargaining
1. Freedom to form and join unions, but no ‘negative’ freedom not to join unions
A1 Initial position of the court (phase 1, until recognition of the negative freedom of association in 1980s)
B1 ‘Collectivist’ approach to the protection of workers’ rights : solution encouraging representation of these rights through the unions
2. Freedom both to form and join unions, and ‘negative’ freedom not to join unions
A2 ‘Individualist’ approach B2 Current position of the to workers’ rights : both Court (phase 3) employers and unions seek to gain workers’ loyalty, using various incentives at their disposal – position adopted by the Court in the 1990s, until Wilson and Others confirmed limits to the possibility for employers to resort to financial incentives (phase 2)
While they have evolved over time, these procedural safeguards guarantee the right of workers to act through unions and recognize certain rights to the unions themselves. But should such safeguards be seen as a substitute for the protection of the substantive rights of workers, restricting the ability for employers to impose certain restrictions to the rights of workers in the employment relationship ? We may in principle imagine a situation in which, without prejudging the outcome, the State simply discharges its duty to protect fundamental rights in the employment relationship by ensuring that the workers may form unions, and unions resort to collective action, in order to compensate for the imbalance between the employer and the individual worker in the negotiation of the said contract. An interesting question would be whether, following this procedural approach, the recognition by the Court of a fully “collectivist” solution – tolerant of “closed shop” agreements where the unions manage to obtain such agreements, and recognizing that the right to collective bargaining is an essential component of the freedom to form and join unions for the defence of workers’ interests (B1) – would suffice to justify a “hands-off” attitude of the Court with respect to the substantive rights of workers that could be affected in the employment relationship. In other terms, to which extent would the ability of the worker to be represented by unions in the negotiation of working conditions lead the Court to trust the result of that bargaining process, without assessing in substantive terms the compatibility of the agreement reached ? Is it enough to strengthen the bargaining position of workers, without also assessing the outcomes of the negotiation concerning the conditions of employment ? That question must remain, for the moment, a theoretical one. The Court has remained shy from moving to B1 (the fully ‘collectivist’ solution). It has instead
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Human Rights and Employment
sought to achieve a balance between the individual rights of workers and the rights of unions as their representatives. Unions are recognized certain rights under the Convention, and workers are therefore not unable to organize, and to pursue the defence of their rights collectively, including by resorting to industrial action and by entering into collective bargaining. By recognizing these rights and by protecting workers from measures adopted by employers that would negate them (as illustrated by the case of Wilson and Others), the States parties are providing certain means to the workers to defend their interests. At the same time however, each individual worker has the right not to join a union and thus, may choose not to be represented by the union in the negotiation of working conditions : provided that choice is not distorted by financial incentives, it is a choice that must be respected. It is in that sense that the position of the Court is an intermediate one, that cannot be seen as a substitute for assessing whether the substantive rights of the workers are respected in the employment relationship.
2. The strength of unions in contemporary Europe The procedural route in any case may be insufficient. That is not only because ‘closed shop’ agreements recognizing the unions, in effect, a monopoly in the representation of workers, are seen as an interference with the (negative) freedom of association of employees, thus denying unions a monopoly in the representation of workers’ interests. It is also because employment contracts are increasingly individualized – leading to a myriad of kinds of employment, with highly variable levels of security, being proposed to the worker15 – : in that context of increasingly flexibilized and casualized forms of employment, collective action through unions is an option that cannot be seen as a substitute for the protection of the basic rights of the worker in the employment relationship. Indeed, the strength of social dialogue and, thus, the ability for collective bargaining to effectively protect the worker from the imposition of conditions of employment that might lead to a sacrifice of his fundamental rights, vary significantly from country to country. In the EU-27 for instance, about two thirds of the workers are covered by collective agreements, but the coverage rate is much higher in Austria, Belgium, Slovenia, Sweden, France and Finland, all countries where 90 % or more of workers are covered by a collective agreement, than in the Baltic States where this applies only to a quarter of all employees or less.16 The member States having acceded to the EU in 2004 have generally much lower collective bargaining coverage rates than the ‘older’ member States : with the exception of Slovenia and Romania, all of the ‘new’ Member States have collective bargaining coverage rates of around 50% or less. The following graph illustrates these discrepancies : 15 On this evolution, see in particular R. Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009 ; and R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995 (esp. the conclusions, where he discusses the current evolution of waged employment as “negative individualism”, that is the result of the individual worker being “substracted” from his membership into groups). 16 European Commission, Industrial Relations in Europe 2010 Report, MEMO/11/134 of 3 march 2011.
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100
% ■ 2002
90
■ 2008
80 70 60 50 40 30 20 10 AT SE NL LU BE FR ES FI SI PT EU15 CY RO MT DE DK IE IT EU27 BG EL HU EU12 UK CZ SK EE LV LT PL
0
Fig. 1. Bargaining coverage rates by country, 1997/1999 and 2007/2009, Source : European Commission, Industrial Relations in Europe 2010 Report, MEMO/11/134 of 3 march 2011 (chart prepared on the basis of J. Visser, ICTWSS database 3.0, 2010).
The insufficiency of a purely procedural approach to the protection of the fundamental rights of workers – that would protect rights to form and join unions and, for unions, to enter into collective bargaining – also results from the relatively weak rate of unionization in some EU member States. This provides a further indicator of the individualization of the employment contract and of the relative inability of unions to effectively intervene on behalf of the workers whom they purport to represent. % of employed ...
■ 2000
■ 2008
EW27-2008
SE DK FI CY BE MT SI LU EU15 IT RO IE AT UK EU12 EL PT CZ BG DE NL SK HU LV PL ES LT FR EE
85 80 75 70 65 60 55 50 45 40 35 30 25 20 15 10 5 0
EW27-2000
Fig. 2. Union density by country, 2000-2008, Source : European Commission, Industrial Relations in Europe 2010 Report, MEMO/11/134 of 3 march 2011 (chart prepared on the basis of J. Visser, ICTWSS database 3.0, 2010).
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These figures concerning the degree of unionization or the coverage of collective agreements in EU Member States provide another demonstration that, taken alone, the procedural route would be insufficient to adequately protect the rights of workers : unions, in short, are often not in a position that is sufficiently strong to justify a courts using only a low level of scrutiny of the restrictions to the fundamental rights of workers. For these rights to be effectively protected, something more is required : an understanding of how the rights of the Convention other than the freedom to form and join unions can be invoked in the context of employment relationships. Indeed, the other route through which the fundamental rights of workers could be protected in the employment relationship is to regulate that relationship directly, in order to ensure that the human rights of workers are fully preserved, and that the employer does not abuse his dominant position by imposing restrictions to these rights that go beyond what the nature of the employment requires. It is to this second route – substantive, rather than procedural – that we now turn.
IV. The substantive route : transposing human rights from the State to the employer How should the rights and freedoms guaranteed in the European Convention on Human Rights be applied to the employment relationship ? By which techniques should provisions, designed to be invoked in the context of the “vertical” relationships between the State and the citizen, by transposed to ‘horizontal’ relationships between private parties ? One obvious possibility – by now the most commonly adopted by the member States of the Council of Europe17 – is to apply directly the rights and freedoms of the European Convention on Human Rights to the interindividual relationships, that is, to empower domestic courts to adjudicate private law disputes on the basis of the substantive guarantees of the Convention. This is the option sometimes referred to as ‘direct third-party applicability’ of human rights, by reference to the theory of ‘unmittelbare Drittwirkung’ originally developed in Germany to justify the reliance, especially in labor disputes, of the fundamental rights of the German Basic Law.18 But such a transposition is not necessarily easy to effectuate. In part, this is because national courts receive relatively little guidance from the European Court 17
See, for studies comparing the status of the European Convention on Human Rights in different national legal orders, R. Blackburn and J. Polakiewicz (eds), Fundamental Rights in Europe. The ECHR and Its Member States, 1950-2000, Oxford Univ. Press, 2001 ; H. Keller and A. Stone Sweet (eds), A Europe of Rights : The Impact of the ECHR on National Legal Systems, Oxford Univ. Press, 2008. 18 See H.C. Nipperdey, Allgemeiner Teil des bürgerlichen Rechts, I, Tübingen, Mohr Siebeck, 1952, pp. 53 and ff. ; W. Leisner, Grundrechte und Privatrecht, München-Berlijn, Ch Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1960, 414 pages ; and, for an examination of how the German courts have applied this approach, K.M. Lewan, “The Significance of Constitutional Rights for Private Law : Theory and Practice in West Germany”, International and Comparative Law Quarterly, vol. 17, 1968, p. 571 ; T. O. Ganten, Die Drittwirkung der Grundfreiheiten, Duncker & Humblot : Berlin, 2000, pp. 26‑28.
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of Human Rights in this regard, as the role of a regional jurisdiction ensuring compliance of States with their human rights obligations in the international legal order are quite different than the role of domestic courts in seeking to achieve a balance between conflicting rights or interests of individuals in private disputes.19 But this is not simply a problem of framing – of how issues are presented to the judge in private law adjudication and in the international legal process respectively. It is, more fundamentally, a problem at substantive level. Human rights were originally designed to protect the individual from the power of the State, and their regime is deeply marked by that initial purpose. With the exception of some rights, of marginal significance for the employment relationship, restrictions to rights are allowable, provided the limitations imposed comply with certain conditions : that is the case for instance, under the European Convention on Human Rights, for the right to respect for private and family life, freedom of religion, freedom of expression, or the freedom to form and join unions. But those conditions are defined with the regulatory and executive powers of the State in mind, and the regime applicable to the ‘vertical’ relationship between the individual and the State may therefore not always be easily transposable, mutatis mutandis, to the ‘horizontal’ relationship between private individuals.
1. A legitimate aim Consider first the condition of legitimacy, which imposes on the State that it always ground the restrictive measures it adopts on a legitimate objective. It is of course the duty of the State to act in the public interest, and it is the duty of courts to ensure that, in imposing restrictions on human rights, it remains faithful to what the public interest requires. In contrast, individuals pursue a variety of aims, and it would violate an elementary principle of moral pluralism to impose on all individuals that they only act in accordance to some predefined notion of what serves the common good. Hence, the condition according to which restrictions to the rights of the individual may only be justified if they are based on the pursuit of a legitimate aim is generally of little use in relationships between private parties. However, the employment context deserves a specific comment in this regard. In principle, employers acting in the context of the employment relationship, should have in mind their fiduciary duty to the shareholders, and they should aim therefore at maximizing profits and minimizing costs. Whether or not a particular employer acts according to such ‘business necessity’ should be ascertainable by the judge, and only exceptionally should it be allowable for the employer to put 19
For this reason, Andrew Clapham has taken the view that “Drittwirkung is not helpful at the international level. The European Court of Human Rights is not seeking to harmonise constitutional traditions but to ensure international protection for the rights contained in the Convention. Key questions in Drittwirkung doctrine are the weight to be given to different rights such as : the right to free development of the personality, the right to work, the right to strike, the right to property, freedom of conscience, the right to equality, the right to free enterprise, and the right to freedom of contract. Drittwirkung theories which are based on the presence of social power or the sanctity of freedom of contract (protected under Article 2 of the German Basic Law) cannot really help to solve the international protection of the rights found in the European Convention on Human Rights” (A. Clapham, Human Rights in the Private Sphere, Oxford : Clarendon Press, 1993, at 181-182).
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forward other objectives to justify imposing restrictions to the rights of workers. Thus, the sphere of employment, just like market relationships in general,20 may in principle be seen to occupy an intermediate position, between the public sphere (in which the State seeks to fulfil the public interest) and the private sphere (in which individuals are free to make choices that correspond to their beliefs and convictions, whether or not these are aligned with those of the majority) : the nature and scope of the restrictions that the employer may impose on the individual worker should depend, not on the subjective preferences or ‘tastes’ of the employer, but on the necessities of the undertaking. But that apparently simple criterion – “business necessity” – may be difficult to apply in practice. First, the conduct of an employer based exclusively on what is objectively in the interest of the business enterprise may lead to defer to the ‘tastes’ of the public, that may be tainted by social norms and discriminatory attitudes.21 It would not be acceptable for an employer, or for any other market actor, to adopt decisions on the basis of such illegitimate motives, for instance by refusing to recruit an employee who would be in contact with the clientèle from which hostile reactions are feared, or who may not be welcome by his colleagues.22 That was one of the issues at stake in the case of Feryn presented to the European Court of Justice under the EU’s Race Equality Directive.23 A representative of the Feryn NV company had publicly asserted that his firm would not recruit persons of Moroccan origin, and the Court of Justice was asked whether this constituted a form of discrimination prohibited by the Directive. One of the arguments of 20
Indeed, in market relationships, the roles of each individual (and thus the conditions that such an individual may force another party to accept in their mutual relationships) are in principle defined by the nature of the transaction between them. As noted by Hüseyin Özel, this explains the “de-humanizing” aspect of the market : “since an ‘individual in the market’ must behave only on the basis of the hope of gain or fear of hunger (or pain and pleasure for that matter), he is forced to be reduced to an individual who lacks ‘depth’, as we ordinarily use this metaphor for people” ; we must behave in the market, that is, as “shallow Utilitarians”, “by identifying hunger and profit as the only two motives that guide our lives” (H. Özel, Reclaiming Humanity : The Social Theory of Karl Polanyi, Ph.D. dissertation, Univ. of Utah, 1997, pp. 54‑5). It is this characteristic of market relationships that explains why the anti-discrimination law can generally apply to such relationships, when it would be more difficult (and highly contestable with regard to the exigences of the right to respect for private life) to apply the prohibition of discrimination, for instance, to the choice of friends whom X invites for a party at home, or to whom Y chooses to become a member of a private association. Thus, when the question was asked, in the context of the negotiation of Protocol No. 12 to the European Convention on Human Rights, of the scope of application of the principle of non-discrimination that States parties were committed to enforce under the protocol, the answer was that ‘any positive obligation in the area of relations between private persons would concern, at the most, relations in the public sphere normally regulated by law, for which the state has a certain responsibility (for example, arbitrary denial of access to work, access to restaurants, or to services which private persons may make available to the public such as medical care or utilities such as water and electricity, etc.).” (Explanatory Report to Protocol No. 12 to the Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms, opened for signature in Rome on 4 November 2000, § 28). These are domains where private preferences should not be allowed to matter : they are “semi-public”, rather than just “private”. 21 See, e.g., C. Sunstein, “Why Markets Won’t Stop Discrimination”, Social Philosophy and Policy, vol. 8, 1992, p. 21 (reproduced in Free Markets and Social Justice, Oxford Univ. Press, Oxford, 1997). 22 See, per analogy, concerning homophobia in the armed forces of the United Kingdom, that the British government was invoking as a justification for excluding gays from the army, the position of the European Court of Human Rights according to which : “…these attitudes, even if sincerely felt by those who expressed them, ranged from stereotypical expressions of hostility to those of homosexual orientation, to vague expressions of unease about the presence of homosexual colleagues. To the extent that they represent a predisposed bias on the part of a heterosexual majority against a homosexual minority, these negative attitudes cannot, of themselves, be considered by the Court to amount to sufficient justification for the interferences with the applicants’ rights outlined above any more than similar negative attitudes towards those of a different race, origin or colour” (Eur. Ct. H.R. (3rd sect.), Smith and Grady v. the United Kingdom, 27 September 1999, § 97). 23 Council Directive 2000/43/EC of 29 June 2000 implementing the principle of equal treatment between persons irrespective of racial or ethnic origin (O.J. L 180, 2000, p. 22).
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the company was that, since the recruitment was for fitters to install up-andover doors at the customers’ houses, the distaste customers had for Moroccans could be a factor in recruitment decisions. In response, Advocate General Poiares Maduro noted that “The contention made by Mr Feryn that customers would be unfavourably disposed towards employees of a certain ethnic origin is wholly irrelevant to the question whether the Directive applies. Even if that contention were true, it would only illustrate that ‘markets will not cure discrimination’ and that regulatory intervention is essential. Moreover, the adoption of regulatory measures at Community level helps to solve a collective action problem for employers by preventing the distortion of competition that – precisely because of that market failure – could arise if different standards of protection against discrimination existed at national level.”24 The Court apparently agreed, finding the answer too obvious to deserve an explicit discussion of the argument.25 The Feryn case illustrates that we cannot trust the market to ensure that irrational behavior, tainted by prejudice, shall be “filtered out” simply through competitive pressure, as in the fantasized world of some neo-classical economists or law and economics scholars.26 Rather, the market registers preferences : it functions as a receptacle for social norms and tastes. It would therefore not be consistent with the requirements of human rights in employment that “business necessity” should always provide the baseline from which to assess the acceptability of certain restrictions to workers’ rights. The duty of courts, rather, is to screen out those motives : they must ensure that the motives invoked by business actors are not tainted by social norms or result in arrangements that lead to the exclusion of certain individuals because of certain characteristics they present, unless such characteristics are strictly related to the requirements of the post. Indeed, even that may not be sufficient. There exists a right to work in international human rights law, variously decribed as imposing on States a duty to formulate and implement an employment policy with a view to “stimulating economic growth and development, raising levels of living, meeting manpower requirements and overcoming unemployment and underemployment”,27 or to adopt “effective measures to increase the resources allocated to reducing the unemployment rate, in particular among women, the disadvantaged and marginalized”.28 A core obligation of States in this regard – one that States must comply with even if they face important resource constraints – is to ensure non-discrim24
Case C-54/07, Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding v. Firma Feryn NV, [2008] ECR I-5187. In his opinion, AG Poiares Maduro cites the work of Cass Sunstein referred to above. For comments, see R. Krause, Common Market Law Review, vol. 47, nº 3, 2010, pp. 917‑931 ; or L. Driguez, « Lutte contre les discriminations à l’embauche fondées sur la race ou l’origine ethnique », Europe, octobre 2008, comm. nº 321, pp. 27‑28. 26 See in particular G. Becker, The Economics of Discrimination, Chicago Univ. Press, 2nd ed., 1971 (orig. 1957) ; or R. A. Epstein, Forbidden Grounds : The Case Against Employment Discrimination Laws, Harvard Univ. Press, 1992. 27 ILO Convention (No. 122) concerning Employment Policy, 1964 (entered into force on 15 July 1966), article 1, paragraph 1. 28 Committee on Economic, Social and Cultural Rights, General Comment No. 18 : The Right to Work (Article 6 of the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights) (2005), UN doc. E/C.12/GC/18 (6 February 2006), § 26. 25
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ination and equal protection of employment, and thus in particular to ensure “the right of access to employment, especially for disadvantaged and marginalized individuals and groups, permitting them to live a life of dignity”.29 It follows again that “business necessity” alone is not sufficient, if that leads to take as given certain routine ways of organizing the workplace, of recruiting the workforce, or of defining the tasks of the individual workers, that result in excluding certain categories of workers (or potential workers) and prohibiting them from acceding to employment or from realizing their full potential within the organization. Indeed, it is this that the notion of “reasonable accommodation” seeks to convey. At EU level, the notion has been codified in the 2000 Employment Equality Directive, as a means to favor equality of treatment of persons with disabilities.30 At international level, “reasonable accommodation” is referred to in the Convention on the rights of persons with disabilities, where it is defined as “necessary and appropriate modification and adjustments not imposing a disproportionate or undue burden, where needed in a particular case, to ensure to persons with disabilities the enjoyment or exercise on an equal basis with others of all human rights and fundamental freedoms”.31 As a legal requirement, reasonable accommodation has its source in attempts to reconcile freedom of religion and the requirement of equal treatment of persons with disabilities, on the one hand, with occupational requirements, on the other hand. Its defining feature is that it requires that laws, regulations or practices that may lead to indirect discrimination against certain groups, or that may create obstacles to certain individuals having access to certain jobs or exercising certain responsibilities, be re-assessed in order to eliminate that impact wherever possible without imposing on the employer an “undue burden”.32 The “constraints” of the employer are not fixed, or immutable : they are 29
Id., § 31. See Council Directive 2000/78/EC of 27 November 2000 establishing a general framework for equal treatment in employment and occupation, O.J. L 303, 2 December 2000, p. 16 (reasonable accommodation “means that employers shall take appropriate measures, where needed in a particular case, to enable a person with a disability to have access to, participate in, or advance in employment, or to undergo training, unless such measures would impose a disproportionate burden on the employer”). 31 Convention on the Rights of Persons with Disabilities (adopted by the UN General Assembly in A/RES/61/106 on 13 December 2006, entered into force on 3 May 2008), 2515 U.N.T.S. 3. Art. 5(3) of the Convention includes the duty to provide reasonable accommodation as included in the prohibition of discrimination : “In order to promote equality and eliminate discrimination, States Parties shall take all appropriate steps to ensure that reasonable accommodation is provided”. 32 The leading case was Eldridge v. British Columbia, 1997, 3 S.C.R. 624, decided by the Supreme Court of Canada. The appellants in that case were born deaf and their preferred means of communication was sign language. They argued that it followed from the requirement of equality that theys should be provided sign language interpreters as an insured benefit under the Medical Services Plan. They relied on s. 15(1) of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, which provides : “Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability”. Having failed to obtain a declaration to that effect in the Supreme Court of British Columbia, they then appealed to the Supreme Court of Canada, contending that the absence of interpreters impairs their ability to communicate with their doctors and other health care providers, and thus increases the risk of misdiagnosis and ineffective treatment. The Canadian Supreme Court agreed, noting : “The principle that discrimination can accrue from a failure to take positive steps to ensure that disadvantaged groups benefit equally from services offered to the general public is widely accepted in the human rights field. […] It is also a cornerstone of human rights jurisprudence, of course, that the duty to take positive action to ensure that members of disadvantaged groups benefit equally from services offered to the general public is subject to the principle of reasonable accommodation. The obligation to make reasonable accommodation for those adversely affected by a facially neutral policy or rule extends only to the point of ‘undue hardship’” (§§ 78-79). See also, for an example concerning freedom of religion, Multani v. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006, 1 S.C.R. 256. 30
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plastic, and it is this plasticity that the employee, or the prospective employee, may insist on, in requesting that his or her rights be accommodated within the organisation of the workplace. That is not to say that the positive duty of the employer to rearrange the policies of the enterprise is without limits : it must be understood reasonably, and in particular it should not impose on the employer costs that would be disproportionate to the need to ensure an inclusive working environment.33 However, despite this limitation, the notion is a promising one. It could be made to serve not only to promote the integration of persons with disabilities, but also, more broadly, to ensure that the ‘right to work’ becomes a reality for all those who – whether or not as a consequence of a disability or a religious belief – present certain “differences” that may create obstacles to their employment.34 Indeed, even notions that are apparently beyond reproach – such as “merit”, “qualifications”, or “ability to perform the job” – in fact can turn out to be highly contestable once it is realized that their definitions depend on certain preconceived ways of organizing the workplace or of performing the job. Finally, there is a third reason why the question of which objectives the undertaking may legitimately pursue – allowing it to impose certain restrictions on the rights of its employees – may be difficult to answer. Some organisations pursue objectives that go beyond profit-making or that are distinct from profit-making, and they may insist on the fact that the message they wish to convey to the public would be blurred if they were forced to include within their workforce workers whose conduct could be seen as contradicting their advocacy. That is the specific situation of churches or other organizations whose ethics is based on religion or on (non religious) convictions, or of advocacy organizations such as political parties, trade unions, or media, that promote a certain political message. 33
In the United States, Title VII of the Civil Rights Act of l964 provides that an employer must reasonably accommodate an employee’s religious beliefs and practices unless doing so would cause “undue hardship on the conduct of the employer’s business.” The notion of “undue hardship” that appears under this legislation has been interpreted in a way that is particularly generous to the employer, as illustrated by the leading case of Trans World Airlines, Inc. v. Hardison, 432 U.S. 63, 1977, (in which the Supreme Court ruled that an employer need not incur more than minimal costs in order to accommodate an employee’s religious practices). According to the Equal Employment Opportunity Commission (EEOC), an employer can deny a requested accommodation if it can demonstrate that it causes it an undue hardship where accommodating an employee’s religious practices would require anything more than ordinary administrative costs ; would diminish the efficiency in other jobs ; would infringe on other employees’ rights or benefits ; would impair workplace safety ; would cause coworkers to carry the accommodated employee’s share of potentially hazardous or burdensome work ; or if the proposed accommodation conflicts with another law or regulation. That is a particular restrictive reading of the duties of the employer to provide reasonable accommodation of the employee’s religious beliefs. 34 The scope of the requirement to provide reasonable accommodation and, in particular, its meaning in the context of alleged religious discrimination in the workplace, was central to the Eweida, Chaplin, Ladele and McFarlane v. United Kingdom case on which the European Court of Human Rights delivered judgment on 15 January 2013 (joined appl. Nos. 48420/10, 59842/10, 51671/10 and 36516/10 (4th section, not final at the time of writing)). The Court appears to consider that the expression of religious belief, for instance by wearing visibly a crucifix on a neck-chain when in uniform at work, should be accommodated in the absence of “evidence of any real encroachment on the interests of others” (§ 95) : the Court notes for instance, in the case of Eweida that concerned the wearing of a crucifix by an employee of British Airways, that “There was no evidence that the wearing of other, previously authorised, items of religious clothing, such as turbans and hijabs, by other employees, had any negative impact on British Airways’ brand or image” (§ 94). This seems to confirm that the Court is prepared to recognize a duty of reasonable accommodation of expressions of religious belief. For the decisions adopted by the domestic courts in these cases, see London Borough of Islington v. Ladele, 2009, EWCA Civ. 1357 (Court of Appeal, 15 December 2009) ; McFarlane v. Relate Avon Ltd., 2010, EWCA Civ. B1 (Court of Appeal, 29 April 2010) ; Eweida v. British Airways plc, 2010, EWCA Civ. 80 (Court of Appeals, 12 February 2010) ; and Chaplin v. Royal Devon & Exeter Hospital NHS Foundation Trust, 2010, ET 1702886/2009 (Employment Tribunal, 21 April 2010). See also in this issue of the Journal, the contribution of Julie Ringelheim.
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In agreement in this regard with the EU legislator,35 the European Court of Human Rights has recognized that employees of such organisations may be subject to particular restrictions, in order to ensure that their responsibilities within the organisation shall not put in jeopardy the possibility for such organisations to disseminate their message. The leading judgment adopted on 4 June 1985 by the German Federal Constitutional Court (BundesVerfassungsGericht) provided the model for this doctrine. There, the German Federal Constitutional Court was asked to decide whether a doctor employed by a catholic hospital who has publicly expressed views favorable to the freedom to seek abortion, and an employee of a youth club established by a catholic monastic order who had left the catholic church, could be laid off by the churches by which they were employed. Overruling the labour courts, the Federal Constitutional Court considered that they could.36 It based its judgments on the right recognized to the churches under Article 137, § 3 of the 1919 Weimar Constitution to freely regulate matters pertaining to their internal functioning – what the Court calls their right to self-determination, or Selbstbestimmungsrecht –, a freedom that, in the Court’s view, also extends to the conclusion of employment contracts. While this did not entirely remove the employment relationship between the Church and its employees from the protection of labour law when churches exercise their contractual freedom (Privatautonomie), and while it did not allow the Church to impose on its employees arbitrary and disproportionate restrictions to their constitutionally protected freedoms, or conditions contrary to good morals and public policy, it did imply the right for the churches to impose on its employees certain conditions of loyalty, that the Court sees as a condition of credibility for the Church.37 Following those judgments, the European Commission on Human Rights approved the position of the German Federal Constitutional Court concerning the case of the doctor employed in a catholic hospital : it referred in that regard to the need to respect the freedom of expression of the Church under Article 10 of the European Convention on Human Rights, essentially ensuring that such freedom of expression would guarantee churches the same freedom than that recognized under the Selbstbestimmungsrecht guaranteed under the German Constitution.38 The recent case-law of the European Court of Human Rights appears to confirm that approach. In Obst v. Germany for instance, the Court agreed with the German 35
See Council Directive 2000/78/EC of 27 November 2000 establishing a general framework for equal treatment in employment and occupation, cited above, Art. 4, § 2 (providing that the EU Member States may provide that, “in the case of occupational activities within churches and other public or private organisations the ethos of which is based on religion or belief, a difference of treatment based on a person’s religion or belief shall not constitute discrimination where, by reason of the nature of these activities or of the context in which they are carried out, a person’s religion or belief constitute a genuine, legitimate and justified occupational requirement, having regard to the organisation’s ethos” : such organisations therefore may be authorized to require individuals working for them “to act in good faith and with loyalty to the organisation’s ethos”). 36 Cases Nos 2 BvR 1703/83, 1718/83 et 856/84, BVergG, vol. 70, pp. 138‑173. 37 Churches may in that regard rely on Article 2, § 1 of the German Basic Law (Grundgesetz, initially promulgated on 23 May 1949), that stipulates that “Every person shall have the right to free development of his personality insofar as he does not violate the rights of others or offend against the constitutional order or the moral law.” In the case of churches, this right to self-determination is defined by Article 137, § 3 of the Weimar Constitution, which Article 140 of the 1949 Basic Law refers to (by stating that the articles of the Weimar Constitution relating to religious societies (Kirchernartikel) remain valid). 38 Eur. Commiss. H.R., Appl. No. 12242/96, M. Rommelfanger v. Federal Republic of Germany, dec. of 6 September 1989, D.R., vol. 62, p. 151, p. 171.
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courts that an employee of the mormon Church in charge of public relations, who had confessed to his superiors to having committed adultery and had sought their help in this regard, could be dismissed, because adultery is considered by the mormon faith to be among the worst sins : the Court noted that the rights of the mormon church under Articles 9 and 11 of the European Convention on Human Rights (respectively guaranteeing freedom of religion and freedom of association) should be balanced against the right of the employee to respect for his private life (under Article 8 of the Convention), and that in the case in question, the German courts may not be said to have acted unreasonably.39 At the same time, it is important to insist on the limits of this case-law. First, the Court does not abandon the requirement of proportionality between the objective that the church seeks to achieve by imposing a requirement of “loyalty” on its employees, and the degree of the restrictions imposed on the employee’s rights : instead, the Court links the acceptability of such restrictions to the fact that an employee openly adopts a behaviour that would run counter to the message of the Church and might damage its credibility.40 Second, in contrast to the views expressed by the European Commission on Human Rights in the Rommelfanger case, the Court does not rely on the freedom of expression of the employer to convey a message to the general public, based on Article 10 of the Convention. Instead, the Court explicitly notes in Obst that it takes into account the specific nature of the occupational requirements imposed by an employer whose ethos is based on religion or convictions. And it cites in this regard the provisions of the Convention that protect freedom of religion and freedom of association (articles 9 and 11, respectively), as well as Article 4 of the EU Employment Equality Directive, which is limited to churches or organisations whose ethos is based on a religion or on (non-religious, philosophical) convictions.41 Therefore, the judgment of the Court should not be interpreted as automatically extending to employers who want to convey a message, for instance, opposed to extra-marital relationships or in favor of tolerance towards migrants, that would justify them in excluding employees who commit adultery or who express intolerant views, outside the specific situation where the employer is an organisation whose ethos is based on religion or convictions.42
39 Eur. Ct. H.R. (5th sect.), Obst v. Germany, 23 September 2010, Appl. No. 425/03, §§ 51-52. See also, for instance, Eur. Ct. H.R. (5th sect.), Siebenhaar v. Germany, 3 February 2011, Appl. No. 18136/02, § 46 (concerning the dismissal of the applicant from her job as educator in a kindergarten set up by the Protestant Church, after her employer learned about her activities within the Universal Church, to which the applicant had vowed obedience : “La Cour note que la nature particulière des exigences professionnelles imposées à la requérante résulte du fait qu’elles ont été établies par un employeur dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions (…). À cet égard, elle estime que les juridictions du travail ont suffisamment démontré que les obligations de loyauté étaient acceptables en ce qu’elles avaient pour but de préserver la crédibilité de l’Église protestante à l’égard du public et des parents des enfants du jardin d’enfants”). 40 On the condition of proportionality, see below, the following section. 41 See above, No. 37. 42 See also Eur. Ct. H.R. (GC), Palomo Sánchez and Others v. Spain, 12 September 2011, Appl. Nos. 28955/06, 28957/06, 28959/06 and 28964/06, § 76 (“the requirement to act in good faith in the context of an employment contract does not imply an absolute duty of loyalty towards the employer or a duty of discretion to the point of subjecting the worker to the employer’s interests”).
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That is not to say that, under the European Convention on Human Rights, there is no place for what the United States courts call the “expressive freedom of association”,43 recognized to (non-religious) organizations who wish to convey certain messages or values that may justify them in choosing whom to employ on the basis of criteria that may otherwise be suspect.44 Employers may invoke the freedom of expression recognized under Article 10 of the Convention where they are political parties, media, non-governmental organisations or unions – what the German doctrine refers to as Tendenzbetriebe or advocacy-based organisations,45 or what, in her concurring opinion to Roberts v. Jaycees, Justice O’Connor called “expressive associations”.46 The 2007 Case of Associated Society of Locomotive Engineers & Firemen (ASLEF) v. the United Kingdom provides an illustration. In that case, the Court found a violation of Article 11 ECHR due to the inability of a trade union to expel one of its members who belonged to an extreme-right political party which advocated views inimical to its own. The Court noted on that occasion that “Article 11 cannot be interpreted as imposing an obligation on associations or organisations to admit whosoever wishes to join. Where associations are formed by people, who, espousing particular values or ideals, intend to pursue common goals, it would run counter to the very effectiveness of the freedom at stake if they had no control over their membership. By way of example, it is uncontroversial that religious bodies and political parties can 43
See Roberts v. United States Jaycees, 468 U.S. 609, 622 (1984) (noting that ‘implicit in the right to engage in activities protected by the First Amendment’ is “a corresponding right to associate with others in pursuit of a wide variety of political, social, economic, educational, religious, and cultural ends”, and thus to be protected from regulation compelling an association to accept certain members that it does not desire and that could impede the ability of the association to express its views). In Boy Scouts of America and Monmouth Council, et al. v. Dale (530 U.S. 640 (2000)), the membership in the Boy Scouts of James Dale had been revoked when the Boy Scouts learned that he is an avowed homosexual and gay rights activist. The New Jersey Supreme Court considered that the Boy Scouts had violated New Jersey’s public accommodations law and that the Boy Scouts were required to admit Dale (160 N. J. 562, 734 A. 2d 1196 (1999)). The Supreme Court, in a 5-4 decision with the opinion delivered for the majority by Justice Rehnquist, considered that this requirement violated the Boy Scouts’ “expressive associational right” grounded in the First Amendment, a right that benefits not only advocacy groups, but all groups that ‘engage in some form of expression, whether it be public or private”. On the impact of the Dale judgment on employment anti-discrimination law, see, inter alia, Dale Carpenter, Expressive Association and Anti-Discrimination Law After Dale : A Tripartite Approach, 85 Minn. L. Rev. 1515 (2001) (proposing a typology distinguishing commercial organizations, expressive organizations, and quasi-expressive organizations, the latter being organizations that both engage in expression and participate in the commercial marketplace) ; R. A. Epstein, The Constitutional Perils of Moderation : The Case of the Boy Scouts, 74 S.Cal. L. Rev. 119 (2000) (approving Dale and noting that pluralism and diversity of organisations are in the long term more conducive of individual freedom than imposed uniformity) ; and K. Lim, Freedom to Exclude After Boy Scouts of America v. Dale : Do Private Schools Have a Right to Discriminate Against Homosexual Teachers ?, 71 Fordham L. Rev. 2599 (2003). 44 In the case-law of the (now abolished) European Commission on Human Rights, see Van der Heijden v. the Netherlands (Appl. No. 11002/84, dec. of 8 March 1985, D.R., 41, p. 264), in which the Commission accepts as compatible with the European Convention on Human Rights the dismissal of the applicant from the Limburg Foundation for immigration, an organisation aiming at defending the rights of migrants, after his membership in an extreme-right political party was disclosed. 45 As defined in Germany under § 118 of the Works Constitution Act (BetrVG) (which describes such undertakings or organizations as “Unternehmen und Betriebe, die unmittelbar und überwiegend 1. politischen, koalitionspolitischen, konfessionellen, karitativen, erzieherischen, wissenschaftlichen oder künstlerischen Bestimmungen oder 2. Zwecken der Berichterstattung oder Meinungsäußerung, auf die Artikel 5 Abs. 1 Satz 2 des Grundgesetzes Anwendung findet”. See also, inter alia, D. Laszlo-Fenouillet, La conscience, Paris, L.G.D.J., 1993, p. 357. 46 See Roberts v. United States Jaycees, 468 U.S. 609 (1984), 633-634 (contrasting the situation of an organization “engaged in commercial activity”, which ‘enjoys only minimal constitutional protection of its recruitment, training, and solicitation activities’, with the situation of “an association engaged exclusively in protected expression enjoys First Amendment protection of both the content of its message and the choice of its members”, and noting that in the latter case “Protection of the message itself is judged by the same standards as protection of speech by an individual. Protection of the association’s right to define its membership derives from the recognition that the formation of an expressive association is the creation of a voice, and the selection of members is the definition of that voice”).
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generally regulate their membership to include only those who share their beliefs and ideals. Similarly, the right to join a union “for the protection of his interests” cannot be interpreted as conferring a general right to join the union of one’s choice irrespective of the rules of the union : in the exercise of their rights under Article 11, § 1 unions must remain free to decide, in accordance with union rules, questions concerning admission to and expulsion from the union”.47 It related this to the fact that unions are not quasi-public bodies simply set up to perform certain functions in the interests of workers, by delegation from the State. Instead, said the Court, “historically, trade unions in the United Kingdom, and elsewhere in Europe, were, and though perhaps to a lesser extent today are, commonly affiliated to political parties or movements, particularly those on the left. They are not bodies solely devoted to politically-neutral aspects of the well-being of their members, but are often ideological, with strongly held views on social and political issues”.48 The freedom of expression of employees or members of advocacy-based organizations may thus be limited, in order to ensure that the organization shall be able to convey its message to the public without this mission being interfered with, or being made more difficult, by the individual opinions expressed by its employees or members.49 But the doctrine must be treated with great caution. It certainly would not extend to situations where an employer wishes to imposed a certain “culture” or project an “image” towards the outside world, and would seek to rely on that objective to justify otherwise inadmissible restrictions to the rights of its employees.
2. A predictable legal framework Once it is agreed in principle that human rights designed to apply to the relationships between the State and individuals under its jurisdiction are applicable, mutatis mutandis, to relationships between the employer and the employees, we must confront a second question. Restrictions to human rights classicly may only be imposed when “in accordance with the law”. The requirement is that the domestic law be sufficiently clear in its terms, or in the interpretation it has been given by courts, to provide the rights-holders with adequate indications as to the circumstances in which public authorities are empowered to interfere with their freedoms, and the conditions the authorities must comply with in doing so, thus allowing the citizens to anticipate the consequences of their conduct.50 But how is this condition of legality to be understood, when the interference is the result of conduct by a private party, the employer, rather than by a State agent ?
47
Eur. Ct. H.R. (4th sect.), Case of Associated Society of Locomotive Engineers & Firemen (ASLEF) v. the United Kingdom, 27 February 2007, Appl. No. 11002/05, § 39. 48 Id., § 50. 49 See however E. Verhulp, Vrijheid van meningsuiting van werknemers en ambtenaren, Den Haag, Sdu, 1996, pp. 104‑5 (according to whom employees of such organizations should be recognized a freedom to express views critical of the orientation of the organization). 50 See, for instance, Leander v. Sweden, 26 March 1987, Series A No. 116, p. 23, §§ 50-51 ; Malone v. the United Kingdom, 2 August 1984, Series A No. 82, p. 30, § 67.
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In contrast to a wide range of other situations in which human rights are applied to relationships between private parties, the answer to that question is relatively straightforward in the context of employment. The reason for this is simple. The employer and the worker are not just individuals that interact in the marketplace, whose mutual relationships can be understood as two freedoms that may occasionally clash when they seek to gain access to the same advantages for which they compete : instead, these relationships are regulated, and it is this regulatory framework that must comply with this requirement of legality. We may express this in hohfeldian terms.51 Most relationships in the market sphere are relationships that are not mediated by rights and obligations, so that to the liberty (or “privilege”) of A (to adopt a certain course of action), there corresponds merely the absence of a right of B (to object to that course of action being chosen) : actions are taken, and losses may be incurred by others as a result, without any such losses having to be compensated. That, after all, is what the struggle for life – or “competition” – is about. This is not so however in the employment relationship. Once a worker and the employer are linked through a contract, their relationships are regulated by the statutes applicable to that relationship, as well as by the contract itself within the limits set by law. Indeed, regulations also apply prior to the conclusion of the contract, in the course of the negotiation of its terms or in the process of matching the demand for skills expressed by the employer and the supply of labour by the candidate-worker. Though at this stage, the role of power relationships remains important – the respective bargaining power of the parties may matter considerably in setting the terms of the contract –, the negotiation thus does not take place in a void. It is therefore not particularly difficult to require from the various sets of rules that apply to the employment relationship both prior to the conclusion of the employment contract and after that, that such rules present the qualities (particularly in terms of their clarity, allowing their application to be relatively predictable) that are otherwise required from State regulation when it is the public authorities rather than private actors that impose restrictions to human rights. Whether the rules defining the conditions according to which restrictions may be imposed are stipulated in laws52 or regulations (or in the case-law providing them with an authoritative interpretation), in statutes adopted by professional associations,53 51
W. N. Hohfeld, “Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning”, 23 Yale L.J. 16 (1913) ; W. N. Hohfeld, “Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning”, 26 Yale L.J. 710 (1917). These essays are reproduced in W.N. Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning, W.W. Cook (ed.), New Haven, Yale Univ. Press, 1964, repr. Greenwood Press, 1978. 52 See, e.g., Eur. Ct. H.R. (4th sect.), Fuentes Bobo v. Spain, 29 February 2000, Appl. No. 39293/98 (in which restrictions to the freedom of expression of the applicant, who had been laid off after he insulted the management of the Spanish television – his employer –, were said to be based on the Statute of Workers and on Law No. 4/80 of 10 January 1980 on the status of radiodiffusion and television : the dismissal was finally found to constitute a disproportionate sanction and thus a violation of freedom of expression) ; or Eur. Ct. H.R. (GC), Palomo Sánchez and Others v. Spain, 12 September 2011, Appl. Nos. 28955/06, 28957/06, 28959/06 and 28964/06 (in which the dismissal of the employees on disciplinary grounds was based on the Labour Regulations (approved by Royal Legislative Decree no. 1/1995 of 24 March 1995), which provided that ‘verbal or physical attacks on the employer or persons working in the company’ could constitute grounds for dismissal). 53 Eur. Ct. H.R., Casado Coca v. Spain, 19 February 1993, Appl. No. 15450/89, Series A, No. 285-A, §§ 41-43.
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in collective agreements,54 in the staff regulations adopted by the employer, or in the individual contract of employment itself, should not make any difference : what matters is that the powers of the employer to impose certain restrictions to the employees’ rights, for instance in the exercise of the supervision of the work performed in the undertaking, are circumscribed by a legal or regulatory framework sufficiently precise and detailed to avoid the risk of arbitrariness or discrimination, and to ensure that the worker shall not refrain from exercising the freedom he/she should be recognized simply because of uncertainty about the consequences that might result from such exercise.
3. Restrictions that are proportionate The third condition that restrictions to rights or freedoms protected under the Convention must comply with is that such restrictions must be proportionate, i.e., that they should not go beyond what is “necessary in a democratic society”. In practice, it is this condition that is generally decisive. Yet, it is one where the transposition from vertical relationships between the State and the individual under its jurisdiction, to the horizontal relationships between private parties, for instance between the employer and the worker, may be the source of particular difficulties. The reason for this is that, whereas the imbalance between the State and the individual justifies us in requiring from the State that it refrains from imposing restrictions to the individual’s right that go beyond what is necessary for the fulfilment of the public interest, we are not presented with the same imbalance in the relationships between two private parties. Particularly when a private actor infringes upon the human right of another by exercising a basic freedom – for instance, when freedom of expression impacts on the right to respect for private life, or when the freedom of association exercised by the union in adopting its internal regulations affect the ‘negative’ freedom of association of its members –, it cannot be expected from a private actor X that it only adopts a conduct that brings about a minimal impairment to the right of other private actors with whom X interacts.55 This does not imply, however, that the condition of proportionality is inappropriate in such situations. In the case of Palomo Sánchez and Others v. Spain for instance, the applicants had been dismissed following what their employer considered to be an abusive exercise of their freedom of speech. The European Court of Human Rights had to decide whether the restriction imposed on the freedom of expression of the applicants satisfied the test of proportionality. The Court had no difficulty in applying the test to private relationships, concluding from its comparative law analysis that “the domestic legislation seeks to reconcile the employee’s right to freedom of expression with the employer’s rights and 54
Eur. Ct. H.R. (plen.), Young, James and Webster v. the United Kingdom, 13 August 1981, Series A No. 44. See in particular on this difficulty O. De Schutter and F. Tulkens, “The European Court of Human Rights as a Pragmatic Institution”, in E. Brems (ed.), Conflicts Between Fundamental Rights, Intersentia, Antwerp-Oxford-Portland, 2008, pp. 169‑216. 55
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prerogatives, requiring in particular that a dismissal measure be proportionate to the conduct of the employee against whom it is taken’, and that ‘even if the requirement to act in good faith in the context of an employment contract does not imply an absolute duty of loyalty towards the employer or a duty of discretion to the point of subjecting the worker to the employer’s interests, certain manifestations of the right to freedom of expression that may be legitimate in other contexts are not legitimate in that of labour relations”.56 That the transposition of the “proportionality” test from “vertical” (State-individual) to “horizontal” relationships (between private actors) is possible in principle, does not mean that is is always easy to effectuate in practice. All too often, the case-law of the European Court of Human Rights provides little guidance to domestic authorities, including judicial authorities, as to how to achieve this. Indeed, since the protection of the ‘rights of others’ may constitute a legitimate aim justifying that restrictions be imposed on the rights and freedoms of the Convention, it is tempting for the Court to consider that, where rights of private parties are in tension with one another, the conflict between the right asserted by the alleged victim before the Court (such as the right of the worker aggrieved by a measure adopted by the employer), on the one hand, and the right which the national authorities have sought to protect by the adoption of measures (such as the right of the employer imposing the restriction), on the other hand, should be resolved through the classical application of the necessity test : according to this test, only where the protection of the rights of others by the Legislator or by the Executive – or, indeed, by the courts – strictly requires that a limitation be brought to rights and freedoms guaranteed under the Convention, should such limitations be allowed. This, in practice, has been the preferred way to solve situations of conflict. It is, moreover, a practice clearly encouraged by the reference, in the ‘limitation clauses’ contained in the second paragraphs of Articles 8 to 11 of the Convention or in paragraph 3 of Article 2 of Protocol no. 4 ECHR, to the ‘rights and freedoms of others’ among the legitimate aims which may justify certain restrictions being brought to the rights concerned. And it presents two significant advantages : it dispenses the Court from explicitly acknowledging the existence of a conflict between rights ; and it ensures that the conflict will be addressed by reliance on a well-established technique which both the Court and the commentators are familiar with. Obvious as it may seem, however, this solution is problematic. It distorts the reality of the conflict between competing rights or interests. Such a distortion may influence the outcome in two different directions. On the one hand, by its very structure, the ‘necessity’ test is based on the idea that the right is the rule, and the measure interfering with the right the exception : thus, far from ensuring that both rights be effectively balanced against one another, it may result in 56
Eur. Ct. H.R. (GC), Palomo Sánchez and Others v. Spain, 12 September 2011, Appl. Nos. 28955/06, 28957/06, 28959/06 and 28964/06, §§ 75-76.
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one right being recognized a priority over the other, simply because it has been invoked by the applicant before the Court, when the competing right is invoked by the government in defence of the measure which is alleged to constitute a violation of the Convention.57 On the other hand however, the very opposite bias may be interfering with the judgment of the European Court of Human Rights in such situations : because the situation presented to the Court is one in which the State must refute an allegation of violation presented by an individual rightsholder, the stakes may be biased against the individual, and in favor of the State which is presumed to embody the interest of the collectivity. This is the danger which Ch. Fried and L. Frantz first pointed at when, in 1959, the balancing test first made its appearance in the First Amendment case law of the United States Supreme Court.58 Roscoe Pound had already anticipated this danger in 1921, noting that “If [in weighing two competing interests,] we put one as an individual interest and the other as a social interest we may decide the question in advance of our very way of putting it”.59 This danger, clearly implicated by the ‘balancing’ metaphor, is of course especially real where the conflict between two fundamental rights occurs – as is always the case before the European Court of Human Rights – in a procedural setting in which one of the rights in conflict is endorsed by an entity such as the State, who is presumed to embody a broad collective interest whose weight, in comparison to that of the individual right-holder, will necessarily appear considerable, at least until we realize that this individual might well be representative, in his claims, of far wider societal interests, which the State may have paid insufficient consideration to.60 None of this is to suggest that the requirement of proportionality has no role to play in assessing the acceptability of the restrictions that the employer seeks to impose on workers’ fundamental rights, or that judges face insuperable obstacles in relying on such a test. Rather, what these difficulties show is that there are risks involved in simply equating the relationship that may exist between the employer and the worker to the relationship that exists between the State and the individual under its jurisdiction : this explains, in part, why the case-law of 57
As noted by Eva Brems, the result is that “[a]lthough both human rights are equally fundamental and a priori carry equal weight, they do not come before the judge in an equal manner. The right that in invoked by the applicant receives most attention, because the question to be answered by the judge is whether or not this right was violated. The arguments of the defendant may advance the theory that granting the applicant’s claim would violate an additional human right. Through these arguments, the protection of that secondary right may find its way to the judge’s reasoning, but it is not among the legal questions to be directly addressed”. See E. Brems, “Conflicting Human Rights : An Exploration in the Context of the Right to a Fair Trial in the European Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms”, Human Rights Quarterly, vol. 27, 2005, pp. 294‑326, at p. 305. 58 Barenblatt v. United States, 360 U.S. 109, 126 (1959) (‘Whether First Amendment rights are asserted to bar governmental interrogation resolution of the issue always involves a balancing by the courts of the competing private and public interests at stake in the particular circumstances shown’). See Ch. Fried, “Two Concepts of Interests : Some Reflections on the Supreme Court’s Balancing Test”, Harv. L. Rev., vol. 76, 1963, pp. 755 and ff. ; L. Frantz, “Is the First Amendment Law ? A Reply to Professor Mendelson”, California L. Rev., vol. 51, 1963, pp. 729 and ff., at pp. 747‑749. 59 R. Pound, “A Survey of Social Interests”, Harv. L. Rev., vol. 57, 1943, pp. 1 ff., at p. 2 (study initially written in 1921). The full citation is the following : “When it comes to weighing or valuing claims or demands, we must be careful to compare them on the same plane. If we put one as an individual interest and the other as a social interest we may decide the question in advance of our very way of putting it”. 60 See, for other examples, O. De Schutter, « La souveraineté de l’État et les droits de la personne immigrée », Revue du droit des étrangers, No. 84, 1995, pp. 261‑270.
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the European Court of Human Rights may be an imperfect guide for domestic jurisdictions confronted to such situations.61
V. The question of waiver : contracting out of human rights A perhaps even more delicate question is whether, by entering freely into the employment relationship, the worker may be considered to have waived certain fundamental rights, either because certain limitations to such rights are inherent in the nature of the employment concerned, or because the worker agreed explicitly to certain limitations. After summarizing the case-law of the European Court of Human Rights (and the former European Commission of Human Rights) in freedom of religion cases, a Lord Justice of the United Kingdom House of Lords (as it was then) concluded in 2006 that the supervisory bodies of the Convention had “not been at all ready to find an interference with the right to manifest religious belief in practice or observance where a person has voluntarily accepted an employment or role which does not accommodate that practice or observance and there are other means open to the person to practise or observe his or her religion without undue hardship or inconvenience”.62 Indeed, in a number of instances, including in the recent past, the European Court of Human Rights has recognized that certain restrictions to the rights of employees could be deemed acceptable, where such restrictions had been consented to and because of such consent. In that sense, the waiver of rights is not unconditionally prohibited under the European Convention on Human Rights.63 Yet, whether such a consent given by the employee provides a sufficient and adequate justification for the restriction shall depend on the scope of the restriction, and on the seriousness of the consequences to the individual : as also suggested by the statement from the House of Lords, the more wide-ranging and important the restriction, the more difficult it will be to save it by invoking the individual’s consent. Thus, in a judgment delivered on 7 October 2010 in a case concerning Russia where a serviceman was denied a parental leave in violation, allegedly, of the right not to be discriminated against on grounds of sex, the European Court of Human Rights considered that the argument that a serviceman was free to resign from the army if he wished to take personal 61
The direct application in private relationships of human rights recognized in domestic constitutions creates similar difficulties : as noted by Aharon Barak, the President of the Supreme Court of Israel (although writing here in his non-judicial capacity), “where constitutional provisions do not contain limitations clauses regarding the restriction of one person’s right arising from the right of another, the obvious result is that judges will have to create judicial limitation clauses. Thus, judges will acquire enormous constitutional power without any concomitant constitutional guidance” (A. Barak, “Constitutional human rights and private law”, in D. Friedmann and D. Barak-Erez (eds), Human rights in private law, Oxford-Portland-Oregon, Hart Publishing, 2001, p. 13, at p. 17). 62 R (SB) v. Governors of Denbigh High School [2006] UKHL 15 (per Lord Bingham). 63 See for instance Eur. Ct. H.R., Kalaç v. Turkey, 1 July 1997, Appl. No. 20704/92, § 28 ; Eur. Ct. H.R. (5th sect.), Obst v. Germany, 23 September 2010, § 50 ; Eur. Ct. H.R. (5th sect.), Siebenhaar v. Germany, 3 February 2011, Appl. No. no 18136/02, § 46.
