Recherche parents parfaits - Stewart Foster

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Éric et moi

Si ça se trouve, vous passez devant moi tous les jours, sur le chemin de l’école ou en allant faire des courses en ville avec votre mère. Sans doute que vous discutez avec vos amis au coin de la rue, mais je parie que vous n’avez jamais regardé dans ma direction. La prochaine fois, arrêtez-vous quelques secondes et observez la contreallée qui court derrière les magasins. Vous savez, le passage que vous n’empruntez jamais parce qu’il est sombre et humide, et encombré de sacs-­poubelles ? Celui où il y a les poubelles argentées et un gros conteneur de recyclage jaune avec une échelle posée dessus ? Vous voyez ? Si vous avancez dans l’allée, ne serait-ce qu’un peu, vous apercevrez des messages écrits sur le côté du conteneur, comme : Nettoyez-moi Ne pas mettre de cendres ici Règlement de la ville E’ric

J’ai baptisé le conteneur « Éric ». Mais pour le moment, je préfère vous laisser avancer, comme je l’ai fait la première fois que je suis venu ici, il y a quatre mois. Ah, mince, pardon, j’ai oublié de vous dire de baisser la tête en passant sous la guirlande de canettes de Coca que j’ai fixée au-dessus

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du conteneur. Vous avez actionné mon alarme personnelle ; grâce à elle, je suis prévenu si des gens arrivent ou si les éboueurs viennent vider le conteneur. Parfois, c’est simplement le vent qui souffle et qui agite les canettes. Mais aujourd’hui, en ce moment même, ce n’est ni le vent ni les éboueurs de la ville qui sonnent l’alarme. C’est vous. Et je suis actuellement en alerte maximale, parce que non seulement vous avez dépassé les canettes, mais vous avez également vu l’échelle posée contre le conteneur. Vous n’êtes pas sûr de vouloir y grimper ; mais pas de souci, vous pouvez y aller. Mettez vos deux mains sur le sixième barreau et commencez votre ascension. Oui, comme ça. Et quand vous avez atteint le dixième barreau, regardez par-dessus le métal jaune à l’intérieur du conteneur. Vous voyez la corde dont je me sers pour descendre ? Et les morceaux de carton calés dans les coins, avec un carton vide de télé Samsung posé dessus ? Ce sont mes murs et mon toit, qui empêchent le soleil de me cuire l’été et la pluie de me mouiller l’hiver. Et moi, vous me voyez ? Non ? Un instant, il faut que je me redresse parce que les cartons se sont effondrés. Voilà. « Salut, moi, c’est Sam, – petit c, grand C – McCann. Bienvenue chez moi, je suis ravi de vous rencontrer. »


2 Des avions et des rêves

Vous devez trouver bizarre que je me sente davantage chez moi dans ce conteneur que dans la maison dans laquelle je dors et mange. Mais, voyez-vous, une maison et un chez-soi, ce n’est pas la même chose. Une maison, c’est un endroit où on vit, fait de briques, de ciment, de portes et de fenêtres à double vitrage, de tuyaux et de radiateurs. Un chez-soi, ça se construit à partir des choses qu’on met dans cette maison : les canapés, les chaises, les lits, les tableaux, les photos de vous et votre famille avec le père Noël ou en vacances. Je vis dans une maison avec tout ça, mais les photos correspondent à des Noëls que je n’ai jamais connus, à des lieux de vacances où je ne suis jamais allé, et cette famille n’est pas la mienne. J’ai vécu dans neuf maisons différentes ces cinq dernières années, et elles étaient toutes pareilles, avec des parents d’accueil qui me disaient que je faisais partie de la famille, et qu’ils allaient me traiter comme si j’étais leur propre fils. Sauf qu’ils ne laisseraient pas leur propre fils à la maison quand ils vont au cinéma, ou dans un foyer à Keynsham pendant qu’ils sont tous ensemble en vacances en Espagne. C’est presque comme s’ils croyaient que je n’allais pas m’en apercevoir mais c’est tellement flagrant quand ils reviennent, parce que je suis blanc comme un linge alors qu’eux sont tout bronzés. En ce moment, j’habite avec Reilly et sa mère, qui est payée

