Emile & Ferdinand numéro 10 (2015-2)

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Emile& Ferdinand Gazette du

Mai-Juin 2015 | N°10 Bimestriel gratuit Bureau de dépôt : 3000 Leuven Masspost | P-916169

Num

l éro spécia

is a l a p e d e r Histoi ce et de justi

3 Laurent

Courtens

Justes Cieux Enquête esthétique au Palais de justice de Bruxelles

12 Christine

Matray

Plan Justice Cher Émile, cher Ferdinand, quo vadimus ?

15

J ean-Pierre

Buyle

À la découverte de la Fondation Poelaert

18

J oël Hubin Le nouveau Palais de justice de Liège, voyage au cœur de la lumière…

Et aussi

 Les dates à ne

pas manquer 

...


ÉDITO

Chers lecteurs, Chers auteurs, Ce numéro d’Émile & Ferdinand pourrait se lire

comme une promenade.

Débutons-la par l’enquête esthétique au Palais de justice de Bruxelles, Justes Cieux, première esquisse de Laurent Courtens. Découvrons ensemble les charmes discrets des œuvres du Palais où l’art se mêle au quotidien des murs qui se décrépitent. Cet original tableau du Palais et de ses œuvres se lit comme un triptyque. D’abord, l’histoire des œuvres parfois qualifiées de « mineures » chuchote mille mots paradoxaux et audacieux au Palais qui répond de sa grandeur, de son orgueil, de ses codes et Codes. Ensuite, ce bâtiment s’adresse, presque en hurlant, à la ville, aux citoyens à travers sa structure grandiose, symbole de messages politiques et juridiques qui évoluent avec le temps. Dernier volet du triptyque : le justiciable et toute la communauté judiciaire. Sontils, eux, le tableau ?

colophon Rédacteur en chef Élisabeth Courtens Secrétaire de rédaction Anne-Laure Bastin Équipe rédactionnelle Anne-Laure Bastin, Élisabeth Courtens, Charlotte Claes et Muriel Devillers

Une réponse pourrait se trouver dans l’article de Christine Matray, décryptage du Plan de réforme de la justice. Plan qui a trouvé son inspiration auprès du monde judiciaire lui-même. L’ébauche d’un dialogue constructif entre la communauté judiciaire et son Ministre a-t-elle débouché sur une œuvre comprise et validée par tous ?

Ah, l’art nécessite parfois des guides bien expérimentés pour expliquer, clarifier, convaincre. Suivons donc notre guide, Christine Matray. Continuons notre promenade et prenons une autre piste, un chemin plus escarpé, pour comprendre l’histoire du Palais de justice de Bruxelles, ses relations avec l’histoire, le pouvoir et les justiciables : une interview de Jean-Pierre Buyle sur la Fondation Poelaert. Et après ce tour d’horizon bruxellois, Émile & Ferdinand ne pouvait pas s’arrêter en si bon chemin. Pour terminer, nous vous proposons de remonter le temps avec Joël Hubin qui évoque l’histoire de la construction du nouveau Palais de justice de Liège et ses relations avec l’ancien Palais des Princes-Évêques. L’ancien et le nouveau ont la même vocation : les lieux se prêtent et s’apprêtent pour que s’y accomplisse au mieux le rythme judiciaire.

Nous vous souhaitons une excellente lecture et surtout une belle promenade ! Le comité de rédaction d’Émile & Ferdinand

Lay-out Julie-Cerise Moers (Cerise.be) Dessins Johan De Moor © Groupe Larcier s.a.

Cette gazette est la vôtre !

Éditeur responsable Marc-Olivier Lifrange, directeur général Groupe Larcier s.a. rue des Minimes 39 – 1000 Bruxelles

N’hésitez pas à proposer des articles, à formuler des suggestions, à réagir aux articles publiés et, ainsi, à faire évoluer et faire grandir Émile & Ferdinand.

Les envois destinés à la rédaction sont à adresser par voie électronique à emileetferdinand@larciergroup.com

Adressez-nous vos messages à l’adresse suivante : emileetferdinand@larciergroup.com

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LAURENT COURTENS

Justes Cieux

Enquête esthétique au Palais de Justice de Bruxelles

Œuvre d’art en soi, le Palais de justice de Bruxelles regorge de créations artistiques. Laurent Courtens, historien de l’art, nous invite à une « promenade esthétique » au cœur du Palais bruxellois. Suivez le guide ! Enfin, je l’ai vue : La corbeille bleue, par Lucien Lepage, 1951. Sur le plan d’une table, une corbeille vide aux formes rondes, quelques prunes, une paire de gants de femme, une ombrelle. Les indices d’une présence, une attente. De lointaines réminiscences de Chardin, d’Evenepoel, des Nabis. Une tristesse claire, une larme solaire.

Ce petit miracle de peinture provinciale m’a appelé dès le premier survol de l’inventaire des œuvres du Palais dressé par la Régie des Bâtiments en 20071. L’œuvre s’est offerte comme point d’orgue d’une partition intimiste écrite sur un mode mineur : sur la portée également, une vue synthétique d’intérieur d’îlot en hiver par Irène Battaille (1952), un chêne noueux posé sur les éclats d’une mare par Joseph Coosemans (1828-1904), une jeune femme assise, yeux clos, poitrine dénudée, mains nonchalamment jointes sur l’étoffe de la robe (Adrien Dupagne, 1936)… Bien d’autres tessitures encore, parfois plus lyriques ou emportées (un paysage mosan de Spitsaert, 1928-1974 ; une élévation abstraite de Marc Maet, 1

c.1985…); ailleurs plus fermes, plus vigoureuses ou plus distantes (Tony Van Goolen, Roger Dudant, Pierre Caille)… Nul grand œuvre pour autant, nulle signature de marque, mais des pièces dites mineures, d’artistes jugés secondaires, souvent « en retard sur leur temps ». Charme opérant de la désuétude, à même de contrarier les hiérarchies concertées et les légitimations prescrites. Ce paysage imaginaire conteste la fatuité du site autant que la suffisance instruite des cercles d’amateurs d’art avertis. Paysage à construire cependant, à traverser : il faut entrer au Palais, errer sous les cimes décaties dans ces déambulatoires vaticanesques ; cheminer, d’abord timide, puis plus assuré, d’un guichet l’autre, d’une antichambre l’autre. Sous les muets auspices d’une généalogie de magistrats taillés dans le marbre. Et pour trouver La corbeille bleue, La ferme à Kersbeek (Arthur Hessens), franchir ces sévères huisseries, s’adresser au secrétaire du premier président de la Cour de cassation (une aubaine cet homme !),

Laurent Courtens Historien de l’art, critique d’art, commissaire d’expositions, programmateur à L’iselp (Bruxelles)

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ar les bons soins de Jan Caudron, historien de l’art attaché au Palais pour la Régie des Bâtiments, à qui nous tenons à exprimer notre reconnaisP sance. L’inventaire a été actualisé en 2014.

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convaincue par l’éloquence, soutenue par la force, tempérée par la clémence. (…) En écoutant le langage de ce palais, je crois entendre parler les hommes de loi qui, par tous les siècles, ont suivi les maximes de leur vieux maître Ulpien, et qui ont à la fois fixé la loi civile, affranchi les hommes, perfectionné l’ordre social, moralisé la justice »4. Lorsqu’en 1878, l’avocat Edmond Picard entreprend la réalisation des Pandectes, il n’ambitionne rien moins que d’incarner le « contenu de l’admirable Monument matériel qu’est le Palais de Justice de Poelaert »5.

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au premier président lui-même, puis au procureur général. Et trouver, enfin, La corbeille bleue : local C25… Dans l’intervalle, ce qui s’est joué, c’est une sonatine enchâssée dans une symphonie de Berlioz, une sérénade au flûtiau à l’ombre des grandes orgues : celles du Palais de justice, totalité artistique en soi, opéra wagnérien, monstre de démesure, étalon des hauteurs attendues de l’exercice du droit dans le jeune État belge.

Haute Cour Si on parle des œuvres au Palais, il faut d’abord parler du Palais comme œuvre, quelle que soit l’opinion qu’on puisse (ou doive) s’en faire par ailleurs. Cette œuvre est d’abord celle d’un homme, l’architecte Joseph Poelaert (1817-1879), qui fit de ce chantier l’accomplissement de sa carrière, lui abandonna d’autres contrats

La corbeille bleue - Lucien Lepage (Notre-Dame de Laeken, l’Église SainteCatherine), exigea pour sa cause une licence absolue de la part de ses commanditaires2. L’œuvre d’une nation ensuite : la Belgique érige, entre 1866 et 1883, un des plus vastes édifices d’Europe (26 000 m2, plus que la basilique Saint-Pierre de Rome…). À l’inauguration, le ministre de la Justice Jules Bara proclame que « ce grandiose monument est comme une exposition permanente du travail national, dont il montre l’intelligence et la puissance »3. Œuvre d’un corps social enfin, la « bourgeoisie de robe » qui s’identifie à l’édifice, y perçoit un emblème autant qu’un modèle : « l’idée de justice apparaît de toute part dans ce palais, indique le procureur général Charles Faider : elle est dirigée par la loi, instruite par la sagesse, mûrie par la philosophie, éclairée par la science,