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care of his children was particularly questionable, given the difficulty in directly transferring essentially military qualifications and experience to civilian life.64 A similar reasoning had been held already by the Court in the 1995 case of Vogt v. Germany, where the Court found that Mrs Vogt, a secondary school teacher, who had been a permanent civil servant but had been suspended and dismissed on account of her membership and activities with the German Communist Party (Deutsche Kommunistische Partei- “DKP”), was a victim of a violation of freedom of expression because of the impossibility for her, in practice, to find employment as a schoolteacher outside the public sector.65 The consent of the individual to certain restrictions to his or her rights is thus one factor that the Court may take into account, but it is never the sole factor determining the outcome : it is only in combination with other factors that it may play a role. This is confirmed in the Eweida and Others v. the United Kingdom judgment delivered by the European Court of Human Rights on 15 January 2013, where the Court explicitly states that where an individual complains of a restriction on freedom of religion in the workplace, the mere possibility for that individual of changing job cannot per se exclude the existence of a violation, as this “would negate any interference with the right” : instead, says the Court, “the better approach would be to weigh that possibility in the overall balance when considering whether or not the restriction was proportionate”.66 The fact that an individual has voluntarily and knowingly chosen to enter into an employment relationship that would imply a restriction to his freedom to manifest his religious beliefs is not irrelevant.67 However, the Court “does not consider that an individual’s decision to enter into a contract of employment and to undertake responsibilities which he knows will have an impact on his freedom to manifest his religious belief is determinative of the question whether or not there been an interference with Article 9 rights, this is a matter to be weighed in the balance when assessing whether a fair balance was struck”.68 In past decisions, the Court had set forth a number of conditions which the ‘consent’ of the individual to the sacrifice of his or her rights must satisfy in order to be taken into consideration. By setting out such conditions, the Court sought 64
Eur. Ct. H.R., Konstantin Markin v. Federation of Russia, 7 October 2010, Appl. No. 30078/06. Eur. Ct. H.R., Vogt v. Germany, 26 September 1995, Appl. No. 17851/91, § 44 (where the Court notes that there were several reasons for considering dismissal of a teacher to be a very severe sanction : the effect on the reputation of the person concerned, the loss of livelihood and the virtual impossibility in Germany of finding an equivalent post). Comp. with Eur. Ct. H.R., Otto v. Germany, dec. of 24 November 2005, Appl. No. 27574/02, (concerning a police officer denied a promotion to the position of a chief inspector, because of his membership and activities for a political party, Die Republikaner : the Court concludes that the application alleging a violation of the freedom of expression guaranteed under Article 10 ECHR is manifestly ill-founded, in particularly since “Unlike Mrs Vogt, the applicant was not threatened with losing his livelihood by not receiving further promotion”). 66 Eur. Ct. H.R. (4th sect.), Eweida, Chaplin, Ladele and McFarlane v. United Kingdom, 15 January 2013, (joined appl. Nos. 48420/10, 59842/10, 51671/10 and 36516/10), (not final at the time of writing). 67 § 106, in the case of Ms Ladele, who was employed by a local municipality but refused to agree to be designated as a registrar of civil partnerships because of her religious convictions. 68 § 109, concerning the case of McFarlane, who was employed by a private company with a policy of requiring employees to provide services equally to heterosexual and homosexual couples, but faced disciplinary proceedings after he had refused to commit himself to providing psycho-sexual counselling to same-sex couples, because his religious convictions led him to oppose same-sex relationships. 65
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to ensure that, to the extent that such consent plays a role at all in defining the scope of the obligation to protect, it will not be abused. The leading judgment in this regard was delivered on 13 November 2007 by the Grand Chamber of the European Court of Human Rights in the case of D.H. and Others v. the Czech Republic. There, in response to the complaint of their parents that Roma children were placed in special schools for children with learning difficulties considered unable to follow the ordinary school curriculum, the Czech Republic had expressed the view that the parents had in fact consented to the placement : “it follows”, the government argued, “that any such consent would signify an acceptance of the difference in treatment, even if discriminatory, in other words a waiver of the right not to be discriminated against”. The Court disagreed. It noted that “the waiver of a right guaranteed by the Convention – in so far as such a waiver is permissible – must be established in an unequivocal manner, and be given in full knowledge of the facts, that is to say on the basis of informed consent (…) and without constraint”.69 The Court found that these conditions were not satisfied in the case it was presented with : in particular, it doubted whether “the parents of the Roma children, who were members of a disadvantaged community and often poorly educated, were capable of weighing up all the aspects of the situation and the consequences of giving their consent”, especially in the absence of adequate information provided by the authorities.70 These conditions are not restated in the recent judgment of the Court in Eweida and Others v. the United Kingdom.71 Yet, the approach of D.H. is in principle transposable to employment relationships, as acknowledged by subsequent judgments of the European Court.72 In order to understand the full range of the implications of this doctrine in this context, it must first be observed that, notwithstanding the insistence of the Court on the need for the waiver to be expressed univocally – in other terms, the individual alleged to have renounced a right must have done so explicitly rather than implicitly –, in practice, the consent may be deemed to be real, if implicit, where it follows from the very nature of the employment concerned. Indeed, certain restrictions to the exercise of fundamental rights that would otherwise not be acceptable may be justified in the particular context of
69
Eur. Ct. H.R. (GC), D.H. and Others v. the Czech Republic, 13 November 2007, Appl. No. 57325/00, § 202 (referring to Pfeifer and Plankl v. Austria, judgment of 25 February 1992, Series A No. 227, §§ 37-38 (on the requirement of informed consent) and to Deweer v. Belgium, judgment of 27 February 1980, Series A No. 35, § 51 (on the absence of constraint)). 70 Ibid., § 203. 71 See above, n. 66. 72 See for instance Eur. Ct. H.R. (GC), Konstantin Markin v. Federation of Russia, 22 March 2012, Appl. No. 30078/06, § 150 (applying the doctrine of D.H. v. Czech Republic to the situation of a man serving in the army and denied the parental leave that he would have been granted had he been a servicewoman : citing D.H., the Court rejected the Government’s argument that by signing a military contract the applicant had waived his right not to be discriminated against on grounds of sex).
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the employment relationship, as the Court has repeatedly stated.73 Such restrictions may be considered admissible, even in the absence of an explicit consent of the individual : by taking up the employment, in other terms, the individual must be presumed to have agreed to the restrictions that follow unavoidably from the nature of the occupation concerned. In listing when it may be acceptable to justify restrictions to certain rights and freedoms by the waiver of the individual, the Court alludes to two other conditions that deserve a particular comment in the context of the employment relationship. First, the Court explicitly requires that the waiver be authentically free – at a minimum, not tainted by coercion. This of course does not merely exclude physical coercion : it also excludes other, more subtle forms of pressure. Indeed, it is meant to reach even beyond duress as it appears in contract law. In fact, the reference to the 1980 case of Deweer v. Belgium suggests that the Court has in mind any situation in which, either because of the fear of negative consequences or because of the irresistible attractiveness of the advantages offered, the (prospective) worker cannot realistically be expected to refuse to consent to a particular limitation to his or her right (Box 1).
Box 1. Coercion as the promise of a reward the individual cannot refuse The reference by the D.H. v. Czech Republic Court to the Deweer v. Belgium judgment is indeed remarkable, because that judgment acknowledged with a particular clarity the dangers associated with presenting an individual with an alternative, where the benefits associated with one branch so clearly outweigh the benefits associated with the other that the ‘freedom to choose’ of the right-holder becomes purely formal, or even fictitious. The case concerned a retail butcher in Louvain, Belgium, who was facing prosecution for having violated certain price regulations : in addition to imprisonment of one month to five years and a fine of 3,000 to 30,000,000 BF (a significant sum at the time), Deweer was liable to various criminal and administrative sanctions, including the closure of the offender’s business. However, the
73
See, already cited above, Eur. Ct. H.R. (GC), Palomo Sanchez and Others v. Spain, 12 September 2011. Freedom of expression provides a typical example. The Court considers that, in principle, employees owe their employer a duty of loyalty and discretion, which implies in particular that their freedom of expression may be interpreted more narrowly than if they were simply members of the general public : see for instance the Vogt v. Germany judgment of 26 September 1995, cited above, § 53 ; Eur. Ct. H.R. (1st sect.), De Diego Nafría v. Spain, 14 March 2002, Appl. No. 46833/99, § 37 ; Eur. Ct. H.R. (GC), Guja v. Moldova, 12 February 2008, Appl. No. 14277/04, § 70 (“Article 10 applies also to the workplace, and … civil servants…enjoy the right to freedom of expression. At the same time, the Court is mindful that employees owe to their employer a duty of loyalty, reserve and discretion. This is particularly so in the case of civil servants since the very nature of civil service requires that a civil servant is bound by a duty of loyalty and discretion”) ; Eur. Ct. H.R. (5th sect.), Marchenko v. Ukraine, 19 February 2009, Appl. No. 4063/04, § 45 (referring to the “duty of loyalty, reserve and discretion” owed to the employer).
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prosecuting authorities suggested that he pay a sum of 10,000 BF by way of friendly settlement, that would also avoid him to have his business provisionally closed, pending the outcome of proceedings before a criminal court. As one might expect, Deweer paid the transactory fee, and he thus escaped prosecution. But he then filed an application against Belgium, alleging that he had been coerced into waiving his right to have his case decided by an independent tribunal. The Court agreed. It rejected the argument that the compromise proposed to Deweer was particularly favorable to him. Indeed, said the Court, it precisely therein – in the “‘flagrant disproportion’ between the two alternatives facing the applicant’ – that the problem lies : ‘The “relative moderation” of the sum demanded […] added to the pressure brought to bear by the closure order. The moderation rendered the pressure so compelling that it is not surprising that Mr. Deweer yielded’.74 The Deweer judgment, approvingly quoted by the Court in the 2007 case of D.H. v. Czech Republic, stands as a reminder that the coercion may take two forms. It may consist in the threat of sanctions imposed on those who refuse to comply. But it may also consist in the promise of certain advantages to those who will yield. The prohibition of coercion thus appears as a bulwark against the subjection of rights to market relationships. Once a particular human right may be bartered away, or exchanged against a monetary reward, it becomes a mere commodity : those with the highest bargaining power will be in a position to obtain from others that they sacrifice their rights, and those who have less will be highly vulnerable to pressure.75 It is precisely the same reasoning which led the Court, in the 2002 case of Wilson and Others referred to above, to conclude that the United Kingdom had been acting in violation of the European Convention on Human Rights by allowing a private employer to offer financial rewards to the employees who would conclude individual contracts of employment rather than be represented by the unions. What the Court says, in substance, is that a wider range of opportunities – the choice whether or not to trade the right against another advantage, that the right-holder values more highly – does not necessarily result in more freedom, in the substantive sense : it may instead be a source of vulnerability and allow forms of pressure to be exercised that otherwise would not be allowable.76 By assimilating the promise of financial rewards to coercion, the Court also draws the attention to the fact that, in having to choose whether or not to accept the 74
Eur. Ct. H.R., Deweer v. Belgium, 27 February 1980, § 52 (emphasis added). On this, see in greater detail O. De Schutter, “ Waiver of Rights and State Paternalism under the European Convention on Human Rights ”, Northern Ireland Legal Quarterly, vol. 51, No. 3, 2000, pp. 481‑508. 76 Robert Lee Hale was one of the most insightful writers on this apparent paradox. See generally R. L. Hale, Coercion and Distribution in a Supposedly Non-Coercive State, 38 Pol. Sci. Q. 470 (1923). For an excellent comment from an institutionalist economist’s perspective, see W. J. Samuels, The Economy as a System of Power and its Legal Bases : The Legal Economics of Robert Lee Hale, 27 U. Miami L. Rev. 261 (1973). 75
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offer, the individual is alone – and that, should he reject the offer, others might in turn accept it, thereby increasing the costs to the individual of his choice. The last condition identified by the Court in D.H. v. Czech Republic among the conditions that might make waiver acceptable relates to precisely that issue. The Court stated there that, even if the Roma parents had consented to their children being placed in special schools meant for children with learning disabilities, that could not be construed as a choice in favor of segregated education. For the choice of an integrated system was not really open to these parents : indeed, since each Roma family had to make that choice alone, without knowing what the others might choose, their “choice” may have been motivated primarily by a desire not to place their children in a hostile environment, in which they would feel isolated and ostracized.77 This situation may be described as a simple prisoner’s dilemma, in which the solution that appears optimal from the individual’s point of view (to remain in the “special school” in order not to have to fear plunging the child into the hostile environment of the regular school) does not correspond to what would be considered optimal from the point of view of all individuals in the same situation, if they were able to act jointly through collective action : Choice for parents of B
Choice for parents of A
Send child B to the regular school
Send child B to the ‘special’ (predominantly Roma) school
Send child A to the regular school
A : 3, B : 3 collectively optimal
A : -3, B : 0 A is plunged into a hostile environment in the regular school as other Roma children remain in the ‘special’ school
Send child A to the ‘special’ (predominantly Roma) school
A : 0, B : -3 B is plunged into a hostile environment in the regular school as other Roma children remain in the ‘special’ school
A : 0, B : 0 individually optimal
It hardly deserves emphasis that it is such a collective action problem that workers face, when asked on an individual basis to consent certain sacrifices 77
In the words of the Court : “…the Roma parents were faced with a dilemma : a choice between ordinary schools that were ill-equipped to cater for their children’s social and cultural differences and in which their children risked isolation and ostracism and special schools where the majority of the pupils were Roma” (D.H. and Others v. Czech Republic, cited above, § 203).
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against the promise of financial or other rewards : while such rewards, if obtained by unions representing workers, might be welcome and perhaps worth the sacrifices involved, where the same is proposed to individual workers acting in isolation, acceptance may reflect a fear that others might accept (so that the worker rejecting a proposal will end up in a worse situation), more than a genuine agreement to the terms offered. Where the choices are interdependent, true consent requires the possibility of collective action. In sum, while not irrelevant, the choice of the individual worker to waive her rights in order to obtain an employment or certain rewards from the employer, is to be treated with caution. It is not a substitute for assessing whether the restriction to her rights complies with the conditions outlined above, including the condition of proportionality : only the restrictions that pursue a legitimate aim, are adequately regulated, and are necessary for the pursuance of the objectives of the organization, will in principle be acceptable. At most, the consent of the individual may lead the judge to be more lenient in applying the proportionality test. And such caution is entirely justified. Of course, the kind of compulsion on the right-holder that a private actor may exercise in contractual relationships differs from that which the State may exercise : as noted by Heilbroner, ‘there is a qualitative difference between the power of an institution to wield the knout, to brand, mutilate, deport, chain, imprison, or execute those who defy its will, and the power of an institution to withdraw its support, no matter how lifegiving that support may be. Even if we imagined that all capital was directed by a single capitalist, the sentence of starvation that could be passed by his refusal to sell his commodities or to buy labor power differs from the sentence of the king who casts his opponents into a dungeon to starve, because the capitalist has no legal right to forbid his victims from moving elsewhere, or from appealing to the state or other authorities against himself’.78 But that difference between the police State and the capitalist monopolizing economic power relates to the means through which compulsion may be exercised, or to its nature, rather than to the reality of compulsion itself. For in fact, private compulsion may exercise an equally powerful constraint on the free will of the individual right-holder. In situations where the right-holder is in a situation of need and where he or she faces few alternatives (or none at all, as in situations of monopoly or monopsony), in particular, the possibility for the private actor with whom the right-holder interacts to withhold certain goods or services (such as a waged employment) may in fact lead to a form of coercion equivalent to that at the disposal of the State. Particularly since the rise of large-scale private organisations in the early 20th century, it is understood that the liberty of the individual whether or not to submit to certain conditions which another actor seeks to impose on him is not always more present in interindividual (or “horizontal”) relationships, particularly 78
R. L. Heilbroner, The Nature and Logic of Capitalism, W.W. Norton & Co., New York and London, 1985, at 39-40.
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in market relationships, than in the (“vertical”) relationships between the State and the individual. It is therefore fitting that human rights courts have generally considered with suspicion the argument that the State should be allowed not to intervene in private contractual relationships, out of respect for the ‘free will’ embodied in such contracts. On the contrary, they have generally adopted the view that, while the consent of the individual may be necessary to justify certain restrictions to his/her rights, such a consent, as expressed in contractual clauses, should never be considered, as such, a sufficient justification. It is significant for instance that, in a number of cases concerning restrictions to the right to respect for private life of employees, the European Court of Human Rights did not satisfy itself with the consideration that the employees concerned must be presumed to have consented to such restrictions as a condition for their employment, but instead examined whether the said restrictions were justified as “necessary, in a democratic society” (as required under para. 2 of Article 8 ECHR) to the achievement of the legitimate aims put forward – for instance, public safety on a vessel or on a nuclear plant,79 or respect for the rights of the Church, the employer, under Articles 9 and 11 of the Convention.80
VI. Conclusion This paper sought to address how the rights of workers in the employment relationship are protected under the European Convention on Human Rights. Three conclusions emerge. First, although the European Court of Human Rights protects, to a certain extent, not only the right to form and join unions (as explicitly guaranteed in the Convention), but also the right to collective action and to collective bargaining, the exercise of such procedural rights is not seen as a substitute for the protection of the substantive rights of workers. In part, this can be 79 Eur. Ct. H.R. (1st sect.), dec. of 7 November 2002, Madsen v. Denmark, Appl. No. 58341/00 (inadmissibility) ; and Eur. Ct. H.R. (4th sect.), dec. of 9 March 2004, Wretlund v. Sweden, Appl. No. 46210/99 (inadmissibility). 80 See Eur. Ct. H.R. (5th sect.), Schüth v. Germany, 23 September 2010, §§ 53-75. In this case, the Court concludes that the applicant’s right to respect for private and family life has been violated after he was dismissed by the Catholic Church, which was employing him as a chief organicist in a non-ecclesiastical function. The Court notes in this regard that since the dismissal is based on elements that relate to the private life (the separation of the application from his spouse and his cohabitation with another women from whom he was expecting a child), the German labour courts should have exercised a stricter degree of scrutiny, adequately balancing the rights of the Church as employer with those of the applicant. According to the Court, the duty of loyalty agreed to by the applicant upon signing his contract of employment cannot be interpreted as depriving him from the protection of the Convention rights in this regard : “La Cour admet que le requérant, en signant son contrat de travail, a accepté un devoir de loyauté envers l’Église catholique qui limitait jusqu’à un certain degré son droit au respect de sa vie privée. De telles limitations contractuelles sont autorisées par la Convention si elles sont librement acceptées. La Cour considère cependant que l’on ne saurait interpréter la signature apposée par le requérant sur ce contrat comme un engagement personnel sans équivoque de vivre dans l’abstinence en cas de séparation ou de divorce. Une telle interprétation affecterait le cœur même du droit au respect de la vie privée de l’intéressé, d’autant que, comme les juridictions du travail l’ont constaté, le requérant n’était pas soumis à des obligations de loyauté accrues” (§ 71). It is noteworthy that this judgment was delivered by a Chamber of the Court established within the same section that, on the same day, delivered the Obst judgment referred to above, where the Court took the view, a contrario, that an employee of the mormon Church having confessed to adultery could be dismissed, considering that the mormon Church is a faith-based organization. In neither of these cases was the consent of the individual, expressed by agreeing to the terms of employment, the decisive factor : even where such a consent is established, the courts still are under a duty to examine whether the restriction imposed to the rights of the individual comply with the substantive conditions imposed under the Convention.
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explained by the fact that in its interpretation of Article 11 of the Convention, the Court adopts an intermediate position, that accepts neither the monopolization of the power to represent workers in the hands of unions (as would be the case under ‘closed shop’ systems), nor the possibility for the employer to buy the loyalty of individual workers by promising financial rewards to those who choose not to be represented through a union. If the power of unions were even stronger, it might be seen as representing a sufficient safeguard against the risk of workers’ rights being abused, and the Court may have felt that it was dispensated from being diligent in ensuring that such abuses do not take place. But the Court, wisely, has not opted for that approach : the measures adopted by the employer are no more to be trusted because unions could in principle protest them, than measures adopted through democratic procedures should be immune from scrutiny because the political opposition can make itself heard. But if courts are to protect human rights in employment relationships, then how ? A range of difficulties emerge from the fact that the rights and freedoms listed in the European Convention on Human Rights were designed, and drafted, in order to address State power, and not the private power exercised by organizations on their employees. The guidance that the European Court of Human Rights may provide remains limited, in part because the geometry of the cases it is presented with presents strong differences in comparison to the kind of private law litigation that develops before domestic courts. The implication is not necessarily that human rights, as they appear stipulated in international treaties as obligations imposed on the State, cannot be relied upon by domestic courts in order to impose obligations on private parties. But in applying these rights to private relationships, courts may have to be inventive, and the criteria developed by international monitoring bodies may not always provide them with well suited answers. There are also other options available to States than the direct application of internationally recognized human rights to inter-individual relationships. Domestic courts may interpret notions of domestic law (such as the notions of “fault” or “negligence” in civil liability cases, or ‘good faith’ or ‘abuse of rights’ in employment relationships) in order to ensure that these notions embody the requirements of international human rights.81 Finally, there is the question of waiver. The single most important difference between the power yielded by the State in its regulatory capacity and the power exercised by the employer (including the State as employer) on its employee, is that the employer only may exercise such power because of the consent of the individual towards whom it is addressed. That factor alone, however, is not to be 81
This is a technique sometimes referred to as ‘mittelbare Drittwirkung’ : see, e.g., A. Barak, “Constitutional human rights and private law”, in D. Friedmann and D. Barak-Erez (eds), Human rights in private law, Oxford-PortlandOregon, Hart Publishing, 2001, p. 13, at pp. 21‑24 ; S. Gardbaum, “The ‘horizontal effect’ of constitutional rights”, Michigan Law Review, vol. 102, 2003, pp. 401 and ff.). The 1958 Lüth decision of the German Federal Constitutional Court provides the classic illustration : in this case, the Constitutional Court took into account the freedom of expression of Lüth in order to find that the boycott he had initiated against the a film produced by a former collaborator with the Nazi’s should not be treated as the kind of intentionally caused damage that may give rise to an obligation to compensate, under section 826 of the German Civil Code (BGB) (7 BverfGE (1958)).
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treated as decisive. The European Court of Human Rights adopts a realistic view about the respective bargaining position of parties in the employment relationship, and more importantly, it refuses to treat all human rights as following the model of the right to property : even where the individual values a particular advantage, for instance a higher wage, more than the ability to exercise the right which he agrees to sacrifice, that will not end the inquiry. Rights are not mere commodities, nor are they just bargaining chips in a negotiation, that the individual right-holder may choose to barter away : the fact that they are enjoyed and protected matters not to that individual alone, but to all society. It is here, in the recognition of the status of human rights as public goods, the preservation of which matters to all, that the European Court of Human Rights provides us with its most important lesson : where the rights of one individual can be taken away by an unscrupulous employer abusing his position, it is the rights of all which are under threat of being revoked. Olivier De Schutter Professor at the University of Louvain (UCL) and visiting professor at Columbia University. e-mail : olivier.deschutter@uclouvain.be
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Dossier Adapter l’entreprise à la diversité des travailleurs : la portée transformatrice de la non-discrimination Adapting the Enterprise to Workers’ Diversity : the Transformative Potential of Non-Discrimination Julie Ringelheim
Résumé
C
et article se penche sur une figure particulière du droit européen de la non-discrimination : l’obligation, imposée dans certaines circonstances à l’employeur, d’adapter les conditions de travail d’un travailleur pour lui permettre de s’intégrer ou de demeurer dans l’entreprise. Seuls deux motifs de discrimination ont conduit à la reconnaissance expresse d’une telle obligation : la grossesse et la maternité, dans le cadre de la non-discrimination à raison du sexe, d’une part, le handicap, d’autre part. Cet article soutient cependant que, loin de représenter un dispositif marginal, l’obligation d’aménagement, telle que reconnue dans ces deux contextes, met en lumière une dimension majeure du droit européen de la non-discrimination. Elle révèle qu’au regard de ce droit, l’entreprise peut être requise de transformer ses normes et pratiques pour éliminer les obstacles indirects à l’accès à l’emploi de certains groupes protégés et s’adapter ainsi à la diversité des travailleurs, même si cela implique pour elle un certain coût. L’article s’interroge aussi sur la possibilité de déduire de l’interdiction de la discrimination indirecte une obligation d’aménagement de portée générale, qui pourrait notamment concerner le critère de la religion.
Abstract
T
his article examines a particular notion of European non-discrimination law : the obligation, imposed in some circumstances on employers, to adapt the work conditions of an employee so as to enable him or her to access or stay in the company. Only two discrimination grounds have led to explicit recognition of such an obligation : pregnancy and maternity, in the framework of non-discrimination based on sex, on the one hand, disability on the other hand. This article however argues that, far from representing a marginal device, this obligation of accommodation, as recognised in these two contexts, highlights a major dimension of European non-discrimination law. It emphasises that from the viewpoint of this law, businesses can be required to transform their norms and practices in order to eliminate indirect obstacles to the access of certain groups to employment and adapt to the diversity of workers, even if this implies a certain cost for the employer. The article also enquires into the possibility to infer from the prohibition of indirect discrimination a general duty of accommodation, which could then concern other discrimination grounds, in particular, religion.
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Dossier
Julie Ringelheim
I. Introduction
S
’il est bien un domaine du droit international et européen des droits de l’homme qui a eu un impact notable sur la vie des entreprises, c’est assurément le droit de la non-discrimination. Celui-ci a connu, au cours des cinquante dernières années, un développement remarquable. Outre que tous les traités de base relatifs aux droits de l’homme posent le principe de la non-discrimination, plusieurs conventions des Nations Unies ont été adoptées pour lutter contre des discriminations spécifiques1. Dans la sphère socio-économique, c’est aujourd’hui le droit de l’Union européenne qui, en Europe, exerce l’influence la plus déterminante à cet égard. L’action de l’Union en matière de non-discrimination s’est longtemps limitée aux critères du sexe et de la nationalité d’un État membre2. Mais avec le Traité d’Amsterdam, adopté en 1997, sa compétence d’agir contre la discrimination a été étendue à une série d’autres motifs : la race ou l’origine ethnique, la religion ou la conviction, le handicap, l’âge et l’orientation sexuelle3. Les différentes directives adoptées par l’Union ont obligé les États membres à réformer leur droit pour garantir un certain niveau de protection contre la discrimination directe et indirecte, le harcèlement et l’injonction de discriminer, dans l’emploi et le travail pour tous les motifs visés à l’article 19 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne4, et également dans l’accès et la fourniture de biens et services à la disposition du public, pour ce qui est du sexe5 et de la race ou de l’origine ethnique6. L’évolution du droit européen de la non-discrimination reste néanmoins marquée par une tension entre deux préoccupations : d’une part, la volonté d’aller au-delà d’une conception formelle de l’égalité et d’avancer dans la voie d’une égalité substantielle, d’autre part, la crainte d’imposer aux entreprises des contraintes 1
La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1965), la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979) et la Convention relative aux droits des personnes handicapées (2006). Ces trois conventions obligent les États à interdire et à combattre la discrimination notamment dans l’emploi, qu’elle soit le fait de personnes publiques ou privées. 2 Jusqu’au Traité d’Amsterdam, cette action s’est fondée sur l’article 119 du Traité instituant la Communauté économique européenne (Traité CEE) (devenu l’article 157 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)), qui énonçait le principe d’égalité salariale entre les hommes et les femmes, et sur l’article 48 CEE (devenu l’article 45 TFUE), qui, à titre de corollaire de la liberté de circulation des travailleurs, établissait le principe de l’abolition de la discrimination entre travailleurs des États membres en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail. 3 Le Traité d’Amsterdam a prévu l’insertion, dans le Traité instituant la Communauté européenne, d’un nouvel article 13 conférant à la Communauté la compétence de « prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle ». Cette disposition est devenue l’article 19 TFUE. 4 Directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique (J.O. L 180, 19 juillet 2000, p. 22) ; directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (J.O. L 303, 2 décembre 2000, p. 16) ; directive 2006/54/CE du parlement européen et du conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (refonte) (J.O. L 204, 26 juillet 2006, p. 23). 5 Directive 2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004 mettant en œuvre le principe de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l’accès à des biens et services et la fourniture de biens et services (J.O. L 373, 21 décembre 2004, p. 37). Voy. aussi la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (J.O. L 6, 10 janvier 1979, p. 24). 6 Directive 2000/43.
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excessives. D’un côté, la promotion de l’insertion sociale et de la participation au marché du travail des personnes appartenant à des groupes défavorisés figure au premier rang des objectifs mis en avant pour justifier l’adoption des normes antidiscriminatoires7. Le souci de réaliser une égalité substantielle en assurant un meilleur accès à l’emploi de populations souffrant d’exclusion, se manifeste notamment par le fait que le droit européen interdit non seulement la discrimination directe mais aussi indirecte. La discrimination directe correspond au cas le plus classique : elle se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre en raison du recours à un critère prohibé8. Pour éviter ce type de discrimination, l’entreprise doit s’abstenir d’avoir égard à des caractéristiques telles que l’origine ethnique, le sexe ou la religion des travailleurs, dans ses décisions en matière d’embauche, de conditions de travail ou de licenciement. La discrimination indirecte est plus complexe : elle résulte d’une disposition, d’un critère ou d’une pratique apparemment neutre, parce que n’opérant pas de différenciation entre les individus sur la base d’un critère interdit, mais qui, en pratique, est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour les personnes appartenant à un groupe protégé par rapport à d’autres personnes9. Cette notion déplace l’attention de la formulation de la mesure vers son impact : elle prend acte du fait qu’un même traitement peut avoir des effets inégaux sur différentes catégories d’individus, compte tenu des situations concrètes dans lesquelles ils sont placés. Pour ne pas commettre de discrimination indirecte, l’entreprise doit donc être attentive aux répercussions de ses pratiques sur les groupes visés. S’il s’avère qu’une mesure désavantage particulièrement les individus caractérisés par un critère prohibé de discrimination, sans justification suffisante, cette mesure devra être révisée, même si elle ne procède d’aucune intention de discriminer de la part de l’employeur. Mais, d’un autre côté, ces efforts pour promouvoir une égalité substantielle connaissent plusieurs limites. D’abord, la définition de la discrimination indirecte inclut une clause de justification formulée en termes larges : une mesure entraînant un désavantage particulier ne sera pas pour autant jugée discriminatoire, si elle est objectivement justifiée par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires10. Les notions d’objectif légitime et de moyens appropriés et nécessaires laissent une ample marge d’appréciation au juge. Plus celui-ci se montre sensible aux considérations économiques ou autres invoquées par l’entreprise pour justifier une disposition qui a un effet d’exclusion sur les membres d’un groupe protégé, plus la portée de l’interdiction de la discri7
Voy. not. le préambule de la directive 2000/43, al. 8 et 12 et le préambule de la directive 2000/78, al. 8 et 9. Sur l’objectif d’inclusion sociale comme justification des normes et politiques de non-discrimination, voy. H. Collins, « Discrimination, Equality and Social Inclusion », Modern Law Review, vol. 66, 2003, pp. 16‑43 et O. De Schutter, Discriminations et marché du travail. Liberté et égalité dans les rapports d’emploi, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt/M, New York, Oxford, Wien, P.I.E.-Peter Lang, 2001. 8 « …lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable », en raison d’un critère protégé, selon les termes utilisés dans les différentes directives : article 2, § 2, a) des directives 2000/43 et 2000/78 et article 2, § 1, a) de la directive 2000/54. 9 Voy. l’article 2, § 2, b) des directives 2000/43 et 2000/78. Voy. aussi l’article 2, § 1, b) de la directive 2000/54. 10 Voy. l’article 2, § 2, b) des directives 2000/43 et 2000/78. Voy. aussi l’article 2, § 1, b) de la directive 2000/54.
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mination indirecte s’en trouvera réduite11. Ensuite, le cadre juridique européen autorise les États à maintenir ou adopter des mesures d’action positive, mais ne les y oblige pas. Par action positive, on vise des mesures spécifiques destinées à remédier à des discriminations structurelles qui frappent un groupe protégé, afin d’assurer à terme à ses membres une pleine égalité dans la vie professionnelle12. Ce type d’action peut consister en l’octroi d’un traitement préférentiel aux personnes appartenant à la catégorie désavantagée, sans pour autant se limiter à cette forme de dispositif13. Que le recours à l’action positive reste facultatif pour les États membres est le signe d’une réticence du législateur européen à imposer des efforts trop contraignants aux États, et en définitive aux entreprises, pour promouvoir une égalité substantielle14. Par ailleurs, dans sa jurisprudence relative à l’égalité des sexes, la Cour de justice a posé des limites discutables à la possibilité, pour les États, de recourir à l’action positive pour augmenter la présence des femmes dans des secteurs où elles sont sous-représentées15. L’ordre juridique européen reste donc ambigu dans son approche de la nondiscrimination. Pour évaluer plus avant la place qu’y occupe l’objectif d’inclusion sociale et les efforts que ce droit est prêt à exiger des acteurs économiques, un concept mérite une attention toute particulière : l’obligation d’aménagement imposée dans certaines circonstances à l’employeur. On entend par là le devoir d’adapter, dans certaines limites, les conditions ou l’environnement de travail de certains travailleurs, lorsqu’une telle adaptation est nécessaire pour leur permettre d’accéder ou de demeurer dans l’emploi. Seuls deux motifs de discrimination ont conduit le droit européen de la non-discrimination à reconnaître expressément un droit à de tels aménagements : la grossesse et la maternité, dans le cadre de la lutte contre la discrimination à raison du sexe, d’une part, le handicap, d’autre part. On pourrait en conclure que ce dispositif n’a qu’une place marginale dans le tableau d’ensemble formé par les normes antidiscriminatoires de l’Union européenne. À notre avis, il en va tout autrement. Ce concept, pour peu qu’on en examine soigneusement l’esprit, met en lumière une dimension majeure du droit de la non-discrimination16. Son enseignement 11
Voy. D. Schiek, « Indirect Discrimination », in D. Schiek, L. Waddington et M. Bell (eds), Cases, Materials and Text on National, Supranational and International Non-Discrimination Law, Oxford and Portland (Oregon), Hart, 2007, pp. 323‑475, spéc. pp. 443‑471. Voy. aussi O. De Schutter, op. cit., pp. 132‑144 ; A. Numhauser-Henning, « EU Sex Equality Law post Amsterdam », in H. Meenan (ed.), Equality Law in an Enlarged European Union. Understanding the Article 13 Directives, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, pp. 145‑177, pp. 174‑175. 12 Les directives pertinentes parlent de « mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser des désavantages liés à l’un des motifs visés ». Voy. l’article 5 de la directive 2000/43 ; l’article 7 de la directive 2000/78 ; l’article 3 de la directive 2006/54. 13 Sur la notion d’action positive, voy. Ch. McCrudden, « Rethinking Positive Action », Industrial Law Journal, vol. 15, no 1, 1986, pp. 219‑243 ; O. De Schutter, « Positive Action », in D. Schiek, L. Waddington et M. Bell (eds), op. cit., pp. 757‑869 ; S. Fredman, Making Equality Effective : the Role of Proactive Measures, European Network of Legal Experts in the Field of Gender Equality, European Commission, DG Employment, Social Affairs and Equal Opportunities, 2009. 14 Pour une critique de cette limitation, voy. O. De Schutter, « Three Models of Equality and European Anti-Discrimination Law », Northern Ireland Legal Quarterly, vol. 57, no 1, 2006, pp. 1‑56. 15 Sur cette jurisprudence, voy. not. O. De Schutter, « Positive Action », op. cit., pp. 801‑819 ; D. Caruso, « Limits of the Classic Method : Positive Action in the European Union After the New Equality Directives », Harvard International Law Journal, vol. 44, no 2, 2003, pp. 331‑386 ; C. Barnard, « The Principle of Equality in the Community Context : P, Grant, Kalanke and Marshall : Four Uneasy Bedfellows ? », Cambridge Law Journal, vol. 57, no 2, 1998, pp. 353‑373. 16 En ce sens, voy. Ch. Jolls, « Antidiscrimination and Accommodation », Harvard Law Review, vol. 115, 2001-2002, pp. 642‑699.
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essentiel est que lutter contre la discrimination ne peut se réduire à éliminer toute prise en compte de critères interdits dans ses processus de décision, et à écarter, au cas par cas, les dispositifs ou mesures qui causent un désavantage particulier aux membres d’un groupe protégé sans être suffisamment justifiés par des impératifs économiques. Pour empêcher l’exclusion des groupes historiquement désavantagés, l’entreprise peut être requise de transformer ses structures et ses modes d’opération de façon à devenir plus ouverte à la diversité et ce, même si cette adaptation implique pour elle un certain coût ou une certaine réorganisation17. L’obligation d’aménagement démontre, en d’autres termes, qu’au regard du droit de la non-discrimination, l’entreprise peut être tenue de contribuer activement à l’objectif d’inclusion sociale des groupes défavorisés. Cette exigence trouve une justification dans la notion de responsabilité sociale de l’entreprise. Comme l’observe Olivier De Schutter, l’entreprise bénéficie d’avantages présents dans son environnement et qui lui sont offerts par la collectivité, tels que les infrastructures matérielles, la garantie d’un cadre juridique ou la formation d’une main-d’œuvre qualifiée. Il est dès lors légitime qu’elle soit requise de prêter son concours à la politique d’intégration de certaines populations exclues du marché du travail, « y compris si cela doit conduire l’entreprise à déroger à des critères de décision fondés uniquement sur la recherche du profit »18. À quoi il faut ajouter que l’entreprise serait elle-même bénéficiaire d’une société plus inclusive, dans laquelle l’ensemble de la collectivité aurait accès à la prospérité économiques19. Dans les pages qui suivent, on se propose d’explorer les contours, les modalités et les principes sous-jacents de l’obligation d’aménagement en droit européen de la non-discrimination, dans ses différentes déclinaisons. On commencera par examiner l’émergence de dispositifs d’aménagements dans le cadre de la protection contre la discrimination liée à la grossesse et à la maternité (I). On se penchera ensuite sur la reconnaissance d’une obligation d’aménagement raisonnable en faveur des travailleurs handicapés (II). On s’interrogera enfin sur la possibilité d’identifier, dans l’état actuel du droit européen, une obligation d’aménagement implicite applicable à d’autres motifs de discrimination, en particulier la religion. Cette interrogation nous conduira à approfondir la question des liens entre obligation d’aménagement et discrimination indirecte (III).
17
Comp. avec D. Schiek, qui évoque, à propos de la notion de discrimination indirecte, la dimension de social engineering du droit de la non-discrimination : op. cit., p. 327. 18 O. De Schutter, Discriminations et marché du travail, op. cit., p. 27. 19 Sur la question de la répartition du coût de l’intégration des groupes défavorisés entre les acteurs économiques privés et l’État, question qu’on n’aura pas l’occasion d’aborder ici, voy. O. De Schutter, Discriminations et marché du travail, op. cit.
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II. L’obligation d’aménagement pour motif de grossesse ou de maternité L’obligation imposée à l’employeur d’aménager les conditions de travail de certains employés, a émergé dans le contexte de la protection des travailleuses enceintes ou ayant récemment accouché (A). Cette notion trouve désormais un écho dans les développements liés à la question plus large de la conciliation entre vies familiale et professionnelle – une problématique qui, dans les faits, vu la persistance des rôles de genre traditionnels, continue de concerner au premier chef les femmes (B).
A. La protection des femmes enceintes, accouchées ou allaitantes Le développement de la lutte contre la discrimination à raison du sexe a conduit le droit européen à porter une attention spéciale à la grossesse. Cette condition a pour spécificité de n’être susceptible d’affecter que les femmes : il n’y a pas de symétrie possible avec une situation que pourraient connaître les hommes. Des dispositions ont progressivement été adoptées pour protéger les femmes enceintes ou ayant récemment accouché contre le risque d’être discriminées pour ce motif. Cette protection repose aujourd’hui sur trois composantes : l’interdiction de traiter de manière défavorable une travailleuse pour des raisons liées à la grossesse, le droit à un congé de maternité et le droit à des aménagements provisoires de ses conditions de travail pour préserver la santé et la sécurité de l’intéressée. Ces trois éléments ont en commun, d’une part, de n’être applicables qu’aux femmes, dès lors qu’ils visent à répondre à des besoins qui leur sont propres, et, d’autre part, d’être susceptibles d’entraîner un certain coût pour l’employeur (1). Ces caractéristiques appellent plusieurs réflexions (2).
1. – Les composantes de la protection C’est dans son fameux arrêt Dekker (1990)20 que la Cour de justice de l’Union européenne a reconnu que le fait d’appliquer un traitement défavorable à une femme en raison de sa grossesse – en l’espèce, un refus d’embauche – constitue une discrimination directe fondée sur le sexe car il s’agit d’une mesure qui ne peut frapper que les femmes21. La Cour affirme clairement à cette occasion qu’une telle discrimination peut être établie sans devoir chercher à opérer une comparaison – par nature, inadéquate – avec une situation que pourraient rencontrer les hommes, comme la maladie22. La femme qui fait l’objet d’une mesure désavantageuse parce qu’elle est enceinte est forcément moins bien traitée qu’un homme puisque ce dernier ne sera jamais exposé à un tel traitement. Le principe selon lequel un trai20
C.J., 8 novembre 1990, Dekker, C-177/88. Id., § 12. Id., § 17.
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tement moins favorable lié à la grossesse ou au congé de maternité constitue une discrimination, figure désormais à l’article 2 de la directive 2006/5423. En outre, la directive 92/85, relative à la sécurité et à la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes, oblige les États à interdire le licenciement d’une travailleuse entre le début de sa grossesse et la fin de son congé de maternité, sauf dans les cas d’exception non liés à son état24. Dans l’affaire Dekker, la Cour pose un second principe important. L’entreprise tentait de justifier son refus d’embaucher Madame Dekker par le fait qu’elle n’aurait pu obtenir de l’assurance le remboursement des indemnités qu’elle aurait dû lui verser pendant son congé de maternité, alors qu’elle aurait dû par ailleurs engager un remplaçant. La Cour répond sans ambiguïté que le préjudice financier que subirait l’employeur pendant la durée du congé de maternité de l’employée ne peut légitimer une discrimination liée à la grossesse25. Dans la même logique, elle précisera par la suite qu’un employeur ne peut licencier ou refuser d’embaucher une travailleuse enceinte au motif que sa grossesse la met temporairement dans l’incapacité de remplir une des conditions essentielles du contrat de travail, par exemple, parce qu’elle se voit empêchée d’effectuer un travail de nuit26, ou, dans le cas d’une infirmière, de travailler en salle d’opération27, ou encore parce qu’elle sera absente de l’entreprise pendant une certaine période28. La Cour estime en effet que « la protection garantie par le droit communautaire à la femme en cours de grossesse, puis après l’accouchement, ne saurait dépendre du point de savoir si la présence de l’intéressée, pendant la période correspondant à sa maternité, est indispensable à la bonne marche de l’entreprise où elle est employée. Une interprétation contraire priverait les dispositions de la directive [relative à l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes] de leur effet utile »29. La directive 92/85 reconnaît également aux travailleuses salariées le droit à un congé de maternité rémunéré d’au moins quatorze semaines continues, réparties avant ou après l’accouchement, dont deux sont obligatoires30. La directive ne précise pas qui, de l’État ou de l’entreprise, doit financer la rémunération durant ce congé, laissant aux autorités nationales le soin de régler ce point. Mais même 23
Article 2, c, de la directive 2006/54. Article 10, § 1, de la directive 92/85/CEE du Conseil du 19 octobre 1992 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail (J.O. L 348, 28 novembre 1992, p. 1). 25 Arrêt Dekker, § 12. 26 C.J., 5 mai 1994, Habermann-Beltermann, C-421/92, §§ 25-26. 27 C.J., 3 février 2000, Mahlburg, C-207/98. 28 C.J., 14 juillet 1994, Webb, C-32/93. L’interdiction de discriminer pour cause de grossesse concerne aussi les conditions de travail, notamment la possibilité de bénéficier d’une promotion. Voy. C.J., 30 avril 1998, Thibault, C-136/95. 29 Arrêt Webb, § 26. Voy. aussi arrêt Mahlburg, § 29. 30 Article 8 de la directive 92/85/CEE. Pendant son congé, la femme a droit au maintien d’une rémunération ou d’une prestation adéquate (article 11, § 2, b), qui doit être au minimum équivalente à la prestation due pour un congé maladie (article 11, § 3). Une proposition de modification de la directive 92/85, en cours d’examen, prévoit de porter la durée du congé à dix-huit semaines et de garantir le droit, durant ce congé, à recevoir une rémunération au moins équivalente au dernier salaire mensuel ou à un salaire mensuel moyen de la travailleuse concernée, dans la limite d’un plafond éventuel déterminé par les législations nationales (articles 1 et 3, c, de la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil portant modification de la directive 92/85/CEE du Conseil concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail (COM/2008/0637 final). 24
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lorsque celle-ci est prise en charge par l’autorité publique, l’entreprise aura à supporter des inconvénients organisationnels dus à l’absence de la travailleuse et à la nécessité éventuelle de la remplacer. La directive 2006/54 consacre en outre le droit, pour les femmes en congé de maternité, de retrouver, au terme de ce congé, leur emploi ou un emploi équivalent à des conditions qui ne leur soient pas moins favorables et de bénéficier de toute amélioration des conditions de travail à laquelle elles auraient eu droit durant leur absence31. Le droit au congé de maternité est par ailleurs inscrit à l’article 33 de la Charte des droits fondamentaux, tout comme le droit à une protection contre le licenciement pour un motif lié à la maternité et le droit au congé parental (voy. infra). Troisième composante de la protection mise en place par le droit de l’Union européenne, une travailleuse enceinte, accouchée, ou allaitante a droit à des aménagements de ses conditions de travail. Aux termes de la directive 92/85, en cas de risque pour sa sécurité ou sa santé ou de répercussion sur sa grossesse ou l’allaitement32, l’employeur doit aménager les conditions ou l’horaire de travail de l’employée. Si ces adaptations ne sont pas réalisables, il doit la changer de poste ou la dispenser de travail pendant le temps nécessaire33. Les travailleuses enceintes et allaitantes doivent, en particulier, être déchargées de toute activité impliquant un risque d’exposition à certaines substances dangereuses34. Un travail de nuit ne peut en principe être requis pendant la grossesse et durant une certaine période après l’accouchement35. Les travailleuses enceintes ont également le droit de s’absenter de leur travail, sans perte de rémunération, pour se rendre à des examens prénataux36.
2. – Une protection nécessaire à la réalisation d’une égalité effective Le régime de protection qui vient d’être exposé présente plusieurs singularités. En premier lieu, l’employeur ne peut tenir compte de la grossesse d’une travailleuse pour lui appliquer un traitement défavorable, même si cet état a des implications économiques. Classiquement, l’interdiction de la discrimination directe est basée sur l’idée que les critères dont la prise en compte est prohibée – le sexe, l’origine, l’orientation sexuelle, etc. – sont sans incidence sur le travail à accomplir. Y avoir égard est donc irrationnel sur le plan économique. La grossesse, en revanche, peut affecter – de manière certes temporaire – la capacité d’une travailleuse à remplir ses tâches habituelles. Et le départ de l’employée en congé de maternité peut 31
Article 15 de la directive 2006/54. Cet article consacre la jurisprudence de la Cour de justice. Pour toute activité susceptible de présenter un risque d’exposition aux agents, procédés ou conditions de travail dont une liste non exhaustive figure à l’annexe I de la directive, l’employeur doit réaliser une évaluation des risques pour la santé et la sécurité de la travailleuse concernée (article 4 de la directive 92/85). C’est en fonction de cette évaluation que l’on détermine si des aménagements des modalités de travail sont nécessaires. 33 Article 5 de la directive 92/85. 34 Article 6 de la directive 92/85. La liste de ces substances est énumérée à l’annexe II de la directive. 35 Article 7 de la directive 92/85. Cette interdiction s’applique sous réserve de la présentation d’un certificat médical qui en atteste la nécessité du point de vue de la santé ou de la sécurité de la travailleuse concernée. 36 Article 9 de la directive 92/85. 32
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être source d’inconvénients pour l’employeur, contraint de prendre des dispositions pour pallier son absence. La Cour de justice est néanmoins ferme sur ce point : la protection de la grossesse et de la maternité doit prévaloir sur tout autre intérêt, y compris des intérêts économiques37. La justification de ce principe est simple : cette protection est nécessaire pour garantir l’intégration des femmes sur le marché du travail, sur un pied d’égalité avec les hommes. À défaut, elles pourraient être exclues de l’emploi, à la discrétion de leur employeur, dès qu’elles décideraient d’avoir des enfants. Comme le relève la Cour de justice, ce qui est en jeu, en définitive, c’est la garantie d’une égalité substantielle et non formelle38. Il faut néanmoins noter que la grossesse étant un état provisoire, les inconvénients que cette protection peut entraîner pour l’entreprise, sont nécessairement limités dans le temps. Passée cette période, l’employée exercera à nouveau son emploi comme auparavant. Seconde particularité, la protection des femmes dans le contexte de la grossesse et de la maternité, ne se réduit pas à un devoir de non-prise en compte d’un critère prohibé et d’octroi d’un traitement identique : face à une employée enceinte, accouchée ou allaitante, l’employeur doit également adopter des mesures spéciales pour répondre aux besoins de l’intéressée, en lui accordant un congé de maternité et, le cas échéant, un aménagement provisoire de ses tâches ou de ses horaires de travail. La directive 92/85 justifie ces dispositions par des raisons de sécurité et de santé des travailleurs. Mais elles sont aussi étroitement liées à la question de l’égalité et de la non-discrimination39. À défaut de telles mesures, la grossesse et la maternité constitueraient en effet un obstacle à la participation des femmes au marché du travail. Celles-ci pourraient être contraintes de renoncer à leur emploi pour préserver leur santé, leur sécurité ou leur lien avec leur nouveau-né. Le traitement particulier dont elles bénéficient dans ces circonstances s’explique par le fait qu’elles vivent une situation spécifique, qui n’a pas d’équivalent chez les autres travailleurs, et qui, si elle n’était pas prise en compte, serait source de désavantage. Au cœur du problème, réside le fait, mis en lumière par les auteurs féministes, que le monde de l’entreprise s’est construit selon une norme masculine40. Il reste marqué par un modèle d’organisation, hérité de la révolution industrielle, où les femmes étaient peu présentes sur le marché du travail : la division du travail entre les genres voulait que seuls les hommes exercent un travail rémunéré, intégrant ainsi la sphère publique, tandis que les femmes restaient confinées dans 37
Commission’s Network of Legal Experts in the field of Employment, Social Affairs and Equality between Men and Women, Report on Pregnancy, Maternity, Parental and Paternity Rights, European Commission DG Employment, Social Affairs and Equal Opportunities, 2007, p. 7. Voy. aussi N. Bamforth, M. Malik et C. O’Cinneide (eds), Discrimination Law : Theory and Context, London, Sweet & Maxwell, 2008, p. 614. 38 Arrêt Mahlburg, § 26. Voy. aussi Thibault, § 26. 39 En ce sens, E. Caracciolo di Torella et A. Masselot, Reconciling Work and Family Life in EU Law and Policy, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, p. 57. 40 J. Conaghan et K. Rittich, « Introduction : Interrogating the Work/Family Divide », in J. Conaghan et K. Rittich (eds), Labour Law, Work and Family : Critical and Comparative Perspectives, Oxford, Oxford University Press, 2005, pp. 1‑17.
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les tâches familiales et domestique, au sein du domaine privé. Aux hommes, le travail productif dans la sphère du marché, aux femmes les tâches reproductives, dans l’espace domestique41. L’entreprise s’est donc bâtie sur le postulat du travailleur masculin, ignorant les expériences propres aux femmes, considérées comme étrangères à la sphère économique. Vus sous cet angle, le devoir d’aménager les conditions de travail et d’accorder un congé de maternité, de même que l’interdiction de traiter de manière défavorable les femmes enceintes, quels qu’en soient les inconvénients (temporaires) qui en résultent pour l’employeur, sont autant de moyens d’obliger les entreprises à intégrer la réalité de la grossesse et de la maternité dans leur organisation et à s’y adapter. Il s’agit, en définitive, de rendre le milieu du travail plus inclusif en tenant compte des spécificités d’une catégorie de travailleurs et d’éviter ainsi leur exclusion ou leur relégation sur le marché du travail.
B. Concilier vies professionnelle et familiale Les difficultés rencontrées par les personnes actives sur le marché de l’emploi pour combiner parentalité et exercice d’une activité professionnelle, ne se limitent naturellement pas à la période de la grossesse et de la naissance ; elles se prolongent jusqu’à ce que l’enfant devienne autonome. En outre, avec les changements démographiques, les responsabilités familiales des travailleurs peuvent concerner d’autres personnes que des enfants en bas âge, comme des parents âgés ou dépendants42. Aussi, à côté de la problématique de la grossesse, l’Union européenne, dans le cadre de sa politique d’égalité des sexes, se préoccupe-t-elle de manière croissante de la question plus vaste de la conciliation entre vies professionnelle et familiale43. Dans son arrêt Hill et Stapleton (1998), la Cour de justice déclare que la politique communautaire en ce domaine consiste « si possible, à adapter les conditions du travail aux charges de famille ». Elle ajoute que la protection des femmes dans leur vie familiale et dans leur activité professionnelle est, tout comme celle de l’homme, un principe « largement considéré dans les ordres juridiques des États membres comme étant le corollaire naturel de l’égalité entre hommes et femmes et reconnu par le droit communautaire »44. Le thème de la conciliation entre travail et vie familiale faisait partie des six priorités définies par la Commission européenne dans sa Feuille de route pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2006-201045. Dans le cadre de la stratégie Europe 2020, la promotion de nouvelles formes d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée 41 E. Caracciolo di Torella et A. Masselot, op. cit., pp. 7‑19 ; A. Supiot (ed.), Au-delà de l’emploi – Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Paris, Flammarion, 1999, pp. 239‑241. 42 E. Caracciolo di Torella et A. Masselot, op. cit., p. 14. 43 Voy. A. Numhauser-Henning, op. cit., pp. 150‑153 et European Network of Legal Experts in the Field of Gender Equality, Legal Approaches to Some Aspects of the Reconciliation of Work, Private and Family Life in Thirty European Countries, European Commission, DG Employment, Social Affairs and Equal Opportunities, 2008, pp. 1‑6. 44 C.J., 17 juin 1998, Hill et Stapleton, C-243/95, § 42. 45 COM(2006)92. Voy. Commission européenne, « Redoubler d’efforts pour mieux concilier vie professionnelle, vie privée et vie familiale », Communication au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des Régions, 3 octobre 2008, COM(2008) 635 final. Voy. aussi les conclusions du Conseil européen, 23-24 mars 2006, Bruxelles, point 40.
