Colin Fischer, un garçon extraordinaire

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© hélium / Actes Sud, 2012 12, rue de l'Arbalète – 75005 Paris helium-editions.fr Loi no 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse No d'édition : FI 130 ISBN : 978-2-33001-281-6 Dépôt légal : second semestre 2012 Pour l'édition originale, parue sous le titre Colin Fischer © Razorbill, 2012 Publiée chez Razorbill par le groupe Penguin Penguin Young Readers Group 345 Hudson Street, New York, New York 10014, U.S.A. Penguin Group (USA) Inc., 375 Hudson Street, New York, New York 10014, U.S.A. Copyright © 2012 Ashley Edward Miller and Zack Stentz Tous droits réservés. Conception graphique et couverture : Les Associés réunis, Paris Illustration de couverture : Marie Sourd


Traduit de l'anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny



Première partie Le gâteau d'anniversaire et le pistolet



1 CHEZ LES REQUINS

En haute mer, les poissons se déplacent souvent par bancs. Il s'agit bien sûr d'une stratégie de groupe pour chasser plus efficacement ou éviter les prédateurs. Mais au large des îles Galápagos, il existe un banc de poissons totalement unique en son genre… En effet, des milliers de requins-marteaux y convergent en un savant ballet aquatique, ce qui fait d'eux l'unique espèce de requins à manifester un tempérament grégaire. Les scientifiques ignorent encore pourquoi. Cherchent-ils à se nourrir et à se protéger des dangers de l'océan ? Viennent-ils là pour s'accoupler ? Ou se livrent-ils à de mystérieux rites sociaux, incompréhensibles pour l'observateur extérieur ? Mon nom est Colin Fischer. J'ai quatorze ans et je pèse 54,9 kg. Aujourd'hui, c'est mon premier jour au lycée. Plus que 1 365 avant la fin.

Colin serra son précieux Carnet écorné contre sa poitrine. L'objet avait connu des jours meilleurs, malgré les soins méticuleux qu'il lui avait toujours apportés. Sa couverture rouge avait pâli, sa spirale métallique commençait lentement mais sûrement à se détacher, et les trous qui perforaient le carton montraient de nets signes de fatigue à force de manipulations répétées. À sa manière – c'est‑à-dire sans un mot, mais ostensiblement – Colin Fischer adorait son Carnet. Il se fraya un chemin à travers la marée humaine qui le sub-

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mergeait, tout à tour nageant ou sautillant, tête baissée pour éviter d'attirer l'attention des prédateurs susceptibles de rôder dans le couloir. Malgré tous ses efforts, il ne put éviter des collisions multiples – quoique sans gravité – avec d'autres élèves. « Pardon », disait-il sans lever les yeux quand quelqu'un lui frôlait le bras. Et aussi : « Ne me touche pas » quand son coude en cognait un autre. « Désolé. » Il se risqua à regarder devant lui après avoir compté chacun de ses pas, sachant qu'il y en avait précisément vingt-sept entre son casier et le vestiaire des garçons. La lourde porte en bois le dominait de toute sa hauteur, Colin jeta un bref coup d'œil en direction du panneau bleu triangulaire juste à côté. Il n'aimait pas la couleur bleue. Elle lui donnait froid. Il ouvrit quand même la porte, prenant soin de protéger son Carnet de tout contact avec le battant – et avec le panneau bleu. Le vestiaire des garçons était sale et mal éclairé. Colin posa délicatement son Carnet sur une petite planchette noire et se tint devant le lavabo en porcelaine. Non sans grimacer, il constata que ledit lavabo n'était pas de la plus grande propreté. En tout cas pas très bien récuré. Après un moment d'hésitation, il actionna le robinet (un tour – stop – deux tours – stop – trois tours, mouillage des mains) et prit deux gouttes de savon liquide au distributeur – qui était bleu, hélas, mais il n'avait pas le choix. C'est seulement après s'être rincé les mains, lorsqu'il croisa son propre regard dans le miroir émoussé, derrière ses verres de lunette, que l'adolescent réalisa qu'il n'était pas seul. Wayne Connelly se tenait juste derrière lui. Wayne était une brute, tout le contraire de Colin. Il était costaud et massif, comme s'il avait été taillé dans le roc et non pas conçu dans le vrai ventre d'une vraie femme. Colin se retourna et Wayne lui sourit. Colin examina son sourire. Il le décortiqua. Comment l'interpréter ? Mentalement, il visualisa une série de planches cartonnées

