Les Terres inondées

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Pour la présente édition © hélium / Actes Sud, 2014 Loi n° 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse helium-editions.fr N° d’édition : FI 182 ISBN : 978-2-330-03447-4 Dépôt légal : second semestre 2014

Pour l’édition originale publiée sous le titre The Rising Copyright © Tom Moorhouse 2014 Cette traduction est publiée suite à l’accord passé avec Oxford University Press. The Rising was originally published in English in 2014. This translation is published by arrangement with Oxford University Press. Illustrations intérieures et de couverture : Ping Zhu Réalisation de la couverture : Marie Sourd – AAAAA-atelier. org


Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Michelle Nikly



Nous sommes les Chanteurs de la Rivière, le Peuple de l’eau, les enfants de Sinethis. Nos vies sont calquées sur la sienne. Elle prend nos anciens et nous donne des petits. Elle excite notre faim, nous nourrit de sa végétation. Elle chante avec nous un chant doux comme les fleurs de chardon, dur comme les racines, profond comme les ombres, vieux comme les pierres. Nous chantons avec elle un chant aussi rapide que la pensée, aussi doux que les pommes, aussi bref que le jour. Nous sommes les Chanteurs de la Rivière, et nous lui appartenons.



La pluie tombait à verse sur les Terres inondées. Elle courbait les roseaux et couchait les graminées. Elle se déversait sur les cours d’eau qui paraissaient en ébullition. L’offensive était ininterrompue : plus de bruits, si ce n’est celui de la pluie, plus de couleurs, si ce n’est le gris, plus d’odeurs, si ce n’est celle de l’humidité. Le monde était comme lavé de tout le reste. Cela débuta par quelques éclaboussures froides, soufflées par une brise fraîchissante. Les plus jeunes jouèrent sous les premières gouttes, avant de rentrer chez eux. Puis il se mit à pleuvoir pour de bon. Les adultes coururent se mettre à l’abri, en choisissant les allées abritées sous d’épaisses voûtes de plantes. Ils secouèrent l’eau de leur fourrure et allèrent se réfugier dans leurs terriers. Ils lancèrent aux nuages des regards —9—


maussades et attendirent que la pluie cesse. Mais elle ne cessa pas. Quelques jours plus tard, la terre fut gorgée d’eau. De toutes les surfaces, l’eau s’écoulait. Elle dégoulinait des feuilles, s’infiltrait dans les moindres fentes et imprégnait d’humidité les murs des terriers. La terre se transforma en boue. Les litières devinrent humides et glacées. Les bavardages de l’été se dissipèrent, et dans le marais des chamailleries éclatèrent. L’humeur, sur les Terres inondées, vira à l’aigre. C’est alors que les ennemis, restés dans un premier temps confinés dans leurs tanières, sortirent en nombre pour chasser au bord des chenaux. Avec la pluie, on ne les entendait pas arriver. Parmi les campagnols, certains se firent prendre avec encore des herbes dans les pattes, ou furent arrachés à leurs terriers. Dans leurs nids, les petits s’affolèrent. « N’ayez pas peur, leur disaient les mères, cela va bientôt s’arrêter. Sinethis boit l’eau du ciel, et ensuite le soleil reviendra. Il revient toujours. » Mais quand leurs petits étaient endormis, les mères tiraient la litière restée sèche dans les chambres du haut, et en barricadaient les entrées. Elles regardaient le cours d’eau menacer d’atteindre les niveaux inférieurs des terriers, et espéraient que le déluge cesserait bientôt. — 10 —


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Des bruits se répandirent, à voix basse, dans le marais : Sinethis, la Grande Rivière, arrivait. Le Peuple allait supporter le prix de sa soif. De vieilles histoires – des contes destinés à apprendre aux petits à respecter la Grande Rivière – circulaient de bouche à oreille. Elles parlaient de la Montée des Eaux, du temps où Sinethis était venue jusqu’au marais, poussant les ennemis devant elle. Elle avait inondé les terriers, et était passée par-dessus les berges. Elle avait chanté un chant terrible, d’inondation et de noyade. Elle avait donné leur nom aux Terres inondées. Et en voyant leurs cours d’eau déborder, les Chanteurs comprirent que les histoires étaient vraies. Ils laissèrent leurs marques de ravitaillement comme ils le devaient et murmurèrent des prières : « Je m’offre en sacrifice. Que tes eaux soient bienveillantes. » Ils furent aux aguets. Les eaux montaient. Et il pleuvait toujours.

