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Si proche du monde, si loin de ses voisins

La politique des transports et de l’urbanisme s’efforce de mieux relier Genève à la France voisine. L’histoire complexe de cette région peut expliquer les difficultés rencontrées.

Texte: Christophe Büchi Pour comprendre les relations complexes entre Genève, son canton et la France voisine, il est conseillé de jeter un coup d’œil sur la carte. Une chose frappe immédiatement: topographie et carte politique ne coïncident pas. Genève forme une sorte de tête de pont en Suisse, largement entourée par le territoire français. Le canton a une frontière commune de cent kilomètres avec la France, alors que seuls quatre kilomètres le relient au reste de la Suisse. La ville de Genève est située au bord d’une cuvette, délimitée au nordouest par le Jura et au sudest par les Alpes. Le Rhône traverse cette plaine en direction du sudouest, se fraie un chemin entre deux parois rocheuses, puis bifurque vers le sud et traverse Lyon pour aller se jeter dans la Méditerranée. En résumé, Genève tourne le dos à la Suisse et regarde en direction de la France.

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Le tracé de la frontière est encore plus insolite: le Genevois est divisé par une frontière politique dont la logique est tout sauf évidente. Nulle part, elle n’atteint la crête des montagnes et des collines environnantes. Elle se faufile plutôt en slalomant à travers la plaine, suit une route principale ou un cours d’eau et coupe plus ou moins le site d’origine de la commune de Veyrier ou le CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire. La commune de Soral est épargnée, mais entre le village et la frontière, il ne subsiste qu’une étroite bande de terre qui suffit tout juste pour cultiver quelques jardins potagers. Le journaliste romand Alain Pichard n’atil pas écrit que Genève possédait la frontière la plus absurde d’Europe?

En réalité, les environs de Genève s’étendent en France voisine et incluent les communes françaises de SaintJulien ou d’Annemasse. En balayant plus large, on pourrait même compter dans la région de Genève la petite ville d’Annecy en HauteSavoie, au bord du lac du même nom. Le territoire genevois n’englobe donc qu’une partie du pays genevois. La frontière politique sépare ce qui en réalité a une même appartenance. Pour imager le propos: l’agglomération de Genève est sanglée dans un corset qui l’empêche de respirer. Les efforts déployés ces dernières décennies en matière d’urbanisme et de politique des transports ne sont qu’une seule et même tentative de se défaire de ce corset – ou du moins de le desserrer – et d’assurer une meilleure connexion entre Genève et la France voisine.

L’histoire d’un éloignement

Le passé, qui se résume pour une bonne part en un éloignement continu entre Genève et ses environs, revient pourtant sans cesse contrarier les efforts des Genevois. La cité implantée au débouché du lac Léman était initialement le centre d’une région qui comprenait des territoires aujourd’hui genevois, français et vaudois. Le diocèse sur lequel régnait l’évêque de Genève au MoyenÂge, à la fois chef spirituel et prince séculier, s’étendait à l’ouest jusqu’à Annecy. Progressivement, les comtes, devenus les ducs de Savoie (et qui porteront plus tard le titre de rois de Sardaigne) étendirent leur emprise sur une grande partie de la région. Ils tentèrent également de s’implanter à Genève, nourrissant les craintes de la cité épiscopale et de sa bourgeoisie dynamique pour leur autonomie.

La Réforme en 1536 marque une rupture dans l’histoire de Genève. Le parti genevois favorable à la Réforme, dont les partisans sont qualifiés d’‹Eidguenots› (dont est dérivé ‹Huguenots›), prend le dessus, abolit la messe et chasse l’évêque qui nourrissait des sympathies pour la maison de Savoie. Le réformateur français Jean Calvin bouleverse la citéÉtat pour instaurer une théocratie réformée. Genève se transforme rapidement en ‹Rome protestante› et en une ville cosmopolite petite, mais raffinée →

Le CEVA enjambe l’Arve à l’intérieur d’un pont vitré.

→ dont la réputation et l’influence rayonnent dans toute l’Europe. Elle devient ainsi un refuge pour des milliers de protestants persécutés qui fuient la France, l’Italie et d’autres pays. La Réforme modifia en profondeur le rapport de Genève avec sa voisine. La fière république se retrancha derrière ses remparts, se séparant de ses environs restés catholiques. C’était désormais un bastion cerné de toutes parts par le territoire savoyard, avec lequel elle avait coupé les ponts et qu’elle percevait comme une menace. Les voisins étaient devenus des étrangers.

Mais la Réforme signa aussi le début de l’ouverture de la ville et de cet ‹esprit de Genève› qui verrait plus tard la naissance de la CroixRouge, de la Convention de Genève, de la Société des Nations et du siège de l’ONU. Un paradoxe qui scelle encore aujourd’hui le destin de cette citéÉtat: Genève, si proche du monde, mais si loin de ses voisins.

