Rose Philippon
L'éditeur remercie Maylis de Kerangal de l'avoir mis sur la piste de Rose Philippon. © hélium / Actes Sud, 2012 12, rue de l'Arbalète – 75005 Paris helium-editions.fr Loi no 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse No d'édition : FI 125 ISBN : 978-2-330-00958-8 Dépôt légal : second semestre 2012 Conception graphique et couverture : Les Associés réunis, Paris Illustration de couverture : Gérard Lo Monaco
1. Alex 5 juillet 2011 Alexandre Raimbaud était dans les starting-blocks, prêt à s'élancer. Enfin, « dans les starting-blocks »… façon de parler. Le collège Saint-Justin n'avait jamais pris la peine d'investir dans du matériel d'athlétisme pour les cours de sport. Il fallait se contenter de mimer la position : un genou au sol, l'autre légèrement relevé, les mains en appui mais pas à plat, le dos courbé, l'ensemble du corps penché en avant. L'adolescent jeta un œil à sa gauche : les élèves les plus rapides de sa classe avaient été choisis pour ce 100 mètres sans enjeu, organisé dans l'unique but de conclure en beauté l'année scolaire. Il était le dernier sur la ligne, dans le couloir numéro 8, à l'extrémité droite de la piste du stade municipal. Debout sur le côté, ses camarades les encourageaient, lui et les autres sprinteurs. Tous avaient parié sur le vainqueur potentiel. Damien, inscrit dans le club d'athlétisme de la ville, était en tête des pronostics. Bien qu'il eût peu de chances de gagner, Alex avait lui aussi lancé un pari sur l'issue de la course avec ses camarades, Victor et Ludo. Parmi les spectateurs, ses deux amis l'observaient avec un air perplexe. – T'es sûr de toi ? lança Victor. – Je vais le dépasser, assura Alex en désignant Damien d'un coup de menton. – C'est impossible, mec. Tu vas perdre… Pour toute réponse, Alex imita les gestes semi-professionnels de Damien (étirements des jambes, brefs spasmes aux épaules et
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roulement de la tête), ce qui fit pouffer l'assistance, garçons et filles compris. – Taisez-vous, taisez-vous, on va y aller ! M. Malabert fendit la foule des élèves pour se placer au plus près des concurrents. Il remarqua à peine l'agitation des quatrième C. Son teint naturel était tellement rouge qu'on avait toujours l'impression qu'il sortait lui-même d'un marathon (mais en réalité, c'était du bistrot du coin). – Qu'est-ce que vous attendez ? Allez là-bas ! cria-t‑il aux supporters. Il montrait les plots jaune fluo marquant la ligne d'arrivée, cent mètres plus loin. Les jeunes la rejoignirent au pas de marche. Ainsi placés, ils seraient aux premières loges pour acclamer le vainqueur. Victor braqua son téléphone sur les concurrents afin de filmer la course. Malabert se retourna vers les sprinteurs amateurs. Il attrapa son sifflet, le porta à ses lèvres, et baragouina : – À vos marques… Prêts… Partez ! Sans surprise, Damien prit la tête de la course. Derrière lui, Nathan aurait donné sa vie pour le doubler, c'est sa basket qu'il perdit. Il n'eut d'autre choix que de boiter piteusement jusqu'au bas-côté. Alex se retrouva en deuxième position. Il courait vite mais, surtout, il était endurant : il pouvait garder ce rythme jusqu'à la ligne d'arrivée, qui n'était plus très loin désormais. Parti en trombe, Damien finit par s'épuiser et, sur les derniers mètres, Alex et lui coururent côte à côte. – Il va le dépasser ! cria Ludo à Victor. Mais Damien garda son maigre avantage jusqu'au bout. Il gagna la course in extremis. – Eh non. C'était évident, je ne comprends même pas pourquoi Alex a voulu parier, dit Victor, blasé, tandis qu'il arrêtait la vidéo. Il nous doit un ciné… Sa voix fut recouverte par les acclamations de ses camarades