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est citée parmi les tâches incombant aux États membres en vue d’améliorer le taux d’emploi en Europe, en particulier celui des femmes46. Pour l’heure, la principale réalisation sur laquelle ces réflexions ont débouché est la reconnaissance d’un droit au congé parental et à l’absence pour force majeure. L’accord-cadre révisé conclu par les partenaires sociaux en 2009, auquel la directive 2010/18 du Conseil donne application47, consacre le droit individuel et en principe non transférable des travailleurs salariés, hommes et femmes, à prendre un congé parental pour pouvoir s’occuper de leur enfant pour une période d’au moins quatre mois et jusqu’à un âge déterminé pouvant aller jusqu’à huit ans48. Les États doivent protéger les travailleurs contre le licenciement ou un traitement moins favorable lié à une demande de congé parental49 et garantir le droit de retrouver, à l’issue du congé, son poste de travail ou, à tout le moins, un travail équivalent ou similaire50. L’accord n’impose cependant pas que le congé soit rémunéré. D’autre part, l’accord prévoit que les travailleurs doivent être autorisés à s’absenter du travail pour cause de force majeure liée à des raisons familiales urgentes en cas de maladie ou d’accident rendant indispensable la présence immédiate du travailleur51. Là non plus, il ne requiert pas que ce congé soit payé. Contrairement aux dispositifs visant la grossesse et la maternité, les droits établis par cet accord sont ouverts aux hommes comme aux femmes. L’objectif premier de ces mesures est d’aider les travailleurs, parents d’enfants en bas âge, à concilier leurs responsabilités professionnelles et leurs obligations familiales. Elles n’en font pas moins partie intégrante des dispositifs visant à promouvoir l’égalité effective entre les sexes sur le marché du travail et ce, à un double titre. Dans les faits, les femmes continuent d’assumer la plus grande part des tâches liées à l’éducation des enfants. En pratique, dès lors, ces mesures bénéficient surtout aux travailleuses, facilitant leur maintien dans l’emploi malgré leurs responsabilités familiales. Mais parce qu’elles sont aussi ouvertes aux hommes, ces dispositions comportent en germe une contribution plus profonde à la réalisation de l’égalité des sexes : en offrant aux pères la possibilité de s’impliquer davantage dans la prise en charge de leurs enfants, elles peuvent favoriser une répartition plus équilibrée des tâches dans la sphère privée et une transformation des rôles de genre traditionnels. Une telle évolution dans l’espace privé rejaillirait inévitablement sur la situation des femmes dans l’emploi et concourrait à une plus grande égalité des chances entre les sexes dans le monde du travail52. En pratique toutefois, le congé 46
Commission européenne, « Europe 2020. Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive », Communication, 3 mars 2010, COM(2010) 2020 final, pp. 22 et 12. Directive 2010/18/UE du Conseil du 8 mars 2010 portant application de l’accord-cadre révisé sur le congé parental conclu par BUSINESSEUROPE, l’UEAPME, le CEEP et la CES et abrogeant la directive 96/34/CE (J.O. L 68/13, 18 mars 2010). Ce droit avait initialement été reconnu dans un accord-cadre antérieur conclu en 1996 : directive 96/34/CE du Conseil du 3 juin 1996 concernant l’accord-cadre sur le congé parental conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES (J.O. L 145, 19 juin 1996, pp. 4‑9). 48 Clause 2 de l’accord-cadre sur le congé parental (révisé) du 18 juin 2009. Le droit au congé parental est également consacré à l’article 33 de la Charte des droits fondamentaux 49 Clause 5, § 4. 50 Clause 5, § 1. 51 Clause 7. 52 E. Caracciolo di Torella et A. Masselot, op. cit., pp. 72‑73. 47
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parental, qui n’est pas rémunéré, reste surtout utilisé par les femmes. D’après les chiffres cités en 2006 par la Commission européenne, seuls 7,4 % des hommes contre 32,6 % des femmes y auraient recours53. Ces dispositions, même si elles restent limitées54, obligent là aussi l’employeur à adapter, dans une certaine mesure, l’organisation de l’entreprise à la présence des femmes sur le marché de l’emploi et aux transformations de la structure familiale qui en découlent, en acceptant la possibilité que des travailleurs s’absentent pour des périodes pouvant aller jusqu’à quatre mois. Autre axe de la politique de l’Union européenne en faveur d’une meilleure conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale, elle encourage également les États à développer les possibilités, pour les travailleurs qui ont des charges familiales, de bénéficier d’une plus grande flexibilité d’horaire ou de temps de travail. Aucune obligation, cependant, n’est imposée aux entreprises : les instruments européens qui évoquent cette question reconnaissent uniquement le droit du travailleur de demander à obtenir de tels aménagements55. Sans pouvoir entrer ici dans ce débat, notons que la question de savoir si, et à quelles conditions, la promotion d’une plus grande flexibilité des horaires et de l’organisation du travail est un moyen adéquat de favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes sur le marché de l’emploi, reste controversée. En effet, si elle ne s’accompagne pas de mesures visant à encourager les hommes à prendre une part plus importante dans les tâches familiales, cette politique peut renforcer les inégalités dans la sphère domestique et les stéréotypes de genre, car, en pratique, ce sont surtout les femmes qui seront incitées à solliciter des formules d’emploi flexibles, telles que le travail à temps partiel, pour se consacrer à leurs responsabilités familiales. De fait, le travail à temps partiel est, à l’heure actuelle, un phénomène surtout féminin56. Par ailleurs, si la flexibilité choisie par l’employé peut favoriser la possibilité, pour les travailleuses, de concilier carrière professionnelle et vie familiale57, elle peut également accroître la segmentation du marché du travail, conduisant les femmes à occuper en majorité des postes à
53
Commission européenne, « Une feuille de route pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2006-2010 », précité. Voy. E. Caracciolo di Torella et A. Masselot, op. cit., pp. 72‑81 et C. McGlynn, « Work, Family, and Parenthood : The European Union Agenda », in J. Conaghan et K. Rittich (eds), op. cit., pp. 217‑236. À noter que reconnaître aux pères le droit à un congé de paternité lors de la naissance ou de l’adoption d’un enfant, reste une faculté pour les États : voy. le point 2, b), i), de la Résolution du Conseil et des ministres de l’emploi et de la politique sociale, réunis au sein du Conseil du 29 juin 2000 relative à la participation équilibrée des femmes et des hommes à la vie professionnelle et à la vie familiale (J.O. C 218, 31 juillet 2000, pp. 5‑7). Voy. aussi l’article 16 de la directive 2006/54. 55 Voy. la directive 97/81/CE du Conseil du 15 décembre 1997 concernant l’accord-cadre sur le travail à temps partiel conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES (J.O. L 014, 20 janvier 1998, pp. 9‑14) (Préambule, al. 5 et Clause 5, § 3, de l’accord-cadre) (droit du travailleur à temps plein de demander à être transféré à un travail à temps partiel qui devient disponible dans l’établissement) et la Clause 6, § 1 de l’accord-cadre révisé sur le congé parental (droit des travailleurs de retour d’un congé parental de demander l’aménagement de leur horaire et/ou de leur rythme de travail pendant une période déterminée). Voy. aussi la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil du 3 octobre 2008 portant modification de la directive 92/85/CEE (précitée) et la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2003/88 du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (COM(2005)0246 final). 56 E. Caracciolo di Torella et A. Masselot, op. cit., p. 100. 57 H. Collins, Employment Law, Oxford, Oxford University Press, 2010, 2nd ed., pp. 77‑97. 54
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temps partiel, moins rémunérés qu’un travail à temps plein et souvent associés à des responsabilités moindres58.
III. L’obligation d’aménagement en faveur des personnes handicapées A. Les contours de l’obligation d’aménagement raisonnable Le droit européen de la non-discrimination garantit aux personnes handicapées, comme à tous les groupes protégés, une protection contre la discrimination directe et indirecte dans l’emploi. Mais dans le cas du handicap, un dispositif supplémentaire a été mis en place : le droit à un aménagement raisonnable. Inspiré notamment de l’Americans with Disabilities Act, adopté aux États-Unis en 199059, ce concept a également été consacré par la Convention des Nations Unies de 2006 sur les droits des personnes handicapées60. Il signifie qu’une personne handicapée qui est empêchée d’accéder, de demeurer ou d’évoluer dans un emploi en raison de l’inadaptation de l’environnement ou des conditions de travail à son handicap, a le droit de bénéficier d’un aménagement de cet environnement ou de ces conditions, pour autant que cela ne représente pas une charge disproportionnée pour l’employeur. Le refus d’offrir un aménagement qui reste raisonnable pour permettre à un travailleur atteint d’un handicap de s’intégrer dans l’entreprise, constitue une forme spécifique de discrimination61. Cette notion est inscrite à l’article 5 de la directive 2000/78 relative à l’égalité de traitement dans l’emploi et le travail, qui dit que, pour garantir le respect du principe de l’égalité de traitement à l’égard des personnes handicapées, des aménagements doivent être prévus. L’obligation qui en résulte pour l’employeur est décrite dans les termes suivants : « …l’employeur prend les mesures appropriées, en fonction des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation lui soit dispensée, sauf si ces mesures imposent à l’employeur une charge disproportionnée. Cette charge n’est pas disproportionnée lorsqu’elle est compensée de façon suffisante par des mesures existant dans le cadre de la politique menée dans l’État membre concerné en faveur des personnes handicapées ». 58
Voy. not. J. Fudge, « A New Gender Contract ? Work/Life Balance and Working-Time Flexibility », in J. Conaghan et K. Rittich (eds), op. cit., pp. 261‑287 ; E. Caracciolo di Torella et A. Masselot, op. cit., pp. 88‑124 et A. Supiot (dir.), op. cit., pp. 251‑255. 59 L. Waddington, « Reasonable Accommodation », in D. Schiek, L. Waddington et M. Bell (eds), op. cit., pp. 629‑756, pp. 630‑631. 60 Voy. l’article 5 de la Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées. La notion d’aménagement raisonnable dans cette Convention a un champ d’application bien plus large que dans la directive européenne : elle s’applique à tous les domaines visés par la Convention. 61 L. Waddington et A. Hendriks, « The Expanding Concept of Employment Discrimination in Europe : From Direct and Indirect Discrimination to Reasonable Accommodation », International Journal of Comparative Labour Law and Industrial Relations, vol. 18, 2002, pp. 403‑427.
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La directive précise, dans son préambule, que pour bénéficier d’un aménagement, le travailleur doit être compétent, capable et disponible pour remplir les fonctions essentielles du poste concerné62. Les mesures qu’un employeur peut être requis de prendre au titre de cette obligation sont très variées. C’est en fonction de chaque situation individuelle, en tenant compte du handicap de l’intéressé et du contexte d’emploi, que les ajustements à opérer seront identifiés. On peut distinguer deux grandes catégories d’aménagements : dans certains cas, c’est une adaptation de l’environnement physique du lieu de travail qui sera nécessaire, comme l’installation d’une rampe pour fauteuil roulant. Dans d’autres, c’est une modification de la manière dont le travail est réalisé qui sera requise, tel que l’attribution d’un bureau au rez-dechaussée plutôt qu’à l’étage, un aménagement des horaires de travail, le transfert d’un employé devenu handicapé à un autre poste ou encore une redéfinition des tâches qui lui sont allouées63. L’article 5 de la directive évoque également la possibilité de dispenser une formation au travailleur. L’obligation de fournir de telles adaptations a une limite : on ne peut exiger d’un employeur qu’il accorde un aménagement si celui-ci représente pour lui une charge disproportionnée. L’aménagement deviendrait alors déraisonnable64. Le coût financier des mesures envisagées est le facteur premier au regard duquel le caractère proportionné ou non de la charge imposée à l’employeur est évalué. Mais les éventuelles difficultés d’organisation causées à l’entreprise ou les inconvénients générés pour les autres travailleurs, peuvent aussi entrer en ligne de compte65. Là encore, c’est sur la base d’une analyse individualisée qu’on déterminera si le fardeau de l’aménagement est proportionné : la directive 2000/78 invite à tenir compte du coût, financier ou autre, des mesures envisagées mais aussi de la taille et des ressources financières de l’organisation ainsi que – élément essentiel – de la possibilité pour celle-ci d’obtenir une aide de l’État66. L’autorité publique peut ainsi favoriser la fourniture d’aménagements en accordant des subsides à cette fin67. Si, à la lumière de ces différents facteurs, l’évaluation démontre que la charge de l’aménagement est disproportionnée, l’employeur peut légitimement refuser de l’accorder, sans qu’on puisse lui reprocher de commettre une discrimination.
62
Préambule de la directive 2000/78, al. 17. L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., pp. 670‑672 et pp. 677‑678. Sur les différentes interprétations de la notion de raisonnable dans l’expression aménagement raisonnable, voy. L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., pp. 635‑670. 65 O. De Schutter, Discrimination et marché du travail, op. cit., pp. 194‑195 et L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., pp. 726‑740. 66 Préambule de la directive 2000/78, al. 21. Certaines législations nationales énumèrent des critères supplémentaires. Voy. L. Waddington et A. Lawson, Disability and Non-Discrimination Law in the European Union. An Analysis of Disability Discrimination Law within and beyond the Employment Field, European Network of Legal Experts in the Non-Discrimination Field, European Commission, DG Employment, Social Affairs and Equal Opportunities, 2009, pp. 34‑36. Voy. aussi Sec. 12111 (10) B de l’Americans with Disabilities Act 1990 (as amended). 67 Voy. O. De Schutter, Discriminations et marché du travail, op. cit., pp. 199‑200. 63 64
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B. Le sens de l’obligation d’aménagement raisonnable Comparé à l’obligation de fournir des aménagements aux femmes enceintes, allaitantes ou accouchées, le mécanisme de l’aménagement raisonnable en faveur des travailleurs handicapés présente un degré supplémentaire de complexité pour l’entreprise68. D’abord, parce qu’à la différence de la grossesse, le handicap est un état permanent ou, à tout le moins, de longue durée69. En conséquence, alors que les mesures à prendre en cas de grossesse d’une employée sont nécessairement provisoires, les ajustements requis pour permettre l’intégration d’un travailleur handicapé sont destinés à durer. Ensuite, parce que vu la grande diversité des handicaps, les adaptations susceptibles d’être jugées nécessaires pour ce motif sont beaucoup plus variées que dans le cas d’une travailleuse enceinte ou accouchée. Ces deux motifs expliquent que le législateur ait posé une limite à l’obligation imposée à l’employeur : la charge de l’aménagement ne peut être excessive compte tenu de la situation de l’entreprise en cause. Malgré ces différences, le droit à l’aménagement raisonnable pour les personnes handicapées dénote une logique comparable à celle qui sous-tend les dispositions en faveur des travailleuses enceintes ou accouchées. L’obligation d’aménagement impose, non pas d’ignorer, mais, au contraire, de prendre en compte la situation particulière de la personne handicapée et de lui accorder, le cas échéant, un traitement distinct de celui appliqué aux autres travailleurs, en adaptant son cadre de travail pour lui permettre d’accéder à l’emploi70. Ce n’est donc pas la prise en considération du handicap qui est ici susceptible de constituer une discrimination, c’est le fait de ne pas prendre les mesures permettant au travailleur, malgré son handicap, d’occuper son emploi. Refuser un emploi à une personne handicapée compétente, au seul motif que l’état actuel de l’entreprise ne lui permet pas d’accomplir le travail visé, est discriminatoire lorsqu’il apparaît qu’avec un ajustement raisonnable de l’environnement ou des modalités de travail, elle serait en mesure d’occuper le poste en question – moyennant parfois, le cas échéant, une redéfinition de celui-ci71. Autre élément à souligner, l’obligation d’aménager le contexte de travail peut impliquer un certain coût, financier ou organisationnel, pour l’entreprise : celle-ci est donc tenue de contribuer à l’inclusion des personnes handicapées dans l’emploi, pour autant que la charge qui en découle reste modérée. Au fondement du concept d’aménagement raisonnable, il y a la reconnaissance du fait que si une personne handicapée se trouve dans l’impossibilité d’occuper un emploi donné, le problème ne réside pas forcément dans son handicap considéré de manière intrinsèque : dans de nombreux cas, c’est l’interaction entre cette caractéristique et l’environnement physique ou social qui place cette personne dans l’incapacité d’exercer une fonction72. Autrement dit, le contexte de travail 68
En ce sens, L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., p. 742. Voy. C.J., 11 juillet 2006, Chacon Navas, C-13/05, § 45. L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., p. 632. 71 Voy. O. De Schutter, Discrimination et marché du travail, op. cit., p. 196. 72 L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., p. 631. 69 70
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crée un obstacle qui l’empêche de bénéficier d’une opportunité professionnelle pour laquelle elle serait compétente. Au lieu d’inviter la personne handicapée à se résigner à son exclusion, la notion d’aménagement raisonnable requiert de l’employeur qu’il agisse pour offrir à l’intéressé des chances égales à celles des autres de s’intégrer dans la vie professionnelle. L’objectif est d’assurer une égalité substantielle en éliminant les barrières tenant à l’environnement ou aux modalités de travail, qui entravent l’accès à l’emploi des individus atteints d’un handicap73. Ce dispositif reflète le passage d’un modèle médical à une conception sociale du handicap : dans cette optique le handicap est vu comme découlant avant tout d’un manque d’adaptation de l’environnement social aux besoins et aux aspirations des individus concernés74. « Difference may seem salient not because of a trait intrinsic to the person but instead because the dominant institutional arrangements were designed without that trait in mind. (…) Institutional arrangements define whose reality is to be the norm and make what is known as different seem natural », note Martha Minow75. Cette observation vaut en particulier pour l’emploi : à l’instar de ce que la théorie féministe souligne à propos du genre, le milieu du travail s’est construit sans tenir compte des besoins des personnes handicapées. La notion d’aménagement raisonnable a précisément pour intérêt d’inciter à ne pas considérer le contexte de travail comme une donnée objective et immuable, qui doit être acceptée telle quelle, mais à y voir une construction socio-historique qui peut évoluer en réformant les normes et les pratiques qui produisent de l’exclusion76.
IV. L’obligation d’aménagement et les autres motifs de discrimination L’obligation d’aménagement peut a priori apparaître comme une modalité exceptionnelle et isolée du droit de la non-discrimination. Elle a pour particularité d’imposer une prise compte des caractéristiques protégées, de faire peser sur l’employeur une obligation d’action plutôt que d’abstention et d’exiger des mesures qui peuvent entraîner un certain coût pour l’entreprise. Pourtant, à y regarder de près, tous ces éléments trouvent un écho dans d’autres concepts du droit de la non-discrimination. En matière de lutte contre le harcèlement, le droit européen reconnaît la nécessité d’amener les employeurs à prendre des mesures pour prévenir et combattre ce type de comportement sur le lieu de travail77. L’interdiction de la discrimination directe peut parfois contraindre l’employeur à supporter des inconvénients d’ordre économique : il ne peut refuser de recruter 73
Id., p. 747. Voy. aussi S. Fredman, « Disability Equality : A Challenge to the Existing Anti-Discrimination Paradigm ? », in C. Gooding et A. Lawson (eds), Disability Rights in Europe, Oxford, Hart, 2004, pp. 199‑218. L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., p. 677. 75 M. Minow, « The Supreme Court 1986 Term. Foreword : Justice Engendered », Harvard Law Review, vol. 101, 1987-1988, pp. 10‑95, p. 14. 76 S. Fredman, op. cit., p. 203. 77 Voy. en particulier l’alinéa 7 du préambule et l’article 26 de la directive 2006/54. Sur ce point, voy. aussi Ch. Jolls, op. cit., p. 691 et O. De Schutter, Discriminations et marché du travail, op. cit., p. 205. 74
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des personnes à raison d’un critère prohibé même pour répondre aux préférences de ses clients, qui, par exemple, se montreraient hostiles ou méfiants à l’égard des employés d’origine étrangère ou de sexe féminin78. Par ailleurs, la notion de discrimination indirecte requiert, pour identifier l’impact discriminatoire d’une disposition, de tenir compte des caractéristiques protégées (voy. infra). Enfin, la raison d’être de l’obligation d’aménagement correspond à l’un des objectifs centraux du droit de la non-discrimination : contribuer à l’inclusion sociale des groupes désavantagés. Loin de représenter une rupture, ce concept s’inscrit donc dans la continuité des autres normes du droit antidiscriminatoire européen. On peut se demander dès lors si cette notion pourrait trouver à s’appliquer à d’autres motifs de discrimination que ceux examinés jusqu’ici. Cette question, qui, actuellement, est surtout posée pour le critère de la religion (B), requiert de s’intéresser plus avant aux rapports entre aménagement raisonnable et discrimination indirecte (A).
A. Obligation d’aménagement et discrimination indirecte Le droit européen de la non-discrimination ne reconnaît expressément d’obligation d’aménagement que pour motifs de grossesse et de maternité, d’une part, de handicap, d’autre part. Le type de problème auquel cette notion vise à répondre peut pourtant se présenter dans des hypothèses où d’autres critères protégés sont en jeu : songeons aux personnes confrontées à un conflit entre leur pratique religieuse et certaines normes régissant le lieu de travail, par exemple, en matière de jours fériés légaux ou d’interdits alimentaires. On peut penser également aux travailleurs âgés qui éprouveraient des difficultés à accomplir certaines tâches79. De fait, certains ordres juridiques étendent le droit à l’aménagement raisonnable à d’autres critères de discrimination : aux États-Unis, le Titre VII du Civil Rights Act de 1964, amendé en ce sens en 1972, oblige l’employeur à adapter de manière raisonnable les conditions de travail de ses employés pour leur permettre d’observer leur religion, à moins que cela n’entraîne pour lui une contrainte excessive (undue hardship)80. Au Canada, la Cour suprême a déduit du principe d’égalité et de non-discrimination en tant que tel un droit à l’accommodement raisonnable. Considéré comme un corollaire de l’interdiction de la discrimination indirecte, celui-ci vaut par conséquent pour tous les critères de discrimination81. C’est, à 78
C.J., 10 juillet 2008, Feryn, C-54/07. Le parallèle entre l’interdiction de répondre aux préférences discriminatoires des clients et l’obligation d’aménagement raisonnable est souligné par Ch. Jolls, op. cit., pp. 686‑687. 79 En faveur de la reconnaissance d’un droit à l’aménagement raisonnable pour raison d’âge, M. Sargeant, « Older Workers and the Need for Reasonable Accommodation », International Journal of Discrimination and the Law, vol. 9, 2008, pp. 168‑180, cité par L. Waddington, « Reasonable Accommodation. Time to Extend the Duty to Accommodate Beyond Disability ? », NTM/NJCM-Bll. Jrg 36, nr. 2, 2011, pp. 186‑198, p. 191. 80 Title VII Civil Rights Act, § 701 (j). Voy. J. M. Oleske, Jr., « Federalism, Free Exercise, and Title VII : Reconsidering Reasonable Accommodation », University of Pennsylvania Journal of Constitutional Law, vol. 6, 2004, pp. 525‑572, p. 532 ; K. Greenawalt, Religion and the Constitution, Vol. 1 Free Exercise and Fairness, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2006, pp. 326 et s. 81 Sur l’obligation d’accommodement raisonnable en droit canadien, voy. P. Bosset, « Les fondements juridiques et l’évolution de l’obligation d’accommodement raisonnable », in M. Jezequiel, Les accommodements raisonnable : quoi, comment, jusqu’où ? Des outils pour tous, Cowansville (Québec), éd. Yvon Blais, 2007, pp. 3‑28 ; J. Woehrling, « Diversité religieuse et liberté de religion au Canada », Les droits de l’homme en évolution. Mélanges en l’honneur du professeur
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l’origine, dans une affaire de discrimination religieuse que ce principe a été établi : la Cour a jugé que le refus d’un grand magasin d’aménager l’horaire de l’une de ses vendeuses, adepte des Adventistes du septième jour, pour lui permettre de respecter le shabbat prescrit par sa religion en ne travaillant pas le vendredi après le coucher du soleil et le samedi, était discriminatoire car cela n’aurait pas créé pour l’entreprise une contrainte excessive82. Par la suite, la notion d’accommodement raisonnable a été appliquée par la jurisprudence à d’autres critères de discrimination : le handicap mais aussi le genre, l’âge ou encore l’origine nationale83. L’exemple du Canada met en lumière l’affinité qui existe entre le mécanisme de l’aménagement raisonnable et un concept qui, lui, est reconnu de manière générale par les normes européennes de non-discrimination : l’interdiction de la discrimination indirecte. Les deux notions procèdent du constat qu’un traitement identique peut avoir un impact différencié sur certains individus, en raison de la situation concrète dans laquelle ils sont placés. Elles ont toutes deux pour visée de promouvoir une égalité des chances substantielle en éliminant des obstacles indirects à l’accès à l’emploi de certains groupes. Là où les deux mécanismes diffèrent, c’est quant à l’identification des dispositions à prendre pour remédier à ce problème. La notion d’aménagement raisonnable requiert sans équivoque de l’employeur qu’il prenne des mesures particulières, individualisées, pour rencontrer les besoins de la personne concernée. Elle débouche donc sur l’application d’un traitement spécial à cette dernière, tout en laissant subsister la norme pour les autres individus. Le concept de discrimination indirecte exige quant à lui que la disposition, le critère ou la pratique qui se révèle indirectement discriminatoire, soit modifié. Mais cette révision se traduira a priori par la formulation d’une nouvelle norme, identique pour tous, ne présentant plus de caractère indirectement discriminatoire84. Autrement dit, si le critère protégé doit être pris en compte pour identifier l’impact discriminatoire d’une mesure, le constat d’une discrimination indirecte ne conduit pas forcément à l’application d’un traitement distinct à raison de ce motif. Par exemple, si certains critères de recrutement, comme l’exigence de parler la langue nationale sans accent ou de disposer d’un permis de conduire, désavantagent particulièrement les personnes d’une certaine origine ethnique, sans être suffisamment justifiés, ils devront être supprimés pour tous les candidats85. Si des conditions salariales moins avantageuses imposées aux travailleurs à temps partiel se révèlent indirectement discriminatoires à l’égard des femmes, parce que celles-ci sont surreprésentées dans cette catégorie
Petros J. Pararas, Athènes/Bruxelles, Ant. N. Sakkoulas/Bruylant, 2009, pp. 537‑568. Voy. aussi Fonder l’avenir … Le temps de la conciliation, Rapport G. Bouchard et Ch. Taylor, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements liées aux différences culturelles, Gouvernement du Québec, 2008 (ci-après Rapport Bouchard-Taylor). 82 Commission ontarienne des droits de la personne (O’Malley) c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S., 536. 83 Voy. P. Bosset, op. cit., pp. 13‑14. La loi canadienne sur les droits de la personne a été modifiée en 1998 pour reconnaître le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, « à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins » (L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 2 ; 1996, ch. 14, art. 1 ; 1998, ch. 9, art. 9 ; 2012, ch. 1, art. 137(A)). 84 O. De Schutter, Discriminations et marché du travail, op. cit. 85 L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., p. 431.
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de travailleurs, c’est une modification d’ensemble du statut des employés à temps partiel qui devra en principe être opérée. Dans certaines hypothèses, cependant, il peut s’avérer que la manière la plus adéquate de remédier à une discrimination indirecte consiste, non pas en un changement global de la mesure en cause, mais en l’introduction d’une possibilité d’exception à celle-ci. Rappelons qu’une discrimination indirecte résulte d’une norme qui est susceptible de créer un désavantage particulier pour les personnes appartenant à un groupe protégé et qui n’est pas objectivement justifiée par un but légitime ou ne constitue pas un moyen approprié et nécessaire d’atteindre ce but. Lorsqu’il apparaît qu’une mesure, reposant sur un objectif légitime, désavantage particulièrement certains individus en raison, par exemple, de leur religion ou de leur âge, mais que des adaptations individuelles de cette mesure permettraient d’éviter cet effet préjudiciable sans mettre en péril la réalisation du but poursuivi, on peut considérer que maintenir la disposition en l’état, en refusant tout aménagement, n’est ni approprié ni nécessaire. Dans cette optique, la correction d’une discrimination indirecte peut prendre la forme d’un ajustement individuel de la norme. La mise en œuvre de l’interdiction de la discrimination indirecte peut ainsi aboutir, en pratique, au même résultat que la consécration expresse d’un droit à l’aménagement raisonnable86. Le lien étroit entre ces deux concepts a d’ailleurs été reconnu par l’avocat général Poiares Maduro qui, dans ses conclusions sur l’affaire Coleman, souligne que la prohibition de la discrimination indirecte « oblige les employeurs à prendre en considération et à satisfaire les besoins d’individus présentant certaines caractéristiques »87. Toutefois, si cette interprétation de la discrimination indirecte est fondée en théorie, dans les faits, elle n’est qu’inégalement acceptée par les juges nationaux.
B. Une obligation d’aménagement pour motif religieux ? C’est tout particulièrement à propos des minorités religieuses que la question de la pertinence d’une extension du droit à l’aménagement raisonnable est actuellement discutée. Les difficultés que connaissent celles-ci dans leur accès à l’emploi, présentent une analogie avec celles rencontrées par les femmes et les personnes handicapées : elles sont confrontées à un milieu du travail dont les normes se sont constituées en ignorant leurs pratiques et leurs préoccupations88. Même dans les 86 En ce sens, voy. M.‑A. Moreau, « Justifications of discrimination », in R. Blanpain (ed.), Labour Law & Social Security and the European Integration, Bulletin of Comparative Labour Relations, Kluwer Law International, 2002, pp. 153‑171, pp. 166‑168 ; E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, « Aménager la diversité : le droit de l’égalité face à la pluralité religieuse », Rev. trim. dr. h., no 78, 2009, pp. 319‑373, pp. 361‑363 ; H. Collins, Employment Law, op. cit., pp. 73‑74 ; L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., p. 754. 87 Conclusions présentées le 31 janvier 2008, dans l’affaire Coleman (C-303/06), § 19. 88 K. Alidadi, « Reasonable Accommodations for Religion and Belief : Adding Value to Article 9 ECHR and the European Union’s Anti-Discrimination Approach in Employment », European Law Review, no 37, 2012, pp. 693‑715, pp. 698‑699 ; J. Ringelheim, « Religion, Diversity and the Workplace : What Role for the Law ? », in K. Alidadi, M.‑C. Foblets et J. Vrielink (eds), A Test of Faith ? Religious Diversity and Accommodation in the European Workplace, Farnham, Burlington, Ashgate, 2012, pp. 335‑357 ; K. Henrard, « Duties of Reasonable Accommodation in Relation to Religion and the European Court of Human Rights : A Closer Look at the Prohibition of Discrimination, the Freedom of Religion and Related Duties of State Neutrality », Erasmus Law Review, Vol. 5, 2012, no 1, pp. 59‑77.
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sociétés largement sécularisées, les dates des jours fériés continuent de refléter les traditions religieuses majoritaires. Les règles vestimentaires imposées dans certaines entreprises ou institutions ne tiennent généralement pas compte des prescrits de certains cultes en la matière, comme le port d’un couvre-chef. Ces situations peuvent constituer une entrave à l’intégration professionnelle des fidèles d’une confession minoritaire, qui se voient obligés de choisir entre les prescrits de leur foi et les exigences de leur employeur89. Permettre à ces personnes de bénéficier d’un aménagement de ces règles, lorsque cela n’entraîne pas une charge disproportionnée, est un moyen de lever cet obstacle. Précisons que dans la jurisprudence canadienne, la charge disproportionnée susceptible de justifier un refus d’aménagement, peut résulter de son coût financier, de l’entrave au bon fonctionnement de l’entreprise ou encore de son impact sur les droits d’autrui90. Plusieurs juridictions ou quasi-juridictions au sein des États membres s’inscrivent dans cette perspective et considèrent qu’un refus d’aménagement raisonnable pour motif religieux peut être constitutif de discrimination indirecte. La Commission néerlandaise pour l’égalité de traitement a, dans plusieurs affaires, invité l’employeur à aménager une condition de travail pour éviter une discrimination indirecte à raison de la religion91. Par exemple, dans le cas d’une employée musulmane qui s’était vu refuser un emploi dans un centre d’appel parce qu’elle portait le foulard et que l’employeur estimait que ce vêtement empêchait une bonne transmission du son à travers le casque audiophonique, la Commission a proposé que le casque soit porté sous le foulard92. En Allemagne, la Cour du travail fédérale a jugé que licencier un salarié de confession musulmane travaillant dans un supermarché au motif qu’il refusait d’être affecté au département des boissons pour ne pas avoir à manipuler de l’alcool, était abusif lorsqu’il existait d’autres postes dans l’entreprise vers lesquels il aurait pu être transféré93. Au Danemark, le Comité pour l’égalité de traitement a considéré que renvoyer une étudiante musulmane d’une formation d’assistante nutritionnelle, au seul motif qu’elle ne souhaitait pas goûter des préparations contenant du porc, était constitutif de discrimination indirecte. L’étudiante s’était conformée à toutes les autres exigences et l’école n’avait pas démontré en quoi il était nécessaire de goûter de la viande de porc pour mener à bien cette formation94. 89
Pour une étude empirique des demandes d’aménagements pour motif religieux ou culturel formulées par les travailleurs au sein des entreprises en Belgique, voy. I. Adam et A. Rea, La diversité culturelle sur le lieu de travail. Pratiques d’aménagements raisonnables, Recherche à la demande du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, septembre 2010. 90 Ch. Brunelle, Discrimination et obligation d’accommodement en milieu de travail, Cowansville, éd. Yvon Blais, 2001, pp. 248‑251. 91 L. Waddington, « Reasonable Accommodation », op. cit., pp. 702 et 754 ; K. Alidadi, « Reasonable Accommodation for Religion and Belief… », op. cit., pp. 709‑710. 92 Opinion no 2006-215, 27 octobre 2006, citée par K. Alidadi, op. cit., p. 709. Sur la jurisprudence néerlandaise en la matière, voy. aussi K. Alidadi, « Muslim Women Made Redundant : Unintended Signals in Belgian and Dutch Case Law on Religious Dress in Private Sector Employment and Unemployment », in K. Alidadi, M.‑C. Foblets et J. Vrielink (eds), op. cit., pp. 245‑282, pp. 263‑267. 93 Cour du travail fédérale, 24 février 2011, no 2 AZR 636/09, cité par K. Alidadi, « Reasonable Accommodation for Religion and Belief… », op. cit., p. 710. 94 Cette affaire est rapportée dans European Anti-Discrimination Law Review, no 15, novembre 2012, p. 53.
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L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Eweida et autres c. RoyaumeUni du 15 janvier 201395, apporte un appui supplémentaire à cette jurisprudence. Raisonnant sur la base du droit à la liberté de religion, garanti par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour affirme que ce n’est pas parce qu’un travailleur a théoriquement la possibilité de changer de travail qu’une restriction apportée à sa liberté religieuse dans le cadre de son emploi ne constitue pas une ingérence dans un droit protégé : pour être compatible avec la Convention, elle doit donc être justifiée par un but légitime et proportionnée à celui-ci96. Dans le cas d’une entreprise privée, l’État a l’obligation positive d’assurer le respect des droits consacrés par l’article 997. Appliquant ces principes, la Cour estime dans l’affaire Eweida que le refus de la compagnie British Airways d’autoriser l’une de ses employées à exprimer sa foi chrétienne en portant au cou une croix visible, au motif que cette pratique ne cadrait pas avec l’uniforme imposé aux salariés, était disproportionné par rapport à l’objectif poursuivi : la volonté de projeter une certaine image de marque, quoique légitime, ne suffisait pas à justifier cette limitation à la liberté de manifester sa religion98. Reste que la possibilité de déduire une exigence d’aménagement de la prohibition de la discrimination indirecte dépend de l’interprétation donnée par les juges à la notion de caractère approprié et nécessaire de la mesure. En cela, elle n’offre pas le même niveau de garantie qu’un droit à l’aménagement expressément reconnu. Aux termes de la directive 2000/78, un refus d’aménagement en faveur d’un travailleur handicapé ne peut être justifié que par un seul type de motif : la charge excessive que cet ajustement entraînerait pour l’employeur. Dans le cas d’une mesure suspecte de constituer une discrimination indirecte, en revanche, l’employeur peut échapper à l’accusation de discrimination s’il convainc le juge qu’il s’agit d’un moyen approprié et nécessaire d’atteindre un objectif légitime. Or, dans plusieurs pays, les juges semblent jusqu’ici hostiles à l’idée que le droit de la non-discrimination, ou le respect de la liberté de religion, puissent conduire à imposer à l’employeur une obligation d’aménagement pour motif religieux, même limitée par le critère de l’absence de charge disproportionnée. C’est le cas en particulier en France et en Belgique99. En 1998, la Cour de cassation française s’est penchée sur le cas d’un employé de supermarché de conviction musulmane qui, affecté à la boucherie après avoir travaillé au rayon « fruits et légumes », avait demandé à être transféré à un autre poste pour éviter le contact avec la viande de porc. Invoquant son droit à la liberté religieuse, il se plaignait du rejet de cette demande par son employeur. La Cour de cassation répond que les convictions religieuses d’un salarié « sauf clause expresse, n’entrent pas dans le cadre du contrat 95 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni, 15 janvier 2013, req. nos 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10 (non définitif). À l’heure de terminer cet article, cet arrêt n’était disponible qu’en anglais. 96 Id., § 83. La Cour rompt ainsi avec sa jurisprudence précédente : voy. not. J. Ringelheim, « Religion, Diversity and the Workplace : What Role for the Law ? », in K. Alidadi, M.‑C. Foblets et J. Vrielink (eds), op. cit., pp. 350‑351. 97 Arrêt Eweida et autres, § 84. 98 Id., § 94. 99 K. Alidadi, « Reasonable Accommodation for Religion and Belief… », op. cit., p. 709.
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de travail et l’employeur ne commet aucune faute en demandant au salarié d’exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché dès l’instant que celle-ci n’est pas contraire à une disposition d’ordre public »100. En Belgique, la cour d’appel de Bruxelles a connu du cas d’une employée, licenciée par la librairie qui l’employait parce qu’elle insistait pour porter le foulard sur son lieu de travail, alors que son employeur estimait que cette tenue nuisait à l’image de marque « ouverte, disponible, sobre, familiale et neutre » de la société. L’employée avait proposé à titre de compromis d’être affectée à un poste n’impliquant pas de contact avec la clientèle. Dans son arrêt du 15 janvier 2008, la Cour juge non seulement qu’une société commerciale ne commet aucune discrimination en interdisant au personnel en rapport avec les clients de porter des tenues « ne cadrant pas avec la neutralité » car cet usage reposerait sur « des considérations objectives », mais qu’en outre, « la société n’avait aucune obligation de fournir à l’appelante un autre travail »101. Ces deux décisions sont aujourd’hui mises à mal par l’arrêt précité Eweida et autres de la Cour européenne des droits de l’homme. Elles démontrent néanmoins la réticence de certains juges nationaux à accepter le principe d’un droit à l’aménagement raisonnable dans l’emploi pour raison religieuse. En l’absence d’une prise de position de la Cour de justice sur cette question102, la possibilité d’obtenir un aménagement sur la base de l’interdiction de la discrimination indirecte à raison de la religion dans le droit de l’Union européenne, reste donc incertaine. Devant ce constat, plusieurs auteurs plaident pour une reconnaissance expresse, par le législateur européen ou national, d’un droit à l’aménagement raisonnable pour motif religieux103. Cette solution présenterait l’avantage d’établir clairement qu’une telle obligation s’impose à l’employeur mais aussi de permettre d’en préciser les contours et les limites. Car comparé au handicap et à la grossesse, le phénomène religieux présente plusieurs spécificités, qui peuvent générer des difficultés dans l’application du mécanisme de l’aménagement raisonnable104. Deux points en particulier méritent l’attention. 100
Cass. soc., 24 mars 1998, no 95-44.738, M. Azad c. Chamsidine., Dr. Soc., juin 1998, p. 615, obs. J. Savatier. L’arrêt est antérieur à l’adoption de la directive 2000/78 et la discussion se fonde sur le droit à la liberté religieuse. Mais la problématique en jeu est la même, le droit à un aménagement pour motif religieux pouvant aussi être déduit du droit à la liberté religieuse. Sur la jurisprudence française concernant les rapports entre religion et emploi, voy. R.‑S. Alouane, « The Practice of Religion in the Workplace in France : in Search of an Elusive Balance », in K. Alidadi, M.‑C. Foblets et J. Vrielink (eds), op. cit., pp. 205‑224. 101 C. trav. Bruxelles (4e ch.), 15 janvier 2008, J.T.T., 2008, p. 140. 102 La Cour n’a, à ce jour, connu d’aucune affaire interrogeant la portée de la directive 2000/78 sur ce point. Il existe cependant un arrêt ancien et isolé, l’arrêt Vivien Prais de 1976, qui touche implicitement à la problématique de l’aménagement raisonnable. Une candidate à un concours organisé par le Conseil des Communautés avait demandé à passer l’épreuve à une autre date que la date fixée, au motif que celle-ci correspondait à une fête juive durant laquelle sa religion lui interdisait de se déplacer et d’écrire. Sa demande ayant été rejetée, elle alléguait une violation du principe de non-discrimination inscrit dans le statut des fonctionnaires. La Cour, tout en déboutant la requérante, déclare que « si un candidat informe l’autorité investie du pouvoir de nomination que des impératifs d’ordre religieux l’empêchent de se présenter aux épreuves à certaines dates, celle-ci doit en tenir compte et s’efforcer d’éviter de retenir de telles dates pour les épreuves » (C.J., 27 octobre 1976, Vivien Prais, C-130-75, § 16). Cependant, si « le candidat n’informe pas à temps l’autorité investie du pouvoir de nomination de ses difficultés, celle-ci peut refuser de proposer une autre date, particulièrement lorsque d’autres candidats ont déjà été convoqués aux épreuves » (§ 17). Car « le principe d’égalité veut que les épreuves aient lieu dans les mêmes conditions pour tous les candidats » (§ 13). 103 En ce sens, K. Alidadi, « Reasonable Accommodation for Religion and Belief… », op. cit. ; K. Henrard, op. cit., p. 69 ; L. Vickers, Religious Freedom, Religious Discrimination and the Workplace, Oxford and Portland, Hart, 2008, pp. 220‑225. En sens contraire, voy. L. Waddington, « Time to extend the Duty to Accommodate Beyond Disability ? », op. cit., p. 197. 104 Voy. not. E. Bribosia, I. Rorive et J. Ringelheim, op. cit.
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Une première source de complexité tient au fait que certaines revendications, motivées par des convictions religieuses, peuvent entrer en conflit avec les droits d’autres individus, notamment le droit à la non-discrimination à raison du sexe ou de l’orientation sexuelle105. En droit canadien, on l’a déjà noté, il est établi qu’un aménagement qui porte atteinte aux droits d’autrui doit être considéré comme déraisonnable, justifiant son rejet106. Face à des situations concrètes, toutefois, il n’est pas toujours aisé d’apprécier si un ajustement demandé est incompatible avec le respect des droits d’autrui. L’arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni de la Cour européenne en fournit une illustration. Outre le cas Eweida, déjà évoqué, cette décision concerne trois autres affaires : Chaplin, Ladele et McFarlane. L’affaire Ladele, examinée au regard de l’article 9 combiné avec l’article 14 (non-discrimination), portait sur le refus d’une officier d’état civil de célébrer des partenariats civils entre couples de même sexe, au motif qu’en tant que chrétienne, elle considérait les unions homosexuelles comme contraires aux prescrits divins. Une procédure disciplinaire avait été engagée à son encontre, au terme de laquelle elle avait été informée que si elle persistait dans son opposition, elle serait licenciée. En première instance, le tribunal avait conclu à une discrimination107. Selon lui, l’exemption sollicitée n’aurait pas empiété sur les droits des personnes homosexuelles car la mairie concernée comptait suffisamment de personnel pour que les partenariats de couples homosexuels soient célébrés par l’un de ses collègues108. Les juridictions d’appel infirmèrent cette décision : à leurs yeux, l’attitude de la municipalité n’était pas disproportionnée car son but était de fournir un service qui ne soit pas seulement efficace, mais qui soit aussi conforme à une politique de promotion de l’égalité et de la non-discrimination entre les administrés109. La Cour européenne juge ce point de vue légitime au regard de la Convention : en rejetant la demande d’exemption de la requérante au motif de la préservation des droits des personnes d’orientation homosexuelle, les autorités nationales n’ont pas excédé leur marge d’appréciation110. Si l’on peut regretter le laconisme de la motivation de l’arrêt sur ce point, la solution adoptée est à notre avis correcte : même si d’un point de vue pratique, il était possible d’assurer la célébration de ces partenariats sans le concours de Madame Ladele, il était pertinent de prendre en compte la dimension symbolique d’une telle exemption. Le fait, pour l’autorité publique, d’accorder à un fonctionnaire le droit de ne pas célébrer certaines unions, par dérogation aux obligations attachées à sa fonction, peut apparaître comme revenant, symboliquement, à admettre que celles-ci sont moins légitimes que les autres, ce qui affaiblit le droit en principe reconnu aux personnes homosexuelles111. On imagine difficilement concéder une exemption similaire à un fonctionnaire qui objecterait aux 105
Voy. not. A. McColgan, « Class wars ? Religion and (In)equality in the Workplace », Industrial Law Journal, vol. 38, no 1, 2009, pp. 1‑29. Rapport Bouchard-Taylor, op. cit., p. 175. 107 Ladele v. London Borough of Islington [2008] London Central Employment Tribunal, Case No. 2203694/2007 (May 2008). 108 Id., § 78. 109 Ladele v. London Borough of Islington [2008] Employment Appeal Tribunal Case No. UKEAT/0453/08/RN (10 December 2008) et Ladele v. Islington LBC [2009] EWCA Civ 1357, § 52 (arrêt de la Court of Appeal). 110 Arrêt Eweida et autres, §§ 105-106. 111 En ce sens, M. Malik, « Religious Freedom in the 21st Century », Westminster Faith Debates, 18 April 2012. 106
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unions entre personnes de religions ou d’origines différentes. De même, dans le cas de M. McFarlane, thérapeute de couple employé par un organisme privé de conseil conjugal et de sexothérapie, licencié parce qu’il refusait d’accepter la politique de son employeur de conseiller sans discrimination les couples homosexuels comme hétérosexuels et qui n’avait pas obtenu gain de cause devant les tribunaux britanniques, la Cour a jugé que la décision de faire prévaloir la protection du droit à la non-discrimination des personnes homosexuelles relevait de la marge d’appréciation des autorités nationales112. Quant à l’affaire Chaplin, elle concernait une infirmière qui n’avait pas été autorisée à porter une croix autour du cou pendant son travail pour des raisons de sécurité : l’hôpital estimait que ce bijou pouvait être source de lésions s’il entrait en contact avec une blessure ou si un patient perturbé s’y accrochait. Ici aussi, la Cour conclut à l’absence de violation : tout en reconnaissant que l’intéressée a subi une restriction à sa liberté de manifester sa religion, elle juge que celleci était nécessaire à la protection de la santé et de la sécurité des patients et du personnel113. Elle insiste sur la différence de nature et d’importance entre les motifs en jeu dans Chaplin et dans Eweida : dans ce dernier cas, ce n’est pas la volonté de protéger les droits d’autrui qui fondait l’interdiction faite à l’employée de British Airways d’arborer une croix en pendentif, mais la défense de l’image de marque de l’entreprise114. Dans la mise en balance des intérêts en présence, un objectif de ce type (la protection de l’image de l’entreprise) se voit donc accorder moins de poids que la préservation des droits d’autres personnes. Par ailleurs, dans l’affaires Eweida, la Cour n’estime pas établi que le port d’une croix par la requérante aurait nui à l’image de la compagnie. Elle observe que les autres types de signes religieux (turban et foulard), que l’entreprise avait autorisé ses salariés à revêtir, n’avaient pas eu d’impact négatif sur celle-ci115. Dans ces conditions, l’interdiction lui paraît disproportionnée. Aussi, cette affaire, contrairement aux trois autres cas examinés dans le même arrêt, débouche sur un constat de violation du droit à la liberté religieuse de la requérante116. Ces affaires montrent qu’une obligation d’aménagement raisonnable pour motif religieux doit être accompagnée de directives d’interprétation claires. D’un côté, il faut éviter qu’il ne soit accédé à des demandes qui aboutiraient à porter atteinte aux droits d’autres individus. De l’autre, il faut se garder d’une lecture trop extensive de la notion de charge disproportionnée, qui aboutirait à vider l’obligation de son sens en permettant de refuser toute demande d’ajustement. Il importe que le risque d’une atteinte aux droits d’autrui soit évalué au regard des circonstances concrètes en jeu dans chaque espèce, en particulier la fonction occupée par l’intéressé et les répercussions de l’adaptation demandée sur d’autres personnes. 112
Arrêt Eweida et autres, §§ 109-110. Id., §§ 100-101. La Cour dit, à propos de l’affaire Chaplin : « …the reason for asking her to remove the cross, namely the protection of health and safety on a hospital ward, was inherently of a greater magnitude than that which applied in respect of Ms Eweida » (id., § 99). 115 Id., § 94. 116 Id., § 95. 113 114
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Une seconde difficulté tient au caractère subjectif du sentiment religieux et à la diversité des interprétations d’une même religion. À une époque d’individualisation et de pluralisation du croire, il est d’autant plus fréquent que des fidèles d’un même culte aient des visions différentes de ce que leur foi exige d’eux. Dans ce contexte, un employeur peut parfois être confronté à des revendications insolites, dont il peut se demander si elles trouvent réellement un appui dans la religion invoquée, voire si c’est véritablement une religion qui est en jeu. Ce risque ne doit pas être exagéré : les exemples fournis par la jurisprudence indiquent que la majorité des demandes formulées dans les faits concernent des modalités courantes, connues, de la pratique d’une confession117. Néanmoins, des cas douteux peuvent surgir. Face au handicap ou à la grossesse, l’entreprise ou le juge peut, en cas de doute, s’en remettre à une autorité objective extérieure, le médecin spécialisé, pour évaluer la nécessité d’un aménagement demandé. Dans le cas de la religion, en revanche, trouver une autorité « objective » est problématique, vu les divisions internes au sein des communautés confessionnelles et la subjectivité des convictions religieuses. À moins que la demande ne puisse de toute façon être écartée parce qu’impliquant une charge disproportionnée, cette situation crée un dilemme pour l’employeur. D’un côté, il est légitime de ne pas accepter un usage abusif ou purement opportuniste de la notion d’aménagement raisonnable. Celle-ci impose à l’entreprise de déroger à certaines règles, voire de supporter des inconvénients ; son application dans un contexte donné doit donc être suffisamment justifiée. D’un autre côté, l’employeur (ou le tribunal) est mal placé pour se faire juge de la validité des croyances religieuses invoquées par un travailleur. Face à ce dilemme, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme invite à adopter une attitude souple. D’abord, une conviction entre dans le champ de l’article 9 dès lors qu’elle atteint « un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance »118. Ensuite, pour qu’un acte puisse être considéré comme la manifestation d’une religion, il doit présenter un lien étroit et direct avec celle-ci. Mais il n’est pas requis de prouver que la pratique est jugée obligatoire par les autorités officielles de la confession en cause : il suffit que la personne qui l’invoque soit inspirée ou motivée par une religion119. À notre sens, c’est par la discussion et la négociation avec le travailleur que l’employeur devra examiner si ces critères sont rencontrés. Toutefois, dans ce processus, il serait utile que les intéressés puissent faire appel à des personnes extérieures à l’entreprise. Le développement, par l’autorité publique, de services de médiation, fournis par des personnes spécialement formées à cette problématique, serait un moyen d’aider les employeurs à répondre de manière adéquate à ce type de situations.
117 Voy. les cas mentionnés par L. Vickers, op. cit. et K. Alidadi, op. cit. Voy. aussi les cas observés dans l’étude sociologique précitée : I. Adam et A. Rea (dir.), op. cit. 118 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Bayatyan c. Arménie, 7 juillet 2011, req. no 23459/03, § 110. 119 Arrêt Eweida et autres, § 82 et Cour eur. D.H. (GC), arrêt Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005, req. no 44774/98, § 78. Comp. avec la jurisprudence canadienne qui opte pour une conception subjective et individualiste de la religion, basée sur le critère de la croyance sincère, plutôt qu’une conception objective et institutionnelle. Voy. Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47 [2004] 2 R.C.S. Pour une discussion des avantages et inconvénients de cette approche, voy. J. Woehrling, op. cit., pp. 553‑565.
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Dossier
Julie Ringelheim
V. Conclusion Le droit européen de la non-discrimination reconnaît expressément un droit à l’aménagement des conditions ou de l’environnement de travail en faveur de deux catégories de travailleurs : les personnes handicapées, d’une part, les femmes enceintes, allaitantes ou accouchées, d’autre part. En outre, l’interdiction de la discrimination indirecte peut être interprétée comme induisant également, dans certaines circonstances, une obligation d’aménager les modalités d’emploi d’un travailleur, pour éviter qu’il ne subisse un désavantage particulier en raison d’un critère protégé, tel que sa religion – une interprétation qui, jusqu’ici, il est vrai, n’a trouvé un écho que dans la jurisprudence de certains États membres seulement. Si la notion d’obligation d’aménagement est importante, c’est non seulement pour le droit qui en découle pour les bénéficiaires, mais aussi pour ce qu’elle révèle de la philosophie sous-jacente et des potentialités du droit de la non-discrimination. Consacrer ce mécanisme, c’est reconnaître que la lutte contre la discrimination justifie qu’on exige des employeurs qu’ils prennent des mesures positives pour assurer aux travailleurs des chances égales d’accès à l’emploi, en remédiant aux désavantages que connaissent certains d’entre eux en raison de l’interaction entre un critère protégé et une norme interne à l’entreprise. L’obligation d’aménagement souligne ainsi le potentiel transformateur du droit de la non-discrimination : si l’on veut éviter que les motifs prohibés de discrimination, tels que le handicap ou le sexe, ne soient un obstacle à l’insertion des individus sur le marché du travail, on ne peut se contenter d’en interdire la prise en compte dans les processus de décision. Il faut également se préoccuper des normes qui, parce qu’elles se sont construites en ignorant les réalités vécues par ces groupes défavorisés, entravent leur intégration dans la vie professionnelle. L’entreprise doit pouvoir être tenue de réformer ses structures et ses modes d’opération pour éliminer ces barrières et s’adapter ainsi à la diversité de l’ensemble des travailleurs. Julie Ringelheim Chargée de recherche F.R.S.-FNRS, attachée au Centre de philosophie du droit de l’Université de Louvain (UCL) et chargée de cours dans cette même université. e-mail : julie.ringelheim@uclouvain.be.