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montrant chacune un sourire différent accompagné d'une légende inscrite à la main : AMICAL. NERVEUX. JOYEUX. SURPRIS. TIMIDE. CRUEL. – Bonjour, Wayne, déclara-t‑il comme s'il récitait les répliques d'un dialogue. Ça va bien, aujourd'hui ? Wayne sourit de plus belle et l'empoigna par le col en un geste plutôt rapide pour quelqu'un de sa corpulence. Ses gros doigts indélicats entortillèrent le tissu de sa chemisette rayée avant de le soulever de terre pour l'emmener vers les toilettes. – Mon polo, fit observer Colin. Tu vas l'abîmer. – Envoie-moi la facture du pressing, Fischer, répondit Wayne en balançant un coup de pied dans la porte pour la refermer avec un claquement sec qui fit tressaillir Colin. Mais d'abord, dis bonjour aux requins ! CRUEL, conclut Colin, à la fois furieux et impuissant tandis que sa tête s'enfonçait dans la cuvette. Oui, c'était bien un sourire CRUEL.


2 LE DILEMME DU PRISONNIER

J'aimerais vous raconter un problème. Cela s'appelle « le Dilemme du Prisonnier », et c'est intéressant car c'est un problème de maths sur l'honnêteté. Il n'est bien sûr pas question de prisonniers réels, mais de prisonniers hypothétiques – « hypothétiques » au sens de construction logique, de scénario conçu pour mieux illustrer le problème. Alors voilà : deux bandits organisent un vol. Ils se font arrêter et conduire au poste pour interrogatoire. Le problème porte sur leur façon de répondre, et sur les conséquences de l'information qu'ils décideront de fournir (ou pas) aux autorités. Les prisonniers ont en effet deux stratégies possibles face aux policiers : ils peuvent soit « coopérer », soit « faire défection ». « Coopérer » signifie qu'ils mentent, et « faire défection » signifie qu'ils disent la vérité. (Personnellement, je trouverais plus simple de dire « mentir » et « dire la vérité », mais ce n'est pas moi qui ai inventé ce problème.) Si les deux prisonniers mentent, ils obtiendront une peine de prison minimale. Si l'un ment et que l'autre dit la vérité, le menteur obtiendra la condamnation maximale tandis que son complice sera libéré sur le champ. S'ils disent tous deux la vérité, ils recevront une peine de prison minimale avec possibilité de remise en liberté sous caution. La conclusion, c'est qu'il vaut mieux dire la vérité. Non seulement le mensonge ne paie pas, mais il peut vous coûter très cher.

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La maison des Fischer était tout ce qu'il y a d'ordinaire. Nichée à la pointe sud-ouest de la vallée de San Fernando, elle ressemblait plus ou moins à toutes les autres maisons nichées à la pointe sud-ouest de la vallée de San Fernando : un étage, une façade beige et une architecture censée évoquer (vaguement) le style colonial espagnol. Le jardin de derrière ne contenait qu'un accessoire : un trampoline passablement usagé, acheté exprès pour Colin le jour où ses parents avaient découvert que sauter en l'air l'aidait à se détendre, à se concentrer et à réfléchir. Là, rassuré par l'apesanteur intermittente, il se sentait enfin libéré des contraintes matérielles. En haut, en bas… en haut, en bas… en haut, en bas… le plus souvent pendant des heures, et toujours seul. Colin se tenait près de la clôture, les yeux rivés sur le trampoline, les cheveux en bataille et les vêtements trempés. Il tenait à la main son cher Carnet, lequel avait miraculeusement été épargné par la fâcheuse rencontre de son propriétaire avec la cuvette des toilettes. Pendant un moment, l'adolescent envisagea d'aller s'abandonner à l'étreinte élastique du trampoline. Puis il se ravisa. Ses habits trempés risquaient de mouiller le filet, et cela était tout simplement inacceptable. À la place, Colin remonta précipitamment la petite allée et franchit comme une flèche la porte donnant sur la cuisine. Il remarqua à peine la présence de ses parents et de son petit frère en train de petit-déjeuner, si bien qu'il ne vit pas leurs visages surpris et inquiets ou, dans le cas de Danny, la lassitude, l'exaspération et la menace sourde qui se lisaient sur ses traits. Quand bien même y aurait-il fait attention, il n'aurait eu ni le temps ni l'envie de les analyser et de les comprendre. Colin avait une mission très personnelle inscrite à son agenda (très personnel lui aussi). Mrs Fischer regarda sa montre : 8 heures.