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de classe qui applaudissaient le vainqueur, sifflaient et criaient son nom. Flatté, Damien, les poings levés vers le ciel, décéléra, bientôt imité par les autres sprinteurs… sauf Alex. À la stupeur générale, l'adolescent poursuivit sa course. – Qu'est-ce que… ? balbutia Ludo. Victor releva la tête de son portable juste à temps pour voir Alex doubler Damien. Sans réfléchir, il se remit à filmer : Alex quitta le couloir numéro 8, embraya à droite, sauta par-dessus la rambarde qui encerclait la piste puis franchit la grille ouverte du stade. Le complexe sportif donnait sur une avenue embouteillée. L'adolescent s'éloigna à petites foulées sous les regards ébahis de ses camarades. En quelques secondes, c'était plié : il venait de quitter le stade, de sécher le cours en direct. – Je crois qu'il a gagné son pari, nota Victor. – Il a triché ! s'exclama Ludo. – Oui, mais, techniquement, il l'a dépassé. D'abord incrédules, la plupart des élèves éclatèrent de rire, une poignée de rabat-joie le traitèrent de fou. « Raimbaud a encore fait son show », « Il ne s'arrête jamais », « Au moins avec lui, on ne s'ennuie pas » étaient parmi les commentaires que l'on entendait fuser. Seul Damien, à qui Alex avait gâché sa victoire, ne partageait pas l'enthousiasme général. Et même si Victor et Ludo avaient perdu leur pari, ils n'en furent pas mécontents car le spectacle les enchantait. Il fallait le reconnaître : un vent de liberté souffla sur le stade. Très réactif, comme à son habitude, Malabert remarqua trop tard que l'adolescent avait filé. Il hurla : – Raimbaud ! Revenez ici ! Immédiatement ! Alex ne l'entendit pas : il avait disparu au coin de la rue.
2. Cathy – C'est inacceptable ! hurlait Uzinel, debout derrière son bureau. Vous savez que vous n'avez absolument pas le droit de quitter le collège ou ses annexes sans autorisation ! S'il vous arrive quoi que ce soit, Saint-Justin sera tenu pour responsable ! L'entretien avait lieu dans le bureau sinistre de M. Uzinel, le surveillant général, qui portait toujours sa moustache bien coupée et son trousseau de clés à la ceinture. Il travaillait au collège SaintJustin depuis de nombreuses années, mais l'entêtement qu'il manifestait à ne pas vouloir décorer la pièce où il passait le plus clair de son temps laissait penser qu'il était toujours sur le départ. C'était peut-être ce qu'il espérait secrètement, tant les élèves semblaient pour lui une inépuisable source d'exaspération. Ce bureau quasi vide (une table, deux chaises, un portemanteau), où ne perçait aucune lumière naturelle car sans fenêtre et situé au sous-sol de l'établissement, juste à côté des salles de sciences, était appelé « la grotte » par les élèves. Même les jours de grand soleil, Uzinel devait allumer la lampe de son bureau s'il ne voulait pas se cogner aux meubles dans l'obscurité. Cet après-midi de juillet ne faisait pas exception et les yeux d'Alex avaient mis un certain temps à s'accoutumer à la pénombre lorsqu'il s'était présenté dans la grotte, obéissant à la convocation du surveillant général. – M. Malabert ne vous a pas puni parce que vous êtes tout de suite revenu sur vos pas, continuait Uzinel. Mais il est trop indulgent, si vous voulez mon avis. J'imagine que c'était pour parader devant vos camarades… Il imaginait mal. Au contraire, après cette petite escapade, Alex aurait quitté le pays s'il l'avait pu, mais, comble de malchance, il
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avait aperçu le directeur du collège sortant d'une boutique sur ce même trottoir qu'il foulait au pas de course, et avait été dans l'obligation de faire demi-tour pour ne pas tomber nez à nez avec lui. – Enfin, on ne va pas épiloguer pendant des heures, conclut le surveillant général. M. Malabert a choisi de ne pas vous punir, la décision lui appartient… Comme Uzinel ne parlait pas de le sanctionner, Alex fit un pas en arrière, plein d'espoir. Il était dans ce bureau depuis quelques minutes seulement, mais il rêvait déjà d'être dehors, au grand air. – Je n'ai pas terminé, Raimbaud, lâcha le surveillant, à qui le mouvement d'Alex n'avait pas échappé. Ce n'est pas pour votre petite fugue en cours de sport que je vous ai fait venir… Non, j'ai une question à vous poser : toutes ces boules puantes balancées après le déjeuner, vous ne voyez pas qui a pu les jeter, par hasard ? C'était donc ça. En mauvais élève qui se respecte, Alex multipliait les écarts de conduite, mais sans tenir le registre de ses faits d'arme, si bien qu'il n'avait pas tout de suite deviné le motif de sa convocation. Il jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule de M. Uzinel : l'horloge