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— Ça, dit à voix forte Lysi en suivant sa sœur dans les galeries, c’est vraiment typique, non ? Juste au moment où on est assez grands pour aller dehors tout seuls, Mère limite nos sorties aux matins et aux soirs. Tu ne trouves pas que c’est typique ? Moi, si. Ivy l’ignora. Kale, qui marchait derrière, ne dit rien non plus. Mais, dans son cas, ça n’avait rien d’inhabituel. — Bien sûr, poursuivit Lysi, je sais que Mère ne veut pas qu’on soit dehors en plein jour, avec cette pluie et tout ça, mais on n’est plus des bébés, non ? Je suis sûre que je pourrais supporter un petit crachin de temps en temps. Tout à son sentiment d’injustice, Lysi rentra dans Ivy, qui s’était arrêtée devant les chambres d’Oncle Fodur. — Oh, désolée. — 15 —


Elle recula brusquement, et se débrouilla pour marcher sur la queue de sa sœur au passage. — Ouille ! Ivy ramena sa queue contre elle, pour constater les dégâts. Puis elle s’adressa à sa sœur avec irritation : — Vraiment, Lysi. Tu ne pourrais pas t’arrêter de parler et regarder où tu vas, pour une fois ? Dès qu’Ivy eut tourné la tête, Lysi fit une grimace derrière son dos. — Et ce n’est pas la peine de faire des grimaces, dit Ivy, sans se retourner. Lysi tira la langue. Si sa sœur devenait casse-pieds, alors elle-même n’avait aucune raison d’être aimable. — Oncle Fodur ! appela Ivy. Vous êtes là ? — Bien sûr, qu’il est là, dit Lysi. Où veux-tu qu’il soit ? Tu sais bien qu’il n’aime pas sortir. — Je suis polie, c’est tout, répliqua Ivy. Tandis que toi, la politesse, ça ne t’étouffe pas. Parfois, l’envie de la mordre – juste une fois – était irrésistible. Comme maintenant. Aucun d’entre eux n’était de bonne humeur. Dans le terrier, tout était mouillé, y compris la chambre où se trouvait leur nid. Même s’ils avaient pu sortir, ce qui n’était pas le cas, ils seraient revenus encore plus mouillés. Ils seraient peut-être mouillés, pensa Lysi, mais au moins ils seraient libres. — 16 —


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Bon, elle connaissait bien la raison de cette règle. Il y avait du danger, pour de jeunes campagnols, à se trouver dehors en plein jour, les ennemis étaient partout. Leur mère disait qu’elle avait assez de soucis à maintenir les marques de territoire en état pour ne pas avoir à s’inquiéter, en plus, de savoir si ses petits allaient revenir sains et saufs. Alors Lysi était coincée à l’intérieur, avec Ivy et Kale. Elle soupira et refoula l’envie pressante de mordre sa sœur. Elle s’appliqua plutôt à attendre Oncle Fodur. Aussi près de ses chambres, son odeur de rat était forte. Pas horrible, mais étrange, même pour Lysi qui le connaissait depuis toujours. Elle était proche de l’odeur d’un Chanteur, mais avec cette note âcre, un peu perturbante. — Qu’est-ce qui me déranger ? fit une voix bourrue. Je être rat occupé. Plein de choses à faire. Pas de temps pour petits. Mieux vous partir. Pas vouloir vous ici. Lysi sourit. C’était le jeu favori de Fodur. — Oh, ça va ! cria Lysi. Vous saviez qu’on venait. Mère nous a dit de venir vous voir. Mais on ne va pas rester trop longtemps cette fois. — Elle a dire ça, hein ? Vous sûrs qu’elle a pas dire d’éviter vieux Fodur ? Vous pas savoir il manger petits Chanteurs ? Ronger leurs os ? Lysi gloussa. — 17 —


