Bren MacDiBBle
À tous les enfants qui affrontent l’adversité avec courage, et qui défendent ardemment ceux qu’ils aiment.
Pour la présente édition : © hélium / Actes Sud, 2020 Loi n° 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse helium-editions.fr N° d’édition : FI 286 ISBN : 978-2-330-13837-0 Dépôt légal : second semestre 2020 Pour l’édition originale, parue sous le titre How to Bee : © Bren MacDibble, 2017 Cette édition a été publiée avec l’accord de Allen & Unwin, Sydney, Australie
Traduit de l’anglais (Australie) par Valérie Le Plouhinec
Pivoine-Vermine C’est aujourd’hui ! Le grand jour est arrivé ! Lumineux, réel, impatient. Je le sais et ça explose dans ma tête tout gros tout soudain, comme le rai de lumière matinale qui passe par la fente en haut de la porte. Je dégringole de ma couchette sur le plancher en bois de cagettes. Je me relève pile devant papy, endormi dans le fauteuil devant le poêle. — Hé, ho, il grogne. — Pardon, papy. C’est le jour des abeilles. J’enfile mon gilet de vermine et j’essaie de me faufiler, mais il tend son pied. — D’abord tu manges, ensuite tu fais l’abeille, dit-il, sévère. Il coupe une part du gâteau d’avoine posé sur le poêle. Les cacatoès s’égosillent dans l’arbre au-dessus de notre cabane. Ils savent que c’est l’heure d’y aller. — J’peux pas, le chef attend, dis-je en essayant à nouveau de passer. Ma sœur, Magnolia, sort sa tête ébouriffée de la couchette du haut. — La ferme, Pivoine-Vermine, gémit-elle. — Tu pourras plus me parler mal quand je serai une abeille, je réponds. — Pivoine-Abeille ? C’est ça, bien sûr, marmonne-t-elle en se renfonçant dans son lit.
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Mais c’est vrai, elle ne pourra plus me parler comme ça. Tout le monde les aime, les abeilles. Les Urbs viennent de la ville en autocar rien que pour les regarder travailler. Ils se collent aux vitres pendant que les cars longent les rangées de fleurs. Si jamais ils regardent par le pare-brise arrière après m’avoir dépassée dans mon gilet de vermine vert terne, ils peuvent me voir debout, le doigt malpoli dressé en l’air pour leur montrer ce que ça me fait qu’ils récupèrent les fruits pour lesquels on travaille si dur, nous. Je prends la part de gâteau d’avoine dans la main de mon papy, je me baisse pour l’esquiver et je passe la porte en toile de jute. Mes poulettes gloussent en me voyant et j’ouvre le loquet du poulailler. Elles sortent picorer dans l’herbe. — Je ne chasse pas la vermine aujourd’hui, leur dis-je. Il faudra en trouver vous-mêmes. Je vais être une abeille maintenant. Je leur émiette un peu de gâteau d’avoine et elles caquettent, toutes contentes, autour de mes pieds. — Mags va rester vermine, elle. Elle vous trouvera quelque chose à manger. Ma sœur est trop grande et trop malhabile, elle n’a aucune chance de devenir abeille. Je prends une dernière bouchée de gâteau et j’émiette le reste autour de moi pour pouvoir m’en aller sans que les poulettes me suivent. Parfois, les abeilles deviennent trop grandes pour grimper aux arbres, parfois, elles tombent et se brisent les os. Cette semaine, les deux sont arrivés, et le chef a dit : — Demain, on trouvera deux nouvelles abeilles.
BP et moi Je cours jusqu’au point de rendez-vous, là-bas aux pommes, mais onze vermines y sont déjà. Je souris à mon ami Belpomme, et il me sourit aussi. Ce sera lui et moi, comme toujours. — Pivoine ? Tu as eu tes dix ans ? me demande le chef en me voyant. Ses gros sourcils descendent vers son nez. — Oui, patron. Je mens, tranquille et tout. Il hoche la tête et je vais attendre avec les autres enfants. Grenade enfonce son doigt pointu dans mon dos pour me dire qu’elle sait que j’ai menti. — Peuh, fais-je tout bas. Le chef nous explique comment va se passer le test. J’ai déjà vu travailler les abeilles. Je sais comment on fait. Il nous tend à chacun un cordon de cuir, et quand nous sommes tous équipés, il dit : — Allez ! Les vermines se précipitent d’abord vers les tas de perches, puis vers la boîte à plumes, et se bousculent pour attraper des plumes. Moi, je me prends une perche et je reste en retrait. Je n’ai pas besoin de ces vieilles plumes qui ont traîné dans la gadoue. Je sors de ma poche celles de mes poulettes. Les meilleures, celles du croupion.
