Emmanuel Pierrat
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IMAGES QUI ONT FAIT SCANDALE
Cinéma Théâtre
e l a d n a c Le s r o ’ d est Luis Buñuel, L’Âge d’or
1930
Lorsque Luis Buñuel mène ses premières expériences cinématographiques, l’époque est aux éruptions artistiques déclenchées par ses compagnons surréalistes, anciennement dadaïstes, destinées à mettre cul par-dessus tête la vieille morale bourgeoise innervant les esprits depuis le XIXe siècle. La révolution par l’art, dont Breton, Tzara, Soupault, Dalí et les autres se font les chantres, se nourrit pour une large part des fréquents scandales fomentés par une galerie d’artistes géniaux et notoirement inventifs. Les autorités s’insurgent régulièrement contre les trublions, parfois les répriment, mais l’impact, sur l’opinion, des formidables éclats de rire surréalistes étant finalement assez restreint, les gardiens de l’ordre leur fichent à peu près la paix et préfèrent concentrer leur attention sur l’activisme plus immédiatement périlleux des syndicats et des communistes. Les deux premiers films de Luis Buñuel sont réalisés dans ce contexte, ce qui n’empêche pas la réaction de se mobiliser et de crier à l’infamie diabolique quand ils sont présentés au public… ni, en fin de compte, à la censure de se manifester. Deux ans après la réalisation de Un chien andalou, le cinéaste espagnol livre son premier film parlant. Dans L’Âge d’or, les virulentes attaques portées par Luis Buñuel contre les piliers de la société bourgeoise que sont l’armée, la famille ou l’Église, prennent pour véhicule la puissance subversive de l’amour fou. Tourné en trois mois, entre mars et mai 1930, L’Âge d’or est projeté en octobre au cinéma Panthéon, à Paris, une fois reçu son visa de censure. L’accueil est tiède, pour le moins. Dans son livre de souvenirs, Mon dernier soupir (Ramsay, 1986), le cinéaste écrit à propos de son film : « Il y a un parti pris d’attaque de ce que l’on pourrait appeler les idéaux de la bourgeoisie : famille, patrie et religion. » Or, la bourgeoisie en question n’apprécie guère la critique, encore moins la manière dont sont tournés en ridicules certains de ses symboles les plus sacrés. Les évêques pétrifiés et métamorphosés en squelettes, l’ostensoir par terre, les allusions à la masturbation et les derniers instants du film, qui se réclament clairement du marquis de Sade en montrant une sorte d’orgie où l’un des plus ardents débauchés n’est autre que le Christ lui-même, vont très au-delà des facultés de compréhension des lecteurs les plus audacieux, ceux d’Anatole France, de Bernanos ou de Martin du Gard (pour ne citer que les meilleurs). Quand le film sort à la fin du mois de novembre 1930 au Studio 28 (toujours à Paris), les ligues – dont les membres n’ont, eux, même pas ces lectures – saccagent la salle et détruisent des œuvres surréalistes qui y sont exposées. La police s’interpose, les projections reprennent. Mais pas pour longtemps. Le 11 décembre, les copies de L’Âge d’or sont confisquées… et ne réapparaissent que cinquante ans plus tard, en 1981, les premières, et pour ainsi dire les seules, œuvres cinématographiques produites par le mouvement surréaliste devenant ainsi enfin visibles ! 6
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Musique
n i f t e e s è n e G
John Lennon & Yoko Ono, Unfinished Music No.1: Two Virgins
1968
En 1969, un an après sa sortie, trente mille exemplaires de l’album sont saisis par la police du New Jersey pour pornographie, une fois qu’un juge de l’État a qualifié le disque d’obscène et interdit sa diffusion. Mais le zèle policier n’est que l’un des épisodes du tollé général consécutif à la sortie de Two Virgins. La nudité de la pop star et de sa compagne, de face au recto, de dos au verso, et les références bibliques que constituent, de façon explicite d’abord, la reproduction des versets 21 à 25 du chapitre II de la Genèse au dos du disque, implicite ensuite mais de manière suffisamment transparente pour n’abuser personne, ainsi que le parallèle entre la nudité des deux amants et le titre de l’album, Two Virgins, et celle du couple originel d’Adam et Ève, mettent les représentants de l’Église au bord de l’apoplexie. Les dénégations