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pour s’occuper de moi. Cela fait quatre mois et vingt-deux jours que je suis là-bas — il n’y a que trois autres endroits où je sois resté plus longtemps. Ils ne sont pas encore partis en vacances sans moi, mais ça ne devrait pas tarder. Éric est mon refuge pour échapper à tout ça. Je m’allonge sur les cartons, j’observe le ciel entre les bâtiments gris et je me sens tout de suite mieux. Hier, j’ai aperçu un avion dans le ciel et je me suis imaginé à l’intérieur, en route pour Disneyland. Une fois là-bas, je prendrais une chambre dans un grand hôtel, et Mickey et Donald me diraient « Passe une bonne journée ! » tous les matins quand je sortirais pour aller aux attractions. Je rêve souvent d’aller à Disneyland. Mais ce matin, il n’y a pas d’avion dans le ciel pour m’y emmener, simplement des pigeons qui volettent dans l’allée tandis que les voitures défilent dans la rue principale. Reilly doit être à la maison, en train de jouer à Ace Pilot sur la Xbox qu’il a reçue pour Noël. Moi, je n’étais là que depuis deux semaines, alors j’ai eu des vêtements, comme d’habitude. Assis sur le canapé, j’ai regardé Reilly ouvrir son paquet et j’ai su ce qu’il contenait avant même qu’il arrache le papier. « C’est la Xbox One », j’ai signalé à voix haute alors qu’il observait la boîte. Il m’a demandé comment je le savais. J’ai haussé les épaules. Je ne lui ai pas dit que Daniel en avait eu une pour son anniversaire, dans la maison où j’étais avant. Daniel avait plein d’amis qui venaient dormir chez lui et ils mangeaient de la pizza dans sa chambre et jouaient à Star Troopers jusqu’à minuit. Reilly n’a pas beaucoup d’amis et il n’invite personne à dormir. Au moins, je ne me sens pas exclu parce qu’il ne passe pas ses soirées à tuer des extraterrestres avec ses amis, c’est déjà ça. Tout en observant le ciel, je me demande ce que ça fait d’avoir une seule famille avec qui on passe toute sa vie. Enfin, pas toute sa vie, parce qu’il faut bien partir à un moment donné, quand on a fini le lycée et qu’on doit aller à l’université ou travailler. Mais si j’avais ma propre famille, je ne pense pas que j’aurais envie de partir. Pourquoi quitter les gens qu’on aime ? Je ne sais pas vraiment si j’aimais

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Brad et Angie, mes quatrièmes parents d’accueil, mais ce qui est sûr, c’est que je n’avais pas envie de partir. Ils vivaient dans un pavillon à Felton. Il y avait un immense jardin avec une cage de foot au fond. Brad se mettait dans les cages et je lui envoyais des ballons pendant qu’Angie nous regardait depuis la terrasse. Mon plus long séjour : neuf mois — trois quarts d’une année entière. Si long que Brad m’a même acheté un vélo d’occasion pour qu’on aille ensemble en ville chez Forbidden Planet, le magasin de BD. J’ai même cru que j’allais tenir jusqu’à Noël. J’avais commencé à penser à mes cadeaux — pas des jeux vidéo ou des DVD, plutôt des vêtements ou des trucs dans le genre. J’aimais bien Brad et Angie et je crois qu’eux aussi, mais j’ai senti que tout ça allait se terminer. Je le sens toujours. À la fin, les gens commencent à m’éviter et parlent de moi à voix basse dans la cuisine. C’est ce qu’il s’est passé avec Brad et Angie — ils murmuraient, murmuraient, murmuraient tous les soirs en rentrant du travail, toutes les nuits quand j’étais au lit. J’avais l’impression d’entendre des souris sous le plancher. J’ai aussi remarqué que le ventre d’Angie grossissait. Elle dévorait des boîtes entières de Pringles et montrait à Brad des photos de vêtements pour bébé et des modèles de poussette. Et ensuite, elle demandait à Brad si cela portait malheur de peindre la chambre du bébé avant qu’il arrive. Oui, ça portait malheur. Mais tout le malheur était pour moi. « Sam, tu pourras toujours nous rendre visite, m’ont-ils réconforté. Tu viendras jouer au foot dans le jardin. » Mais ce ne sera plus la même chose, j’ai pensé. Bon, la bonne nouvelle, c’est qu’ils m’ont laissé garder le vélo.