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Les plus douces, les plus légères. Je les attache au bout de ma perche comme j’ai vu les abeilles le faire, puis je cours vers le chef. — C’est fait, patron. Il inspecte mon plumet, hoche le menton et me tend un pochon de poudre d’étamines. Il m’indique les arbres d’un coup de menton. — Rang 1. Je vais exploser tellement je suis fière. C’est comme ça que j’avais toujours imaginé la scène. Moi, la première à avoir son plumet. Je fonce vers les pommiers. Grenade est sur mes talons. Elle aussi a eu droit à un coup de menton du chef, et elle court vers le rang 2. Je suis légère. Je suis rapide. Mais Grenade, elle, est capable de courir sur une barrière large comme mon pouce. Je l’ai vue s’entraîner. Ça fait longtemps qu’elle veut devenir abeille. Je grimpe dans les branches du premier arbre. De vieilles branches épaisses et bien étalées, faciles. Puis je plonge mon plumet dans le pochon : l’autre bout de la perche se prend dans les branchages. Grenade, de son côté, trempe le sien avant de monter. Je suis trop bête, j’avais oublié que c’est comme ça que font les abeilles. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Le chef est occupé à inspecter les plumets. Peut-être qu’il ne m’a pas vue me tromper. Je dégage le bout de ma perche et je me mets au travail le long d’une branche. Mais un bout de bois se prend dans mes jambes, je trébuche et je tombe. J’atterris par terre sur le ventre. Grenade ricane et grimpe à son arbre. C’est elle qui m’a mis le bout de sa perche dans les pattes ! — Peuh ! fais-je tout bas. Je me remets debout. Le chef n’aime pas la bagarre dans les rangs. Il a déjà arraché leur gilet à des abeilles qui se chamaillaient. Je remonte dans mon arbre. Le chef est toujours occupé. Il ne m’a pas vue tomber, mais j’ai perdu mon avance. Grenade est déjà affairée de l’autre côté de son arbre. Je touche les fleurs une à une avec mes plumes, toutes celles que je peux atteindre – c’est-à-dire presque toutes, tant je suis légère, rapide
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et bonne grimpeuse. Cet arbre portera bientôt des tas de fruits, et le chef se rappellera que le rang 1 était celui de Pivoine. Grenade court sur les grosses branches de son arbre sans même se tenir. Elle est plus lourde que moi, mais plus rapide, grâce à son sens de l’équilibre. Elle saute à terre et se précipite vers le pommier suivant. Belpomme vient juste de voir son plumet approuvé : il court vers le rang 4 au moment où je descends de mon premier arbre. — Vas-y, Piv ! me lance-t-il. — Vas-y, BP ! dis-je en réponse. Je plonge le plumet dans mon pochon, avec de grands gestes au cas où le chef me regarderait, pour qu’il voie que je fais tout bien, puis je grimpe. Mon pochon est déjà à moitié vide. Je ne sais pas si j’aurai assez de poudre pour terminer le rang. J’en ai renversé quand je suis tombée. Comme je ne veux pas le dire au chef, je me contente de lui faire un grand sourire quand il vient me voir. — Bonne petite abeille, me dit-il. Ça y est, je vais encore exploser de joie. Je serai une abeille aujourd’hui !