Œuvre, du reste, à l’échelle d’une ville en pleine expansion : Bruxelles, entre 1860 et 1910, assainit, exproprie, perce, trace, restaure et bâtit à tour de bras. Voûtement de la Senne, boulevards centraux, extension du port, troisième couronne, hôtels communaux, parcs paysagers, esplanade du Cinquantenaire…, la liste des chantiers est longue. Parmi ceux-ci, le tracé royal n’est pas des moindres : le quartier royal s’offre comme matrice d’une composition urbaine expansive qui, au nord, s’étend vers le Palais royal de Laeken en passant par l’Église royale Sainte-Marie et Notre-Dame de Laeken ; au sud, vers le Palais de justice, en passant par les Musées royaux des beaux-arts, le Sablon, le Conservatoire, la Grande Synagogue de Bruxelles. Le parcours s’étend encore vers le bois de la Cambre en empruntant l’avenue Louise. À l’image des forces économiques, politiques et institutionnelles qui l’activent, l’urbanisme de la fin du XIXe rompt avec les ensembles clos (hérités des modèles classiques italiens, puis français) pour épouser l’échelle de la ville sur un mode extensif. Le mode de composition est plus paysager (ou panoramique) que perspectif. C’est-à-dire que le cheminement du regard déroule la ville au fil des rues, plus qu’il ne se focalise sur un

oir e.a. Crédit communal de Belgique (éd.), Poelaert et son temps, cat. expo., Bruxelles, 1980 et Pierre Loze, Le Palais de Justice de Bruxelles. V Monument XIXe, Atelier Vokaer, Bruxelles, 1983. 3 Cité par Jos Vandenbreeden et André Loits, Le Palais de Justice, Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale, service des Monuments et des Sites, collection Bruxelles, ville d’art et d’histoire, n°31, Bruxelles, 2001, p.2. 4 Discours d’inauguration, 1883. Cité par Pierre Looze, op. cit., s.p.. 5 Cité par Paul Aron et Cécile Vanderpelen-Diagre, Edmond Picard (1836-1924). Un bourgeois socialiste à la fin du dix-neuvième siècle. Essai d’histoire culturelle, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, collection Thèses & Essais, Bruxelles, 2013, p.61. 2

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édifice au centre d’un alignement de façades ou sur un monument au cœur d’une place. Cependant, le parcours est hiérarchisé. Des accents monumentaux le scandent, qui sont autant d’affirmations de la légitimité symbolique des institutions : l’État, la Loi, la Monarchie, la Ville, l’Histoire, l’Art, la Justice. Partition majuscule où le droit trône en haut lieu, sa minéralisation en témoigne.

Au nom des Pères Le Palais donc trône sur la ville. Il en est l’Acropole, le foyer comme le réceptacle, l’acteur comme le songe. D’où son emprise au sol, sa masse, son altitude (le dôme culmine à nonante-sept mètres cinquante, comme ça, c’est dit !). D’où ses paradoxes également : amoncellement impénétrable d’ordres colossaux, il est néanmoins ouvert, c’est son devoir. Condensation urbaine supposée ancrer une géographie de la justice, il dissout l’espace, emporté par la dynamique extensive qui le conditionne. Ses couloirs sont des rues qui conduisent partout et nulle part. Sa théâtralisation emphatique abrite des scènes multiples qui énoncent plus de mystères que de possibles. Au cœur du dédale cependant, un vide essentiel : la salle des pas perdus, forum anonyme et immanence cathédrale, le droit qui rayonne et reçoit, proclame et écoute, dispense et accueille. Le droit comme idéal, matrice sociale, corpus en mouvement, régulateur et régénérateur… Cet idéal prétend se confirmer dans le fourmillement de symboles égrenant le programme décoratif du Palais. Au faîte des colonnes, à même les pilastres, aux frontons, au socle du dôme se déclinent les insignes supposés immuables de la Justice des hommes, des dieux et de l’histoire. Minerve préside aux débats, à l’appui de son effigie comme de ses attributs (l’olivier pour la paix, la chouette pour la sagesse, le serpent pour le savoir). La loi affirme sa codification par l’entremise des tables (allusion aux tables de pierre des dix commandements), d’un livre 6 7

ouvert ou d’un rouleau de parchemin, de la règle (celle de l’architecte qui trace la ligne droite ou d’équerre)… Pour la justice, c’est la balance bien sûr, mais encore la main levée (avec deux doigts baissés, le plus souvent), le glaive (qui tranche et établit l’équité), le flambeau (victoire de la lumière sur les ténèbres), le niveau (nouveau signal maçonnique qui indique l’équilibre et la mise en œuvre des connaissances). Pour l’ordre social, le bouclier (protégeant le citoyen de l’insécurité et de l’injustice), l’épée (le pouvoir répressif de la justice), la foudre de Jupiter, le faisceau consulaire. « Formé de verges liées autour du manche d’une hache par des rubans rouges, nous apprend Jos Vandenbreeden, celuici était l’instrument par lequel les licteurs étaient chargés dans l’Antiquité romaine d’appliquer les jugements : les verges d’orme ou de bouleau servaient à la punition de délits mineurs, la hache à la mise en œuvre de la peine capitale »6. L’antiquité gréco-romaine affirme du reste sa paternité historique sur le droit dès le péristyle d’entrée. En la personne de deux couples de figures tutélaires, taillées en pied dans le marbre blanc, qui ouvrent la marche des deux escaliers monumentaux du vestibule. À droite, Lycurge, législateur de Sparte qui aurait vécu au IXe siècle avant Jésus-Christ, et Démosthène, orateur athénien du IVe siècle avant Jésus-Christ, parangon de l’art de la rhétorique. Des plaisantins ont voulu adoucir sa raideur martiale en lui vernissant les ongles de doigts de pied… Armand Cattier signe ces deux colosses en 1882. De l’autre côté et un an plus tard, Antoine-Félix Bouré livre l’effigie de Cicéron, avocat puis consul romain, également associé à l’art de la rhétorique, de même que celle d’Ulpien (Domitius Ulpianus), jurisconsulte romain mort en 228 après Jésus-Christ. Le parchemin qu’il déroule ne commente pas l’Édit du prêteur, mais porte ce graffiti énonçant

Allégorie du Temps et de l'Espace Jean Delville d’en bas d’autres fondements et de nouvelles espérances : « MEHDI CONSTITUTES. 1er amendement : Love. 2e amendement : Freedom »…

Muses si lointaines… Volumétries dilatées, espaces enflés jusqu’à l’éclatement, derme iconographique saturé : quelle place pourrait occuper un autre programme artistique dans ce navire ? Aucun, sauf à monter d’une octave ou à trouver un coin d’ombre où respirer seul. De fait, si le Palais suscite d’emblée désirs et vocations – de nature nécessairement didactique, civique, voire épique – , aucune proposition n’y trouve sa pleine mesure. Et, ce qui est au total donner à voir, c’est une dispersion de projets tantôt avortés, tantôt embryonnaires, tantôt adaptés au Palais à l’appui d’œuvres pré-existantes. D’aucunes cependant épousent avec justesse l’échelle d’une salle d’audience, d’une chambre du conseil, voire d’un secrétariat… Premier élan, celui de Xavier Mellery (1845-1921). Propulsé par L’Art moderne dans la perspective « d’aviver de décorations la frigide solennité du Palais de Justice de Bruxelles »7, Mellery obtient du Ministère de l’Intérieur et de l’Instruction publique la commande de l’orne-

J os Vandenbreeden et André Loits, op. cit., p.51. Décembre 1892. In Vincent Vanhamme, Xavier Mellery. L’âme des choses, Van Gogh Museum (Amsterdam), Musée d’Ixelles (Bruxelles) & Waanders uitgevers (Zwolle), cat. expo., 2000, p. 73.

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« L’allégorie, explique Michel Draguet, obéit à une signification prédéfinie alors que le symbole se constitue dans la perception qui fait de chaque signification un sens en devenir. Du symbolisme à l’idéalisme, (…) il ne s’agit plus de représenter ce qui paraît, mais d’incarner ce qui doit nécessairement être »9.

Creative Class À l’inverse des artistes dits historicistes qui, entre 1830 et 1870 environ, énoncent des valeurs édifiantes à l’appui d’une recomposition des hauts faits de l’histoire de la Nation10, les peintres idéalistes mettent en images des concepts supérieurs, des abstractions incarnées.

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mentation de la salle principale du Tribunal de Commerce. Il produit, à cette fin, l’esquisse du panneau central (1894) accompagnée de cette notice : « Le génie du Commerce a conquis le monde. Aidé, ou plutôt suivi par la Justice, le Commerce légal apporte la prospérité et l’abondance aux races les plus différentes. J’ai représenté, à gauche, une figure richement drapée tenant en main un rameau d’olivier, symbole de paix. Cette figure pourrait rappeler tout ce que la paix fait prospérer (…), sujet qui entrerait dans la composition des autres panneaux. En effet, ce panneau central est l’allégorie du Commerce moderne, avec la part que la Justice y prend ; les quatre autres panneaux de

Allégorie du Commerce Xavier Mellery

la même salle devraient, dans mon esprit, représenter le Commerce dans les quatre parties du monde (…) »8. Le projet n’ira guère plus loin que l’esquisse (toujours au Palais). Son état d’esprit cependant traduit bien les orientations esthétiques qui président alors à la conception de programmes civiques monumentaux. Des grâces aériennes chorégraphient sur fond d’or l’harmonie et la prospérité universelles offertes à l’humanité par les institutions modernes (le commerce, la justice…). D’inspiration antique (c’est le legs affirmé, en art comme en droit…), ces figures incarnent des idées, des notions, des principes abstraits. Ce sont des allégories.