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Dossier La privatisation des normes de l’entreprise : codes de conduite, chartes privées, mécanismes et certification sociale et environnementale The privatization of standards applicable to companies : codes of conduct, private charters, and social and economic certification Sandrine Chassagnard-Pinet et Guillaume Delalieux
Résumé
Abstract
L
G
a mondialisation bouscule les processus normatifs traditionnels et entraîne un déplacement des lieux de production de la norme des pouvoirs publics vers les acteurs privés. Ce mouvement s’observe particulièrement s’agissant des normes sociales et environnementales. Des voies normatives variées sont empruntées en ce domaine mais les acteurs privés en sont bien souvent les promoteurs. Enjointes par les institutions publiques internationales, régionales et nationales de promouvoir les bonnes pratiques, les entreprises édictent des normes privées regroupées en chartes éthiques ou codes de bonne conduite. Produits majoritairement de l’autorégulation ou d’une hétérorégulation « bien maîtrisée », ces instruments présentent une grande diversité quant à la nature des normes prescrites et surtout leur force contraignante. Outre la question du contenu de ces référentiels, c’est aussi celle de l’efficacité des mécanismes de contrôle de leur application qui doit être mis en question. Les mécanismes privés de certification sociale et environnementale sont exemplaires à cet égard.
lobalization challenges traditional modes of regulation and leads to shift the production of norms from public authorities to private actors. This transformation it particularly visible as regards social and environmental standards. While various regulatory modes coexist in this area, private actors increasingly appear as their main promoters. Encouraged by international, regional and national public bodies to promote good practices, companies enunciate private norms expressed in ethical charter or codes of conduct. Essentially the product of self-regulation or of a carefully controlled form of heteroregulation, these instruments are highly diverse both as regards the standards they embody and their binding nature. They raise questions related both to their content and to the effectiveness of the monitoring and implementation. Private mechanisms of social or environmental certification are exemplary in this regard.
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Sandrine Chassagnard-Pinet et Guillaume Delalieux
I. Introduction
L
’intensification de la compétition entre pays désireux d’attirer les investisseurs étrangers et l’accroissement de la concurrence entre entreprises cherchant à minimiser leurs coûts de production favorisent les atteintes, dans les pays producteurs, aux droits de l’homme et à l’environnement. Les formes traditionnelles du droit peinent à appréhender et juguler ce phénomène, la globalisation des échanges ayant déstabilisé les cadres normatifs classiques et largement devancé la mondialisation du droit.
Si l’on abonde à l’idée que la globalisation économique doit, pour préserver « l’espérance d’un monde habitable »1, être contrebalancée par une universalisation des droits de l’homme2, il faut encore déterminer la voie normative à emprunter pour assurer une promotion mondialisée de ces valeurs. Les traités internationaux protecteurs des droits de l’homme, tels la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, la Convention européenne des droits de l’homme, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, constituent naturellement un socle juridique à ce mouvement d’émergence d’une communauté de valeurs. États et institutions internationales ont, par ailleurs, développé, à l’échelle mondiale, des instruments plus spécifiques, protecteurs des droits fondamentaux au sein des entreprises. Certaines de ces tentatives sont restées infructueuses – c’est le cas de la clause sociale discutée à l’OMC –, d’autres ont une portée restreinte – c’est le cas de la Déclaration tripartite, approuvée par les représentants des États, par les organisations représentatives des travailleurs et des employeurs, relatives aux droits fondamentaux au travail, adoptée à l’initiative de l’OIT en 1998, modifiée en 2000, dont on peut saluer la force symbolique mais dont « la valeur contraignante reste limitée et les procédures de suivi peu exigeantes »3. L’absence de force contraignante apparaît d’ailleurs comme une limite commune aux différentes normes internationales qui se sont développées en ce domaine. Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales adoptés en 2000 et mis à jour en 2010, notamment afin de renforcer la prise en compte des droits de l’homme, sont, eux aussi, peu contraignants. Bien que dotés d’une procédure spécifique de mise en œuvre et de contrôle, ils formulent de simples recommandations à l’intention des entreprises multinationales. Le pacte mondial des Nations Unies, ou Global Compact, énonce, quant à lui, dix principes touchant les droits de l’homme, les normes du travail, l’environnement 1
M. Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, Le Seuil, Essais, 1998, p. 199. M. Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, op. cit., p. 14 ; F. Ost, « Mondialisation, globalisation, universalisation. S’arracher encore et toujours à l’état de nature », in Ch.‑A. Morand (dir.), Le droit saisi par la mondialisation, Bruylant, Université Libre de Bruxelles, 2001, p. 6. 3 J.‑M. Servais et M.‑A. Moreau, « Quel avenir pour l’OIT ? », Revue de droit du travail, 2012, p. 530. 2
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Privatisation des normes de l’entreprise
et la lutte contre la corruption. Ce pacte est conçu comme un réseau d’entreprises et d’autres parties prenantes, auquel les entreprises adhèrent librement en proclamant publiquement leur volonté de mettre en œuvre les valeurs qu’il énonce et d’assurer la promotion de celles-ci dans leur entreprise et leur sphère d’influence. Les référentiels internationaux, telles la « Global Reporting Initiative » ou la récente ISO 26 000, parue le 1er novembre 2010, aident, pour leur part, les entreprises à évaluer l’impact économique, social et environnemental de leurs activités mais il s’agit de normes d’application volontaire qui pour l’une propose des référentiels d’indicateurs, pour l’autre formule des lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale et non des exigences susceptibles de donner lieu à un processus de certification. L’Union européenne affirme, pour sa part, sa volonté de contribuer, dans ses relations externes, « à la protection des droits de l’homme, en particulier ceux de l’enfant, ainsi qu’au respect et au développement du droit international »4. L’Union européenne entend, par ailleurs, contribuer à assurer, dans un contexte de mondialisation économique, la promotion des normes sociales et environnementales principalement par la voie de la responsabilité sociale des entreprises, les États membres et les institutions européennes étant incités à promouvoir la mise en œuvre par les entreprises de bonnes pratiques de RSE5. La Commission, dans sa communication sur la stratégie UE 2020, envisage la RSE comme « facteur clef pour la confiance à long terme des employés et des consommateurs »6. Dans sa résolution du 25 novembre 2010, le Parlement européen dit que la RSE « constitue un composant essentiel du modèle social européen »7 et « est un outil efficace pour améliorer la compétitivité, les compétences et les possibilités de formation, la sécurité au travail et l’environnement de travail, protéger les droits des travailleurs et les droits des communautés locales et indigènes, promouvoir une politique durable de l’environnement et encourager l’échange de bonnes pratiques aux niveaux local, national, européen et mondial, même si » – préciset-il tout de même – « bien entendu, elle ne saurait se substituer ni à la réglementation du travail ni aux conventions collectives, générales ou sectorielles »8. Cette 4 L’article 3 du traité sur l’Union européenne précise que « Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens. Elle contribue à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples, au commerce libre et équitable, à l’élimination de la pauvreté et à la protection des droits de l’homme, en particulier ceux de l’enfant, ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la charte des Nations Unies ». 5 Résolution du Parlement européen du 25 novembre 2010 sur la responsabilité sociale des entreprises dans les accords commerciaux internationaux (2009/2201 (INI)), J.O., C 99E, 3 avril 2012, p. 101, § 13. 6 Communication de la Commission, Europe 2020, Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive, Bruxelles, 3 mars 2010, COM(2010) 2020 final, p. 20. La Commission européenne affirmait déjà, dans une communication de 2006, son objectif de faire de l’Union européenne un « pôle d’excellence en matière de responsabilité sociale des entreprises », la RSE étant présentée comme « un aspect du modèle social européen », et constituant « un moyen de défendre la solidarité, la cohésion et l’égalité des chances dans le contexte d’une concurrence mondiale accrue » (Communication de la commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen, Mise en œuvre du partenariat pour la croissance et l’emploi : faire de l’Europe un pôle d’excellence en matière de responsabilité sociale des entreprises, Bruxelles, 22 mars 2006, COM(2006) 136 final). 7 La responsabilité sociale des entreprises dans les accords commerciaux internationaux, Résolution du Parlement européen du 25 novembre 2010 sur la responsabilité sociale des entreprises dans les accords commerciaux internationaux (2009/2201(INI)), précitée. 8 Id., § 10.
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dernière réserve est révélatrice de la tension existant entre les sources normatives traditionnelles d’encadrement du travail et les voies normatives émergentes qui accompagnent la mondialisation. Le Conseil des droits de l’homme a, pour sa part, réaffirmé le rôle de l’État dans le contrôle du respect des droits de l’homme notamment par les entreprises9. Toutefois, les contraintes pesant sur les États permettent de douter de la capacité de ces derniers à assurer une protection effective des droits fondamentaux des salariés dans les lieux de production. Les nouvelles gestions publiques induisent, en effet, un affaiblissement des moyens financiers alloués aux structures administratives de contrôle10. Les États ne sont, par ailleurs, pas à même de contrôler les activités transnationales des entreprises dont le siège social est localisé sur leur territoire, celles-ci dépassant largement leur champ géographique d’action. Par ailleurs, les pays producteurs ne disposent pas des infrastructures publiques et administratives leur permettant de répondre aux exigences du droit international des droits de l’homme. Ils ne sont d’ailleurs pas incités à les développer par la Banque mondiale et le FMI qui plaident pour un État a minima et privilégient des processus privés de contrôle. À côté de la responsabilité des États, c’est celle des entreprises garantes du respect des normes sociales et internationales dans une économie mondialisée qui continue à être affirmée11. Ce sont les entreprises transnationales – acteurs principaux de la mondialisation – qui sont invitées à assumer une responsabilité sociale et environnementale en prenant la mesure des effets sociétaux de leurs activités globalisées. L’ISO 26 000 définit la responsabilité sociale des entreprises (RSE) comme la « responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et de ses activités sur la société et sur l’environnement, se traduisant par un comportement transparent et éthique qui : contribue au développement durable, y compris à la santé et au bien-être de la société ; prend en compte les attentes des parties prenantes ; respecte les lois en vigueur et est compatible avec les normes internationales ; et est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en œuvre dans ses relations ». Les entreprises transnationales, incitées à assurer la promotion des normes sociales et environnementales, tant dans leurs relations internes qu’externes, 9
Principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme. Mise en œuvre du cadre de référence « respecter, protéger, réaliser », Rapport final du Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, doc. ONU A/HRC/17/31, approuvé par la résolution 17/4 du Conseil des droits de l’Homme du 16 juin 2011. 10 Les pays développés n’y échappent pas comme l’explique T. Bartley, « Certifying Forests and Factories : States, Social Movements and the Rise of Private Regulations in the Apparel and Forest Products Fields », Politics and Society, 2003, 31(3), p. 433. En France, l’inspection du travail comptait 775 inspecteurs du travail et 1482 contrôleurs en 2010 pour assurer le contrôle de 1 820 000 entreprises rassemblant 18 270 000 de salariés (L’inspection du travail en France en 2010, Bilans & rapports, Ministère du travail, de l’emploi et de la santé, Paris, 2011, p. 7) 11 Principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme, précité, pp. 13 et s.
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recourent à des instruments de soft law. Les normes à texture molle se multiplient à l’intérieur des entreprises : chartes privées et codes de bonne conduite affichent la démarche éthique de l’entreprise. Ce mouvement d’autorégulation des entreprises se trouve toutefois concurrencé par le développement de mécanismes privés de certification portés par les organisations non-gouvernementales (ONG) et soutenus par les pouvoirs publics. Compte tenu du contexte d’émergence des normes éthiques, c’est la voie de l’autorégulation qui semble encore être privilégiée tant par les entreprises transnationales que par certains acteurs institutionnels soucieux de préserver la compétitivité de ces dernières. Nous en mesurerons toutefois les limites normatives avant de mettre en question la voie alternative des mécanismes privés de certification portés par des ONG.
II. Les limites normatives de l’autorégulation 1. Le mouvement de privatisation des normes Le déclin de l’État providence dans les pays développés, accompagné de la globalisation des échanges avec les pays émergents, ont favorisé une mutation profonde de la production normative12. L’intensification des activités économiques transnationales a, en effet, mis en exergue les limites normatives des instruments juridiques étatiques contraints par le principe de territorialité. Alors que l’État reste enserré par ses limites géographiques, sous l’effet de la mondialisation, les frontières s’estompent et les ordres publics nationaux s’affaiblissent. La scène internationale n’est plus limitée aux relations interétatiques mais s’ouvre aux sujets privés qui jouent désormais un rôle actif dans l’émergence d’un dispositif normatif transnational. La diffusion, à l’échelle mondiale, du modèle néolibéral s’accompagne d’une privatisation qui, au-delà des outils de production, atteint les normes qui les encadrent. Les institutions internationales se révèlent, elles aussi, affaiblies face à la puissance des entreprises transnationales désormais placées au cœur de la production normative mondialisée. Les pouvoirs privés économiques deviennent producteurs de normes notamment en participant, à l’égal des États, à la conclusion d’accords de commerce et d’investissement13 mais aussi en œuvrant à la mise en place d’une régulation privée. La mondialisation bouscule donc les processus normatifs traditionnels et entraîne un déplacement des lieux de production de la norme des pouvoirs publics vers les acteurs privés. Ce mouvement s’observe particulièrement s’agissant des modes 12 Sur les effets de la mondialisation sur le droit, notamment : E. Loquin et C. Kessedjan (dir.), La mondialisation du droit, Litec, 2000 ; D. Mockle, Mondialisation et État de droit, Bruxelles, Bruylant, 2000 ; Ch.‑A. Morand (dir.), Le droit saisi par la mondialisation, Bruylant, Université Libre de Bruxelles, 2001, p. 6 ; A.‑J. Arnaud, Entre modernité et mondialisation. Cinq leçons d’histoire de la philosophie du droit, L.G.D.J., coll. Droit et société, 2004 ; S. ChassagnardPinet, « La globalisation, facteur de densification normative », in C. Thibierge et alii, La densification normative, Découverte d’un processus, Paris, Mare et Martin, coll. Libre Droit (à paraître). 13 M. Delmas-Marty, Pluralisme ordonné, Seuil, 2006, p. 173.
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d’émergence et de diffusion des normes sociales et environnementales. Des voies normatives variées sont empruntées en ce domaine mais les acteurs privés en sont le plus souvent les auteurs et promoteurs. Impuissant à imposer unilatéralement des normes de conduite efficaces en ce domaine, l’État consulte, invite les parties prenantes à négocier, favorise l’adoption d’accords entre les acteurs mobilisés. La perte de légitimité des pouvoirs publics a permis une prise de pouvoir normative des acteurs privés, parfois encouragée par les États eux-mêmes au travers des nombreuses subventions publiques qui leur ont été accordées. L’affaiblissement de l’activité de contrôle de l’État a favorisé le développement d’interlocuteurs variés, tels que les agences de certification et d’audit social et environnemental, devenus parties prenantes de l’élaboration et du contrôle de l’application des normes. Le processus décisionnel nécessite désormais une mise en réseau d’acteurs diversifiés parmi lesquels les pouvoirs publics ne sont, au mieux, qu’un des intervenants14. L’ISO 26 000 est ainsi née à l’initiative des associations de consommateurs et a été élaborée selon un mode consensuel impliquant les différents acteurs de la RSE. Se développe un processus participatif d’élaboration de la norme associé à une promotion du contrat. La mondialisation renforce ainsi le mouvement de contractualisation de la société15, marqué par la suspicion d’obéir à une idéologie néolibérale limitant le rôle de l’État à celui de gardien du bon fonctionnement des mécanismes de marché et qui voudrait que la modernisation de la société passe par le contrat, sous-entendu le contrat conclu entre parties prenantes privées, dont serait exclu l’État.
2. La responsabilité des entreprises d’assurer une protection mondialisée des droits de l’homme Face à ce constat d’un déplacement des lieux de pouvoirs de l’État vers les multinationales et de l’inefficacité relative des outils normatifs classiques, ce sont les entreprises qui sont appelées à endosser la responsabilité sociale d’une protection mondialisée des droits fondamentaux. Enjointes par les institutions publiques internationales, régionales et nationales de promouvoir les bonnes pratiques, les entreprises empruntent la voie de l’autorégulation et édictent des normes privées regroupées en chartes éthiques ou codes de bonne conduite.
14 Pour une analyse de l’implication des acteurs privés dans le processus d’élaboration des normes : F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Publications des Presses universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002. 15 Sur ce phénomène : A. Supiot, « La contractualisation de la société », in Y. Michaux (éd.), Université de tous les savoirs, vol. 2, Qu’est-ce que l’humain ?, Paris, O. Jacob, 2000, p. 156‑167 ; Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005 ; S. Chassagnard-Pinet et D. Hiez (dir.), Approche critique de la contractualisation, L.G.D.J., coll. Droit et société, Recherches et travaux no 16, 2007 ; Approche renouvelée de la contractualisation, PUAM, 2007 ; La contractualisation de la production normative, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2008 ; L. Hennebel et G. Lewkowicz, « La contractualisation des droits de l’homme. De la pratique à la théorie du pluralisme politique et juridique », in Repenser le contrat, Paris, Dalloz, 2009.
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Privatisation des normes de l’entreprise
La RSE est définie dans le Livre vert de 2001 comme « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes »16. À l’occasion de sa communication du 25 octobre 2011, la Commission a formulé une nouvelle définition de la RSE, désormais entendue comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société »17. Si la mention du caractère volontaire de la démarche disparaît de la définition, cette évolution ne semble pas dénoter un changement de cap radical de la Commission qui rappelle d’ailleurs qu’« il importe que la RSe se développe sous l’impulsion des entreprises elles-mêmes ». Il semble toutefois que la Commission a voulu inciter les pouvoirs publics à assumer « un rôle de soutien en combinant intelligemment des mesures politiques facultatives et, le cas échéant, des dispositions réglementaires complémentaires »18. Les entreprises devraient donc conserver en la matière une grande liberté aussi bien quant au processus mis en œuvre pour intégrer, dans leurs activités, les préoccupations sociales et environnementales, qu’au contenu donné aux normes éthiques adoptées. Lorsqu’elles sont engagées dans une démarche d’élaboration d’un outil d’autorégulation « Les entreprises adoptent, selon la Commission européenne, un comportement socialement responsable en allant au-delà des prescriptions légales et elles s’engagent dans cette démarche volontaire parce qu’elles jugent qu’il y va de leur intérêt à long terme »19. La RSE repose donc sur une démarche volontaire qui amène des entreprises à édicter des normes éthiques complémentaires du droit étatique. Les codes de conduite peuvent alors être définis comme « un accord ou un ensemble de règles qui ne sont pas imposés par les dispositions législatives, réglementaires ou administratives d’un État membre et qui définissent le comportement des professionnels qui s’engagent à être liés par lui en ce qui concerne une ou plusieurs pratiques commerciales ou un ou plusieurs secteurs d’activité »20. La prolifération de ces codes amène plusieurs réserves. C’est tout d’abord la grande diversité du contenu des normes que ces instruments renferment qui est relevée. Apparaissent alors les limites de l’autorégulation comme promoteur des normes éthiques, l’entreprise transnationale faisant le choix des droits de l’homme qu’elle consent à protéger et des processus de contrôle et de sanction auxquels elle accepte de se soumettre. Est-il « acceptable », relève un auteur, 16
Commission européenne, « Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises », Bruxelles, Livre vert, COM(2001) 366 final, 18 juillet 2001 – J.O.C.E. C5-0161/2002, repris ensuite dans le livre blanc Communication de la Commission concernant la RSE : une contribution des entreprises au développement durable (COM(2002)0347). 17 Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au comité économique et social européen et au comité des régions, COM(2011), 681 final. 18 Ibid. 19 Commission européenne, « Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises », op. cit. 20 Article 2 f de la directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis à vis des consommateurs sur le marché intérieur, J.O.U.E. L-149/22, 11 juin 2005.
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« que sur un plan éthique comme juridique, que l’entreprise transnationale ait cette liberté de choisir ou d’ignorer tel ou tel droit fondamental des travailleurs et de se référer à telle norme juridique plutôt qu’à telle autre, au nom de l’autorégulation, ou, mieux, au nom du caractère volontaire de ses engagements de RSE ? »21. L’autorégulation conduit à un « self service normatif »22 difficilement acceptable lorsque ce sont des droits de l’homme qui sont les produits offerts au choix de la multinationale. C’est ensuite la grande variabilité de la force normative des codes de conduite et chartes éthiques qui est relevée, certains étant dotés de procédures de contrôle et de sanction, d’autres en étant dépourvus créant ainsi un certain flou quant à la valeur juridique de ces instruments23.
3. La force contraignante des instruments d’autorégulation Les instruments d’autorégulation jouent sur une certaine ambiguïté terminologique, en mobilisant une référence à des supports juridiques – codes, chartes – dotés d’une force contraignante24. Ils étaient pourtant à l’origine essentiellement conçus comme des outils de communication25, renfermant des déclarations d’intention et postures éthiques ne devant entraîner aucun engagement juridique. Ils pourraient toutefois se voir réinvestis d’une certaine force normative. Il faut, en effet, revenir au processus d’édiction des ces normes éthiques pour en mesurer la portée normative. Les instruments juridiques de la RSE à vocation interne sont majoritairement adoptés de manière unilatérale par la direction de l’entreprise. Leur élaboration donne rarement lieu à une négociation collective. Les juges pourraient, de ce fait, être tentés de rapprocher ces normes éthiques de catégories juridiques classiques fondées sur l’exercice d’un pouvoir unilatéral et d’appliquer aux chartes éthiques et codes de conduite le régime juridique du règlement intérieur26. L’exemple français illustre cette potentialité (voir encadré). 21
I. Daugareilh, « La Responsabilité sociale des entreprises, un projet européen en panne », in Sociologie du travail, no spécial, L’Europe sociale, no 4, vol. 51, 2009. A. Supiot, « Du nouveau au self-service normatif : la responsabilité sociale des entreprises », in Analyse juridique et valeurs en droit social, Études offertes à J. Pélissier, Paris, Dalloz, 2004, p. 541. 23 I. Desbarats, « La valeur juridique d’un engagement dit socialement responsable », JCP E, 2006, 1214. ; E. Mazuyer, « La force normative des instruments adoptés dans le cadre de la resposanbilité sociale des entreprises », in C. Thibierge, La force normative. Naissance d’un concept, L.G.D.J., 2009 ; P. Deumier, « Chartes et codes de conduite des entreprises. Les degrés de normativité des engagements éthiques », R.T.D. civ., 2009, p. 77 ; E. Mazuyer, « L’autorégulation des entreprises par les codes de conduite : un mécanisme effectif pour les engagements éthiques ? », in Y. Kerbrat, H. Guerari (éd.), L’entreprise dans la société internationale, Pedone, 2010, p. 197. 24 E. Mazuyer, « La force normative des instruments adoptés dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises », précité. 25 Envisageant le RSE comme un « mécanisme informationnel » : S. Robin-Olivier, « La responsabilité sociale de l’entreprise », Revue de droit du travail, 2011, p. 395. 26 Voir la circulaire DGT 2008/ du 19 novembre 2008 relative aux chartes éthiques, dispositifs d’alerte professionnelle et au règlement intérieur mais aussi I. Desbarats, « La valeur juridique d’un engagement dit socialement responsable », précit. ; P. Deumier, « Chartes et codes de conduite des entreprises. Les degrés de normativité des engagements éthiques », précit. ; I. Daugareilh, « La Responsabilité sociale des entreprises, un projet européen en panne », précit. 22
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Les engagements unilatéraux de l’entreprise et leur reconnaissance juridique : le cas de la France Les codes de conduite et chartes éthiques à usage interne, au contenu et au degré de précision variables, énoncent les engagements et obligations respectifs de l’employeur et des salariés dans le cadre de l’exécution du contrat de travail. Ils peuvent contenir des dispositions relevant du champ légal du règlement intérieur tel que défini en France par l’article L. 1321-1 du Code du travail. Ils peuvent ainsi être qualifiés d’adjonction au règlement intérieur s’ils renferment des « règles générales et permanentes relatives à la discipline »27. Cette qualification a pour effet d’affecter leur validité lorsque leur procédure d’élaboration ainsi que leur contenu ne sont pas conformes aux dispositions du Code du travail applicables en la matière28. Une juridiction française a ainsi relevé que « Le code de conduite et les instructions adjointes constituent des prescriptions générales et permanentes au sens de l’article L. 122-39 du Code du travail et constituent à l’évidence une modification du règlement intérieur qui aurait dû être présentée pour avis au comité d’entreprise »29. Le Conseil d’État français a, par ailleurs, reconnu l’existence d’un pouvoir normatif de l’employeur, qui peut s’exprimer par la formulation de règles générales et permanentes, en dehors des domaines – la discipline et les règles d’hygiène et de sécurité – et des cas qui relèvent du règlement intérieur. Il a ainsi été jugé que la violation d’une règle déontologique contenue dans une note de service constitue une faute susceptible d’entraîner un licenciement du salarié sans qu’il soit nécessaire que cette règle soit incorporée au règlement intérieur30. L’employeur peut donc édicter, dans et hors du règlement intérieur, des normes variées relatives à l’organisation de l’entreprise qui doivent toutefois ne pas apporter de restrictions injustifiées ou disproportionnées aux libertés individuelles et collectives. Expression du pouvoir de direction de l’employeur, ces normes sont dotées d’un pouvoir contraignant et leur violation est susceptible d’entraîner le prononcé d’une sanction disciplinaire. À l’inverse, les engagements unilatéraux, pris par l’entreprise en dehors du champ du règlement intérieur, peuvent être invoqués à leur profit par les salariés31.
27
Article L.1321-1-3° du Code du travail. Voir pour une application, C.E. fr., 27 juillet 2005, Revue de jurisprudence sociale, 2005, no 1089. Circulaire DGT 2008/22 du 19 novembre 2008 relative aux chartes éthiques, dispositifs d’alerte professionnelle et au règlement intérieur. 29 Tribunal de Grande Instance, Nanterre, 6 octobre 2004, Revue de jurisprudence sociale, 2004, no 1244. Voir aussi P. Waquet, « Règlement intérieur, charte éthique et système d’alerte. À propos du jugement du 19 octobre 2007 du TGI de Nanterre », Semaine sociale Lamy, 2007, no 1378. 30 C.E. fr., 11 juin 1999, no 195706. M. Véricel, « L’employeur dispose-t-il d’un pouvoir normatif en dehors du domaine du règlement intérieur ? », Droit social, 2000, p. 1059. 31 Le pouvoir normatif de l’employeur trouve pour limite l’article L.1121-1 du Code du travail qui dispose que « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». 28
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Les codes de conduite et chartes privées peuvent aussi être employés à usage externe : ils sont alors appliqués dans la relation que l’entreprise noue avec ses cocontractants fournisseurs, sous-traitants, partenaires. L’entreprise dotée d’un tel dispositif normatif peut en imposer le respect à son cocontractant par le biais d’une clause contractuelle de renvoi. Le cocontractant sera alors tenu, au titre de ses obligations contractuelles, de respecter les normes énoncées. En cas d’inexécution ou de mauvaise exécution, les sanctions contractuelles classiques seront susceptibles d’être appliquées. Les contrats prévoient souvent comme sanction principale le déréférencement, i.e. la sortie du fournisseur de la liste des soustraitants agréés ou la fin de relation contractuelle commerciale. Ces sanctions interviennent très rarement en pratique, le nombre de non-conformités majeures relevées étant relativement faibles. Le délai (six mois la plupart du temps) laissé à l’entreprise pour une mise en conformité permet, en outre, aux entreprises de prendre les mesures nécessaires afin d’éviter la fin de la relation commerciale. Produits majoritairement de l’autorégulation ou d’une hétérorégulation « bien maîtrisée », les codes de conduite et chartes privées présentent donc une grande diversité quant à la nature des normes prescrites et surtout leur force contraignante. Outre le contenu de ces référentiels, c’est aussi l’efficacité des mécanismes de contrôle de leur application, au premier rang desquels figurent les mécanismes privés de certification sociale et environnementale, qui doit être interrogée.
III. La mise en question des mécanismes privés de certification sociale et environnementale 1. Le contexte d’émergence des mécanismes privés de certification sociale et environnementale La mondialisation des échanges économiques, consécutive au développement des accords de libre-échange entre pays, a eu pour conséquence principale l’afflux de capitaux financiers dans des pays pauvres abondants en main d’œuvre et relativement peu développés, tant sur le plan économique que sur celui des infrastructures publiques et administratives. Ceci a produit une série de bouleversements socio-économiques. Le développement soudain des capacités de production a rapidement généré un ensemble de problématiques sociales et environnementales, principalement du fait de la faiblesse des infrastructures publiques sensées les contrôler (inspection du travail, agence de protection de l’environnement) dans des pays où ces questions paraissent moins urgentes. L’incapacité à prélever et à orienter efficacement une partie du produit du développement économique en raison de multiples facteurs (corruption, fraude fiscale, absence de structure de collecte ou structures inefficaces), combinée au phénomène de dumping social incitant peu les pays à renforcer leurs capacités de contrôle dans ces domaines, sont également des causes souvent mises en avant pour expliquer ces effets néfastes de la mondialisation dans les pays exportateurs. Les condi-
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tions de travail dans les secteurs d’exportation restent toutefois paradoxalement moins mauvaises que dans les autres secteurs de l’économie des pays en développement, ces derniers retenant moins l’attention des observateurs internationaux et surtout des consommateurs occidentaux32. Le dernier rapport de l’OIT sur les conditions globales de travail dans le monde souligne néanmoins une détérioration sensible de la situation des secteurs d’exportation dans ces pays et relève un transfert de la main d’œuvre vers le secteur informel33. Ces effets néfastes de la mondialisation ont été dénoncés très tôt par les travailleurs locaux concernés, relayés ensuite par les syndicats de travailleurs occidentaux qui ont essayé de s’attaquer au problème en optant pour des tactiques allant de l’activisme syndical classique (reposant sur la reconnaissance et le renforcement des capacités des organisations de travailleurs) au développement de codes de conduite d’entreprises ou encore à la constitution de mouvements sociaux34. Plus récemment, les syndicats de travailleurs ont été rejoints par les ONG de défense des droits de l’homme et de protection de l’environnement du Nord qui se sont emparées de ces thématiques. Bartley attribue à plusieurs facteurs l’émergence de mécanismes privés de certification portés par des ONG aux États-Unis à la fin des années 1980, notamment dans les secteurs des industries textile et forestière35: cette évolution viendrait notamment de ce que les ONG dénonçant les mauvaises pratiques d’entreprises ont pu mobiliser l’opinion publique et attirer l’attention des consommateurs sur les pratiques des entreprises, et de la volonté des pouvoirs publics de répondre à un contexte institutionnel néolibéral limitant fortement toute intervention directe des pouvoirs publics dans la régulation sociale et environnementale du commerce international. Bartley insiste particulièrement sur le rôle selon lui central que les politiques ont joué, notamment l’administration Clinton qui a financé et soutenu ces initiatives afin d’apporter une solution aux effets de la mondialisation qui soit compatible avec les règles de l’OMC. L’appui des politiques, ainsi que le peu de crédibilité accordé par les consommateurs aux initiatives d’autorégulation des entreprises, semblent avoir été décisif dans la collaboration entre les pouvoirs publics, les entreprises et les ONG pour le développement de ces mécanismes multi parties prenantes. Du côté des pouvoirs publics européens, le soutien porté à ces outils a été assez ambivalent, en l’absence de consensus au sein de la Commission européenne sur la meilleure façon de favoriser le développement d’une RSE des entreprises européennes. Pour simplifier, la position de la DG Industrie consistait à favoriser l’autorégulation des entreprises en subventionnant les initiatives allant en ce sens telles que les codes de conduites d’entreprises et autres chartes, tandis que la 32 F. R. Khan, K. A. Munir, H. Willmott, « A dark side of institutional entrepreneurship : Soccer balls, child labour and postcolonial impoverishment », in Organization Studies, 28/7, 2007, p. 1055. 33 Global Employment Trends 2012 / International Labour Office – Geneva : ILO, 2012. 34 Clean Clothes Campaign en Europe et Collectif Ethique sur étiquette en France. 35 Voy. aussi T. Bartley, « Certifying Forests and Factories : States, Social Movements and the Rise of Private Regulations in the Apparel and Forest Products Fields », précité.
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DG Emploi et Affaires sociales plaidait en faveur des initiatives des ONG et des syndicats en la matière (code de conduite de la Campagne vêtements propres par exemple). Le résultat des débats du Forum Multipartite36 (2002-2006) ayant réuni les principaux représentants des acteurs économiques, syndicaux, associatifs au niveau européen montre que la vision de la DG Industrie s’est imposée, semble-t-il à la faveur des arguments mettant en avant la nécessité de préserver la compétitivité des entreprises européennes et de ne pas les pénaliser en leur imposant des contraintes auxquelles leurs homologues américaines et chinoises ne seraient pas soumises. De ce fait, les mécanismes privés de certification sont apparus en Europe avec un décalage de quelques années et une implication variable37 des États. En Grande-Bretagne, l’initiative Ethical Trading Initiative (ETI) a vu le jour grâce au soutien important du gouvernement britannique, tandis que l’initiative néerlandaise Fair Wear Foundation (FWF) semblait ne pas bénéficier des mêmes avantages. En France, c’est dans le domaine du textile professionnel qu’a été lancée une initiative similaire portée par l’ONG Yamana38 et subventionnée, à sa création, par le Ministère des Affaires Étrangères (MAE). Inséré au sein du dispositif plus large de la Plate-forme du commerce équitable (PFCE), le MAE justifiait sa stratégie de subventionnement d’ONG et de PME du secteur du commerce équitable par le fait que leur action participe à la construction de filières de production contribuant au recul de la pauvreté, à la réduction des inégalités et à la promotion du développement durable39.
2. Le fonctionnement des mécanismes privés de certification sociale et environnementale en question Les mécanismes de certification privée reposent sur l’adhésion d’une entreprise découlant de la signature d’un contrat qui fixe les obligations faites à chacune des parties et les sanctions auxquelles celles-ci s’exposent en cas de non-respect des clauses contractuelles. La plupart du temps, les entreprises signataires doivent accepter d’être auditées mais surtout de faire auditer leurs fournisseurs à une fréquence variable par les ONG ou des cabinets d’audit mandatés à cet effet40. Suite à l’audit, un rapport mentionne les éventuelles lacunes observées et, en fonction de la gravité de ces dernières, fait des préconisations aux usines. La bonne observation de celles-ci sera vérifiée lors d’un contre audit qui intervient la plupart du temps six mois après le premier. En cas de non-respect des recommandations, le contrat prévoit une gradation dans les sanctions appli-
36
Pour plus de précisions voir O. De Schutter, « Corporate Social Responsibility European Style », European Law Journal, vol. 14, no 2, 2008, p. 203. Lire à ce sujet D. O’Rourke, « Multi-stakeholder Regulation : Privatizing or Socializing Global Labor Standards ? », World Development, vol. 34, no 5, 2006, pp. 899‑918. 38 G. Delalieux, Une approche critique des dimensions politiques de la gestion des ONG, Thèse en sciences de gestion, IAE de Lille, Université de Lille 1, 2007. 39 http://f3e.asso.fr/IMG/pdf/contrib_MAE-_G_Beville.pdf 40 À la différence des inspecteurs du travail, les auditeurs n’ont aucun droit de rentrer dans les entreprises, ces dernières décident ou non de laisser pénétrer les auditeurs dans leurs usines.
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cables aux entreprises : avertissement, exclusion temporaire et, en dernier recours, exclusion définitive.
3. Les limites de l’audit social De nombreuses critiques, dont certaines, et non des moindres, émanent d’anciens auditeurs sociaux, ont été formulées à l’encontre des méthodes employées par les cabinets d’audit social et environnemental classique. S’inscrivant dans une démarche qualifiée par certains de néocoloniale41, caractérisée par un grand attachement des donneurs d’ordre au contrôle42, l’audit social semblerait plus s’inscrire dans une démarche de gestion du risque réputationnel (le cabinet engageant sa réputation en cas de scandale) que d’une démarche d’amélioration réelle des conditions de travail. Ces critiques soulignent une fréquence des contrôles – tous les 4 ans en moyenne pour les principaux mécanismes de certification textiles et forestiers par exemple – et une durée – un à deux jours – insuffisantes pour la crédibilité du contrôle, des référentiels pas assez exigeants, ou encore des auditeurs insuffisamment formés pour détecter les situations de « non-conformité »43. Il est à noter ici que les audits proposés par d’autres organisations à but non lucratif diffèrent sensiblement du modèle classique de l’audit social44. Les objectifs visés ne sont pas les mêmes pour ces organisations plus militantes qui visent à atténuer les injustices nées de la mondialisation ou à favoriser l’implantation syndicale chez les fournisseurs des multinationales et non à tirer un bénéfice commercial de leur activité. Le profil des auditeurs est là aussi différent, les auditeurs sont parfois des syndicalistes ou militants défenseurs des droits de l’homme ou parfois encore d’anciens employés des firmes auditées. L’absence de but lucratif et les motivations des auditeurs permettent à ces organisations de pratiquer des tarifs en général bien inférieurs à ceux de leurs concurrents du secteur à but lucratif. Néanmoins, les cas récents des partenariats ONG-Entreprise entre la FIDH et Carrefour ou encore Amnesty et Casino ont mis en lumière la capacité limitée des ONG à mener des audits efficaces, limites que les ONG concèdent d’ailleurs elles-mêmes.
41 R. Gray, « The social accounting project, Accounting, Organizations and Society : Privileging engagement, imaginings, new accountings and pragmatism over critique ? », in Accounting, organizations and society, vol. 27, 2002, 27, p. 687 ; G. Lehman, « Disclosing new worlds : a role for social and environmental accounting and auditing », in Accounting, Organizations and society, vol. 24, 1999, p. 217. 42 M. Power, La société de l’audit : l’obsession du contrôle, Paris, La Découverte, 2004. 43 Certains ex-auditeurs nous ont raconté comment les talkies-walkies étaient utilisés parfois par la sécurité pour prévenir de l’arrivée des auditeurs, et cela dans l’infime partie des cas où l’entreprise ne connaît pas à l’avance la date des audits. Un changement de musique dans l’usine peut aussi prévenir de la venue imminente des auditeurs. Parfois, ce sont des usines « vitrines » qui sont conçues spécialement pour répondre aux exigences des audits occidentaux pendant que d’autres usines ne sont pas déclarées ou que tout simplement une grosse partie de la production est confiée à des sous-traitants dans le secteur informel. 44 Ainsi, les audits très critiques réalisés par des organisations comme SOMO dans lesquels les auditeurs se font embaucher comme travailleurs pour s’infiltrer dans les usines, servent de support à des ouvrages non moins critiques : voy. O. Bailly, J‑M. Caudron, D. Lambert, Ikéa : un modèle à démonter ?, Ed. Luc Pire, 2006. Voy. aussi, plus récemment, dans le secteur de l’électronique (Outsourcing Labour, Migrant labour rights in Malaysia’s electronics industry, SOMO – Centre for Research on Multinational Corporation, 2013).
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De plus, s’agissant des fournisseurs des multinationales, le principal enjeu semble bien ne pas être de détecter les principaux dysfonctionnements mais d’arriver à améliorer ces conditions de travail en faisant appliquer une législation souvent existante mais pas respectée (défaut d’information sur la législation en vigueur, inspection du travail qui n’est pas en mesure de contrôler et d’appliquer des sanctions). Certaines critiques concernent l’implication même des ONG dans ces processus et soulignent le fait qu’une certification sérieuse nécessite des ressources logistiques, humaines et financières, dont les ONG ne disposent pas45.
4. Un bilan mitigé des mécanismes de certification Le développement des mécanismes privés de certification participe à la construction d’une véritable bureaucratie néolibérale, constituée quasiment exclusivement d’organisations basés dans les pays développés, qui sert d’intermédiaire entre les consommateurs du Nord qui sont mis en relation avec les producteurs du Sud. Cette médiation des mécanismes de certification remplace le plus souvent l’action d’acteurs traditionnels comme les pouvoirs publics, via une inspection du travail, ou des syndicats de travailleurs. Ces derniers, en particulier la mouvance qualifiée de contestataire, sont le plus souvent exclus de ces dispositifs. Le lien traditionnel qui prévaut au niveau de l’État entre conditions de travail et interactions entre partenaires sociaux – syndicats patronaux et de travailleurs – est rompu. Cette situation s’impose d’autant plus que dans de nombreux pays la liberté syndicale reste un horizon très lointain, et prévalent au contraire tantôt la répression syndicale quasi-systématique, tantôt une tolérance bien maîtrisée, voire l’existence de « faux » syndicats de travailleurs. La plupart des mécanismes de certification possèdent différents niveaux d’exigence quant aux critères sociaux et environnementaux requis. Ces différents niveaux cherchent à concilier l’impératif économique de maximisation du nombre d’entreprises adhérentes au mécanisme de certification – chaque adhésion représentant une cotisation pour l’ONG – avec l’impératif de qualité et d’exigence de l’initiative. La construction de ces initiatives repose, en effet, sur un équilibre délicat à trouver entre des objectifs antinomiques46 : d’une part, obtenir une adhésion forte des entreprises ; d’autre part, afficher un niveau d’exigence suffisant pour promouvoir efficacement les normes sociales et environnementales et susciter l’adhésion des consommateurs. Ces mécanismes posent, par ailleurs, une difficulté plus générale, qui est celle de rendre les conditions de travail dans les pays du Sud dépendantes de l’inclination des 45
D. Wells, « Too Weak for the Job : Corporate Codes of Conduct, Non-Governmental Organizations and the Regulation of International Labour Standards », in Global Social Policy, vol. 7, no 1, 2007, p. 51 ; S. Ponte, « Greener than Thou : The Political Economy of Fish Ecolabeling and Its Local Manifestations in South Africa », in World Development vol. 36, no 1, 2008, p. 159. 46 D.L. Levy, H.S. Brown, M. De Jong, « The Contested Politics of Corporate Governance : The Case of the Global Reporting Initiative », in Business Society, vol. 49, no 1, 2010, p. 88.
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consommateurs du Nord à faire des achats éthiques, cela d’autant plus que la qualité des informations fournies aux consommateurs varie grandement47. L’annexe du rapport de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au CESE et au Comité des régions relatif à l’exercice de surveillance du marché du commerce et de la distribution relève ainsi que « le consommateur ne dispose souvent que de peu d’informations sur la performance du commerçant en termes de responsabilité sociale. Il n’est donc pas en mesure d’effectuer un choix informé dans ses modes d’achat »48. Ce recours par les pouvoirs publics aux ONG et autres organismes de certification, qualifié parfois de phénomène d’externalisation49, pose également le problème de la théorisation implicite qui sous-tend la justification du recours à ces dispositifs, tant du côté des politiques que de celui des chercheurs. La dimension participative que ces dispositifs affichent, en réunissant de multiples acteurs, offre aux politiques un palliatif efficace pour parer aux reproches d’un système de démocratie représentative où les acteurs de la base ne seraient pas suffisamment entendus. Ensuite, le fait que ces dispositifs reposent sur des principes de marché, permet aux politiques de reprendre à leur compte le caractère de modernité et d’efficacité dont ces dispositifs sont « naturellement » affublés. Ces attributs apparents sont rarement mis en cause dans la recherche en gestion. Or il semblerait bien que derrière cette façade de démocratie participative, de transparence et d’efficacité, ces dispositifs contribuent à étendre des technologies de gouvernementalité et de domination des élites50. Bien loin d’aboutir à un accord recueillant l’assentiment des parties prenantes, les processus inspirés de l’éthique de la discussion habermassienne, auxquels plusieurs travaux se réfèrent51, conduisent la plupart du temps à retenir le plus petit dénominateur commun des positions défendues par les acteurs52. Dans le cas du développement de mécanismes de certification privés, une des caractéristiques principales des dispositifs mis en place par les ONG est leur propension à satisfaire les exigences des parties prenantes les plus influentes de la coalition, notamment les attentes émanant des industriels et des distributeurs, au détriment des acteurs plus faibles économiquement53. L’étendue des concessions parfois consenties (reporting volontaire des entreprises, informations non véri-
47
C. Jacquiau, Les coulisses du commerce équitable : Mensonges et vérités sur un petit business qui monte, Mille et une nuits, Broché, 2006. 48 Vers un marché intérieur plus efficace et plus équitable du commerce et de la distribution à l’horizon 2020 (COM(2010)0355). 49 M. Hely, Les métamorphoses du monde associatif, P.U.F. Paris, 2009. 50 Voir à ce sujet J. Murphy, « The dark side of the third sector », in R. Taylor (dir.), Third sector research, Springer, New York, p. 253 ; et R. Lipschutz, « Power, politics and global civil society », Millennium, vol. 33, no 3, 2005, p. 747. 51 A.G. Scherer, G. Palazzo, « Toward a poilitical conception of corporate responsibility – Business and society seen from a habermassian perspective », Academy of Management Review, 2008, 33, p. 773. 52 O. De Schutter l’a parfaitement démontré dans le cas du Forum Européen Multi Stakeholder lancé par la Commission Européenne (« Corporate Social Responsibility European Style », in European Law Journal, vol. 14, no 2, 2008, p. 203). 53 D.L. Levy, H.S. Brown, M. De Jong, « The Contested Politics of Corporate Governance : The Case of the Global Reporting Initiative », Business and Society, vol. 49 (1), 2010, p. 88.
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fiées) semble menacer jusqu’aux principes mêmes de fonctionnement des ONG qui se retrouvent entraînées dans des dérives parfois commerciales54. Soucieux d’éviter des surcoûts trop importants (augmentation des salaires, charges ou dépenses en matière de sécurité et d’environnement) et de continuer à garder des filières d’approvisionnement à bas coûts, les acteurs les plus puissants économiquement ont fini par rejoindre55 et favoriser le développement de ces mécanismes privés de certification mais entendent bien influer sur le processus auquel ils se soumettent. Quant aux acteurs les plus faibles, en admettant qu’ils aient réussi ne serait-ce qu’à faire partie de ces coalitions multi parties prenantes, ils ont bien du mal à se faire entendre56. Le niveau des négociations – à l’échelle locale, d’un groupe ou d’un secteur d’activité – à partir duquel les dispositifs de RSE sont développés a des conséquences sur la capacité des acteurs les plus faibles à se faire représenter et à faire valoir leurs intérêts. Quand, parfois, ces derniers réussissent à faire prévaloir leur point de vue, c’est dans le cadre d’une négociation locale et les avancées obtenues se limitent à cette échelle. Le processus doit ensuite être recommencé sur d’autres terrains où les ONG doivent mobiliser d’autres acteurs et ressources, sans que l’issue soit pour autant certaine. La capacité à mener une action organisée et soutenue sur le long terme est décisive dans ce genre de processus. Traditionnellement, l’action des mouvements sociaux s’essouffle si d’autres acteurs institutionnels plus puissants (syndicats, politiques) ne prennent pas rapidement le relais57. Sommées de revoir leur stratégie en participant au développement de solutions « pragmatiques » sur le terrain visant à concilier les intérêts de ces multiples parties prenantes, les ONG ont dû structurer leur action sur le long terme mais aussi et surtout repenser leur financement afin de développer ces dispositifs. Confrontées à un ensemble de contraintes et de pressions institutionnelles58, les ONG participent au développement de processus répondant aux exigences des parties prenantes les plus influentes (industriels, distributeurs, consommateurs des pays développés) au détriment d’outils efficaces d’amélioration du respect des droits de l’homme au travail et à une émancipation des travailleurs locaux.
54 G. Delalieux, « Politiques publiques et commercialisation des pratiques associatives : le cas du label social et environnemental d’une ONG française », Politiques et Management Public, vol. 27, no 1, 2010. 55 La plupart du temps en étant membre du Conseil d’Administration de ces associations. 56 F. R. Khan, K. A. Munir, H. Willmott, « A dark side of institutional entrepreneurship : Soccer balls, child labour and postcolonial impoverishment », in Organization Studies, 28/7, 2007, p. 1055. 57 I. Robinson, « The Consumer Dimension of Stakeholder Activism : The Anti-Sweatshop Movement in the United States », in M. Feher (ed.), Non-Governmental Politics, Cambridge, Mass : Zone Books, distributed by MIT Press, 2007, p. 200. 58 G. Delalieux, Une approche critique des dimensions politiques de la gestion des ONG, précité.
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5. Des solutions alternatives aux dispositifs privés de certification ? Bien qu’elles soient extrêmement rares, des solutions alternatives au développement de la certification privée existent. C’est le cas notamment du projet Better Factory Cambodia, piloté par l’OIT, développé sur la base d’un traité signé en 1999 entre les États-Unis d’Amérique et le Cambodge59. Cet accord a permis la construction d’un dispositif efficace de contrôle et d’amélioration des conditions de travail dans les usines textiles cambodgiennes depuis 2004. Pour la première fois de son histoire, l’OIT a délaissé le rôle de rédacteur de normes pour celui de contrôleur des conditions de travail dans les usines. Des contrôleurs cambodgiens locaux ont été recrutés avec le statut de personnel de l’OIT et sous la responsabilité hiérarchique de fonctionnaires internationaux de l’OIT. Malgré le succès assez largement reconnu du projet60, son extension à d’autres pays dans le cadre du projet Better Work de l’OIT reste pour l’instant limitée. Certains des facteurs clés pouvant expliquer en partie le succès du projet BFC nous semblent absents du projet Better Work : les quotas d’exportation de textile sur lequel reposait le traité commercial signé entre les États-Unis et le Cambodge en 1999, et constituant l’acte de naissance du projet BFC, ont été supprimés, la concentration importante des usines textiles autour de Phnom Penh, permettant de minimiser les coûts de contrôle, est spécifique au Cambodge mais surtout les financements publics se raréfient et obligent l’OIT à augmenter la part des financements privés. Cette différence de contexte économique est une source d’interrogation quant au succès de l’extension du projet BFC. Cela est d’autant plus vrai que Better Work fait face dans ces nouveaux pays à la concurrence des mécanismes privés de certification déjà implantés et soucieux de préserver leurs parts de marché.
IV. Conclusion Pensés initialement par les pouvoirs publics comme des dispositifs participant à la construction de filières d’approvisionnement responsables pour un coût raisonnable, et subventionnés à l’origine à ce titre par les pouvoirs publics, les mécanismes privés de certification bénéficient toujours d’un a priori favorable de la part des décideurs publics et organisations internationales61 bien que ces dispositifs semblent continuer à souffrir des rapports de force en présence dans le champ institutionnel et économique au sein duquel ils s’insèrent. Le principe de renta59
L. Beierlein et G. Delalieux, « Une alternative aux mécanismes privés de contrôle des conditions de travail : le projet Better Factories Cambodia de l’OIT », in Mondes en développement (à paraître). S. Polaski (2009) Harnessing Global Forces to Create Decent Work in Cambodia, ILO International Institute for Labour Studies, 2009 ; A. Shea, M. Nakayama, et J. Heymann, « Improving Labour Standards in Clothing Factories – Lessons from Stakeholder Views and Monitoring Results in Cambodia », Global Social Policy, 10(1), 2010, pp. 85‑110. 61 V. Principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme, précité. En plus d’appeler les États à renforcer leurs dispositifs administratifs visant à garantir le respect des droits de l’homme sur leurs territoires respectifs, ces Principes directeurs encouragent ensuite les pouvoirs publics à favoriser les mécanismes de règlement extra judiciaires des conflits au travail tels que les mécanismes de certification multi parties prenantes, considérées comme efficaces et peu coûteux. 60
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bilité économique et la concurrence à laquelle les acteurs de la certification sont soumis limitent l’efficacité de leur action en termes d’amélioration effective et généralisée des conditions de travail. Se pose alors la question de savoir si d’autres dispositifs de certification où les pouvoirs publics joueraient un rôle plus important (comme celui de l’OIT au Cambodge) ne permettraient pas d’atteindre de meilleurs résultats à la fois en termes de protection des travailleurs et en termes de coûts de fonctionnement du dispositif. Le domaine de la RSE reste donc, pour l’heure, celui de la diversité normative. Il peine à trouver son point d’équilibre faute d’un droit mondial unifié capable de contenir et d’ordonner ce pluralisme normatif et d’assurer une protection mondialisée des valeurs éthiques. Les expériences normatives développées en matière de responsabilité sociale des entreprises mettent en question le type de droit globalisé à construire. Entre le modèle universaliste qui tendrait à imposer un ordre normatif global selon un principe vertical hiérarchique et un système autorégulé qui, selon un modèle ultra-libéral, se construirait par des interactions purement horizontales, pourrait émerger, selon le vœu de Madame Delmas Marty, un modèle pluraliste qui nécessite « d’accepter l’idée d’un droit à géométrie variable, à plusieurs niveaux et à plusieurs vitesses »62 et suppose de trouver un point d’équilibre entre normativités publiques et normativités privées, normativités traditionnelles et normativités émergentes. Sandrine Chassagnard-Pinet Maître de conférences HDR en droit privé à l’Université Lille Nord de France (UDSL), co-directrice le Centre René Demogue (CRD&P), et membre de l’équipe de direction de la Maison européenne des sciences de l’homme et de la société de Lille. e-mail : sandrine.chassagnard-pinet@univ-lille2.fr
Guillaume Delalieux Maître de conférences en sciences de gestion à Sciences Po Lille, chercheur au CERAPS, UMR CNRS 8026 et chercheur associé à PRIMAL, Université de Nanterre. e-mail : guillaume.delalieux@sciencespo-lille.eu
62 M. Delmas-Marty, « La dimension sociale de la mondialisation et les transformations du champ juridique », conférence à l’Institut international d’études sociales, Genève, 2006.