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– Plutôt rapide pour un premier jour, lui fit-elle observer avec une ironie qui, comme toujours, lui échappa totalement. Tu n'aurais pas confondu « rentrée des classes » et « rentrer à la maison » ? Mr Fischer se leva en hochant la tête et s'avança vers son fils aîné tel un chien de berger lancé aux trousses d'un mouton égaré. – Hé là, minute, mon Coco. Colin s'arrêta net, habitué à réagir ainsi au ton doux, mais autoritaire, de son père. Il se tourna vers lui, tête baissée pour éviter son regard – non parce qu'il avait honte mais parce qu'il évitait toujours le regard des autres, sauf en cas d'absolue nécessité. Résultat, il avait toujours l'air triste alors qu'il ne l'était presque jamais. – Tu t'es battu avec un tuyau d'arrosage ? lui demanda Mr Fischer en voyant son polo dégouliner sur le carrelage. Mrs Fischer n'attendit même pas sa réponse. Elle était déjà dans l'escalier. Quatorze années d'imprévus en tous genres lui avaient appris à toujours démarrer au quart de tour, même en l'absence d'explications détaillées. – Je vais chercher une serviette, dit-elle. Danny secoua la tête en comprenant soudain ce qui était arrivé à son frère. – La vache ! s'exclama-t‑il. (Puis, croisant le regard accusateur de son père, il se tourna de nouveau vers ses pancakes.) C'est bon. Je sais : tais-toi et mange, Danny. Sa mère réapparut quelques instants plus tard. Colin prit la serviette qu'elle lui tendait, en veillant à ne surtout pas toucher sa main, et se frictionna les cheveux avec. – On attend toujours ton récit, fit son père. Il s'adossa au mur de la cuisine, bras croisés, en dévisageant Colin de son air de patiente INQUIÉTUDE, comme une invitation au dialogue. Nul ne pouvait jamais forcer Colin à parler ni à faire quoi que ce soit. Mais si vous montriez clairement que vous attendiez quelque chose de lui, il vous donnait toujours quelque chose

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en retour pour vous faire plaisir – même si ce n'était pas tout à fait ce que vous espériez. – Je me suis mouillé, déclara-t‑il. Comme si cette explication suffisait. Ce qui était le cas, dans sa tête. Là-dessus, il tourna les talons et monta dans sa chambre. – Ça, c'est ce que j'appelle de l'autorité, railla Danny avant de se replonger dans son assiette.

Le premier élément qui sauterait aux yeux d'un visiteur dans la chambre de Colin était le portrait au-dessus de son lit. Il s'agissait d'une photographie noir et blanc de l'acteur Basil Rathbone coiffé d'une casquette anglaise et vêtu d'une cape à motif pied-de-poule, une pipe coincée entre les lèvres. Il semblait pensif et distant, comme conscient de la présence du photographe mais préoccupé par des sujets plus graves. Dans ce portait, il n'était plus Basil Rathbone – il était Sherlock Holmes 1. Le deuxième élément qui sauterait aux yeux d'un visiteur était la compagnie qui entourait Sherlock Holmes. Des photos de Monsieur Spock et du Commandant Data dans Star Trek, ainsi que de l'inspecteur Grissom dans Les Experts, trônaient au mur. Un jour, Mr Fischer avait pris la photo de Monsieur Spock pour la faire dédicacer – mais dut la remplacer quand Colin décréta que la photo était « salie » par la signature de Leonard Nimoy. Ce jour-là, Mr Fischer découvrit que la chambre de son fils était un autel 1. Basil Rathbone ne fut ni le premier comédien à incarner Sherlock Holmes, ni le seul. En réalité, le tout premier à endosser le rôle du célèbre détective britannique fut Charles Brookfield en 1893, dans le cadre d'un spectacle intitulé Under the Clock. Toutefois, Rathbone demeure l'acteur le plus souvent associé au personnage. Dans l'esprit de Colin, il est le visage officiel du Plus Grand Détective au Monde.

