Tim Robinson Connemara PortĂŠ par le vent
La tombe du mort et l’Auberge
Sans doute pourrais-je me tourner vers mes ouvrages de référence et mes tirés à part scientifiques, afin d’écrire un texte raisonné sur Roundstone Bog, retraçant sa topographie et son hydrographie, son archéologie et son écologie, son histoire du point de vue de l’utilisation du sol et ses actuels problèmes en matière de conservation des lieux. Mais je préfère imaginer des randonnées à travers son étendue, emberlificoter le lecteur dans ses textures et laisser les généralités faire surface lorsque la pression qu’exercent les détails les y oblige. Donc, une fois de plus, en route pour Scailp. Cette fois-ci, j’emprunte la petite route qui part tout droit depuis le port sur une centaine de mètres seulement, avant de tourner à droite dans Farrell’s Road, l’allée qui monte doucement entre des prairies à demi envahies par des buissons d’aubépine et d’ajoncs, avec quelques vastes maisons neuves, bâties un peu à l’écart, sur la pente qui part vers l’intérieur des terres. Au bord de la route, les murets en pierres sèches et les fossés disparaissent sous les fuchsias, les saules et les ronciers ; à force d’aller y cueillir des mûres chaque automne, j’en connais tous les coins et recoins. Au bout de quatre cents mètres, sur la gauche, on peut voir un fourré que surmonte un frêne malmené par les tempêtes, et si l’on regarde à travers la haie, on distingue tout juste, dans le talus situé au-delà, un renfoncement indistinct et vaguement carré, aux flancs duquel apparaissent quelques travaux de maçonnerie. C’était là que vivait Farrell, le tailleur ; là qu’il se tenait avec ses ciseaux, son dé et un morceau 30
de peau de mouton, en guise de mètre-ruban, si j’en crois ce qu’on m’a dit des méthodes de travail des tailleurs du Connemara ; en effet, ils notaient les mesures de chaque client ou cliente en appuyant contre lui ou elle le bord d’une peau de mouton et en y pratiquant des petites entailles aux endroits voulus. Lorsque le vêtement était terminé, on découpait une étroite bandelette dans la peau de mouton, afin d’avoir de nouveau un bord bien net pour le client suivant. C’est d’ailleurs ainsi que le Temps, ce tailleur de toutes choses, a découpé une à une des bandelettes dans la vie de Farrell, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien, puis dans sa maison, puis dans le moindre souvenir de lui-même ou de sa maison, dont je ne parviens à sauver ici qu’une seule étroite bandelette. Quelque six cents mètres plus loin, on trouve une barrière, au-delà de laquelle le chemin continue, en terre battue à présent, à travers une lande vierge de toute clôture, tandis que les pentes rugueuses de Letterdife Hill s’élèvent à main gauche. Cet endroit est la terre communale appartenant à Letterdife, ce qui signifie que chacun des habitants de ce townland a le droit d’y faire paître un certain nombre de bêtes. Les moutons, à ce qu’il semble, n’aiment pas trop s’éloigner du lieu où on les amène à la « montagne » pour la première fois, si bien que les flancs de Letterdife Hill sont constellés des solides petites brebis à face noire du Connemara, alors qu’on en voit très peu dans les zones de la tourbière situées plus loin. Quelquefois, une douzaine de génisses et de jeunes bœufs sont allongés sur la route ou en haut de petites buttes toutes proches, contents de sentir sous eux cette surface relativement sèche, pour y ruminer à leur aise. Il y aura peut-être aussi une bande sculpturale de poneys du Connemara, se découpant contre le ciel ; comme on les laisse à l’état sauvage au cours de leurs deux premières années de vie, ils s’enfuiront au galop dans les zones désertes de la tourbière si l’on cherche à les approcher de trop près. Pas très loin de la barrière, la route franchit un des sommets de la colline et commence à descendre vers l’endroit où elle rencontrera la route du bord de mer. Juste au-delà du point le plus haut, en remontant le versant de gauche sur une centaine de mètres, on tombe sur une parcelle de terrain plat qu’on appelle Clochairín, un mot qui désigne une petite construction en pierre ou un endroit pierreux. La plupart des pierres ont été emportées par charrettes entières il y a bien longtemps, afin d’édifier des clôtures, mais l’on parvient à discerner les fondations d’un logis d’une seule pièce, un peu plus important qu’une cahute de booley, puisqu’il mesure à 31
l’intérieur environ cinq mètres sur près de trois ; il y a aussi des traces de petits enclos, tout près, ainsi qu’un enclos à moutons en ruine, installé à l’abri d’un rocher en saillie. C’était, me dit-on, la maison de la famille Woods, une sœur et ses deux frères – dont l’un, à ce que croient ses descendants, était un châtreur de porcs itinérant – venus de l’est du comté de Galway, afin de travailler comme bergers pour la famille Robinson. Des cartes anciennes indiquent que la maison n’avait déjà plus de toit dans les années 1890, mais si les Woods s’y trouvaient encore dans les années 1880, ils purent observer en contrebas la construction de la vaste demeure de leur maître, au pied du versant situé à l’est par rapport à eux. De tout temps, ils auraient eu une vue toujours intéressante sur les différentes voies navigables sillonnant la baie de Roundstone, où vaquaient les bateaux transportant la tourbe et les bateaux de pêche, sortis des douzaines de petites criques creusant cette côte très découpée. Au-dessus et au-delà de ce spectacle, un panorama vaste et instable de collines et de cieux, tout plein de ces espèces de réalités proches de la vision, que j’ai pu voir moi-même depuis cette hauteur aérienne. Je me rappelle, par exemple, une crécerelle, planant sur place sans le moindre effort pendant une minute ou deux, face à un vent violent venu du sud, puis se détournant pour se laisser emporter très loin à l’autre bout de la tourbière ; un cirrus, aux allures de plume cosmique, couché en travers de la totalité du ciel au sud, et un corbeau occupé à mesurer sa longueur à lents battements d’ailes, passant d’un tronçon au suivant, d’un bout à l’autre, depuis son territoire tout en haut d’Errisbeg jusqu’à ne plus être qu’un simple point au-dessus des collines de Carna ; et, le plus spectaculaire de tout peut-être, un arc-en-ciel, dont l’intérieur était empli de lumière et de rayons obliques et sombres, surgissant du sommet de Cashel Hill, à quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la baie. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre ce dernier phénomène, dont je n’ai jamais lu la moindre description. À ce moment-là, le soleil brillait par une petite trouée entre des nuages derrière moi et projetait les ombres de leurs bords déchiquetés dans la masse de gouttes de pluie qui se déversait sur Cashel ; ces ombres étaient parallèles, bien sûr, puisqu’elles avaient leur origine géométrique dans le soleil, et si je les avais regardées en direction du sud-ouest, elles auraient paru diverger selon l’habituelle forme d’éventail, alors qu’au nord-est elles convergeaient dans une perspective fuyante vers un point diamétralement opposé au soleil, lequel point était le centre de l’arc-en-ciel et aussi, par le plus 32