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Dossier L’entreprise, titulaire de droits fondamentaux The enterprise as a holder of fundamental rights Jean-Philippe Tricoit
Résumé
Abstract
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’il paraît acquis que les personnes morales puissent être titulaires de droits fondamentaux, le présent article interroge certaines conséquences qui résultent de la reconnaissance de ces droits au profit des entreprises. Progressivement, les entreprises s’approprient les instruments de protection des droits et libertés fondamentales. Il en ressort l’élaboration par la jurisprudence européenne d’un régime juridique propre aux entreprises en matière de droits fondamentaux, régime juridique qui présente certains aspects préjudiciables à la cohérence des constructions théoriques et conduit à des conséquences paradoxales.
hile the extension of fundamental rights to legal persons is now widely accepted, this article questions certain consequences that are attached to recognizing such rights to enterprises. As enterprises gradually invoke fundamental rights in order to protect their interests, a specific legal regime develops, that presents a number of inconsistencies and leads to paradoxical outcomes.
I. Introduction
Q
ue la personne morale1 puisse être titulaire de droits fondamentaux, nul aujourd’hui n’en doute encore : nous sommes au-delà des débats des années 1970 ou 1980 où la question demeurait posée2. Toutefois, cette affirmation générale ne s’avère pas suffisamment précise, la notion de personne morale n’étant guère homogène3. La notion d’« entreprise » elle-même – cette entité que l’on veut désormais socialement responsable4, « citoyenne5 » et qui est parfois qualifiée d’« être vivant6 » – recouvre différentes acceptions7. En un premier sens, l’entre-
1
Sur la notion, G. Wicker, « Personne morale », Rép. civ. Dalloz (1998), 25 p. S. Marcus-Helmons (dir.), Les droits de l’homme et les personnes morales, Bruxelles, Bruylant, 1970, notamment le rapport de Heribert Golsong ; G. Cohen-Jonathan et al., Droits de l’homme en France, Dix ans d’application de la Convention européenne des droits de l’homme devant les juridictions judiciaires françaises, Strasbourg, Engel, 1984. 3 E. Decaux, « L’applicabilité des normes relatives aux droits de l’homme aux personnes morales de droit privé », R.I.D.C., 2002, pp. 552‑553. Cf. aussi la Conférence sur « l’entreprise et les droits fondamentaux » avec les interventions de Ch. Jamin, D. de Béchillon et J.‑P. Marguénaud, Cahiers du Conseil constitutionnel, no 29, octobre 2010. 4 Cf. D. de La Garanderie, « La reconnaissance et la promotion de la responsabilité sociale des entreprises par l’Union européenne », Journal des sociétés, no 69, 2009, pp. 10‑14. 5 F.‑G. Trébulle, « Personnalité morale et citoyenneté, considérations sur l’entreprise citoyenne », Rev. soc., 2006, p. 41. 6 Y. Gattaz, Le francilien des experts-comptables, no 60, 2007, p. 16. 7 Cf. les définitions in G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, Paris, PUF, 2008, p. 364. 2
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prise est l’exercice d’une activité économique qui peut se traduire par la conclusion d’un contrat spécial – le contrat d’entreprise8 – et qui est l’objet d’une liberté essentielle, la liberté d’entreprise ou liberté d’entreprendre. Dérivée de l’article 6 du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, dont l’article 1er, § 2, de la Charte sociale européenne (CSE) constitue l’équivalent, la liberté d’entreprise n’est énoncée expressément que par de rares textes, notamment l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CDFUE) ; la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) n’en fait pas mention9. « Ensemble structuré de personnes et d’éléments permettant l’exercice d’une activité économique qui poursuit un objectif propre10 », l’entreprise est une entité qui renvoie à une activité économique. Néanmoins, en un second sens, d’objet de droit, l’entreprise peut être appréhendée en tant que sujet de droit disposant d’un patrimoine, d’un nom, d’une nationalité et, plus généralement, de droits subjectifs. Or, parce qu’elle a un objet lucratif, l’entreprise tient une place à part dans le rang des personnes morales. À cet égard, en tant que personne morale, l’entreprise n’échappe pas à l’étreinte – parfois étouffante – des droits fondamentaux, étant tenue au profit des travailleurs, aux termes de la CEDH11 de respecter les droits qu’elle garantit, et étant simultanément redevable, en vertu de la CSE, d’une obligation d’information12 et d’une obligation de participation à leur égard13. Inversement, la CEDH et autres étant devenus des sources à part entière du droit des affaires14, les entreprises sont titulaires de droits fondamentaux15. Apparaît de cette façon l’intérêt d’analyser l’entreprise en tant que titulaire de droits fondamentaux afin de déceler les caractéristiques qui lui sont propres16. Dans cette optique, la reconnaissance des droits fondamentaux aux entreprises participe d’une instrumentation de ces droits au bénéfice de ces dernières (II). Pour canaliser cette instrumentation nécessaire, progressivement, la jurisprudence européenne a établi un embryon d’autonomie qui fait tâche d’huile et compose, de cette manière, un régime juridique autonome propre aux entreprises (III).
8
Articles 1779 et s., C. civ. fr. Cf. O. De Schutter, « L’accès des personnes morales à la Cour européenne des droits de l’homme », in Avancées et confins actuels des droits de l’homme aux niveaux international, européen et national. Mélanges offerts à Silvio Marcus Helmons, Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 83‑108. 10 En ce sens, C.J., 11 mars 1997, Süzen, C-13/95, point 13. 11 Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Delgado c. France, 14 novembre 2000, req. no 19862/92. 12 Articles 21 CSE. 13 Articles 22 CSE. 14 Par ex., J.‑Fr. Flauss, « La Convention européenne des droits de l’homme, une nouvelle interlocutrice pour le juriste d’affaires », R.J.D.A., no 6, 1995, p. 524. 15 Par ex., Th. Bombois, La protection des droits fondamentaux des entreprises en droit européen répressif de la concurrence, Bruxelles, Larcier, 2012, 304 p., Préf. D. Waelbroeck. 16 Cf. notamment R. Dumas, CEDH et droit des affaire, Procès équitable, droits de la défense, respect du droit de propriété, respect du domicile, liberté d’expression publicitaire, Paris, F. Lefebvre, 2008, 437 p. 9
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II. Une instrumentation des droits fondamentaux Une tendance récente conduit à assimiler les personnes morales aux êtres vivants : « les années 1990 et 2000 ont vu émerger une nouvelle approche des personnes morales, à forte tendance anthropomorphique : la jurisprudence tend à leur accorder des droits et des facultés jusqu’alors réservées aux personnes physiques »17. Facilitant l’application des instruments de protection des droits fondamentaux aux entreprises, cette conception transforme les droits fondamentaux en de véritables instruments de pression (B) et de protection des intérêts patrimoniaux (A) des entreprises.
A. Un instrument de protection des intérêts patrimoniaux des entreprises Rares sont les textes internationaux qui assurent aux personnes morales – et partant aux entreprises – la protection de droits fondamentaux. La seule véritable illustration est celle de l’article 1er du Protocole additionnel no 1 à la CEDH concernant le droit de propriété qui figure l’esprit dans lequel s’appliquent les droits fondamentaux aux entreprises. En réalité, les droits fondamentaux semblent parfois ne constituer qu’un paravent qui permet aux juridictions de défendre au mieux les intérêts patrimoniaux des entreprises. Quelle que soit la juridiction en cause, toutes les décisions rendues vont en ce sens. Cela est vrai pour tous les droits et toutes les libertés. La protection du patrimoine de l’entreprise repose sur la réparation du préjudice moral subi par les entreprises. Couple improbable, personne morale et préjudice moral18 ont été mariés successivement devant l’autel de la Cour européenne des droits de l’homme et celui de la Cour de cassation française. D’abord implicitement19 puis explicitement20, la Cour européenne des droits de l’homme célèbre cette union en affirmant qu’une personne morale, y compris une société commerciale, peut subir un dommage autre que matériel appelant une réparation pécuniaire, solution rappelée avec constance par la haute juridiction européenne21. Il s’agit là d’un mariage d’intérêts puisque tant la Cour européenne des droits de l’homme que la Cour de cassation française utilisent ce moyen pour octroyer une indemnisation aux entreprises victimes de dénigrement, de parasitisme ou encore de concurrence déloyale22. Sous couvert du respect des droits fondamentaux, il est possible de réparer les préjudices difficiles à chiffrer.
17 V. Wester-Ouisse, « La jurisprudence et les personnes morales, Du propre de l’homme aux droits de l’homme », J.C.P. G, nos 10-11, 2009, I, 121, no 1. Voy. aussi V. Wester-Ouisse, « Dérives anthropomorphiques de la personnalité morale : ascendances et influences », J.C.P. G, nos 16-17, 2009, I, 137. 18 V. Wester-Ouisse, « Le préjudice moral des personnes morales », J.C.P. G, no 26, 2003, I, 145, p. 1189. 19 Cour eur. D.H. (chambre), arrêt Manifattura FL c. Italie, 27 février 1992, req. no 12407/86. 20 Cour eur. D.H. (chambre), arrêt Comingersoll S.A. c. Portugal, 6 avril 2000, req. no 35382/97, § 35. 21 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie, 2 août 2001, req. no 35972/97. 22 Cass. 1re civ. fr, 1er décembre 2010, no 09-13.303, Bull. civ. I, no 248.
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De même, la reconnaissance du droit au respect du domicile23 et de la liberté d’expression aux entreprises n’est qu’une façade pour, respectivement, restreindre les investigations tous azimuts des agents de contrôle de l’État et exprimer leur liberté commerciale24. Toute la jurisprudence française s’oriente dans la même direction, Conseil constitutionnel25 en tête et les chambres criminelle26 et commerciale27 de la Cour de cassation à sa suite. En effet, le préjudice moral des personnes morales doit être réparé, que la faute commise soit de nature contractuelle ou délictuelle28. Seulement, d’instruments de protection, ces différents textes peuvent se transformer avec le temps en instrument de pression à l’avantage des entreprises.
B. Un instrument de pression au profit des entreprises Véritables repeat players, dans le sens où elles ont la possibilité financière de revenir plusieurs fois devants les mêmes juridictions pour obtenir une solution favorable29, les entreprises ont également à leur disposition certains mécanismes juridiques pour exercer une pression tant au niveau international qu’au niveau interne. Au niveau international, bien que l’article 34 de la CEDH n’ouvre les requêtes individuelles qu’à « toute personne physique, toute organisation non gouvernementale [ONG] ou tout groupe de particuliers », la Cour européenne des droits de l’homme retient une interprétation extensive de la notion d’ONG afin d’y englober l’ensemble des personnes morales, y compris les entreprises30. De ce point de vue, l’interprétation de la notion d’ONG diffère grandement d’un instrument de protection à l’autre. Si la Cour européenne des droits de l’homme conçoit largement cette notion, l’interprétation qui en est faite dans le cadre de la CSE est au contraire restreinte aux seules organisations à but non lucratif créées dans le but de défendre des intérêts collectifs : les entreprises ne font pas partie des organisations habilitées à saisir le Comité européen des droits sociaux dans le cadre des réclamations collectives, même lorsque l’État contre lequel la réclamation collective est dirigée a fait la déclaration prévue à l’article 2 du Protocole de 1995 prévoyant un système de réclamations collectives et ainsi reconnaît à toute ONG suffisamment représentative sous sa juridiction la compétence d’introduire une réclamation collective. 23
Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Stés Colas Est et autres c. France, 16 avril 2002, req. no 37971/97 (définitif depuis le 16 juillet 2012). 24 L. Marino, « Plaidoyer pour la liberté d’expression, droit fondamental de l’entreprise », R.T.D. com., no 1, 2011, p. 1. 25 C.C. fr., déc. 29 décembre 1983, no 83-164 DC, J.O., 30 décembre 1984, Dr. fisc. 1984, comm. 49. 26 Cass. crim. fr, 23 mai 1995, no 94-81.141, Bull. crim., no 193. 27 Cass. com. fr, 13 mai 1997, no 95-30.141, Bull. civ. IV, no 134. 28 Cass. com. fr, 15 mai 2012, no 11-10.278, BICC, no 769, 2012, p. 56. 29 Ch. Jamin, loc. cit. 30 Cour eur. D.H. (chambre), arrêt Comingersoll S.A. c. Portugal, 6 avril 2000, req. no 35382/97, § 35 ; Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Stés Colas Est et autres c. France, 16 avril 2002, req. no 37971/97 (définitif depuis le 16 juillet 2012).
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Les droits fondamentaux de l’entreprise
Par ailleurs, la procédure de la tierce intervention, prévue par l’article 36, § 2, de la CEDH, est également ouverte aux entreprises. Ainsi, toute entreprise peut être invitée par le président de la Cour européenne des droits de l’homme, alors qu’elle n’est pas partie à l’instance, « à présenter des observations écrites ou à prendre part aux audiences ». Il est avancé par certains auteurs31 que, dans l’affaire Hatton c. Royaume Uni, relative aux nuisances sonores de l’aéroport d’Heathrow, la tierce intervention de British Airways aurait influencé lourdement la solution donnée par la Grande chambre32 en réformation de la condamnation du Royaume-Uni décidée en premier lieu33. Au niveau interne, les entreprises ont à leur disposition la faculté classique d’ester en justice qui est la marque de leur personnalité juridique34. En France, elles peuvent, au même titre que les individus, user de mécanismes plus spécifiques comme la question prioritaire de constitutionnalité (QPC)35, et ce, afin de faire valoir leurs droits fondamentaux tels que garantis par la Constitution française. Le contenu de ces droits fondamentaux ayant tendance à s’étendre continuellement, le champ de pression des entreprises ne cesse de s’élargir au fil du temps. Devant cette apparente extension des droits fondamentaux des entreprises, différents garde-fous ont été établis par les juridictions pour réduire le risque d’instrumentalisation des droits fondamentaux. Le régime juridique des droits de l’homme reconnus aux entreprises tend à devenir autonome par rapport à celui des individus.
III. Une « autonomisation » progressive du régime juridique des droits fondamentaux des entreprises Les juridictions européennes et françaises ne sont pas dupes de leur générosité. Elles prennent largement en compte la nature doublement spéciale des entreprises, qui sont des entités à la fois abstraites et orientées vers la recherche du profit (A). En même temps cependant, l’accueil favorable fait à l’invocation par les entreprises du principe d’égalité suscite des interrogations (B).
31
J.-P. Marguénaud, loc. cit. Cour eur. D.H. (GC), arrêt Hatton et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 2003, req. no 36022/97. 33 Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Hatton et autres c. Royaume-Uni, 2 octobre 2001, req. no 36022/97. 34 Pour les problèmes d’acquisition de la personnalité juridique, Cour eur. D.H. (commission), arrêt Khristiansko Sruzhenie « Svideteli na lehova » c. Bulgarie, 3 juillet 1997, req. no 28626/95. 35 Article 61-1, Constit. 1958. 32
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A. Une prise en compte de la nature spécifique des personnes morales La protection des droits fondamentaux des entreprises comporte des limites que les juridictions européennes – Cour européenne des droits de l’homme et Cour de justice de l’Union européenne – n’ont pas tardé à poser dans le but de ralentir l’expansion des droits fondamentaux au profit des entreprises. Concernant l’indemnisation du préjudice moral des entreprises, la Cour européenne des droits de l’homme, après avoir estimé que « l’efficacité du droit [au procès équitable] exige qu’une réparation pécuniaire pour dommage moral puisse être octroyée, y compris à une société commerciale36 », a jugé que, selon les circonstances, le constat de la violation de la CEDH par l’État peut suffire par lui-même à compenser le préjudice moral37. Dans le même sens, la protection des locaux professionnels38 et la liberté d’expression commerciale d’une entreprise39 font l’objet d’une garantie atténuée eu égard à l’objet de l’entreprise. De son côté, la Cour de justice de l’Union européenne crée aussi un régime juridique plus restrictif et distinct pour les personnes morales. Dans un arrêt datant du 9 novembre 201040, au regard de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et notamment de ses articles 7 et 8 garantissant respectivement le respect du droit à la vie privée et la protection des données à caractère personnel, la Cour de justice de l’Union européenne opère une saine distinction entre personnes physiques et personnes morales et considère, in fine, que les obligations de publication des données sont disproportionnées pour les personnes physiques alors qu’elles ne le sont pas pour les personnes morales. Enfin, concernant l’accès à une protection juridictionnelle effective, la Cour de justice de l’Union européenne a également estimé que « l’octroi de l’aide juridictionnelle à des personnes morales n’est pas en principe exclu [41], […] il doit être apprécié au regard des règles applicables et de la situation de la société concernée »42. Abondant dans le sens d’une appréciation à géométrie variable des droits fondamentaux, la Cour retient que le juge national doit « prendre en considération l’objet du litige, les chances raisonnables de succès du demandeur, la gravité de l’enjeu pour celuici, la complexité du droit et de la procédure applicables ainsi que la capacité de ce demandeur à défendre effectivement sa cause »43, mais surtout, au cas spécial des personnes morales, « tenir compte de la situation de celles-ci […] prendre en consi36
Cour eur. D.H. (chambre), arrêt Comingersoll S.A. c. Portugal, 6 avril 2000, req. no 35382/97. Concernant une association, Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie, 2 août 2001, req. no 35972/97. 38 Cour eur. D.H. (chambre), arrêt Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, req. no 13710/88, § 31. 39 Cour eur. D.H. (plén.), arrêt Markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, req. no 10572/83. 40 C.J., 9 novembre 2010, Volker und Markus Schecke GbR, C-92/09 ; C.J., 9 novembre 2010, Hartmut Eifert, C-93/09. 41 La Cour européenne des droits de l’homme décide le contraire ; V. Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt VP Diffusion Sarl c. France, 26 août 2008, req. no 14565/04. 42 C.J., 22 décembre 2010, DEB, C-279/09, point 52. 43 Ibidem, point 61. 37
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dération, notamment, la forme et le but lucratif ou non de la personne morale en cause ainsi que la capacité financière de ses associés ou actionnaires et la possibilité, pour ceux-ci, de se procurer les sommes nécessaires à l’introduction de l’action en justice »44. Là encore, la Cour de justice de l’Union européenne montre le chemin de l’autonomisation des droits fondamentaux des personnes morales et principalement des entreprises45, rejoignant de la sorte certaines assertions de Léon Michoud sur l’autonomie des personnes morales46. Un autre danger se fait jour pourtant : il concerne l’assimilation des entreprises aux personnes physiques dans le cadre de l’évaluation du respect de l’exigence d’égalité.
B. Un égalitarisme dérangeant Comme les personnes physiques, les personnes morales bénéficient du principe d’égalité, notamment le principe de l’égalité des citoyens devant l’impôt47. S’il paraît légitime, a priori, qu’une entreprise ne soit pas traitée différemment par rapport à une autre, il est déjà plus contestable que les personnes morales puissent être traitées à l’identique et à égalité avec les personnes physiques. C’est pourtant ce qu’estime nécessaire le Conseil constitutionnel français pour qui les personnes morales bénéficient du principe d’égalité, non seulement par rapport aux autres personnes morales48, mais également par rapport à des personnes physiques considérées comme se trouvant dans une situation semblable49. Plus timidement, y font référence la Cour européenne des droits de l’homme50, le constituant européen qui assimile les sociétés aux personnes physiques s’agissant du droit d’établissement51, ou encore la Cour de justice de l’Union européenne52. Cette assimilation des personnes morales aux personnes physiques au regard de la règle d’égalité est peu logique et inexacte, dans la mesure où les personnes physiques sont protégées sur la base de l’interdiction de toute atteinte à la dignité de celles-ci, les personnes morales reposant, elles, sur la notion d’intérêt53. Revendiquée par l’entreprise, l’égalité est une « fausse égalité », selon G. Ripert, « car c’est un être surhumain. Elle veut le faire oublier pour se prévaloir du droit commun, qui lui est utile. Elle est en réalité hors de ce droit »54. En outre, l’égalitarisme entraîne des raisonnements parfaitement absurdes. À quand l’interdiction de la dissolution des personnes morales sur le fondement 44
Ibidem, point 62. Pour la France, s’agissant des visites domiciliaires, C.E. fr., Sect., 6 novembre 2009, req. no 304300, Rec. Lebon ; C.E. fr., Sect., 6 novembre 2009, req. no 304301, inédit. 46 L. Michoud, La théorie de la personnalité morale et son application au droit français, t. 2, Paris, L.G.D.J., 1909, no 304. 47 C.C. fr., déc., 21 juin 1993, no 93-320 DC. 48 C.C. fr., déc., 12 janvier 2002, no 2001-455 DC. 49 C.C. fr., déc., 22 juillet 1980, no 80-117 DC. 50 Cour eur. D.H. (chambre), arrêt Comingersoll S.A. c. Portugal, 6 avril 2000, req. no 35382/97 ; contra, Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt VP Diffusion Sarl c. France, 26 août 2008, req. no 14565/04 ; en ce sens, E. Garaud, « Droit des affaires et droits de l’homme », J.C.P. E., no 19, 2001, p. 797. 51 Article 54 TFUE. 52 En dernier lieu, C.J., 13 juin 2012, GREP GmbH/Freitstaat Bayern, C-156/12. 53 En ce sens, Y. Reinhard, loc. cit. 54 G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, L.G.D.J., 1951, no 32. 45
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Jean-Philippe Tricoit
de l’article 2 de la CEDH ? La liquidation judiciaire prononcée à l’encontre d’une société55 n’est-elle pas une mise à mort du (petit et du grand) commerce ? Pour excessif qu’il soit ce raisonnement est déjà amorcé par la Cour européenne des droits de l’homme qui considère que porte atteinte à la liberté d’association la dissolution d’une personnes morale lorsque cette mesure est disproportionnée par rapport au but recherché56. Pareillement, l’interdiction du travail forcé reposant sur l’article 4 de la CEDH pourrait être sollicitée par les entreprises victimes de réquisition en période de conflits armés. La personne morale mérite une protection de ses intérêts et de ses attributs. Mais cette protection doit être accordée sans pour autant qu’il faille assimiler les personnes morales aux personnes physiques57: « les choses ne seraient rien pour le législateur sans l’utilité qu’en retirent les hommes », écrivait Portalis58. Jean-Philippe Tricoit Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lille 2. e-mail : jean-philippe.tricoit-2@univ-lille2.fr
55 Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Arma c. France, 8 mars 2007, req. no 23241/04 ; Cf. H. Cantin, « La représentation d’une société en liquidation judiciaire », Rev. proc. coll., no 1, 2008, Étude 4, p. 21. 56 Pour les associations, Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Association de citoyens Radko et Paunkovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, 15 janvier 2009, req. no 74651/01 (définitif depuis le 15 avril 2009). 57 Y. Reinhard, préc. 58 Portalis, Discours préliminaire prononcé lors de la présentation du projet de Code civil, an XI.
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Article La contribution de la Charte des droits fondamentaux à la protection des droits sociaux dans l’Union européenne : un premier bilan après Lisbonne The contribution of the Charter of Fundamental Rights to the protection of social rights in the European Union : a first assessment after Lisbon Sophie Robin-Olivier
Résumé
Abstract
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rois ans après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, cet article propose de mesurer, à travers la jurisprudence de la Cour de Justice, les éventuelles évolutions en matière sociale résultant de la transformation du statut juridique de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. L’analyse n’a pas pour origine quelque coup d’éclat que l’on pourrait attribuer à la valeur juridique désormais reconnue à la Charte, mais elle repose sur un double constat : la présence de références à la Charte dans bon nombre de décisions rendues en matière sociale, depuis le 1er décembre 2009, et la complexité de l’usage par les juges européens des catégories juridiques, droits et principes servant la protection des droits sociaux, que la force juridique reconnue à la Charte ne peut que renforcer. La contribution considère, dans un premier temps, les effets du nouveau statut de la Charte sur la qualification des droits sociaux pour dévoiler la composition complexe, et déroutante, de l’ordonnancement normatif du droit social européen, mélange de « principes » du droit de l’Union relevant d’une logique de protection et de « principes » selon la Charte, caractérisés par leur faiblesse juridique. La seconde partie s’attache à montrer les inflexions que produit la Charte sur la conception des droits
hree years after the entry into force of the Treaty of Lisbon, this article analyses the case-law of the Court of Justice in order to identify the impacts in the social field of the new legal status of the EU Charter of Fundamental Rights. The analysis rests not on some radical shift that could be attributed to the legal value that the Charter is now recognized, but on two significant developments : the increase in the frequency of the references to the Charter in the decisions adopted in the area of EU labour law since 1 December 2009, and the complex variations between various legal categories, rights and principles through which social rights are protected, which the binding status of the Charter can only serve to reinforce. This contribution considers the impacts of the new status of the Charter on the qualification given to social rights, highlighting the complexities of the normative structure of EU labour law, combining “principles” of EU law contributing to a logic of protection, with the “principles” according to the Charter, which have a much weaker legal status. It then discusses how the Charter transforms the way social rights are conceived. It identifies on which methods of interpretation we could rely in order to circumvent the difficulties stemming from the unclear
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sociaux. Elle insiste sur l’usage de méthodes d’interprétation permettant de contourner les difficultés liées à la force juridique incertaine des références de la Charte, et, au plan procédural, sur la nécessité d’une clarification des effets de la reconnaissance du droit fondamental à la négociation collective.
legal significance of certain references to the Charter, and it insists on the need to clarify the consequences of the recognition of the fundamental right to collective bargaining.
I. Introduction
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rois ans après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et l’évolution du statut juridique de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne1, quel constat peut-on dresser de la contribution de cet instrument, si riche de références aux droits sociaux2, à la protection des droits des travailleurs, et plus largement, des droits qui assurent la protection des personnes vulnérables, les migrants, en particulier3 ? La consécration de la valeur juridique de la Charte a-telle pu « modifier le paysage de l’Union sur le plan des droits fondamentaux en matière sociale et, plus largement, de la solidarité » ? 4
À première vue, il n’en est rien, si l’on observe la jurisprudence de la Cour de Justice : la transformation du statut juridique de la Charte ne paraît pas avoir eu d’incidence notable sur les décisions qui concernent les droits sociaux. Si la Cour de Justice a souvent répété, depuis le 1er décembre 2009, que « s’agissant de droits fondamentaux, il importe, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, de tenir compte de la Charte, laquelle a, aux termes de l’article 6, paragraphe 1, premier alinéa, TUE, la même valeur juridique que les traités »5, elle se refuse, le plus souvent, à exploiter de façon constructive la consécration juridique de la Charte6.
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Article 6, § 1, TFUE : « L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités ». 2 Outre le IV de la Charte (« Solidarité »), tout entier consacré aux droits sociaux, au sens large, et à celui consacré à l’égalité (titre III), dont on sait l’importance dans les rapports de travail, la Charte comporte plusieurs références qui concernent les rapports de travail : l’interdiction du travail forcé ou obligatoire (article 5), le droit à la vie privée et familiale (article 7), le droit à la protection des données à caractère personnel (article 8), la liberté d’association et la liberté syndicale (article 12). 3 Sur la question des droits sociaux après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, v. déjà M. Benlolo-Carabot, « Les droits sociaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Entre instrumentalisation et « fondamentalisation », in La justiciabilité des droits sociaux, D. Roman (ed.), La revue des droits de l’homme, no 1, juin 2012, pp. 93 et s. ; S. Coppola, « Social Rights in the European Union : The Possible Added Value of a Binding Charter of Fundamental Rights », in G. Di Federico (ed.), The EU Charter of Fundamental Rights, From Declaration to Binding Instrument, p. 199. 4 K. Lenaerts, « La solidarité ou le chapitre IV de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », Rev. trim. dr. h., no 82, 2010, p. 220, point 11. Sur le sujet des droits sociaux fondamentaux dans la Charte, v. en particulier P. Rodière, « Les droits sociaux fondamentaux à l’épreuve de la constitution européenne », J.C.P. G, 2005, I-136 et O. De Schutter, « Les droits et principes sociaux dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », in O. De Schutter et J.‑Y. Carlier (ed.), La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2002, p. 117. 5 Pour un exemple parmi tant d’autres : C.J.U.E., 22 décembre 2010, DEB, C-279/09, point 35. 6 En ce sens, Chr. Maubernard in « Les juridictions de l’Union européenne et les droits fondamentaux, Chronique de jurisprudence (2011) » par l’Institut de droit européen des droits de l’homme, Rev. trim. dr. h., 2012, p. 888.
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Quelques décisions en sont les signes, dans lesquelles la référence à la Charte est soit étrangement absente7 soit mêlée à une multiplicité de références qui semblent placées sur le même plan8. Cette retenue étonne d’autant plus que certains droits sociaux avaient déjà acquis un statut spécial et ne paraissaient pas devoir attendre autre chose que la consécration de leur valeur « constitutionnelle », en tant qu’élément de la Charte, pour accéder à la qualité de droit fondamental. Tel est le cas du droit au congé payé annuel qui figure sans aucune restriction ou condition dans la Charte et dont, pourtant, la Cour, dans les diverses occasions qui se sont présentées depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, n’a pas choisi de consacrer explicitement le caractère de droit fondamental9. Ni le droit aux congés payés10, ni le droit à la limitation du temps de travail11 n’ont donc profité, jusqu’ici, de leur inscription dans la Charte pour accéder au rang des droits sociaux fondamentaux12. Et surtout, la Cour de Justice n’a pas renoncé à faire usage de la catégorie des « principes » ou « règles » de droit social « ayant une importance particulière »13, une catégorie dont elle est l’auteur et dont elle conserve la maîtrise, par-delà les avatars de la Charte. Que la Charte n’ai pas jusqu’ici provoqué de changement radical, que les juges européens aient montré plus de timidité que d’audace, ne s’explique pas nécessairement, ou pas seulement, par une réticence à l’égard des droits sociaux fondamentaux, réticence légitimement accrue par la résistance de certains États membres à l’égard de ces droits, dont le protocole no 30 relatif à l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne au Royaume-Uni et à la Pologne14, annexé au traité de Lisbonne, a pris acte. À l’opposé d’une telle analyse, le faible impact du nouveau statut de la Charte après Lisbonne peut tout aussi bien se comprendre comme résultant de la capacité de la Cour de se passer de la Charte pour puiser à d’autres sources la reconnaissance des droits sociaux fondamentaux : si le rôle de la Charte dans la reconnaissance et la réalisation des droits sociaux fondamentaux est loin d’être évident15, c’est aussi, comme la jurisprudence ayant tout juste précédé « l’avènement 7
Nulle exploitation, par exemple, de l’article 1er de la Charte dans l’arrêt Brüstle dans lequel la Cour se prononce sur la notion d’embryon (C.J.U.E., 18 octobre 2011, C-34/10) : la Cour enferme son analyse dans le cadre de la directive sur la brevetabilité du vivant et s’abstient de toute référence à la Charte. De même aucune référence à la Charte dans la décision concernant les avantages sociaux réservés aux couples mariés, même après le traité de Lisbonne (C.J.U.E., 10 mai 2011, Römer, C-147/08). Même silence, surprenant, alors que la Cour avait été interpelée sur le sujet de la Charte par son avocat général, dans l’arrêt Dominguez (C.J.U.E., 24 janvier 2012, C-282/10) ou dans l’arrêt Odar (C.J.U.E., 6 décembre 2012, C-152/11) alors que la question portait sur l’interdiction des discriminations fondées sur l’âge et le handicap, et qu’on pouvait donc s’attendre à ce que l’article 21 de la Charte soit évoqué. 8 Pour un exemple, v. notamment C.J.U.E., 27 novembre 2011, Schulte, C-214/10 qui s’appuie sur la convention no 132 de l’OIT et qui souligne à la fois que le droit au congé annuel payé revêt, en sa qualité de principe du droit social de l’Union, une importance particulière et qu’il est expressément consacré à l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. 9 C.J.U.E., 13 septembre 2011, Williams, C-155/10, point 18 : la mention, dans cet arrêt, que « le droit à une telle période annuelle de congé payé est, d’ailleurs, expressément consacré à l’article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, à laquelle l’article 6, paragraphe 1, TUE reconnaît la même valeur juridique que les traités » ressemble à un hommage courtois, mais sans conséquence, à la Charte. 10 C.J.U.E., Dominguez, cité supra. 11 C.J.U.E., 14 octobre 2010, Fuß, C-243/09. 12 Cf. C.J.U.E., Dominguez, cité supra. 13 Cf. par ex. C.J.U.E., Schulte, précité. 14 J.O.U.E., C-83/313, 30 mars 2010. Pour une interprétation restrictive des implications du protocole, v. notamment C.J.U.E., 21 décembre 2011, N. S., C-411/10, points 116 et s. 15 Sur ce thème, v. en pt O. De Schutter, « La contribution de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à la garantie des droits sociaux dans l’ordre juridique communautaire », R.U.D.H., vol. 12, septembre 2000, os n 1-2, pp. 33 et s. V. aussi, C. McCrudden, « The Future of the EU Charter of Fundamental Rights », Jean Monnet Working Papers, no 10/01, part III, § 6 (enforcement of solidarity rights).
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juridique de la Charte »16 le montrait, que celle-ci n’était ni absolument nécessaire, ni complètement dépourvue de force, avant même que la même valeur juridique des traités lui fut conférée. Instrument de soft law, la Charte pouvait fort bien produire des effets, dans le cadre, notamment, d’une pratique de la combinaison des sources en vertu de laquelle la valeur juridique des références utilisées ne constitue pas le critère primordial17. Nul n’a pu ignorer, en effet, que la reconnaissance, fondée sur la référence à la Charte ainsi qu’à un ensemble d’autres instruments de droit européen et international18 n’a pas attendu l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. On comprend mieux que le nouveau statut de la Charte ne soit pas à l’origine de grandes transformations si on garde à l’esprit que la qualification de principe général, et la reconnaissance de tels principes sur le fondement de références combinées, issues du droit européen ou du droit international, permettaient déjà la juridicisation, en droit de l’Union européenne, des droits fondamentaux19. De surcroît, en dépit de son statut juridique désormais indiscutable, la Charte continue d’être fragilisée par le manque de fermeté et de clarté de ses dispositions. La formulation des dispositions de la Charte, les réserves (selon lesquelles les droits sont protégés « conformément au droit de l’Union et aux droits et pratiques des États membres ») qui accompagnent la plupart des articles du chapitre sur la solidarité, la coexistence en son sein de « droits » et de « principes » difficiles à distinguer20, sèment le doute sur la portée des références contenues dans le catalogue des droits fondamentaux dont l’Union s’est dotée. Outre le cantonnement de son champ d’application, qui constitue une des principales limites à la portée la Charte (et dont l’exacte mesure reste difficile à apprécier), l’absence d’homogénéité de ses dispositions, qui affecte tout particulièrement les droits « sociaux », constitue la principale difficulté : cette incertitude sur la catégorie juridique dont relève chacune des disposition interdit d’affirmer que tous les droits qui sont mentionnés dans la Charte constituent des droits fondamentaux participant d’une même nature et suivant le même régime. Cette faiblesse intrinsèque de la Charte est particulièrement visible dans la décision Commission/Allemagne, du 10 juillet 201021, dans laquelle la Cour consacre le droit fondamental à la négociation collective22. Au lieu de se fonder uniquement 16 Selon la terminologie utilisée par P. Rodière, « Les arrêts Viking et Laval, le droit de grève et le droit de négociation collective », R.T.D. eur., no 1, 2008, p. 47. 17 Sur cette question, v. notamment nos articles : « The Magic of Combination : Uses and Abuses of the Globalization of Sources by European Courts », in European Legal Method : Synthesis or Fragmentation ?, DJØF Publishing, Copenhagen, 2011, p. 307 et « Normative Interactions and the Development of Labour Law : A European Perspective », Cambridge Yearbook of European Legal Studies, Cambridge, vol. 11, C. Barnard et O. Odudu (ed.), 2009, p. 377. Comp. pour une réflexion approfondie sur l’usage de références de soft law par la Cour européenne des droits de l’homme, v. F. Tulkens, S. Van Droogherbroeck, F. Krenc, « Le soft law et la Cour des droits de l’homme : questions de légitimité et de méthode », Rev. trim. dr. h., 2012, p. 433. 18 Cf. C.J.C.E., 11 décembre 2007, Viking, C-438/05 et 18 décembre 2007, Laval, C-341/05. 19 P. Rodière, R.T.D. eur., loc. cit. 20 Sur cette question, v. développements, infra. 21 C.J.U.E., C-271/08. 22 Sur cette décision, v. notamment M. Schmitt, « Négociation d’un régime de retraites professionnel et marchés publics : la C.J.U.E. précise l’articulation des droits sociaux et des libertés économiques », R.J.S. 12/10 ; P. Syrpis, « Reconciling Economic Freedoms and Social Rights – The Potential of Commission v. Germany (Case C-271/08, Judgment of 15 July 2010) », Industrial Law Journal, vol. 40, 2011, p. 222 et M. Rocca, E.L.L.J., vol. 2, 2011, p. 77, no 1.
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sur la Charte, dont l’article 28 aurait pu, à lui seul, constituer le fondement juridique de la reconnaissance du droit, la Cour de Justice s’inscrit dans la lignée des arrêts Viking et Laval23 et fait appel, comme pour compenser l’insuffisance de la référence à cette disposition de la Charte, à un ensemble de textes qui n’ont pas la valeur juridique de cet instrument24. Curieusement, le nouveau statut de la Charte n’a donc pas été de pair avec l’affirmation de son indépendance et d’une capacité de développement autonome. Instrument admis au rang du droit primaire de l’Union, la Charte continue de dépendre d’autres sources. Même si la convergence des instruments internationaux et des droits nationaux25 peut être considérée comme un critère utile pour l’interprétation de droits fondamentaux dont la reconnaissance n’est pas contestée, ce n’est évidemment pas un signe encourageant de la foi dans la force de la Charte que les juges européens estiment devoir faire dépendre la reconnaissance du caractère fondamental des droits qui y sont inscrits de la référence à d’autres instruments. Cette série de constats pourrait conduire à renoncer à tout approfondissement : la Charte ne paraît pas, au premier abord, avoir apporté, jusqu’ici, une contribution significative à la protection des droits fondamentaux des travailleurs. Pourtant, l’examen de la jurisprudence de la Cour de Justice, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, qui est l’objet de cette étude, n’autorise pas un dédain aussi franc. Pour n’avoir pas fait voir, de manière éclatante, le rôle que peut jouer la Charte des droits fondamentaux dans la protection des droits sociaux, la Cour n’a pas totalement ignoré l’utilité de cette référence : à différents égards, de différentes manières, assez subtiles il est vrai, les effets de la Charte sur la protection des droits sociaux se sont fait sentir. Il faut, pour s’en convaincre, procéder à un examen minutieux des arrêts rendus depuis le 1er décembre 2009 et des nouveaux usages de la Charte qui s’y dessinent. En outre, l’examen de l’incidence de la Charte depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne ne s’épuise pas dans la question de ses effets protecteurs : elle porte aussi sur la question des catégories de droits sociaux protégés par le droit de l’Union. Non seulement la valeur juridique reconnue à la Charte donne une nouvelle acuité à la difficulté de distinguer, en son sein, les droits et les principes, mais il faut aussi tenir compte de ce trait saillant de la jurisprudence récente en matière sociale : la catégorie des principes, principes généraux du droit de l’Union européenne ou principes de droit social revêtant une importance particulière, ne s’y est pas étiolée, sous l’effet du nouveau statut de la Charte, bien au contraire. 23
Précédemment cités. Cf. point 37 : « le droit de négociation collective (…) est reconnu tant par les dispositions de différents instruments internationaux auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré, telles que l’article 6 de la Charte sociale européenne, signée à Turin le 18 octobre 1961 et révisée à Strasbourg le 3 mai 1996, que par celles des instruments élaborés par lesdits États membres au niveau communautaire ou dans le cadre de l’Union, tels que le point 12 de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, adoptée lors de la réunion du Conseil européen tenue à Strasbourg le 9 décembre 1989, et l’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». 25 Sur la prise en compte de la convergence des droits nationaux pour interpréter la Charte et le lien entre la faiblesse de la Charte et l’absence de traditions constitutionnelles communes, v. les conclusions de l’avocat général Mengozzi dans l’arrêt DEB, 22 décembre 2010, C-279/09, spéc. point 99. 24
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La force juridique nouvelle conférée à la Charte a donc fait resurgir la question du lien entre plusieurs catégories de principes et les droits fondamentaux : elle impose, avant d’en venir aux effets de la Charte sur la conception des droits sociaux (II), d’examiner les effets du nouveau statut de la Charte sur la question de la qualification des droits sociaux (I).
II. Les effets du nouveau statut de la Charte sur la qualification des droits sociaux Les aspects les plus frappants, les plus déconcertants aussi, de la jurisprudence récente de la Cour de justice, concernant la qualification des droits sociaux se rattachent à deux grands mouvements, dont le lien avec les droits reconnus par la Charte n’est, a priori, pas évident. Ces deux mouvements ont en commun le recours à la catégorie des « principes » de droit de l’Union. Le premier concerne le recours à la notion de « principe général du droit de l’Union » afin de contourner l’absence d’effet direct horizontal des directives relatives à l’égalité de traitement. Le second tient à la confirmation de l’appartenance de certains droits sociaux à la catégorie jurisprudentielle des « principes » ou « règles » de droits de l’Union « ayant une importance particulière ». Dans les deux cas, les droits concernés par ces qualifications figurent dans la Charte et pourraient donc prétendre à la qualification de droits sociaux fondamentaux. Tel n’est pas, cependant, le choix opéré par la Cour de justice : s’il n’est pas exclu que les droits fondamentaux, et les droits sociaux fondamentaux, en particulier, soient protégés en tant que tels, la catégorie des principes, principes généraux du droit de l’Union et principes de droit social revêtant une importance particulière, n’est pas remise en cause, loin s’en faut, par l’inclusion de références aux droits sociaux dans la Charte et la reconnaissance de leur valeur juridique comme éléments du droit primaire. Ce constat confirme et consolide l’idée que les références qui sont contenues dans la Charte ne relèvent pas d’un statut unique mais comprennent un ensemble hétérogène de droits sociaux et de principes (A). Dans le prolongement d’une taxinomie qu’on aimerait voir se clarifier, les questions que soulève cette pluralité des catégories de droits sociaux inscrits dans la Charte concernent le régime des droits et spécialement, leur invocabilité et leur champ d’application (B).
A. L’hétérogénéité de la catégorie des droits sociaux Cette hétérogénéité découle, en premier lieu (mais pas seulement, comme on voudrait le montrer26), des termes même de la Charte, qui opèrent une distinction entre « droits » et « principes ». Consacrée par l’article 52, § 5 de la Charte, cette taxinomie propre à la Charte vise à restreindre la force juridique des seconds : « les dispositions de la présente Charte qui contiennent des prin26
Sur les différentes catégories de principes correspondant aux références de la Charte dans la jurisprudence de la Cour, v. infra.
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cipes peuvent être mises en œuvre par des actes législatifs et exécutifs pris par les institutions, organes et organismes de l’Union, et par des actes des États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, dans l’exercice de leurs compétences respectives ». Les principes auraient donc simplement vocation à être, éventuellement, « mis en œuvre ». Ils auraient comme caractéristique essentielle que leur application implique souvent l’adoption de mesures d’exécution d’ordre légal, organisationnel ou pratique de la part de l’Union et de ses États membres pour produire des effets27. Par conséquent, les « principes » de la Charte, ne fonderaient aucun droit subjectif direct. Cela relève de l’idée d’une invocabilité « minimale »28 : les « principes » de droit social de la Charte ne pourraient, contrairement aux « droits » être invoqués par les particuliers devant un juge pour fonder leurs prétentions, mais ne disposeraient que d’une « justiciabilité » réduite, leur invocation devant un juge permettant seulement d’interpréter les mesures prises pour en assurer la réalisation et pour vérifier que ces mesures en assurent le respect29. La portée de la distinction paraît donc loin d’être négligeable. Pourtant, cette distinction demeure difficile à opérer : elle est loin de se déduire sans hésitation du texte même de la Charte. Les droits fondamentaux et les dispositions qui sont seulement des objectifs pour l’action de l’Union, des dispositions programmatiques, ne sont pas clairement identifiés, contrairement, par exemple, à la distinction expressément opérée par certaines Constitutions nationales30. Les dispositions de la Charte n’opérant pas de classement, la ligne de démarcation entre ces deux catégories de références n’est pas tracée ab initio. Selon l’avocat général Trstenjak, dans le système de « protection graduelle » mis en place par la Charte, on peut estimer que les dispositions n’édictant que des « principes » et qui lient donc en premier lieu le législateur dans leur mise en œuvre, sont repérables au fait qu’elles prévoient souvent que la protection n’est accordée que « selon les modalités établies par le droit communautaire et les législations et pratiques nationales »31. Si on se penche sur les « explications » relatives à la Charte32, devraient être considérés comme « principes », notamment, le droit des personnes âgées à mener une vie digne et indépendante33, l’intégration des personnes handicapées34, ainsi que la garantie d’un niveau élevé de protection de l’environnement35. La protection de la famille sur le plan juridique, économique 27
Selon l’avocat général Trstenjak, conclusions dans l’affaire Dominguez, C-282/10. 28 Sur cette question, v. notamment L. Burgorgue-Larsen, in L. Burgorgue-Larsen, A. Levade et F. Picod (ed.), Traité établissant une constitution pour l’Europe – Commentaire article par article – Partie II : La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 658, 686 à 688. 29 En ce sens, P. Rodière, « Les droits sociaux fondamentaux à l’épreuve de la constitution européenne », loc. cit., point 2. 30 En ce sens au sujet de la Constitution espagnole : B. Hepple, « The EU Charter of Fundamental Rights », Industrial Law Journal, vol. 30, 2001, p. 228. 31 Conclusions dans l’affaire Dominguez, point 77. 32 Document élaboré sous la responsabilité du Présidium de la Convention chargée de l’élaboration de la Charte (CONVENT 49 du 19 octobre 2000), Explications relatives à la Charte des droits fondamentaux (J.O.U.E., C-303, 2007, pp. 17, 26 à 28). 33 Article 25 de la Charte. 34 Article 26. 35 Article 37.
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et social36 et la garantie d’un niveau élevé d’une protection des consommateurs dans les politiques de l’Union37 appartiendraient aussi à cette catégorie. Quant aux droits, il a été proposé38 de ranger de leur côté le droit d’accès aux services de placement39, le droit à des conditions de travail justes et équitables40 et le droit à un congé parental et à un congé de maternité41. Cependant, la difficile question de la répartition entre « véritables droits » ou « simples principes » n’est pas réglée42 : c’est dans la jurisprudence de la Cour de justice que le classement des références contenues dans la Charte dans l’une ou l’autre des catégories devrait progressivement se clarifier. Mais il est vrai que celle-ci a parfois contribué, au contraire, à entretenir l’ambiguïté. Certaines formules que la Cour emploie (« le droit au congé parental a été inscrit à l’article 33, paragraphe 2, de la Charte parmi les droits sociaux fondamentaux regroupés au sein du titre IV sous l’intitulé ‘Solidarité’ »43) laissent penser que le titre IV de la Charte est composé de droits fondamentaux ayant tous le même statut.
1. La Charte et les « principes généraux » du droit de l’Union L’absence d’homogénéité des références contenues dans la Charte fait partie des différences qui séparent la Charte de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH) : sans aller jusqu’à dire que tous les droits contenus dans la CEDH ont un statut identique (l’article 14, relatif à l’interdiction des discriminations suffit à se convaincre qu’il n’en n’est rien), il s’avère néanmoins que les droits issus de la Convention peuvent, sans hésitation, être rangés dans la catégorie des droits de l’homme, du seul fait de leur appartenance à la Convention. À ce titre, ils sont de nature à conférer des droits subjectifs aux personnes physiques et, parfois, morales, qui entrent dans le champ d’application de la Convention. Lorsqu’ils s’insèrent dans l’ordre juridique de l’Union, lorsqu’ils sont mis en œuvre par la Cour de justice, en particulier, leurs différences, leur tolérance plus ou moins grande, notamment, aux restrictions qui peuvent les affecter, qui est prise en compte par la Cour, n’a pas d’incidence sur leur commun statut de droits fondamentaux, dont le respect doit être assuré dans l’ordre juridique de l’Union. Cela est très clairement souligné par l’article 52, § 3 de la Charte, qui précise que, dans la mesure où elle contient des droits correspondant à ceux garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère cette Convention. D’où, par exemple, l’évidence de la protection, en tant que droit fondamental, de l’accès à un recours juridictionnel figurant à l’article 47 de la Charte qui prolonge les articles 13 et 6 de la CEDH et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en systématisant cette exigence : aucune 36
Article 33, § 1er. Article 38. 38 K. Lenaerts, loc. cit., point 28. 39 Article 29. 40 Article 31. 41 Article 33, § 2. 42 Utilisant cette qualification : K. Lenaerts, loc. cit., point 23 et P. Rodière, loc. cit., points 15 et 16. 43 C.J.U.E., 16 septembre 2010, Chatzi, C-149/10, point 37. 37
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incertitude n’entoure la valeur juridique du droit à une protection juridictionnelle effective que consacre cette disposition, que la Cour de justice interprète en considération de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme44. Par conséquent, bien que les droits issus de la CEDH soient protégés en tant que « principes généraux » du droit de l’Union, comme l’a affirmé la Cour de justice puis le traité sur l’Union européenne45, il n’est pas absolument nécessaire de faire appel à cette catégorie juridique, en ce qui les concerne. La jurisprudence de la Cour le montre : s’il est vrai que la plupart des décisions réitèrent la formule désormais classique selon laquelle « les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect », la médiation par la catégorie des principes généraux n’est pas systématique. Dans l’arrêt Achughbabian46 par exemple, la Cour indique simplement que « l’infliction des sanctions mentionnées (…) est soumise au plein respect des droits fondamentaux, et notamment de ceux garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 »47. Paradoxalement, il en est autrement s’agissant des dispositions de la Charte, bien que celle-ci soit sensée constituer un catalogue de droits fondamentaux appartenant au droit primaire de l’Union. Cela tient à la valeur juridique différenciée des références contenues dans la Charte que l’on évoquait précédemment. Or, loin de démêler l’écheveau, le recours à la catégorie des « principes généraux du droit » au sujet de références situées dans la Charte vient accroître la confusion. Cette catégorie cesserait d’être discriminante, s’agissant des droits fondamentaux, si on pouvait considérer que, la Charte constituant un catalogue de droits fondamentaux et les droits fondamentaux devant être protégés en tant que principes généraux, selon l’article 6 TUE, les droits mentionnés par la Charte, les droits sociaux, en particulier, sont tous protégés en tant que principes généraux, avec toutes les conséquences que la Cour fait produire à cette qualification (sur lesquelles, v. infra). Or, comme le montre la distinction des « droits » et des « principes », selon la conception de ces notions retenue par la Charte et que l’on vient d’évoquer, le syllogisme est trompeur car il repose sur une prémisse, non vérifiée, que toutes les références contenues dans la Charte sont des droits (fondamentaux). Il apparaît donc justifié, nonobstant la reconnaissance de la valeur juridique de la Charte en tant qu’élément du droit primaire, d’entretenir une distinction entre les « principes généraux du droit de l’Union » et les « droits et principes » figurant 44
C.J.U.E., DEB, précité. Selon l’article 6, § 3, TUE, demeuré inchangé suite à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en dépit de la reconnaissance de la valeur juridique de la Charte : « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux ». 46 C.J.U.E., 6 décembre 2011, C-329/11. 47 Point 49. 45
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dans la Charte, nonobstant la confusion inévitable qui résulte de la terminologie utilisée. Entre les « principes » de la Charte (juridiquement faibles, comme on l’a dit) et les « principes généraux du droit de l’Union » (dotés d’une force juridique supérieure, comme on va le voir), l’écart terminologique est assurément trop ténu pour assurer la clarté du droit, dans cette matière. La coexistence des « principes » selon la Charte (par opposition aux « droits ») et des principes qui ont une correspondance dans la Charte (et qui permettent de donner force juridique aux droits fondamentaux) est assurément une source de difficulté. Cela n’empêche toutefois pas la Cour, dans l’arrêt Kücükdeveci48, de faire usage de la catégorie des « principes généraux du droit », aux côtés d’une référence à la Charte, et de se fonder sur un de ces principes (en l’occurrence, le principe de non-discrimination en fonction de l’âge) plutôt que de tirer directement la solution de la Charte (dont l’article 21, § 1 prévoit pourtant qu’« est interdite, toute discrimination fondée notamment sur […] l’âge »). Le recours à un principe général du droit, issu d’un précédent49, permet à la Cour d’échapper aux incertitudes attachées au statut des références de la Charte, qui peuvent faire douter, en particulier, de leur applicabilité directe. Cela n’interdit pas aux juges, au contraire, de prendre appui sur la Charte pour conforter l’existence et la force d’un tel principe général. La combinaison des références est complexe, mais elle n’est pas injustifiée.
2. La Charte et les « principes de droit social de l’Union ayant une importance particulière » Ce que montre, en outre, la jurisprudence de la Cour, c’est que celle-ci garde la haute main sur la catégorie des droits inscrits dans la Charte, en choisissant, à l’occasion de les ranger dans la catégorie des « principes de droit social de l’Union ayant une importance particulière », sans accorder trop d’importance à la lettre de la Charte dont la qualification de « droit social fondamental » pourrait pourtant se déduire. Ce procédé est illustré de façon saisissante au sujet du droit au congé annuel payé. Dans l’affaire Dominguez50, l’avocat général concluait, en effet, que « la classification du droit des travailleurs au congé annuel payé, reconnu par l’article 31, paragraphe 2, de la Charte en tant que droit social fondamental, ne pose aucune difficulté particulière ». Par son adoption dans la Charte, ajoutait-elle, « ce droit trouve confirmation de sa nature de droit fondamental » car « le libellé ainsi que sur la construction juridique de cette norme » consacre un droit fondamental. En effet, l’article 31, § 2, de la Charte prévoit que « [t]out travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés ». L’appartenance de cette garantie aux droits fondamentaux semblait d’autant plus manifeste à 48
C.J.U.E., 19 janvier 2010, C-555/07. C.J.U.E., Mangold, cité supra. Citée précédemment.