de John Lennon, qui présente l’exergue biblique comme une manière de private joke, allusion au fait que sa compagne et lui n’ont consommé leur union amoureuse qu’une fois terminé le disque, ne réussissent pas vraiment à refroidir les esprits. Taxée de pornographique, on exige que la pochette soit diffusée sous l’emballage d’une enveloppe de papier kraft et qu’elle ne laisse apparaître que les visages des deux artistes – et les quatre versets de la Genèse. Les Pays-Bas doivent se contenter de couvrir l’objet du scandale d’un chaste autocollant vert. Two Virgins, qui se compose de deux morceaux de quatorze et quinze minutes chacun, voit le jour dans un contexte où la belle unité des quatre de Liverpool commence de se fissurer. Quelques mois plus tôt, les Beatles ont passé huit semaines en Inde à l’initiative de George Harrison afin de s’adonner à la « méditation transcendantale » selon les enseignements du Maharishi Mahesh Yogi, que John Lennon a fini par gratifier du titre d’imposteur. En dépit de ces nettes divergences de vues, le séjour indien s’avère notoirement fructueux puisqu’il fixe les bases d’une quarantaine de morceaux qui serviront à alimenter The Beatles, surnommé l’Album blanc ou Double Blanc en référence à sa pochette immaculée – décidément ! Pour autant, le retour à Londres et la présence de plus en plus assidue – envahissante aux yeux des autres membres du groupe et spécialement de Paul McCartney – de la nouvelle compagne de Lennon aux sessions d’enregistrement génère des tensions croissantes. Les interventions tenaces de la jeune femme dans le processus d’écriture de l’Album Blanc ne contribuent pas à dissiper les agacements, elles iront jusqu’à provoquer le départ temporaire de Ringo Starr. En ce sens, le très expérimental Two Virgins, agrémenté de bruits divers et d’extraits de conversations sur fond de piano et guitare acoustique, peut être considéré comme l’acte de décès des Beatles, même si celui-ci intervient réellement un peu plus d’un an plus tard. 27
L’art du scandale
r o ’ l De e t î o b n e
Piero Manzoni, Merde d’artiste
1961
Piero Manzoni est un artiste plein de fougue, entier, à la susceptibilité à fleur de peau. Aussi, lorsqu’un beau jour printanier de 1961, son père, un Italien un peu épais, industriel de son état, spécialisé dans la fabrication de boîtes de conserves, le traite d’« artiste de merde », son sang ne fait qu’un tour. Il fait mettre industriellement en conserve trente grammes de ses propres excréments dans quatre-vingt-dix petites boîtes, qu’il estampille en trois langues – « Merda d’artista / Merde d’artiste / Artist’s Shit » – et indexe sur la valeur de l’or. Quatre-vingt-dix boîtes contenant pour l’éternité, ou presque, une portion de la matière la plus périssable et la moins noble de Manzoni, vendues au prix de trente grammes d’or, voilà qui ne risquait pas d’améliorer le jugement de son père sur l’étendue de ses qualités artistiques. Mais sur sa fibre commerciale… peut-être que ? Piero Manzoni, mort deux ans après son coup d’éclat, affichait un fort penchant pour l’ironie et revendiquait une partie de l’héritage dadaïste, où entrait pour beaucoup la dimension satirique et révolutionnaire propre au mouvement. À un visiteur qui lui rendait visite alors qu’il était occupé à l’élaboration de son œuvre, l’artiste déclara : « J’étais aux toilettes occupé à travailler pour avoir de la merde d’artiste à vendre. Si l’acheteur potentiel d’une de mes boîtes de merde trouve le prix trop élevé, je propose de lui vendre de la merde au prix qu’il souhaite, emballée dans une feuille de papier toilette. » Une photo, peut-être prise par son hôte ce jour-là, montre Manzoni aux toilettes, souriant et tenant à la main l’une des boîtes de conserve déjà pleine. La dérision n’est évidemment pas le seul moteur du travail de Manzoni. Son geste est avant tout une critique radicale de l’artiste « producteur », de la perception de l’artiste par la société, une attaque en règle contre la figure romantique de l’artiste. Et au-delà de l’entreprise de désacralisation de l’art, Manzoni s’en prend, déjà, au début des années 1960, à une société de consommation alors dans l’âge de l’innocence. De Manzoni, cependant, la