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érigé à la gloire non pas des acteurs qu'il admirait mais de la pensée logique, froide et rationnelle. Le troisième élément qui sauterait aux yeux d'un visiteur était les piles d'objets qui parsemaient le sol de la pièce. Piles de livres. De magazines. Piles de jouets et d'appareils électriques à moitié démontés. Il y en avait partout. Pour l'étranger de passage, ce désordre s'apparentait au bazar ordinaire d'une chambre de garçon ordinaire dans n'importe quelle maison ordinaire. Pourtant, la véritable nature de ce désordre résidait dans ses détails – non pour ce qu'il semblait être, comme l'aurait souligné Colin, mais pour ce qu'il était. Savamment organisé et trié par catégories. Chacune de ces piles était régie par un principe, même si Colin était le seul à le comprendre. Par exemple, un magnétron de four à micro-ondes était posé sur un livre consacré aux marsupiaux, lui-même surmontant une pile de numéros de la Revue médicale de Nouvelle-Angleterre classés selon un système qui défiait même les efforts de ses parents pour y trouver le moindre sens. Colin se tenait au milieu de ses piles, devant son bureau, dégoulinant de la tête aux pieds, la serviette posée sur ses épaules. Il avait les yeux rivés sur un papier montrant une série de visages dessinés à la main et complétés chacun d'un mot décrivant une émotion. Ce document, qui appartenait lui-même à une montagne de papiers, constituait une sorte de guide pratique pour décrypter les intentions sociales de l'animal humain. Colin était présentement absorbé par l'étude de tous les types de sourires possibles et imaginables. Il leva les yeux au son d'un bruit de pas sur le parquet de sa chambre. Au crissement des semelles et à la lourdeur de la démarche, il sut aussitôt qui venait d'entrer. – Bonjour Danny, dit-il. Ça va bien, aujourd'hui ? Colin n'avait que trois ans à la naissance de Danny. Comme la plupart des enfants, il était fasciné par la perspective d'avoir un

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frère ou une sœur. Contrairement à la plupart des enfants, il exprima cette fascination en obligeant son père à lui lire tous les chapitres du Guide de la maternité. Il posait des questions détaillées sur sa mère, ses habitudes alimentaires et son état de santé général. Il était présent lors de l'échographie qui révéla le sexe de l'enfant. Il était extraordinairement impliqué dans tous les aspects de la grossesse et pleura quand on l'informa qu'il ne pourrait pas assister à l'accouchement. Colin quittait rarement le bébé des yeux. Il notait ses observations sous forme de dessins et, la veille du premier anniversaire de son frère, présenta à ses parents un dossier complet intitulé : « Tout sur Danny ». D'ailleurs, la toute première entrée dans son Carnet était consacrée à son frère : J'ai un frère. Il s'appelle Danny. Il aime sourire. Ma mère dit qu'il est heureux parce qu'il a un grand frère qui l'aime. Enquêter. Danny ne répondit pas à la question de Colin. Il savait que ce n'était qu'une réplique extraite de ses dialogues appris par cœur, et il ne cachait pas sa haine envers l'aspect forcé, quasi robotique des rapports que son frère entretenait avec lui. – Alors comme ça, quelqu'un a pris ta tête pour lui faire visiter la cuvette des toilettes, genre Shampoing Spécial W.-C., c'est ça ? – Marie, ma comportementaliste, m'a dit un jour : « Les enfants ont souvent peur des gens différents. Pour se rassurer, ils s'en prennent à ceux de leur âge. » (Il répéta cette phrase mot pour mot, exactement comme Marie l'avait prononcée devant lui.) – T'es pas différent, cracha Danny. T'es carrément anormal. Dehors, un bruit de moteur diesel ralentit jusqu'à l'arrêt, suivi d'un chuintement de freins. La voix de Mr Fischer s'éleva depuis le rez-de-chaussée. – Danny, ton bus ! Je ne t'emmène PAS à l'école ce matin, mon pote, alors grouille-toi !

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Colin examina avec intérêt le changement d'expression de son frère. – Arrête ça, le supplia Danny tout bas. Arrête un peu, O.K. ? Sur ces mots, il dévala l'escalier d'un pas lourd. Impassible, Colin se replongea dans son manuel pour le feuilleter à la recherche du dessin correspondant le mieux à l'expression de son frère. Il finit par trouver la page et posa son index sur un visage aux sourcils froncés : EFFRAYÉ.

Colin et son père roulaient en silence. L'adolescent portait un jean propre et un tee-shirt couleur bordeaux. Mr Fischer était en tenue de travail : chemise fine, cravate en coton à vingt dollars et pantalon Dockers, le tout soigneusement repassé. Le badge de sécurité du laboratoire Jet Propulsion accroché à sa poche de chemise indiquait : « Michael Fischer, chef analyste ». Sur la photo, il arborait un sourire JOYEUX. Colin aimait regarder ce badge. Le sourire de son père le rassurait. Mais pour l'instant, Mr Fischer ne souriait pas du tout. Lèvres pincées, la mine grave, il martelait du bout des doigts un rythme légèrement saccadé sur son volant. Colin se tourna vers la vitre pour examiner les véhicules faisant la queue sur la bretelle d'accès à la route 118. Les files de droite et de gauche se mélangeaient – une voiture à la fois – en un parfait exemple d'auto-organisation spontanée. Jusqu'à ce qu'une conductrice de SUV avec un téléphone portable collé à l'oreille brise la chaîne et provoque un beau petit chaos individualiste. Colin fut fasciné de constater à quel point une simple enfreinte à l'ordre social pouvait déséquilibrer un système tout entier. – Alors, finit par lâcher son père, lassé de ce silence et persuadé qu'il pourrait prendre son fils par surprise, vas-tu enfin me dire ce qui s'est passé ? Ou est-ce à moi de le deviner ? Une pause.