Sceptiques quant à l’idée d’un progrès matériel infini dispensateur de bienêtre, inquiets même du déclin spirituel et culturel qu’il engendre, du plat utilitarisme qu’il charrie, les milieux « finde-siècle » s’attachent à la quête d’un nouveau sens, attaché, explique Judith Ogonovszky-Steffens, « non à la quotidienneté de la vie, mais à la raison d’être même de l’existence humaine ». De fait, « l’attachement au factuel historique justificateur d’une forme de société fait place à la présentation d’un monde supérieur détaché des contraintes autres que celles imposées par l’écoulement de la vie et le cycle des saisons. Faire fi des attaches matérielles et des besoins matérialistes, se détacher de tout prétexte passéiste et de toute considération nationaliste, ne retenir que la quintessence de la nature humaine, viser des sphères supérieures de la connaissance de soi, atteindre au bien-être élyséen – en somme, se dépasser. Á travers le grand format, il ne s’agit plus de former le citoyen belge ni de l’instruire ou de le conforter, mais bien d’élever l’Homme qui est en lui, de l’édifier, de “l’agrandir” »11. Et de préciser encore : « L’identité des protagonistes de ce “style de vie” constitue une autre innovation essentielle par rap-

ité par Marie-Anne Geerinck, « La décoration du Palais de Justice de Bruxelles » in Crédit communal de Belgique (éd.), op. cit., p. 301. C Michel Draguet, « En guise d’introduction. L’Idéalisme : un territoire marginal à redécouvrir », in Splendeurs de l’Idéal. Rops, Khnopff, Delville et leur temps, Snoeck-Ducaju & Zoon (Gand), Pandora (Liège) & Université Libre de Bruxelles (Bruxelles), cat. expo., 1997, p.20. 10 Nous songeons à Louis Gallait (1810-1887), Henri Leys (1815-1869), Gustave Wappers (1803-1874), Antoine Wiertz (1806-1865), mais encore à des signatures moins réputées, telles celles de Willem Geets (1838-1919), dont quelques œuvres pâlissent encore dans les couloirs du Palais, tandis qu’un ensemble habille plus avantageusement la salle de réunion de l’Ordre du Barreau (salle Louis Braffort). 11 Judith Ogonovszky-Steffens, « Un Idéal de mur », in Splendeurs de l’Idéal. Rops, Khnopff, Delville et leur temps, op. cit., p.183. 8 9

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port à la peinture monumentale d’histoire. La révision de “la leçon à retenir ” n’est pas à imputer à l’État (…). Elle ne répond pas plus à une demande du citoyen (…). Elle est le fait des artistes. Le peintre monumentaliste idéaliste ne s’identifie pas avec le rôle d’exécutant dans lequel l’État-commanditaire confine ses “fonctionnaires” de la peinture monumentale d’histoire. Lui se sent investi d’un savoir et d’une mission qui dépassent le cadre de ses compétences artistiques et de sa condition humaine. “Metteur en images ” comme ses collègues, il rend visible “le monde au-dessus de lui” au lieu de donner forme à la “Belgique selon les autorités belges ”. Détenteur d’une connaissance supérieure, il en est le décodeur et le transmetteur à l’attention de tous »12. Cette lecture ne trouve-t-elle pas confirmation dans les propos de Jean Delville (1867 -1953), peintre idéaliste par excellence, pour qui « l’Art » (avec majuscule cela va sans dire), « force civilisante », a pour vocation de « spiritualiser l’épaisse pensée publique », de « faire sentir à l’homme l’immatérialité essentielle des choses »13 ? Trop hésitant, partagé entre symbolisme intimiste (proche de Spilliaert) et idéalisme monumental, peinant à trouver la voie vers son aspiration à une « synthèse moderne », trop tendre en somme, Mellery ne pourrait être confondu avec ses immédiats successeurs, fondateurs du Salon Pour l’Art (1892-1895) et de la revue L’Art idéaliste. Jean Delville, déjà mentionné, mais aussi Albert Ciamberlani (1864-1956), Émile Fabry (18651966) ou Constant Montald (18621944) se retrouveront d’ailleurs en 1920 pour former le groupe l’Art monumental et, très logiquement, deux d’entre eux (Delville et Ciamberlani) trouveront l’opportunité de s’exprimer au Palais. Avant de les y voir, il faut encore apporter une nuance aux propos cités de Ju-

Salle des pas perdus dith Ogonovszky-Steffens : si, en cette « fin-de-siècle », les artistes conçoivent leur mission salvatrice comme une sacerdoce solitaire et éclairé, celui-ci ne peut trouver matière à s’accomplir que du fait de profondes accointances et solidarités avec un milieu partageant ses vues et ses assurances. Il s’agit des professions libérales alors en plein essor : « Dans ces milieux un peu austères, explique Francine-Claire Legrand, ni les chevaux, ni les femmes, ni le jeu ne tiennent une place importante. C’est bon pour les princes et les industriels. La vie de café est moins développée qu’à Paris. Mais on cultive l’amitié, on échange des livres, on écrit des missives ou, ce qui est plus élégant, des billets. Beaucoup d’avocats sont brillants causeurs et professent l’amour des Lettres. Les médecins font de la musique. Tout le monde lit. Il y a encore ce qu’on appelle “la veillée” et, dans les intérieurs douillets des environs de l’avenue Louise, à Bruxelles, l’art et la poésie sont des préoccupations d’autant plus nobles qu’elles permettent de donner libre cours à une secrète insatisfaction, à une in-

quiétude que les menées anarchistes et l’essor de la libre pensée tiennent en éveil »14.

Affinités électives « Brillants causeurs », le mot est faible : alors qu’entre 1849 et 1890, les candidats juristes doivent au préalable avoir obtenu le diplôme de candidat en philosophie et lettres, Eugène Demolder, avocat devenu juge de paix et écrivain, témoigne que le parcours du futur juriste s’appuie, dès le plus jeune âge, sur une profonde imprégnation de « la langue et de la littérature françaises ». « On le fait passer par la Poésie, écrit-il, où on lui enseigne ‘comment on fait des vers’, et par la Rhétorique, où on lui donne des recettes pour s’exprimer de façon spirituelle ou d’une manière pathétique »15. Plus qu’un argument de plaidoirie, la langue, les lettres, la poésie, sont pensées comme des substances intrinsèques du droit. Il n’est rien que le Jeune Barreau de Bruxelles exècre plus que la médiocrité intellectuelle, le plat utilitarisme qui

Ibidem. Émile Berger, « Jean Delville et l’enjeu du “monumental” », in Denis Laoureux (dir.), Jean Delville (1867 -1953). Maître de l’idéal, Somogy éditions d’art (Paris) & Musée Félicien Rop (Namur), 2014, pp. 106 & 108. 14 Francine-Claire Legrand, Le symbolisme en Belgique, Laconti s.a, collection belgique, art du temps, Bruxelles, 1971, pp.11-12. 15 Eugène Demolder, Sous la robe. Notes d’audience, de palais et d’ailleurs d’un juge de paix, 1897. Cité par Paul Aron et Cécile VanderpelenDiagre, op. cit., p.39. 12 13

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dédaigne « sous prétexte de temps perdu, toute œuvre dont les résultats ne peuvent immédiatement se traduire en chiffres »16.

C’est Edmond Picard qui parle, figure aussi encombrante qu’incontournable qui illustre, mieux qu’aucune autre, l’articulation des arts et du droit à la cheville du XIXe et du XXe siècles17. Fondateur du Journal des Tribunaux comme de L’Art moderne, Picard compte, parmi les stagiaires qui suivront son patronage, rien moins qu’Octave Maus (fondateur du Groupe des XX en 1884, puis de La Libre Esthétique en 1894), Émile Verhaeren (auteur des Campagnes hallucinées et des Villes tentaculaires), Maurice Maeterlinck (Pelléas et Mélisande, L’Oiseau Bleu) ou Henri La Fontaine et Paul Otlet (les créateurs de la classification décimale universelle)18. Auteur du Droit pur (1908), Picard « développe l’idée que le droit est un élément des forces sociales, au même titre que l’art ou la religion ». « Au lieu d’être un simple ensemble de faits soumis à des demandes extérieures auxquelles il ne donnerait que des réponses techniques, le monde du droit aurait sa logique propre, un peu énigmatique et mystérieuse certes, mais profonde, et seule la compréhension quasi instinctive de sa logique ferait du juriste un vrai juriste. Le Droit pur s’achève symptomatiquement sur une double allusion à la foi et à l’esthétique »19. Art pur, droit pur : c’est le même Olympe. Nulle surprise dès lors que, pour fêter l’édition du 25e volume des Pandectes, le 15 juillet 1888, Picard commande à Xavier Mellery un frontispice frappé de cet exergue : Fac et Spera (« Agis et espère »).

À quelques nuances près, c’est ce frontispice qui s’offre comme base à l’agrandissement ornant aujourd’hui encore la bibliothèque de l’Ordre des Avocats : une grisaille orchestrant six figures en contrapposto autour d’un soc et d’une table de la loi. Sur celle-ci, l’inscription gravée par une femme : « La plus noble force sociale est le droit ». Dans les cartouches supérieurs, ces antiennes : « La base du droit est la fraternité » (à gauche) et « Sans bonté, le droit forfait à sa mission » (à droite). Réalisée dans le cadre de la fête de Noël organisée par la Conférence du Jeune Barreau, le 23 décembre 1894, l’œuvre couronne une nouvelle orientation de la justice : « Jamais pareille fête ne réunit dans une aussi noble communauté d’aspirations les différentes fractions d’un Barreau, se réjouit Le Journal des Tribunaux du 30 décembre 1894. La justice demeurait pour tous la marâtre aveugle (…). Et voilà qu’on la faisait bonne, hospitalière, maternelle, vivante »20.