postérité préfère souvent retenir le goût pour la provocation. Certaines des boîtes de merde n’ont pas résisté au temps, quelques-unes ont explosé, victimes d’une pression gazeuse trop forte ou de la corrosion ; d’autres, données par l’artiste ou exposées dans des galeries et des musées, manifestent un peu de faiblesse. En 1994, lors d’une exposition organisée par un musée danois, un collectionneur prête une boîte défectueuse, ou qui s’est abîmée pendant le transport. Elle se met à fuir, dégageant une odeur qui a durablement marqué ceux qui l’ont sentie. En 1998, une autre boîte prêtée au musée d’art contemporain londonien Serpentine Gallery a connu les mêmes déboires. D’autres encore ont été ouvertes, par l’artiste Bernard Bazile en particulier, qui se lance dans une réflexion artistique autour de l’une des œuvres les plus radicales du XXe siècle – au moins autant que les « ready-made » de Duchamp –, procédant à des ouvertures publiques, en 1989 à Marseille et en 1993 à Beaubourg, et reprenant à son compte le questionnement engagé par Manzoni sur la fonction de l’art par l’interpellation de ses interlocuteurs : « Dans quelles circonstances et à quel prix avez-vous acheté une boîte ? », « Quel sens lui donnez-vous ? », « Qu’y a-t-il à l’intérieur de la boîte ? », etc. Triste ironie du sort et triomphe de la bêtise, les boîtes se négocient aujourd’hui, sur le marché de l’art, entre vingt-cinq mille et trente-cinq mille dollars… nettement au-dessus du prix de l’or. 50
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Presse
r u o Ret oyeur v n e à l’ Libération, Mururoa son amour
1995
Un mois après son élection à la présidence de la République, Jacques Chirac tient son premier point presse devant les journalistes accrédités à l’Élysée. Debout derrière un pupitre, le nouveau président annonce la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique, mettant ainsi un terme au moratoire de deux ans décidé en 1992 par son prédécesseur, François Mitterrand. Le discours présidentiel en refroidit beaucoup, les protestations fusent d’un peu partout à travers la planète, à commencer par les voisins les plus proches de la zone des tirs, les États de la région du Pacifique Sud. Le premier essai d’une série qui doit en compter huit (de septembre 1995 à mai 1996) a lieu le 5 septembre dans l’atoll de Mururoa en Polynésie française. Le lendemain, Libération publie en première page un montage imaginé par Oliviero Toscani montrant le visage de Jacques Chirac, dont la moitié droite présente les stigmates de ce qui a toutes les apparences de brûlures consécutives à une violente exposition aux radiations. Cela lui fait un air assez vilain, et même monstrueux. L’image fait référence aux photos des martyrs japonais des bombardements nucléaires américains d’août 1945. Et le titre du quotidien rappelle évidemment celui d’un film d’Alain Resnais (avec un scénario de Marguerite Duras), Hiroshima mon amour, évoquant en creux la bombe atomique et ses victimes. Lequel titre rencontrera cette année-là une certaine fortune, puisqu’il sera à nouveau parodié quelques mois plus tard par l’écrivain Patrick Rambaud, qui signe sous le pseudonyme de Marguerite Duraille un Mururoa mon amour, pastichant avec une joyeuse cruauté la manière de la grande prêtresse du nouveau roman. On ne résiste pas à reproduire quelques passages de la quatrième de couverture : « Ce livre, il manquait. C’est ce que j’ai fait de plus important. On pourrait le lire sans rien, sans les mots. Sans le lecteur, aussi. […] Le sens, il se dispose tout seul, sans qu’on le cherche. Ça n’a jamais été fait comme ça. Il y a du scandale, dans cette façon de dire avec les mots. Il y a aussi du génie, là-dedans. Tout le monde le sait. Ça doit décourager de faire d’autres livres après moi. […] Mururoa mon amour. Parce que ça parle de ça, si on veut. Ça pourrait se passer ailleurs. Ça pourrait même se passer autrement. C’est parler de rien, que d’écrire ce livre. Ça va très loin. » Après ce petit intermède railleur offert par l’actuel chroniqueur des frasques élyséennes relatives au règne de « Nicolas Ier », revenons à cette une des meilleures heures de Libération. La veille, le président Chirac, confronté à une