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– Tu as une réunion importante, déclara Colin. Ce n'était pas une réponse. – Aujourd'hui, c'est la rentrée, insista son père. (Pas question de laisser le gamin changer de sujet, art dans lequel il était passé maître.) Tu n'es même pas resté assez longtemps pour assister à l'appel. Sauf s'il avait lieu à la piscine, bien sûr. – Ta chemise est repassée, fit remarquer Colin. Tu ne repasses jamais ta chemise, sauf quand tu as une réunion, et seulement si c'est important. C'était exact. C'était aussi totalement hors sujet. - Je sais que la rentrée fait toujours un peu peur. Moi-même, j'avais la trouille alors que j'étais fort en sport et que je savais me défendre tout seul. – Tu tapotes ton volant. Cela signifie que tu vas devoir parler à quelqu'un auquel tu ne parles pas d'habitude. Et répondre à ses questions. Mr Fischer interrompit son geste et jeta un coup d'œil à ses mains. Quand Colin voyait juste, il voyait juste… ce qui était presque tout le temps le cas, d'ailleurs. – Je suis désolé que tu doives affronter ça tout seul. Je t'assure. Mais c'est comme ça. Colin regarda enfin son père. Il avait compris. – Le directeur, dit-il. Tu as un contrôle de gestion. Est-ce déjà la révision du budget ? – Dommage que changer de sujet ne soit pas une option professionnelle. Tu ferais fortune. (Il s'engagea sur le parking du lycée de West Valley.) Je ne t'obligerai pas à me parler. Mais sache que si tu veux le faire, je suis là. – Je suis en train de te parler. Son père soupira, désarmé. Il leva la main et écarta ses cinq doigts. – Demande permission d'atterrissage.

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C'était une mise en garde, une façon de prévenir Colin qu'il s'apprêtait à le toucher. L'adolescent n'aimait pas ça, même de la part de ses parents, mais il pouvait le tolérer si on le prévenait à l'avance. D'une certaine manière, il comprenait leur besoin de contact. Il avait lu un truc là-dessus dans un bouquin. Il serra les dents et son père lui pressa délicatement l'épaule. – Passe une bonne journée. Il acquiesça sans un mot et sortit de la voiture. Mr Fischer le regarda remonter l'allée d'un pas traînant, tête baissée, épaules voûtées, et ressentit un petit pincement d'inquiétude, puis d'impuissance 1 à la pensée que, quoi qu'il arrive, huit heures par jour pendant les quatre prochaines années, Colin allait se retrouver tout seul.

Les couloirs grouillaient d'élèves, de professeurs et de membres du personnel se frayant péniblement un chemin tandis que retentissait la première sonnerie de la journée. Colin grimaça en l'entendant – trop aiguë, trop stridente, trop heurtée. Sa toute première exposition à une sonnerie scolaire remontait à son entrée au collège, trois années auparavant. Il avait poussé un hurlement, terrifié par ce tintamarre inattendu, et continué à crier jusqu'à ce que ça s'arrête. Avec le temps, et de gros efforts, il avait appris à contrôler sa réaction. Il anticipait désormais 1. Bien que le concept puisse paraître plus ancien, le mot empathie ne fut inventé qu'en 1909 par un auteur anglais soucieux de trouver un terme grec scientifique équivalent au mot allemand Einfülhung (« sentiment du dedans »). Les recherches menées par la suite dans le domaine de la psychologie permirent de définir plusieurs sous-catégories d'empathie. Celle manifestée par Mr Fischer sous la forme d'une réaction physique à l'angoisse d'un autre individu a pour nom empathie affective et demeure parfaitement incompréhensible pour quelqu'un comme Colin. Ce dernier, en revanche, est capable d'empathie cognitive, c'est‑à-dire de comprendre les souffrances de l'autre sur le plan intellectuel et non émotionnel.