grand des hasards, le sommet de la colline. Jadis, parmi les devoirs du berger figurait, on peut le supposer, la surveillance des petits arcanes célestes de ce genre ; de nos jours, l’agriculteur remonte la route en voiture et inspecte ses moutons à la jumelle, sans descendre de son véhicule, puis il redescend, laissant les troupeaux de nuages aux bons soins des écrivains et des artistes. Depuis Clochairín, le chemin s’abaisse en pente douce vers le nord-est, jusqu’à sa jonction avec la route du bord de mer, à un endroit nommé Sedge Gap, la trouée du carex ; dans le temps, les gens qui coupaient, sur la colline, le carex servant à confectionner les toits de chaume le descendaient et l’entassaient là, au bord de la route, pour qu’on vînt le ramasser. Quelques centaines de mètres avant ce lieu, on peut tourner à gauche pour emprunter un petit sentier qui file vers le nord sur une étendue de tourbière bien plate. Il est utilisé par les coupeurs de mottes et l’on trouve au bord, ici et là, des tas de mottes de tourbe ; la tourbière, de part et d’autre, est creusée par des fronts de taille anciens et nouveaux, si bien que la surface originale du sol est désormais réduite à de longues bandes étroites séparant des fosses rectangulaires d’un mètre ou deux de profondeur, souvent gorgées d’eau et difficiles à négocier. Les parois verticales de ces fosses sont en tourbe brun foncé ou noirâtre, montrant le dessin des coups de pelle qui ont permis de trancher les mottes. En été, des milliers de touffes blanches de linaigrette viennent adoucir l’aspect austère des lieux. Il y avait naguère, sur les pistes boueuses séparant ces fronts de taille, une ou deux vieilles voitures, livrées à la rouille, mais pas tout à fait abandonnées néanmoins, où les coupeurs de mottes couraient se réfugier lorsque de fortes averses s’abattaient sur la tourbière. Il faut prendre la peine de faire le détour le long d’une de ces pistes, qui part vers l’est pour donner accès à un lac long et maigre qu’on appelle Loch Caimín, en raison de sa forme, car le caimín est une houlette de berger. Au milieu de ce lac, sur un îlot plus ou moins carré, qui fait à peu près dix-sept mètres de côté, on peut voir sur les rives ouest et sud un ouvrage en pierres sèches d’environ un mètre vingt de haut ; ce sont les vestiges d’un mur qui défendait les deux flancs tournés vers la rive. Il y a, dans le Connemara, une vingtaine de crannogs, ou habitations lacustres, de ce genre, lesquelles datent probablement de l’âge du bronze ou de celui du fer. Celle-ci a été signalée pour la première fois par G. H. Kinahan, un géologue doué d’une louable curiosité générale, dans un article publié par la revue Proceedings of the Royal Society of Antiquarians of Ireland (Débats de la société des 33
antiquaires d’Irlande), pour l’année 1872. J’expliquerai plus loin le rôle qu’ont joué les occupants de cette habitation lacustre et d’autres ouvrages analogues dans la création, tout autour d’elles, d’étendues de terre sauvage et sans arbres. Au bout de moins de deux kilomètres, la route en terre s’achève et l’on a ménagé un espace où les voitures peuvent faire demi-tour, comme si la petite rivière qu’on aperçoit juste devant, la Caimín, était un obstacle insurmontable. En réalité, par endroits, on peut franchir d’un bond ce cours d’eau qui véhicule les eaux sortant du Loch Caimín jusqu’à un autre lac situé plus loin dans la tourbière, vers l’ouest, mais il faut faire attention, car il a découpé dans la tourbe une fente profonde et sombre. Si l’on oblique vers l’ouest pour suivre cette rivière, on s’oriente vers le cœur intact de la tourbière et on s’éloigne de ses lisières tailladées. Cnoc na gCorrbhéal se situe à deux kilomètres et demi vers le sud-ouest, avec les collines plus élevées, proches de Roundstone, à moitié cachées derrière, mais là devant, sur une distance de plus de huit kilomètres, le terrain ne s’élève jamais en excès d’une petite trentaine de mètres audessus du niveau de la mer. Il y a bien une centaine de lacs, voire davantage, dans les soixante ou soixante-dix kilomètres carrés de Roundstone Bog, la plupart d’entre eux se trouvant dans les bassins rocheux qu’ont créés les glaciers descendus des montagnes situées au nord, au cours de la dernière période glaciaire, et poussés à travers cette région, dont ils ont emporté la majeure partie du sol et des cailloux. C’est ce que les géologues appellent une topographie « knock-and-loughan », expression tirée des mots irlandais cnoc, colline, et lochán, petit lac. Des monticules de roche nue affleurent au milieu de vastes étendues de terrain gorgé d’eau et planté de carex ; il n’y a pas jusqu’aux passages les plus praticables pour le promeneur qui ne soient une mosaïque de trous boueux et de tertres couverts de bruyères. Il s’agit d’un environnement extrême, avec des précipitations très abondantes et des vents quasi permanents, entièrement dépourvu d’arbres, sauf sur certaines îles au milieu des lacs, et comportant fort peu de buissons en dehors d’un genévrier de loin en loin, cramponné de manière désespérée, semble-t-il, à l’abri d’un rocher, ou bien d’un houx nain réfugié dans une niche au bord d’un lac. Si l’on veut situer cette tourbière dans le contexte des tourbières irlandaises en général, il faut d’abord établir une distinction entre les « blanket bogs» (tourbières de couverture) et les « raised bogs» (tourbières de plateau) des plaines de l’intérieur du pays. Ces dernières 34
ont leur origine dans des « fens», c’est-à-dire des tourbières minérotrophes envahies par la végétation, où la sphaigne était florissante, et qui, en l’espace de milliers d’années, ont pu former de profonds dépôts de tourbe de sphaigne, lesquels, étant plus épais au milieu, où se trouvait le lac originel, donnent à ces tourbières leur aspect caractéristique légèrement exhaussé. Les tourbières de couverture, en revanche, se drapent sur le terrain, dont elles moulent les contours comme une couverture ; dans la tourbière de Roundstone, sous la surface lisse et molle, masquant une strate inférieure de roche déchiquetée, on peut trouver des épaisseurs de tourbe variant de quelques dizaines de centimètres à cinq mètres ou plus, qui représentent les détritus de trente ou quarante siècles de vie végétale, comprimés en matière dense et noirâtre sous l’effet de leur propre poids accumulé et préservés de la décomposition par leur propre acidité. Deuxièmement, il existe une distinction, en termes de végétation, entre la tourbière de couverture montagneuse, qui couvre d’énormes superficies des hautes-terres à travers toute l’Irlande, et la tourbière de couverture des basses-terres ou atlantique, que l’on rencontre avant tout dans l’ouest pluvieux des comtés de Galway et de Mayo. Roundstone Bog est le plus bel exemple de cette dernière espèce et l’une des rares à posséder un noyau important qui n’a jamais été endommagé par le tourbage ou l’exploitation forestière. Sa marqueterie de lacs en fait un phénomène presque unique ; il est certain qu’il n’existe rien de comparable en Irlande, l’exemple le plus proche se situant dans les Hébrides extérieures. Si l’on regarde au loin, en pénétrant vers l’intérieur de la tourbière, les premières impressions tendent vers la monotonie et l’uniformité, mais l’expérience ne tarde pas à les combattre, en venant constamment vous rappeler, par la difficulté que l’on éprouve à avancer, ce qui se trouve sous vos pieds ou immédiatement devant vous. Les obstacles les plus sérieux sont les zones plates où l’eau luit par éclairs entre les touffes de sphaigne ; on est tenté de sauter d’un petit coussinet au suivant, mais on est vite obligé de faire marche arrière lorsqu’ils commencent à s’espacer; il faut alors faire un détour jusqu’à une zone exhaussée, creusée de trous, et après s’y être frayé un chemin tant bien que mal, pendant quelque temps, se hisser sur une arête prometteuse de roche et de bruyère, qui se révèle être un promontoire ayant à son extrémité un nouveau marécage de carex. Tout cela peut entraîner lassitude et inquiétude, mais c’est un pur enchantement lorsqu’il fait beau, que les après-midi sont longs et que rien ne presse. Quelquefois, je rentre d’une promenade de ce 35
