LA DAME DU BÂTIMENT Hélène Martinez
ENTAME EN 1991 SA RÉINSERTION PROFESSIONNELLE. ELLE DEVIENT ENTREPRENEUSE DU BTP, PUIS FONDE L’ASSOCIATION DAMES EN 2008.
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© Jean-Luc Bertini
PLEINE D’ÉNERGIE, LEILA OUADAH
À la Maison des femmes de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, si quelques personnes de l’assistance s’inquiètent – « Le bâtiment, c’est trop dur, c’est pour les garçons ! » –, Leila les rassure. Le secteur évolue. Elle leur parle de la mécanisation, des conditionnements, de son parcours et de son association : Dames. Crises familiales, mères célibataires, femmes avec avec peu ou pas de bagages scolaires, mais toutes éloignées de l’emploi, toutes les femmes présentes connaissent la précarité et ont besoin de reprendre confiance. Leila a quitté l’école à 14 ans, elle a élevé seule ses trois enfants. Elle le sait, il existe des voies pour s’en sortir. Peu de ses interlocutrices soupçonnaient que le bâtiment puisse être une issue, mais certaines se lancent. Leila et ses collaboratrices les accompagneront vers la réinsertion. Elles seront orientées vers des organismes de formations qualifiantes 1 ou se professionnaliseront sur les chantiers de Dames. Celles qui le souhaitent se spécialiseront, postuleront en entreprise ou se mettront à leur compte. Une nouvelle victoire pour Leila. En créant sa structure, cette quadragénaire hyperactive – maman, jeune grand-mère, chef d’entreprise, porteuse de projets innovants et actrice de l’économie sociale et solidaire – s’est engagée à lutter contre les
© Gilles Coulon / Tendance Floue
— LEILA OUADAH, FONDATRICE DU PROJET DAMES, A CHOISI DE SE BATTRE CONTRE LES PRÉJUGÉS : SON ENTREPRISE D’INSERTION DANS LE BTP RECRUTE DES FEMMES ÉLOIGNÉES DE L’EMPLOI. POUR LEUR DONNER UNE DEUXIÈME CHANCE DANS UN SECTEUR QUI MANQUE DE BRAS. — préjugés. « Je suis la preuve vivante LA FONDATRICE DE DAMES SUR fonctionnions comme une entreprise qu’une femme peut exercer dans UN CHANTIER DE RÉNOVATION D’APPARTEMENT. lambda. Ce n’était pas notre volonté un secteur masculin. Fille de maçonLES PARTICULIERS REPRÉSENTENT mais on ne dit pas non aux clients ! carreleur, je suis tombée dans LA MAJEURE PARTIE DE SA CLIENTÈLE. Aujourd’hui, nous poursuivons un la bétonnière dès mon plus jeune âge. » objectif de restructuration : rechercher Leila a nourri une véritable passion projet plus épanouissant. Elle fonde de nouveaux financements et jouir d’une pour l’univers du BTP. Son savoir l’association Dames en 2008. plus grande visibilité afin d’embaucher », et son expertise servent aujourd’hui Un acronyme comme un manifeste : observe Leila avec le recul de trois à des fins sociales. Pourtant, à Dynamiques, Actives, Mobilisation, années. Déjà, Dames a obtenu des première vue, l’activité de Dames Économique, Sociale. Deux ans subventions de la Fédération française se résume au second œuvre : peinture, s’écoulent et Dames devient un du bâtiment et du Fonds social électricité, carrelage, plomberie, ensemblier ACI/EI – atelier chantier européen. « Le plus dur est passé, mais menuiserie, décoration. Mais les d’insertion, entreprise d’insertion. il faudra formuler de nouvelles demandes ambitions de sa patronne vont auLauréate de l’édition 2010 de CréaRîf pour assurer le bon développement de delà. Faire valoir les compétences Quartiers, concours organisé par la structure, et ce n’est pas chose aisée. » des femmes, sensibiliser les entreprises L’Atelier 2, Leila se voit offrir un emploi Les institutions publiques imposent à recruter une main d’œuvre tremplin d’un an. Le conseil régional parfois un cadre en contradiction féminine, instaurer la mixité et d’Île-de-France soutient ce projet avec la philosophie de Dames. la complémentarité dans les équipes, entrepreneurial innovant, retenu Leila avance à contre-courant et faire évoluer les mentalités et valoriser pour son fort potentiel d’emploi. entend bousculer le système, dénoncer l’image des métiers du bâtiment, Elle intègre alors l’incubateur ses dysfonctionnements. Selon elle, la c’est là son plus grand chantier. de l’école supérieure de commerce parité n’a guère de sens : « On recrute Leila débute sa réinsertion Advancia et bénéficie cette même les gens en fonction de leurs compétences, professionnelle en 1991. Ses CAP année de la convention d’affaires pas de leur sexe. » Institutions, de peinture, vitrerie, revêtement CréaRîF Entreprendre autrement. entreprises et mentalités sont vouées et peinture-décoration en poche, Grâce à une communication bien à s’adapter à une société en mutation elle poursuit avec une formation ficelée, le carnet de commandes de la où les codes changent, estime la chef commerciale à l’Ifocop. Une certitude jeune pousse explose. Victime de son d’entreprise. Dans un contexte de l’habite, elle sera son propre patron. succès, Leila et ses autoentrepreneuses crise, les travailleurs indépendants se En 2002, Leila Décor SARL voit parent au plus urgent et œuvrent multiplient. L’action de Dames agit le jour et marque le début de l’aventure sur de nombreux chantiers. « Nous en faveur de l’autonomie pour entrepreneuriale. les femmes. Les affaires La plupart « JE SUIS LA PREUVE VIVANTE fonctionnent des demandeuses QU’UNE FEMME PEUT EXERCER DANS UN SECTEUR entre chantiers d’emploi non et sous-traitances qualifiées sont MASCULIN. FILLE DE MAÇON-CARRELEUR, mais la routine systématiquement JE SUIS TOMBÉE DANS LA BÉTONNIÈRE DÈS MON s’installe. dirigées PLUS JEUNE ÂGE. » Cinq ans vers le secteur plus tard, tertiaire (aide l’entrepreneuse à la personne, décide de se aide ménagère, consacrer à un manutention, WE DEMAIN INITIATIVE
