© hélium / Actes Sud, 2013 Loi no 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse helium-editions.fr No d'édition : FI 149 ISBN : 978-2-330-01763-7 Dépôt légal : premier semestre 2013 Pour l'édition originale, parue sous le titre The Total Tragedy of a Girl Named Hamlet © Erin Dionne, 2010 Publiée en 2010 par Dial Books for Young Readers, une division de Penguin Young Readers Group, The Penguin Group Illustration de couverture : Fred Sochard Conception graphique : Marie Sourd, AAAAA-ATELIER.ORG
Erin Dionne Traduit de l'anglais (États-Unis) par Sandra Lumbroso
Acte Premier Les problèmes
i Je n'avais pas réussi à arrêter le temps, à me faire embaucher dans un cirque ou à me rendre invisible. Je n'avais pas été capable d'attraper une maladie grave (mais non mortelle), de changer d'identité ou d'intégrer le programme de protection des témoins. Je n'étais même pas parvenue à convaincre ma mère de me laisser à la maison ou attendre dans la voiture. Rien de tout ça. J'ai dû suivre maman – habillée comme une super-héroïne de l'époque élisabéthaine : cape pourpre bouillonnante avec tintements de clochettes – dans le hall. J'ai dû accompagner ma sœur jusqu'au secrétariat et faire comme si tout cela était parfaitement normal. J'ai dû commencer ma 3e 1. Tous les quatrième et les troisième, sans exception, nous regardaient comme s'ils assistaient à un défilé, mettant abruptement fin à leurs conversations de retour de vacances. Les sixième, déjà complètement perdus, se contentaient de nous dévisager. Je ne pouvais pas les blâmer ! Ce n'est pas si fréquent de voir une femme en grande tenue shakespearienne, une gamine de sept ans et une élève de 3e humiliée en balade dans un collège le jour de la rentrée… Vous voyez ce que je veux dire ? J'ai donc gardé les yeux fixés sur le sol, pris un air impassible et 1. Hamlet entre en 8e année, ce qui équivaut au niveau 4e du collège en France. Toutefois, la 8e année est aussi la fin d'un cycle (la dernière année avant d'entrer au lycée) et correspond donc davantage à une année de 3e. (Toutes les notes de bas de page sont de la traductrice.)
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je suis restée autant en arrière que possible en tentant de ne pas voir les bouches ouvertes et de ne pas entendre les ricanements et autres murmures qui accompagnaient notre passage. Pile lorsque nous sommes arrivées devant le bureau, j'ai aperçu du coin de l'œil mes pires ennemies, Saber Greene et Mauri Lee, qui se poussaient du coude. Argh. Maman a ouvert la porte du bureau et est entrée, suivie de ma sœur. Je me suis faufilée en dernier et j'ai essayé de refermer le plus vite possible la lourde porte derrière moi. « La bonne journée à vous ! » C'est le salut habituel de maman. Mrs Pearl, la secrétaire, n'a même pas levé un sourcil devant l'ample blouse de poète, la cape, le chignon sévère et les petites lunettes de lecture rondes. Pour elle, j'en suis sûre, la tenue XVIIe de ma mère, c'est le comble de l'élégance. D'ailleurs, personne ne l'a jamais vue quitter son bureau et elle est probablement là depuis le XVIIe siècle ! « Bonjour, bienvenue ! Voici notre nouvelle élève, n'est-ce pas ? » a-t‑elle pépié. Elle s'est penchée par-dessus le comptoir pour apercevoir ma sœur, qui était à peine plus haute que celui-ci. Dezzie lui a fait un petit sourire. Mrs Pearl s'est assise et a tapoté sur le clavier de son ordinateur avec un seul doigt. « Voyons voir… C'est Kennedy, n'est-ce pas ? » Ma mère a opiné du chef. « Desdémone Kennedy. » L'angoisse a tordu mon estomac. Ce n'était pas du tout comme ça qu'une année de 3e était censée commencer. L'ordinateur a grogné, puis gargouillé. « Voilà ! Quel joli prénom ! Singulier, comme celui de sa sœur ! » Mrs Pearl parcourait l'écran des yeux. « Emploi du temps… emploi du temps… Nous y sommes ! » La première cloche a sonné. « Est-ce que c'est la dernière sonnerie ? » a demandé ma mère une fois que le bruit s'est atténué. Elle était en train d'entortiller les pendeloques de sa cape et d'en tripoter l'ourlet. Dezzie se balançait