genre la tête si vide que j’ai l’impression qu’elle n’a pas été traversée par la moindre pensée, la moindre observation, d’un bout à l’autre de la journée, et j’éprouve le sentiment d’avoir vraiment vu les choses telles qu’elles sont quand je ne suis pas là pour les voir. En plusieurs douzaines d’expéditions, je n’y ai jamais rencontré quiconque, mais j’ai à l’occasion persuadé des amis de se joindre à moi, afin d’avoir la possibilité de donner un coup de fouet à mes impressions de l’endroit en observant leurs réactions. Ainsi, j’ai pu apprécier la compagnie de l’éleveur de moutons, qui remarque d’un air réprobateur le renard se faufilant à flanc de colline et qui m’assure que si le brouillard s’installait, son chien serait capable de nous ramener à la maison ; celle du poète qui rapporte comme un brin de bruyère quelque révélation de la nature sauvage d’où il fera fructifier un poème ; celle de l’ornithologue qui peut me signaler le vol bas du merlin et sa prompte disparition vers le lieu où il niche sur une des îles du lac ; et même celle de l’entomologiste capable de me montrer quelque minuscule horreur : un carabe aux longues pattes, noir et luisant, occupé à creuser voracement l’abdomen dodu d’un cossus gâte-bois dont les ailes palpitent encore. Mais c’est aussi un délice pour moi que de m’y retrouver tout seul. De nos jours, je prends la précaution de me munir de mon portable – il ne serait pas idéal de se fracturer la cheville dans un lieu aussi isolé – et alors, c’est un charmant plaisir, parfois, de surprendre ma compagne, M, occupée dans notre jardin ou dans son atelier, làbas au village, en lui téléphonant – à propos de rien, ou de tout – depuis cette immensité qui déborde de lumière changeante, de brises tout à fait pures et de silences pleins de murmures. Mais lorsque les fleurs sauvages apparaissent sur toutes les variétés de surface, depuis la tourbe noire luisante d’humidité jusqu’au gris des rochers couverts de lichens, on éprouve le besoin d’avoir avec soi un botaniste, tendance écolo, afin de donner un sens au chaos d’impressions visuelles. Chacun de ces terrains différents est l’habitat d’un type relativement bien défini de végétation, d’une communauté de plusieurs espèces de plantes, avec ses préférences écologiques individuelles. Des scientifiques ont dressé des classifications très complexes de telles « associations de plantes », comme je l’expliquerai plus loin; les catégories de leurs systèmes reflètent, sous forme d’abstractions, les modalités de l’expérience que l’on peut acquérir à quatre pattes au milieu d’un paysage tel que celui de Roundstone Bog, mais leur pesante terminologie n’est pas assez fringante pour le contexte actuel. Toutefois, en présentant, à la bonne franquette, 36
certains des principaux participants à la danse biotique, je crois suivre les traces de ces scientifiques. Je commencerai par les environnements les plus secs pour gagner petit à petit les plus humides. Voici d’abord, sur les pentes mieux drainées de collines telles qu’Errisbeg et Cnoc na gCorrbhéal, le somptueux patchwork de pourpre et d’or que forment la bruyère cendrée et les ajoncs peu élevés ; on pourrait croire que ces deux plantes se sont choisies pour des raisons musicales, tant leurs couleurs chantent vigoureusement ensemble. Dans le Connemara et le sud du comté de Mayo, une ravissante variété locale vient s’ajouter à cette communauté étendue, la bruyère de Saint-Daboec, avec ses clochettes roses d’un centimètre de long, rangées sur des rameaux maigrelets et faibles qui se hissent souvent à grand-peine sur les voisins qui les soutiennent. Il s’agit d’une des quatre variétés de bruyères rares que l’on trouve dans Roundstone Bog, lesquelles sont plus abondantes en Espagne, au Portugal ou en France, et le débat fait rage quant à la raison pour laquelle elles se sont aussi bien adaptées à cet environnement proche de la toundra. Si l’on passe à la tourbière proprement dite, un des traits dominants de vastes zones est la présence de la haute molinie bleue ; son nom irlandais est fiontarnach, lorsqu’elle se fane de façon spectaculaire, en automne, et que sa couleur blonde (fionn), conjuguée au brun roux des fougères et au violet sombre des tiges nues de myrte des marais donne à la zone montagneuse l’aspect de luxueuses fourrures, empilées en énormes tas ostentatoires. En hiver, des feuilles de molinie bleue, arrachées par le vent, sont balayées au-dessus de toute la contrée, se coinçant et s’accumulant en masses si denses dans les clôtures en fil de fer qu’une tempête peut alors abattre celles-ci. Diverses variétés de carex, fauves, ambrées et roussâtres – le vocabulaire manque pour préciser leurs teintes subtiles et changeantes – surgissent à profusion, parmi elles ce qu’on appelle le choin noirâtre, témoin constant des tourbières de couverture atlantiques, que l’on reconnaît à la petite touffe de fleurs noirâtres en haut de sa fine tige ; des arpents entiers de tourbe humide en sont couverts. Vers la fin de l’été, la linaigrette vaginée, un autre carex, avec sa corolle unique qui ressemble à une touffe de coton, et la linaigrette à feuilles étroites, avec ses trois ou quatre corolles, transforment certaines parties de la tourbière en une mer blanche ébouriffée par le vent. Deux bruyères sont particulièrement répandues : la bruyère à quatre angles, qui doit son nom au fait que ses feuilles sont arrangées par groupes de quatre pour former des petites croix, et la callune 37
ou bruyère commune, Calluna vulgaris (je donne le nom scientifique, car les noms vernaculaires de cette espèce et de l’Erica cinerea, la bruyère cendrée, varient déplorablement d’un livre à l’autre). Le myrte des marais pousse souvent dans des zones similaires, petit arbrisseau ratatiné de soixante centimètres à un mètre à peine ; si l’on en croit la tradition populaire, c’était jadis un arbre, mais on se servit de son bois pour fabriquer la croix de Jésus, si bien qu’il fut frappé de malédiction; il n’est pas, néanmoins, tout à fait maudit, puisque les bergers avaient coutume de se frotter le visage avec ses feuilles aromatiques, afin de repousser les moucherons qui, par temps lourd, tourmentent les hommes et les bêtes. Parmi les nombreuses fleurs des tourbières atlantiques, les lumineuses étoiles jaunes du petit lys qu’on appelle narthécie des marais paraissent trop raffinées et délicates pour ce rude univers de vent et de pluie. La tormentille, dont les quatre pétales jaunes sont aussi nettement symétriques que ceux d’une rose héraldique, et les fleurs bleu vif du polygale à feuilles de serpolet lancent des étincelles de couleur parmi les tiges de bruyère. Les fleurs rose foncé du pédiculaire des marais attireraient l’attention d’un botaniste du continent, car cette petite plante, naguère commune à travers l’Europe entière, a perdu du terrain à mesure que l’abeille sauvage qui la pollinisait s’est faite plus rare, si bien qu’elle est désormais une des espèces remarquées des zones montagneuses de l’Irlande. C’est une plante parasite dont les petites racines s’enfoncent dans celles de la bruyère pour voler ses sucs, en réaction à la difficulté de vivre dans un lieu où la tourbe imperméable épaisse d’un mètre ou plus isole la provision d’éléments nutritifs des rochers situés au-dessous. Une autre solution au même problème est celle des plantes carnivores, par exemple la grassette et le drosera, avec leurs feuilles plates et poisseuses qui se redressent et se referment comme des poings sur les moucherons et autres fins morceaux venus se poser sur elles. Dans les trous de tourbière et au bord des lacs poussent les plus extraordinaires petites machines à tuer de Roundstone Bog : des utriculaires, plantes aquatiques dépourvues de racines, qui ressemblent à des bribes de mousse. Sur leurs feuilles, on peut voir de minuscules outres transparentes fermées par des sortes de clapets. Celles-ci peuvent expulser l’eau à travers leur peau, formant à l’intérieur un vide partiel ; lorsqu’une petite créature de la mare s’approche, attirée par une exsudation de sucre à l’extérieur du clapet, et qu’elle touche un de ses poils, le piège s’ouvre, l’outre se dilate et la victime est aspirée à l’intérieur, le tout en un centième de seconde. 38