Stabat Mater Éden des corps et de la pensée, le frontispice de Mellery adoucit le droit, l’embrume d’une chaleur d’automne. Plus exalté, l’idéalisme de Delville est aussi plus sec, plus sévère. Dans la Cour d’assises, son histoire de la justice déclame la longue tragédie d’une humanité souffrante s’arrachant de la barbarie du fait de la révélation du Livre d’une part, du triomphe de la raison et de la lente émergence des sciences d’autre part. Nulle part ailleurs l’art de Delville n’a atteint un tel degré d’ascèse et de fièvre. Taillés au scalpel sur un fond éclatant dépourvu de décor, figures, sceptres et tissus scandent un rituel mythique aux couleurs d’or et de sang dont les officiants

sont aux cieux comme au sol, au mur et dans les stalles : box des accusés, bancs des jurés, chair des juges… « Artiste, tu es prêtre, tonne Joséphin Péladan, mage de la Rose-Croix, mentor de Delville comme de tant d’autres dans les années 1890. L’Art est le grand mystère et, lorsque ton effort aboutit au chef-d’œuvre, un rayon divin descend comme sur un autel »21. Réalisé entre 1907 et 1914, l’ensemble de cinq panneaux périt dans l’incendie du 3 septembre 194422. L’ouvrage monumental est remplacé en 1950 par cinq esquisses. Très abouties, celles-ci préfigurent presque trait pour trait le programme iconographique de l’œuvre finale. Autour d’une composition centrale incarnant le concept de justice immanente, quatre panneaux visualisent l’évolution de la justice à travers les âges : la période biblique (Moïse brandit les tables de la Loi, posant le pied sur les bras de deux hommes près à s’entre-tuer), la justice ancienne (l’obscurantisme : de brutaux tortionnaires, dont l’un, avachi sur un trône, est aveuglé par un tissu) et la justice moderne (éclairée par la science, son incarnation médite sur le cas du coupable avant d’émettre un jugement). Le panneau central apparaît comme l’accomplissement de ce long cheminement : « la composition est dominée au centre par une figure ailée, dira Deville lui-même en 1907, de proportions surhumaines, symbolisant l’élément divin et providentiel de la Justice. Le génie élève au-dessus de ses yeux un triangle, symbole de l’égalité divine, au centre duquel s’ouvre l’Œil Unique, l’œil de Dieu qui veille et voit tout. Á ses pieds, le coupable se tord. Á droite, la Loi humaine représente le principe souverain de l’autorité

dmond Picard, Conférence du Jeune Barreau de Bruxelles, séance de rentrée du 8 novembre 1862. Cité par Paul Aron et Cécile VanderpelenE Diagre, op. cit., p.45. 17 Il n’est pas de notre propos de discuter ici l’antisémitisme notoire du personnage. Aussi nauséabond qu’insensé, cet antisémitisme de mauvais augure prétend par la même occasion questionner le règne du capitalisme financier autant qu’il s’appuie sur une théorie des races et une conceptions des nations alors largement partagées. Sur la question, voir e.a. Paul Aron et Cécile Vanderpelen-Diagre, op. cit., pp.102-130. Il n’en reste pas moins, et c’est sans doute là la catharsis qui demeure à produire, que Picard demeure un symptôme typique de son temps comme de son milieu. 18 Paul Aron et Cécile Vanderpelen-Diagre, op. cit., p.321. 19 Op. cit ., p.58. 20 Marie-Anne Geerinck, op. cit. p. 299. 21 Émile Berger, op. cit.. 22 C ’est l’occupant allemand qui boute le feu au Palais au moment de la débâcle. Quelques semaines plus tard, une bombe incendiaire américaine termine d’affaiblir considérablement l’édifice, le 4 novembre 1944. La coupole originale ne survivra pas à ces offenses.. 16

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LAURENT COURTENS

Albert Ciamberlani morale, gardienne incorruptible de l’ordre social. Auprès de la Loi gît la victime, un médecin légiste découvre le cadavre. Il représente l’inséparable élément de vérité scientifique dont s’entoure la Loi humaine. Á gauche, la Pitié est représentée par une figure de femme qui, dans un geste pathétique à la fois implore, discute et protège. Elle symbolise le drame social, le Droit humain dans le sens de la protection des faibles. Ainsi que la figure de la Loi représente la Magistrature, celle de la Défense signifie également le Barreau sous sa forme la plus haute »23.

Élégie champêtre Quel contraste entre le sentencieux récit de Jean Delville et les scènes élyséennes proposées par son comparse Albert Ciamberlani dans la salle des audiences solennelles de la Cour d’appel : les blanches et noueuses anatomies d’une humanité dénudée accomplissent la danse première et éternelle des moissons, du labour, des récoltes. Glanant les fruits de la terre et de leur labeur essentiel, ces théorèmes

In Marie-Anne Geerinck, op. cit., p.302. Marie-Anne Geerinck, op. cit., p.304. 25 In Judith Ogonovszky-Steffens, op. cit., p.186. 26 Ibidem. 23 24

michelangelesques posent dans le décor d’un Âge d’or improbable aux coloris passés et évanescents évoquant la palette de Puvis de Chavannes (1824-1898). Inaugurées en 1957, les quatre peintures sont d’abord occultées pour « raison d’indécence, les sujets traités par l’artiste comportant des nus d’hommes et de femmes »24. La décision témoigne de l’incompréhension par les commanditaires des options prises par l’artiste qui affirme avoir « pris l’homme nu parce que la nudité est au-delà des générations et des caractéristiques des peuples »25. Le nu, dans la tradition classique, est la voie qui élève la figure audelà des contingences réelles. Il participe d’une volonté de « visualiser l’élévation de l’humanité au-dessus de sa condition matérielle, impliquant le bannissement de l’individuel, de l’accidentel – et donc de l’événementiel – au profit du général et de l’intemporel. Toute donnée iconographique permettant d’ancrer la scène représentée dans un milieu spatio-temporel est délibéré-

ment écartée. (…) De fait, tout comme dans le système académique, c’est le nu qui prévaut sur le dénudé. Autrement dit, la nudité “au-dessus de tout soupçon” de réalité sur le déshabillé, par trop humain »26. Des quatre œuvres, trois ont été acquises par l’État en 1949 en vue de les adapter à la salle d’audiences : Vita Serena (1902), Juillet ou Famille (1925), Le temps en suspens dans sa course éternelle (date inconnue). En revanche, la composition qui encadre la porte d’entrée a été réalisée pour les lieux, à partir de 1954. Elle s’intitule Le Soir et porte cette inscription gravée sur une stèle : In Illo Pace et Justicia Vivimus Movemeur et Sumus. Ce qui pourrait se traduire comme suit : « en ces lieux de paix et de justice, nous vivons, sommes, nous déplaçons ». L’épigraphe vient donc éclairer par la bande le sens apporté à l’iconographie exploitée : ce sont la paix et la justice qui assurent ce bal des corps dans la lumière intemporelle et l’éclat des blés…

...

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LAURENT COURTENS

un art moderne orienté vers le public. Ils portent leur choix sur un style résolument figuratif, réaliste et d’une stylisation expressive qui soit source d’émotion, de fierté et d’éveil de la conscience pour le plus grand nombre27. Ce sont ces lignes directrices qui président à la réalisation de la fresque peinte sur les murs de l’ancienne salle des référés du tribunal de commerce. Au moment où le conservateur du Palais, Albert Storrer, confie la commande au groupe (en 1949), cette salle n’est qu’un simple couloir. Le choix du thème se porte sur l’activité portuaire, manière pour le trio d’illustrer caustiquement l’extorsion de classes et, implicitement, la complicité judiciaire. Manière par ailleurs d’éclairer le boyau d’azurs marins et d’éclats solaires, de l’animer du mouvement des voilures et de l’action des métiers (tressage des filets, pêche, vente de poissons…).

... La fronde

Pour sûr, les protagonistes de Forces Murales (1947-1959) ne partagent absolument pas la vision élégiaque promue par Ciamberlani, ni en matière de droit, ni en matière de peinture. Enfants de la guerre et de la lutte antifasciste, membres du Parti Communiste, Louis Deltour (1927-1998), Edmond Dubrunfaut (1920-2007) et Roger Somville (1923-2014) sont pleinement investis dans la volonté de créer un art public à volonté éducative. C’est pourquoi ils optent résolument pour les formes d’art

Buste d'Edmond Picard

monumental et la remise à l’honneur de pratiques artistiques à portée collective (tapisserie, vitrail, fresque ou céramique murale). Mais leur objectif, à l’inverse des idéalistes, est de « créer une expression collective, proche du quotidien, au service du peuple », en « exaltant la vie et le travail des hommes, leurs luttes, leurs souffrances, leurs joies, leurs victoires et leurs espoirs ». Voulant se départir de l’art académique et refusant de triturer des « spéculations esthétiques gratuites », Deltour, Dubrunfaut et Somville aspirent à développer

Voici ce que dit Jacqueline Guisset de La Vie des Pêcheurs (ou Le Port) : « Sur fond de grandes voiles blanches déployées qui servaient à récupérer et à répartir la lumière venant des fenêtres, trois jeunes pêcheurs – nos trois peintres – rapportent le produit de leur journée de travail. Acheté par la prostituée, riche et puissante, il est ainsi dérobé à la population et aux femmes des pêcheurs qui doivent ensuite le payer au prix fort. La prostituée évoquée ici renvoie à la corruption et à cette bourgeoisie honnie par nos jeunes artistes »28. Tant du point de vue de son contenu que de sa forme (jugée triviale), l’œuvre suscita de vives hostilités, à telle enseigne que les fresques prévues pour d’autres couloirs du Palais furent sur le champ décommandées. Du grain à moudre pour le trio qui déclare au Comité du Congrès mondial des Partisans de la Paix : « Forces murales conçoit de prendre pour sujet – en transposant bien entendu – les différents modes de l’exploitation de l’homme par l’homme. Ce qui est d’une douce ironie et

J acqueline Guisset et Camille Baillargeon (dir.), Forces murales, un art manifeste. Louis Deltour, Edmond Dubrunfaut, Roger Somville, cat. expo., Éditions Mardaga, Wavre, 2009 et Fondation de la tapisserie, des arts du tissu et des arts muraux de la Communauté française de Belgique (éd.), Forces Murales. 1947-1959. Deltour – Dubrunfaut – Somville, cat. expo., Tournai, 1989. 28 Jacqueline Guisset, « Les fresques de Forces murales », in Jacqueline Guisset et Camille Baillargeon, op. cit., p.78. 27