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d'avant en arrière, des talons aux orteils, pendant que nous attendions. J'avais enfoncé mes mains dans les poches de mon pantacourt et je serrais les poings. « Avertissement : il reste trois minutes », a expliqué Mrs Pearl. Ma bouche est devenue aussi sèche que le buvard de son bureau. Tout ça était bien réel. La scène « arrêt sur image » du hall allait-elle se répéter chaque jour ? « Et puis il y a la dernière sonnerie. » « Eh bien, plutôt trois heures trop tôt qu'une minute trop tard 1 », a répliqué maman, faisant bon usage de l'une de ses citations préférées de Shakespeare. J'ai grincé des dents. Mrs Pearl a acquiescé. L'imprimante s'est mise en marche. « Maintenant, Desdémone, a-t‑elle dit en attrapant la feuille, voici tes horaires. Je constate que ta journée se termine en fin de matinée ? » « Oui, a répondu maman, elle rentre à la maison pour étudier son programme universitaire. » Elle a posé la main sur l'épaule de ma sœur. « Et Hamlet l'escortera à chacun de ses cours, ou dois-je nommer un élève pour le faire ? » a demandé Mrs Pearl. Trois paires d'yeux – ceux de maman, de Dezzie et de Mrs Pearl – ont convergé vers moi. J'ai dégluti difficilement, puis fait oui de la tête. Que cela me plaise ou non, ma petite sœur de sept ans était en 3e, avec moi. Voilà comment ça s'est passé : La Scène : Deux semaines avant la rentrée. Maman, papa et moi dans le salon. Des rideaux de velours doré tombent jusqu'au plancher, des meubles de bois sombre sont disposés autour de la pièce. Il est évident que cet espace n'est pas souvent utilisé. Papa et 1. Shakespeare, Les Joyeuses Commères de Windsor, acte II, scène 2, traduction Jean-Michel Déprats et Jean-Pierre Richard, Gallimard, « Le Manteau d'Arlequin », 2010.
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maman sont assis sur le canapé, qu'ils appellent le « sofa ». Moi, je suis sur la chaise qui leur fait face, que j'appelle le « gril ». Maman (avec un grand sourire) : Nous avons quelque chose de spécial à te dire ! Moi (sachant très bien que salon + conversation spéciale = mauvais plan) : … ? Maman : Desdémone doit suivre quelques cours supplémentaires avant d'aller plus loin et nous pensons que la meilleure solution serait qu'elle fasse ce travail avec toi. Moi (certaine d'avoir mal entendu) : Avec moi ? À HoHo ? Ils acquiescent. Papa : Elle a besoin de se socialiser. Elle est trop jeune pour l'université. Moi (choquée) : Mais elle est trop jeune pour la 3e aussi ! Papa et maman échangent un regard. Moi (essayant de reprendre la main) : Elle va s'ennuyer ! Le travail va être trop facile ! Les profs ne sauront pas quoi en faire. Maman (fronçant les sourcils) : Elle suivra son programme spécial l'après-midi, mais elle prendra des cours d'arts plastiques et de musique le matin à Howard Hoffer. Notre décision est prise. Et à partir de là, il n'y a eu aucun moyen de les faire changer d'avis. Je vous explique : Dezzie est un génie. Certifié conforme. Son QI est carrément hors barème : elle a obtenu 210 à un test quelconque à l'âge de deux ans. Quoi que ça signifie, c'était suffisant pour que deux magazines et un journal en parlent. À quatre ans, elle a absorbé le programme de lecture des cours de mes parents avant Thanksgiving 1, et comme elle pouvait à peine tenir un crayon, elle a dicté ses devoirs sur un mini-enregistreur. Je ne rigole pas. 1. Thanksgiving, ou « Action de grâce », est une fête célébrée aux États-Unis le quatrième jeudi du mois de novembre.