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l’avocat général que l’article 31 place la dignité de l’homme au travail au premier plan et se distingue nettement d’autres dispositions du chapitre IV de la Charte, qui sont formulées dans le sens d’une garantie de droit objectif, à savoir que les droits qu’elle confère sont « reconnus » ou « respectés »51. À l’inverse, l’article 31, § 2, de la Charte lui paraissait clairement fondé sur une exigence individuelle. Quant au caractère abstrait de la disposition en cause, il ne paraissait pas devoir faire obstacle à cette reconnaissance du droit au congé payé comme droit fondamental, dans la mesure où « les normes consacrant des droits fondamentaux peuvent être rédigées de manière très abstraite, notamment pour pouvoir tenir compte des changements politiques ou sociaux », spécialement en ce qui concerne les droits sociaux, « lesquels appellent souvent des précisions, notamment parce que les dépenses qu’ils représentent peuvent en définitive subordonner la réalisation de ces droits aux possibilités économiques effectives de l’État »52. Cette analyse n’a pas été suivie par la Cour : l’arrêt Dominguez53 ne fait aucune référence à la Charte mais confirme la jurisprudence antérieure selon laquelle « le droit au congé annuel payé de chaque travailleur doit être considéré comme un principe du droit social de l’Union revêtant une importance particulière, auquel il ne saurait être dérogé (…) »54. Cette approche est à l’œuvre dans d’autres décisions. Dans l’arrêt Fuß55, par exemple, la Cour se contente d’affirmer que la limite maximale, en ce qui concerne la durée moyenne hebdomadaire de travail, constitue une « règle du droit social de l’Union revêtant une importance particulière » dont doit bénéficier chaque travailleur en tant que prescription minimale destinée à assurer la protection de sa sécurité et de sa santé : elle se refuse à faire éclore un droit social fondamental qui pourrait tirer argument de l’article 31, § 2 de la Charte, tout comme le droit au congé payé annuel. Très récemment, la volonté de maintenir la qualification ancienne, en dépit de la Charte, s’est encore manifestée : « selon une jurisprudence constante de la Cour, le droit au congé annuel payé, accordé à chaque travailleur, doit être considéré comme un principe du droit social de l’Union revêtant une importance particulière (…) En sa qualité de principe du droit social de l’Union, ce droit de chaque travailleur est expressément consacré à l’article 31, paragraphe 2, de la Charte »56. La Charte vient en second, de manière superfétatoire : elle est un moyen de renforcer le « principe de droit social » reconnu par les juges. La fidélité de la Cour de justice aux catégories qu’elle a elle-même mises au jour ne paraît pas avoir été ébranlée par la nouvelle valeur de la Charte. Non sans ironie, la Charte « des droits fondamentaux », proclamée solennellement par les institutions de l’Union puis dotée de la valeur juridique la plus haute, n’a pas terni l’importance, loin s’en faut, des « principes » de droit de l’Union, catégorie forgée et 51
Point 76 des conclusions. Point 78 des conclusions. 53 Cité supra. 54 Point 16. 55 Cité supra. 56 C.J.U.E., 8 novembre 2012, Heimann, C-229/11, point 22. 52
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contrôlée par les juges, qui n’hésitent pas à se montrer créatifs, en ce qui concerne leur régime juridique.
B. La diversité du régime des « principes » de droit de l’Union L’hétérogénéité des références inscrites dans la Charte impose d’opérer un classement, chaque fois qu’il est nécessaire de déterminer la force respective de ces références. Aux termes des dispositions de la Charte elle-même, une importance centrale devrait être accordée à la répartition des références entre « principes » et « droits » car, si la distinction n’est pas indispensable lorsqu’il s’agit d’interprétation ou de validité du droit de l’Union57, un tel classement paraît s’imposer lorsqu’il est question d’invoquer directement la Charte devant un juge pour d’autres fins et, notamment, pour en tirer directement des droits subjectifs58. Or la jurisprudence de la Cour suggère que ce qui importe davantage, s’agissant des incidences de la qualification des droits sociaux inscrits dans la Charte, n’est pas cette distinction entre « droits » et « principes » selon la Charte, mais la qualification de « principe » de droit l’Union. L’incidence d’une telle qualification des droits sociaux sur leur force juridique ne peut cependant être séparée de l’articulation de ces principes avec les dispositions de droit dérivé.
1. L’incidence de la qualification de « principe » du droit de l’Union Quant à la catégorie de « principe général de droit social de l’Union revêtant une importance particulière », son régime, que dessinent, en filigrane, les décisions de la Cour rendues depuis l’arrêt BECTU59 (dans lequel cette qualification est apparue), peut se résumer en peu de mots. Tout d’abord, et c’est sans doute l’aspect le plus important, cette qualification exclut toute interprétation restrictive du droit60. Ensuite, aucune dérogation n’est tolérée61. Enfin, la mise en œuvre du droit doit se faire dans les limites expressément énoncées par le droit dérivé62. Tel est le régime juridique du « principe du droit social de l’Union européenne revêtant une importance particulière » qui permet au droit recevant cette qualification de produire des effets étendus63. Cette qualification a une incidence essen57
L’article 52, § 5, admet que même les principes peuvent être invoqués devant le juge pour l’interprétation et le contrôle de la légalité des actes pris par les institutions, organes et organismes de l’Union et par des actes des États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. 58 Sur ce point, v. supra, A). 59 C.J.C.E., 26 juin 2001, Bectu, C-173/99. 60 En ce sens, pour le droit au congé payé : C.J.U.E., 21 juin 2012, Anged, C-78/11 et 8 novembre 2012, Heimann, C-229/11. Pour le droit à l’égalité de traitement entre travailleurs dont le contrat est à durée déterminée et ceux qui bénéficient d’un contrat à durée indéterminée : C.J.U.E., 22 décembre 2010, Gavieiro Gavieiro, C-444/09 et C-456/ 09. 61 Cf. C.J.U.E., 22 avril 2010, Zentralbetriebsrat der Landeskankenhaüser Tirols, C-486/08. 62 Ibid. 63 Pour une illustration, s’agissant de l’application du droit au congé payé aux travailleurs à temps partiels, v. C.J.U.E., Zentralbetriebsrat der Landeskankenhaüser Tirols, précité.
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tielle sur l’interprétation du droit et peut permettre une extension de son champ d’application, ce qui n’est pas sans effet sur son invocabilité64. La première, et la plus fréquemment soulignée, tient dans la possibilité d’une mise en oeuvre des principes dans des litiges opposant des personnes privées65. Le juge national, meme s’il est saisi d’un litige entre particuliers, se doit de faire application des principes généraux afin d’assurer « la protection juridique découlant pour les justiciables du droit de l’Union et de garantir le plein effet de celui-ci »66. En revanche, faute de recevoir la qualification de principes généraux, les droits sociaux inscrits dans la Charte paraissent ne pouvoir s’imposer, au mieux, que dans les contentieux dans lesquels les États sont mis en cause : conformément à l’article 51, § 1, la Charte ne s’adresse en effet qu’« aux institutions et organes de l’Union (…), ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ». Une atteinte à un droit issu de la Charte résultant d’une action des États membres ne pourrait donc survenir que lors de la mise en œuvre du droit de l’Union, par exemple dans la transposition de directives en droit national. Si l’article 51, § 1, paraît exclure que les particuliers soient directement liés, cela ne signifie pas, cependant, qu’ils ne puissent ressentir les effets d’une remise en cause, pour un motif de contrariété avec le droit de l’Union, de certaines dispositions du droit national. Dans la mesure où la Charte s’adresse aux institutions de l’Union et aux États, conformément à son article 51, on peut considérer, selon la théorie de l’effet horizontal indirect, qu’elle s’impose aussi à la Cour de Justice et aux juridictions nationales, qui doivent lui donner effet dans tous les litiges, y compris ceux qui concernent des relations entre particuliers. Les particuliers pourraient donc se trouver affectés de manière indirecte67. S’il faut donc nuancer le propos, il n’en reste pas moins que le recours aux principes généraux apparaît aujourd’hui, dans la jurisprudence de la Cour, comme un moyen d’éliminer la difficulté que recèle la mise en œuvre des droits contenus dans la Charte dans les rapports entre personnes privées. La seconde incidence de la qualification de principe général du droit de l’Union consiste dans la possibilité de dépasser la délimitation législative du champ d’application des droits ou, du moins, d’en faire une interprétation extensive. Cela permet, en particulier, de franchir une limite particulièrement importante, et non moins délicate, à laquelle le droit du travail, à l’échelle de l’Union et à celle des États, n’a cessé
64 Cf. sur la question de la délimitation de la catégorie des travailleurs bénéficiaires du droit : C.J.U.E., Gaviero Gaviero, précité. 65 Cf. C.J.C.E., 8 avril 1976, Defrenne, C-43/75 ; C.J.C.E., Mangold et Kucukdeveci, cités supra. Sur cette question, v. notamment la récente étude d’A. Seifert, L’effet horizontal des droits fondamentaux, Quelques réflexions de droit européen et de droit comparé, à paraître, R.T.D. eur., 2012. 66 C.J.U.E., Kucukdeveci, précité, point 51. 67 En ce sens : C. Barnard, EU Employment Law, OUP, Oxford, 2012, p. 30.
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d’être confronté : celle de la définition de la notion de travailleur68. Cet affranchissement des frontières de la catégorie de « travailleur », dont dépend l’application de la plupart des dispositions des directives adoptées dans le cadre de la politique sociale européenne, est illustré par l’arrêt Danosa69 qui concerne l’applicabilité du principe de non-discrimination à raison du sexe, et l’interdiction corrélative d’une rupture de contrat de travail en raison de la grossesse, alors que l’appartenance de la personne concernée à la catégorie des travailleurs visée par les directives invoquées fait difficulté. Dans cette décision, la Cour finit par indiquer qu’« il importe peu de savoir si ladite requérante relève du champ d’application de la directive 92/85, de celui de la directive 76/207, ou, dans la mesure où la juridiction de renvoi qualifie celle-ci de ‘travailleur indépendant’, de celui de la directive 86/613, laquelle s’applique aux travailleurs indépendants »70. Quelle que soit la directive applicable, il est nécessaire d’assurer à l’intéressée « la protection accordée par le droit de l’Union aux femmes enceintes, dans le cas où la relation juridique qui l’unit à une autre personne a été rompue en raison de sa grossesse »71. Cette solution se trouve « confortée », selon la Cour, par « le principe de l’égalité entre femmes et hommes consacré à l’article 23 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui prévoit que cette égalité doit être assurée dans tous les domaines, y compris en matière d’emploi, de travail et de rémunération »72. Comme cela a été souligné, un tel raisonnement, qui permet de détacher le droit à l’égalité de l’existence d’un contrat de travail, correspond à la conception universaliste des droits de l’homme, selon laquelle toute personne doit être protégée en sa qualité de personne humaine73. Cette approche, qui permet de contourner l’obstacle de la qualification du rapport d’emploi et de la notion de travailleur, peut, cependant, s’avérer difficile à appliquer à d’autres droits sociaux dont le lien avec les droits de l’homme est plus mince74.
2. L’articulation des principes de droit social avec le droit dérivé S’agissant des principes de droit social de l’Union revêtant une importance particulière, leur dépendance à l’égard du droit dérivé est complète : leur existence suppose une consécration dans une disposition du droit dérivé qui dicte les limites éventuelles de leur mise en œuvre. De même, l’effet direct horizontal des principes généraux n’est pas sans dépendre de l’existence de dispositions de droit dérivé leur donnant la précision nécessaire. Cela peut expliquer pourquoi l’application du principe de non-discrimination peut s’imposer dans les rapports horizontaux, tandis que le droit à un congé payé, quand bien même il serait considéré comme un droit fondamental protégé en tant que principe 68
Sur cette importante question de la définition du travailleurs, susceptible de bénéficier des droits sociaux issus du droit de l’Union, v. M. Bell, loc. cit., 5e partie. V. aussi notre chronique « Politique sociale de l’Union », R.T.D. eur., o n 2, 2012, pp. 481 et s. 69 C.J.U.E., 11 novembre 2010, C-232/09. 70 Pour une solution similaire, v. déjà : C.J.U.E., 13 janvier 2004, Allonby, C-256/01. 71 Point 70. 72 Point 71. 73 M. Bell, loc. cit., 5e partie. 74 Ibid.
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général du droit de l’Union, ne pourrait produire d’effet dans les rapports horizontaux, faute d’être suffisamment précisé par la directive 2003/88 relative à l’aménagement du temps de travail75. Pour l’avocat général Trstenjak, il y a là une différence essentielle entre le droit au congé payé et les principes de nondiscrimination, pour lesquels l’approche utilisée dans l’arrêt Kücükdeveci a été développée76 : « les principes de non-discrimination ont ceci de particulier que l’essentiel de leur contenu est substantiellement identique au niveau du droit primaire et dérivé. L’interprétation des principes de non-discrimination de droit primaire permet également de définir la notion de discrimination. À cet égard, les règles contenues dans les directives ne sont rien d’autre que l’expression plus détaillée des principes de droit primaire. Ce n’est que lorsqu’elles régissent le champ d’application personnel et matériel ainsi que les conséquences juridiques et la procédure que les directives concernent des réglementations dont le contenu ne résulte pas non plus directement du droit primaire. Il en va différemment des droits fondamentaux des travailleurs visés aux articles 27 et suivants de la Charte, car ceux-ci sont d’emblée subordonnés à une concrétisation du législateur ». Cependant, le lien entre les principes généraux du droit et le droit dérivé n’est pas seulement un rapport de dépendance des premiers au second. Car le recours aux principes généraux du droit permet de repousser les limites du droit dérivé en faisant appel à un principe, dont les directives sont présentées comme une « simple mise en œuvre »77. À cet égard, l’élargissement du droit de l’Union hors des frontières dans lesquelles le droit dérivé est sensé lui donner force ne peut manquer de susciter l’interrogation, voire la critique, en dépit de son indéniable intérêt, pour les personnes protégées. Ainsi, dans l’arrêt Danosa, la formule utilisée par la Cour, selon laquelle l’interdiction de la révocation en raison de l’état de grossesse ne dépend pas du champ d’application des directives adoptées mais s’impose « dans tous les domaines » paraît rendre inutile le développement du droit dérivé. Pourtant, le droit dérivé fournit à la Cour certains éléments nécessaires à la protection des femmes enceintes, dans le cas considéré à l’aune du principe général78. Comme on l’indiquait précédemment, le régime du principe général se nourrit des dispositions du droit dérivé relatives à la mise en œuvre du droit (règles de preuve, justifications des restrictions aux droits, par exemple). Placé hors du champ du droit dérivé, le litige y trouve ainsi une partie de sa solution. L’approche suivie par la Cour de justice consiste à tirer les dispositions permettant la mise en œuvre du droit de la directive dont, pourtant, elle s’est préalablement affranchie. 75
Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (J.O.U.E., L 299, p. 9). Cf. le point 162 des conclusions. 77 Cf. C.J.C.E., Mangold et C.J.U.E., Kücükdeveci, précités. 78 V. par ex., pour la question de la preuve, le recours à la directive 97/80 du Conseil du 15 décembre 1997, relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe (J.O., L 014, 20 janvier 1998, p. 6), qui s’applique aux situations couvertes par la directive 76/207 et, dans la mesure où il y a discrimination fondée sur le sexe, par la directive 92/85. 76
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On peine à suivre la logique d’un tel raisonnement. Le mode d’articulation des principes généraux et du droit dérivé est un mystère dont la Cour n’a pas encore livré les clés. Cela pourrait devenir plus urgent, pourtant, si, comme on le pense, la Charte devait, à l’avenir, servir de point d’appui au développement de la catégorie des principes généraux en matière sociale, permettant ainsi de franchir, dans des cas plus nombreux, les limites du droit dérivé, qu’il s’agisse de l’invocabilité restreinte des directives ou du cantonnement de leur champ d’application. Dans ce mouvement, la Charte pourrait favoriser la reconnaissance de droits sociaux fondamentaux à l’aune desquels les dispositions des droits sociaux nationaux pourraient être évaluées. Mais, là encore, l’existence de dispositions de droit dérivé, est nécessaire car, à défaut, l’application directe des droits fondamentaux constituant des principes du droit de l’Union se heurte à la limite des compétences de l’Union. L’absence d’extension des pouvoirs de l’Union au-delà des compétences actuelles, expressément indiquée dans la Charte elle-même, a été rigoureusement mise en œuvre par la Cour de justice79. L’existence de dispositions de droit dérivé permet de franchir cet obstacle : parce qu’il est le canal par lequel les principes généraux du droit peuvent prendre effet, le droit dérivé demeure d’une importance cruciale80. Cela est bien illustré par la jurisprudence relative au principe de non-discrimination en raison de l’âge81. L’existence de dispositions de droit dérivé, on le voit, permet de donner force aux principes généraux et, de la même manière, elle est une condition de l’efficacité de la Charte, que n’a pas remise le nouveau statut juridique de celle-ci, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Confrontée aux limites de la Charte, qu’il s’agisse de la question de la compétence ou de la faiblesse juridique de certaines des références qu’elle comporte, la Cour de justice a choisi de garder la main sur la qualification des « principes » qui structurent le droit social de l’Union. Elle continue donc de faire usage, pour forger un statut « gradué » des droits sociaux, de catégories juridiques dont elle est l’auteur et dont elle contrôle à la fois le contenu et le régime : les principes généraux du droit de l’Union et les principes de droit social ayant une importance particulière. Un lien complexe s’est établi 79
Pour combler le vide, la Cour a parfois estimé, bien que le fondement juridique d’une telle solution n’aille pas de soi, que le respect du droit fondamental en cause s’imposait néanmoins, pour le cas où le droit de l’Union ne serait pas compétent, sur le fondement de la disposition correspondante de la CEDH (cf. C.J.U.E., 15 novembre 2011, Dereci, C-256/11). 80 M. Bell, loc. cit., part IV, B. 81 Dans l’arrêt Kucukdeveci, précité, la Cour souligne que « pour que le principe de non-discrimination en fonction de l’âge s’applique dans un cas comme celui de l’affaire au principal, encore faut-il que celui-ci se situe dans le champ d’application du droit de l’Union » (point 23) et précise que, depuis la date d’expiration du délai imparti à l’État membre concerné pour la transposition de la directive 2000/78, ladite directive a eu pour effet de faire entrer dans le champ d’application du droit de l’Union la réglementation nationale en cause au principal qui appréhende une matière régie par cette même directive, à savoir, en l’occurrence, les conditions de licenciement (point 25). Dans le même sens, v. C.J.C.E., Mangold, précité, point 75 : la Cour indique que, dès lors qu’une réglementation nationale entre dans le champ d’application du principe de non-discrimination en fonction de l’âge, qui constitue un principe général du droit communautaire, ce qui est le cas de la loi allemande mise en cause, dans la mesure où elle met en œuvre la directive 1999/70, la conformité de cette loi avec un tel principe doit être vérifiée. Comp. C.J.C.E., 23 septembre 2008, Bartsch, C-427/06, dans lequel l’efficacité du principe général est entravée par l’absence de dispositions de droit dérivé permettant de faire entrer la situation considérée dans le champ du droit de l’Union.
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entre les droits fondamentaux, protégés en tant que principes généraux, et placés, comme tels, au sommet de la hiérarchie des normes du droit de l’Union et les directives adoptées aux fins du développement de la politique sociale de l’Union : les secondes font figure de condition nécessaire à l’efficacité des droits fondamentaux, en même temps qu’elles sont contournées, dépassées, s’agissant des limites qui concernent leurs effets juridiques ou leur domaine d’application. Si cet ordonnancement normatif du droit social européen est source d’interrogations, il n’en est pas moins vrai que les solutions retenues sur le fondement des « principes » du droit de l’Union relèvent d’une logique de protection, au rebours de la conception des « principes » selon la Charte. Mais l’usage de la Charte, aux fins de développement des droits sociaux, ne se limite pas à sa contribution au développement de la catégorie des principes de droit social : tous les effets de la Charte sur la protection des droits sociaux ne dépendent pas du statut des références considérées.
III. Les effets du nouveau statut de la Charte sur la conception des droits sociaux fondamentaux La question du statut des droits contenus dans la Charte, les incertitudes qui s’y attachent, tout comme la limite de son champ d’application, sont des questions dont la Cour peut s’affranchir lorsqu’il s’agit d’interpréter le droit de l’Union ou d’invalider une disposition du droit primaire, sur le fondement de la Charte, et non de l’invocation directe d’un droit tiré de cet instrument. Dans l’œuvre d’interprétation, le recours à la Charte est plus libre, et celle-ci peut servir de point d’appui efficace au développement d’une conception extensive des droits. La jurisprudence de la Cour de justice, depuis le 1er décembre 2009, illustre abondamment l’usage de l’interprétation du droit dérivé « à la lumière de la Charte » et, bien que plus sporadiquement, l’enrichissement de la substance des droits qui peut en résulter (A). Sur le terrain procédural, en revanche, la Charte n’a pas permis de consacrer les spécificités du droit du travail, et singulièrement la garantie nécessaire des droits collectifs (B).
A. Les méthodes d’interprétation de la Charte au service de l’extension des droits sociaux Plusieurs décisions permettent d’illustrer la manière avec laquelle la Charte s’est insérée dans le système juridique de l’Union pour permettre une interprétation extensive des droits sociaux, spécialement, comme le montre la jurisprudence, les droits sociaux des migrants. Mais les développements les plus intéressants, et, potentiellement, les plus fertiles, de la jurisprudence concerne la pratique de la combinaison des normes issues de la Charte.
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1. La lumière de la Charte sur les droits sociaux des migrants On ne sera pas surpris que l’efficacité de la Charte soit particulièrement visible lorsque celle-ci vient au soutien de la libre circulation, et, en particulier, du droit des migrants. C’est dans ce domaine que l’usage de la Charte se montre, sans doute, le plus utile à la protection des droits sociaux. Le droit au respect de la vie privée et familiale, que la Cour puise notamment dans l’article 7 de la Charte peut ainsi intervenir comme une limite à la justification des restrictions à la libre circulation des personnes au nom de l’ordre public82. Selon la Cour de Justice, des motifs d’intérêt général ne sauraient être invoqués pour justifier une mesure nationale qui est de nature à entraver l’exercice de la libre circulation des personnes que lorsque la mesure en question tient compte des droits fondamentaux, et en particulier le droit au respect de la vie privée et familiale tel qu’il est énoncé à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et à l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales83. La solution ne surprend pas, car elle s’inscrit dans la ligne d’une jurisprudence bien établie de la Cour84, mais on peut néanmoins observer que les juges disposent, désormais, d’un catalogue de références particulièrement étendu, auquel les restrictions à la libre circulation des personnes sont désormais soumises. L’efficacité de l’interprétation à la lumière de la Charte s’est aussi illustrée, et de façon plus éclatante, car il s’agissait d’une question nouvelle, au sujet de la définition de la notion de « prestation essentielle » d’aide sociale figurant dans la directive 2003/109 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée85. Pour juger qu’une aide au logement « ne saurait être considérée, en droit de l’Union, comme ne faisant pas partie des prestations essentielles au sens de l’article 11, paragraphe 4, de la directive 2003/109 »86, la Cour s’appuie sur l’article 34 de la Charte, selon lequel l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes. Elle déduit ainsi de la finalité de l’article 34 de la Charte que, dans la mesure où l’aide en cause remplit l’objectif énoncé par cet article, elle entre dans le champ des prestations soumise au principe d’égalité, ce qui exclut tout traitement différent, s’agissant de l’octroi d’une aide au logement, entre les ressortissants de pays tiers, bénéficiaires du statut de résident de longue durée accordé conformément aux dispositions de la directive 2003/109, et celui réservé aux nationaux résidant dans la même province ou région lors de la répartition des fonds destinés à cette aide. L’efficacité ainsi reconnue à l’article 34, § 3, de la Charte pouvait pourtant sembler impro82
C.J.U.E., 23 novembre 2010, Tsakouridis, C-145/09. Point 52. V. notamment, C.J.C.E., 29 avril 2004, Orfanopoulos et Oliveri, C-482/01 et C-493/01. Et, dans un premier temps : C.J.C.E., 18 juin 1991, ERT, C-260/89. 85 Directive 2003/109/CE du Conseil, du 25 novembre 2003, relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée (J.O. L 16, 2004, p. 44). 86 C.J.U.E., 24 avril 2012, Kamberaj, C-571/10. 83 84
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bable, compte tenu de la condition, attachée à cette disposition, selon laquelle le respect et la reconnaissance du droit (en l’occurrence le droit à une aide sociale et à une aide au logement) dépendent des « règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales ». Une nouvelle fois, l’interprétation téléologique permet d’élargir la portée des droits conférés par le droit de l’Union. Plus généralement, cette décision semble indiquer que la Cour est déterminée à éviter toute interprétation des normes du droit de l’Union qui pourrait s’avérer contraire aux valeurs de la Charte.
2. Les vertus de l’interprétation combinatoire Sans permettre de faire produire à la Charte des effets très amplifiés, les premiers développements de la jurisprudence de la Cour de Justice, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, montrent que la combinaison des références est une méthode qui n’a pas rebuté la Cour et que celle-ci ne s’est pas refusée à en expérimenter les effets. Plusieurs décisions indiquent au contraire que les juges européens sont favorables à la pratique de la combinaison des dispositions, aux fins de l’interprétation du droit dérivé et, si les résultats ont pu paraître quelque peu décevants, cette combinaison n’est pas, pour autant, totalement infertile. Dans l’arrêt Chatzi87, par exemple, la combinaison agit dans le sens d’un renforcement du droit subjectif au congé prévu par l’accord-cadre sur le congé parental88. Dans cette décision, la Cour reconnaît que « le respect du principe d’égalité de traitement, qui fait partie des principes généraux du droit de l’Union et dont le caractère fondamental est consacré à l’article 20 de la Charte, revêt dans la mise en œuvre du droit au congé parental une importance d’autant plus grande que le caractère fondamental de ce droit social est lui-même reconnu par l’article 33, paragraphe 2, de la Charte ». Du principe d’égalité de traitement, combiné avec le droit au congé, dont la Cour n’hésite pas, au passage, à affirmer « le caractère fondamental », tiré directement de l’article 33, § 2, de la Charte89, la Cour ne déduit pas un droit à un nombre de congés parentaux égal à celui des enfants nés, comme le souhaitaient les requérants. Certaines exigences s’imposent cependant aux États et aux juges de renvoi. Quant aux États, ils se doivent de prendre en compte la situation des parents de jumeaux : « les parents de jumeaux se trouvent dans une situation particulière qui doit être prise en compte en premier ressort par le législateur national lorsqu’il arrête les mesures de transposition de la directive 96/34 »90. Le législateur national est tenu de mettre en place un régime de congé parental qui assure aux parents de jumeaux un traitement
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Cité supra. Accord conclu le 14 décembre 1995 qui figure à l’annexe de la directive 96/34/CE du Conseil, du 3 juin 1996, concernant l’accord-cadre conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES (J.O. L 145, p. 4), telle que modifiée par la directive 97/75/CE du Conseil, du 15 décembre 1997 (J.O. L 10, 1998, p. 24). 89 Mais s’agit-il d’un droit fondamental protégé en tant que principe général de droit de l’Union et ayant la même force juridique ? Sur cette discussion, v. supra I. 90 Point 68. 88
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qui tienne dûment compte de leurs besoins particuliers91. Quant au juge national saisi du litige, il lui incombe « de vérifier si l’ensemble de la réglementation nationale offre des possibilités suffisantes pour répondre, dans un cas d’espèce, aux besoins particuliers des parents de jumeaux dans leur vie professionnelle et familiale »92. Et il lui appartient, le cas échéant, de donner à ladite réglementation nationale, dans toute la mesure du possible, une interprétation conforme au droit de l’Union93. Dans la même ligne, la Cour a procédé à une interprétation du droit dérivé, allant dans le sens d’un élargissement de la portée des droits, en s’appuyant sur la combinaison de l’article 7 de la Charte (droit au respect de la vie privée et familiale) et de l’article 24, dont le § 2 exige de prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant et le § 3 de tenir compte de la nécessité pour un enfant d’entretenir régulièrement des relations personnelles avec ses deux parents94. Il résulte de cette interprétation à la lecture de la combinaison des deux dispositions qu’en dépit de la faculté reconnue aux États membres par la directive 2003/86 relative au regroupement familial des ressortissants d’États tiers95 d’exiger la preuve que le regroupant dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille96, ceux-ci sont néanmoins tenus d’examiner les demandes de regroupement familial « dans l’intérêt des enfants concernés et dans le souci de favoriser la vie familiale ». Le juge national doit vérifier si les décisions de refus de titres de séjour prises par l’État ont respecté ces exigences : la condition de ressources ne peut donc s’imposer comme un couperet. Au contraire, un contrôle de proportionnalité paraît s’imposer, modelé sur la solution retenue par la Cour dans l’arrêt Baumbast97. On voit moins, en revanche, les effets de la combinaison des références de la Charte lorsque la Cour fait appel au droit de travailler, dans la mise en œuvre de l’interdiction des discriminations en fonction de l’âge98. Cette interdiction99 doit s’interpréter, selon la Cour, « à la lumière du droit de travailler reconnu à l’article 15, § 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». La nécessité d’accorder une attention particulière à la participation des travailleurs âgés à la vie professionnelle et, par là même, à la vie économique, culturelle et sociale en découle100. Toutefois, cette exigence, qui aurait pu conduire à remettre en cause, en l’espèce, une mesure prévoyant la mise à la retraite des procureurs lorsqu’ils atteignent l’âge de 65 ans et, plus généralement, à faire douter de la conformité au droit de l’Union des clauses de cessation automatique des contrats 91
Point 75. Point 74. Point 75. 94 C.J.U.E., O et S, cité supra. 95 Directive 2003/86 du Conseil du 22 septembre 2003 (J.O. L 251, p. 12). 96 Conformément à l’article 7, paragraphe 1, sous c) de la directive. 97 C.J.C.E., 17 septembre 2002, C-413/99, s’agissant de la condition de ressources à laquelle est subordonné le droit au séjour des ressortissants des États membres qui n’exercent aucune activité professionnelle. 98 C.J.U.E., 21 juillet 2011, Fuchs, C-159 et 160/10. 99 Tirée, il est vrai, dans cette décision, de la directive 2000/78 et non de la Charte. 100 Point 63. 92 93
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de travail des salariés ayant atteint l’âge du départ à la retraite, n’a pas porté de fruits. Le droit de travailler (dont on note que la Cour ne dit pas qu’il s’agit d’un droit fondamental) doit, en effet, se concilier avec d’autres intérêts qui le font tant ployer qu’on se demande dans quelle mesure il pourrait offrir quelque résistance que ce soit aux mesures qui lui sont contraires101. Selon la Cour, l’intérêt que représente le maintien en activité des personnes concernées « doit être pris en compte dans le respect d’autres intérêts éventuellement divergents » : le partage du travail entre les générations, l’insertion professionnelle de jeunes travailleurs, notamment102. Plus généralement, la Cour admet que la définition des politiques sociales nationales s’opère en fonction de considérations d’ordre politique, économique, social, démographique et/ou budgétaire que le droit de travailler n’autorise pas à placer sous contrôle. Il revient aux États et à eux-seuls, selon la Cour, de trouver un juste équilibre entre les différents intérêts en présence, tout en veillant à ne pas aller au-delà de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre l’objectif légitime poursuivi. Le contrôle de la proportionnalité peu rigoureux que mène la Cour lui permet d’admettre sans peine, dans cette décision, que la mise à la retraite des procureurs ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour que soit atteint l’objectif consistant à établir une structure d’âge équilibrée afin de favoriser l’embauche et la promotion des jeunes, d’optimiser la gestion du personnel et, ce faisant, de prévenir les litiges portant sur l’aptitude du salarié à exercer son activité au-delà d’un certain âge103. Dans cette décision, la référence au droit de travailler n’a guère dépassé le stade de l’évocation et sa force s’est diluée dans un ensemble de considérations que le droit de l’Union autorise les États à prendre en compte. Pas plus que lorsqu’il est inscrit dans les droits des États membres, le droit de travailler mentionné par l’article 15 de la Charte ne se voit reconnaître une force suffisante pour permettre le maintien dans l’emploi ou le retour à l’emploi des travailleurs qui s’en prévalent104 : ce droit fait effectivement partie de ceux dont il est difficile de tirer « des droits immédiats à une action positive de la part des institutions de l’Union ou des autorités des États membres », pour reprendre la formule qui figure dans les explications relatives à la charte des droits fondamentaux105. Quand bien même on pourrait 101
Cf. pour une approche particulièrement tolérante des dispositions nationales autorisant la mise à la retraite des salariés ayant atteint un certain âge : C.J.U.E., 12 octobre 2010, Rosenbladt, C-45/09. Point 64. 103 Point 68. 104 Pour un exemple récent, tiré du droit français, v. Cour de cassation, Chambre sociale, 14 avril 2010, pourvoi no 08-45247 : la règle posée par l’article L.1235-3 du code du travail, subordonnant la réintégration du salarié licencié sans cause réelle et sérieuse à l’accord de l’employeur opère une conciliation raisonnable entre le droit de chacun d’obtenir un emploi et la liberté d’entreprendre et ne comporte n’apporte aucune restriction incompatible avec les dispositions de l’article 6. 1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 qui garantit le droit au travail. V. aussi, du côté de la jurisprudence constitutionnelle : DC 2012232 QPC, 13 avril 2012 : le 1° de l’article L.1235-14 qui exclut les salariés ayant moins de deux ans d’ancienneté dans l’entreprise du droit à la poursuite du contrat de travail ou de la nullité du licenciement et d’une réintégration à leur demande, en cas d’absence de respect des exigences relatives au plan de reclassement des salariés à l’occasion d’un licenciement pour motif économique est fondé sur un critère objectif et rationnel en lien direct avec l’objet de la loi (l’ancienneté du salarié dans l’entreprise) et le législateur, en fixant à deux ans la durée de l’ancienneté exigée, a opéré « une conciliation entre le droit d’obtenir un emploi et la liberté d’entreprendre qui n’est pas manifestement déséquilibrée ». 105 Précitées. 102
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le considérer comme un droit fondamental et non comme un « principe » au sens de la Charte, la multiplicité des droits et intérêts avec lesquels il doit se concilier explique sa relative faiblesse. L’absence d’efficacité de son invocation, combinée avec le principe de non-discrimination en raison de l’âge, ne permet donc pas de tirer des conclusions générales sur l’efficacité de la combinaison des références issues de la Charte.
B. L’insuffisance de la dimension procédurale de la protection des droits sociaux Que la protection des droits sociaux des travailleurs comporte une dimension procédurale particulièrement marquée ne fait pas de doute. Non seulement, en droit du travail comme dans les autres domaines, le droit à une protection juridictionnelle effective joue un rôle essentiel dans la garantie des droits, mais il s’y ajoute, et cela relève, cette fois, de la spécificité du droit du travail, une protection des droits collectifs des salariés (le droit à la négociation collective, en particulier) dont dépend, pour une large part de l’amélioration des conditions de travail et d’emploi.
1. L’affirmation du droit à une protection juridictionnelle effective dans le contentieux du travail Le rayonnement du droit à une protection juridictionnelle effective dans le champ du droit social s’est fait sentir dans la jurisprudence de la Cour de Justice106, non sans rappeler l’approche efficacement suivie, très récemment, par la Cour européenne des droits de l’homme107. Devant la Cour de justice, la mutation d’un salarié dans un autre service, en raison d’une plainte ou d’une action en justice pour faire respecter les droits tirés de la directive relative à l’aménagement du temps de travail108 était contestée et elle a été jugée contraire à l’article 47 de la Charte : « le droit fondamental à une protection juridictionnelle effective, garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne serait « substantiellement affecté », selon la Cour, si un employeur, en réaction à une plainte ou à une action en justice engagée par un travailleur en vue d’assurer le respect des dispositions d’une directive visant à protéger sa sécurité et sa santé, était en droit de prendre une décision de mutation contraire à la volonté du salarié. La crainte de ce que la Cour qualifie de « mesure de rétorsion » risquerait de dissuader les travailleurs s’estimant lésés par la décision prise par leur employeur de faire valoir leurs droits par voie juridictionnelle et serait, par conséquent, de nature à compromettre gravement la réalisation de l’objectif poursuivi 106
C.J.U.E., Fuß, cité supra. Cour eur. D.H., arrêt KMC c/ Hongrie, 10 juillet 2012, req. no 19554/11, deuxième section (recours pendant devant la grande chambre) : en l’absence de motivation du licenciement, le salarié ne dispose pas d’une possibilité suffisante d’obtenir un contrôle judiciaire de la décision de l’employeur, ce qui entraîne une violation de l’article 6 de la Convention. 108 Citée supra. 107
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par la directive relative à l’aménagement du temps de travail109. Dans l’utilisation du droit à un recours juridictionnel effectif, on note que, tandis que le droit de l’Union prend initialement sa source dans la CEDH, la Cour européenne des droits de l’homme prend appui, s’agissant de mesurer l’importance des droits affectés par l’absence de recours offert au travailleur pour contester son licenciement, sur les dispositions substantielles de la Charte relative au droit des travailleurs et, très précisément, l’article 30 qui consacre le droit de tout travailleur à une protection contre tout licenciement injustifié110. Il y a aussi un usage de la Charte, depuis Lisbonne, qui se mesure à la Cour de Strasbourg.
2. La faiblesse du droit à la négociation collective Outre l’importance, bien visible aussi dans d’autres domaines que le droit du travail, de la consécration du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective111, la dimension procédurale de la protection des droits sociaux dépend aussi de la garantie du droit à la négociation collective. L’importance de ce droit pour le rétablissement d’un équilibre dans les rapports de travail et l’instauration d’un système de démocratie sociale destiné à présider aux choix concernant les conditions de travail et d’emploi a été maintes fois soulignée, depuis fort longtemps112, et la déclaration de l’OIT de 1998 relative aux principes et droits fondamentaux au travail a donné une nouvelle occasion d’insister sur le caractère primordial de ce droit pour la protection des travailleurs113. Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et le changement de statut de la Charte, le droit à la négociation collective a rejoint le droit à l’action collective dans la catégorie des droits sociaux fondamentaux protégés par le droit de l’Union européenne. Toutefois, sa reconnaissance, appuyée sur l’article 28 de la Charte, dans l’arrêt Commission/Allemagne du 15 juillet 2010114 s’est avérée sans conséquence dans l’affaire concernée, la Cour procédant, à la manière des arrêts Viking et Laval, à un contrôle étroit des restrictions aux libertés, nonobstant le caractère fondamental du droit dont l’exercice était en cause115. 109
Citée supra. Cour eur. D.H., arrêt KMC c/ Hongrie, précité. V. par ex. C.J.U.E., 18 mars 2010, Alassini, C-317/08 (protection des consommateurs) et 1er juillet 2010, Knauf Gips, C-407/08P (droit de la concurrence). 112 Sur ce thème, dans une approche historique, v. notamment R. Dukes, « Constitutionalizing Employment Relations : Sinzheimer, Kahn-Freund, and the Role of Labour Law », Journal of Law and Society, vol. 35, 2008, p. 341. V. aussi, sur le déséquilibre de la relation régie par le contrat de travail, avant l’organisation des modes d’action collective, B. Veneziani, « The Evolution of the Contract of Employment », in B. Hepple (ed.), The making of Labour Law in Europe, Hart publishing, Oxford, 1986 (réédité en 2010), spéc. pp. 62‑72. 113 V. aussi, pour une réaffirmation récente de la contribution essentielle de la négociation collective à la protection des travailleurs et à la démocratie : BIT, Rapport du directeur général, « Un travail décent », 1999. 114 Cité supra. 115 Pour une critique de la jurisprudence de la Cour de Justice, concernant les droits collectifs, dont le droit à la négociation collective, v. en particulier A. Lo Faro, « Toward a de-fundamentalisation of collective labour rights in European social law ? », in Before and After the Economic Crisis, What implications for the « European Social Model », M.‑A. Moreau (ed.), Edward Elgar, Cheltenham, 2011, pp. 203 et s. V. aussi, soulignant l’intérêt des idées développées par l’avocat général Trstenjak dans son opinion relative à cette décision, les commentaires de cette décision par P. Syrpis et M. Rocca, cités supra : les deux auteurs insistent sur l’importance des conclusions en ce qu’elle suggère une autre approche de la proportionnalité que celle suivie par la Cour, consistant à évaluer, dans un mouvement croisé, non seulement les atteintes aux libertés fondamentales résultant de la négociation collective mais aussi l’affectation du droit fondamental à la négociation collective par le jeu des libertés fondamentales. 110 111
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Plus récemment, certaines implications de la reconnaissance du droit fondamental à la négociation collective sont devenues visibles116. On ne saurait dire, pour autant, si la protection des travailleurs s’en trouve accrue. Car il n’était pas question, dans l’affaire concernée, de placer sur un pied d’égalité les droits sociaux et les droits du marché, en autorisant, au nom des premiers, un cantonnement plus strict de l’espace du marché. La question qui s’est posée concernait la conciliation de deux droits sociaux fondamentaux : le droit fondamental à la négociation collective et le principe de non-discrimination en raison de l’âge. Or, la reconnaissance du droit fondamental à la négociation collective a pour conséquence une plus grande tolérance à l’égard des dispositions du droit du travail résultant de la négociation, quand bien même ces dispositions négociées porteraient atteinte à un autre droit fondamental. Cette solution est justifiée, selon la Cour de justice, par la nature spécifique des dispositions qui ont leur origine dans l’exercice du droit fondamental à la négociation collective : les mesures adoptées par voie de convention collective sont différentes de celles adoptées unilatéralement, par voie législative ou réglementaire, par les États membres car les partenaires sociaux, « en exerçant leur droit fondamental à la négociation collective reconnu à l’article 28 de la Charte, ont eu soin de définir un équilibre entre leurs intérêts respectifs »117 et la solution retenue par le moyen de l’accord collectif « offre une flexibilité non négligeable, chacune des parties pouvant, le cas échéant, dénoncer l’accord »118. Bien que, formellement, la Cour paraisse, dans la suite du raisonnement, appliquer le même contrôle que celui qu’elle met en œuvre pour la justification des mesures restrictives émanant de l’État, un certain glissement s’opère, néanmoins, dans le sens d’un contrôle plutôt restreint : sous couvert d’examiner, selon les modalités habituelles, le respect du principe de proportionnalité119, la Cour s’en tient, du moins pour ce qui concerne l’une des deux questions préjudicielles concernant le maintien transitoire d’une discrimination, question particulièrement délicate, à un contrôle du caractère raisonnable du choix opéré par les partenaires sociaux120. S’il n’est pas absolument évident que les mesures d’origine législatives soient évaluées de manière beaucoup plus stricte, il apparaît néanmoins que le droit fondamental à la négociation collective pourrait justifier un contrôle moins rigoureux des atteintes au droit de l’Union qui résultent de son exercice. Dans la terminologie américaine, cela correspondrait à un simple contrôle de la rationalité de la mesure (rational basis test), se distinguant d’un mode de contrôle plus strict (strict scrutiny test). Cette approche était également celle suivie par la Cour dans l’arrêt Rosenbladt121, abou116
C.J.U.E., 8 septembre 2011, Hennigs, C-297/10. Point 66. Point 92. 119 Cf. le point 93 de l’arrêt selon lequel le contrôle de proportionnalité exige de vérifier « si les moyens mis en œuvre pour réaliser ces objectifs sont appropriés et nécessaires ». 120 Cf. le point 98 de l’arrêt : « il apparaît donc qu’il n’était pas déraisonnable, pour les partenaires sociaux, d’adopter les mesures transitoires mises en place par le TVÜ-Bund et que celles-ci sont appropriées pour éviter une perte de revenus aux agents contractuels de l’État fédéral et qu’elles ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif, compte tenu de la large marge d’appréciation reconnue aux partenaires sociaux dans le domaine de la fixation des rémunérations ». 121 Cité supra. 117 118
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tissant, dans cette affaire à un résultat particulièrement critiquable. La Cour relevait que la clause de cessation automatique des contrats de travail mise en cause était le fruit d’un accord négocié entre les représentants des employés et ceux des employeurs, lesquels avaient « exercé leur droit de négociation collective reconnu en tant que droit fondamental » et soulignait l’intérêt de laisser aux partenaires sociaux le soin de définir l’équilibre entre leurs intérêts respectifs, eu égard, notamment, à la « flexibilité non négligeable » en résultant122. Elle pouvait donc admettre qu’une clause de cessation automatique du contrat de travail, appliquée à un salarié travaillant dans le secteur du nettoyage, pouvait se justifier par le choix des partenaires sociaux de privilégier la prévisibilité du départ à la retraite et une certaine flexibilité dans la gestion du personnel par les entreprises du secteur, par rapport au souhait du salarié de continuer à travailler (compte tenu du faible montant de sa retraite), ce choix apparaissant comme « le reflet d’un équilibre entre des intérêts divergents mais légitimes, s’inscrivant dans un contexte complexe de relations de travail, étroitement lié aux choix politiques en matière de retraite et d’emploi »123. Compte tenu de la marge d’appréciation importante reconnue aux partenaires sociaux, au niveau national, dans le choix non seulement de la poursuite d’un objectif déterminé en matière de politique sociale et de l’emploi, mais également dans la définition des mesures susceptibles de le réaliser, il n’apparaissait donc pas « déraisonnable » à la Cour, que les partenaires sociaux jugent la mesure appropriée pour atteindre les objectifs évoqués précédemment. Si l’autonomie des partenaires sociaux se trouve ainsi reconnue et valorisée, sous l’influence probable du droit allemand, dans lequel les questions préjudicielles ayant donné lieu aux arrêts Hennigs et Rosenbladt ont germé, il s’avère, en l’occurrence, que le principe de non-discrimination à raison de l’âge pourrait en faire les frais. Les droits collectifs des salariés, en tant que droits sociaux de nature procédurale, se montrent ainsi plus efficaces lorsqu’ils permettent de limiter d’autres droits sociaux que lorsqu’ils s’opposent à des droits « économiques ». Il serait certainement regrettable que le droit fondamental à la négociation collective ne puisse trouver à s’affirmer que dans un contexte de conciliation des droits sociaux fondamentaux. La constitutionnalisation des droits devrait aussi leur permettre de résister aux considérations d’efficacité économique124. C’est ce mouvement que la Charte devrait permettre d’accentuer, en ce qui concerne, tout spécialement, le droit à la négociation collective.
IV. Conclusion Au terme de ce tour d’horizon, trois ans après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, on ne peut nier que la dimension sociale de la Charte des droits fonda122
Point 67. Point 68. V. Mantouvalou, « Human Rights for Precarious Workers : the Legislative Precariousness of Domestic Labour », Comparative Labor Law and Policy Journal, vol. 33, 2012, à paraître.
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mentaux n’a pas encore provoqué de grandes transformations dans la jurisprudence sociale de la Cour de justice. Pas plus qu’elle n’a, jusqu’ici, stimulé l’harmonisation sociale125, la crise économique ne paraît de nature à favoriser la mobilisation de la Charte126, alors même que son utilité serait grande, face aux pressions exercées sur les conditions de travail et à la flexibilité accrue de l’emploi, au nom de l’austérité budgétaire127. Pour étendre la protection des travailleurs, en s’appuyant sur la Charte, la Cour n’exclut pas de faire appel à la catégorie des principes généraux du droit, qu’elle n’a pas relégués à l’arrière plan, depuis l’avènement juridique de la Charte mais qu’elle continue de faire jouer, de manière particulièrement audacieuse, à l’occasion. Dans cette ligne, les juges de l’Union pourraient faire émerger un petit noyau de droits, logés dans la Charte, qui formerait, par delà les limites de cet instrument, l’épine dorsale du droit social européen. Cette évolution trouverait un appui dans les nouvelles dispositions d’application générale qui figurent désormais dans le traité sur le fonctionnement de l’Union et parmi lesquelles figurent, notamment, l’égalité entre hommes et femmes (article 8) et l’interdiction de discriminations (article 10). Ce que montre surtout l’étude des effets de la Charte, en définitive, c’est le rôle de la combinaison des normes qui contribue à leur renforcement mutuel. On peut y repenser, alors que l’œuvre d’harmonisation peine à trouver un nouvel élan : les creux, les lacunes, les ambiguïtés des textes adoptés pourront être comblés par la référence à la Charte, à ses valeurs, à ses objectifs. Mieux vaut donc, sans doute, une harmonisation imparfaite, dont la Charte pourra combler les carences, qu’un vide législatif qui paralyse le catalogue des droits fondamentaux de l’Union. C’est peut-être dans le cadre de cette combinaison vertueuse avec le droit dérivé que la Charte aura le plus grand rôle à jouer. Sophie Robin-olivier Professeur à l’école de droit de la Sorbonne (Université de Paris I) e-mail : srobinolivier@gmail.com
125 Au sujet de l’incidence de la crise sur le modèle social européen, v. M.‑A. Moreau (ed.), Before and After the Economic crisis, the Future of the European Social Model, op. cit. 126 Pour un exemple de rejet, par la Cour de Justice d’une demande portant sur la compatibilité avec la Charte des réformes nationales du droit du travail, v. C.J.U.E., 14 décembre 2011, Corpul Naţional al Poliţiştilor, C-434/11 et 10 mai 2012, Corpul Naţional al Poliţiştilor, C-134/12. 127 Pour une demande (non encore examinée par la Cour) relative à la compatibilité avec les articles 20, 21, § 1 et 31, § 1 de la Charte d’une réglementation nationale prévoyant des réductions salariales pour certains travailleurs du secteur public, v. l’affaire Sindicato dos Bancarios do Norte, C-128/12. Sur ce thème, v. M.C. Escande Varniol, S. Laulom et E. Mazuyer (ed.), Quel droit social pour l’Europe en crise, Bruxelles, Larcier, 2012 ; Droit ouvrier, no spécial « Les conséquence de la crise sur le droit du travail », février 2012, pp. 67‑150 et notre article, « Bargaining in the Shadow of Free Movement of Capital », European Review of Contract Law, vol. 8, no 2, 2012, p. 167.
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Chronique / Column Recours effectif et procès équitable Effective remedies and fair trial Sébastien Touzé (dir.), Julie Tavernier et Hélène Tran
Résumé
Abstract
C
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ette chronique porte sur la jurisprudence rendue en matière de droit au recours effectif et de droit au procès équitable au cours de l’année 2012. Elle est destinée à paraître à l’avenir sur une base annuelle dans les pages du Journal. Sont examinés successivement les garanties générales en matière d’accès au juge (I) ; les garanties liées au procès lui-même (indépendance et impartialité du juge et droits de la défense) (II) ; les garanties dues à l’accusé en matière pénale (présomption d’innocence et recevabilité des preuves) (III) ; et les droits liés à l’exécution des décisions de justice (IV).
his column reviews the case-law that developed in 2012 concerning the right to an effective remedy and the right to a fair trial. In the future, it is intended that it will be presented on an annual basis in the pages of the Journal. It examines in turn the right of access to a judicial remedy (I) ; the safeguards included in the trial itself (independence and impartiality of the court and rights of defence) (II) ; the guarantees of the accused in criminal proceedings (presumption of innocence and admissibility of evidence) (III) ; and the right to the execution of judgments (IV).
I. Garanties générales en matière d’accès au juge
L
’accès direct de l’individu devant une juridiction nationale fait figure d’axe essentiel des droits procéduraux dont la reconnaissance doit être assurée dans les ordres juridiques internes des États au sens de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Susceptible de pouvoir faire l’objet de limitations, ce droit reste néanmoins à interpréter en prenant en considération les conséquences que pourrait avoir une telle restriction si les droits et libertés de l’individu se trouvent en cause. Si, dans certains cas, la limitation vise à protéger l’individu, les droits d’autrui ou le bon fonctionnement de la justice, en prévoyant, par exemple, une procédure spécifique pour les incapables ou une représentation obligatoire de ces derniers devant les tribunaux, il est d’autres situations dans lesquelles ces mêmes limitations mettent en lumière, par leur caractère absolu, une potentielle contradiction avec les engagements conventionnels souscrits par les États. Ceci ressort en particulier de l’arrêt rendu par la Cour européenne dans l’affaire Stanev c. Bulgarie1. Dans cette affaire introduite par un requérant déclaré incapable par les autorités bulgares, la Cour a dû, notamment, se prononcer afin 1
Cour eur. D.H. (GC), arrêt Stanev c. Bulgarie, 17 janvier 2012, req. no 36760/06.