L’Escalade et l’occupation française

Après la Réforme, les ducs de Savoie essayèrent à plusieurs reprises d’annexer la citéÉtat rebelle. Une dernière tentative fut lancée en décembre 1602, repoussée massivement par les Genevois. Si l’on en croit la légende, une matrone genevoise, portant le nom fort peu républicain de Mère Royaume, aurait vidé une marmite remplie d’une soupe de légumes bouillante sur les Savoyards (en grande partie des mercenaires italiens) qui escaladaient les murailles avec des échelles. C’est ainsi qu’elle donna le signal de la riposte. Baptisé l’Escalade, cet événement historique est aujourd’hui encore célébré le 12 décembre par une grande fête populaire. À cette occasion, on entonne l’hymne de Genève, composé de pas moins de soixantehuit strophes relatant ces faits héroïques en patois local. La victoire contre les Savoyards continue d’être enseignée dans les écoles genevoises. Alors que les enseignants s’efforcent de sensibiliser les enfants à d’autres cultures, on leur instille dans le même temps la peur des méchants Savoyards. Mais gardonsnous bien sûr de monter ce genre d’histoires en épingle: les professeurs bien intentionnés se donnent beaucoup de peine pour leur expliquer que c’est de l’histoire ancienne. Le récit patriotique laisse cependant des traces. Un jour, un ami genevois m’a raconté que lui et sa petite fille avaient failli être renversés par un véhicule immatriculé en France. Très effrayée, la fillette lui aurait demandé si c’était un Savoyard.

Les relations avec les voisins savoyards s’apaisèrent progressivement. Le danger principal pour l’indépendance de Genève revêtit par la suite le visage de la France. En 1601, le pays de Gex, situé au nord de Genève, est intégré au royaume de France et la citéÉtat réformée est gratifiée d’un nouveau voisin, puissant et peu commode. La Révolution française est pour Genève synonyme de catastrophe: en 1793, les troupes françaises occupent la ville ainsi que le royaume de SavoieSardaigne. L’ancienne Cité de Calvin devient le cheflieu du département français du Léman, qui englobe une bonne partie de la région. L’unité entre la ville de Genève et ses environs est rétablie, mais à quel prix! Genève est ravalée au rang de ville de province française.

Genève entre dans la Confédération

La chute de Napoléon marque un autre tournant historique. C’est au Congrès de Vienne en 1815 qu’est décidé le ralliement de Genève à la Confédération. L’helvétisation alla de pair avec une extension du territoire de la ville: certaines communes de la rive droite du lac Léman et du Rhône, comme Versoix, furent rattachées au nouveau canton. Grâce à cette petite ville située entre Nyon et Genève, le canton obtint un corridor la reliant au canton de Vaud. Pour des raisons de stratégie militaire aussi, on voulut

s’assurer une liaison terrestre à la Suisse. Afin d’étendre son territoire, Genève se vit en outre octroyer une série de communes savoyardes de la rive gauche du lac, comme Carouge, bâtie par le roi de Sardaigne pour fâcher les Genevois. L’extension du territoire cantonal resta dans l’ensemble plutôt modérée, pour la bonne raison que les Genevois réformés se refusèrent à accueillir un trop grand nombre de catholiques. C’est ainsi que la singulière frontière qui fragmente aujourd’hui la région vit le jour.

Les années 1815–1816 eurent de lourdes conséquences. Genève perdit son identité de ville exclusivement protestante et devint un territoire multiconfessionnel. Le canton, qui compte depuis 45 communes, ne coïncidait plus avec la citéÉtat. Genève n’était plus une enclave cernée d’ennemis, mais le croissant à l’ouest de la Suisse. La ville garda toutefois une relation distante avec la France voisine. En se tournant vers la Suisse, Genève se distancia encore plus des régions qui l’environnaient. Au 19e siècle, l’industrialisation très rapide entraîna une forte immigration, surtout depuis les cantons catholiques du Valais, de Fribourg et de Lucerne. La Cité de Calvin s’éloignait de son passé calviniste. Avec la création de l’État fédéral en 1848, le canton dominé par des courants libéraux poursuivit son ‹helvétisation›: Genève regardait désormais vers l’est.