Les nouvelles abeilles La leçon commence. Ça ne plaît pas aux Urbs que nous, les gamins des fermes, soyons trop affairés pour recevoir une éducation. Alors on nous envoie des leçons par haut-parleur pendant que nous travaillons. Celle d’aujourd’hui est faite spécialement pour nous. Elle raconte l’histoire des abeilles. Pas nous. Les vraies abeilles qui existaient il y a trente ans, avant les famines. Je crois qu’elles ressemblaient à des vermines. Pas aux enfants qui tuent la vermine, mais aux petites bêtes elles-mêmes. Elles volaient de fleur en fleur avec des ailes minuscules, comme certaines vermines, pour récolter le nectar et fabriquer quelque chose de sucré qu’elles partageaient avec les gens. « Du miel », répète le haut-parleur, comme si le miel était le seul intérêt des abeilles, et pas ce boulot que je fais en ce moment. Je ne sais pas quel goût avait le miel. Mon papy, lui, le sait. Il m’appelle son « rayon de miel », parfois. Quand les vraies abeilles allaient de fleur en fleur, elles faisaient ce travail-ci. Une abeille minuscule pouvait abattre le travail de vingt enfants abeilles tous les jours. Et le haut-parleur dit qu’elles étaient des millions. Je pense à toutes ces abeilles qui ont disparu parce qu’elles ressemblaient à des petites vermines. Avant la famine, les fermiers n’avaient pas assez d’enfants sous la main pour attraper la vermine,
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alors ils pulvérisaient du poison dessus, sauf que le poison ne savait pas faire la différence entre les abeilles et la vermine. Les savants ont encore quelques petites abeilles, et ils disent qu’un jour ils les ramèneront pour qu’elles travaillent dans les fermes. Je ne veux pas que les abeilles reviennent, moi. Je veux être une abeille. Parce que Mags et moi, on est des filles de la ferme, et on peut vivre dans notre cabane avec papy, et on a assez à manger pour nous tous, même si papy ne peut plus travailler sauf au moment de l’emballage. Tout le monde travaille comme une bête au moment de l’emballage. Jeunes ou vieux, il y a tant à faire que tout le monde s’y met. Avant la famine, maman était petite et vivait avec papy à la ville avec les Urbs. La vie était dure, il n’y avait rien à manger, et pas de cabane où habiter. Quand les fermiers sont allés à la ville demander aux gens s’ils voulaient travailler en échange du manger et d’un endroit où se construire une cabane, ils sont venus en car avec les autres qui en avaient assez de vivre dans la rue, d’avoir faim et de se faire agresser pendant leur sommeil. Maman est repartie travailler en ville, parce qu’elle dit que si on ne gagne pas du vrai argent on vivra dans une cabane toute notre vie. Mais je l’aime, moi, notre cabane. J’aime les arbres. J’aime les poulettes. Si je suis choisie pour être abeille aujourd’hui, tout sera super-top-à-la-fraise. Je saute à terre et cours vers l’arbre suivant. Grenade n’a plus qu’une courte avance. Elle regarde par-dessus son épaule et fait une tête d’abricot sec en voyant que je la rattrape. Il y a cinq arbres dans chaque rang, et quand j’arrive au dernier je n’ai plus assez de poudre dans mon pochon pour garnir correctement les plumes. Je pourrais faire semblant, mais je sais qu’il est important d’en mettre sur toutes les fleurs, ça c’est certain. Si le dernier arbre de mon rang ne porte pas de fruits dans quelques semaines, le chef va se fâcher et exiger que je lui rende mon gilet. Je me précipite deux rangs plus loin, vers BP qui en est à son quatrième arbre.
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— Je suis à sec et il me reste un pommier à faire ! dis-je en lui montrant mon pochon vide. Il me tend le sien et me laisse y plonger mon plumet. C’est un bon ami. — Allez, allez ! lui dis-je, et il se remet au travail. Grenade est déjà dans son cinquième arbre. Le chef nous surveille toutes les deux. Nous sommes en tête. Il m’a vue me ravitailler dans le pochon de BP. Il va deviner que j’en ai renversé. Je grimpe à l’arbre et je m’active à toucher doucement les fleurs une à une. Je descends juste après Grenade et nous nous précipitons vers le chef. Nous arrivons en même temps, car je cours plus vite qu’elle. Le chef hoche la tête. Il place Grenade en tête de la file, et moi juste derrière. Je me répète que ça ne veut rien dire. BP fait la course avec la fille du rang 3 et la bat. Il vient se placer derrière moi dans la file. Être première ou deuxième ne signifie pas automatiquement qu’on va devenir abeille. Encore faut-il que le chef apprécie votre style. Il faut être doux avec les fleurs et les branches, sans signe de maladresse. Le chef donne un coup de sifflet, et les autres vermines se dépêchent de venir nous rejoindre pour savoir qui a gagné. Ce sera deux de nous quatre. BP me donne une tape dans le dos. Il pense que je suis prise. J’espère que lui aussi, et pas Grenade, car elle est trop lourde et trop méchante. Le chef sort d’un sac deux gilets à rayures jaunes et noires tout neufs. — Les nouvelles abeilles sont… Il se tait et nous regarde tour à tour. En insistant sur moi. Mon cœur remonte dans ma gorge. — … Grenade et Belpomme. Je me retourne vivement pour sauter au cou de BP. Je ne le laisse pas voir ma tête. — Bravo, BP, dis-je. Mais ma voix est enrouée. Et juste après, je pars en courant.