3 Critères pour des parents parfaits

Brad et Angie remplissaient quatre des dix critères sur ma liste des parents adoptifs parfaits. Ma meilleure amie Leah trouve que je passe trop de temps à faire des listes, mais j’en rédige quand même une par jour. Parfois, c’est la même liste, parfois, il y a des éléments qui changent, mais ça a toujours un rapport avec mes parents parfaits. J’en ai montré une à mon assistant social, Rock Star Steve. Il m’a dit que c’était bien d’y croire, que c’était comme les gens qui vont prier à l’église. Ils n’abandonnent pas dès le premier dimanche si leurs prières ne sont pas exaucées. Je ne suis pas sûr que Rock Star Steve aille à l’église ou croie en Dieu. Je n’ai pas vu beaucoup d’hommes avec des cheveux blonds hérissés sur la tête et des chaussures en peau de serpent mettre un pied dans une église. Je tends la main par-dessus un carton d’aspirateur et attrape un stylo et un cahier dans mon cartable. Je dois bientôt rentrer chez Reilly mais j’ai encore un peu de temps pour compléter la liste que j’ai commencée tout à l’heure, en cours de géo. Les dix critères à remplir pour être des parents adoptifs parfaits : 1. Avoir un immense jardin où je pourrai faire du kart. 2. Avoir un panier de basket accroché au-dessus de la porte du garage.

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3. Partir en vacances à Disneyland (pas forcément en Floride, Paris me va très bien aussi ). 4. Avoir des cheveux bruns comme moi pour que les gens pensent que je suis vraiment leur enfant quand on marche dans la rue ou lors des rendezvous parents-profs. 5. Avoir une fille un peu plus âgée que moi qui m’aide à faire mes devoirs. 6. Ne pas avoir de chien (je n’aime pas les chiens). 7. Avoir une belle voiture, avec le père qui tapote sur le volant au rythme de la musique quand il me dépose à l’école (comme le monsieur dans la pub Citroën). 8. La voiture DOIT ÊTRE UNE BMW M5 ! 9. Avoir une énorme télé à écran plat dans le salon pour qu’on puisse s’installer dans le canapé et regarder Les Gardiens de la Galaxie encore et encore. 10. Avoir un frigo avec un distributeur de glaçons pour qu’on puisse choisir entre glace pilée ou en cubes quand j’invite des amis, les jours où il fait chaud.

J’arrête d’écrire. Mon système d’alarme s’est activé. Mais qui estce ? On est seulement mercredi, et Éric est vidé tous les jeudis, normalement. Je me redresse et jette un coup d’œil par-dessus le rebord. Rien, uniquement des gens qui déambulent au bout de l’allée. Ça doit être le vent. Les canettes cliquettent de nouveau, comme un poisson qui tire sur son hameçon. Quelqu’un glousse et la guirlande tressaille encore. Je secoue la tête en souriant. — Leah, je crie. Je sais que c’est toi ! Leah sort de sa cachette, hilare. — Fais gaffe, Sam. Un jour, ce sera les éboueurs. — Je les aurais entendus, je lui fais remarquer. Et tu es la seule qui sait que je suis là. — C’est vrai, reconnaît-elle en s’approchant. Qu’est-ce que tu fais de beau ?

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Je lui montre ma liste. — Ah oui, j’aurais dû m’en douter ! s’exclame-t-elle. Qu’est-ce que tu as mis sur celle-là ? Une maison à Hollywood avec une piscine olympique ? — Presque, je réponds en riant. Tu montes ? — Non, merci, ça pue là-dedans. — Hé, je proteste en tapant sur le rebord du conteneur. Ne dis pas du mal d’Éric ! — C’est juste la vérité, insiste Leah en tendant la main. Allez, faismoi voir ce que tu as écrit. Je lui donne ma liste. Ça ne me dérange pas qu’elle la lise. Leah est ma meilleure amie. Elle a de longs cheveux châtains et des yeux marron ; certaines personnes disent qu’on se ressemble, ce qui a le don de l’énerver. Elle a été la première à venir me parler, il y a quatre mois, quand je suis arrivé au collège de Dunham. Je suivais mon rituel quand j’arrive dans une nouvelle école — à savoir faire le tour de la cour pendant la récré, tête baissée, essayant d’être invisible —, mais Leah m’a barré le chemin. Elle m’a signalé qu’on était dans la même école primaire quand elle avait sept ans. Est-ce que je m’en souvenais ? À l’époque, elle avait souvent des couettes. J’ai haussé les épaules. J’avais fréquenté tellement d’écoles, croisé tellement de filles avec des couettes. Puis elle m’a pris le bras et a dit : « Tu dois forcément te souvenir, c’est moi qui me suis pointée à l’école habillée en tigre parce que je croyais que c’était la journée pyjama. » Et j’ai souri parce que oui, ça me disait quelque chose. Sa mère a fait la connaissance de mes parents d’accueil lors de la dernière réunion des parents et ils ont échangé leurs numéros de téléphone. On pourrait croire que c’est parce qu’ils ont sympathisé mais, en réalité, c’est parce que mes parents d’accueil veulent toujours savoir où je suis. Mais comme ils apprécient Leah, je peux passer du temps avec elle. — Ha, ha, ha ! Le rire de Leah me ramène à l’instant présent. — Qu’est-ce qu’il y a ?