murale, précieuse alliée, l'informa qu'il n'avait plus longtemps à tenir. Inutile de se montrer trop bavard… – Eh, oh ! vous répondez, Raimbaud ? – Pardon ? Ah non, je ne vois pas du tout. – Vous ne voyez pas ? Eh bien moi, au contraire, je pense vous avoir aperçu au détour d'un couloir. Vous détaliez comme un lapin… Ça se complique, pensa Alex, qui tâcha de rester impassible. M. Uzinel entendit deux personnes ricaner dans le couloir. – Laissez-moi deviner. Vos amis Tirard et Clouzot vous attendent dehors. Vous allez poursuivre votre grande entreprise anarchique hors les murs, c'est ça ? À vrai dire, les trois compères avaient un programme plus sage : une séance de cinéma. À cause de leur pari perdu, Victor et Ludo s'étaient engagés, comme convenu, à offrir sa place à Alex. Mais ils ne savaient pas quel film choisir et hésitaient entre deux
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blockbusters américains. Dans le premier, un héros musculeux tentait d'échapper à une horde de personnes mal intentionnées et enchaînait les cascades sans reprendre son souffle. Dans le second, un héros tout aussi musculeux tentait d'échapper à une horde de personnes mal intentionnées et enchaînait les cascades sans reprendre son souffle, mais il y avait des aliens dans le coup, c'était du moins ce que promettait la bande-annonce. Depuis le couloir, Victor et Ludo lancèrent un rapide « UziUziUziUziUziUzi… » à la consonance sifflante aussi horripilante pour les oreilles que blessante pour l'orgueil du surveillant. Uzinel se rua hors du bureau, mais pas assez vite pour rattraper Victor et Ludo dont Alex entendit les pas précipités s'éloigner, tandis qu'ils remontaient à toute allure jusqu'au rez-de-chaussée. Lui-même hésita à filer. En traversant les salles de sciences, il aurait pu atteindre la deuxième sortie qui menait directement à la cour. Il n'en eut pas le temps car Uzinel revenait déjà sur ses pas. Et surtout, une fille de l'âge d'Alex, mince, les cheveux blonds et coupés à la garçonne, habillée d'un jean et d'un sweat trop large pour elle à l'effigie du groupe Nirvana, se tenait dans l'encadrement de la porte, lui barrant le passage. – Vous attendez quelque chose, mademoiselle ? demanda Uzinel, surpris de la découvrir là. D'habitude, aucun élève ne venait de son plein gré dans la grotte. – Vous, répondit simplement la jeune fille. – Pardon ? Uzinel fut décontenancé par cette réponse qui, sans être insolente, dénotait un certain aplomb. – Je viens de m'inscrire, expliqua-t‑elle. On m'a dit de venir vous voir pour la visite du collège. – Attendez deux minutes. Je termine avec monsieur, dit-il en désignant Alex. Qui, d'ailleurs, est un parfait exemple de tout ce qu'il ne faut pas faire ici. L'adolescente jeta un rapide coup d'œil à Alex. Il lui sourit en
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haussant les épaules, comme pour dire : « Eh oui, je suis un rebelle. » Pas du tout intéressée par le cas Raimbaud, elle détourna le regard afin de mieux détailler la grotte d'Uzinel. Alex en fut légèrement dépité : d'habitude, son sourire en coin et ses yeux bleu clair ne laissaient pas indifférent. Repassant derrière son bureau, Uzinel bomba le torse. Soucieux de montrer à la nouvelle venue comment il gérait les situations de crise, il reprit avec autorité : – Alors, ces boules puantes ? Après avoir lancé un nouveau regard à l'horloge murale, Alex baissa les yeux, bien décidé à garder le silence. Voyant que l'adolescent restait muet, Uzinel explosa, accélérant son débit et arrosant son interlocuteur de postillons comme un sniper s'acharnant sur sa cible ; c'est d'ailleurs pour cette raison que les élèves l'appelaient Uzi, du nom du pistolet-mitrailleur. – Raimbaud, je n'en peux plus ! Qu'est-ce que vous gagnez à vous comporter comme ça ? Ça vous amuse ? Ça vous divertit ? Vous n'avez pas mieux à faire ? Bon sang, combien de fois avez-vous été collé cette année ? Combien d'avertissements avez-vous eus dans votre carnet de correspondance ? Et depuis plusieurs mois, vous êtes incontrôlable ! On dirait que vous ne vivez plus que pour ça ! Qu'est-ce qui vous arrive ? Alex n'écoutait plus. Apprécié des élèves qu'il faisait rire, il avait toujours été considéré par ses professeurs comme le clown de service, dissipé mais sympathique. Seulement, depuis avril, en effet, il ne tenait plus en place ; sans cesse collé, il transgressait toutes les règles. Que se passait-il ? Alex connaissait la réponse à cette question, seulement il n'avait aucune envie de la donner. Pourtant elle était courte, elle tenait en deux mots seulement. Le problème, c'était sa mère. – Quand est-ce que vous allez grandir un peu ? poursuivit Uzinel. La vie, ce n'est pas une blague, vous comprenez ? Soyez honnête et