Chaque année, je réapprends les noms de certaines des mousses et des hépatiques de la tourbière, puis je les oublie de nouveau. Je me rappelle, néanmoins, les coussins noirs, lisses et luisants de Campylopus atrovirens, ayant entendu des étudiants en botanique appeler cette plante, sans états d’âme, « la mousse du chien noyé ». Pleurozia purpurea, une hépatique, est elle aussi inoubliable ; on croirait voir un amas de vers rouge sombre. Ces deux plantes, auxquelles il faut ajouter le choin noirâtre, sont à vrai dire les espèces caractéristiques d’une tourbière de couverture type des zones atlantiques. D’autres espèces fournissent aux scientifiques des moyens de distinguer des communautés de plantes confinées à des niches écologiques plus particulières. Dans les zones en pente, où des ruisselets circulent dans les couches supérieures de la tourbe, et dans les dépressions des systèmes de buttes et de creux, on trouve des carex et des roseaux particuliers, alors que d’autres préfèrent des lieux où l’eau ruisselle à la surface, ou des lieux servant régulièrement de pâturages. La laîche pauvre, la laîche bleuâtre, le jonc bulbeux : seul un expert sait les distinguer, mais, sans se faire remarquer, elles ajoutent leurs textures et couleurs bien particulières à toute cette diversité sous-estimée que l’on foule aux pieds. Le rhynchospore blanc, cependant, ne saurait passer inaperçu: ses corolles beige pâle, pareilles à de petites étoiles posées au bout de fines tiges d’une trentaine de centimètres, forment une couche flottante au-dessus de vastes zones plates de la tourbière la plus humide qui soit, à travers laquelle on avance comme quelqu’un qui marche sur l’eau, animé par une foi imparfaite, oscillant chaque fois que la surface frémit et menace de céder sous votre poids, et d’où l’on gagne en titubant une zone plus ferme avec un intense soulagement. Ce carex est un des aliments de base de l’oie rieuse du Groënland qui venait jadis hiverner dans Roundstone Bog et dont un petit nombre d’individus continuent peut-être de venir, trouvant ce territoire assez proche de leur toundra natale. Les gardes-moniteurs du Parc national, qui notent les endroits où ces oiseaux rares et farouches se nourrissent, me disent qu’ils apprennent d’abord à reconnaître les volatiles eux-mêmes, puis leurs fientes tubulaires d’un gris blanchâtre, puis le carex qu’ils ont arraché du sol afin de se repaître de ses bulbilles succulentes. Les chasseurs d’oiseaux sauvages reconnaissent aussi ces signes, je le crains. La sphaigne, de par sa structure et sa chimie, est constamment occupée à travailler, ou à s’amuser, dans la lente auto-inhumation et auto-résurrection de la tourbière. Ses feuilles sont en partie 39
composées de grandes cellules qui s’emplissent d’eau à travers leurs pores, si bien que la plante se comporte comme une éponge ; elle peut aussi sécréter des acides carboniques dans l’eau qui l’entoure, en échange de potassium, de magnésium et de calcium, les éléments nutritifs dont elle a besoin. Ces deux propriétés lui permettent de pousser au-dessus de la nappe phréatique, parce qu’elle entraîne avec elle l’eau de la tourbière, recréant ainsi l’habitat acide, gorgé d’eau et pauvre en éléments nutritifs auquel elle est adaptée. Il y a de nombreuses variétés de sphaignes, dont chacune préfère son propre taux d’humidité ; certaines sont d’ordinaire entièrement submergées dans les mares de la tourbière, alors que d’autres s’élèvent au-dessus pour former des îles ; d’autres encore colonisent ces îles et forment à leur tour des monticules relativement secs qui peuvent être envahis par des carex, des bruyères et des molinies bleues. Donc, d’année en décennie, le mouillé devient sec et, puisque l’eau de pluie doit bien aller quelque part, le sec devient mouillé ; la micro-géographie de la tourbière est un flux, trop lent pour le regard de l’homme, mais qui ne cesse de réorganiser ses textures et ses couleurs fort complexes. Telles sont les plantes les plus frappantes de Roundstone Bog ; des livres et des articles les concernant, elles et une centaine d’autres espèces, sans parler d’innombrables lichens, algues unicellulaires et autres petits brimborions de vie, s’empilent sur ma table. Et ensuite, on en arrive aux lacs, lesquels offrent une autre succession d’habitats, chacun pourvu de ses propres associations végétales, de son mélange floral spécifique, aussi reconnaissable que les visages des membres de la famille. Si je suis la Caimín River vers l’ouest, sur quatre cents mètres, j’arrive au premier grand lac, le Loch na bhFaoileann, ce qui veut dire lac aux mouettes (la forme anglaise de son nom, le Lough Wheelan, donne une vague idée de la prononciation). Ce lac est tout en bras ; la rivière s’écoule dans un des bras situés au nord et le bras de l’est m’oblige à faire un détour et à parcourir plus d’un kilomètre et demi pour atteindre l’extrémité du bras situé à l’ouest. (Qu’elles sont donc fantastiques, les formes de ces lacs ! Même sur une carte, leur angulosité complexe offre un contraste extrême avec les formes fluides des courbes de niveau, et lorsqu’on réfléchit que les bords des lacs sont eux-mêmes des courbes de niveau, mesurées à la goutte près, avec une exactitude scrupuleuse, par le niveau de l’eau, on comprend avec quel aplomb les cartes mentent dans leur représentation du relief.) Comme la plupart des lacs de bonne taille, celui-ci possède de nombreuses îles, dont la majeure 40
partie est couverte de buissons et même d’arbres. La première île devant laquelle je passe, cependant, n’est pas boisée ; moins d’un mètre ou deux d’eau peu profonde la séparent du « continent », et son nom, Oileán na nUan, ou île aux Agneaux, s’ajoutant aux traces d’un mur en travers de son point le plus voisin, laisse deviner qu’elle a servi d’enclos à brebis au moment de l’agnelage. Donc, ce doit être l’exclusion des moutons, du bétail et des chèvres qui a permis à tous ces petits bois de se constituer sur les autres îles – et cette observation laisse deviner, à son tour, que toutes les parties les plus sèches de la tourbière, et surtout ses monticules rocheux, ressembleraient à ces îles, n’était la longue histoire de leur rôle de pâturage. De ce fait, les îles offrent un aperçu de quelque très lointain passé de la tourbière. Leur végétation a été décrite par David Webb, coauteur d’un grand classique consacré à la flore du Connemara, qui fut, en son temps, le plus grand botaniste d’Irlande, et par son collègue E. V. Glanville ; leur ouvrage, malgré son caractère rigoureusement scientifique, n’en trahit pas moins l’euphorie ressentie en posant le pied sur une terra nova : « Le premier point qu’il convient de souligner, c’est que la végétation de l’île n’a jamais été touchée par l’homme et très peu par les animaux ; ce qui produit une atmosphère à la fois fascinante et inhabituelle de forêt vierge… La zone boisée… est d’un intérêt suprême. Il suffit de s’y enfoncer d’un mètre ou deux pour comprendre à quel point elle diffère de la majorité des bois « naturels » du continent. Ici, sur les îles, les arbustes abondent de toutes parts et à chaque pas ou presque, votre pied s’enfonce avec un bruit sourd à travers des branches pourrissantes, couvertes de mousse, jusqu’aux profonds substrats d’humus situés en dessous… » Webb et Glanville étudièrent des îles lacustres dans le centre du Connemara, ainsi que certaines de celles de Roundstone Bog, découvrant au total 39 essences de bois et 132 herbes. En règle générale, les îles lacustres présentent un terrain couvert de bruyère du côté des vents dominants, c’est-à-dire à l’ouest, puis la végétation s’élève par degrés jusqu’à devenir un bois à mesure qu’elle avance vers l’est, le tout étant sculpté par le vent en un dôme unique. Sur les îles de Roundstone Bog, l’essence la plus fréquente est le sorbier. Parmi celles que l’on trouve en quantité, citons aussi le bouleau (de la variété duveteuse, Betula pubescens, ou bouleau blanc), le houx, l’if et le saule marsault commun, qui se penche
