LE CHÔMEUR DE NOËL
HISTOIRE VRAIE GUY ROUGIER
Conte de Noël mais histoire vraie Le miracle de monseigneur Decourtray ________ Ce n'était pas un Noël d'antan. Juste un Noël d'avant. D'avant qu'on s'aperçoive vraiment que l'on était en crise en France. Oh, certes, le chômage existait bien . En proportions déjà inquiétantes. Mais, justement, on ne s'en inquiétait pas. Du moins pas trop. Ceux qui étaient logés à cette enseigne pensaient vaguement qu'ils allaient sans doute un jour retrouver une situation. Le gouvernement allait bien sûr faire en sorte qu'ils se remettent au boulot. Les responsables aux affaires s'occupaient d'eux. La preuve : ne leur versait-on pas des indemnités ? Suffisamment pour voir venir. Après tout rentrerait dans l'ordre, ce n'était qu'une désagréable parenthèse. Le chômeur à cette époque, prétendait-on, avait essentiellement des difficultés psychologiques induites par le regard des autres, des travailleurs : d'aucuns de ces derniers le considéraient comme un indécrottable fainéant et le soupçonnaient d'utiliser son temps libre à travailler au noir et à s'en mettre plein les poches au lieu d'accepter dignement la place qu'on lui proposait. Les salariés déclarés qui s'usaient le tempérament et la santé à faire tourner l'économie méprisaient donc souvent l'enfoiré videur de caisses de l'Etat... Le gros du populaire encore laborieux croyait dur comme bois de renne à la saison des amours que le père Noël distribuait trop largement la manne sociale aux foyers des demandeurs d'emplois. Mais certains commençaient à se demander si dans ce marigot de branleurs il n'y avait pas aussi quelques vrais inactifs dans le besoin et le désespoir, des authentiques, des sans-travail avérés... et donc présentables... Comme celui qui, modestement mais correctement vêtu en ce jour de Noël avait pris position sous le porche de la primatiale Saint-Jean-Baptiste, dans le vieux Lyon où l'on affecte de ne pas connaître de Baptiste. Ici c'est la Cathédrale Saint-Jean. Un point c'est tout. C'est plus court. Plus facile à prononcer. Mais ce n'est pas ce qui est marqué sur la façade ! Ah oui ? Vraiment ? S'il fallait qu'on lise tout ce qui est écrit sur les murs ! Moi, mon bon monsieur, en soixante-huit, j'ai interdit à ma gamine de sortir. Elle commençait à déchiffrer après trois ans de cours préparatoire chez les
nonnes d'Ainay, Je regrettais presque de l'avoir mise à si bonne école. Donc celui-là, il n'était pas du genre glandeur rebutant. Ah non ! Il avait le cheveu maîtrisé, décrassé, sans luisances douteuses, pas pelliculaire à vous faire d'écoeurantes semailles sur les gants, assez bien aligné de part et d'autre d'une raie presque droite. Bon genre, quoi. Propret sur lui. Pas la misère ostentatoire. Petite veste pied-de-poule, chemise un peu légère pour la saison (Il y en avait encore, des saisons), pantalon tout juste un peu tire-bouchonné mais avec un semblant de pli. Un bon point ça. Comme la discrète pancarte de carton qu'il avait fixée sur le revers gauche avec une épingle de nourrice, et qui affichait sa condition sans aucune faute : avec le chapeau réglementaire sur le "o" de chômeur. Il avait de l'orthographe le monsieur ! Quelqu'un de bonne origine, si ça se trouvait. Et qui n'était sans doute que provisoirement dans une mauvaise passe. Les petites familles lourdes encore des agapes du réveillon et un peu ensommeillées qui gravissaient les marches de la messe de 10 heures lui décochaient des regards teintés de compassion. Avec une nette nuance d'estime... Mais c'est tout ce qu'elles lançaient ces pieuses ouailles... La casquette pourtant impeccable que le chômeur lettré hasardait présentée à l'envers à ces passages de fidèles resta vide. On peut apprécier un mendiant sans gaspiller sa monnaie. Et si l'on donne là, que restera-t-il pour la quête, dîtes-moi ? C'était une grande et belle messe, une cérémonie d'autrefois quasiment. Avec orgues, chorales, cantiques. le toutim grandiose et les habits d'apparat... On avait l'impression que Monseigneur Decourtray qui n'avait pas encore eu droit à la pourpre cardinalice (Mais ça ne devait pas tarder ainsi qu'il sied à un Primat des Gaules) s'entraînait pour acquérir la majesté nécessaire à ces honneurs pontificaux. Il n'avait pas encore non plus touché l'habit