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de déterminer si l’absence de possibilité pour le requérant d’introduire personnellement une action visant au rétablissement de sa capacité juridique devait être considérée comme conforme aux règles et principes de l’article 6, § 1, de la Convention européenne. L’importance de la question posée dans cette affaire repose sur le fait que c’est la première fois que la Cour avait à se prononcer sur la conformité de règles procédurales internes applicables aux « aliénés » avec l’article 6, § 1, de la Convention. En l’espèce, l’argument présenté à l’appui du grief portait sur le Code de procédure civile bulgare (article 340) qui imposait aux personnes sous curatelle souhaitant saisir les juridictions nationales aux fins de rétablissement de leur capacité juridique, de le faire par l’intermédiaire de leur curateur. Ne prévoyant aucune distinction en fonction de l’étendue de l’incapacité juridique de la personne, la législation bulgare posait ainsi une limitation manifeste au droit de saisir un tribunal au sens de l’article 6. Toutefois, et ainsi que le relève d’emblée la Cour, « [l]e droit d’accès aux tribunaux n’étant pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière ». Autrement dit, l’interprétation de la limitation et de ses justifications, bien que reposant sur une marge d’appréciation étendue, sont susceptibles d’évolution. Applicable dans un cadre général, cette interprétation pose, au regard de l’affaire en cause et de la problématique particulière des « aliénés » ici visée, une potentielle généralisation du droit d’accès direct à la justice. C’est d’ailleurs sur cet axe que va se focaliser l’interprétation développée par la Cour qui, tout en reprenant un argumentaire général appliqué dans les cas de limitations ponctuelles à l’accès au juge, va développer une approche relativement élargie de cette dernière notion. En ce sens, deux focales peuvent être utilisées pour comprendre la portée de la solution retenue. La première est générale, la seconde, spécifique à la problématique de l’incapacité juridique. Sur un plan général, la situation du requérant est à appréhender, non pas au regard de son handicap, mais, plus largement, de sa vulnérabilité. Autrement dit, les cas spécifiques de curatelles ne sont pas les seuls visés à travers la solution dégagée et il convient d’appréhender la solution rendue en l’espèce comme un principe général susceptible de pouvoir être étendu aux situations analogues mettant en évidence une situation de vulnérabilité de la personne2. Ainsi, lorsque la Cour affirme que « le droit de demander à un tribunal de réviser une déclaration d’incapacité (…) constitue l’un des droits procéduraux essentiels »3, il faut y 2
Dans le même sens, voir l’opinion partiellement dissidente des juges Tulkens, Spielmann et Laffranque. § 241.
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voir un principe susceptible de s’appliquer dans l’ensemble des cas dans lesquels la saisine du juge vise à préserver, pour l’individu placé dans une situation de vulnérabilité, le plein effet de ses droits et de ses libertés. Applicable pour les personnes faisant l’objet d’une peine privative de liberté sous l’angle de l’article 5, cette évolution vise ainsi à généraliser de manière assez évidente le principe et de l’étendre en fonction de la situation spécifique de la personne au regard de ses rapports avec les autorités nationales. En outre, le principe du droit d’accès direct au tribunal aux fins de rétablissement de la capacité juridique de l’individu dégagé par la Cour offre un double éclairage. Dans un premier temps, il est manifeste qu’en adoptant cette orientation, la Cour souhaite s’aligner sur une tendance observée dans le cadre de la législation de certains États membres du Conseil de l’Europe4 et s’aligne ainsi sur un principe développé au niveau national selon lequel le droit d’accès direct au tribunal doit être reconnu au profit d’individus déclarés incapables (totalement ou non) souhaitant obtenir la révision de leur statut. Alimentée par une orientation défendue par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe dans sa recommandation no R (99)4, cette règle permet d’ailleurs à la Cour, dans un second temps et sous couvert d’une simple illustration, de proposer aux États de mettre en place au niveau interne « les garanties procédurales adéquates afin de protéger au mieux les personnes privées de capacité juridique, de leur offrir une révision périodique de leur statut et des voies de recours appropriées »5. Demande assez précise pour être considérée comme ferme…
II. Garanties générales du procès 1. Indépendance et impartialité Appréciée sous l’angle tant subjectif qu’objectif, l’exigence d’impartialité du tribunal est source d’un contentieux nourri. L’impartialité subjective a trait à la conviction et au comportement personnels du magistrat, alors que l’analyse objective « consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du magistrat, certains faits vérifiables autorisent à douter de l’impartialité de ce dernier ». Les droits européen et interaméricain des droits de l’homme connaissent une présomption jouant en faveur de l’impartialité subjective du juge. Une telle présomption a été renversée par la Cour interaméricaine dans l’arrêt Atala Riffo c. Chili6, dans lequel la juridiction de San José arrive à la conclusion que le juge 4
§ 243 : « La Cour observe par ailleurs que dix-huit des vingt législations nationales étudiées prévoient l’accès direct aux tribunaux pour toute personne partiellement incapable souhaitant obtenir la révision de son statut. Dans dix-sept États, cet accès est ouvert même aux personnes déclarées totalement incapables. Cela indique qu’il existe aujourd’hui au niveau européen une tendance à accorder aux individus privés de leur capacité juridique un accès direct à un tribunal en vue de la mainlevée de cette mesure ». 5 § 244. 6 Cour interam. D.H., arrêt Atala Riffo y niñas c. Chili (Fond et réparations), 24 février 2012, Série C, no 239.
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interne a recouru à des stéréotypes dans la motivation de sa décision. En marge d’une procédure de garde d’enfants, une enquête disciplinaire a été diligentée à l’encontre de la requérante, magistrat de profession, sur la base d’articles de presse la présentant comme lesbienne, et de soupçons de faute professionnelle relatifs à l’utilisation à des fins personnelles du matériel et des employés du tribunal. Le fonctionnaire en charge de l’enquête fit notamment état dans son rapport que la publicité sur l’orientation sexuelle de la juge Atala Riffo portait gravement atteinte à sa propre image ainsi qu’à celle du pouvoir judiciaire. La Cour d’appel en charge de l’affaire approuva le rapport et adressa à la requérante un rappel à l’ordre en raison des faits relatifs à l’usage illégal du matériel et personnel du tribunal. Le juge interaméricain reproche à la Cour d’appel d’avoir imputé des charges disciplinaires à la requérante du fait de son orientation sexuelle, en approuvant ledit rapport. Les préjugés et les stéréotypes manifestés dans le rapport démontrent que ceux qui l’ont établi ou approuvé ont laissé leur opinion personnelle (négative) sur l’orientation sexuelle de la requérante s’exprimer dans le cadre de la procédure disciplinaire, au sein de laquelle il n’était ni acceptable, ni légitime qu’une telle circonstance motive un reproche juridique. La Cour juge que l’enquête disciplinaire a été réalisée sans l’impartialité subjective nécessaire et conclut à la violation de l’article 8.1 CADH (garanties judiciaires). Une autre affaire a permis à la Cour interaméricaine de marquer son désaveu face au recours à des stéréotypes dans la motivation de décisions judiciaires. Bien qu’on n’y trouve aucune mention expresse de la notion « d’impartialité subjective », l’arrêt Forneron e hija c. Argentine7, mérite qu’on lui consacre quelques lignes. Le requérant s’était vu refuser la garde de sa fille biologique, abandonnée par sa mère à la naissance, par les juridictions argentines au motif, notamment, que la fillette n’avait pas de famille biologique. Dans un paragraphe exposant sans équivoque le sentiment de la juridiction interaméricaine – paragraphe intitulé « Stéréotypes dans la motivation de la décision sur la garde »8 –, cette dernière reproche aux juridictions internes de ne pas avoir explicité les conséquences sur le bien-être de l’enfant du fait qu’il grandisse dans une famille monoparentale. Ainsi, une décision fondée sur des stéréotypes, et notamment sur une idée préconçue de la famille, motive un constat de violation de l’article 25 CADH (Protection judiciaire), lu en combinaison avec les articles 17.1 (Protection de la famille), 8.1 (Garanties judiciaires) et 1.1 (Obligation de respecter les droits). L’exigence d’impartialité est beaucoup plus fréquemment examinée par les juridictions internationales sous l’angle objectif. Si la Cour européenne accorde en la matière une importance primordiale aux apparences, elle n’a pas pour autant développé une jurisprudence sans nuance, en particulier relativement au « cumul des fonctions juridictionnelles »9. Ainsi, le fait qu’un juge de la Cour suprême 7
Cour interam. D.H., arrêt Forneron e hija c. Argentine (Fond et réparations), 27 avril 2012, Série C, no 242. La traduction est de l’auteur. L’expression est empruntée à Frédéric Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 11e éd., Paris, PUF, p. 451. 8 9
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siège lors de l’examen successif de deux recours non liés, mais analogues, n’emporte pas violation de l’article 6, § 1 CEDH. Dans l’arrêt Khoniakina c. Géorgie10, la Cour a en effet estimé que la participation d’un juge à l’examen d’un recours introduit par la requérante suite à l’adoption d’une loi modifiant le montant de sa pension puis, à l’occasion d’un second recours motivé par l’adoption d’une nouvelle loi modifiant encore sa situation, ne permet pas de conclure que l’exigence d’impartialité de la juridiction ait été méconnue11. Selon la Cour, « the applicant’s two pension disputes, albeit related thematically to each other, could not be considered as proceedings involving “the same case” or “the same decision” (…), as they concerned different factual circumstances and legal provisions »12. De surcroît, il faut prendre en compte la circonstance que la Cour suprême est composée d’un nombre limité de juges, intervenant dans leur domaine de spécialité, ce qui implique naturellement qu’un même juge se prononce sur des affaires portant sur la même matière. A contrario, un juge ne saurait, dans la cadre d’une même affaire, siéger à la fois en première instance et en appel sans contrevenir à l’article 6, § 1, s’il apparaît qu’il a joué un rôle important dans les formations de jugement respectives. Dans l’arrêt Persus c. Slovénie13, le fait que le même juge ait présidé la Chambre de la Higher Court puis ait été membre – voire rapporteur – de la Chambre de la Cour suprême permet de douter objectivement de l’impartialité du tribunal. L’écoulement d’un laps de temps de neuf années entre les deux instances n’emporte pas de conséquences, eu égard à l’importance du rôle qu’y a tenu le juge. Si le « cumul des fonctions » n’est pas toujours apprécié négativement, le « mélange des genres » s’accompagne plus systématiquement du désaveu du juge de Strasbourg. Les « liaisons dangereuses » mêlant justice et affaires, ou encore les ingérences des pouvoirs législatif et exécutif dans le domaine judiciaire sont vus d’un mauvais œil. Trois arrêts prononcés en 2012 tendent à valider ce constat, qu’ils aient été rendus sous l’angle de l’exigence d’impartialité ou de celle d’indépendance de la juridiction. L’arrêt Ute Saur Vallnet14 ressort à la première hypothèse. Dans cette affaire, la requérante émettait des doutes quant à l’impartialité du magistrat rapporteur de la chambre administrative du Tribunal supérieur de justice de l’Andorre, amené à trancher un différend qui l’opposait au gouvernement andorran. Le grief de la requérante résidait dans le fait que le juge en question était également avocat dans un cabinet espagnol, ayant prêté ses services au gouvernement andorran. Les juridictions internes avaient confirmé les doutes de la requérante, estimant dans une procédure connexe que « l’existence d’une relation économique, à l’époque du procès, entre le cabinet d’avocats R et le gouver10
Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Khoniakina c. Géorgie, 19 juin 2012, req. no 17767/08 (définitif depuis le 19 novembre 2012). 11 Dans cette affaire, la Cour s’est également prononcée sur la question de l’impartialité subjective du magistrat. Le fait qu’il ait rédigé une opinion dissidente défavorable à la requérante jointe à la première décision en cause ne permet pas de renverser la présomption en faveur de l’impartialité subjective du magistrat. 12 Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Khoniakina c. Géorgie, 19 juin 2012, précité, § 54. 13 Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Perus c. Slovénie, 27 septembre 2012, req. no 35016/05. 14 Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Ute Saur Vallnet c. Andorre, 29 mai 2012, req. no 16047/10 (définitif depuis le 29 août 2012).
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nement d’Andorre, pouvait créer pour la partie [requérante] un doute raisonnable sur l’impartialité objective de S, malgré l’absence totale d’intérêt direct de sa part dans cette affaire »15. La Cour ne s’écarte pas de cette conclusion et constate la violation de l’article 6, § 1. La prise de position des autorités politiques sur une procédure en cours a également entraîné un tel constat de violation dans l’arrêt Kinský c. République tchèque16, quoique la Cour y exprime une position plutôt modérée. Le requérant, de nationalité autrichienne, forma plus d’une centaine d’actions pour demander la restitution de biens qui lui auraient appartenus, confisqués après la seconde guerre mondiale par la Tchécoslovaquie. Au cours des procédures introduites par le requérant, divers responsables politiques exprimèrent publiquement des opinions très défavorables sur les restitutions. Des parlementaires s’insurgèrent contre la restitution des biens à des personnes qu’ils qualifiaient de « manifestement nazies ». Le Ministre de la culture fit savoir aux juges susceptibles de faire droit à de telles demandes qu’ils auraient à « assumer la pleine responsabilité » de l’obligation pour l’État de restituer des propriétés, alors que le Ministère de la Justice s’assura d’être régulièrement informé par les tribunaux en charge des recours de M. Kinský du déroulement de la procédure. L’arrêt de la Cour s’avère particulièrement intéressant en ce qu’il présente un raisonnement tout en nuance. En soi, l’intérêt porté par les autorités politiques à une question soulevant d’importants enjeux, eu égard à l’ampleur du phénomène, est légitime et n’emporte pas en tant que tel violation de la Convention. Cependant, la Cour conclut que les doutes du requérant quant à l’impartialité des tribunaux étaient objectivement justifiés pour deux raisons principales. D’abord, les jugements très négatifs exprimés à l’égard des décisions adoptées, et des juges eux-mêmes, ne se concilient pas avec l’exigence d’une apparence d’impartialité. Ensuite, le suivi des procédures par le Ministre de la Justice, d’autant que celui-ci a la possibilité de mettre en mouvement une action disciplinaire à l’encontre des juges, contribue également à alimenter les doutes sur l’impartialité des juridictions. Ainsi, du fait que les juges se soient certainement sentis contrôlés de près dans l’examen des recours du requérant, et qu’ils aient été menacés de voir leur responsabilité engagée, la Cour ne peut que conclure à l’incompatibilité de la situation avec l’article 6, § 1 CEDH. L’arrêt Gürkan17, opérant un revirement de jurisprudence heureux, s’inscrit également dans le contexte de la séparation des pouvoirs. Le requérant, qui servait dans la marine militaire turque, avait été condamné à une peine de prison par une Cour pénale militaire composée de deux juges militaires et d’un officier sans formation juridique. La Cour revient ici sur une précédente décision dans laquelle elle avait considéré qu’il existait des garanties suffisantes pour assurer l’indépen15
§ 54. Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Kinský c. République Tchèque, 9 février 2012, req. no 42856/06 (définitif depuis le 9 mai 2012). 17 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Gürkan c. Turquie, 3 juillet 2012, req. no 10987/10 (définitif depuis le 3 octobre 2012). 16
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dance et l’impartialité d’un tel tribunal18. En l’espèce, elle conclut à la violation de l’article 6, § 1 de la CEDH, alors-même que la situation juridique à l’époque des faits ayant motivé la présente requête ne se distinguait pas de celle en vigueur au moment de la décision précédemment rendue par la Cour européenne. Si la Cour avance le fait que l’officier siégeant en tant que juge reste pendant cette période au service de l’armée et soumis à la discipline militaire, qu’il est nommé en tant que juge par ses supérieurs hiérarchiques et que, par conséquent, il ne jouit pas des mêmes garanties constitutionnelles que ses deux acolytes pour asseoir le constat de violation, force est de constater que ce revirement de jurisprudence est uniquement motivé par un arrêt de la Cour constitutionnelle turque, annulant les dispositions de la loi sur la composition et le fonctionnement des cours militaires. Ainsi, cet arrêt offre une belle illustration du rôle essentiel du juge national, notamment constitutionnel, dans la garantie et le développement du droit conventionnel européen.
2. Droit d’être entendu Le droit d’être entendu a fait, depuis de nombreuses années, l’objet de développements divers, consacrant des obligations à la charge de l’État d’une intensité variable, et ne s’épanouissant pas nécessairement dans le cadre du procès. Il en va ainsi par exemple du droit d’être écouté ou consulté. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a apporté un enrichissement substantiel à sa jurisprudence relative au droit des peuples autochtones à être consultés dans le cadre de la négociation de contrats d’exploration et d’exploitation des ressources naturelles situées sur des terres ancestrales. Déjà consacrée par la jurisprudence interaméricaine19, l’obligation de consultation se voit désormais assigner un contenu précis et élevée au rang de « principe général du droit international », à travers l’arrêt Pueblo Indígena Kichwa de Sarayaku v. Ecuador20. L’exigence de consultation compte, à côté de l’obligation de réaliser des études d’impact et de celle de partager les profits réalisés par l’exploitation des ressources naturelles avec la Communauté autochtone, parmi les conditions supplémentaires à celles traditionnellement imposées pour toute expropriation, à respecter lorsque que sont en cause des ressources naturelles sises sur le territoire ancestral d’un peuple autochtone. Appuyée sur la Convention 169 de l’OIT, la législation et la jurisprudence internes de nombreux États américains, l’élévation du droit à la consultation au rang de « principe général du droit international »21 peuvent laisser l’observateur songeur… Au mieux, pourrait-on admettre qu’il s’agisse d’un « principe général de droit régional » ? Néanmoins, la démarche n’est pas surprenante venant de la juri18
Cour eur. D.H. (2e sect.), décision Hakan Önen c. Turquie, 10 février 2004, req. no 32860/96. Cour interam. D.H., arrêt Pueblo Saramaka c. Suriname (exceptions préliminaires, fond et réparations), 28 novembre 2007, Série C, no 172. 20 Cour interam. D.H., arrêt Pueblo Indígena Kichwa de Sarayaku c. Equateur (Fond et réparation), 27 juin 2012, Série C, no 245. 21 § 164 : « …l’obligation de consultation, en plus de constituer une norme conventionnelle, est aussi un principe général du droit international ». 19
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diction interaméricaine, coutumière d’un tel activisme, notamment par le biais de la « découverte » de normes de jus cogens22. Quant au contenu du droit d’être consulté, la Cour apporte les précisions suivantes. La consultation des peuples autochtones doit être réalisée de façon préalable23, ce qui signifie qu’elle doit intervenir dès les premières étapes du projet et non pas seulement au moment où apparaît la nécessité d’obtenir le consentement de la Communauté. La consultation doit être réalisée de bonne foi et dans le but de parvenir à un accord24. À ce sujet, la Cour met l’accent sur la nécessité d’établir « un climat de confiance mutuelle », l’État ou les entreprises privées devant ainsi s’abstenir d’exercer une quelconque forme de coercition. De même, la Cour ne saurait tolérer les tentatives de désintégration de la cohésion sociale des Communautés, à travers la corruption de ses dirigeants ou au moyen de négociations individuelles avec certains membres de la Communauté. La consultation doit également être « adéquate et accessible »25, et réalisée selon des procédures « culturellement adaptées », en conformité avec les traditions des communautés autochtones. Il s’agit de prendre en considération la diversité linguistique et de respecter les formes traditionnelles de prise de décision (notamment le temps de la décision). L’État doit également apporter l’information nécessaire aux Communautés et entretenir avec elles une communication constante. En l’espèce, la Cour conclut au non-respect de l’obligation de l’État de réaliser ces processus « spécifiques et différenciés » de consultation26. L’arrêt Atala Riffo27 partage avec la jurisprudence Pueblo Indígena Kichwa de Sarayaku le large recours aux sources externes afin de consacrer (ou développer) une obligation spécifique à l’égard d’une catégorie particulière de population. L’arrêt Atala Riffo, déjà mentionné plus haut dans cette chronique, consacre un « droit d’être écouté »28, forme atténuée du droit d’être entendu, au profit des mineurs dont les droits doivent s’exercer à la mesure de leur capacité. Était en cause la question de savoir si les filles de la requérante avaient bien été entendues dans le cadre d’une procédure de divorce et de garde d’enfants. La Cour interaméricaine plaide pour une lecture de l’article 8.1 CADH, qui garantit le droit d’être entendu, à la lumière
22 Parmi d’autres exemples : Cour interam. D.H., arrêt Maritza Urrutia c. Guatemala (fond et réparations), 27 novembre 2003, Série C, no 103 : prohibition de la torture ; Cour interam. D.H., arrêt Hermanos Gómez Paquiyauri c. Pérou (Fond et réparations), 8 juillet 2004, Série C, no 110 : prohibition des exécutions extra-judiciaires ; Cour interam. D.H., arrêt Goiburú y otros c. Paraguay (Fond et réparations), 22 septembre 2006, Série C, no 153 : droit d’accès à la justice pour les victimes de disparitions forcées et leurs proches. Pour une étude complète voir C. Maia, « Le jus cogens dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », in L. Hennebel et H. Tigroudja, Le particularisme interaméricain des droits de l’homme, Paris, Pedone, 2009, pp. 271‑311. 23 §§ 180-184. 24 §§ 185-200. 25 §§ 201-207. 26 § 165. 27 Précité. Voir les §§ 193-208 (“Derecho de las niñas M, V y R a ser escuchadas y que se tengan en cuenta sus opiniones”). 28 La Cour utilise l’expression « derecho a ser escuchado » (droit d’être écouté), qui se différencie de l’expression « derecho a ser oído » (droit d’être entendu), contenue à l’article 8.1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.
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de l’article 12 de la Convention relative aux droits de l’enfant29 et de l’Observation générale no 12 du Comité éponyme30. Il ressort de cette analyse combinée que les autorités doivent prendre en considération la condition spécifique du mineur et son intérêt supérieur pour déterminer leur niveau de participation dans la détermination de leurs droits ; le but étant de permettre le meilleur accès du mineur à l’examen de son propre cas. Le « droit d’être écouté » ne signifie pas seulement que l’enfant doit pouvoir exprimer librement son opinion dans toutes les affaires qui l’affectent mais également que ses opinions soient dument prises en considération, en fonction de son âge et de sa maturité. Ainsi, toutes les législations sur la séparation et le divorce doivent prévoir le droit de l’enfant d’être écouté. En l’espèce, la juridiction de première instance chargée de la procédure de garde avait bien respecté les deux volets de l’obligation « d’écouter » les enfants. Cependant, les enfants n’ont pas été à nouveau écoutés par la Cour suprême dans le cadre du « recurso de queja »31, et la sentence ne fait aucune mention des raisons qui ont conduit la Cour suprême à s’écarter de la volonté manifestée plus tôt par les enfants. Prenant en compte la nature particulière du recours, le Tribunal inter américain relève qu’un enfant ne doit pas être auditionné plus que nécessaire, notamment lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des événements douloureux. Si une nouvelle audition n’était donc pas requise, la Cour suprême aurait cependant dû prendre en compte et évaluer les opinions exprimées par les enfants antérieurement, ou expliquer précisément pourquoi elle s’en est écartée. La Cour constate donc une violation de l’article 8.1 (garanties judiciaires), lu en combinaison avec les articles 19 (droit de l’enfant) et 1.1 (obligation de respecter les droits). Dans une optique plus classique, il est possible de mentionner brièvement l’arrêt Idalov c. Russie32, rendu par la Grande chambre de la Cour européenne le 22 mai 2012. Le requérant avait, lors de son procès, été exclu de la salle d’audience en raison de son comportement incorrect. Tous les moyens de preuves furent donc examinés en son absence. La Cour rappelle « qu’un accusé ne peut passer pour avoir renoncé implicitement, par son comportement, à un droit important tiré de l’article 6 de la Convention que s’il a été démontré qu’il pouvait raisonnablement prévoir les conséquences de son comportement à cet égard »33. Selon la Cour, la présidente aurait dû, avant d’exclure définitivement le requérant, s’assurer que celui-ci avait compris les conséquences que pouvait entraîner son comportement. En l’absence d’une telle précaution, la Cour refuse d’admettre que le requérant avait « renoncé sans équivoque à son droit d’assister à son procès ». L’impossibilité pour ce dernier de faire réexaminer les preuves, ou de contre-interroger les 29
Article 12 de la Convention relative aux droits de l’enfant : « 1. Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. 2. À cette fin, on donnera notamment à l’enfant la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’une organisation approprié, de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale ». 30 Comité des droits de l’enfant, Observation générale no 12 (2009), Le droit de l’enfant d’être entendu, CRC/C/CG/12. 31 Il s’agit d’un recours disciplinaire introduit à l’encontre des juges. 32 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Idalov c. Russie, 22 mai 2012, req. no 5826/03. 33 § 173.
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témoins, au cours de la procédure en appel, interdit de conclure que cette juridiction a remédié au manquement observé en première instance. Il y a donc violation de l’article 6, §§ 1 et 3 c) et d).
III. Garanties générales de l’accusé 1. Présomption d’innocence L’année 2012 a donné à la Cour européenne des droits de l’homme l’occasion de confirmer et de préciser la teneur de la présomption d’innocence, telle que garantie par l’article 6, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme. De jurisprudence constante, elle conclut à la violation de cette disposition lorsque, sans établissement légal de la culpabilité d’un prévenu, une décision judiciaire reflète le sentiment qu’il est coupable. Toutefois, cela ne signifie pas que les États ont l’interdiction de prévoir dans leur droit interne des systèmes de présomption en matière pénale, comme le confirme l’arrêt Nicoleta Gheorghe du 3 avril 201234. La requérante se plaignait d’avoir été condamnée au paiement d’une amende pour atteinte à l’ordre public, sur la base d’un procès verbal de contravention qui bénéficiait d’une présomption réfragable de légalité et de bien-fondé. Elle invoquait une violation de son droit à la présomption d’innocence, faute pour elle d’être en mesure de renverser cette présomption en pratique. La Convention ne met pas obstacle, en principe, aux présomptions de fait et de droit que connaît tout système juridique. Toutefois, en matière pénale, elle exige qu’elles soient enserrées dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense. En l’espèce, la requérante n’encourait qu’une sanction d’amende qui ne pouvait être convertie en une sanction privative de liberté, même en cas de non-paiement. Par ailleurs, elle n’a demandé la comparution des témoins précités à aucun moment de la procédure ni versé leurs déclarations au dossier, tout en affirmant expressément le souhait de ne pas demander la production de preuve supplémentaire. Enfin, les juridictions, qui avaient le pouvoir d’annuler le procès-verbal, ont examiné sa contestation par des décisions motivées, analysant les motifs de nullité invoqués par elle, exemptes d’indice d’arbitraire ou de manque d’équité. Par ailleurs, la présomption d’innocence peut être violée par un juge ou une cour ou une autre autorité publique, à l’occasion de déclarations faites à la presse ou dans d’autres médias. Pour juger du respect de l’article 6, § 2, il faut apprécier la portée des déclarations, compte tenu des circonstances dans lesquelles elles ont été faites. Ainsi, le juge européen conclut à la violation de cette disposition dans l’arrêt Dovzhenko du 12 janvier 201235, du fait que le requérant, mis en cause dans une série de meurtres, ait été désigné dans les médias par un fonctionnaire de 34
Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Nicoleta Gheorghe c. Roumanie, 3 avril 2012, req. no 23470/05 (définitif depuis le 3 juillet 2012). Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Dovzhenko c. Ukraine, 12 janvier 2012, req. no 36650/03 (définitif depuis le 12 avril 2012). 35
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police de haut rang, sous le terme de « criminel », sans aucune réserve. Il importait peu qu’il n’ait pas été nominativement visé, la diffusion de nombreuses informations sur son compte l’ayant rendu identifiable. En revanche, il est conclu au respect de l’article 6, § 2, dans l’arrêt Shuvalov du 29 mai 201236. Le requérant, juge de profession, se plaignait d’une violation de la présomption d’innocence, en raison de la façon dont les médias avaient couvert les poursuites dont il faisait l’objet, pour faits de corruption. La Cour relève que l’un des communiqués de presse visés faisait clairement référence aux suspicions pesant sur le requérant. Toutefois, il s’inspirait clairement de l’acte d’accusation – bien qu’il n’y fasse pas expressément référence –, et visait par conséquent à informer le public. Par ailleurs, elle estime que les déclarations faites par le ministère public, formulées par des phrases courtes, n’ajoutaient rien de plus à ces communiqués, et ne laissaient en aucun cas entendre que les autorités considéraient le requérant comme étant coupable, tout en admettant que ces dernières auraient pu prendre davantage de précautions dans leur propos. De leur côté, les juges Vajic et Sicilianos concluent au contraire à la violation de la présomption d’innocence, en raison d’un article publié sur le site internet du ministère public, intitulé « The judge’s criminal case has arrived at the court », et dont les expressions laissaient entendre sans ambiguïté que la culpabilité du requérant était établie. Enfin, le droit à la présomption d’innocence soulève des questions d’application particulièrement délicates lorsqu’à côté de l’action pénale éteinte, la culpabilité de l’accusé est à nouveau soumise à appréciation dans une procédure civile qui lui est connexe. Dans cette situation, la Cour européenne refuse d’exclure l’application de l’article 6, § 2, lorsqu’il existe un lien entre les deux procédures, suffisant pour « exporter » le droit à la présomption d’innocence au-delà de la procédure pénale. Cette option n’est pas sans soulever des difficultés, avec principalement le risque de dénaturer la présomption d’innocence par des extensions inopportunes. À cet égard, l’extinction de l’action pénale n’interdit pas aux autorités des États parties de se prononcer sur la culpabilité de l’accusé lors d’une action civile connexe, lorsque son établissement conditionne l’issue de cette dernière, comme l’illustre par exemple l’arrêt Florea Constantin du 19 juin 201237. Le requérant se plaignait d’avoir été reconnu coupable de falsification de documents relatifs à sa société au cours d’une action civile connexe, alors que l’action pénale initiale était éteinte pour cause de prescription. La Cour refuse de voir dans cette situation une violation de l’article 6, § 2, du fait que le tribunal de grande instance a examiné l’affaire en droit et en fait dans son ensemble et s’est prononcé sur la base de preuves administrées au préalable et dans le cadre d’une procédure contradictoire. De son point de vue, il relevait de son choix de se prononcer d’abord sur les éléments constitutifs de l’infraction avant de se pencher sur la question de la prescription et sur la responsabilité civile du requérant, tout en admettant que 36
Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Shuvalov c. Estonie, 29 mai 2012, req. no 39820/08 et 14942 (cet arrêt fait l’objet d’une demande de renvoi en Grande chambre). Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Florea Constantin c. Roumanie, 19 juin 2012, req. no 21534/05 (définitif depuis le 19 septembre 2012). 37
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compte tenu de la prescription de l’action pénale, l’analyse des éléments constitutifs aurait pu paraître inutile. Elle estime toutefois qu’il appartient aux juridictions internes de veiller au bon déroulement de leurs propres procédures, et que le droit à un procès équitable n’exige pas l’examen de moyens dans un certain ordre. Elle conclut en revanche à la violation de la Convention dans l’affaire Fazli Diri c. Turquie du 28 août 201238, dans une affaire où le requérant avait bénéficié d’une loi de suspension des poursuites. Agent de sécurité dans une banque privée, il était accusé d’abus de confiance, après qu’une partie de l’argent qu’il transportait dans le cadre de son travail ait disparu. Suite à son licenciement, il attaqua son employeur pour obtenir compensation. La Cour constate cette fois-ci que, pour rejeter sa requête, les juridictions saisies se sont exprimées en des termes laissant entendre sans ambiguïté que la culpabilité du requérant était établie, sans pour autant procéder à une nouvelle appréciation des faits. De son côté, le juge Sajo renvoie à son opinion dissidente jointe à l’arrêt Erkol de 201139 : il estime que les juridictions turques ont pu, à bon droit, fonder leur décision sur des faits qui avaient été établis durant la procédure pénale, et ne voit aucune déclaration formelle de culpabilité du requérant dans leur démarche. La question de la survivance de la présomption d’innocence au-delà de la procédure s’est posée avec une acuité particulière dans l’arrêt Lagardère c. France du 12 avril 201240. De façon singulière, le requérant se plaignait d’une violation du droit à la présomption d’innocence de son père, ancien PDG des sociétés Matra et Hachette, décédé pendant l’action pénale dont il faisait l’objet, pour abus de biens sociaux. Il alléguait la violation de l’article 6, § 2, du fait que les juridictions civiles avaient établi la culpabilité du défunt père, avant de le condamner, en tant qu’ayant droit, à verser des dommages-intérêts aux victimes. Constatant que la juridiction compétente a entrepris la démonstration préalable de la commission par le prévenu décédé et du bénéfice réalisé par lui, pour ensuite être en mesure de statuer sur l’action civile et condamner le requérant à payer des dommagesintérêts d’un montant identique au bénéfice, la Cour considère le lien existant entre les deux procédures comme étant suffisant pour justifier une extension de la présomption d’innocence au-delà de l’action pénale. Or, elle relève que les termes de l’arrêt ne diffèrent en rien de la formule susceptible d’être utilisée par une juridiction répressive statuant à l’encontre du prévenu, se prononçant sans ambiguïté en faveur de la culpabilité du défunt. À ses yeux, la teneur des propos employés par la juridiction « ne laisse planer aucun doute sur le fait qu’elle a déclaré le père du requérant coupable des faits reprochés, alors même que l’action publique était éteinte du fait de son décès et que sa culpabilité n’avait jamais été établie par un tribunal de son vivant » (§ 87). Se désolidarisant de la majorité, la juge Powerforde, réitère la position exprimée dans son opinion concordante jointe à l’arrêt Bok41 : elle souligne ainsi que le modèle d’interprétation de l’article 6, § 2, érigeant la présomption d’innocence en un « principe détachable, survivant éternellement 38 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Fazli Diri c. Turquie, 28 août 2012, req. no 4062/07 (définitif depuis le 28 novembre 2012). 39 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Erkol c. Turquie, 10 avril 2011, req. no 50172 (définitif depuis le 19 juillet 2011). 40 Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Lagardère c. France, 12 avril 2012, req. no 18851/07 (définitif depuis 12 juillet 2012). 41 Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Bok c. Pays-Bas, 18 janvier 2011, req. no 45482/06 (définitif depuis 18 avril 2011).
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à l’acquittement », pose un certain nombre de difficultés. De son point de vue, la présomption d’innocence ne devrait produire des effets juridiques « que par la survenance de faits qui, concrètement, font peser ou risquent de faire peser sur une personne une accusation pénale sur laquelle il n’a pas encore été statué ». Ainsi, elle ne peut accepter que « le bénéfice de la présomption d’innocence qui, dans la jurisprudence antérieure, était restreint à la personne accusée d’une infraction pénale ou acquittée en définitive, puisse désormais passer à ses successeurs », dans la mesure où « la présomption d’innocence n’est pas et n’a jamais été un bien faisant partie du patrimoine d’une personne et transmissible, pour cause de mort, à ses successeurs ».
2. Encadrement des moyens d’obtention de preuve Dans quelle mesure l’illégalité entachant l’obtention de preuve lors d’un procès ayant abouti à la condamnation de l’accusé rend-t-elle le procès inéquitable ? Durant l’année 2012, un certain nombre d’affaires ont permis au juge européen de confirmer et de préciser les contours de la réponse à donner à cette délicate question, pour l’instant soulevée dans deux cas de figures : les preuves résultant de la mise en place d’écoutes téléphoniques illégales d’une part, et les preuves obtenues par la coercition physique d’autre part. Dans la première hypothèse, l’illégalité est donc soulevée sur le terrain du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, comme l’illustre l’arrêt Alony Kate du 17 janvier 201242. Le requérant, condamné pour délits de collaboration avec l’organisation terroriste du Hamas, se plaignait d’avoir été condamné sur la base d’enregistrements obtenus en violation des prescriptions du droit interne. Il alléguait une violation de l’article 6, nonobstant le fait que ces enregistrements aient été déclarés frappés de nullité par les juridictions internes, car ces enregistrements avaient entraîné ses aveux ainsi que ceux de ses co-inculpés. Classiquement, l’espèce soulevait la question de savoir si l’illégalité d’une preuve peut être appréhendée de manière autonome par rapport au reste du procès, ou si, au contraire, il faut considérer que l’existence d’une telle preuve affecte automatiquement l’ensemble du procès et le rend inéquitable. À cet égard, il importait peu qu’en l’espèce, l’illégalité interne n’ait pas entraîné la violation de l’article 8, le juge européen ne distinguant pas illégalité interne et illégalité conventionnelle en la matière. Or, si l’article 6 ne réglemente pas en soi l’admissibilité des preuves, il implique néanmoins d’examiner si la procédure a été équitable dans son ensemble, et notamment la manière dont les éléments ont été recueillis. Dès l’arrêt Shenk c. Suisse de 198843, la Cour européenne posa le principe selon lequel elle ne saurait « exclure par principe et in abstracto l’admis-
42
Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Alony Kate c. Espagne, 17 janvier 2012, req. no 5612/08 (définitif depuis le 17 avril 2012). 43 Cour eur. D.H. (Cour plénière), arrêt Shenk c. Suisse, 12 juillet 1988, req. no 10862/84.
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sibilité d’une preuve recueillie d’une manière illégale »44. Cette position provoqua la désolidarisation des juges Pettiti, Spielmann, Meyer et Carillo Salcedo, selon qui, « aucune juridiction ne peut, sans desservir une bonne administration de la justice, tenir compte d’une preuve qui a été obtenue, non pas par des moyens déloyaux, mais surtout d’une manière illégale » sans entraîner le caractère inéquitable du procès. Malgré ces solides critiques, la jurisprudence ultérieure, dans laquelle s’inscrit l’arrêt Alony Kate, s’engagea pleinement dans cette voie en précisant l’implication des critères de compatibilité de tels procédés avec l’article 8 de la Convention. D’une part, il faut que les droits de la défense soient respectés. En l’espèce, les déclarations du requérant et de ses co-inculpés ont été effectuées dans le respect de toutes les garanties constitutionnelles, telles que le droit de ne pas s’incriminer soi-même et le droit à être assisté par un avocat, et la condamnation du requérant est intervenue à la suite d’une procédure contradictoire. D’autre part, il faut déterminer la mesure avec laquelle la preuve litigieuse a influencé l’issue de l’action pénale, et si d’autres preuves sont venues corroborer la culpabilité de l’accusé, cette exigence variant en fonction de la fiabilité et de la solidité de la preuve obtenue illégalement. En l’espèce, la Cour jugea que les aveux précités avaient suffi à forger l’intime conviction du tribunal. Autrement dit, elle cautionne le raisonnement des juridictions espagnoles, selon lequel les aveux ont rompu tout lien de causalité entre les écoutes litigieuses et la condamnation du requérant. Cette fois-ci, elle laisse de côté l’argument critiquable fondé sur le poids de l’intérêt public, appliqué dans l’arrêt Heglas c. République Tchèque de 200745, rendu dans le cadre d’une affaire similaire. Pour conclure à la conventionalité de l’utilisation des enregistrements litigieux, elle releva que « s’agissant du poids de l’intérêt public à l’utilisation des éléments de preuve pour la condamnation du requérant, (…) la mesure visait l’auteur d’une infraction grave causant des préjudices à une tierce personne et qui s’est finalement vu infliger une peine d’emprisonnement de neuf ans de prison ferme »46. Par conséquent, aux termes de cet arrêt, l’utilisation de la preuve obtenue illégalement était partiellement justifiée par la fermeté de la condamnation à laquelle elle avait permis d’aboutir. Aussi contestable la démarche soit-elle, la Cour se réserve le droit de faire appel à cet argument lorsque les circonstances de l’affaire s’y prêtent. Lorsque les preuves sont obtenues au moyen de la coercition physique, l’illégalité est soulevée sur le terrain de l’article 3. Compte tenu du caractère absolu de l’interdiction posée par cette disposition, la Cour opte pour des critères affinés, mais la jurisprudence applicable en la matière n’est pas sans soulever un certain nombre de difficultés. Par exemple, dans l’arrêt Hajnal du 19 juin 201247, le juge européen constate que les aveux du requérant, obtenus par des traitements inhumains et dégradants prohibés par l’article 3, ont fondé sa condamnation dans une affaire 44
§ 46. Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Heglas c. République Tchèque, 1er mars 2007, req. no 5932/07 (définitif depuis le 1er juin 2007). 46 § 91. 47 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Hajnal c. Serbie, 19 juin 2012, req. no 36937/06 (définitif depuis le 19 septembre 2012). 45
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de cambriolage. Elle conclut par conséquent à la violation du procès équitable, car elle considère que, « regardless of the impact of the applicant’s confession on the outcome of the criminal trial, its use rendered the trial as a whole unfair »48. Ce faisant, elle applique à bon escient les principes posés dans l’arrêt Gäfgen en 201049, aux termes duquel tout aveu obtenu au mépris de l’article 3, que les traitements incriminés soient des actes de tortures ou des traitements inhumains ou dégradants, entraîne automatiquement l’iniquité de la procédure indépendamment de leur valeur probante ou de leur influence sur l’issue de l’action pénale. Pour toute autre preuve matérielle, ce principe ne s’applique qu’en présence d’actes de torture. L’utilisation de preuves obtenues aux moyens de traitements inhumains et dégradants peut en revanche être compatible avec les exigences de l’article 6, sur le modèle des principes appliqués en cas d’illégalité soulevée sur le terrain de l’article 8. Cette distinction, fort contestable sur le principe, est remise en cause dans l’arrêt Alchagin c. Russie du 17 janvier 201250. Le requérant avait avoué des faits d’appartenance à une organisation criminelle à deux reprises : durant l’enquête, après avoir subi des traitements inhumains et dégradants, et pendant le procès. La Cour conclut au respect de l’article 6 en constatant que la condamnation est intervenue sur la base des aveux effectués durant le procès, au cours duquel les droits de la défense ont été garantis, le requérant ayant été représenté par un avocat et ayant eu la possibilité de contester l’utilisation des aveux effectués au cours de l’instruction. Ce faisant, elle appliquait donc les principes réservés par l’arrêt Gäfgen à l’utilisation de preuves matérielles obtenues au mépris de l’article 3, nonobstant le fait que les mauvais traitements en cause avaient permis d’obtenir des aveux du requérant. Au-delà du non-respect des principes posés par la jurisprudence antérieure, on peut critiquer cette solution de la même façon que le firent les juges Rozakis, Tulkens, Jebens, Ziemele, Bianku et Power dans leur opinion dissidente jointe à l’arrêt Gäfgen : « de l’arrestation au prononcé de la peine, la procédure pénale forme un tout organique et étroitement imbriqué. Un événement qui se produit dans une phase peut influer sur ce qui advient à un autre stade et même parfois le déterminer. Lorsque cet événement implique, au stade de l’instruction, un manquement au droit absolu du suspect à ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, les exigences de la justice commandent (…) d’éradiquer totalement de la procédure les conséquences défavorables à l’accusé qu’entraîne ce manquement ». En marge de ces considérations, l’arrêt Iordan Petrov du 24 janvier 201251 apporte une précision intéressante sur le lien de causalité devant unir la coercition exercée sur l’accusé et une éventuelle confession de sa part. Les juridictions avaient refusé d’examiner la plainte du requérant, selon laquelle des mauvais traitements lui avaient été infligés en vue de le faire avouer les faits dont il était accusé, sous 48
§ 115. Cour eur. D.H. (GC), arrêt Gäfgen c. Allemagne, 1er juin 2010, req. no 22978/05. 50 Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Alchagin c. Russie, 17 janvier 2012, req. no 20212/05 (définitif depuis le 17 avril 2012). 51 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Iordan Petrov c. Bulgarie, 24 janvier 2012, req. no 22926/04 (définitif depuis le 24 avril 2012). 49
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prétexte qu’il était matériellement impossible que ces mauvais traitements aient eu lieu le jour des aveux, un certain nombre de jours s’étant écoulés entre les confessions du requérant et les violences subies. Or, du point de vue de la Cour, « dans une telle situation, la pression psychologique répétée aux mains des responsables de l’enquête peut suffire à maintenir le lien de cause à effet entre les mauvais traitements déjà infligés et les aveux du suspect »52. Elle conclut par conséquent au caractère inéquitable de la procédure. L’année 2012 a également donné au juge européen l’occasion de transposer l’ensemble de ces principes dans l’hypothèse particulière où les mauvais traitements ont été infligés, non pas sur l’accusé mais sur des tiers, et non pas par des autorités de l’État du for, mais par celles d’un État tiers. Dans l’arrêt Otman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni du 17 janvier 201253, il fallait déterminer si l’extradition d’un individu vers un pays où il risquait de se voir condamner sur la base d’aveux obtenus au mépris de l’article 3 était de nature à entraîner une violation de l’article 6. Le requérant, ressortissant jordanien mis en examen pour fait d’appartenance à une organisation terroriste par les autorités britanniques, qui lui avaient d’abord accordé le droit d’asile, fut parallèlement condamné par les juridictions jordaniennes, sur la base des témoignages de ses co-inculpés, dont il fut par la suite allégué qu’ils avaient été extorqués au moyen d’actes de torture. Traditionnellement, une expulsion ou extradition peut soulever une question au titre de l’article 6 si l’individu risque de subir un déni de justice flagrant dans l’État de renvoi. Sans surprise, la Cour conclut que tel est le cas lorsque l’individu renvoyé encourt le risque d’être condamné sur la base de preuves obtenues au mépris d’actes de torture : « the admission of torture evidence is manifestly contrary, not just to the provisions of Article 6, but to the most basic international standards of a fair trial. It would make the whole trial not only immoral and illegal, but also entirely unreliable in its outcome. It would, therefore, be a flagrant denial of justice if such evidence were admitted in a criminal trial »54. Prudente, elle refuse de se prononcer sur la solution à adopter lorsque la violence n’atteint pas un degré de gravité suffisant pour être qualifiée de torture. Toutefois, de manière classique en matière d’extradition, le problème central résidait dans la possibilité de prouver des faits se déroulant sous la juridiction d’un État tiers. À cet égard, la Cour souligna l’extrême difficulté de prouver des allégations de torture, tout particulièrement en raison de son effet corrupteur. Aussi, dans un système pénal complice des pratiques mêmes qu’il est censé empêcher, le niveau de preuve demandé par l’État défendeur, qui exigeait une preuve au-delà de tout doute raisonnable, apparaît totalement inapproprié. Aussi, la Cour estima que s’agissant d’un système ne présentant pas de garanties de protection contre l’utilisation de preuves obtenues au moyen d’actes de tortures, il suffisait de prouver l’existence d’un risque réel de se voir condamnés sur la base de preuves obtenues 52
§ 140. Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Otman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, 17 janvier 2012, req. no 8139/09 (définitif depuis le 17 avril 2012). 54 § 267. 53
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de la sorte pour établir l’existence d’un déni de justice flagrant. En l’espèce, s’appuyant sur des sources objectives et diverses, elle constate l’absence de garanties effectives en droit jordanien contre l’usage de preuves obtenues au mépris de l’article 3, les autorités étant peu enclines à enquêter sur de telles allégations, ou à user de leur pouvoir d’exclure leur utilisation. Le requérant ayant apporté des preuves solides démontrant que ses co-inculpés avaient bel et bien été torturés, et compte tenu du fait qu’il aurait eu de grandes difficultés d’user de sa faculté de demander l’exclusion des aveux devant la cour même qui avait déjà rejeté cette requête, et qui les rejette habituellement, de manière routinière, le juge européen conclut à l’existence d’un risque réel de déni de justice flagrant en cas de renvoi. La question se posait en termes différents dans l’arrêt El Haski c. Belgique du 25 septembre 201255. Cette fois-ci, le requérant se plaignait de sa condamnation par les autorités d’un État partie à la Convention, sur la base de preuves obtenues par les autorités marocaines au moyen d’actes de tortures infligés à ses présumés complices, dans le cadre d’une enquête menée à propos des attentats terroristes de Casablanca du 16 mai 2003. Dans la continuité de l’arrêt Otman (Abu Qatada), la Cour européenne admet qu’une telle situation est susceptible d’entraîner la violation de l’article 6 et reprend le principe de la preuve de l’existence d’un risque réel si le pays concerné ne présente pas de garanties suffisantes en vue de protéger les individus de se voir condamner sur la base de preuves obtenues au mépris de l’article 3. Cette fois-ci, contrairement à ce qu’elle fit dans l’arrêt précédemment cité, elle étendit le principe à tous les traitements prohibés par l’article 3, qu’il s’agisse d’actes de tortures ou de traitements inhumains et dégradants. Sur la base des rapports de nombreuses organisations non gouvernementales, elle relève l’absence de disposition protectrice en droit marocain : les allégations en ce sens semblent systématiquement rejetées, les tribunaux refusent d’ordonner des expertises médicales et les agents suspectés agissent en toute impunité. Par ailleurs, ces rapports établissent un risque réel de mauvais traitements concernant précisément les déclarations émanant de suspects interrogés au Maroc dans le cadre des enquêtes et procédures consécutives aux attentats de Casablanca du 16 mai 2003. Par conséquent, il revenait aux juridictions belges d’exclure ces déclarations, sauf à préalablement s’assurer qu’elles n’avaient pas été obtenues de cette manière. Or, la cour d’appel de Bruxelles s’est bornée à retenir que le requérant n’avait apporté aucun « élément concret » propre à susciter à cet égard un « doute raisonnable ».
IV. Garanties en matière d’exécution Destiné à garantir l’effectivité du « droit à un tribunal », le droit à l’exécution des décisions de justice définitives a fait l’objet d’un contentieux quantitativement et qualitativement important devant plusieurs juridictions internationales au cours 55
Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt El Haski c. Belgique, 25 septembre 2012, req. no 649/08.
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de l’année 2012. Ce droit s’applique tant aux créances en argent56 qu’à celles en nature57, et aussi bien aux décisions de justice rendues contre l’État qu’à celles intervenant dans des litiges horizontaux58, ce qui implique l’existence d’une obligation positive de l’État de prêter secours aux personnes cherchant à obtenir l’exécution d’une décision de justice rendue à l’encontre d’un particulier. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a notamment fait œuvre créatrice en érigeant des garanties « renforcées » dans le cadre de l’exécution d’une décision de justice rendue en faveur d’une personne vulnérable. Ainsi, l’arrêt Furlan c. Argentine59 apporte-t-il une contribution bienvenue à la matière. Sebastián Furlan, resté lourdement handicapé suite à un accident survenu alors qu’il était mineur dans un bâtiment appartenant à l’armée argentine, obtint une décision de justice ordonnant à l’État argentin de lui verser une somme d’argent à titre de réparation du préjudice subi. Entre temps, sa famille s’est endettée afin de lui offrir des soins adéquats et se trouve dans une situation économique précaire. L’exécution tardive et incomplète de la sentence amène la Cour IADH à conclure que les autorités judiciaires n’agirent pas avec la diligence et la célérité qu’exigeait la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvait Sebastián Furlan. Les deux procédures de recouvrement offertes au requérant en vertu de la loi impliquaient que celui-ci ne pouvait bénéficier immédiatement de la totalité de la somme due. Optant pour un paiement en obligations d’État dont la pleine valeur ne pouvait être acquise qu’après l’écoulement d’un délai de 16 ans, le requérant n’obtint en les vendant qu’un tiers de la somme qui lui avait été accordée par la décision de justice. Sensible aux effets négatifs de cette perte substantielle sur la santé du requérant, qui nécessitait des soins urgents et coûteux, la Cour considéra « qu’au moment d’appliquer la loi (…), les autorités administratives devaient prendre en considération le fait que Sebastián Furlan était une personne handicapée et disposant de faibles ressources économiques, ce qui le plaçait dans une situation de vulnérabilité, qui nécessitait une plus grande diligence des autorités étatiques »60 (§ 215). Les autorités administratives auraient dû prévoir des formes alternatives d’exécution des décisions octroyant une indemnisation, dans la mesure où les effets préjudiciables des formes retenues par le droit argentin entraînent des conséquences dommageables plus importantes, et disproportionnées, dans le cas des personnes les plus vulnérables. 56
Pour un exemple voir l’arrêt pilote, Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Manushaqe Puto and Others v. Albania, 31 juillet 2012, req. nos 604/07, 43628/07, 46684/07 et 34770/09 (définitif depuis le 17 décembre 2012). 57 Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Kalinkin et autres c. Russie, 17 avril 2012, req. no 16976/10 (définitif depuis le 24 septembre 2012). Il s’agissait de l’inexécution de jugements ordonnant aux autorités militaires d’octroyer un logement aux requérants. Cet arrêt met également en lumière l’exécution incomplète de l’arrêt pilote Burdov (n° 2) (Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Burdov (n° 2) c. Russie, 15 janvier 2009, req. no 33509/04 (définitif depuis le 4 mai 2009)) dans lequel la Cour ordonnait aux autorités russes de mettre en place une voie de recours effective apte à offrir un redressement adéquat et suffisant en cas d’inexécution ou d’exécution tardive des décisions de justice. Or, la procédure organisée suite à cet arrêt n’est accessible qu’aux personnes titulaires d’une créance pécuniaire et n’est pas ouverte aux personnes en faveur desquelles une décision définitive a été rendue, imposant à l’État russe des obligations en nature. 58 Voir par exemple, Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Frasila et Ciocirlan c. Roumanie, 10 mai 2012, req. no 25329/03 (définitif depuis le 10 août 2012). 59 Cour interam. D.H., arrêt Furlan y familiares c. Argentine (Exceptions préliminaires, fond et réparations), 31 août 2012, Série C, no 246. 60 La traduction est de l’auteur.