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souvent sur l’eau s’il pousse sous le vent. Il y a parfois quelques aubépines, à l’orée du bois, et à l’occasion un chêne rouvre. Des ronciers et des dryoptéris dilatés poussent dans les zones d’ombre profonde, une autre fougère, le polypode commun, sur les branches et les rochers, le lierre et le chèvrefeuille grimpent partout, et les myrtilles abondent dans les zones moins ombragées. À l’ouest, tout autour des bordures exposées, du côté couvert de bruyères, on trouve des genévriers nains, des saules rampants et des myrtes des marais. Tel était l’état normal de la végétation, mais sur deux des îles du Loch na bhFaoileann, Webb et Glanville découvrirent que la présence d’un grand nombre de cormorans au début de l’été entraînait un désastre écologique : « En ce moment, 150 paires environ nichent sur la plus grande des deux îles parcourues [Crow Island, l’île aux corneilles]. L’autre [Big Island, la grande île] était anciennement utilisée pour y nicher, mais les oiseaux l’ont récemment abandonnée ; ils la visitent, toutefois, très souvent pour s’alimenter. Ces deux îles présentent un extraordinaire spectacle de désordre et de désolation. Presque tous les arbres ont été tués par l’effet corrosif des fientes et seuls persistent aujourd’hui leurs squelettes qui pourrissent lentement. La majeure partie du sol est couverte d’une grossière broussaille d’ajoncs et de ronciers, de fougères ou d’herbes rêches ; dans les zones les plus constamment occupées par les oiseaux, le sol tourbeux est presque partout dénudé, avec un tapis intermittent de mauvaises herbes, d’arbustes et d’herbe piétinée. On trouve partout d’épais dépôts de guano frais, des poissons pourris, des oisillons morts, des coquilles d’œuf et des restes de crabes et de mollusques. Enfin, sur la crête centrale de Crow Island, il y a un extraordinaire déploiement de nids ; il s’agit de structures en forme de colonne d’une trentaine de centimètres de haut, faites de tiges de callune, de baldingère faux-roseau et de ronces, de frondes de fougères et de feuilles de luzule. » « Grossière broussaille », « herbes rêches », « mauvaises herbes » : un vocabulaire aussi chargé d’émotion est rare dans les textes botaniques. Toutefois, tout le monde ne déplorait pas cette destruction, à l’instar des botanistes : on me dit que les agriculteurs d’Inis Ní avaient coutume de récolter des chargements de guano et de les rapporter chez eux, sans doute à dos d’âne, pour servir d’engrais. Cependant, dix ans environ après la rédaction du texte cité plus
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haut (en 1961), l’association locale des pêcheurs à la ligne décida que les cormorans nuisaient à la pêche à la truite, pour laquelle les lacs de Roundstone Bog sont bien connus, et leurs têtes furent mises à prix ; donc, on commença à leur tirer dessus et les oiseaux partirent s’installer à environ un kilomètre et demi en direction du centre de la tourbière, vers le nord-est, sur une île du Loch Scainimh (où ils se portent comme des charmes et où, si j’en crois les propos de notre champion de chasse de Roundstone, Joe Creane, ils améliorent en réalité les pêcheries grâce aux éléments nutritifs qu’ils apportent de la zone côtière, alors que les truites du Loch na bhFaoileann ont baissé de qualité). La première fois que j’ai visité le lac, dans les années 1980, les îles du Loch na bhFaoileann étaient encore dévastées et lamentables ; à présent Big Island est verdoyante, mais un ou deux arbres morts lèvent encore la tête audessus de la repousse, comme des cerfs aux aguets, tandis que Crow Island ressemble à un jardin public, avec des buissons et des sorbiers éparpillés sur un sol vert et lisse, ce qui la rend fidèle à son nom irlandais, An tOileán Glas, l’île verte. Un chenal d’écoulement d’une centaine de mètres relie le bras sud-ouest du Loch na bhFaoileann au lac suivant, qui en diffère assez nettement, même sur une carte, en raison de ses contours plus arrondis. La raison en est vite apparente : à la différence du précédent, avec ses rives pierreuses, cet autre lac est serti dans une zone étale de profonde tourbière et ses bords sont en tourbe douce, formant comme une petite falaise d’environ trente centimètres de haut (cela dépend du niveau de l’eau) tout autour, et pour autant que j’aie pu voir, son fond aussi est en tourbe. Le nom anglais figurant sur les cartes pour ce lac est le Lough Doolagh, et John King, mon guide de Roundstone pour toute cette zone, me dit que le terrain bordant sa rive méridionale porte le nom de Dúlach ; ce mot ne figure pas dans les dictionnaires, mais s’il y était, il signifierait « lieu noir » ; j’en déduis donc que le nom correct de ce lac (c’est-à-dire son nom irlandais d’origine) est Loch Dúlach, ou encore, s’il tient à se montrer plus à cheval sur la grammaire que la plupart des toponymes, Loch an Dúlaigh. On n’y pêche pas : les truites des lacs à fond noir, ou même celles qui vivent dans les zones tourbeuses des lacs à fond pierreux, ne sont que de malheureux poissons mal nourris, à la peau noirâtre et à la chair pâle, me dit Joe Creane. Si vous vous postez à l’endroit voulu, à Dúlach – soit environ une centaine de pas de l’extrémité orientale du lac –, vous apercevrez soudain le dernier tronçon de « the Moot », telle une cicatrice 43
presque guérie, dans le terrain, qui monte en ligne quasi droite de la rive du lac jusqu’au sommet de Cnoc na gCorrbhéal, à huit cents mètres de là. Mais je préfère ne pas le suivre et être ensuite obligé de dévaler l’autre côté de la colline ; au lieu de cela, je m’applique à contourner ses abords septentrionaux, restant à proximité de la rive du Loch Dúlach, puis à suivre le chenal qui le relie à un troisième lac, que l’on appelle dans le coin « the Dry Lake », le lac sec, parce que certaines parties sont envahies de roseaux, mais qui porte le nom officiel de Kerryhill Lake, un nom qu’on ne s’explique pas jusqu’au moment où l’on se rend compte que « Kerryhill » était sans doute la manière dont les arpenteurs s’efforçaient de transcrire l’irlandais corrbhéal, quelle que soit la signification de ce mot, lequel devait de son côté être le nom de l’endroit où l’on trouvait aussi bien la colline que le lac. À partir d’ici, je tourne le dos aux vastes et plates solitudes qui s’étendent au-delà de ces lacs et je contourne les contreforts de la colline en direction de Scailp, qui n’est qu’à huit cents mètres vers le sud. Mais ce n’est pas cette fois-ci que j’y arriverai, car à une cinquantaine de mètres des rives du Dry Lake, j’atteins un des autres pôles magnétiques de la tourbière, si rarement visité et si souvent mentionné par les habitants de Roundstone, en raison de son éloignement presque fabuleux et du mal qu’on a à le trouver, que j’ai d’abord été tenté de me dire qu’il n’avait rien à envier à la tour Sombre du chevalier Roland 1 : « Mícheál’s Grave », la tombe de Mícheál. « Vous avez vu la tombe de Mícheál, alors », me répondaiton en général au village, chaque fois que je disais que j’avais exploré la tourbière, et pendant longtemps j’étais bien obligé d’avouer que non, en dépit des indications détaillées et contradictoires que j’avais reçues de divers habitants trop âgés pour m’y emmener eux-mêmes. Pour finir, j’ai demandé à un agriculteur qui se rendait parfois dans cette direction, je le savais, à la recherche de moutons en cavale, de me marquer l’endroit en y édifiant un petit cairn ; dès ma visite suivante dans le coin, j’ai repéré quelques pierres en tas, en haut d’un rocher, et tout près d’elles, j’ai trouvé la dalle grossière et anonyme que l’on avait façonnée sur place, puis, à quelques mètres vers le sud-ouest, le creux sous un rocher, dans lequel le vieil homme avait rampé pour s’abriter de la tempête et où il était mort. Mícheál était un Ó Dónaill d’Ervallagh, une grappe de chaumières 1. Lieu mystérieux et mythique cité par Shakespeare et Robert Browning. [N.d.T.]