baisse spectaculaire dans les sondages d’opinion depuis le début de l’été (comme le rappelle le journal dans un petit entrefilet figurant, lui aussi, en première page), prononce un discours au cours duquel il ne dit pas un mot des essais controversés, pourtant sur le point de reprendre quelques heures plus tard. Pourquoi cette très impopulaire obstination, en dehors du plaisir d’exhiber ses muscles ? Peut-être pour donner des gages à l’armée dans le budget de laquelle Jacques Chirac s’apprête à tailler des coupes claires en supprimant le service obligatoire et en fermant un certain nombre de casernes ? Quoi qu’il en soit, les suites littéraires du grand retour de la dissuasion nucléaire française sur le théâtre international s’avèrent décidément riches. En octobre 1995, Libération publie la recension du dernier roman de l’écrivain britannique J. G. Ballard, La Course au paradis, dont l’action se déroule dans une possession française du Pacifique… qui sert de cadre à des essais nucléaires ! 69
Racisme
e u q e c n r e i a b P s i h c n a l b je le L’Oréal, campagne avec Beyoncé
2008
Pas de doute, Beyoncé est noire ! Pourtant… Non, on ne se trompe pas sur une publicité vantant les mérites d’un shampoing colorant commercialisé par L’Oréal et dont la chanteuse fait la promotion, son visage apparaît presque aussi blanc que la blonde aux traits ukrainiens et aux yeux de velours qui orne l’emballage du produit. Que diable s’est-il passé ? Les fins limiers de la presse d’investigation enquêtent au cours de l’été 2008 et pointent un doigt accusateur sur un probable recours à Photoshop, recours selon eux franchement abusif à des fins commerciales. Les fans et la communauté afro-américaine s’emparent de l’affaire et disent leur consternation. Surgie en août 2008 dans les magazines américains Allure et Essence, et sur le point de sortir dans les pages du numéro de septembre de Elle, la polémique enfle des deux côtés de l’Atlantique. Un article du New York Post raille « Beyoncé la pâle », présentée dans une « version malade, presque blanche d’elle-même ». Le journaliste enfonce le clou : « L’Oréal, le géant de la beauté, a, semble-t-il, blanchi Beyoncé Knowles dans une pub magazine choquante, éclaircissant numériquement son teint et rendant presque méconnaissable la plus célèbre chanteuse du monde. » Pendant ce temps, L’Oréal, qui a signé en 2001 un contrat de plusieurs millions de dollars avec la star, nie en bloc. La firme assure que sa « relation avec madame Knowles lui est très chère. Il est catégoriquement faux que L’Oréal Paris ait altéré le teint de la peau ou les traits de madame Knowles pour la campagne publicitaire Féria. » Si ce n’est pas L’Oréal, qui est responsable de cet incontestable blanchiment ? La chanteuse elle-même ? La question est embarrassante ; elle est néanmoins légitime. Car, en 2005, lorsque la chanteuse fait la couverture de Vanity Fair, on s’étonne déjà de sa brusque pâleur. Ou on ne s’en étonne pas – c’est selon –, le Vanity Fair ayant la douteuse réputation de n’ouvrir que très parcimonieusement ses pages aux personnalités noires. En 2010, quand paraît le numéro « spécial Hollywood » du magazine, plusieurs mauvais esprits maugréent en découvrant le peu de place accordé aux acteurs de couleur, ce qui lui vaut les commentaires sarcastiques d’un journaliste du Guardian : Vanity Fair « a regardé dans sa boule de cristal et décidé que, pour ces dix prochaines années, en ce qui concerne les actrices montantes, le futur était entièrement blanc. Même les vêtements qu’elles portent sont résolument pâles, aux teintes de miel, de rose et de beige – le genre de termes employés par les magazines de mode pour décrire les peaux caucasiennes. » En l’espèce, il ne faut pas forcément accabler le magazine pour le teint pâle de Beyoncé. Début 2011, elle apparaît à nouveau très blanchie à la soirée des Grammy Awards. Le doute n’est plus permis, elle est accusée de trahir femmes noires et asiatiques, sa culture et son histoire ; l’affaire prend une tournure politique vraisemblablement à mille lieux des préoccupations de la star, qui répond quelques semaines plus tard aux critiques en posant pour le magazine L’Officiel teinte en noir ébène.