— Vous ne mangeriez pas des Chanteurs. Vous êtes le rat le plus doux des environs. — Vraiment ? Mais peut-être vous me voir seulement quand je pas avoir faim. Et aujourd’hui je être un très vorace rat. Alors vous pas oser pénétrer dans la tanière du grand, du méchant… — Si, on ose. D’ailleurs, vous avez déjà dit ça hier. — Vraiment ? Ils entendirent Fodur qui riait sous cape. — Ah, bon. Je essayer. Mieux vous entrer alors. Les petits campagnols s’exécutèrent. Lysi, bien sûr, passa la première, après avoir bousculé sa sœur, et se précipita sur Fodur – qui se dégagea délicatement de son étreinte et sourit largement aux Chanteurs. — Alors vous venir pour les histoires, non ? — Oui, Oncle Fodur, dit Ivy. — Rappelez à Fodur : où en être nous dans l’histoire maintenant ? — Oh, je peux vous dire, fit Lysi. Vous étiez en train de vous noyer, et Mère et Oncle Sylvan arrivaient pour vous secourir et vous n’arriviez pas à nager et les rats vous avaient mordu et vous couliez et… — Ah. Oui. Je me souvenir maintenant. Merci, mademoiselle Lysi. Peut-être rat parler maintenant, non ? — C’est vrai, Lysi, intervint Ivy. Laisse Oncle Fodur raconter. — 18 —


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Lysi regarda sa sœur d’un œil noir. — Je suis désolée, dit-elle, en montrant bien à Fodur que les excuses lui étaient destinées. — Pas de mal. Vous s’installer et nous va voir ce qui arriver. Lysi alla se caler près de Kale contre une racine d’iris noueuse. Elle la regarda avec des yeux affamés. Dans un terrier de Chanteurs, elle n’aurait pas passé la journée. Mais Fodur ne mangeait pas de racines et n’aimait pas trop qu’on grignote les murs de sa chambre, alors Lysi s’efforça de l’oublier. Ivy s’assit prudemment de l’autre côté de Kale, en essayant de trouver un coin sec contre la paroi de tourbe tendre. Quand ils furent prêts, Fodur leur lança un regard approbateur. — Bon. Nous voir où nous en être. Ah… Alors l’eau clapoter sur la tête de Fodur. Votre Sinethis, je supposer, en vouloir à la vie de Fodur… Oncle Fodur avait l’art de raconter des histoires. Les siennes étaient tellement mieux que les vieux contes des Chanteurs, qui ne parlaient que des horribles choses qui arrivaient quand la Grande Rivière était en colère ou quand on s’approchait d’un territoire étranger. Les histoires d’Oncle Fodur étaient différentes. D’abord, les siennes, elles étaient vraies : Mère, Oncle Sylvan et lui étaient venus de la Grande Rivière jusqu’aux Terres — 19 —


inondées, ils avaient combattu le vison, ils avaient gagné et trouvé un territoire ici. Mère n’en parlait jamais vraiment, mais Oncle Fodur disait que les histoires vraies, c’était la spécialité des rats, et qu’un rat qui ne connaissait pas son histoire n’était pas un vrai rat. Et Lysi adorait les écouter. Bien qu’elle soit affamée, elle ne remarqua pas que l’après-midi avait pris peu à peu la teinte grise du soir. Elle n’entendit sa mère approcher que lorsqu’elle fut arrivée au seuil des chambres de Fodur. — C’est bizarre, j’étais pourtant sûre d’avoir un ou deux rejetons, quelque part par là, dit-elle. Dans ce cas, je devrais en trouver au moins un dans mon terrier, en rentrant. Fodur cligna de l’œil en direction des petits. — C’est l’heure de partir, je croire. Il les fit se lever, tandis que leur mère entrait. Elle sourit à Fodur et jeta un regard amusé sur sa progéniture. — Oh, les voilà. Comme je suis sotte. J’aurais dû penser qu’il étaient là. Parce que c’est toujours ici qu’ils sont quand ils sont supposés être ailleurs. Par exemple dehors, pour manger. Elle inclina la tête. — C’est le soir, vous savez. — Oncle Fodur nous racontait l’histoire d’Oncle Sylvan et du renard, et de Tatie Fern et… — 20 —