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proches d’un petit port, à l’ouest du village de Roundstone, et sa mésaventure eut sans doute lieu vers la fin du XIXe siècle. Comme je l’ai dit, l’histoire qu’on raconte est qu’un lièvre guida un berger qui passait jusqu’au trou où l’on finit par trouver la dépouille du vieil homme. On me dit aussi que des parents américains firent tailler une pierre tombale qui fut acheminée jusqu’à Roundstone, où elle resta très longtemps sur le quai. Elle ne fut, cependant, jamais installée sur la sépulture, ce qui n’a rien d’étonnant s’il s’agissait d’une de ces énormes dalles en grès des îles d’Aran, en vogue à cette époque, car il aurait été impossible de la transporter jusquelà, si bien qu’à l’heure qu’il est, elle gît sans doute au fond du port. Espérons que Mícheál mourut dans son sommeil, blotti sous son édredon de chaude bruyère, tandis que la tempête faisait rage audehors. Comme tous les pêcheurs et agriculteurs de l’époque, il devait être suffisamment endurci pour supporter le froid, les vêtements toujours mouillés et les longues journées avec le ventre presque vide. Puisqu’il revenait de l’hospice, on peut en déduire que sa vieillesse l’avait réduit à la misère. Peut-être n’avait-il rien d’autre à laisser que son nom, qu’il légua à l’endroit où il mourut, à ces deux petits arpents de lande rugueuse, entre le lac et le pied de la colline, que l’on a coutume d’appeler la tombe de Mícheál. Cela dit, on les appelle tout aussi souvent la tombe du mort, comme si cette fin, survenue dans la plus complète solitude, était le reflet, répercuté par une anecdote locale, de notre avenir à tous : pour chacun d’entre nous, il n’y aura en effet qu’une seule mort, celle de notre personne, qu’il n’y a pas nécessairement lieu de craindre ou de pleurer davantage que celle des personnes que nous aimons, ou des irremplaçables grandes figures de notre monde, mais qui reste néanmoins inconcevable, une nuit métaphysique aussi incompréhensible que la lueur de conscience qu’elle éteint. Où vais-je porter mes pas, depuis cette impasse mentale ? Le chemin du retour à Roundstone, via Scailp, puis vers le sud, par-dessus les collines, me paraît soudain trop long et trop ardu ; vers l’est, le nord et l’ouest, la tourbière est pour le moment vide de toute direction. De même que l’eau des marais hésite et réfléchit, lorsqu’elle ne sent aucun débouché, puis opte en faveur de la stagnation, la volonté défaille, elle aussi. Si seulement un lièvre pouvait apparaître, pour veiller sur moi, m’indiquer le chemin du bout de ses oreilles… Au lieu de quoi, un cormoran file comme une flèche au-dessus de ma tête, ayant pour cible le Loch Scainimh, à un kilomètre et demi vers le nord. Tous les printemps, pendant la saison des amours, quand 45
nous voyons depuis nos fenêtres donnant sur la mer, à Roundstone, ces oiseaux, anguleux, d’aspect massif, avec une marque blanche à la cuisse, remonter la baie à la façon de missiles, à une hauteur de trente ou quarante mètres, dans un battement d’ailes rapide et décidé, leurs longs cous tendus par l’urgence du moment, nous savons que c’est là-bas qu’ils se dirigent. Je suivrai donc vers les profondeurs de la tourbière ce poteau indicateur de la nature, plus impérieux que n’importe quel sentiment d’un but à atteindre. Pour gagner le lac aux cormorans depuis Mícheál’s Grave, il faut traverser le cœur même de Roundstone Bog, un labyrinthe rarement visité de terres plates imbibées et de lacs, connu sous le nom de Tulach Lomáin Mór, toponyme qui me laissait naguère tout à fait perplexe. John O’Donovan, le spécialiste de la langue irlandaise, chargé, en 1839, de recueillir les toponymes pour dresser les cartes de l’Ordnance Survey et de leur donner une forme anglaise, pensait qu’il signifiait « la grande colline de Lomond », seulement il n’y a, bien entendu, à cet endroit pas l’ombre d’une grande colline. Cependant, un jour que John King, l’éleveur de moutons, et moi-même étions assis près de la tombe de Mícheál, il m’indiqua un tertre rocailleux à quelques centaines de mètres au-delà du Dry Lake, et il me dit : « Ça, c’est le Tulach Lomáin ! ». Aussitôt, tout devint limpide, car sur la face la plus proche du tertre on remarquait un rocher nu en surplomb (en irlandais un lomán), lequel fournissait le seul trait distinctif dans ce terrain qui en était exceptionnellement dépourvu. Un tulach est un tertre ou monticule, pas une colline ; et la zone a été, à un moment donné, séparée en deux townlands, un grand (mór) et un petit (beag). (O’Donovan ne vit sûrement jamais l’endroit ; alors qu’il visitait volontiers les églises anciennes du Connemara, les déserts dégoulinants et rébarbatifs de la région ne l’incitaient pas à faire de longues excursions, donc il se consacrait à l’étymologie au coin du feu d’un hôtel de Clifden ou dans la bibliothèque de son ami James Hardiman, à Galway, travaillant à partir de notes recueillies par les « sapeurs » sur le terrain.) Une fois qu’on a dépassé le tertre, on contourne le Loch na Súdairí (un nom que l’on retrouve trois fois dans la tourbière ; il veut dire peut-être le lac aux sangsues, ou le lac aux trous marécageux ; en tout cas, un dérivé de sú, succion ou absorption, la chose est certaine), puis les petits bois en forme de dôme des îles du Loch Scainimh apparaissent, à quatre cents mètres, bien avant que le lac lui-même ne soit visible. Il s’agit du plus vaste des lacs de la tourbière de Roundstone, puisqu’il fait un kilomètre et demi de long 46
et trois ou quatre cents mètres de large la plupart du temps. Le nom, dont la forme anglaise est le Lough Skannive, signifie « le lac aux graviers », par allusion à son fond rocailleux. L’île aux cormorans disparaît sous une pâle couche de fientes, les arbres squelettiques croulent sous les nids. À la saison des amours, les oiseaux qui sont, en tout, entre deux et trois cents, se tiennent sur les rochers où ils ont à peine la place d’étendre leurs ailes qui font penser à des parapluies noirs ; quand ils décollent tous ensemble, on a l’impression d’entendre une rafale de vent. L’hiver, il y a sur ces lacs centraux des petits groupes de cygnes chanteurs, qui voguent lentement de long en large comme s’ils étaient en transe. Je n’ai jamais vu de loutres ici – elles sont plus fréquentes, ou alors plus faciles à voir, au bord de la mer – mais j’ai remarqué à l’occasion des coulées de loutres, c’est-à-dire des sillons de quelques dizaines de centimètres qu’elles tracent dans l’herbe en empruntant toujours le même passage. On croit souvent que les loutres de mer et les loutres de terre sont des espèces distinctes, mais il n’en est rien ; elles vont et viennent entre les tourbières et la côte, en empruntant le lit des rivières et les conduits. Les moutons aussi ont leurs propres passages, lorsqu’ils vont et viennent en file indienne, mais ceux-ci sont plus larges et mènent d’une zone sèche à une autre ou bien à un gué entre les lacs, alors que les coulées des loutres vont le plus droit possible entre les lacs. On pourrait dresser une carte de ces réseaux de pistes, qui se chevauchent, et s’en servir pour se diriger dans les parties plates de la tourbière, où les lacs ne sont pas visibles tant qu’on n’est pas tout près d’eux, ou en tout cas y voir la preuve que la vie sait trouver son propre chemin et établir ses coutumes, même dans un lieu aussi sauvage et reculé. Quand on souhaite s’extraire du Tulach Lomáin, le plus facile est sans doute de gagner l’unique route qui traverse la tourbière, à un peu plus d’un kilomètre et demi vers le nord ; je saurais, je pense, la retrouver aussi bien par l’est que par l’ouest à partir du Loch Scaiminh, mais en prenant par l’est je me cantonne à un territoire un peu plus familier. Le lac s’étale, se ramifie, entouré qu’il est d’autres lacs plus petits, mais il est aisé de se frayer un chemin à travers toutes ses complexités jusqu’au bref tronçon de cours d’eau qui le relie à une extension du Loch na bhFaoileann, vers le nordouest, étroite et longue, comme un bras squelettique. On trouve dans ce cours d’eau quelques pierres permettant de le franchir à pied sec, placées là par les bergers, sans aucun doute, mais il y a tant d’années qu’on croit y voir un effet fortuit du temps qui passe. 47