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comportez-vous en adulte, pour une fois ! Qui a jeté les boules puantes ? – Je ne sais pas, monsieur. – Ne me prenez pas pour un abruti ! C'est vous ! Qui d'autre ? Hein ? Vous ne sortirez pas d'ici tant que vous n'aurez pas avoué ! Le surveillant reprit son souffle. Le silence retomba. Alex regarda une troisième fois par-dessus son épaule. Excédé, son geôlier se retourna vers l'horloge murale. Bien sûr. Il était 16 h 59. Dans une minute, l'année scolaire serait terminée. L'adolescent jouait la montre : il allait filer après la sonnerie. Impossible de le punir ensuite. Furieux, Uzinel se tourna vers Alex. Ils échangèrent un regard. Tous deux écoutèrent le tic-tac de la trotteuse. La cloche sonna. Dans les étages supérieurs, des élèves crièrent. Certains se précipitaient déjà vers l'entrée principale. – Eh bien, bonnes vacances, monsieur…, fit Alex, tandis qu'il reculait. Il ne pouvait s'empêcher de sourire de toutes ses dents. Bien qu'au bord de l'implosion, Uzinel laissa le garçon sortir de son bureau, impuissant. – … Et à l'année prochaine ! reprit Alex avant de se retourner, triomphant. – C'est ça ! La rentrée, c'est seulement dans deux mois, Raimbaud ! On se reverra très vite ! Mais Alex prenait déjà la fuite. En pivotant, il bouscula l'adolescente. Tout à sa joie d'échapper à la moustache d'Uzinel, il avait oublié la jeune fille. Elle perdit légèrement l'équilibre. Alex posa sa main sur son épaule pour l'empêcher de tomber. Ce geste fut fugace. Il lui fit un petit clin d'œil puis s'empressa de gravir les quelques marches qui menaient du sous-sol au rez-de-chaussée. Le couloir était désert. Ludovic et Victor l'attendaient sûrement dehors : l'adolescent se dirigea vers la sortie. À mesure qu'il dépas-
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sait les salles de cours, son cœur était plus léger. Il ne ressentait pas un amour inconditionnel pour le collège Saint-Justin. En sixième, il avait apprivoisé les lieux. En cinquième, il en avait fait le tour. Et depuis la quatrième, il s'y sentait à l'étroit. L'idée de rester une année supplémentaire entre ces murs le rendait quelque peu morose. Trois ans de collège, c'était déjà long. Et encore, Dieu soit loué, il n'avait pas redoublé. Il traversa la cour, le nez collé à son portable, et tapota sur le clavier : Ça y est, me suis débarrassé d'Uzinel. Vous êtes où ? Ludo répondit : Dans le métro. On va au ciné. Alex écrivit : Sympa les mecs ! Il sortit du collège, sans prêter attention à ce qui l'entourait, trop vexé d'apprendre que ses deux amis étaient partis sans lui. Ludo envoya : Rejoins-nous. Grouille-toi, le film commence à 17 h 30. Alex regarda l'heure. Il avait le temps de les retrouver s'il partait immédiatement. Soudain, il fut pris d'un doute. Sa mère n'allait pas du tout apprécier… En même temps, il voulait fêter le début des vacances. Il répondit : O.K., j'arrive. Quel cinéma ? Alex entendit des pas derrière lui : l'adolescente vue dans le bureau d'Uzinel descendait à son tour les quelques marches devant le collège, son portable à la main. – Déjà ? – Il n'avait pas le cœur à me faire la visite du collège, réponditelle distraitement, tandis qu'elle portait son téléphone à l'oreille. Et j'ai rendez-vous. – Remercie-moi, ce bahut n'a aucun intérêt. Il était dégoûté, hein ? – Oui, tu peux être fier. À sa façon de parler, il sentait une pointe d'ironie. Le portable d'Alex vibra : UGC Normandie. Sur les Champs. – Désolé, le devoir m'appelle, dit-il en s'éloignant. Tu devras attendre la rentrée pour connaître les nouvelles aventures d'Alexandre Raimbaud !