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— Oui. Merci, Lysi, la coupa vivement sa mère. Je pensais vous avoir dit de ne pas trop tarder. J’espère que vous n’avez pas pris trop de temps à Fodur. — Ils toujours être bienvenus, mademoiselle Aven, dit Fodur. Elle sourit de nouveau. — Oui, bien sûr. Mais pour eux c’est l’heure du dernier repas avant d’aller au lit. Lysi, tout excitée, était prête à partir, les yeux fixés sur la sortie de la chambre. Sa mère se glissa prestement devant elle. — D’abord les règles. — Mais, Mère, je… commença Lysi. Aven toussota. — J’imagine que tu n’as pas l’intention de discuter ? fit-elle avec douceur. Lysi baissa les yeux. — Non, Mère. — Sage résolution. Alors, quelles sont les règles ? — Se nourrir rapidement, être en alerte, se tenir près de l’eau, récita Lysi. — Et ? — Rester près du terrier, poursuivit-elle, résignée. — Parfait. Puis-je compter sur vous pour suivre ces règles à la lettre ? — 21 —


Ivy émit un grognement. — Moi aussi, fit Lysi. Je resterai tout près. Comme dit Mère. Aven eut une expression dubitative. — Bien sûr. Cependant, juste une petite précaution : Kale, si tu la vois s’éloigner, sois assez gentil pour tenter de l’empêcher de se faire manger par un héron ou quelque chose d’autre. Kale répondit avec un bref signe de la tête. — O.K. — J’ai pas besoin qu’on me surveille, protesta Lysi. — C’est pour le héron que je m’inquiétais, dit Aven. Mais je vous en prie, rappelez-vous qu’il y a des ennemis dehors. Soyez prudents. — Oui, Mère. Cette dernière jeta sur sa progéniture un regard approbateur. — Quels bons petits campagnols vous faites. Vous pouvez y aller, maintenant… Et Lysi, ayant déjà oublié toutes les histoires, détala joyeusement en direction de la sortie du terrier. Tout à leur excitation, les petits n’entendirent pas les derniers mots de leur mère : — … en faisant bien attention !

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À l’approche du crépuscule, la pluie se calma, pour n’être plus qu’un léger crachin. Pendant quelques instants, les nuages se disloquèrent, révélant un pâle soleil. Filtrant à travers un rayon, une lumière d’un vert doré apporta une chaleur passagère. Mais il se dissipa assez vite, cédant de nouveau la place au crachin. Sylvan eut un sourire contrit. Bon. Même court, cet intervalle ensoleillé l’avait réconforté. Il se fraya un chemin à travers la rangée de graminées et les feuilles, au-dessus de lui, l’arrosaient au passage. L’eau lui coulait sur la tête et, irrité, il se secouait pour s’en débarrasser. Franchement, il apprécierait un peu de sécheresse. Mais il se concentra sur son chemin. Il devait être prudent. Il s’était enfoncé très avant dans un territoire qui ne lui était pas familier, et dont il ne voulait pas effrayer la propriétaire. Il suivit une allée qui passait sous la végétation du bord du chenal, tout en gardant un œil méfiant pour la femelle qui y vivait. Malgré toute la vigilance de Sylvan, elle le repéra avant qu’il ne la voie. À moitié cachée derrière une touffe de joncs, elle s’était figée, immobile, en l’entendant approcher. Il ne l’aperçut qu’au moment où, avec un cri de défi, elle sauta pour se mettre en travers de son chemin. Surpris, il se dressa sur ses pattes arrière et leva les poings. Les deux campagnols se regardèrent avec méfiance. — 23 —