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le moment fatidique et neutralisait ses effets en comptant lentement dans sa tête. À « trois », la sonnerie s'arrêta. Colin prit une grande inspiration… et retint son souffle en entendant une voix familière à l'intersection du couloir – un son presque aussi alarmant que la sonnerie du lycée : Wayne Connelly. – Eddie, je te présente le mur. Une masse lourde heurta le béton avec un bruit mat, comme un melon qui tomberait sur le trottoir mais en plus violent. Poussé par la curiosité, Colin s'avança prudemment jusqu'à l'angle. Là, il ouvrit son Carnet et sortit un stylo vert pour noter tout ce qu'il voyait : Wayne Connelly se bat avec Eddie Martin. Il le pousse. Eddie porte son maillot de l'équipe de football américain du lycée, un teeshirt blanc, un jean bleu et des baskets montantes. Deux autres individus, également vêtus du maillot de l'équipe, sont témoins de la scène : Stan et Cooper. Stan a un large trou entre ses dents de devant. Cooper présente toutes les caractéristiques de l'ectomorphe. Tous les deux sont de grande taille. (Sont-ils eux aussi membres de l'équipe ? Malgré sa carrure, Cooper ne semble pas posséder la masse musculaire associée à ce sport. À moins qu'il soit kicker ? Enquêter.) En tout cas, ils ne font rien pour aider Eddie. Eddie était dos au mur. Il tenta de repousser Wayne, en vain. Puis il déglutit péniblement. Il avait clairement la trouille, et pas qu'un peu. Ses amis Stan (dentition trouée) et Cooper (l'ectomorphe) échangèrent un regard, hochèrent la tête et s'avancèrent pour lui porter secours. Wayne se tourna vers eux, un rictus aux lèvres. – Reculez, aboya-t‑il. J'ai un pied pour botter le cul à chacun de vous.

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Colin haussa les sourcils et effectua un rapide calcul mental. Trois garçons. Deux pieds. Bizarre. Wayne Connelly : grosses lacunes en mathématiques ? Enquêter. Mais Stan et Cooper ne semblaient pas se soucier de ses compétences en maths. Ils reçurent le message cinq sur cinq et se figèrent sous le regard hostile de Wayne, qui repoussa une dernière fois Eddie contre le mur avant de le relâcher. Et de filer. Eddie jeta un regard à la ronde. Tout le monde avait les yeux braqués sur lui. Il se reprit. – C'est ça… dégage, mauviette ! s'écria-t‑il en ôtant sa veste bleu et or de l'équipe de basket-ball de l'Université Notre-Dame pour la fourrer dans son casier. Wayne ne se retourna même pas. Une fille, Sandy Ryan, émergea de la foule pour enlacer tendrement Eddie, repoussant au passage ses deux compères. Cooper soupira avec une EXASPÉRATION à peine dissimulée, mais Stan contempla la chute de reins de Sandy avec un demi-sourire que Colin eut du mal à interpréter… mais pas Eddie : il fronça aussitôt les sourcils d'un air DISSUASIF, affichant une expression si primitive que Colin l'aurait comprise même à l'âge de deux ans sans avoir de mot pour la qualifier. Sandy Ryan en couple avec Eddie. Conséquence probable de son développement mammaire et de la proéminence de ses caractères sexuels secondaires. Enquêter. Sandy était blonde et juchée sur une paire de jambes maigrichonnes comparables à celles d'un poulet – image que Colin lui associait depuis l'école maternelle – mais pas désagréable à regarder dans son uniforme de pom-pom girl.