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Reportage
t r o m a L e n ô c i e n u ’ d
Freddy Alborta, photographie du cadavre d’Ernesto Che Guevara
1967
En octobre 1967, dix mois après être entré clandestinement en Bolivie afin d’y organiser la lutte armée contre la dictature militaire du général René Barrientos, parvenu au pouvoir à la faveur d’un coup d’État au milieu des années 1960, le Che, 39 ans, est liquidé par les troupes spéciales de l’armée bolivienne… qui viennent d’être entraînées par des instructeurs américains. Les dernières semaines du guérillero le plus fameux du XXe siècle se déroulent à l’ouest de Santa-Cruz dans le centre du pays, sur les pistes qui serpentent à travers d’épaisses forêts. D’après un journaliste du Guardian présent sur les lieux au moment des faits, la zone grouille d’hommes des forces spéciales américaines. Ils sont équipés de matériel de surveillance dernier cri, grâce auquel ils renseignent leurs alliés sur les mouvements de la guérilla. Le Che et ses hommes sont encerclés depuis plusieurs jours, leurs sources de ravitaillement ont été coupées, l’épuisement, la faim et la soif, la maladie parfois, les tenaillent. Dans la journée du 8 octobre 1967, le commandant des rangers boliviens annonce la capture du révolutionnaire. Il est grièvement blessé, ses hommes livrent d’intenses combats pour le récupérer, mais il est trop tard. C’est le corps d’un homme mort – décédé des suites de ses blessures ou exécuté ? – qui est transporté par hélicoptère jusqu’à l’aéroport de Vallegrande, puis, de là, à l’intérieur de l’enceinte de l’hôpital, dans la buanderie. Son cadavre est déposé sur une table de fortune et immédiatement entouré de médecins, d’une religieuse, d’officiers boliviens et d’au moins un agent de la CIA. Un photographe immortalise la scène. Les représentants du gouvernement américain et leurs supplétifs locaux ensemble engagés dans la lutte contre la fripouille gauchiste ont mis la main sur leur pire ennemi. L’histoire ne s’arrête cependant pas là. Le héros, dont les mains ont été coupées afin d’en authentifier les empreintes digitales, et secrètement ramenées à Cuba en 1970, est inhumé dans une fosse commune toute proche de la piste d’atterrissage de Vallegrande, en compagnie de six autres soldats. Une autre version soutient que le cadavre a été incinéré et ses cendres dispersées. Or, trente ans plus tard, Fidel Castro, qui fait face à une contestation sans précédent, monte une grande opération de communication populaire en organisant le rapatriement du corps afin de le faire inhumer dignement dans un mausolée spécialement consacré au mythe et élevé à Santa Clara, à 300 kilomètres de La Havane. Le problème, c’est que les prétendus restes ne sont pas ceux du Che ! Le Líder Máximo n’a pourtant pas ménagé sa peine pour débusquer la dépouille de son ancien compagnon d’armes : négociations ultra-confidentielles avec les autorités boliviennes, équipes d’agents secrets dépêchées sur place, anthropologues argentins devenus experts en identification de cadavres disparus à l’époque de la dictature… rien n’y fait. Le fiasco ne démonte pas Fidel Castro, qui assure que le corps enterré à Santa Clara est bien celui du révolutionnaire. Freddy Alborta, l’auteur de la célèbre photographie du guérillero mort à l’apparence si sereine, qui s’afficha dans la presse internationale au cours des jours suivants, ne toucha pour son travail que soixante-quinze dollars et dut batailler ferme pour faire valoir ses droits. Au-delà de la spoliation dont a été victime le photographe, le scandale réside ici dans l’exhibition aux yeux du monde du cadavre d’un ennemi de l’Amérique. Exhibition dégradante, humiliante, où le corps de l’ennemi dénudé est montré dans toute la dévastation de la mort et entouré de ses assassins.