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Papa et maman lui ont fait la classe, l'ont laissée assister aux cours qu'ils dispensent au Chestnut College, près de Boston, et l'ont fait bénéficier de tous les avantages que l'université offrait. Et puis, à cinq ans, elle a commencé ses « projets en immersion », c'est comme ça qu'elle les appelle. Moi, je dis que ce sont des « plongées en obsession ». Une plongée en obsession démarre quand quelque chose attire son attention – dans un livre, un musée, au journal télévisé, peu importe –, et là, elle apprend tout ce qu'il y a à savoir sur le sujet. Jusqu'ici, elle s'est immergée dans l'histoire politique chinoise, la peste noire et ses conséquences sur l'Europe médiévale, le curling aux jeux Olympiques, la tragédie grecque et l'ornithologie (l'étude trop intello des oiseaux). Elle était censée aller à l'université à plein temps cette année, mais comme elle n'a jamais étudié les arts plastiques ni la musique, le Chestnut College a refusé de lui laisser choisir sa spécialité avant qu'elle n'ait tenu un pinceau et chanté une chanson. C'est là que Howard Hoffer est entré en jeu. Et c'est là que Hamlet Kennedy est entrée en dépression. Mrs Pearl a tendu l'emploi du temps de Dezzie à ma mère. « Donc, Desdémone commencera 1 avec Mr Symphony, en compagnie de sa sœur », a-t-elle déclaré. Vu la manière dont ses yeux sautaient de ma mère à ma sœur, il était clair qu'elle ne savait pas à qui s'adresser. Derrière moi, la porte ne cessait de s'ouvrir : d'autres élèves venaient régler des problèmes de rentrée. J'ai fixé un point sur le bureau de Mrs Pearl en croisant les doigts pour qu'aucun autre troisième n'entre dans la pièce. Ne vous méprenez pas : j'aime ma sœur. Et on s'entend bien, surtout parce qu'on n'a pas grand-chose en commun. Du coup, aucune raison de se chamailler. Qu'est-ce que je pourrais bien lui faire ? Chiper son livre de maths ? Cacher ses pipettes ? 1. Il s'agit de la homeroom, une session de « vie de classe » par laquelle les élèves américains commencent la journée, sous la houlette de leur professeur principal.
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Mais maintenant, nous allons avoir une chose très importante en commun. Quelque chose que je n'ai jamais eu à partager avec elle : l'école. Toute une année commençant, là, tout de suite. « Ensuite, il y a écoute musicale. Après cela, vous irez toutes les deux en Art IIB, puis vous aurez chorale et CDI. » Elle a lancé un regard d'excuse à ma mère. « Nous avons programmé les cours de musique l'un après l'autre et nous avons pensé que le CDI 1 était le meilleur endroit pour que Desdémone attende que vous veniez la chercher à l'heure du déjeuner. » Maman allait donner deux cours le matin ce trimestre et Dezzie était trop jeune pour rentrer toute seule. « Le CDI ? Qu'est-ce que c'est ? » a demandé Dezzie. C'était les premiers mots qu'elle prononçait depuis que nous avions quitté la maison et sa petite voix m'a fait sortir de mon rêve éveillé sur le thème de « rien de tout cela n'est réel ». « Le CDI, c'est l'endroit où vont les élèves qui ont besoin d'aide pour leurs devoirs », a expliqué la secrétaire. « Mais elle n'a pas besoin d'aide », a rétorqué ma mère, et j'étais bien obligée d'être d'accord avec elle. « Nous avons pensé que Desdémone pourrait utiliser la bibliothèque et lire pendant son temps libre », a répondu Mrs Pearl. J'ai eu envie de secouer la tête, de ricaner ou de lever les yeux au ciel à l'idée de ma sœur ultra-intelligente dans la bibliothèque du collège. Elle a probablement déjà lu la moitié des livres qui y sont, et il lui faudra une semaine pour venir à bout de l'autre moitié. « Je pourrais faire mes devoirs d'algèbre », a suggéré Dezzie. « Très bonne idée ! » a gazouillé Mrs Pearl. Maman a fait un large sourire. Mais où est donc cette maladie grave (mais non mortelle) quand on a besoin d'elle ? 1. « The Learning Centre » rassemble les caractéristiques d'une étude surveillée et d'un CDI.