Le nom de l’endroit, tel que je l’ai noté en consultant un des rares habitants de Roundstone qui le fréquente, est Casheldrine. Rien dans le voisinage ne fait penser à un cashel, le nom qu’on donne en Irlande à un ancien mur d’enceinte autour d’un groupe d’édifices ecclésiastiques, donc je devine que cette première moitié du mot fait référence à un casla ou cuisle, c’est-à-dire un étroit chenal. Et la seconde moitié pourrait bien venir du mot draighean, le prunellier ; si bien que le toponyme Casla an Draighin veut dire « le chenal du prunellier ». On tient là une des rares clefs permettant de traverser la tourbière ; si vous la manquez, il faudra couvrir deux ou trois kilomètres de plus pour contourner un des autres lacs reliés au premier par le cours d’eau. Si Mícheál, arrivant du nord pour regagner son logis depuis l’hospice de Clifden, avait eu l’intention de traverser ici, mais n’avait pas vu le repère dans la pénombre de l’orage qui montait, et qu’il avait tourné à droite le long de la rive du lac, il se serait aventuré sur une langue de terre constellée de bifurcations et, le temps de revenir à l’endroit où il s’était égaré, il aurait été épuisé. D’ici, je peux poursuivre ma route vers le nord, sautant, éclaboussant, pataugeant, et je laisserai derrière moi des lacs qui n’ont pas de noms sur les cartes, ou alors des noms confirmés sans conviction par les gens du cru, dont la plupart ne les ont de toute façon jamais vus. Deux images contrastées de ce territoire imprécis me reviennent tandis que j’écris ces mots : dans un lac, je ne sais plus lequel, des dizaines – ou peut-être des centaines – de milliers de minuscules scarabées noirs remontant dans un tourbillon à travers l’eau ensoleillée pour batifoler à la surface en un nuage si dense qu’ils propagent des petites bourrasques de vie d’un bout à l’autre, et puis le squelette d’un cheval reposant, tel un guerrier de l’Antiquité, sur son tertre funéraire, et surveillant le vide qui l’environne à travers ses orbites creuses ; j’ai essayé de le photographier, mais j’ai découvert ensuite que mon appareil ne contenait pas de pellicule. Le but de cette voie transversale est une crête peu élevée, dont the Bog Road suit le tracé, montant en direction de deux éminences rocheuses, Na Creagaí Móra, les grands rochers à pic, vers le sudest, et Na Creagaí Beaga, les petits rochers à pic, vers le nord-ouest. Culminant à soixante et un et quarante-cinq mètres, respectivement, ce sont en effet des montagnes, après une journée en terrain plat. Arbitrairement, je me dirige vers la première et je me hisse tant bien que mal sur l’escarpement de six ou sept mètres, plutôt raide, de sa face sud. Na Creagaí Móra forme un petit plateau 48
rugueux, couvert de buissons de bruyère des marais, Erica tetralix, qui vous arrivent au mollet ; c’est une bruyère commune que l’on différencie aussitôt des autres sortes grâce à ses fleurs qui poussent en petit paquet à l’extrémité de la tige, plutôt que de s’étager tout du long. Mais non ! Si l’on y regarde de plus près, la bruyère du plateau n’est pas tout à fait cette espèce familière ; ses feuilles pointues sont disposées par groupes de quatre, comme celles de la bruyère des marais, ou bruyère à quatre angles, mais les petites rosettes sont plus rapprochées et forment avec la tige un angle plus droit. À l’aide d’une loupe, on peut voir aussi que les sépales de cette bruyère n’ont pas de duvet, sauf au bord, alors que ceux de l’autre espèce sont couverts d’un duvet laineux. S’agit-il là de différences que seul un spécialiste de la bruyère remarquerait, suffisent-elles à en faire une espèce à part ? (Elles ont en tout cas suffi, et comment, à faire un sérieux tapage dans le Connemara, dans les années 1980, lorsque la présence de cette rareté dans le coin nord-ouest de Roundstone Bog, près de Clifden, est devenue un argument brandi contre l’idée de construire un aéroport à proximité ; mais il s’agit là d’une histoire que j’ai déjà racontée ailleurs.) Cette bruyère, Erica mackaiana, ou bruyère de Mackay, était inconnue des scientifiques jusqu’au moment où elle fut découverte, de façon presque simultanée, en 1835, dans le nord de l’Espagne et ici même, sur Na Creagaí Móra. On sait aujourd’hui qu’elle reparaît de manière sporadique dans la tourbière de Roundstone, depuis le Loch Roisín na Róige jusqu’à Ardbear, près de Clifden ; il y en a aussi une petite colonie près de Carna et une autre dans le comté de Donegal, mais autrement elle est à peu près confinée dans la province espagnole des Asturies. L’Irlandais qui l’a découverte était un jeune habitant de Roundstone, venu cueillir de la litière pour le bétail de son père. L’histoire de sa vie intrigue par sa triste brièveté. William McAlla, né en 1814, était le fils d’un soldat écossais qui, après avoir combattu en Espagne, s’était retiré à Roundstone pour y tenir une auberge. Un client de McAlla écrivit par la suite : « Le vieil homme est à tel point esclave de la boisson que le malheur doit régner chez lui. Sous ce rapport, le fils offre un parfait contraste avec son père, car il ne touche jamais une goutte d’alcool. » Ce jeune garçon exemplaire était encore à l’école, destiné à une carrière d’enseignant, lorsque James Mackay, du Trinity College, une des universités de Dublin, découvrit la bruyère méditerranéenne sur la colline derrière le village, en 1830. Sans doute le botaniste résidait-il dans l’auberge du père, comme devaient le faire tous ses 49
collègues en visite dans la région, laquelle était déjà bien connue pour sa bruyère de Saint-Daboec et d’autres espèces rares, et le jeune McAlla ne tarda pas à devenir un guide enthousiaste, dès qu’il était question de ces spécialités locales. En 1835, un botaniste de Cambridge, Charles Babington, se rendit à Roundstone ; « [McAlla], nota-t-il dans son journal, nous a emmenés sur le site d’Erica mediterranea, à Glan Iska, sur le mont Urrisbeg » ; le lendemain, « [nous avons] traversé les tourbières sur quatre ou cinq kilomètres jusqu’à Graigha Moire [c’est ainsi qu’il s’efforce de transcrire le nom de la colline, selon la phonétique anglaise], où il nous a montré une nouvelle bruyère presque cousine d’Erica tetralix ». McAlla en envoya quelques spécimens à Mackay, qui les fit suivre à Sir William Hooker des jardins botaniques de Kew, véritable pierre angulaire de la hiérarchie botanique, en précisant au sujet de celui qui les avait découverts : « [il] promet de devenir une personne fort utile dans ce pays. Il se trouve actuellement à Dublin et j’ai l’intention de l’aider à poursuivre ses études de botanique ». Hooker ne mit pas longtemps à se rendre compte qu’il s’agissait justement de la plante qu’on venait de découvrir en Espagne. C’est Babington qui a baptisé la nouvelle espèce Erica mackaiana, ou bruyère de Mackay, en l’honneur du nouveau protecteur de McAlla, ce qui peut prêter à confusion, puisque Mackay avait en fait découvert la bruyère méditerranéenne, Erica mediterranea (que l’on appelle aujourd’hui Erica erigena). L’année suivante, McAlla trouva un emploi au service de l’Ordnance Survey, qui s’occupait à l’époque de dresser des cartes du Connemara et qui (en ces temps intellectuellement omnivores) s’intéressait aussi à la botanique, mais il fut congédié au bout de sept mois, pour avoir manqué, semble-t-il, à ses devoirs en faisant don de divers spécimens à Babington. Par la suite, il subvint à ses besoins en fournissant des spécimens au professeur John Scouler, pour le musée de la Royal Dublin Society, puis, non sans ambition, il écrivit à Sir William Hooker, à Kew, afin de lui faire savoir qu’il avait l’intention de se rendre en Nouvelle-Zélande et d’y recueillir des plantes, ajoutant : « Je n’ai encore pris aucune mesure quant à la manière dont j’obtiendrai les fonds nécessaires à mon entreprise, une fois là-bas. » Hooker se renseigna sur McAlla auprès de ses collègues irlandais, avec des résultats satisfaisants, et accepta bientôt de payer ses plantes à l’apprenti découvreur, à raison de 2 livres la centaine, ce qui était le tarif habituel. En octobre 1841, McAlla arriva à Dublin, mais jamais il ne devait aller plus loin dans son 50