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d’une audacieuse impertinence dans l’antre de la justice de classe rendue par les coupeurs de cheveux en quatre de la bourgeoisie bruxelloise. La transposition n’est pas assez camouflée. On a compris. On a compris qu’on ne devait pas permettre à de jeunes artistes d’écrire sur les murs du Palais de Justice de la capitale : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! alors, des autres salles, ils n’auront pas à s’occuper »29. Projet amputé donc, le dessein de Forces Murales signe le dernier programme monumental envisagé spécifiquement pour le Palais. Depuis lors, entretiens et restaurations, reconduisent un statu quo effrité par l’écoulement du temps et le manque de ressources. Legs, dépôts et choix personnels30 trament par ailleurs cette partition buissonnière que j’ai pris tant de joie à poursuivre. Une initiative récente a cependant cherché à renouveler et à actualiser le dialogue entre art et justice en proposant une exposition d’art contemporain dans le Palais. Corpus Delicti (commissariat, Florent Bex ; coordination générale, Benoît Noël, 2008) a certainement généré un frottement électrique, exploitant intelligemment l’immensité du site, ouvrant aux œuvres d’autres sens et d’autres vues. Néanmoins, l’exposition a également montré à quel point l’immensité de l’espace et la monumentalité des volumes dévoraient toute velléité d’autonomie artistique et de possibilité de focalisation. Pour vivre au Palais et questionner son sens, il faudrait bien plus qu’une exposition savamment pensée. À savoir, une lente imprégnation, un travail sur les usages (et avec les usagers), sur la partition des gestes, les chorégraphies, la parole, les plaidoiries, les murmures, les procédures… Les langages propres à la justice et les langages qu’elle génère malgré elle. Comme cet écriteau croisé dans un couloir : « Passage inter-

Le Port - Louis Deltour, Edmond Dubrunfaut et Roger Somville dit aux transports lourds ». Ou cet autre, voisin, à l’attention de Top Coffee Service : « En vous priant de ne pas passer cette barrière avec la commande d’eau destinée à la Cour d’assises. Ensuite, on indiquera l’endroit où la commande peut être déposée. Merci. Le greffe de la Cour d’assises ». « Vanité des vanités, tout est vanité », dit l’Ecclésiaste. Et sans doute était-ce là le sens de cet immense graffiti inscrit en 2012 à la base de la coupole par IDIOT : « IDEAHOT », pour « idiot » (la signature) et pour « chaude idée ». Quand on songe aux travaux conduits notamment par Jean-Yves Jouannais sur l’idiotie en art comme vecteur métaphysique de la modernité31, on est pas loin de penser que le graf d’IDIOT apparaît comme l’une des plus pertinentes actions artistiques récentes sur le thème du Palais, de ses hauteurs, de son échelle, de son inscription urbaine,

de son histoire et de son objet. « L’idiotie, indique Jouannais, est opposée à la prétention, à ce qui s’efforce de faire accroire à de la profondeur là où il n’y a que du sérieux, la prétention qui n’est pas tant l’utilisation performante de l’intelligence qu’un usage de la culture à des fins d’intimidation »32. Le Parquet ne l’a pas entendu de cette oreille – ou l’a trop bien compris -. Il y eut poursuite. Le graf n’est plus (c’est son devenir logique), la coupole rayonne, la hauteur demeure… ■

L’auteur et l’équipe rédactionnelle d’Émile & Ferdinand tiennent à remercier chaleureusement Monsieur Jean-Pierre Buyle qui leur a ouvert les portes du Palais de justice de Bruxelles. Nos remerciements vont également à Jan Caudron, historien de l'art attaché à la Régie des Bâtiments, et à Johan Pafenols, secrétaire du premier président de la cour de cassation.

Jacqueline Guisset, op. cit., pp. 78-79. Le secrétaire du premier président de la Cour de cassation est un homme de goût et de conviction : il a placé discrètement l’esquisse de Mellery au-dessus du chambranle de porte, camouflé une ou deux croûtes et placé en bonne vue, derrière son bureau, deux schémas d’installation de sa collection. Esquisses pour The Gates (Christo et Jeanne-Claude, Central Park, New York, 2005). Il faut vivre avec son temps… 31 Jean-Yves Jouannais, L’idiotie. Art, vie, politique – Méthode, Beaux-Arts Magazine / livre. 32 Jean-Yves Jouannais, « Le siècle Mychkine ou l’idiotie en art », art press 216, septembre 1996, Paris, p. 36. 29 30

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CHRISTINE MATRAY

Cher Émile, cher Ferdinand, quo vadimus ?

Christine Matray Conseiller honoraire à la Cour de cassation

Le 5 janvier 2015, le Ministre de la Justice, Koen Geens, demandait à la communauté judiciaire des pistes pour simplifier et accélérer les procédures, pour en réduire les coûts et alléger les charges de travail. Un mois plus tard, le comité de rédaction du Journal des tribunaux (J.T.) remettait au Ministre un numéro spécial du J.T. intitulé Une @utre justice. Ce numéro rassemblait une trentaine de contributions proposant des pistes de réflexion. Qu’en est-il aujourd’hui du Plan Justice ? Christine Matray a accepté de revenir pour nous sur les lignes de forces de l’avant-projet de loi. 12|Emile & Ferdinand| N°10 | Mai-Juin 2015

Au départ, bien décidée à ne dire que du bien de la réforme sur laquelle vous m’avez demandé mon avis en catimini, je peux bien vous le dire : j’ai entamé la lecture du projet de réforme de la procédure civile dans une réelle bonne humeur. Il est si sympathique ce ministre ! Rappelez-vous, lecteurs. Le 5 janvier 2015, ledit ministre interpellait la communauté judiciaire. Suggérez-moi, lui disait-il, des pistes pour simplifier et accélérer les procédures, pour en réduire les coûts et alléger les charges de travail. Discours apprécié « à tous côtés » comme nous disons à Liège. Et voilà que dans le numéro spécial du Journal des Tribunaux du 7 février 2015, soit avec une rapidité appréciable, une trentaine de contributions essentiellement rédigées par des magistrats lançait des pistes dans de multiples directions. Ils ne furent évidemment pas les seuls. Il ne s’est sans doute jamais tenu autant d’assemblées en si peu de temps dans le petit monde du judiciaire et dans celui des académies. Et nous voici deux mois plus tard avec un premier projet pot-pourri d’environ 120 pages (seule une partie sur les quatre concerne la procédure civile) et un avant-projet de loi modifiant celle-ci. Dans les nouveautés, certaines devraient être bien acceptées, d’autres, au contraire, feront sans doute grincer des dents. Certes, il est impossible de faire dans ces lignes une analyse exhaustive de l’avant-projet qui pourrait bousculer bien des habitudes mais en voici quelques lignes de force.


CHRISTINE MATRAY

Georges-Albert Dal (à droite), Rédacteur en chef du Journal des tribunaux, remet au Ministre de la Justice, Koen Geens (à gauche), le numéro spécial du J.T. « Pour une @utre justice ».

Une relativement bonne nouvelle : une première étape dans une informatisation complète de la justice devrait être franchie. L’e-Box, boîte aux lettres électronique sécurisée qui, à l’heure actuelle, permet aux institutions de la sécurité sociale de communiquer avec les entreprises et les CPAS, devrait permettre dans l’avenir une communication avec les services administratifs du judiciaire. Cher Émile, cher Ferdinand, même si vous ne comprenez pas grand-chose à l’informatique, vous devrez admettre que cela permet un gain de temps dans les greffes pour les envois, des économies de coût et une garantie de transmission et de réception des documents. L’exposé des motifs évoque la possibilité que, dans l’avenir, les institutions judiciaires, les avocats, les huissiers de justice et les notaires puissent communiquer dans le cadre de la procédure judiciaire via un tel système. Pas mal non plus : le principe de représentation reçoit une nouvelle effectivité : les notifications par pli ordinaire ne devraient plus être adressées aux parties dès lors qu’elles ont un avocat. Là encore, réduction sensible de la charge de travail des greffes. Rendre obligatoire une structure des conclusions devrait permettre de rationaliser le travail du juge. Cela vous scandalise ? Mais de votre temps, les avocats faisaient rédiger à la plume d’oie leurs écrits de procédure dans une langue ciselée au mot près ! On ne peut pas comparer. Aujourd’hui, la littérature dic-

taphonique a pris le dessus comme disent mes excellents amis Georges de Leval et Fred Erdman dans leurs Dialogues de justice. Certes, certains avocats conservent le génie de la brièveté pertinente et décisive mais d’autres s’égarent dans une présentation laborieuse et enchevêtrée des faits, du droit et de la demande qui rend le travail de motivation des juges particulièrement harassant. Je vous l’assure : on peut augurer d’un excellent accueil à cette proposition formulées dans le numéro spécial du J.T. par Cécile Lefebvre, Patrick Henry, Thierry Werquin et par Henry Mackelbert, celui-ci en ayant précédemment développé l’idée dans les colonnes du J.T. (« La modélisation des conclusions » J.T., 2013, pp. 509 et s.). Donc, selon la réforme envisagée, l’article 744, alinéa 2, du Code judiciaire préciserait la structure des conclusions : 1. l’exposé des faits pertinents pour la solution du litige, 2. les prétentions du concluant, 3. les moyens à l’appui de la demande ou de la défense et 4. le dispositif principal ou subsidiaire demandé. L’avant-projet propose de supprimer la possibilité pour les parties de demander à passer en chambre collégiale dans les tribunaux de première instance au motif que le chef de corps pourra créer un plus grand nombre de chambres et augmenter la spécialisation de celles-ci. Voilà qui devrait faire un peu de tapage. Qu’il soit cependant permis d’observer que, parmi les

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CHRISTINE MATRAY

Le comité de rédaction du Journal des tribunaux lors de la présentation du 5 février 2015

juridictions qui semblent le mieux fonctionner et disposer d’un plus grand crédit auprès des justiciables, figurent les justices de paix, les tribunaux de police, mais aussi les tribunaux du travail et les tribunaux du commerce dans lesquels la responsabilité juridictionnelle repose essentiellement sur un magistrat. Mais tout cela n’est que broutille au regard de ce qui pourrait peut-être vraiment fâcher. Fini de sourire ! Dans le numéro spécial précité, Dominique Mougenot plaidait de façon convaincante pour une revalorisation de la procédure d’injonction de payer. C’est dans une voie fort différente que l’avant-projet s’engage, soit une procédure administrative. Vous m’entendez : une procédure administrative ! Dans le cadre de laquelle c’est un huissier de justice qui délivrerait un titre administratif exécutoire pour les créances non contestées. Les premiers échos recueillis çà et là sont assez hostiles nonobstant la longue démonstration de l’exposé des motifs sur la légitimité et les avantages d’un tel système. Il faut tout de même préciser que le champ d’application de cette procédure est limité aux dettes de professionnels et qui se situent dans le cadre de leurs activités professionnelles. Pour le reste, modification des règles relatives aux causes communicables, à celles des nullités, renforcement du principe de subsidiarité des mesures d’instruction, suppression de l’appel des jugements avant dire droit (à moins que le juge n’en décide autrement), modification du régime des exécutions par provision, allongement des délais de la médiation judiciaire, sont encore, mes bons amis, des mesures, parmi d’autres, que l’avant-projet contient. Je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps avec ces choses que vous pourriez juger décadentes. Sachez que tout cela devrait encore alimenter les colloques et les chroniques dans les mois et les années qui viennent. Car si la réforme de la procédure civile nous était promise tambour battant, c’est au pas de promenade que le ministre entend la faire entrer en vigueur, soit pour l’essentiel, au 1er janvier 2017.