ii Je ne me rappelle plus si Mrs Pearl a ajouté quelque chose, ou si maman a commis une quelconque excentricité Renaissance dans le bureau. Une fois que l'emploi du temps de Dezzie a été établi, la réalité de la situation s'est imposée à moi. Mes doigts sont devenus tout froids et j'ai eu comme des bulles dans l'estomac. Normalement, mes préoccupations en 3e auraient dû être : m'arroger une bonne table pour le déjeuner avec mes amis ou travailler sur le projet qui serait choisi pour ma classe – pas d'être une cible de moqueries. C'était nous qui devions montrer aux sixième où étaient leurs classes – et parfois leur indiquer la mauvaise direction, et je n'étais pas censée remorquer dans mon sillage une gamine au cerveau surpuissant. Maman nous a fait sortir du bureau comme si nous accomplissions les derniers pas d'un défilé. À voir l'empilement d'élèves qui avaient attendu derrière nous, c'est aussi l'impression que j'ai eue. La dernière sonnerie avait retenti, les couloirs étaient déserts. « Hourra ! » s'est exclamée maman – disons que c'est l'équivalent Renaissance d'un cri de pom-pom girl. « C'est ton premier jour d'école. Comme je suis fière de toi ! » Elle s'est penchée vers Dezzie, l'a embrassée, puis s'est tournée vers moi. Il n'y avait pas de quoi se réjouir. J'ai eu un mouvement de recul quand elle a fondu sur moi ; je me suis pris une breloque sur le nez, mais j'ai au moins évité le bécotage maternel. Elle s'est redressée en soupirant, puis m'a regardée par-dessus ses lunettes. « On est d'jà en retard », ai-je fait remarquer, ressentant une pointe de culpabilité de m'être reculée.
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Les yeux de ma mère se sont assombris. « Hamlet, tu sais ce que je pense de l'utilisation des élisions. » « C'est vulgaire », ai-je murmuré. Elle a hoché la tête. Un autre bisou sur la joue de Dezzie, une pirouette, et elle est partie, cape au vent et clochettes carillonnantes. J'ai obligé mes pieds à prendre la direction opposée, vers la classe de Mr Symphony et le désastre qu'allait être cette année. Les pas rapides de Dezzie résonnaient derrière moi. « Je suis très intriguée par les observations sociologiques que je vais être à même d'effectuer en ces lieux, a-t‑elle remarqué alors que nous montions au deuxième étage. J'ai bien conscience que je dois me développer socialement, mais je reste incertaine sur la manière de me comporter au sein d'un si large groupe de préadolescents. » « Est-ce que c'est ta manière de dire que tu es angoissée ? » lui ai-je demandé, étonnée. Cela ne m'avait jamais traversé l'esprit, que la très zen Dezzie pourrait s'inquiéter de quoi que ce soit. Nous étions arrivées sur le palier du premier étage. « Un petit peu, a admis Dezzie. Et un peu excitée aussi. Quand j'y pense, c'est mon premier jour d'école. Aurais-tu des suggestions à me faire sur la manière d'aborder mon séjour ici ? » Ses paroles m'ont fait sortir de mes propres préoccupations. Elle était là, son nouveau sac à dos presque aussi grand qu'elle pendu à son épaule, sa jupe trapèze violette et ses leggings noirs. Ses cheveux noirs et bouclés encadraient un visage rond et de grands yeux gris. Papa et maman disent toujours que j'avais la même couleur d'yeux quand j'étais bébé, mais les miens ont viré au bleu foncé. Nous avons les mêmes boucles, en revanche, et aussi le large sourire de maman : on ne peut pas le nier, nous sommes de la même famille. Mais Dezzie avait l'air d'être prête à entrer en CE2, pas en 3e, et encore moins à la fac ! Que pouvais-je bien lui dire ? Après tout, c'était elle qui m'aidait à résoudre mes questions d'orthographe quand j'étais en CM2 (et qu'elle avait quatre ans).