— Qu’est-ce que tu veux ? demanda la femelle. Son ton n’était pas franchement hostile. Sylvan se dit qu’il avait de la chance. Les femelles défendaient leur propriété avec des dents encore plus tranchantes que leurs discours. Les discours, il pouvait s’en débrouiller, mais il ne tenait pas à s’exposer au reste. Pendant ses voyages, il avait rencontré d’innombrables Chanteurs. Les mâles, ça allait, en général. On pouvait les éviter, ou les inciter à vous laisser tranquille. Mais les femelles, c’était autre chose, en particulier si elles avaient des petits à protéger. Il souhaita ardemment que celle-ci n’en ait pas. Les femelles avec des petits, on ne pouvait pas leur faire entendre raison. En rien. — Je m’appelle Sylvan, répondit-il. Je ne voudrais pas créer de difficultés. Je ne fais que passer. Vous avez un bien beau territoire. — Moi, c’est Dame Mallow. Je sais bien qu’il est beau. C’est le mien. Elle lui lança un regard furieux. — Où vas-tu ? — Je traverse, seulement, avec votre permission, madame. Sylvan se risqua à se remettre sur ses quatre pattes. Dame Mallow, lentement, fit de même. C’était bon signe. Elle s’approcha un peu et le toisa des pieds à la tête. Puis elle fit la grimace. Elle n’avait pas l’air particulièrement — 24 —


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impressionnée, et Sylvan ne pouvait pas lui en vouloir. Il voyageait depuis longtemps, et son aspect laissait sans doute à désirer. Il ressentit néanmoins un peu d’agacement. Il n’avait pas choisi d’être là. Il avait abandonné un terrier confortable, et s’il avait eu le choix, il ne serait pas venu. Mais il ne l’avait pas eu. Elle ne le lui avait pas laissé. Sinethis, la Grande Rivière, s’était manifestée de nouveau à lui avec la pluie. Alors que les premières gouttes tombaient sur le chenal qui bordait son terrier, l’ancien chant familier avait résonné dans sa tête. Il était confus, fragmenté et discordant, mais, de toute évidence, c’était le sien. Elle l’avait entraîné loin de chez lui, dans les Terres inondées. Et depuis il était en route. Il avait traversé des forêts d’aulnes et des champs de roseaux ; des endroits où le sol était un tapis de terre et de racines entrelacées, flottant au-dessus d’une eau noire, et d’autres où la tourbe était compacte, enfouie sous de hautes herbes. Il avait vu la partie sèche du marais, là où les chenaux s’arrêtaient et où la végétation grimpait jusqu’au sommet d’une lointaine colline. Les Terres inondées étaient étendues et diverses, seuls les cours d’eau en assuraient la continuité ; s’écoulant au cœur du marais, chaque chenal était relié au suivant, puis au suivant, charriant une eau paresseuse jusqu’à la — 25 —


Grande Rivière. Et au bord des cours d’eau vivaient les Chanteurs. Ils avaient élu domicile sur cette longue succession de berges étroites, qui était leur refuge contre le danger. Pour Sylvan, c’était un bon équilibre. Les bois et les champs étaient truffés d’ennemis : belettes, hermines, hérons. Les bords des cours d’eau étaient peuplés de Chanteurs pour qui il n’était pas le bienvenu. Alors il s’efforçait de tracer son chemin entre les uns et les autres ; il dormait dans les herbes rases, pour éviter les ennuis. Ce soir, cependant, les choses seraient différentes. Il aurait un nid bien chaud dans un vrai terrier. Ce soir, s’il plaisait à Sinethis, il reverrait sa sœur. Mais entre lui et le terrier espéré se tenait cette femelle. Et elle était en train de se demander si elle allait attaquer ou non. Sylvan risqua un grand sourire. Il était sans doute trop dépenaillé pour que cela soit vraiment convaincant, mais du moins cela pourrait la persuader qu’il était inoffensif. La femelle pencha la tête, et se fendit d’un demi-sourire. — Bon. Manifestement, tu ne fais que traverser. (Sa voix n’avait plus cet accent strident, mais révélait un léger amusement.) Mais je veux savoir pourquoi. Où vas-tu ? — Vers le prochain territoire, madame, répondit Sylvan en choisissant soigneusement ses mots. Je connais la femelle qui y habite. — 26 —