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La jeune fille soupira en raccrochant, sans doute parce qu'elle n'avait pas réussi à joindre la personne qu'elle appelait. Mais elle semblait aussi agacée par l'arrogance fanfaronne d'Alex. Elle lança suffisamment fort pour être entendue : – Ça n'a pas l'air si passionnant que ça. Elle est charmante, se dit Alex, qui partit sans regret dans l'autre direction. Il se connecta sur Internet via son portable, tapa « UGC Normandie » afin de voir quel métro prendre : station George V, ligne 1. Ce n'est pas tout près, constata l'adolescent en pressant le pas. Il avait à peine fait quelques mètres qu'il entendit derrière lui : – Alexandre ? Aleeeex ?! Oh, non… Françoise. Il aurait pu tourner au prochain carrefour et disparaître. Après tout, il était officiellement en vacances, libre de faire ce qui lui plaisait, du moins, c'était ce qu'il avait espéré. Mais Françoise Tourneville, qui s'occupait de lui à la demande de sa mère, avait, semblait-il, des raisons de penser le contraire. À contrecœur, il fit volte-face. – Qu'est-ce que tu fais là ? lui demanda-t‑il. – À ton avis ? répondit Françoise. Je viens te chercher. Je sais que tu préfères que je t'attende au coin de la rue, mais j'avais peur de te rater… – C'est une blague ? Je vais au cinéma, là, soupira Alex, tandis qu'il se rapprochait de Françoise pour ne pas avoir à parler trop fort devant l'adolescente. Car elle n'avait pas bougé, imperturbable devant ce brusque changement de situation. – Tu m'as dit hier que tu ne viendrais pas. Comme c'était les vacances… – Oui, c'est ce que je pensais aussi… Mais j'ai eu ta mère au téléphone et elle a insisté pour que je vienne te chercher, argumenta Françoise, l'air sincèrement désolé. – Alors, ça continue ! s'énerva Alex. – Arrête avec ça… Tu viens ? On rentre à la maison.
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Embarrassé, Alex croisa le regard de l'adolescente. Françoise s'était arrêtée à côté de la jeune fille qui observait la scène sans y croire réellement : cette femme sexagénaire, aux cheveux grisonnants, qui tenait son lourd cabas de courses d'une main et un sachet de viennoiseries dans l'autre, était venue chercher Alexandre Raimbaud, champion de la frime, à la sortie des cours. Le regard de l'adolescente passa de Françoise au garçon. Bien sûr, il avait honte. Le plus savoureux était que cela avait tout l'air d'une routine inavouable, soigneusement dissimulée à ses camarades de classe. La jeune fille essaya encore de joindre son mystérieux interlocuteur, mais sans plus trop y songer, déconcentrée par le spectacle qui s'offrait à ses yeux. – J'ai pensé à ton goûter ! ajouta Françoise à l'intention d'Alex, en agitant son sachet de viennoiseries. L'humiliation avait atteint un degré insoutenable pour l'adolescent. – O.K., tant pis pour le cinéma, capitula Alex, et il ressortit son portable pour prévenir Ludo. – Tu avais raison, fit l'adolescente qui s'adressait à lui. – Quoi ? demanda le garçon en se tournant vers elle. – Les aventures d'Alexandre Raimbaud, ça vaut le coup. Je n'aurais raté ça pour rien au monde. – Vous vous connaissez ? intervint Françoise. – Non, répondit Alex. – Un peu, corrigea la jeune fille. – Enfin, depuis dix minutes, quoi. – Je suis nouvelle. Je viens d'emménager. – Et tu t'appelles… ? demanda Françoise qui tutoyait tous les jeunes d'emblée, au contraire de la mère d'Alex qui employait toujours un « vous » poli et distant avec les copains de son fils. – Cathy. – Cathy comment ? – Demande-lui son groupe sanguin pendant que tu y es, marmonna le garçon.