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Et puis j'ai eu une révélation… Ma famille étant comme elle est, j'ai compris qu'il y a beaucoup de choses que je ne sais pas. La plupart du temps, ça ne me dérange pas. L'éducation de Dezzie se déroule principalement en dehors de mes moments d'« interaction » avec la sphère familiale, pour citer ma mère. Mais là, c'était différent : peut-être que c'était le moyen de sauver ma dernière année de collège ? D'essayer, tout du moins. « Tâche de te fondre dans la masse, ai-je proposé en continuant à monter. Ne dis pas Hourra, ne cite pas Shakespeare quand tu parles aux gens. Et, surtout, n'aborde aucun sujet scolaire à moins que quelqu'un ne te pose une question précise. » Elle a hoché la tête. « Je peux y arriver. Est-ce que tu peux me faire une faveur ? » Une autre faveur que celle que je lui faisais déjà ? J'ai hoché la tête. « Bien sûr. » « S'il te plaît, ne dis à personne quel âge j'ai. Je ne veux pas que les gens soient mal à l'aise. » Je détestais devoir lui dire la vérité toute crue, mais c'était évident qu'elle avait autant sa place au collège qu'un poulet dans un bureau de poste. « O.K. Pas de problème », ai-je répondu. Nous étions arrivées à notre classe principale. La porte de la salle 251 était fermée. J'ai grimacé un sourire de façade à Dezzie – et à moi-même –, pris une grande inspiration et poussé la porte. Dix-huit regards se sont tournés vers nous. Mr Symphony, portant la même veste en tweed que depuis mon premier jour à HoHo, se tenait devant nous, liste d'appel en main. La mèche tentant de recouvrir sa calvitie se trouvait-elle plus près de son oreille gauche qu'au printemps dernier ? Possible. « Miss Kennedy, a-t‑il dit, l'année ne commence pas sous de très bons auspices. » Au fond de la classe, quelqu'un a ricané. J'avais envie de disparaître sous le plancher.
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« Désolée, Mr Symphony, ai-je répondu, en essayant de rester cool. J'ai un mot. » Je le lui ai donné. Il l'a pris en le regardant à peine. « Et votre amie ? » Dezzie a fait la révérence. « Desdémone Kennedy, monsieur. Nouvellement inscrite. » Eh ouais, elle a fait une révérence… Une vague de rires est venue se fracasser contre mes oreilles. Je suppose que j'aurais dû être plus claire dans mon injonction de « se fondre dans la masse ». Mr Symphony a haussé un sourcil. Les rires se sont éteints et, d'une certaine manière, ça a encore empiré les choses. Dezzie se tenait là, absolument pas embarrassée. Moi, je n'attendais qu'une trappe pour pouvoir m'y jeter : exit Hamlet ! « C'est ma sœur. » Les mots râpaient contre ma gorge sèche. Tous nous dévisageaient. J'ai désespérément tenté de me concentrer sur le visage de Mr Symphony et pas sur l'expression de mes camarades. Un murmure a parcouru la pièce. Mr Symphony s'est tourné vers Dezzie. « J'avais entendu dire que vous vous joindriez peut-être à nous cette année. Nous sommes heureux de vous accueillir », puis vers moi : « Votre sœur et vous pouvez vous asseoir. Prenez garde à ne plus arriver en retard. » Comme de juste, nos bureaux se trouvaient en plein milieu de la pièce. Je me suis forcée à passer devant les sourires narquois de Nirmal Grover et Mark Sloughman, au premier rang, en espérant que Dezzie éviterait toute autre fantaisie Renaissance. J'aurais aimé qu'un de mes amis au moins soit dans cette classe, et puis non : si aucun d'entre eux n'était témoin de la scène, je pourrais plus facilement l'oublier. Je me suis assise, l'écho des rires résonnant toujours dans mes tympans, et un nouveau problème m'est apparu : les bureaux étaient trop hauts pour Dezzie. Ses pieds ne touchaient pas le sol et