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secrétariat). Lorsque Leila interroge les bases de données de Pôle emploi, aucun profil ne correspond aux métiers du bâtiment sur les 1 564 400 inscrites en 2013. Tandis qu’en 2011, l’effectif féminin représentait près de 11 % des salariés du bâtiment, avec une croissance de 53 % en dix ans. Cette même année, plus de 263 000 salariés ont été embauchés, dont 136 000 n’avaient jamais travaillé dans le BTP auparavant. Ce secteur, l’un des premiers créateurs d’emplois, constitue de réelles opportunités pour les femmes en réinsertion professionnelle. « Et s’il existait des appels à projet adressés aux femmes comme aux jeunes ? propose Leila. L’entrepreneuriat féminin est récent, il faut l’encourager. » Si elle n’a rencontré aucun obstacle dans son parcours, Leila confie : « Nous sommes toujours mises à l’épreuve, même après vingt ans. Certains plaisantent : nous devrions être derrière les fourneaux,
LEILA OUADAH, ENTOURÉE ICI PAR UN JEUNE APPRENTI ET UNE AUTOENTREPRENEUSE, PRÔNE LA COMPLÉMENTARITÉ DES HOMMES ET DES FEMMES DANS LES ÉQUIPES.
nous leur volons leur travail. C’est un mélange de peur et de méconnaissance. Mais cela éduque les hommes. Ils font davantage attention lorsqu’une femme est présente. La concurrence s’installe, force la performance, et c’est au bénéfice de l’entreprise ! » La militante (et non pas féministe) reste convaincue de la légitimité des femmes dans cet univers. « Nous agissons pour leur donner de la crédibilité sur le terrain. Hommes et femmes se complètent, c’est le secret. Et la mixité des équipes rassure les clients. » La clientèle de Dames, à 95 % féminine, reçoit avec d’autant plus de confiance ces travailleuses. Lors de réunions sur l’ouverture des champs professionnels aux femmes, Leila conseille « de cesser
de victimiser la femme mais d’être attentif à leur motivation ». Dames tend la main aux femmes en quête de remobilisation et les aide à bâtir leur avenir. Les incubateurs, le statut d’autoentrepreneur, les contrats d’apprentissage ou d’accompagnement, l’alternance composent autant d’outils pour démarrer une carrière dans le BTP. Actuellement, Dames ne compte pas de salarié. Néanmoins, la structure, basée à Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis, s’entoure déjà de nombreuses femmes, apprenties ou confirmées, souvent ralliées par les associations partenaires de Dames dédiées à l’emploi et à la formation des femmes. Elles ont notamment participé aux ateliers pédagogiques de Blanc-Mesnil ou aux chantiers insertion et découverte, au centre socioculturel de la mission locale de Rosny-sous-Bois. Bientôt, la fondatrice de Dames encadrera de nouvelles recrues au sein de l’association Du côté des femmes, dans le Val-d’Oise. Leila aspire à faire de Dames un acteur incontournable de l’économie sociale et solidaire en Île-de-France. Elle formule également le vœu de dupliquer le modèle à l’échelle nationale. En somme, pour la dame du bâtiment, le combat continue. u 1. AFPA : centre de formation professionnelle destiné aux adultes. CFA : Centre de formation d’apprentis. GRETA : Groupement d’établissements publics d’enseignement et de formation continue pour adultes. 2. Centre de ressources de l’économie sociale et solidaire visant à favoriser le développement et la promotion de l’économie sociale et solidaire sur le territoire francilien. Association créée à l’initiative du conseil régional d’Île-de-France, entre autres.
L’envol de Dames a certes été prompt mais la société ne dépend financièrement que d’elle-même. Leila Ouadah déplore l’absence de soutien des institutions publiques. Si le projet s’avère innovant et séduisant, les collectivités démarchées peinent à injecter des fonds. Autre raison de cette désaffection, Leila désapprouve les méthodes de certains organismes. La direction départementale du travail et de l’emploi de Seine-Saint-Denis aurait volontiers décerné le label Entreprise d’insertion à Dames. Les subventions de l’État qui l’accompagnent auraient été les bienvenues. Mais Leila a renoncé à prétendre au titre pour conserver sa liberté d’action. Rentrer « dans des cases » lui semblait en contradiction avec le concept de projet innovant. « Que ce soit des hommes ou des femmes, le bâtiment ou la pâtisserie, ce que nous voulons, c’est que vous les réveilliez le matin », lui assène un jour un membre de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Seine-Saint-Denis. Face à cette incompréhension, Leila est restée interdite. Mais droite dans ses bottes. Depuis, elle refuse toute tentative d’enfermement.
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© DR/Dames © Céline Jappé / Batirama
DIALOGUES DE SOURDES