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La Cour augmente le constat de violation des garanties procédurales (articles 8 et 25 CADH), d’un constat de violation du droit de propriété (article 21). Si elle ne juge pas défavorablement la justification apportée par le gouvernement argentin tenant à la crise économique et à la dévaluation du peso, elle estime que dans les circonstances spécifiques du cas concret, le non-paiement complet de la somme attribuée par la voie judiciaire en faveur d’une personne pauvre en situation de vulnérabilité exigeait une justification beaucoup plus solide de la restriction au droit à la propriété et l’adoption de mesures pour empêcher un effet excessivement disproportionné (§ 222). La Cour consacre ainsi un droit à l’exécution des décisions de justice différencié, ou renforcé, en faveur des personnes vulnérables. Si le droit de propriété est le terrain d’élection naturel du contentieux de l’exécution des décisions de justice, celui-ci tend à se diversifier. Dans un arrêt Frasila et Ciocirlan c. Roumanie61, la Cour européenne a analysé l’inexécution d’une décision de justice sous l’angle de l’article 10 de la Convention européenne62. Les requérants, gérant et rédactrice de la station de radio Radio M Plus, se virent interdire l’accès à l’immeuble abritant leur rédaction par les représentants de la société Télé M, société fondée par le premier requérant mais qu’il avait dû céder, dans des circonstances assez troubles, à un groupe appartenant à un député. La décision constatant l’illicéité de l’empêchement ainsi opposé à l’exercice de leur profession par les requérants resta inexécutée même après qu’ils en eurent demandé l’exécution forcée et qu’ils aient saisi un huissier de justice. À la question de l’existence d’une obligation positive de l’État envers les requérants, la Cour répond par l’affirmative, soulignant que « les mesures que l’État devait prendre, vu son rôle de garant du pluralisme et de l’indépendance de la presse sont d’une réelle importance » (§ 64). Et de conclure qu’« en s’abstenant de prendre des mesures efficaces et nécessaires – [recourir à l’action des forces de police] – pour assister les requérants dans l’exécution de la décision judiciaire définitive et exécutoire précitée, les autorités nationales ont privé les dispositions de l’article 10 de la Convention de tout effet utile et ont remis en cause l’exercice de la profession de journaliste de radio par les requérants » (§ 71). La non-exécution d’une décision de justice peut aussi emporter violation de l’article 34 CEDH, lorsqu’un tel manque de diligence constitue une entrave au droit de recours individuel. C’est la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans l’arrêt Savitsky c. Ukraine, du 26 juillet 201263. Le requérant avait introduit une requête à la Cour EDH, alléguant une violation de l’article 3 CEDH. À la demande du greffe, il réclama au bureau du Procureur les copies des décisions rendues dans le cadre de la procédure engagée devant les juridictions internes. Face au refus des 61
Cour eur. D.H. (3e sect.), arrêt Frasila et Ciocirlan c. Roumanie, 10 mai 2012, req. no 25329/03 (définitif depuis le 10 mai 2012). 62 Pour un précédent, voir Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Kenedi c. Hongrie, 26 mai 2009, req. no 31475/05 (définitif depuis le 26 août 2009) : la Cour avait conclu que l’inexécution d’une décision de justice favorable à un historien s’analysait en une violation de l’article 10 de la Convention. 63 Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Savitskyy c. Ukraine, 26 juillet 2012, req. no 38773/05 (définitif depuis le 26 octobre 2012).
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Chronique / Column
Sébastien Touzé (dir.), Julie Tavernier et Hélène Tran
autorités de lui remettre l’intégralité des pièces demandées, le requérant introduit un recours administratif et obtint qu’il soit ordonné au procureur de faire droit à sa demande. Ce jugement resta alors inexécuté pendant près de cinq ans. En sus d’un constat de violation de l’article 6, § 1, la Cour prononce la violation de l’article 34 CEDH, jugeant que les autorités ukrainiennes ont entravé l’exercice du droit de recours individuel en ne fournissant pas au requérant les documents nécessaires. La Cour semble particulièrement agacée par le fait que, alors même qu’elles avaient connaissance que les documents en cause étaient réclamés par la Cour EDH, les autorités ukrainiennes ont maintenu leur refus d’exécuter la décision leur ordonnant de les transmettre au requérant64. Ce n’est qu’une fois la requête communiquée au gouvernement que les autorités ont accepté de s’exécuter. Sébastien Touzé (dir.) Professeur à l’Université de Strasbourg, Secrétaire général de l’Institut international des droits de l’homme e-mail : sebastien.touze@iidh.org
Julie Tavernier Doctorante en droit, assistante de recherche à l’Institut international des droits de l’homme e-mail : julie.tavernier@iidh.org
Hélène Tran Docteur en droit, responsable de formation à l’École nationale d’administration, en charge des questions institutions, administration et territoires e-mail : helene.tran@iidh.org
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Actualités / News Asile / Asylum Judgment on rigorousness examination asylum application The European Court of Human Rights delivered its judgment in Singh and Others v. Belgium on 2 October 2012. The case concerned a family whose asylum application was rejected, principally because the Belgian authorities did not believe them to be Afghan nationals. In its judgment, the Court found a violation of Article 13 juncto Article 3. The Court stressed that Article 13 requires a careful and rigorous examination of any claim that an expulsion may violate Article 3. Such an examination must allow to dispel any doubt, even a legitimate one, about the ill-founded character of a demand for international protection. Nor the Belgian asylum authorities, nor the Alien Appeals Board had done so, as they had refused to give any weight to copies of Afghan passports and attestations by UNHCR provided by the applicants, on the ground that these were easy to falsify. According to the Court, additional enquiries could have been made in order to verify the authenticity of these documents, for example at the offices of the UNHCR in New Delhi.
Judgment on refoulement ethnic Uzbeks to Kyrgyzstan The European Court of Human Rights delivered its judgment in Makhmudzhan Ergashev v. Russia on 16 October 2012. The case concerned the decision by the Russian authorities to extradite an ethnic Uzbek with Kyrgyzstani nationality to Kyrgyzstan. In its judgment, the Court found that the implementation of the extradition decision would violate Article 3. According to the Court’s information, torture and ill-treatment of ethnic Uzbeks by law enforcement officers has become widespread in the aftermath of the ethnic clashes of 2010 and this situation was aggravated by the
perpetrators’ impunity. This problem has to be seen against the background of the rise of ethno-nationalism, growing inter-ethnic tensions between Kyrgyz and Uzbeks, discrimination of Uzbeks at the institutional level and their under-representation in law-enforcement bodies and the judiciary. The Court considered the assurances by the Kyrgyz authorities to be insufficient to guarantee the applicant’s safety, in the light of the poor human rights record in south Kyrgyzstan. The Court therefore concluded that the applicant ran a real risk of ill-treatment if returned to Kyrgyzstan.
Défenseurs des droits de l’homme / Human rights defenders Restrictions aux activités des défenseurs des droits de l’homme La Rapporteuse spéciale sur les défenseurs des droits de l’homme, Mme Margaret Sekaggya, a consacré son rapport présenté à l’Assemblée générale sur l’utilisation de la législation pour réglementer les activités des défenseurs des droits de l’homme. La Rapporteuse y exprime ses préoccupations vis-à-vis du fait que les législations nationales continuent de limiter les activités des défenseurs. Elle précise que les modifications récentes apportées au cadre législatif dans plusieurs pays ne sont pas conformes aux normes internationales en matière des droits de l’homme et ne favorisent pas l’instauration d’un cadre de travail propice pour les défenseurs. Dans ce contexte, elle a examiné différents types de législation affectant les activités des défenseurs, dont notamment la législation en matière de lutte contre le terrorisme ou d’autres problématiques liées à la sécurité nationale ; la législation relative à la moralité publique ; la législation régissant l’enregistrement, le fonctionnement et le financement des associations ; la législation en matière d’accès aux informations et aux secrets d’État ; 2013/1
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Actualités / News
la législation relative à la diffamation et au blasphème et la législation régissant l’accès à l’Internet (A/67/292).
Detainees’ rights / Droits des personnes privées de liberté Privation de liberté et justice pénale Dans sa résolution sur les droits de l’homme dans l’administration de la justice adoptée à l’initiative de l’Autriche (A/RES/67/166), l’Assemblée générale a décidé de demander au Secrétaire général de lui présenter à sa soixante-huitième session, ainsi qu’au Conseil des droits de l’homme à sa vingtquatrième session, un rapport sur les faits nouveaux, les difficultés et les bonnes pratiques concernant les droits de l’homme dans l’administration de la justice, dans lequel il analysera le dispositif juridique et institutionnel international de protection des personnes privées de liberté, ainsi que sur les activités entreprises par l’ensemble du système des Nations Unies.
Détention / Detention PACE adopts Resolution on political prisoners During its Autumn Session (1-5 October 2012) the Parliamentary Assembly of the Council of Europe (PACE) has reaffirmed its support for the general criteria put forward by independent experts in 2001 to define the notion of political prisoners. PACE adopted Resolution no. 1900/2012 based on a report by Christoph Strässer. The Resolution summed up certain criteria a person deprived of his or her personal liberty has to fulfill to be regarded as a political prisoner. The Assembly added that those deprived of their personal liberty for terrorist crimes shall not be considered political prisoners if they have been prosecuted and sentenced for such crimes according to national legislation and the European Convention on Human
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Rights. PACE further called on all Council of Europe member States to reassess the cases of all alleged political prisoners by applying these criteria and release or retry any such prisoners as appropriate.
Foreign Prisoners On 10 October 2012, the Committee of Ministers adopted at the 1152nd meeting of the Ministers’ Deputies its Recommendation CM/Rec (2012)12 concerning foreign prisoners, aimed at guiding Member States in their legislation, policies and practice concerning foreign prisoners in areas such as remand in custody, sentencing and conditions of imprisonment. The recommendation applies “to foreign prisoners and to other foreign persons who are not in prison but who are subject to criminal proceedings, and criminal sanctions and measures, and who may be or have been deprived of their liberty.” Basic general principles include due regard for their particular situation and needs, non-discrimination and access to interpretation and translation. Remand in custody and custodial sanctions shall be used only when strictly necessary and as a measure of last resort. The principles cover conditions of imprisonment in several areas, including hygiene, clothing, nutrition, health, recreation and education. The recommendation was adopted in recognition of the difficulties that foreign prisoners may face on account of differences in language, culture, religion, and lack of family ties and contact with the outside world.
Judgment on detention of mentally ill person The European Court of Human Rights delivered its judgment in L.B. v. Belgium on 2 October 2012. The case concerned a man suffering from a mental illness who had spent seven years in the psychiatric wings of two Belgian prisons. In its judg-
Actualités / News ment, the Court found a violation of Article 5, § 1. The Court recalled that detention of a mentally ill person for the purposes of Article 5, § 1, e) can only be regarded as ‘lawful’ if it takes place in a hospital, a clinic or another appropriate institution. The psychiatric wings were however not adapted to the mental health and rehabilitation of the applicant. The Court stressed that the applicant’s situation could not be seen in isolation from the structural problems related to the detention of mentally ill persons in Belgium : because of a lack of capacity in appropriate institutions, many mentally ill persons are placed in ordinary prisons where they do not receive appropriate care.
Discrimination Judgment on alleged discrimination small landowners The Grand Chamber of the European Court of Human Rights delivered its judgment in Chabauty v. France on 4 October 2012. The case concerned the inability of the applicant to have his land removed from the control of an approved municipal hunters’ association, while owners of larger areas did have the possibility to object to the inclusion of their land. In its judgment, the Court found no violation of Article 14 combined with Article 1 Protocol 1. The Court distinguished the case from Chassagnou v. France, because the applicant in the case at hand did not oppose to hunting on ethical grounds. Taking into account the state’s wide margin of appreciation, the Court ruled that obliging only small landowners to pool their hunting grounds was not in itself disproportionate to the aim of a better management of game stocks. The Court particularly stressed that it was understandable that the legislature had considered it unnecessary to impose the pooling of land on landowners who already owned an area large enough to enable a better game management.
Personnes d’ascendance africaine Le Groupe de Travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine a présenté au Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies un projet de programme d’action pour la Décennie pour les personnes d’ascendance africaine. Transmis à l’Assemblée générale pour examen, cette dernière a décidé de demander au Secrétaire général d’entamer les préparations de cette Décennie avec le thème « Personnes d’ascendance africaine, reconnaissance, justice et développement » afin de la proclamer en 2013 (A/RES/67/155).
Droit à l’alimentation / Right to food L’avenir de la pêche Dans son rapport présenté à l’Assemblée générale (A/67/268), le Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, M. Olivier De Schutter, évalue la situation de la pêche au regard des exigences du droit à l’alimentation. Il relève que le secteur de la pêche revêt, à l’échelle mondiale, une importance pour le droit à l’alimentation et la sécurité alimentaire qui est capitale bien que souvent sous-estimée – en raison notamment du manque de données. Il fait également le point sur les problèmes qui se posent en matière de pêche au niveau mondial. Il formule ensuite un certain nombre propositions visant à concrétiser progressivement le droit à l’alimentation pour les personnes les plus vulnérables (les habitants des pays en développement dans les zones côtières et insulaires, en particulier, dans les pays à faible revenu et à déficit vivrier), en soulignant la nécessité d’adopter une démarche fondée sur les droits de l’homme pour assurer le développement durable du secteur de la pêche. Le rapport contient un ensemble de recommandations destinées à contribuer à la préparation, au sein de l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), de Directives internationales 2013/1
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Actualités / News
pour garantir des pêches artisanales durables, actuellement en cours de négociation.
Droit du travail / Labour Rights Decision on special apprenticeship contracts In the Collective Complaint 66/2011 – General federation of employees of the national electric power corporation (GENOP-DEI) and Confederation of Greek Civil Servants’ Trade Unions (ADEDY) v. Greece of 23 May 2012 – which became public in October 2012 – the European Committee of Social Rights found that domestic legislation introducing special apprenticeship contracts for employees aged between 15 to 18 years violated Charter provisions on entitlement to annual holiday with pay, access to apprenticeship and other training arrangements, and social security coverage. In addition, it found that domestic legislation allowing employers to pay new entrants to labour market, aged less than 25 years, a smaller percentage of the national minimum wage violate the Charter provisions on fair remuneration and non-discrimination on the basis of age. It concluded that Greece was in violation of Articles 7, § 7, 10, § 2, 12, § 3, 4, § 1 and 4, § 1 in the light of the non-discrimination clause of the Preamble to the 1961 Charter ; it found no violation of Articles 1, § 1 and 7, §§ 2 and 9 of the 1961 Charter
Decision on dismissal without notice or compensation during trial period In the Collective Complaint 65/2011 – General federation of employees of the national electric power corporation (GENOP-DEI) and Confederation of Greek Civil Servants’ Trade Unions (ADEDY) v. Greece of 23 May 2012 – which became public in October 2012 – the European Committee of Social Rights found that legislation allowing dismissal
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without notice or compensation of employees in an open-ended contract during the trial period of twelve months violates Article 4, § 4 of the 1961 Charter. In addition, the Committee found that Article 3, § 1 a) of the 1988 Additional Protocol does not concern the right to collective bargaining and is therefore inapplicable. In these two decisions, the Committee affirms that greater employment flexibility to combat unemployment should not result in depriving broad categories of employees of their fundamental labour rights. According to the Committee, legislative changes aimed at limiting public spending or relieving constraints on businesses should not excessively destabilise the situation of those enjoying the Charter rights. “[T]he economic crisis should not have as a consequence the reduction of the protection of the rights recognised by the Charter” (paragraphs 12 and 16, respectively).
Droits culturels / Cultural rights Droits culturels des femmes La Rapporteuse spéciale sur les droits culturels, Mme Farida Shaheed, a consacré son rapport à l’Assemblée générale sur la jouissance des droits culturels par les femmes, sur un pied d’égalité avec les hommes (A/67/287). La Rapporteuse spéciale propose de passer d’un modèle qui considère la culture comme un obstacle aux droits des femmes à un modèle qui vise à garantir une égalité de jouissance des droits culturels. Le rapport analyse les notions liées au genre qui limitent les droits culturels des femmes et propose une série de questions à poser lorsque des dispositions sociales sexistes sont défendues au nom de la culture. Il comporte une série de recommandations et une liste des questions à aborder lors de l’évaluation du niveau de mise en œuvre,
Actualités / News ou d’absence de mise en œuvre, des droits culturels des femmes.
Droit à l’eau potable / Right to water Non-discrimination and equality in access to water La Rapporteuse spéciale sur le droit à l’eau potable et à l’assainissement, Catarina de Albuquerque, a présenté à l’Assemblée générale un rapport sur la prise en compte des principes de non-discrimination et d’égalité dans le programme de développement pour l’après-2015 concernant l’eau, l’assainissement et l’hygiène (A/67/270). Dans ce contexte, la Rapporteuse spéciale plaide pour un programme de développement pour l’après-2015 qui prenne en compte des principes d’égalité et de non-discrimination, ainsi que le principe d’équité. Et elle insiste sur la nécessité de développer des objectifs, des cibles et des indicateurs qui englobent ces dimensions. Pour la Rapporteuse spéciale les questions liées à l’eau, à l’assainissement et à l’hygiène devraient être considérées sur un plan d’égalité avec les autres priorités et devraient donc faire l’objet d’un objectif spécifique dans le cadre de développement de l’après-2015.
Droits des enfants / Children’s rights Justice des mineurs Lors de la 21e session du Conseil des droits de l’homme, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime et la Représentante spéciale du Secrétaire général sur la violence à l’encontre des enfants ont présenté un rapport conjoint sur la prévention de la violence contre les enfants dans le système de justice pour mineurs et les mesures pour y faire face (A/HRC/21/25). Le rapport expose la situation actuelle concernant la violence contre les enfants
dans le système de justice pour mineurs. Il identifie les risques de violence au sein de ce système et présente les facteurs systémiques contribuant à cette violence. Il recommande un certain nombre de stratégies pour prévenir la violence contre les enfants dans le système de justice pour mineurs et à y faire face. La Haut-Commissaire a également présenté un rapport sur la protection des droits de l’homme des mineurs privés de liberté (A/HRC/21/26). Ce rapport contient une analyse du cadre juridique relatif aux droits de l’homme applicable aux enfants privés de liberté. Il étudie en outre la manière dont les États s’acquittent de leurs obligations juridiques, et conclut que si le droit international des droits de l’homme prévoit un cadre juridique exhaustif pour régir les droits des enfants dans l’administration de la justice, en particulier les droits des enfants privés de liberté, l’application de ce cadre laisse à certains égards à désirer. Ces deux rapports sont mentionnés dans la résolution de l’Assemblée générale sur les droits de l’homme dans l’administration de la justice (A/RES/67/166) qui contient plusieurs dispositions liées à cette question.
Éducation / Education Judgment on the forced closure of schools in Transdniestria The Grand Chamber of the European Court of Human Rights delivered its judgment in Catan and Others v. Moldova and Russia on 19 October 2012. The case concerned the forced closure, in the disputed region of Transdniestria, of schools that taught classes using the Latin alphabet instead of the government mandated Cyrillic alphabet. The Court found a violation of Article 2 Protocol 1 in respect of Russia. The Court ruled that the challenged acts, committed by the administration of the internationally not recognised “Moldovan Republic of Transdniestria” (MRT), fell within Russia’s jurisdiction. The Court held that the 2013/1
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Actualités / News
MRT’s high level of dependency on Russian support provided a strong indication that Russia exercised effective control and decisive influence over the MRT administration. The Court concluded that by virtue of its continued military, economic and political support for the MRT, Russia incurred responsibility for the violation of the applicants’ rights to education.
Égalité de traitement hommes-femmes / Equal treatment between men and women Commissioner for Human Rights : Comment on Violence Against Women
The Council of Europe Commissioner for Human Rights published a Human Rights Comment on violence against women. It is a very common crime, as illustrated by figures cited in the Comment. The Commissioner stressed that the Council of Europe member States must treat violence against women as a gender-based human rights violation, which reflects persisting inequality between women and men. All the member States should create and/or further develop and implement national action plans to protect women from violence. In addition, all member States should ratify and implement the Council of Europe Convention on Preventing and Combating Violence against Women and Domestic Violence. Moreover, cut-backs in funding in this area should be avoided, even in times of crisis and austerity. To conclude, the Commissioner called for immediate action by both central and local governments in Europe as a whole to stop violence against women.
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Esclavage et servitude involontaire / Slavery and involuntary servitude Judgment on servitude The European Court of Human Rights delivered its judgment in C.N. and V. v. France on 11 October 2012. The case concerned two orphaned Burundian sisters who claimed that they were held in servitude by their aunt and uncle after arrival in France at the age of sixteen and ten respectively. In its judgment, the Court found a violation of Article 4 with respect to the oldest sister. According to the Court, the oldest sister had been subjected to forced or compulsory labour in the sense of Article 4, which means work that is required ‘under the menace of any penalty’ and performed against the will of the person concerned. The Court considered her situation to amount to servitude, which is ‘aggravated’ forced or compulsory labour, based on the fact that it appears to be impossible for the individual concerned to change his or her situation. The Court held that France had failed in its positive obligation to put in place an adequate legislative and administrative framework to effectively fight servitude and forced labour, which had resulted in the aunt and uncle’s acquittal.
État de droit / Rule of Law Déclaration de l’Assemblée générale des Nations Unies Le 24 septembre s’est tenu à New York le Segment de Haut Niveau de la 67e session de l’Assemblée générale sur l’État de droit au niveau national et international. Cet événement s’est clôturé par l’adoption d’une Déclaration (A/RES/67/1) qui contient plusieurs dispositions importantes relatives aux droits de l’homme. Elle réaffirme que les droits de l’homme,
Actualités / News l’État de droit et la démocratie sont interdépendants, se renforcent mutuellement et sont au nombre des valeurs et principes fondamentaux universels et indissociables de l’Organisation des Nations Unies. Dans cette Déclaration, les États ont réitéré leur engagement à s’acquitter de l’obligation qui leur est faite de promouvoir le respect universel et effectif et la protection de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales pour tous, ainsi que l’universalité de ces droits et de ces libertés. Le texte contient également des dispositions relatives à la justice transitionnelle, à la nécessité de lutter contre l’impunité ou aux droits des femmes. 42 États ont formulé des engagements à cette occasion dont plusieurs ont trait aux droits de l’homme.
Freedom of opinion and expression / Liberté d’opinion et d’expression Protection des journalistes Pour la première fois, lors de sa session de septembre 2012, le Conseil des droits de l’homme a adopté une résolution sur la sécurité des journalistes (A/HRC/ RES/21/12). Cette résolution fait notamment suite aux rapports de juin 2012 sur la protection des journalistes présentés par le Rapporteur spécial sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression, M. Frank La Rue (A/HRC/20/17) et le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, M. Christof Heyns, (A/ HRC/20/22). Cette résolution condamne avec la plus grande fermeté toutes les attaques et tous les actes de violence dirigés contre les journalistes, tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées et la détention arbitraire, ainsi que les actes d’intimidation et de harcèlement. Par cette résolution, le Conseil demande à la Haut-Commissaire, en collaboration avec le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, d’établir une compilation des
bonnes pratiques concernant la protection des journalistes, la prévention des attaques et la lutte contre l’impunité entourant les attaques commises contre les journalistes. Cette compilation sera présentée au Conseil en septembre 2013. La résolution se réfère également au Plan d’action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité, élaboré par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture et approuvé par le Conseil des chefs de secrétariat des organismes des Nations Unies pour la coordination.
Incitation à la haine raciale et religieuse Le Rapporteur spécial sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression, M. Frank La Rue, traite de la question des discours haineux et de l’incitation à la haine dans son rapport à l’Assemblée générale (A/67/357). Le rapport examine des solutions permettant de concilier la nécessité de protéger et promouvoir le droit à la liberté d’opinion et d’expression, d’une part, et de lutter contre la discrimination et l’incitation à la haine, d’autre part. Parallèlement, le Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance qui y est associée, M. Mutuma Ruteere, a axé son rapport à l’Assemblée générale sur l’utilisation croissante de l’Internet pour diffuser des idées racistes et inciter à la haine et à la violence raciale, ainsi que sur l’identification de mesures qui pourraient être prises conformément aux dispositions de la Déclaration et du Programme d’action de Durban (A/67/328).
Juridiction / Jurisdiction Inadmissibility decision on detention by International Criminal Court On 9 October 2012, the European Court of Human Rights delivered its admissibility 2013/1
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in Djokaba Lambi Longa v. the Netherlands. The case concerned the detention of a Congolese man, arrested in Congo for participation to or complicity in the murder of nine UN soldiers, who had been transferred to the custody of the International Criminal Court (ICC) to give evidence as a defence witness in the case of Thomas Lubanga. In its decision, the Court found that the applicants’ complaints under Article 5 and Article 13 were inadmissible ratione personae. According to the Court, the Convention does not impose an obligation on a State that has agreed to host an international criminal on its territory to review the lawfulness of a deprivation of liberty under arrangements lawfully entered into between that tribunal and states not party to the Convention. As the applicant was detained on the basis of the ICC Statute and the protection of Convention rights in the ICC system was not ‘manifestly deficient’, the Court found that the jurisdiction of the Netherlands had not been engaged.
Justice transitionnelle / Transitional justice Programme du Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de nonrépétition Le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, M. Pablo de Greiff, a présenté son premier rapport au Conseil des droits de l’homme (A/ HRC/21/46). Il y précise le cadre conceptuel qui guidera son travail. Dans ce contexte, il compte adopter une approche globale qui combine les quatre dimensions de son mandat – la recherche de la vérité, la justice, les réparations et les garanties de non-répétition – afin qu’elles se complètent et se renforcent mutuellement (voir aussi son premier rapport à l’Assemblée générale, A/67/368).
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Liberté de religion et de conviction / Freedom of religion and belief Le droit de se convertir et le prosélytisme religieux Le Rapporteur spécial sur la liberté de religion et de croyance, M. Heiner Bielefeldt, a consacré son rapport à l’Assemblée générale sur le droit de se convertir comme faisant partie de la liberté de religion ou de conviction (A/67/303). Dans cette perspective, il établit une distinction entre les quatre sous-catégories : a) le droit de se convertir, autrement dit de changer sa propre religion ou conviction ; b) le droit de ne pas être forcé à se convertir ; c) le droit de tenter de convertir d’autres personnes par des moyens non coercitifs ; et d) les droits de l’enfant et de ses parents à cet égard. Le Rapporteur spécial termine son rapport en réitérant que le droit de se convertir et le droit de ne pas être forcé à se convertir bénéficie d’une protection inconditionnelle en vertu du droit international des droits de l’homme. La liberté de religion ou de conviction englobe le droit de convertir d’autres personnes par des moyens non coercitifs. Enfin, le Rapporteur spécial formule des recommandations précises concernant les dispositions juridiques nationales, les différents domaines de l’administration et de l’éducation scolaire ainsi que les acteurs non étatiques.
Orientation sexuelle / Sexual orientation Judgment on solitary confinement of homosexual detainee The European Court of Human Rights delivered its judgment in X. v. Turkey on 9 October 2012. The case concerned a homosexual detainee who was put in an individual cell, under a very restrictive detention regime, after he had complained about intimidation and harassment by heterosexual detainees
Actualités / News in his collective cell. The Court found violations of Article 3 ECHR and Article 14 combined with Article 3. Under Article 3, the Court ruled that the applicant’s detention in an individual cell, under conditions that were stricter than in most cases of solitary confinement, constituted inhuman and degrading treatment. Under Article 14, the Court found that the penitentiary authorities’ assessment that the applicant risked a grave attack on his physical integrity had been based on his sexual orientation only. His sexual orientation had thus been the primary reason for his solitary confinement, in violation of Article 14.
Commissioner for Human Rights participates in ILGA-Europe’s Annual Conference The Council of Europe Commissioner for Human Rights, Nils Muižnieks, participated in the Conference of ILGA (International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association) Europe on “Advancing LGBTI equality in challenging economic times” in Dublin. He stressed that the lives of millions of lesbian, gay, bisexual, trans and intersex persons are still burdened by widespread prejudice stigmatisation and in some cases even violence, and that many of them are treated as second-class human beings. He held this situation to be unbearable in today’s Europe. One serious obstacle to the full enjoyment of human rights by LGBTI persons is the denial of their right to freedoms of assembly, association and expression. A wide range of activities is potentially prohibited by legislation criminalising the promotion of homosexuality. The Commissioner underlined the universality of human rights and stated that politicians at all levels should do more to combat intolerance against LGBTI persons and to educate the public with factual information about their situation.
Liberté d’expression / Freedom of expression Judgment on freedom of expression in police force The European Court of Human Rights delivered its judgment in Szima v. Hungary on 9 October 2012. The case concerned a police trade union leader who was convicted for instigation to insubordination because she had posted criticisms on the website of the trade union, related to outstanding pay and to nepotism and undue political influence in the police force. In its judgment, the Court did not find a violation of Article 10 ECHR. The Court examined the case from the perspective of freedom of expression in general, rather than from the particular aspect of trade-union related expression, because it considered the statements as being made ‘outside the legitimate scope of trade union-related activities’, as they were not at all related to the protection of labour-related interests of trade union members. The Court considered the applicant’s conviction to be proportionate to the aim of preventing disorder within the police force, because her statements might discredit the legitimacy of police actions and because the applicant did not provide any clear factual basis for her statements.
Lutte contre le terrorisme / Fight against terrorism Respect des droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme Le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte contre le terrorisme, M. Ben Emmerson, a axé son rapport à l’Assemblée générale (A/67/396) sur le mandat du Bureau du Médiateur créé par la résolution 1904 (2009) du Conseil de sécurité [et modifié par la résolution 1989 (2011)] et sa compatibilité avec les normes internationales en matière de droits de 2013/1
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l’homme, en particulier son impact sur les lacunes en matière de respect de la légalité inhérentes au régime des sanctions contre Al-Qaïda établi par le Conseil. Le rapport fait des recommandations visant une modification du mandat afin de le rendre pleinement conforme aux normes internationales en matière de droits de l’homme.
Mariage et vie familiale / Marriage and family life Judgment on ‘kafala’ The European Court of Human Rights delivered its judgment in Harroudj v. France on 4 October 2012. The case concerned a French national who was legally prohibited from adopting an Algerian girl already in her care under an Islamic-law form of guardianship (‘kafala’). The Court found no violation of Article 8 ECHR. Given the absence of a common European approach to the adoption of children born in a country that does not allow adoption, France was granted a wide margin of appreciation. The Court ruled that the more limited protection offered by ‘kafala’ could be remedied by requesting French nationality for the child, which would enable her adoption. France had thus respected cultural pluralism by progressively removing the obstacles to adoption, thereby favouring the integration of children from foreign origin, but without immediately cutting them from the rules of their country of origin.
Minorités / Minorities Commentary on Language Rights On 15 October 2012, the Advisory Committee on the Framework Convention for the Protection of National Minorities launched its Thematic Commentary No. 3 “The Language Rights of Persons Belonging to National Minorities under the Framework Convention” The Commentary was
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adopted in view of the importance of language as an expression of individual and collective identity and of the importance of language rights for the effective protection of all rights. The Advisory Committee considers that authorities should promote the preservation of essential elements of minority identity, including language. Moreover, it encourages States Parties to adopt legislative frameworks containing specific provisions aimed at promoting full and effective equality. This implies not only protection against discrimination but also adoption of measures enabling equal access to resources and rights. The Advisory Committee affirms that minority rights require inclusive language policies. It also asserts that the protection of language rights must be guaranteed in connection with other rights, including the right to education, access to media and participation. The Commentary should be viewed as a ‘living instrument’, whose interpretation develops as monitoring under the Framework Convention evolves.
Opinion on Minority Rights in Romania On 5 October 2012, the Advisory Committee on the Framework Convention for the Protection of National Minorities published its Third Opinion on Romania. The Opinion includes positive developments and issues of concern following two cycles of monitoring. Among the issues of concern are the lack of adoption of the draft Law on the Status of National Minorities providing for particular registration conditions for organisations of persons belonging to national minorities ; the lack of clear criteria and specific procedure for the recognition of national minorities ; and the lack of clear definition and allocation of funds for the implementation of the National Strategy for Roma 20112020. The Advisory Committee is also concerned with the continuing reporting of hate speech targeting Roma and with the
Actualités / News challenges that Roma children continue to face in the education system. Issues for immediate action include allocating adequate resources to address Roma housing, infrastructure, employment, health care and education ; examining legislation on national minorities to clarify state policy towards minorities ; and effectively monitoring the implementation of the Law on Education.
Nations Unies / United Nations La 21e session du Conseil des droits de l’homme Le Conseil des droits de l’homme a tenu sa 21e session du 10 au 28 septembre 2012 à Genève. Présent lors de l’ouverture, le Secrétaire général des Nations Unies a souligné l’importance des droits de l’homme au sein des Nations Unies et a réitéré son engagement à œuvrer pour leur intégration au sein du système onusien. Il a identifié cinq défis pour le Conseil : le besoin de faire plus pour assurer que les travaux du Conseil et de ses mécanismes informent le processus de prise de décision au sein des Nations Unies ; l’obligation pour les États de protéger ceux qui défendent les droits de l’homme, et plus particulièrement ceux qui coopèrent avec les Nations Unies, contre les représailles ; l’engagement du Conseil sur des sujets thématiques tels que l’élimination de la discrimination sur base de l’orientation sexuelle et l’identité de genre ; la nécessité de se battre pour les droits de la femme et l’égalité homme/femme ; et enfin il a salué le rôle de la Haut-Commissaire aux droits de l’homme, notamment lorsqu’elle s’exprime publiquement contre les violations de droits de l’homme, et a souligné la nécessité de préserver son indépendance et d’augmenter les ressources du Haut-Commissariat. Il a prié tous les États de coopérer avec les mécanismes des droits de l’homme.
Durant cette session, treize titulaires de mandats des procédures spéciales ont présenté leur rapport annuel sur des sujets thématiques ou sur la situation des droits de l’homme dans certains pays. En plus de leurs rapports annuels, les procédures spéciales ont présenté leurs rapports sur les visites qu’ils ont effectuées dans huit pays (Argentine, Liban, les îles Marshall et les États-Unis, les États-Unis, Namibie, Portugal, Sénégal et Uruguay). 33 résolutions ont été adoptées lors de cette session. Ces résolutions traitent notamment de disparitions forcées et involontaires, des droits à la liberté de rassemblement pacifique et d’association, du droit à l’eau potable et à l’assainissement, du droit à la vérité ou encore du racisme. Plusieurs résolutions traitent de la situation des droits de l’homme dans des pays spécifiques (Erythrée, Mali, République arabe syrienne, Somalie, Sud Soudan, Yémen) (voir la liste des résolutions sur www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/ RegularSessions/Session21). Le second cycle de l’Examen Périodique Universel (EPU) a débuté en 2012 avec la treizième session du Groupe de Travail de l’EPU du 21 mai au 4 juin. Les rapports du Groupe de Travail ont été présentés et adoptés par le Conseil des droits de l’homme lors de sa session de septembre. Ils concernent les quatorze pays suivants : Maroc, Equateur, Tunisie, Bahreïn, Indonésie, Finlande, Royaume Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord, Inde, Brésil, Philippines, Algérie, Pologne, Pays-Bas et Afrique du Sud.
Nouveaux mandats – extension de mandats Le mandat de la Commission d’enquête sur la République arabe syrienne a été prolongé jusqu’en mars 2013. Deux nouveaux membres de la Commission ont été nommés : Mme Carla Del Ponte et M. Vitit Muntarbhorn. 2013/1
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Lors de sa 21e session, le Conseil des droits de l’homme a nommé M. Miklos Haraszti (Hongrie) comme nouveau Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme au Belarus. Le mandat du Rapporteur est défini dans la résolution du Conseil 20/13. Le Rapporteur présentera son premier rapport au Conseil en juin 2013. Le Conseil a également nommé une nouvelle Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Érythrée, Mme Beedwantee Keetharuth (Maurice) dont le mandat est décrit dans la résolution 20/20. La Rapporteuse présentera son premier rapport au Conseil en juin 2013. M. Marc Pallemaerts (Belgique) a été nommé comme Rapporteur spécial sur les incidences sur les droits de l’homme de la gestion et de l’élimination écologiquement rationnelles des produits et déchets dangereux. Ce mandat est décrit dans la résolution 18/11. Lors de la reprise de sa 21e session qui a eu lieu le 5 novembre, le Conseil a nommé Mme Patricia Olamendi (Mexico) comme membre du Groupe de Travail sur les discriminations à l’égard des femmes dans la loi et en pratique (siège du GRULAC). Le Conseil a également élu des nouveaux membres du Comité Consultatif pour trois ans : M. Saeed Mohamed Al Faibani (Bahrain), M. Mario I. Coriolano (Argentine), Mme. Katharina Pabel (Autriche) ; et M. Imeru Tamrat Yigezu (Ethiopie). Les organes de surveillance des Traités Du 1er au 19 octobre s’est tenue la 53e session du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. Le Comité a examiné les rapports des États suivants : Chili, Comores, Guinée équatoriale, République centrafricaine (en l’absence de rapport), Serbie, Togo et Turkménistan. Le Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels a tenu sa 49e session du 12 au 30 novembre 2012. Il a examiné
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la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels dans les pays suivants : Tanzanie, Equateur, Mauritanie, Bulgarie, Islande, Guinée équatoriale (suite à une discussion avec l’État Partie en l’absence de son rapport) et République du Congo (en l’absence d’un rapport présenté par l’État Partie). Le Comité des droits de l’homme a tenu sa 106e session du 15 octobre au 15 novembre 2012. Il a adopté un document sur les relations entre le Comité et les institutions nationales des droits de l’homme (CCPR/C/106/3). Il a examiné la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dans les pays suivants : Philippines, Turquie, Portugal, Bosnie-Herzégovine et Allemagne. Le Comité contre la Torture a tenu sa 49e session à Genève du 29 octobre au 23 novembre 2012. Il a examiné la mise en œuvre de la Convention contre la torture dans les pays suivants : Pérou, Mexique, Norvège, Qatar, Sénégal, Tadjikistan, Gabon, Fédération de Russie et Togo. Durant cette session, le Comité a adopté son Observation générale no 3 sur l’application de l’article 14 qui demande à chaque État Partie de garantir, dans son système juridique, à la victime d’un acte de torture le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible (CAT/C/GC/3). Le Comité sur les droits de l’enfant a tenu sa 61e session du 17 septembre au 5 octobre à Genève. Il a examiné les rapports de 10 États Parties, 7 sur la mise en œuvre de la Convention (Albanie, Andorre, Autriche, Bosnie-Herzégovine, Canada, Liberia et Namibie) ; deux rapports initiaux de l’Albanie et du Canada sous le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant
Actualités / News en scène des enfants, et le rapport initial de l’Albanie sous le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés. Le 28 septembre, le Comité a organisé une discussion générale sur les droits des enfants dans le contexte de la migration internationale. Le Comité sur les travailleurs migrants a tenu sa 17e session du 10 au 14 septembre 2012 à Genève durant laquelle il a examiné les rapports de la Bosnie-Herzégovine et du Rwanda. La 8e session du Comité des droits des personnes handicapées s’est tenue du 17 au 28 septembre 2012 à Genève. Il a examiné les rapports de l’Argentine, de la Chine et de la Hongrie. Le Comité des disparitions forcées a tenu sa 3e session du 29 octobre au 9 novembre 2012. Il a organisé des discussions thématiques sur la responsabilité des États et des acteurs non-étatiques, le trafic d’êtres humains et les disparitions forcées et le principe de non-refoulement et l’expulsion.
Vers une Déclaration sur les droits des paysans Dans sa résolution 21/19, le Conseil des droits de l’homme a décidé de créer un groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée chargée de négocier puis de présenter au Conseil des droits de l’Homme un projet de Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et autres personnes vivant dans les zones rurales, sur la base du projet présenté par le Comité consultatif et en tenant compte sans parti pris des vues et propositions pertinentes passées, présentes et à venir. Ce Groupe de Travail se réunira en 2013 pour une période de 5 jours.
Pauvreté / Poverty Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme En septembre 2012, la Rapporteuse spéciale sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, Mme Magdalena Sepulveda Carmona, a présenté au Conseil des droits de l’homme un projet de principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. Fruit de nombreuses années de consultations avec les États et d’autres parties prenantes, y compris des personnes vivant dans la pauvreté, les principes directeurs ont pour objectif de fournir des orientations sur la manière d’appliquer les normes régissant les droits de l’homme dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. Adoptés par le Conseil (voir résolution 21/11), qui les considère comme un outil utile pour les États aux fins de la formulation et de la mise en œuvre de politiques de réduction et d’élimination de l’extrême pauvreté, ils ont été transmis à l’Assemblée générale des Nations Unies pour examen, qui en a pris note avec intérêt dans sa résolution 67/164.
Peine de mort / Death Penalty Peine de mort et mauvais traitements Le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, M. Christof Heyns, et le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, M. Juan Mendez, ont consacré leurs rapports thématiques présentés à l’Assemblée générale à la question de la peine de mort. Juan Mendez souligne que les États pratiquant la peine de mort sont liés par l’interdiction absolue de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants (A/67/279). Il estime que la tendance à l’abolition et à la restriction repose sur la conviction que la peine capitale est cruelle, 2013/1
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inhumaine et dégradante. Le Rapporteur spécial engage tous les États à réexaminer la question de savoir si la peine de mort en soi respecte la dignité inhérente à la personne humaine, occasionne une douleur ou des souffrances psychiques et physiques graves et constitue une violation de l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il recommande qu’une étude juridique plus approfondie soit réalisée sur l’apparition d’une règle coutumière interdisant le recours à la peine capitale en toute circonstance. Christof Heyns, quant à lui traite des normes et standards internationaux applicables en matière d’imposition de la peine de mort (A/67/326). Il examine aussi le problème de l’erreur judiciaire et du recours aux juridictions militaires au regard des exigences du procès équitable. Le rapport aborde aussi la question de la collaboration et la complicité ainsi que la transparence dans l’application de la peine de mort. Le supplément annuel au rapport quinquennal du Secrétaire général, qui présente des informations sur la peine capitale et l’application des garanties pour la protection des droits des personnes condamnées à la peine de mort, en accordant une attention particulière à l’application de la peine de mort à des personnes âgées de moins de 18 ans au moment de l’infraction, à des femmes enceintes et à des personnes atteintes d’une déficience mentale ou intellectuelle, a été présenté au Conseil de droits de l’Homme en septembre (A/HRC/21/29). Le rapport du Secrétaire général sur la question des moratoires sur l’application de la peine de mort, dans lequel il expose les actions menées à l’échelle nationale et internationale en faveur de l’abolition universelle de la peine de mort (67/226) a été présenté à la 67e session de l’Assemblée générale. L’Assemblée générale a adopté une résolution déposée par un groupe transrégional d’États sur le moratoire sur l’application de la peine de mort par
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110 voix en faveur, 39 contre et 36 abstentions (A/RES/67/176).
Peuples autochtones / Indigenous peoples Violence à l’égard des femmes En septembre 2012, le Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones, M. James Anaya, a présenté un rapport au Conseil des droits de l’Homme dans lequel il aborde la question de la violence à l’égard de femmes et des fillettes autochtones et de l’avancement de son étude sur les droits des peuples autochtones en relation avec les industries extractives (A/HRC/21/47). La demi- journée annuelle du Conseil des droits de l’homme sur les peuples autochtones s’est déroulée le 18 septembre et s’est concentrée sur l’accès à la justice.
Procès équitable / Fair trial Judgment on entrapment The European Court of Human Rights delivered its judgment in Veselov and Others v. Russia on 2 October 2012. The case concerned the conviction of three men for attempted sale of drugs on the basis of a test purchase by ‘agents provocateurs’. In its judgment, the Court found a violation of Article 6, § 1 ECHR. According to the Court, test purchases must be ordered and conducted in a manner which excludes the possibility of abuse of power, particularly entrapment. In the applicants’ cases, the accountability of the police could not be established, largely because of a systemic failure, namely the absence of a clear and foreseeable procedure for authorizing test purchases. A system that allows for a test purchase authorized by a simple administrative decision of the same body as the one which conducts the operation, without any independent supervision, with no need to justify the operation and virtually no formalities to follow, is in principle inadequate.
Actualités / News As the domestic courts failed to adequately examine the applicants’ plea of entrapment, they were thereby denied a fair trial.
Propriété / Property Judgment on extremely low compensation for expropriation of lands The Grand Chamber of the European Court of Human Rights delivered its judgment in Vistiņš and Perepjolkins v. Latvia on 25 October 2012. The case concerned extremely low compensation awarded for the expropriation of lands that the applicant had obtained very cheaply during the transition period, but which were estimated at a much higher value at the time of expropriation. The Court found a violation of Article 1 Protocol 1 ECHR. The extremely low sums granted were almost tantamount to a complete lack of compensation. This could only be justified under very exceptional circumstances, which were not present in the instant case. The government had also failed to demonstrate that the legitimate aim of economic policy could not have been fulfilled by less drastic measures than the granting of purely symbolic sums. The Court therefore concluded that the authorities had failed to strike a fair balance between the general interest and the applicants’ fundamental rights.
Racisme et intolérance / Racism and intolerance Judgment on lack of investigation into racist violence by private persons The European Court of Human Rights delivered its judgment in Yotova v. Bulgaria on 23 October 2012. The case concerned the lack of investigation into racist violence committed by private persons against a Roma, who was left 75% disabled. The Court found violations of Article 2 (investigation) and Article 14 ECHR combined with Article 2. Under Article 14, the Court
held that treating violence inspired by racist motives on the same footing as cases without racist connotations entails closing one’s eyes to the specific nature of acts that are particularly destructive of fundamental rights. In the instant case, the government had undertaken no effort whatsoever in the instant case to investigate the existence of racist motives for the violence, despite the presence of sufficient elements that pointed in the direction of racist motives behind the attempted murder. The Court indicated a number of concrete investigative steps that could have been taken.
Torture et mauvais traitements / Torture and ill-treatment First examination by CPT of treatment of foreign nationals during a deportation by air A delegation of the Council of Europe’s Committee for the Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) has examined for the first time the treatment of foreign nationals during an operation of deportation by air. The monitoring took place in the context of an ad hoc visit to the United Kingdom from 22 to 24 October and involved the presence of the CPT’s delegation on a charter flight between London and Colombo (Sri Lanka). The delegation also held consultations with Colin Punton, Returns Director at the United Kingdom Border Agency (UKBA), as well as with senior representatives of Reliance, the private security company contracted by the UKBA to provide escorts for deportations by air. CPT Guidelines on deportation of foreign nationals by air are available on its website.
Report of the CPT on latest visit to Switzerland On 25 October 2012, the Council of Europe’s Committee for the Prevention of 2013/1
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Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) published its report on its most recent visit to Switzerland, carried out in October 2011, together with the response of the Swiss Government. The CPT has recommended that action be taken to combat ill-treatment in the Canton of Geneva, through improved training and the reinforcement of existing safeguards. Problems associated with overcrowding were observed in Champ-Dollon Prison and the CPT has called on the authorities to reduce the number of prisoners held there. Another focus of the visit report relates to detained persons suffering from psychiatric disorders, who are held in a normal prison or high-security environment where they are unable to receive the necessary care and treatment.
Judgment on investigation of political motives ill-treatment The European Court of Human Rights delivered its judgment in Virabyan v. Armenia on 2 October 2012. The case concerned the torture in police custody of an opposition party politician. In its judgment, the Court found two violations of Article 3 – on account of the torture and the lack of an effective investigation into the applicant’s complaints – and one violation of Article 14 juncto Article 3. The latter violation related to the alleged political motivation of the applicant’s torture. The Court did not find a substantive violation of Article 14, because it could not be established beyond reasonable that the torture had per se been inflicted for political motives, and not as a revenge for him injuring a police officer or for reasons of police brutality ‘beyond any explanation’. The Court however did find a violation of Article 14 because the authorities had failed to take all possible steps to investigate whether the applicant’s ill-treatment had amounted to discrimination on account of political affiliation.
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Judgment on the use of restraints on mentally ill patients The European Court of Human Rights delivered its judgment in Bureš v. the Czech Republic on 18 October 2012. The case concerned a mentally ill applicant who was repeatedly restrained to his bed in a psychiatric hospital. The Court found a violation of Article 3 ECHR. The Court first ruled on the applicability of Article 3. It held that the applicant was in a particularly vulnerable position, given his mental illness. Since the restraints had caused him severe injuries that would have long-lasting effects, the Court found Article 3 to be applicable. The Court then examined whether the applicant’s treatment could be justified. It ruled that using restraints on patients in a psychiatric hospital can only be justified to prevent imminent harm to the patient or the surroundings. Mere restlessness of the patient, as in the applicant’s case, could not justify strapping him to a bed for almost two hours.
Vie privée / Privacy Judgment on disclosure home address actress The European Court of Human Rights delivered its judgment in Alkaya v. Turkey on 9 October 2012. The case concerned a Turkish actress whose claim for damages for disclosure by a newspaper of her home address in an article on the burglary of her apartment had been dismissed at the domestic level. In its judgment, the Court found a violation of Article 8 ECHR. According to the Court, the choice of one’s place of residence is an essentially private matter and the free exercise of that choice forms an integral part of the sphere of personal autonomy, protected by Article 8. A person’s home address constitutes information of a personal nature, which requires protection by the right to privacy. The Court found that the domestic courts
Actualités / News had not discharged their positive obligations under Article 8, because they had not taken into consideration the repercussions of the disclosure on the applicant’s private life. Thereby they did not strike a fair balance between the right to privacy on the one hand and press freedom on the other.
Inadmissibility decision on domestic violence On 23 October 2012, the European Court of Human Rights delivered its admissibility in the domestic violence case of Irene Wilson v. the United Kingdom. The perpetrator was convicted and sentenced to 18 months’ imprisonment, suspended for three years. In passing sentence, the judge had inter alia taken into account that the perpetrator had was genuinely remorseful and that he had already completed a number of counselling sessions. The applicant considered the sentence to be excessively lenient. In its decision, the Court rejected the applicant’s complaint as manifestly ill-founded under Article 8 ECHR, ruling that her case was not one in which the domestic authorities had done nothing in the face of repeated and credible complaints of violence. The Court held that the virtue of passing a suspended sentence was that it deterred the applicant’s husband from any further violent behaviour towards her for three years. This arguably gave her longer and better protection than immediate imprisonment would have provided.
Judgment on domestic violence The European Court of Human Rights delivered its judgment in E.M. v. Romania on 30 October 2012. The case concerned the ineffective investigation into a single act of domestic violence. The Court found a violation of Article 3 ECHR (investigation). Even if the applicant had only complained about a single act of violence, the domestic authorities were under an obligation to act
with diligence. Given that the authorities were confronted with two contradictory versions of the facts, it was up to them to take the requisite measures to clarify the true extent of the circumstances. However, they had failed to take any steps in that direction. The Court indicated concrete investigative acts that could have been undertaken. In light of the complete absence of any of those acts, the criminal system, as applied in the instant case, had been inapt at identifying and punishing the person responsible for the violence.
Judgment on access to abortion The European Court of Human Rights delivered its judgment in P. and S. v. Poland on 30 October 2012. The case concerned the inability of a teenage girl to obtain an abortion, following her pregnancy from rape. Although the applicant had complied with the domestic legal framework for abortion, two public hospitals refused to perform the abortion, citing religious reasons. The Court found violations of Articles 3 and 8 ECHR. Under Article 8, the Court ruled that States are obliged to organise their health service system in such a way as to ensure that the exercise of freedom of conscience by health professionals does not exclude patients from services to which they are entitled by law. Under Article 3, the Court found that, although the teenage applicant had been in a situation of great vulnerability, pressure had been exerted on her by her doctor, who had tried to impose her own religious views on her. The Court concluded that no proper regard had been given to the teenage applicant’s vulnerability, her young age and her own views and feelings.
Women’s rights / Droits des femmes La lutte contre la mortalité et la morbidité maternelles évitables Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a présenté un guide technique 2013/1
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Actualités / News
concernant l’application d’une approche fondée sur les droits de l’homme à la mise en œuvre des politiques et des programmes visant à réduire la mortalité et la morbidité maternelles évitables lors de la 21e session du Conseil des droits de l’homme (A/ HRC/21/22). Ledit guide a pour objectif d’aider les décideurs à améliorer la santé des femmes et à promouvoir la réalisation de leurs droits en formulant des directives pour l’application d’une approche fondée sur les droits de l’homme à la mise en œuvre des politiques et des programmes visant à réduire la mortalité et la morbidité maternelles. Il met en lumière les incidences en termes de droits de l’homme pour l’action menée par de nombreux acteurs dans le cadre du processus d’élaboration, de mise en œuvre et d’examen des politiques, et la nécessité de créer des mécanismes d’exécution robustes et de fournir une assistance internationale et de coopérer à cette fin. La résolution du Conseil 21/6 a accueilli ce guide avec satisfaction et a engagé tous les acteurs intéressés, y compris les gouvernements, les organisations régionales, les organismes compétents des Nations Unies, les institutions nationales des droits de l’homme et les organisations de la société civile, à diffuser le guide technique et à l’utiliser, selon qu’il convient, lors de l’élaboration, de la mise en œuvre et de l’examen des politiques et de l’évaluation des
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programmes visant à réduire la mortalité et la morbidité maternelles évitables. La résolution a été adoptée sans vote. Toutefois l’Arabie saoudite a prononcé un discours au nom de 18 pays indiquant qu’ils se dissociaient des paragraphes 4 et 8 de la résolution, soulignant qu’ils ne se sentaient pas liés par ce guide, document qu’ils n’appuient pas notamment en raison des références aux droits sexuels qu’il contient. À l’initiative du Cameroun au nom des États africains, l’Assemblée générale a adopté sans vote une résolution sur l’intensification de l’action mondiale visant à éliminer les mutilations génitales féminines (A/RES/67/146). The Recent Developments concerning the Council of Europe were compiled by Yaiza Janssens, Laurens Lavrysen, Lourdes Peroni and Stijn Smet, working under the supervision of prof. Eva Brems, Ghent University (Belgium). The Recent Developments concerning the United Nations were compiled by Nathalie Rondeux, from the Office of the High Commissioner for Human Rights (Geneva) : the views expressed are those of the author and do not necessarily reflect the views of the United Nations.
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Journal européen des droits de l’homme
Journal européen des droits de l’homme European Journal of Human Rights
European Journal of Human Rights
JEDH | EJHR
n° 1 | avril 2013 Rédacteur en chef | Editor in chief Olivier De Schutter
3 éditorial
3 Editorial
8 Tribune
8 Comment
Convention européenne des droits de l’homme et crise économique . . . . . . .
8
21 Dossier
Entreprise et Droits de l’Homme
Droits de l’Homme et emploi . . . . . . . . . . Entreprise et diversité . . . . . . . . . . . . . . . . . . Privatisation des normes de l’entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les droits fondamentaux de l’entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
21 57 83 101
109 Article
- Charte des droits fondamentaux et droit social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Recours effectif et procès équitable . .
155 ActualitéS
ISSN : 2294-9313
D/2013/0031/301 JEDH-N.13/1 ISBN : 978-2-8044-6253-6
8
21 Dossier
Business and Human Rights
Human Rights and Employment . . . . . . . Business and diversity . . . . . . . . . . . . . . . . . . The Privatization of the Norms applying to Companies . . . . . . . . . . . . . . . . The Fundamental Rights of Businesses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
21 57 83 101
109 Article 109
135 Chronique
European Convention on Human Rights and economic crisis . . . . . . . . . . . . .
- Charter of Fundamental Rights and Labour Law . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
109
135 Column 135
- Effective Remedies and Fair Trial . . .
155 news
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