vert de l'Académie... et n'avait donc point produit de discours devant cette prestigieuse assemblée, mais il parlait déjà fort bien. D'une voix ferme, servant un propos qui vous chauffait la ferveur chrétienne. Et vous faisait fondre d'amour de Dieu et des hommes. Surtout ce jour-là. Ah oui, ce jour-là ! A Lyon au bas de la colline qui prie comme l'a écrit Michelet (le Jules) on peut presque dater la prise de conscience de la nouvelle donne sociale de ce Noël. Car le "père" Decourtray comme aiment à se faire appeler les prélats malgré tous ces mécréants qui leur rétorquent que ça leur ferait mal qu'ils soient leurs papas, parla justement du chômage, et pas seulement du chômage au "o" élégamment chapeauté et servi à gosier maniéré par le futur occupant du fauteuil numéro 4 présentement toujours bassiné par l'auguste postérieur du professeur Hamburger...Enfin quand ce dernier daignait aller
quérir son jeton de présence. Comme on sait ces messieurs (et quelques dames) en habit couleur Granny Smith ne sont pas des plus assidus. L'âge, que voulez-vous. Et un certain détachement qui doit venir comme l'incontinence avec les distinctions et la vertu tardive. Albert fit fort, il décrivit la foule des faméliques réduits à l'inactivité, il les fit entrer en impressionnantes cohortes dans la vénérable nef, il parla des enfants malheureux dans les chaumières désolées...-Enfin dans les HLM, plutôt-, des épouses et mères affligées, de la faim, de l'angoisse qui se répandait sur le pauvre monde. Il fit tant et bien qu'on se prit à frissonner dans l'église pourtant surchauffée. On se serait cru dans l'humble étable de Bethléem, ouverte à tous les vents, avec seulement le souffle des naseaux des bestiaux pour tiédir l'atmosphère et le nouveau-né... Et là, le "père", plutôt bien désigné ainsi cette fois, fit la grosse voix. "Et vous allez faire quoi ? Hein ?" formula-t-il en substance mais de bien plus élégante manière, quoique très directe. On ne répond pas dans cette religion aux questions d'un prêcheur. Même aux interrogations les plus pressantes. ça tombait bien, semblait-il, pour la plupart des auditeurs...Car il était évident que les pêcheurs réunis en ce lieu et submergés d'émotion à cause de cet efficace sermon n'étaient pas tous sûrs de la réponse. Elle leur parvint sur un ton tonitruant et courroucé : "LA CHARITÉ !" "Vous avez oublié ce que signifie la charité !" admonestait l'archevêque "Depuis quand n'avez-vous pas donné ? Je ne vous parle pas de la quête, ou de vos chèques pour vos oeuvres déductibles des impôts. Mais d'un don, d'homme à homme, une aide fraternelle, les yeux dans les yeux. Le coeur véritablement sur votre main tendue à l'autre qui a besoin de vous. Pas un anonyme, un homme souffrant, votre réel prochain" tançait l'orateur...En d'autres termes, je répète, mais c'était les idées qu'il exprimait. Des idées qui vous clouaient le dévot, qui vous le dépouillaient de son hypocrisie confortable, le ramenaient à l'essentiel, lui gonflaient la foi et le respect de la divine parole, lui fustigeaient l'ardeur à faire bien, à faire LE BIEN. La Charité ! Ah ! La charité ! Bien sûr qu'on allait s'y mettre. Vivement que finisse cette messe qu'on passe à l'action pour sauver son âme. Sans plus tarder. Chacun avait sa petite idée pour ne pas traîner. Et tous avaient la même. A la sortie, plus précipitée que celle d'un office de Noël ordinaire, bousculée même, on entendit presque un "ouf !" collectif. Béni soit le ciel ! Il était là ! Béni soit le quémandeur patient, l'impécunieux inlassable.
J'ai cru un instant qu'il allait prendre ses jambes à son cou, l'indigent. Mais il était cerné. Coincé par d'affreux sourires où se mêlaient horriblement soulagement et compassion. On l'avait, l'infortuné voué à la générosité catholique. Pétrifié il se laissa faire : on le touchait, on l'apostrophait en lui donnant du "Mon brave" et du "Mon vieux"...du chaleureux, quoi. On lui garnissait la casquette de billets, et les poches, puis la chemise... Je suis sûr qu'il en a perdu des bifetons de cette fastueuse manche. Un miracle, devait-il se dire en essayant de retenir cette avalanche de papiermonnaie. Un miracle en effet. Signé Decourtray, qui pourtant, autant que je le sache, n'a jamais fait grand cas du miraculeux.
Guy Rougier