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— Ah oui ? Et comment s’appelle-t-elle ? Sylvan réfréna l’envie de lui dire de s’occuper de ses affaires. Sois toujours poli avec les propriétaires des territoires. Souviens-toi qu’ils ont des dents. — Dame Aven, si elle vit toujours ici. — Ah. Elle lui jeta un regard entendu. — Alors c’est elle que tu vas voir ? Eh bien, je te souhaite bonne chance. Sylvan ouvrit de grands yeux. — Désolé, mais que voulez-vous dire ? Là, elle eut l’air franchement amusé. — Oh, rien du tout. Je suppose que tu connais ses enfants, alors ? Aven avait des enfants ? Il était parti depuis vraiment longtemps. — Non, je ne les ai pas encore rencontrés, répondit-il, mais je m’en réjouis à l’avance. — Tu t’en réjouis à l’avance ? Elle gloussa. — Et tu es un mâle ! — Euh, oui. Enfin, la dernière fois que j’ai vérifié. Pourquoi ? — Ça n’a pas d’importance. Je suis sûre que tout va bien se passer, poursuivit Dame Mallow, qui semblait se régaler. Après tout ce ne sont que des enfants. — 27 —


Sylvan fut perplexe. — Juste une précision, ce sont bien des petits dont vous parlez ? La femelle fit signe que oui. — Et vous pensez qu’ils vont me causer des ennuis ? — Oh, oui. (Elle sourit.) À cette heure-ci, d’habitude, ils sont dehors en train de se ravitailler, alors tu ne vas sans doute pas tarder à les rencontrer. Sylvan secoua la tête. Il ne comprendrait jamais les femelles. Quels ennuis pourraient bien lui causer les petits d’Aven ? Il regarda en direction des nuages. Ils s’étaient à nouveau agglomérés en une masse grise et menaçante. — Écoutez, j’ai été ravi de vous rencontrer, fit Sylvan, et je ne voudrais pas être impoli, mais je pense qu’il vaudrait mieux que j’y aille. Il va bientôt faire nuit. Dame Mallow approuva. — Naturellement. Je te montre le chemin. Elle partit le long de la rive et il la suivit docilement. Elle ne l’aurait jamais laissé pénétrer plus loin sans l’accompagner. Elle l’emmena vers le bas de son territoire, en empruntant des allées bien tracées qui tournaient autour des plantes au bord de l’eau et s’enfonçaient dans son domaine. Des touffes de roseaux, de graminées et d’herbes épaisses le surplombaient, plantées sur de bons — 28 —


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talus, assez hauts. Il apprécia. C’était un bel endroit, où on se sentait bien protégé. À l’abri sous les plantes, avec le chenal à côté, un Chanteur pouvait s’échapper dans l’eau, d’un bond, avant qu’un ennemi ait la moindre chance de l’attraper. Encore fallait-il l’entendre, bien sûr. Enfin, Dame Mallow s’arrêta devant un marqueur de territoire gigantesque. L’empilement de marques de ravitaillement et de déjections était trois fois plus gros que sur un marqueur normal, et perché très au-dessus du niveau de l’eau. Il était manifestement bien entretenu et même le flair de Sylvan put détecter qu’il était copieusement chargé du fumet d’Aven. Il réprima un sourire. — Voila, tu y es, annonça Dame Mallow. C’est la limite de mon territoire. — Je ne pense pas que j’aurais pu la manquer. — Oui, fit-elle avec amertume. J’imagine que c’est le but recherché. Sylvan s’engagea dans l’étendue d’herbes et d’iris devant lui. Le chenal était profond ici, et plus large. Audelà, c’était un mélange de roseaux et de grandes laîches, et les arbres étaient plus éloignés de la rive. Un paradis pour un Chanteur. Aven s’en sortait bien. — Son territoire me paraît plus grand qu’avant. — Elle s’y emploie... — 29 —


— Oh, désolé, reprit Sylvan en se souvenant à qui il parlait. En tout cas, je vous remercie de m’avoir montré le chemin. C’était très gentil de votre part. — Tout le plaisir était pour moi, répliqua Dame Mallow. C’est toujours agréable de descendre jusqu’ici pour évaluer le territoire que j’ai perdu. Sylvan sourit. — Je suis sûr que vous vous débrouillez. Cette remarque sembla plaire à Dame Mallow. Sylvan la remercia encore une fois et franchit les marqueurs de territoire. Puis il se fraya un chemin à travers les plantes dégoulinantes de pluie, à l’intérieur du territoire d’Aven. — Et bonne chance avec les enfants ! lui cria-t-elle tandis qu’il s’éloignait.

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