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Bien sûr, il faut savoir accepter la défaite. Mais tout de même ! Pourquoi diantre ne fut-il donné dans ce projet de réforme aucune place à tant de bonnes idées émises dans le numéro spécial ? Elles étaient financièrement indolores, peu susceptibles de controverses et de nature à économiser du temps et de l’énergie. Ainsi en est-il, par exemple, de la révision du système des conciliations en justice de paix, des modalités du prononcé en audience publique, de la suppression de l’obligation de citer devant la juridiction de renvoi après cassation en matière civile, de la révision de la règle selon laquelle le criminel tient le civil en état, de la révision du système des points revenant aux avocats pro deo qui les incite à recourir aux voies judiciaires classiques plutôt qu’aux modes alternatifs de règlement des conflits ou encore aux percutantes suggestions d’Ivan Verougstraete pour rendre les procédures plus efficaces, suggestions sans doute appelées à provoquer quelques émois dans le landernau mais tout de même sacrément brillantes. Pourquoi l’avant-projet ne s’inspire-t-il pas des bonnes pratiques mises en place au tribunal de la famille de Namur ou des procédures de dialogue en matière économique ? Et enfin, mais ceci sort sans doute du cadre strict de la procédure civile, pourquoi le ministre ne s’intéresse-t-il pas à un regroupement de compétences éparses dans diverses institutions et qui donnent lieu à une débauche de moyens ?

Cher Émile, cher Ferdinand.

Si vous en avez l’occasion, n’hésitez pas à interpeller le ministre. Il est tout de même assez sympathique.


JEAN-PIERRE BUYLE

À la découverte de la

Fondation Poelaert La Fondation Poelaert vient de publier aux Editions Filipson l’ouvrage « Justice pour le Palais – Un campus Poelaert pour le justiciable ». Nous avons voulu en savoir plus en rencontrant l’un de ses administrateurs, Maître Jean-Pierre Buyle, ancien bâtonnier du Barreau de Bruxelles. Émile & Ferdinand : Comment est née l’idée de cette Fondation ? Jean-Pierre Buyle : En 2010, le Gouvernement a la curieuse idée d’organiser un concours international d’idées sur l’affectation future du Palais de justice. Celui-ci part de l’idée que ce bâtiment ne doit plus être affecté que très partiellement à la justice, voire sans justice. Le Barreau de Bruxelles s’en émeut et décide de participer à ce concours avec un projet prioritairement axé sur l’affectation du palais à la justice, conformément à sa destination initiale. Avec le bâtonnier de l’Ordre néerlandais, Maître Dirk Van Gerven, nous décidons de créer la Fondation Poelaert pour réfléchir plus avant à ce projet.

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C’est une vraie fondation d’utilité publique ? Exactement. Elle est constituée le 26 septembre 2011 conformément à la loi sur les associations et les

fondations. Notre idée est de formuler une proposition d’affectation en concordance avec la destination originale du bâtiment. Nous voulons donner une vision selon laquelle, dans l’intérêt du justiciable, tous les services judiciaires sont centralisés en un seul lieu à Bruxelles. Dans le Palais de justice ainsi que tout autour de la place Poelaert. Nous voulons proposer des solutions pour adapter ce bâtiment à cette affectation.

Qui fait partie de votre fondation ? Différents représentants des acteurs de justice avec au premier rang les deux bâtonniers de Bruxelles, Stéphane Boonen et Kathleen Vercraye, des magistrats : le procureur général Ernest Krings, la conseillère à

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Jean-Pierre Buyle

jpbuyle@buylelegal.eu

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JEAN-PIERRE BUYLE

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la Cour de Cassation Christine Matray et le président Christian Storck, des avocats comme Jean-Pierre De Bandt. Des représentants de la cité : Michel Didisheim, Diane Hennebert, François Schuiten, Hugo Weckx et des architectes comme Francis Metzger et Jos Vandenbreeden.

Quelles ont été vos premières initiatives ? Dans une première phase, nous avons rencontré tous les interve-

nants : les ministres compétents fédéraux et régionaux, les représentants de la Ville, la commission de la justice du Sénat, les chefs de corps, les représentants de la Régie des bâtiments et du Spf Finances… nous les avons écoutés. Puis, en 2012, nous avons élaboré les principes de gestion d’un Master Plan pour le campus Poelaert. Ce document a été remis au ministre de la justice et au secrétaire d’État en charge de la Régie. La presse s’y est intéressée.

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En 2013, une note proposant une structure de gestion intégrée pour le campus Poelaert a été préparée par Maîtres Jean-Pierre De Bandt et Vincent Ost. Elle a été remise au Gouvernement. Cette note suggère la création d’une société de droit public avec un conseil d’administration de managers professionnels pour gérer le campus. Cette société a la souplesse de gestion du privé et devrait rechercher un partenaire pour rénover le palais.


JEAN-PIERRE BUYLE

Vos idées ont-elles convaincu le politique ? Le résultat fut décevant. Le Gouvernement a pris la décision de rénover le palais et de désigner un consultant pour proposer un réaménagement de deux tiers du bâtiment à des fins non judiciaires, tout en prévoyant que l’exploitation commerciale devrait financer la rénovation. Autant vous dire que le projet était enterré mort vivant. Et pourtant le sujet revient régulièrement dans l’actualité des medias … Le sujet est populaire. Il s’y passe toujours quelque chose : un incendie, une alerte 3 avec la présence de l’armée, des manifestations, une journée d’alerte, des graffitis sur la coupole, une évasion, des procès spectaculaires, des festivités… Les télévisions sont quotidiennement au palais. Les medias s’y intéressent très souvent, parce que les citoyens ont un attachement physique et mental à ce bâtiment. Celui-ci est fréquenté tous les jours par des centaines d’écoliers, de visiteurs, de touristes ou de justiciables. L’apparence du sarcophage créé par les hideux échafaudages placés au siècle dernier ne traduit pas la mesure de la vie intérieure qui résonne au-dedans.

Et pourquoi rien ne bouge ? Parce qu’à ce jour, aucun homme courageux et indépendant n’a pris ce dossier en mains. Ce palais fait peur à tout le monde. Je conviens qu’il est d’une immense complexité. Mais est-ce une raison pour que ce vide encourage des plans cachés ? L’inertie du fédéral laisse le champ libre aux promoteurs immobiliers qui ont bien compris qu’il y avait des affaires à faire.

À ce jour, aucun homme courageux et indépendant n’a pris ce dossier en mains. Vous voulez parler du projet de construction d’un nouveau palais entre la rue de la Régence et la rue Allard ? Je ne veux rien qualifier mais c’est un fait. Avez-vous déjà vu un promoteur-architecte-propriétaire-maître de l’ouvrage déposer un permis pour construire un nouveau palais de justice gigantesque sans être mandaté par l’État ? Il n’y a eu aucun appel d’offres au préalable et aucun marché. Comment se fait-il que les besoins précis de justice aient été communiqués à un seul opérateur privé ? Pourquoi tant de faveurs bienveillantes ? Et tout cela pour vider l’actuel palais qui est déjà lui-même à moitié vide et le transformer en chancre urbain ? On travaille vraiment à l’envers. C’est surréaliste.

“ “

Mais comment procéder alors ? En travaillant à l’endroit. En ayant une vision à long terme, ambitieuse, en faisant de la place Poelaert un vrai lieu de justice cohérent, moderne et facilement accessible. Il faut rassembler toute la documentation et les plans existants, déterminer les pathologies du bâtiment, proposer des remèdes, déterminer les surfaces occupables, choisir les tribunaux et les services qui doivent les occuper, établir une programmation, fixer un budget en anticipant sur la justice d’aujourd’hui et de demain (sécurité, informatique, confort). L’absence de budget est au cœur de l’indécision.