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– Eddie, fit-elle d'une voix basse qui parut avoir un effet apaisant sur la respiration de son petit ami. Ça ne vaut pas le coup de t'énerver. Wayne Connelly n'est qu'un sale type. Colin se replongea dans son Carnet pour noter cette réplique, non sans se demander au passage si Sandy faisait ainsi allusion à l'hygiène personnelle de Wayne. Il était si concentré qu'il ne vit rien venir quand Stan lui fonça dessus et le projeta contre un casier. Colin fut soudain hyper conscient du choc de ses dents les unes contre les autres, du tassement général de son corps et du jeu de la porte métallique contre laquelle il s'écrasa. Mais plus que tout, et pire que tout, il sentit l'odeur de transpiration qui se dégageait des vêtements de Stan, lesquels n'avaient manifestement pas eu le moindre contact avec une machine à laver depuis des jours. Au moment du choc, Colin lâcha par accident son stylo et son précieux Carnet. Ses lunettes furent arrachées et se mirent à pendouiller dangereusement entre son oreille et la pointe de son nez rabougri. – Si tu t'inquiètes tant pour ton petit ami, va donc le rattraper, siffla Stan à travers le trou entre ses dents de devant. Pauvre mongole. Colin réajusta ses lunettes. Il sentit comme un feu lui brûler l'intérieur du ventre. Remonter vers sa poitrine. Puis sa gorge. Il crispa tous ses muscles pour tenter de contrer l'incendie. Si les flammes persistaient, il savait qu'il ne pourrait bientôt plus les contenir. Elles finiraient par sortir. Il prit une longue inspiration refroidissante quand, tout à coup… – Hé, Stan, fit une voix féminine. C'était une voix douce, cristalline. Agréable. Colin aimait le son de cette voix. Elle le calmait. Et cette voix appartenait à Melissa Greer. Dans l'esprit de Colin, Melissa était une fille maigre avec une touffe de cheveux informes, un visage grêlé par l'acné et un sourire sinistrement mis en cage par un appareil dentaire. Au fil des ans, il

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avait vu les autres se moquer d'elle et en faire la cible de leur cruauté collective. Pendant la récréation, ou après le déjeuner, il la retrouvait souvent dans un coin de la cour, les joues rouges et les yeux humides. Il ne lui adressait jamais la parole. Il ne lui demandait jamais pourquoi elle avait l'air TRISTE. Il se contentait de s'asseoir par terre à côté d'elle, les genoux repliés contre sa poitrine, et de savourer le contact moelleux de la pelouse sous son derrière. À propos de Melissa, Colin avait un jour écrit dans son Carnet : Melissa Greer : cultivée. Bonne en maths. Très intéressante. Melissa avait changé pendant l'été. Colin constata qu'elle ne portait plus d'appareil dentaire. Son acné avait disparu. Ses cheveux paraissaient mieux coiffés. Sans parler d'autres changements qui éveillèrent aussi son intérêt. Stan, Cooper et Eddie la fixaient du regard, visiblement sensibles aux mêmes détails. Aucun d'eux ne semblait savoir comment réagir à cette métamorphose. – La vache, fit Stan en la matant des pieds à la tête. Melissa ne cherchait à séduire personne, et elle avait depuis longtemps cessé de pleurer dans la cour de récréation. Elle adressa un signe de la tête à Colin, avant de se planter farouchement devant Stan avec – fait assez rare pour être signalé – un grand sourire aux lèvres. Colin regretta de ne pas avoir sa fiche aide-mémoire ou son appareil photo sous la main, tant cette catégorie particulière de sourire défiait toute tentative d'interprétation trop hâtive. – Va sublimer tes fantasmes homo-érotiques ailleurs, lança-t‑elle à Stan. L'autre la dévisagea, éberlué. – Mes… mes… quoi ? Colin réajusta ses lunettes. – Elle veut dire par là que tu as une notion confuse de ta propre identité sexuelle et que tu frappes les autres parce que tu es secrètement gay.

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Stan le fusilla du regard mais avant qu'il puisse répondre, son pote Eddie le retint par l'épaule. Il semblait fatigué, comme si l'affrontement d'il y a deux minutes l'avait prématurément vieilli. – Il faut qu'on soit en salle de muscu dans cinq minutes, dit-il. Stan acquiesça lentement et recula. Au passage, il jeta un œil torve à Melissa. – T'es devenue canon, toi. Appelle-moi. Sur ces mots, Eddie, Stan et Cooper s'éloignèrent dans le couloir, Sandy sur leurs talons. – Tu m'as manqué cet été, fit Melissa. Colin ramassa son stylo et son Carnet, qu'il épousseta avec soin avant de sortir d'une de ses poches sa fiche aide-mémoire tout écornée. L'encre avait pâli du noir au gris foncé, et le papier s'était presque déchiré à force d'être plié, déplié et replié pendant sept années de bons et loyaux services. Colin parcourut la page en comparant chaque pictogramme avec l'expression de Melissa. Enfin, il finit par trouver une correspondance et inscrivit mentalement le mot SATISFAIT au-dessus du visage de la jeune fille. – C'est incroyable de te voir dans les couloirs sans ton ombre, poursuivit-elle. – Marie serait de trop ici, répondit Colin. Je n'ai plus besoin d'ombre. Une « ombre » était quelqu'un dont le job consistait à accompagner les gens comme Colin pour les aider à gérer les événements inattendus, dangereux ou potentiellement angoissants du quotidien. L'ombre de Colin était une femme prénommée Marie. Il l'aimait beaucoup, même si elle lui reprochait de regarder un peu trop souvent sa poitrine. Maintenant qu'il était entré au lycée, elle s'occupait de quelqu'un d'autre. Melissa opina, même si elle n'était pas sûre de partager tout à fait cet avis. – Tes seins ont grossi, déclara Colin.