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– Cathy Varda, répondit la jeune fille. – Enchantée, moi, c'est Françoise. Lui, c'est Alexandre. Alexandre le Grand, comme j'aime l'appeler. On est voisins. Je le connais depuis qu'il est bébé… – Bon, on y va ? coupa Alex. – Tu attends quelqu'un ? continua Françoise en s'adressant à l'adolescente, imperturbable. – Mon père, expliqua Cathy. On devait rentrer ensemble car je n'ai pas encore la clé de notre nouvel appartement. Je ne sais pas ce qu'il fabrique, il ne répond pas. – Tu habites où ? – 12, rue Jean-Jaurès. – Tu entends ça, Alex ? s'exclama Françoise. On habite en face, numéro 13 ! On est tous les trois voisins ! Les deux adolescents se toisèrent. De plus en plus intéressant, pensa Cathy. Mon jour de malchance, se dit Alex. – On te raccompagne ? proposa Françoise. – Ah bon ?! fit Alex. – Non, mais ça va, je peux attendre… répondit Cathy. Elle n'était pas tout à fait convaincante : l'idée de faire un bout de chemin avec cet improbable duo semblait lui plaire. – Tu plaisantes ? On va au même endroit ! Allez ! – O.K., merci, dit Cathy, qui cédait bien trop facilement au goût d'Alex. – Voilà qui est raisonnable. Et si ton père ne donne toujours pas de nouvelles, tu viendras à la maison, ajouta Françoise. – Quelle maison ? la mienne ? s'écria Alex. – Ne sois pas désagréable, s'il te plaît. Tu viens ? – Je cours, tu vois bien, fit l'adolescent avec aigreur. – C'est tout ? Tu n'oublies rien ? – Quoi encore ? – D'habitude, tu prends mon cabas, car tu sais que ça me fait mal au dos. Tu es en pleine crise d'adolescence, je sais, mais t'es
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quand même un bon garçon, dit Françoise en lui passant tendrement la main dans les cheveux. Le coup de grâce. Cathy laissa échapper un petit rire. C'était à peine de la moquerie, la situation était réellement comique. Alex, grand professionnel du rire, l'admettait volontiers. En cinq minutes, Françoise avait ruiné l'image de rebelle qu'il s'était façonnée dans le bureau d'Uzinel. Sans un mot, l'adolescent prit le cabas des mains de Françoise et tous les trois marchèrent en direction de la rue Jean-Jaurès.
Rose Philippon
LA FUGUE D’ALEXANDRE RAIMBAUD Les yeux d’Alex s’étaient habitués à l’obscurité. […] Un individu de la corpulence d’un catcheur surgit derrière l’inconnu et se tint dans l’entrebâillement de la porte. […] – Tu n’as pas entendu parler du vol de tableaux qui a eu lieu ici, il y a un an ou deux ? Je crois que leur système de sécurité laisse un peu à désirer, ajouta le dandy, qui poussa violemment l’adolescent en arrière. Le cœur d’Alex se mit à battre de manière anarchique […] Restait à espérer que Julie, toujours à l’étage supérieur, s’inquiète de son absence. – Donne-moi la clé, et tout ira bien, reprit l’homme. – La clé ? répéta l’adolescent, perplexe. C’est une blague ?
Alexandre Raimbaud, quatorze ans, vit en banlieue parisienne avec sa mère, le plus souvent débordée par son travail. Il n’a jamais connu son père. Cet été-là, sous prétexte des indisciplines d’Alex en fin d’année scolaire, sa mère, une nouvelle fois sur le départ, n’hésite pas à lui coller sur le dos une « baby-sitter » du nom de Julie, censée veiller sur lui jour et nuit. C’en est trop pour l’adolescent. À la première occasion, il tente de lui fausser compagnie, mais se retrouve aussitôt pourchassé par des gangsters, qui lui réclament une mystérieuse clé. Vers qui Alex peut-il se tourner, dans un Paris devenu un véritable jeu de piste ? Dommage que Cathy, sa nouvelle voisine si perspicace, soit déjà partie au bord de la mer…
ISBN : 978-2-330-00958-8
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Illustration de couverture : Gérard Lo Monaco Conception graphique : les Associés réunis helium-editions.fr