Mais cela va coûter cher ? Pas plus cher que tous les palais de justice de Wallonie et de Flandres

qui ont été construits flambant neufs ou restaurés à grands frais. Bruxelles est la seule région dans laquelle on n’a plus investi depuis les années 50. Il faut donner priorité aux hautes juridictions, et aux services fréquentés par le public (BAJ, chaîne pénale, audiences) en ne négligeant pas ceux qui sont rentables. Il faut faire revenir les actes de commerces qui sont à Forest. Il faut fusionner les 4 bibliothèques fréquentées par les acteurs de justice, déménager les archives et les pièces à conviction qui n’ont plus leur place à cet endroit. Il faut donner une dimension internationale à ce palais : pourquoi pas le secrétariat de la Cour Bénélux ou le Parquet européen ? C’est tout cela que nous détaillons dans le livre Justice pour le Palais que nous venons de publier. C’est un projet collectif de la Fondation pour un campus Poelaert intégré. Nous n’excluons pas non plus des activités complémentaires compatibles du type touristique ou culturel. Vous avez voulu associer des artistes à votre ouvrage ? Effectivement. Nous avons contacté quatre artistes majeurs. Tous ont répondu immédiatement présents avec des travaux inédits sur le palais : François Schuiten, l’auteur de notre très beau logo, la photographe Marie-Françoise Plissart, les fantastiques dessinateurs Gal et Ever Meulen. De la poésie et du travail de pro par des amoureux de cet emblème fédéral. ■

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JOËL HUBIN

Le nouveau Palais de Justice de Liège,

voyage au cœur de la lumière… Remontons à présent le temps avec Joël Hubin qui évoque pour nous l’histoire de la construction du nouveau Palais de justice de Liège et ses relations avec l’ancien Palais des Princes-Évêques. L’ancien et le nouveau ont la même vocation : les lieux se prêtent et s’apprêtent pour que s’y accomplisse au mieux le rythme judiciaire. Août 1838. Rue Pierreuse

Joël Hubin Conseiller à la cour du travail de Liège

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Sur les recommandations de Léopold 1er, Monsieur Polain, archiviste, reçoit en son domicile de la rue Pierreuse, près de la citadelle, un Alexandre Dumas affamé. Le déjeuner qui fut agrémenté de vins rhénans n’altéra en rien le génie littéraire de ce visiteur qui transformait ses voyages en aventure romanesque, la trame portant l’histoire. Quelques pages écrites lors de ce passage par Liège conservent le souvenir d’une vue sur la ville, «toute industrielle et qu’en cette qualité, il faut lui savoir gré de ne pas mépriser tout ce qui est histoire, art ou science». Polain installa Dumas sur sa terrasse, celui-ci rapportant avoir été merveilleusement placé pour voir, sans se déranger,

Alexandre DUMAS, Les bords du Rhin, , GF FLAMMARION, 1991, pp 141 à 180.

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tous les lieux où s’étaient passés les événements majeurs – heureux et dramatiques - de la cité, le regard se portant de gauche à droite de la vallée de la Meuse1, sertie entre ses coteaux qui annoncent au loin d’opulentes campagnes. Une ville se perçoit dans ses strates étalées dont il faut apprendre à distinguer son décor mouvant, rythmé par tant d’objets qui entretiennent avec sa population des rapports de toute nature. De ci et de là, tant de lieux portent les traces des destinées, espaces spectaculaires où les vies se font et se défont. Les choses de la ville sont aussi une invitation pour que les esprits réfléchissent et raisonnent. Des riverains de la rue Pierreuse, héritiers de la vue décrite par Dumas, ont


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Ancien Palais de Liège - Passerelle - Aile Nord longtemps lutté contre l’édification de lieux neufs en bordure de la place SaintLambert, au motif que les six bâtiments composant le nouveau Palais de justice de Liège les priveraient de leur environnement et de leurs vues traditionnels.

ta le dernier recours en annulation introduit par quatre riverains contre le permis d’urbanisme délivré par le ministre wallon compétent à la Régie des Bâtiments pour la construction des extensions du Palais de justice à Liège3.

Il faut pourtant rendre justice à ce nouveau Palais. Il n’advint pas sans prévenance, veillant à se lier avec son voisinage, engendrant des cheminements restructurant les quartiers Saint-Michel et Pierreuse, reliant aussi celle-ci au centre urbain2.

Septembre 2005, rue de Bruxelles

Justice fut rendue : l’arrêt du Conseil d’État n° 225.985 du 7 janvier 2014 reje-

Première pierre ! Là où coule encore la secrète Légia, les travaux vont….bon train. De part et d’autre de la rue de Bruxelles, sept bâtiments s’ordonnent autour d’une arche, créant progressivement un

effet de porte, signifiant l’entrée dans le centre urbain, sur la place Saint-Lambert en particulier. En s’arrimant ainsi à la façade néogothique de l’ancien Palais des PrincesÉvêques, le nouveau Palais achève un schéma directeur adopté en janvier 1985, pour conserver au cœur de la cité une vocation institutionnelle et judiciaire, consacrée depuis le XIème siècle par Notger. Notgerum Christo, Notgero caetera debes ! L’adage n’est donc pas contredit. De A à G, le compte est bon pour repérer sept bâtiments édifiés entre deux pôles,

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« La réalisation de ce nouvel ensemble urbain a permis de rendre les voiries avoisinantes plus conviviales et mieux adaptées aux besoins des habitants. De nouvelles voiries piétonnes ont été créées, la rue Fond Saint-Servais a été entièrement rénovée et les escaliers « Pierreuse » ont été rendus plus ergonomiques et plus sécurisants (reconstruction avec plusieurs paliers ouverts par des jardins, éclairage public intégré). Par convention, ces nouveaux espaces urbains ont été transmis à la Ville de Liège ». Extrait du site du maître de l’ouvrage, la Régie des Bâtiments, http://www. buildingsagency.be/realisatieberichten . 3 Le Conseil d’État jugea non fondées les critiques de la procédure d’évaluation des incidences du projet sur l’environnement. Il décida que le ministre compétent a pu estimer que l’extension du Palais de justice à cet endroit ne met pas en péril la destination principale de la zone d’habitat et qu’elle est compatible avec le voisinage. Il jugea enfin que le permis ne viole pas le périmètre d’intérêt culturel, historique et esthétique dans lequel les travaux s’inscrivent. 2

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dents des cours d’appel et du travail s’y emploient depuis 2012, en ayant conçu puis développé un type d’organisation concertée sur la base de la loi du 4 août 1996 dont le modèle de planification stratégique doit favoriser toutes les dimensions sociales du bien-être. Ce concept « Coges » guidera-t-il certains aspects de la réforme gestionnaire en phase avec l’autonomie de gestion ?

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qualifiés sans fard aucun « de nord et de sud ». Il faut croire qu’il est plus complexe d’ordonner les lettres que les bâtiments réduits à la triste appellation primaire d’extensions, voire même d’annexes. Ailes, c’est déjà mieux, mais on pourrait mieux faire. Comment nommer les pièces de cet immense puzzle architectural de 39 735 m² 4 ? Ordonnés par leurs concepteurs selon les sept premières lettres de l’alphabet, les sept bâtiments composent sans aucune dissonance un ensemble judiciaire qui évite un effet de masse. Leurs rondeurs se démarquent clairement de la rigoureuse géométrie classique et néogothique du Palais des Princes-Évêques.

Nul n’est devin. Il y aurait beaucoup à écrire sur cela. Mais en réfléchissant bien où est le neuf, où est l’ancien ? Degrés Saint-Pierre Une certaine perméabilité est créée, pour qu’émergent de multiples perspectives en adéquation avec la sinuosité des rues des quartiers séculaires. Il ne s’agit pas de faire le deuil du vénérable ancien Palais. Il se maintient altier, et attend à son tour que justice lui soit rendue pour réparer les lésions du temps. Les dangers guettent : le manque des moyens fédéraux et régionaux s’accroit au risque de causer d’irrémédiables dommages. Détenue sans procès sous l’ancienne demeure des Prince- Évêques, la Légia avertit par de fétides relents que l’insalubrité menace. Il s’agit de lier toutes les composantes des lieux de justice liégeois dans une cohérence fonctionnelle et une efficacité gestionnaire. Les premiers prési-

On pourrait s’étonner des signes laissés par l’histoire. Le nouveau Palais s’est érigé sur le lieu d’abord occupé par la Collégiale Saint-Pierre5 fondée par saint Hubert, qui y fut inhumé le 30 mai 7276. Certains avancent l’hypothèse que la première cathédrale de Liège n’était peutêtre pas celle dédiée à saint Lambert, mais bien cette collégiale sépulcrale. Septembre 2011, place Saint-Lambert Six ans après la pose de la première pierre, le déménagement des institutions judiciaires débuta en septembre 2011 par l’installation de son premier occupant le Tribunal du commerce…il y fut bien obligé par une décision de justice de paix réglant un litige relatif aux lieux précédemment occupés ! La migration judiciaire avait commencé pour s’achever en 2012, selon un rythme soutenu.

Hors sol. Sa construction aurait débuté vers 712 à l’emplacement d’un cimetière mérovingien redécouvert au XIXe siècle[]. Dédiée à saint Pierre et aux apôtres, elle est fondée dès 709 par Hubert de Liège, qui fut évêque de 706 à 727. Il appela 15 moines bénédictins de l’abbaye de Stavelot qu’il installa dans les bâtiments annexés à l’église. 6 Voir la peinture « Exhumation de Saint-Hubert à la Collégiale Saint-Pierre de Liège », réalisée par Rogier Van der Weyden, circa 1437. 4 5

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Palais de justice de Liège - Aile Nord Entre 2011 et 2014, furent successivement menés à terme avec la Régie des Bâtiments représentée par l’architecte E. Van Vlasselaere, avec le conseiller en prévention D. Goosens et les collaboratrices des premiers présidents gestionnaires, M. Delaet et C. Graeven, la signalisation interne, le plan interne d’urgence, la sécurisation des lieux, et en particulier de la zone de détention, certains contrats d’entretien (…). Désormais, ce sont les occupants de ces nouveaux lieux de justice qui disposent d’un droit de vue exceptionnel : du sommet des bâtiments étincelants, la ville offre ses atouts lumineux, se déployant

le long du fleuve entre des coteaux encore étonnamment verdoyants, porteurs de son passé et de son évolution. Il ne s’agit pas de sanctuariser les lieux citadins. Liège est, à l’égale de ses sœurs, constituée de traces, de transmission, de ruptures aussi. Après avoir retouché aussi profondément le cœur de ville7, que pensent donc l’architecte responsable Claude Strebelle et l’architecte directeur de projet Thierry Dreze8 de cet échange entre leurs confrères Aurelio Galfetti et Paul