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elle ne pouvait pas poser ses bras sur la table. Heureusement, elle n'a rien dit et s'est contentée de poser ses mains sur ses genoux en se tenant droite comme un I. Ce qui n'a pas fait cesser les regards et chuchotis qui nous entouraient. Mais c'est ainsi, la plupart du temps Dezzie ressemble à une adulte en petit format. Elle dit qu'elle « prend du recul », que les « petits désagréments » n'ont pas grande importance quand on considère les choses dans leur ensemble. De toute évidence, mon ensemble est bien plus petit que le sien. Mr Symphony a enfin repris les informations matinales et le déroulement normal du premier cours. Je me suis mise sur pause, j'ai recommencé à respirer normalement et j'ai regardé autour de moi. Quelque chose – un stylo ? – m'a tapoté dans le dos. Je l'ai ignoré. Ça a recommencé. Je me suis penchée en avant. Nouveau tapotis, cette fois suivi par un pssst. « Tiens ! » Un petit mot. J'ai étiré mes bras vers l'arrière, les yeux fixés sur la nuque de Dezzie et une expression neutre figée sur mon visage. Je me suis retrouvée avec un papier plié dans la main. J'ai ramené mes mains sur la table et fait semblant de me gratter la jambe pour déplier la feuille discrètement. Groink groink 1 ! Alors, contente d'être de retour à l'école ? Moi oui, en tout cas, de te voir ! En dessous, il y avait une tête de cochon avec un petit nœud et une bulle qui disait « Groink ». Mes mains sont devenues toutes froides et j'ai ressenti des picotements dans la nuque. Ce n'était pas comme si les blagues et les surnoms porcins étaient des nouveautés. Vous comprenez, maman et papa sont des 1. Hamlet est surnommée Ham : ham, en anglais, signifie « jambon ». De ce fait, de nombreuses expressions tournent autour de thèmes… porcins.
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spécialistes de Shakespeare (vous aviez un peu deviné avec la cape et tout, non ?). Du côté de maman, ce sont les tragédies et les récits. Papa, quant à lui, enseigne les sonnets et les comédies. À eux deux, ça fait un sacré lot de « nostre » et de « vostre ». Quand je suis née, Hamlet était leur pièce préférée à tous les deux. Ils ont trouvé trop macabre de m'appeler Ophélie, comme la compagne suicidaire de Hamlet. C'est comme ça que je me suis vue affublée non seulement d'un nom de garçon, mais en plus de celui d'un prince danois tragique qui parlait aux crânes et avait un faible pour sa mère. Du coup, je suis un peu susceptible sur la question. Dezzie, ce n'est pas étonnant, trouve que son nom à elle est plutôt cool. Il vient d'une autre pièce, Othello. Elle porte le nom de la femme d'Othello, assassinée dans un accès de jalousie… et ça, ce n'était pas trop bizarre d'après mes parents ! Allez comprendre… J'ai lutté contre l'envie de dévisager tout le monde, au cas où celui ou celle qui avait écrit le petit mot se trahirait. Je ne voulais donner à personne la satisfaction de contempler mon énervement. Ou mon inconfort. C'était la première lettre anonyme que je recevais et je ne savais pas comment réagir. Je me suis concentrée sur les cheveux de Dezzie, faisant comme si de rien n'était. La cloche a sonné. Dezzie avait écoute musicale. Quant à moi, je n'avais même pas regardé mon emploi du temps. Histoire. Mr