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Publicité et polémique
r e r h ü F e r i a F NewForm, Hitler en rose
2010
Hitler en grand uniforme nazi… teinté en rose. En lieu et place du brassard à la croix gammée, un cœur au rose un peu plus vif que l’uniforme. Ce sont ces affiches à l’effigie d’un Führer new style que les habitants de Palerme ont découvert placardées sur les murs de leur ville un jour infortuné du printemps 2010. Afin que le tableau soit complet, l’image, une publicité pour la marque de vêtements NewForm, se complète d’un message aux allures de slogan : « Change ton style, ne suis pas ton chef. » Au-delà de cette injonction matinée de nietzschéisme à la petite semaine, par quelle sorte de fulgurance provocatrice les cervelles en ébullition des auteurs de cette publicité ont-elles été traversées ? Quel obscur dessein poursuivaient-ils ? Évidemment, des associations de résistants, de partisans siciliens, d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale qui ont vu leur ville ravagée par des bombardements massifs – avant qu’une foule de projets immobiliers mafieux n’achèvent le travail de sape – ont vivement réagi. Dans un communiqué, ils demandent l’interdiction immédiate de la campagne et tancent les édiles municipaux : « Nous ne comprenons pas comment les autorités de la ville ont pu autoriser l’installation d’un tel panneau et nous demandons son retrait immédiat ainsi que de tout autre endroit de la ville ou du département […]. Cet événement grave trouble l’âme des démocrates palermitains, offense ceux qui ont combattu le fascisme nazi et viole nos principes démocratiques et constitutionnels. » L’agence de publicité à l’origine du détournement de l’image – tout de même assez connotée – du responsable de l’extermination de six millions de Juifs tente de se justifier en invoquant la saine provocation : il s’agit d’encourager les jeunes à se forger leur propre style et à résister à ceux (sans doute les autres marques de fringues) qui voudraient leur imposer le leur. Quant au fait de solliciter Hitler pour refourguer de la sape… Bon… l’affaire est plus délicate. En tout cas, il n’était pas question de se lancer dans l’apologie du nazisme, en aucune façon, vraiment ! En fait, le but consistait plutôt à ridiculiser la personne de Hitler, explique Daniele Manno, le patron de l’agence. Visiblement en verve, il précise que d’autres pancartes sont amenées à suivre, cette fois illustrées d’un portrait de Mao… et puis peut-être d’autres bienfaiteurs de l’humanité. Les jeunes vont adorer. La campagne de lutte contre le sida mettant en scène Hitler, Staline et Saddam Hussein et symbolisant la mort transmise par le VIH a au moins le mérite de ne prêter le flanc à aucune équivoque. Le message déjà explicite dispensé par l’image se double du slogan : « Le sida est un meurtrier de masse. » Dans la publicité italienne, en revanche, que convient-il de déduire de l’uniforme rose ? Est-ce une manière de laisser entendre que si le dictateur avait eu vent de cette marque de vêtements, il se serait empressé d’en acquérir les modèles pour se démarquer de ses semblables ? Ou que si on avait été Hitler, on aurait été capable d’affirmer bien haut notre différence grâce à NewForm ? La marque cherchait à faire Führer, elle a fait flop.
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