Chemetov. Pour le premier, suisse, conserver c’est transformer. Pour le second, français, transformer c’est aussi conserver. La question qui se pose est intrinsèquement au cœur de la vocation artistique de l’architecture : art social, et non science exacte, l’architecture est soumise au regard de l’opinion, à la sensibilité d’une époque, au jugement du temps9. Les regards sont multiples. Les perceptions le sont donc, hétéronomes à souhait. Il y a certainement un mouvement

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L ’architecture a été conçue pour être un ensemble urbain formant un tout composé de nombreux volumes exprimant chaque juridiction avec son caractère propre. Ces volumes ont engendré de nouveaux espaces, des places et des perspectives multiples. Ce nouvel ensemble en adéquation avec le bâti existant engendre des cheminements restructurant les quartiers et les reliant au centre urbain par le biais d’une dalle qui couvre les voies au-dessus de la gare et par la création d’une passerelle de 58 mètres au-dessus de la rue de Bruxelles. Cette nouvelle passerelle unit les quartiers nord et sud : l’îlot Saint-Michel et le quartier de Pierreuse. Elle crée un effet de porte, signifiant l’entrée dans le centre urbain, sur la place Saint-Lambert en particulier et offre de nouvelles perspectives sur la façade néo-gothique du Palais. Elle est composée de deux éléments élancés en béton passant au-dessus des voies de circulation et s’appuyant au centre sur un socle servant en même temps de bouche de ventilation des sous-sols. Quant à la place Notger, elle forme maintenant un espace d’une très élégante proportion. Composée de la façade ouest du Palais des Princes-Évêques, mis en valeur par l’ensemble des nouvelles constructions et par la nouvelle passerelle, elle marque l’entrée de la ville. 8 Bureau Atelier d’Architecture du Sart Tilman (AAST). 9 Paul CHEMETOV, La querelle du patrimoine architectural de Paris, dossier publié par le journal La Croix, 23-24 août 2014, p.2. 7

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Palais de justice de Liège - Aile Sud

entre le bâti et ses utilisateurs, parce qu’il y a une relation entre un lieu et celui qui le fréquente. A fortiori pour un lieu de justice.

rente à l’architecture se réalise cependant dans sa relation concrète avec l’homme, ici le justiciable, l’avocat et les magistrats et greffiers.

L’espace est un objet en soi qui s’insinue dans une relation, dans un réseau d’abstraction et de sensibilité. Un contact s’organise entre la chose et l’homme, comme une symbiose entre l’objet et l’être10.

Janvier 2013, esplanade rue Fond Saint-Servais

Cette relation, cette interactivité distingue les lieux selon les prismes de l’époque. Comment en faire une synthèse, symbolique, esthétique : cette abstraction inhé-

Lorsque le 11 janvier 2013, ce nouveau palais de justice accueillit en son sein deux événements distincts mais liés entre eux par la personnalité de feu le Bâtonnier Jacques Henry11, une très digne et saine nostalgie gagnait les propos tenus pour exprimer l’émotion de ce passage entre l’ancien Palais des PrincesÉvêques12 et le nouveau13.

Indéniablement, les lieux anciens provoquent de la nostalgie, rapportée ce jour-là dans le souvenir des vénérables parquets gorgés de cire et des crissements de menuiserie. C’est aussi le Palais des Princes-Évêques qui conserve les lieux essentiels à l’organisation du travail et à la confraternité des avocats. Il conviendrait de finaliser les projets que défendent à juste titre les Bâtonniers de l’Ordre, pour l’installation d’un lieu de rencontre et pour le déménagement de la Caisse privée dans les nouveaux locaux. Le nouveau Palais de justice a aussi cette vocation : l’ancien et le nouveau se chargent de leurs existences respec-

M.FOUCAULT, Dits et écrits, 1954-1988, Espaces autres, Gallimard, 1984, p. 752. L’inauguration de la nouvelle bibliothèque Jacques Henry et la commémoration des 125 ans de la J.L.M.B.. 12 Dans l’ancien Palais des Princes-Evêques demeurent : la cour d’appel ; le parquet général; la cour d’assises. 13 Les bâtiments sud (A, B et C reliés entre eux) comprennent : la cour du travail, l’auditorat général près la cour du travail; le tribunal du travail; l’auditorat du travail; le tribunal de commerce, la bibliothèque centralisée Jacques Henry. Les bâtiments nord (D, E et F reliés entre eux) sont composés de : le tribunal de 1ère instance dans toutes ses composantes, le parquet du Procureur du Roi, les justices de paix de 3 cantons de justices de paix, la chambre des mises en accusation, le complexe cellulaire (…). 10 11

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tives dans leurs relations multiples et concrètes au droit et à la justice. Ce bâti neuf, construit selon les prescriptions de la Régie des Bâtiments14 ne fait pas que se percevoir, il engage aussi son visiteur, quel qu’il soit, par une rencontre avec les matières et les formes qui le composent15. C’est dire si les objets, immobiliers ou mobiliers, marquent le temps. Les lieux se prêtent et s’apprêtent pour que s’y accomplisse au mieux le rythme judiciaire. Il ne s’agit pas seulement du temps scandé par les codes de procédure. Il s’agit bien plus fondamentalement de ce temps unique des rencontres ordonnées par le droit, entre des praticiens en charge de comprendre des fragments de vie d’une part, et celles et ceux qui les révèlent mais aussi parfois les taisent ou les dissimulent d’autre part. Chaque jour, entre les Degrés SaintPierre et l’Espace Notger Du nord au sud de ces lieux, la trace, l’empreinte et l’esthétique se fondent dans une distinction des lignes, des masses, des contrastes, des couleurs et de la lumière. Comment remettre en place les pièces de cet immense puzzle architectural ? Les

Ancien Palais de Liège - Aile Nord masses ondulent, les courbes dominent, la lumière pénètre par les grandes baies orientées vers le sud. Ainsi des traits de lumière, franche et généreuse, éclaboussent des couleurs vives et surprenantes qui parent les espaces d’accueil. L’alternance des couleurs est subtile : elle évite l’uniformisation blafarde et confondante. Y aurait- il symboliquement à discerner dans ce rapport franc à la lumière une assurance en des lieux qui vont emporter bien des destinées ? La force suggestive de la lumière est immense : c’est qu’elle est un « exhausteur du drame »16 ! Que la lumière soit faite… demande t’on en ces lieux. Nul doute sur le choix des architectes :

le nouveau Palais liégeois est d’abord un espace de lumière, pour le jour et pour la nuit, acteur en lui-même d’un des pôles lumineux de la ville. Mettre en lumière, c’est dépasser la fonction physique pour inviter dans le sensible, le questionnement, voire même convoquer l’imaginaire. Cet aspect complexe de l’illumination des lieux faisait dire à Aragon « Quand les plus savants des hommes m’auront appris que la lumière est une vibration, qu’ils m’en auront calculé la longueur d’onde, quel que soit le fruit de leurs travaux raisonnables, ils ne m’auront pas rendu compte de ce qui m’importe dans la lumière, de ce que m’apprennent un peu d’elle mes yeux, de ce qui me fait différent de l’aveugle et qui est matière à miracle et non point objet de raison ».17

e manière générale, l’ensemble simple et classique se rapproche, notamment dans les matériaux employés, des architectures traD ditionnelles du centre ancien. Toutefois, les bâtiments de la Justice, s’affirmant en tant qu’architecture contemporaine, se veulent un point fort du paysage urbain de jour comme de nuit. C’est pour cette raison qu’à titre de charge d’urbanisme, une illumination des bâtiments sera réalisée afin de mettre en valeur et de sécuriser les nouveaux espaces créés et les voiries publiques. Cette illumination doit produire une « valeur artistique ajoutée » à la cité en façonnant une image contemporaine plus accueillante tout en affirmant son identité. Les espaces intérieurs sont accueillants, généreux et vivants. Ils permettent souvent des regards, parfois inattendus sur la Ville et son activité. L’atmosphère lumineuse et claire crée un cadre de travail serein tout en signifiant une grande accessibilité pour tous. L’unité des matériaux à travers les différents étages et bâtiments, un dessin précis et une réalisation soignée témoignent également de cette volonté. Les huisseries de chêne massif blanchi, les parements de placage chêne blanchi, les murs clairs relient les uns aux autres les différentes fonctions. La pierre de Bourgogne, douce, le parquet de chêne huilé, chaud, et le linoléum clair, sur couche de liège pour le confort acoustique, identifient respectivement les halls d’entrée et des pas perdus, les salles d’audience et les espaces de bureaux. Éléments dynamiques, les cabines d’ascenseurs apportent leur lumière colorée aux étages. 15 R.BECK, U.KRAMP, E.RETAILLAUD-BAJAC, Les cinq sens de la ville, du Moyen Age à nos jours, Presses Universitaires François Rabelais, 2013, introduction. 16 B.BELVAUX, 58 nuits - Jean-Luc LALOUX, Ministère de l’Equipement et des Transports, La Renaissance du Livre, 2003. 17 ARAGON, Paysan de Paris. 14

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MOT DE L’ÉDITEUR

SAVE THE DATES

Le Groupe Larcier a déménagé… Depuis le 1er avril 2015, la salle d’exposition de Bruxelles, sise numéro 39 rue des Minimes, a fermé définitivement ses portes et le siège social est dorénavant situé à l’adresse suivante :

Espace Jacqmotte Rue Haute 139 Loft 6 1000 Bruxelles

COLLOQUE – LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE ➔ Jeudi 10 septembre 2015 Bruxelles Auditorium de la Banque nationale de Belgique, Eurosystème

50ème anniversaire oit des Cahiers de dr européen

COLLOQUE INTERNATIONAL – LES CENT ANS DE LA LOI DE 1915 CONCERNANT LES SOCIÉTÉS COMMERCIALES ➔ Jeudi 15 et vendredi 16 octobre 2015 Grand-Duché de Luxembourg Esch-sur-Alzette

INFOS ET INSCRIPTIONS : Larcier Formation : 0800 39 067 formation@larciergroup.com www.larcier.com (onglet Formations-Colloques)

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