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— Rien, répond-elle. C’est juste que… tu penses que les familles sont comme celles que tu vois dans les pubs ou sur Netflix. — Et ce n’est pas le cas ? — Non. En tout cas, pas la mienne. Ma mère se dispute tout le temps avec son nouveau petit ami et me harcèle pour que je range ma chambre ou que je l’aide à faire le ménage. — Mais au moins, vous êtes ensemble. Et vous vous endormez et vous réveillez dans la même maison. Leah parcourt ma liste. — Eh bien, peut-être que tu devrais plutôt mettre ça dans ta liste… Hé, tu veux venir acheter un truc avec moi ? Ma mère m’a donné des sous. — Pourquoi ? — Je ne sais pas, répond Leah en haussant les épaules. Comme ça. Alors, tu viens ? J’ai très envie de rester ici, mais vu le regard que me lance Leah, je conclus que j’ai plutôt intérêt à la suivre. — T’inquiète, ajoute-t-elle. Tu pourras toujours revenir après. J’attrape mon cartable et passe ma jambe par-dessus le conteneur. Tandis qu’on traverse l’allée, je me dis que ma liste ne donnera peut-être jamais rien. Mais au moins, elle me permet de partager mes rêves avec Leah. C’est difficile de garder tous ses secrets dans sa tête. Parfois, je reste dans une école pendant des mois et je la quitte sans que personne n’ait su que j’étais en famille d’accueil. Je me suis confié à Leah au début de mon deuxième trimestre à Dunham, la fois où je l’ai vue pleurer devant les toilettes des filles. Son père les avait quittées pendant les vacances d’été et elle n’en avait parlé à personne. Comme elle m’avait révélé son secret, j’ai fait pareil — mais je crois qu’elle se doutait de quelque chose, parce que je ne l’avais jamais invitée chez moi. Elle m’a dit que son père lui manquait et m’a demandé comment était le mien et je lui ai avoué que je n’en savais rien. J’ignore même comment il s’appelle. Je connais le prénom de ma mère — Vicky. La dernière fois que je l’ai vue, j’avais huit ans ; c’était

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dans les bureaux de l’aide sociale à l’enfance, ça a duré dix minutes et elle m’a à peine regardé parce qu’elle pleurait tout le temps. J’ai une photo d’elle dans ma boîte à souvenirs — la boîte dans laquelle les assistants sociaux me poussent à mettre des souvenirs. Je n’en ai pas beaucoup, du moins pas beaucoup que j’aie envie de conserver. Rock Star Steve dit que ça m’aiderait, que me rappeler mon passé pourrait me permettre de mieux m’intégrer à l’école ou dans ma famille d’accueil. J’essaie, mais il se passe toujours un truc qui fait que je déménage. — Un friand à la saucisse ? — Quoi ? je lance, en chassant mes pensées. Leah agite le billet de cinq livres dans les airs et on s’arrête devant la boulangerie Smith. — Une pizza ! Entière. — Pour que ça nous prenne du temps de la manger ? — Exactement. C’est bien d’avoir une amie. Les amis, ça donne le sentiment d’avoir trouvé sa place et ils comprennent ce qu’on ressent. J’aimerais simplement qu’il y ait quelqu’un dans la maison de Reilly qui me donne le même sentiment.


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