À Pearl et Lucas
Pour la présente édition : © hélium / Actes Sud, 2021 Loi no 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse helium-editions.fr N° d’édition : FI 292 ISBN : 978-2-330-15733-3 Dépôt légal : second semestre 2021 Adaptation des illustrations et des lettrines : Antonin Faure Pour l’édition originale, parue sous le titre A Mouse Called Miika © Matt Haig, 2021, pour le texte © Chris Mould, 2021, pour les illustrations Cette édition a été publiée avec l’accord de Canongate Books Ltd, 14 High Street, Edinburgh EH1 1TE.
Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Valérie Le Plouhinec
une pomme de pin et deux souris
l y avait dans une forêt deux souris, adossées à une pomme de pin. Ces deux souris étaient amies. Et c’étaient des souris tout à fait ordinaires. Elles avaient des yeux noirs ordinaires, un nez rose ordinaire, une queue ordinaire. L’une était un peu plus ébouriffée que l’autre. L’endroit où elles vivaient, en revanche, n’avait rien d’ordinaire. Car elles vivaient dans le Grand Nord. Tout au bout d’un pays que les humains appellent Finlande se trouve un village appelé Lutinbourg, et c’est l’endroit le plus extraordinaire de la planète entière. Un endroit qu’on ne trouve sur aucune carte, plein de rues tortueuses et de maisons en bois de toutes les couleurs. Un lieu où vivent des lutins, des rennes volants, et une fée ici et là. L’une des souris s’appelait Miika. C’est le personnage principal de cette histoire. C’était la souris la moins ébouriffée des deux, mais ses poils n’étaient pas très bien rangés quand même. Son pelage brun était souvent semé de miettes de champignon sur la poitrine et le ventre. Contrairement à son amie, Miika aimait bien les lutins, les rennes et les fées de Lutinbourg. —7—
« Je suis contente de t’avoir trouvée, dit-elle en regardant au loin, entre les arbres saupoudrés de neige. — Et pourquoi donc, Miika ? » demanda l’autre souris, qui avait de la boue sur les poils et du givre sur les moustaches comme si elle avait déjà entendu cette phrase des dizaines de fois. Celle-là s’appelait Bridget la Brave. Bon, en fait, elle s’appelait juste Bridget, mais elle obligeait Miika (et tout le monde) à l’appeler Bridget la Brave. Elle était comme ça, Bridget. Elle avait du caractère. « Parce que je ne me sens plus seule. J’ai enfin trouvé quelqu’un comme moi. » Bridget la Brave eut un petit rire. Elle regarda au-delà des grands pins, en contrebas, vers les maisons colorées du village des lutins qu’elle haïssait tant. « Tu n’es pas comme moi, Miika. — Et pourquoi donc ? — Eh bien… Moi, je suis Bridget la Brave. Je n’ai peur de rien. Contrairement à toi. Ça fait déjà une différence. » Miika eut envie de demander quelles étaient les autres différences, mais n’osa pas. Elle resta immobile à regarder le champignon devant elle, en se remémorant sa petite enfance, dans un trou d’arbre sombre et humide.
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la souris qui n’avait pas de nom
a première chose qu’il faut savoir à propos de Miika, c’est qu’elle ne s’est pas toujours appelée Miika. Quand elle était toute petite, elle n’avait pas de nom du tout. Et ce n’était pas parce que les souris ne se donnent pas de nom entre elles. Car elles s’en donnent. Bien sûr qu’elles s’en donnent. Simplement, les parents nomment en principe leurs enfants à la naissance, et le problème, c’est que ceux de Miika n’étaient même pas au courant de son existence. Si son père – Grignot – ignorait l’existence de Miika, c’est parce qu’au moment où elle était née, Grignot avait été dévoré par un grand hibou gris. Et ce n’est pas facile d’être un bon parent quand on est en train de se faire digérer. Sa mère, Ulla, avait une moins bonne excuse, car au moins elle était en vie. Seulement, elle était très, très, très fatiguée. Et si elle était très, très, très fatiguée, c’est parce que Miika n’était pas son seul souriceau. En réalité, Miika faisait partie d’une nombreuse portée. — 10 —
Elle était la treizième et dernière née, ce jour-là. Ulla avait nommé ses douze autres petits, mais s’était endormie avant d’arriver à Miika. Quand elle s’était réveillée, Miika n’était qu’un souriceau parmi les cent neuf auxquels elle avait donné le jour en onze portées. Certains de ces petits étaient déjà couverts d’un pelage brun, contrairement aux nouveau-nés roses et glabres – elle avait du mal à garder le compte. Elle ne s’était donc pas embêtée à la nommer, et Miika avait passé ses premières semaines à croire qu’elle s’appelait « celle-là », ou « toi, là-bas », ou « pousse-toi », ou « j’ai ton derrière dans la figure ». Et Miika, pendant cette période, avait eu très faim. Elle était la plus faible, la plus minuscule, la plus jeune, la plus ignorée et la moins bien nourrie du grand trou noir et humide, et avait sans doute l’estomac le plus affamé de l’univers entier. Mais un jour, il était arrivé quelque chose. Ulla avait regagné le terrier avec une trouvaille spéciale. « Voici quelque chose d’assez fantastique, dit-elle aux souriceaux assemblés autour d’elle. Un champignon entier. Un bolet. Le meilleur de toute la forêt. Comme nous avons déjà bien mangé aujourd’hui, nous allons nous coucher et nous le mangerons demain matin. » — 11 —