En 1860, la Savoie est annexée par la France. Un événement aux conséquences graves pour le canton, qui se retrouve non plus avec deux, mais avec un seul voisin, puissant, la France. Pour rendre cette annexion un peu plus supportable aux yeux des Savoyards et des Genevois, une partie de la HauteSavoie et une partie du pays de Gex sont déclarées zones franches. Une décision qui allait faciliter les échanges économiques. Les paysans français purent venir vendre leurs marchandises à Genève sans payer de droits de douane. En échange, les industriels genevois ouvrirent plusieurs établissements dans les ‹zones franches› afin de pallier le manque de place en ville. Le village savoyard d’Annemasse devint ainsi une cité industrielle périurbaine. Un trafic pendulaire dynamique se mit progressivement en place entre Genève et la France. Quand, à la fin de la Première Guerre mondiale, celleci abolit les zones franches, le flux de frontaliers se tarit. Ces dernières décennies, le développement fulgurant de la ville internationale et de sa place financière a inversé le rapport: aujourd’hui, plus de 80000 frontaliers font quotidiennement la navette entre la France et Genève.

Des liens sans rapprochement

Les échanges économiques et démographiques se sont accélérés durant les dernières décennies: le Grand Genève est depuis longtemps une agglomération transnationale. L’amélioration des voies de circulation et l’expansion de l’automobile ont entraîné une hausse du trafic transfrontalier dans les deux sens. Les Français vont à Genève pour travailler, tandis que les Genevois vont en France pour faire du shopping, du ski ou des randonnées. Une amie genevoise de longue date résume l’essentiel: «Sans la périphérie française, nous étoufferions. Nous sommes tellement à l’étroit. Même notre montagne, le Salève, est en territoire français.»De plus en plus de Genevois s’installent en France voisine où ils bénéficient des prix moins élevés sur les marchés locatif et foncier.

Ces liens n’ont pourtant abouti qu’à un rapprochement limité des mentalités. Les différences entre les Genevois et leurs voisins perdurent. Certes, les différences confessionnelles, si importantes autrefois, ne jouent plus le même rôle qu’autrefois. Mais les Genevois et les Français restent encore très différents, en particulier dans leur manière de communiquer. Une analyse superficielle pourrait laisser penser qu’ils parlent la même langue. Pourtant, l’usage, le rythme, l’accent et le débit de parole sont foncièrement différents. La barrière linguistique est presque aussi haute qu’entre les Suisses alémaniques et les Allemands. Disons, pour forcer le trait, que les Genevois et les Français sont séparés par leur langue commune. Même les différences de culture politique demeurent profondes entre la France et Genève, voire toute la Suisse romande, et compliquent le dialogue et, à plus forte raison, la collaboration régionale en dépit de la bonne volonté affichée de part et d’autre.

Le malaise genevois

Bien entendu, il existe des tentatives bien intentionnées et sérieuses de collaboration et de contacts. Le Festival de la Bâtie, une grande fête de la culture alternative genevoise, rassemble des artistes des deux côtés de la frontière. Les nombreuses institutions qui s’occupent de coopérations régionales témoignent également d’une volonté d’affronter ensemble l’avenir. Néanmoins les anciennes divisions subsistent, auxquelles de nouvelles viennent s’ajouter. Le formidable développement économique de Genève depuis la Seconde Guerre mondiale a creusé le fossé entre le noyau urbain riche et la région économiquement moins avancée, même si la France voisine s’est elle aussi fortement développée. Les communes françaises autour de Genève ne constituent pas une banlieue aisée, mais plutôt une antichambre populaire du centreville. La fracture sociale renforce la méfiance mutuelle. De nombreux Genevois méprisent leurs voisins moins fortunés et craignent la petite délinquance des banlieues populaires d’Annemasse. Le malaise s’exprime de manière criante dans la controverse antifrontaliers alimentée par certains partis genevois. Les Genevois ne considèrent certes plus les habitants de la France voisine comme ils jugeaient autrefois les Savoyards menaçant leur indépendance. Mais de manière générale, ils n’éprouvent guère de sympathie pour les ‹cousins› de l’autre côté de la frontière. Pour leur part, les communes françaises manifestent un certain ressentiment envers les riches Genevois qui font grimper les prix de l’immobilier et des loyers.

Les années à venir montreront si des infrastructures comme le CEVA peuvent contribuer à réduire ce malaise réciproque. Retrouveraton un jour le sentiment d’appartenance d’autrefois? Lors de l’inauguration du CEVA en décembre 2019, les cheminots français étaient de nouveau en grève et les représentants des autorités genevoises venus pour l’occasion sont restés entre eux: de quoi doucher tout espoir démesuré. La pandémie de coronavirus révèle aussi que la route est encore longue pour parvenir à une Europe aux frontières abolies et à un Grand Genève uni. Surmonter les obstacles qui ont été dressés au cours de cinq siècles d’histoire reste une entreprise difficile. ●

En souvenir de Philippe Gardaz (1947-2018), fin connaisseur de la diversité cantonale.

Christophe Büchi est journaliste et écrivain. Il a été correspondant de la NZZ en Suisse romande de 2001 à 2014. Il travaille aujourd’hui en tant que journaliste indépendant et vit à Lausanne et à Champéry VS.

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