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Les joues de l'adolescente s'enflammèrent et elle partit d'un rire étranglé qui s'acheva en une mini quinte de toux. Elle avait beau connaître Colin, il avait toujours le chic pour la surprendre. Il se replongea dans sa fiche aide-mémoire. – GÊNÉE, lut-il à voix haute, effaçant le mot SATISFAIT qui flottait au-dessus de Melissa pour le remplacer par celui-ci. Tu n'as aucune raison de l'être, ajouta-t‑il. Le développement mammaire est une réaction tout à fait normale due à l'augmentation du niveau hormonal durant la puberté. Du reste, cette réaction ne s'opère pas de façon uniforme… – Colin. – Elle peut s'accélérer sous la pression de certains facteurs environnementaux, donc ce n'est pas qu'une question d'hérédité. Par exemple, si ta mère… – Colin, l'interrompit Melissa. Pitié… Stop. Colin se tut. Puis il attendit, fidèle aux consignes de Marie qui lui avait souvent expliqué qu'il rebutait les gens susceptibles d'avoir envie de discuter avec lui, alors qu'ils avaient sûrement des choses intéressantes à dire. – Je… je sais tout ça, fit Melissa. – Oh. – Bref. Bref était un terme que les gens employaient quand il y avait un blanc dans la conversation, le temps de réfléchir à ce qu'ils allaient dire ensuite. Colin employait rarement des mots de ce type. – Oui, dit-il. Melissa lui prit soudain son Carnet des mains, sortit un stylo et griffonna sur la première page blanche qui lui tomba sous la main. Colin la regarda faire avec horreur, mais sans intervenir. – Si tu as besoin de quoi que ce soit – n'importe quoi –, appellemoi sur mon portable, dit-elle. O.K. ? Elle lui rendit son Carnet. Incrédule, il fixa le numéro à dix chiffres.

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UN GARÇON EXTRAORDINAIRE

– Tu as écrit dans mon Carnet, dit-il. Melissa lui sourit. La sonnerie retentit de nouveau. Colin compta jusqu'à trois. – À plus tard, fit la jeune fille. D'un pas vif, elle s'éloigna vers sa classe tandis que le reste du couloir se vidait peu à peu, laissant Colin totalement seul avec son Carnet et le numéro de téléphone de Melissa. Écrit sur une page blanche. Il soupira. – Elle a sali mon Carnet.


Ashley Edward-Miller & Zack Stentz

COLIN FISCHER Un garçon extraordinaire

C’est à peine si Colin entendit le claquement métallique de la porte du casier d’Eddie ou le couinement de plus en plus rapide des semelles de Sandy sur le carrelage. Il plissa le front en observant Wayne et consigna l’étrangeté de cet instant. Wayne, troisième heure de cours de la matinée. Revient de l’extérieur. Très intéressant. Enquêter. Wayne se figea, les yeux rivés sur lui. Leurs regards se croisèrent et Colin fut surpris de ne pas lire la moindre MALICE sur le visage de son bourreau officiel – plutôt de l’HÉSITATION. Il referma son Carnet et rangea son stylo. Il avait atteint la quarante-troisième marche lorsqu’il entendit Wayne l’appeler. – Où tu vas ?

Colin Fischer, atteint du syndrome d’Asperger, excelle d’un point de vue intellectuel mais ne supporte ni qu’on le touche ni la couleur bleue. Il a besoin de tout noter dans son Carnet et d’utiliser des fiches pour reconnaître les expressions faciales. Trois événements viennent soudain perturber le cours de son existence : – Melissa Greer, qu’il connaît depuis la sixième, est devenue un véritable canon – il se découvre un talent insoupçonné pour le basket – lors d’une fête d’anniversaire désastreuse, un revolver est retrouvé dans la cantine du lycée, et le suspect numéro n’est autre que son pire ennemi. Pourtant, Colin ne peut se satisfaire de cette conclusion. Avec son sens de l’observation hors du commun, il décide de mener l’enquête.

Illustration de couverture : Marie Sourd Conception graphique : les Associés réunis

ISBN : 978-2-330-01281-6

13,90 €

Traduit de l’anglais (États-Unis) par : Nathalie Peronny

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