Miika, elle, se dit : Mais moi, je n’ai pas mangé, aujourd’hui. Et elle se rappela la dernière fois que sa mère avait rapporté un champignon pour le petit déjeuner. On l’avait poussée, écartée, écrasée, écrabouillée, et elle n’avait eu que quelques miettes minuscules. Alors, cette fois, elle décida d’essayer autre chose. Pendant la nuit, quand tous ses frères et sœurs furent endormis, elle s’approcha sans bruit de sa mère qui ronflait et contempla le champignon qu’elle serrait contre elle dans son sommeil. L’estomac de Miika gargouilla. Elle regarda le champignon longtemps, très longtemps. Elle savait que si elle attendait le matin, elle ne pourrait pas y goûter. Or, il avait l’air succulent. Alors Miika fit quelque chose d’affreux. Elle dégagea doucement le champignon des pattes de sa mère et le grignota du bout des dents. Puis elle le grignota encore un peu. Et encore un peu. Et encore. Et elle grignota jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de champignon. Puis elle s’éloigna sur la pointe des pattes et s’endormit. Ce fut la meilleure nuit de sa courte vie, car c’était la première fois qu’elle dormait aussi profondément. Il faut avoir l’estomac plein pour tomber dans un sommeil profond. — 12 —
Et elle continua de dormir jusqu’au moment où un cri l’arrachera à ses doux rêves. « qui a volé le champignon ? » rugit Ulla parmi les souriceaux ensommeillés. Bon, je dis rugit, mais quand une souris rugit, ça ne vous paraît fort que si vous êtes vous-même une souris. Pour n’importe qui d’autre, cela ne donne qu’un minuscule couinement. Mais pour Miika, c’était bien un rugissement, et elle eut si peur qu’elle trembla comme une feuille et ne dit rien. Elle ne dit rien de la journée. Et elle ne dit rien de la nuit. Elle craignait tellement d’être découverte qu’elle en était malade. Il fallait qu’elle s’enfuie. Mais où ? Cette nuit-là, elle entendit sa sœur Yala parler à un de ses frères d’une chose appelée le Monde extérieur. « Le Monde extérieur est un lieu très dangereux, plein de créatures meurtrières appelées corbeaux, et chouettes, et aigles, et humains. Mais on y trouve aussi à manger. Des champignons, des insectes, et une substance merveilleuse appelée fromage. » Miika dressa l’oreille en entendant le mot « fromage » et son estomac gargouilla. Mais elle fit semblant de dormir, car elle savait que les autres ne voudraient rien partager avec elle s’ils la voyaient éveillée. Elle resta immobile, allongée sur une feuille morte pleine de boue, à écouter dans l’humidité noire les conseils de Yala. Celle-ci parlait en ouvrant tout grand ses yeux noirs et brillants et en remuant la queue d’excitation. — 13 —
« Dans ce monde, petit frère, le mieux est de ne te soucier que de toi. Dès que tu commences à t’occuper des autres, tu te retrouves avec des tas de problèmes. Alors, vise le fromage chaque fois que c’est possible. Si tu trouves assez de fromage pour te nourrir, tu ne voudras plus jamais, je répète, jamais rien d’autre. C’est ce qu’il y a de meilleur dans la vie. » Miika sentit que le message lui était destiné. Elle n’arrivait pas à dormir, elle savait ce qu’il lui restait à faire. Et donc, au point du jour, elle piétina une centaine de souris endormies. « Pardon… pardon… pardon… oups, pardon, désolée ! » dit-elle tandis que les autres grognaient et couinaient de mécontentement. Et enfin, elle fut devant la lumière, vive, puissante, terrifiante. La sortie du trou dans l’arbre. Pointant le nez à l’extérieur, elle aperçut du ciel bleu et de l’herbe couverte de gelée blanche. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau ni d’aussi effrayant. Mais elle y arriverait. Elle sortirait du trou. Être dehors lui faisait moins peur qu’être identifiée comme la voleuse du champignon. Elle sortirait dans le Monde extérieur sans rien emporter. Juste elle-même. (Et son secret coupable.) — 14 —
Elle promena une dernière fois le regard sur ses frères et sœurs qui trottinaient, jouaient à la bagarre ou dormaient profondément. « Bon, au revoir tout le monde. Je sors dans le Monde extérieur. » Personne ne l’écoutait. Ses dernières paroles passèrent inaperçues, comme les flocons de neige qui fondent en pluie avant de toucher le sol. « Au revoir, ma mère, dit-elle en tâchant de chasser la tristesse de sa voix. J’ai peur… » Mais sa mère ne fit que se retourner dans son sommeil. Et c’est ainsi que Miika sortit des ténèbres humides, quitta ses frères et sœurs endormis et entra dans le monde.
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