Hoffstedder. Salle 306. Dezzie était dans la salle de musique de l'autre côté du bâtiment, à l'étage du dessous. Il faudrait que j'ajoute « courir à la vitesse de la lumière » à ma liste de vœux du jour si je voulais arriver à l'heure à mon cours. « On y va », lui ai-je dit. Elle s'était levée et contemplait les posters de mathématiciens accrochés aux murs de la salle. « Je vais t'accompagner à chaque cours pendant quelques jours pour que tu saches où c'est, et après tu iras toute seule. » Des élèves couraient et s'interpellaient ; les sixième, cramponnés à leurs plans et emplois du temps, tentaient de noter mentalement les numéros des salles. Le tout donnait une impression de chaos. J'y
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étais habituée depuis longtemps, mais pour Dezzie, c'était bruyant et terrifiant. D'ailleurs, l'idée de la laisser se rendre seule en cours, même lorsqu'elle saurait se repérer, ne me plaisait pas. Elle était tout bonnement trop petite. Sa tête n'arrivait même pas à l'épaule de la plupart des autres élèves et deux d'entre eux venaient de la bousculer parce qu'ils cherchaient leurs copains sans prendre garde aux mini-élèves. Je l'ai regardée. Elle fronçait les sourcils. « Ça va ? » J'ai élevé la voix pour me faire entendre par-dessus le vacarme des casiers, des cris et des rires. « Il y a plus de bruit que je ne pensais », s'est-elle contentée de répondre. Nous sommes arrivées à la salle de musique pile au moment où la première cloche sonnait. Je l'ai présentée à Mrs Applebaum, la prof de musique. Pas de révérence cette fois-ci : j'avais sermonné Dezzie pendant le trajet. Pendant que je me hâtais vers le troisième étage, je repensais au petit mot : Groink groink ! Alors, contente d'être de retour à l'école ? Pas porc-ti-cu-liè-re-ment…
Erin Dionne
UNE FILLE NOMMÉE HAMLET Les rires se sont éteints et, d’une certaine manière, ça a encore empiré les choses. Dezzie se tenait là, absolument pas embarrassée. Moi, je n’attendais qu’une trappe pour pouvoir m’y jeter : exit Hamlet ! « C’est ma sœur. » Les mots râpaient contre ma gorge sèche. Tous nous dévisageaient. Je me suis forcée à passer devant les sourires narquois de Nirmal Grover et Mark Sloughman. J’aurais aimé qu’un de mes amis au moins soit dans cette classe, et puis non : si aucun d’entre eux n’était témoin de la scène, je pourrais plus facilement l’oublier. Je me suis assise, l’écho des rires résonnant toujours dans mes tympans, et un nouveau problème m’est apparu : les bureaux étaient trop hauts pour Dezzie. Ses pieds ne touchaient pas le sol et elle ne pouvait pas poser ses bras sur la table. Heureusement, elle n’a rien dit et s’est contentée de poser ses mains sur ses genoux en se tenant droite comme un I.
Devenir la baby-sitter de Desdémone, dite Dezzie, ou exister toute seule ? À son entrée en 3e, Hamlet Kennedy se voit obligée d’accueillir à ses côtés sa petite sœur surdouée. Comme si ce n’était pas suffisant, LE projet de la classe est de monter une pièce… et ses parents, dingues de théâtre au point de déclamer des tirades entières et de se draper dans des capes pourpres à breloques, vont forcément s’en mêler ! S’ensuivront d’inévitables tragédies pour l’adolescente, qui n’a qu’une idée en tête : rester dans l’ombre à tout prix !
ISBN : 978-2-330-01763-7
1 4 ,50 €
Traduit de l’anglais (États-Unis) par : Sandra Lumbroso Illustration de couverture : Fred Sochard Réalisation maquette : Marie Sourd
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