expédition en Nouvelle-Zélande. Scouler, qui était sans doute à l’origine de cette idée et qui avait fourni 50 livres pour permettre au jeune homme de s’équiper, fut contrarié d’apprendre que McAlla était en train de ramasser des algues pour un autre botaniste et qu’il avait attrapé un sérieux coup de froid, à force d’être sans cesse mouillé. Les navires à destination des antipodes n’étaient pas nombreux et, à ce qu’il semblait, McAlla n’avait pas encore fait le moindre préparatif ; néanmoins, Scouler continua de compter sur son départ, même s’il dut écrire à Hooker que, sur le plan financier, il n’avait plus confiance en « cet énergumène que j’ai déniché dans le Connemara… Bien qu’il soit parfaitement honnête, c’est un véritable simplet et, de par son ignorance des habitudes en vigueur dans les affaires, il risque fort de se laisser berner… » D’ailleurs, assez vite Scouler dut renoncer et retirer son soutien à son protégé : « Son incorrigible tendance à la procrastination et sa couardise… sont venues à bout de ma patience. Il se fait une règle de ne jamais faire aujourd’hui ce qui peut être différé jusqu’à demain et de ne rien faire lui-même s’il entrevoit la moindre chance de le faire faire par un autre. J’en suis désolé car, malgré tous ses défauts, c’est le naturaliste et l’algologiste doué du plus grand savoir général par ici et il possède en outre un tour d’esprit littéraire et philosophique. Dans une lettre que j’ai reçue de lui, il y a quelques jours, il reconnaissait avec candeur que ma décision de me désintéresser de lui était justifiée et il me remerciait de tout ce que j’avais fait pour lui et promettait de me rembourser l’argent que je lui avais avancé. » McAlla rentra chez lui et continua de s’occuper de botanique, vendant des lots de spécimens aux visiteurs et publiant un herbier d’algues en deux volumes, Algae hibernicae, en 1845 et 1848. En 1849, à l’âge de trente-cinq ans, il fut emporté par l’épidémie de choléra qui balaya la région dans le sillage de la Grande Famine. Sa pierre tombale se trouve dans un petit champ, qui avait été auparavant un cimetière presbytérien, au bord du chemin qui part vers l’intérieur depuis le port de Roundstone. Il existe un autre épisode de l’histoire de McAlla, qui concerne la région des Creagaí (c’est exprès que je reste dans le vague quant à la localité) : l’identification d’une autre bruyère encore, la plus rare de toutes. Une petite parcelle, constamment menacée, de la bruyère ciliée, Erica ciliaris, que l’on appelle en Grande-Bretagne la bruyère du Dorset, occupe une position inconfortable au bord de la route
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– inconfortable en raison des dangers qu’elle court, mais aussi à cause des incertitudes qui pèsent sur son identité. C’est le seul endroit où l’on sait qu’elle pousse en Irlande ; en Angleterre, on la trouve très chichement établie dans quelques rares endroits du SudOuest, mais il s’agit avant tout d’une plante pyrénéenne. Un certain Thomas Bergin la découvrit ici même en 1846 et McAlla confirma son identification. Mackay en fut informé, mais il ne fit connaître cette découverte qu’en 1859. Un autre visiteur prétendit avoir remarqué la plante en 1852, mais fut ensuite incapable de retrouver l’endroit ; Babington et d’autres fouillèrent les lieux en vain et ils en vinrent à subodorer une mauvaise identification, voire une « tromperie », de la part de l’énergumène de la botanique du Connemara. En 1965, cependant, la plante refit son apparition: David Webb fut informé par un de ses étudiants de la présence d’une « très grosse Erica mackaiana», il se rendit sur place et découvrit que cette bruyère inhabituelle était en fait une Erica ciliaris. De vastes fouilles à proximité n’ont pas permis, toutefois, d’en découvrir d’autres spécimens. Quant à savoir si cette parcelle est la même que celle que l’on avait remarquée plus d’un siècle auparavant, on peut contester la chose, puisque les données concernant la position exacte sont assez ambiguës, mais la plupart des chercheurs sont de cet avis. À la différence de la bruyère méditerranéenne, la bruyère ciliée était, on le sait, présente en Irlande à l’époque préhistorique ; on a identifié ses grains de pollen fossilisés, avec ceux de la bruyère de Mackay et de la bruyère de Saint-Daboec, dans des dépôts de tourbe datant d’une période de réchauffement entre deux périodes glaciaires, voici quelque 220 000 ans. Sans doute la parcelle proche de Na Creagaí est-elle la dernière. Qu’il est donc étrange, alors, que cet unique vestige se trouve au bord de la route ! Mais s’il ne l’avait pas été, comment l’aurait-on jamais remarqué au milieu des soixante-cinq kilomètres carrés de la tourbière ? Il est fort possible que McAlla ait entretenu une correspondance avec des spécialistes anglais ayant accès à Erica ciliaris ; faut-il croire alors que Babington aurait eu raison de soupçonner une tromperie ? Le spectre coupable du grand botaniste de Roundstone hante-t-il les hauteurs, afin d’y planter de la bruyère pendant la nuit ? Pour atteindre Na Creagaí Beaga depuis Na Creagaí Móra, il faut suivre the Bog Road vers le nord-ouest pendant un bon kilomètre et demi. Les « petits rochers à pic » s’élèvent sur les rives du Loch Dhoire Chunlaigh, appelé aussi le Derrycunlagh Lough, au-dessous de la route, vers le sud. Doire Chunlaigh, qui signifie le bois ou le 52
fourré de mousse, ou peut-être broussailles, est le nom d’un townland de plus de deux mille arpents, consistant presque entièrement en tourbière, mais aussi plus particulièrement en une parcelle jadis cultivée, quelques petits champs disposés en espalier, afin d’attraper au mieux les rayons du soleil, sur les rives du lac en remontant vers la route, ainsi que les ruines d’une petite bergerie abandonnée juste à côté, un peu au nord. La bergerie n’a plus de toit, ses pignons et ses murs délabrés ont été rafistolés à l’aide de vieilles poutres et de grilles en fer cassées, afin de servir d’enclos à bétail improvisé. Cet édifice est le célèbre Teach Leath-Bhealaigh, ou « Halfway House », l’auberge située à mi-chemin de la route, dont les habitants se seraient, à ce qu’on raconte, rendus coupables de nombreux assassinats à une époque antérieure à la Grande Famine. Ils avaient partie liée avec un détrousseur dénommé Liam Dearg (Liam le Rouge), qui vivait sur une île d’un autre lac, dont le nom rappelle encore aujourd’hui son souvenir, le Loch an Ghadaí, le lac du voleur, à environ un kilomètre et demi le long de la route, vers le nord-ouest. Voici un brimborion de seanchas, ou conte populaire, recueilli auprès d’un habitant de la région de Carna, qui ne parlait que l’irlandais, dans les années 1920 ou 1930 : « C’était sur cette île [du Loch an Ghadaí] que vivait Liam Dearg, le détrousseur, et il avait un petit bateau pour aller et venir. Il avait coutume de surveiller la route jusqu’à ce qu’il vît quelqu’un revenir de Clifden ou s’y diriger. S’il ne parvenait pas à attraper quelqu’un qui allait vers l’ouest, il attrapait quelqu’un d’autre qui allait vers l’est, et il lui prenait son argent ou les marchandises qu’il avait achetées. À cette époque, aucune femme respectable ne serait passée par là sans avoir deux ou trois personnes pour l’accompagner, de peur de rencontrer Liam Dearg. » Un autre habitant de Carna a noté, vers la même époque, de quelle manière Liam Dearg était mort : « Il y avait deux brigands aux environs de Clifden. Liam Dearg était un des Manmions, et Seán na gCannaí [Seán des bidons] appartenait à la famille Lowry. Il y avait un autre homme, du clan Conneely, tout près de là. Il était apparenté par alliance à Seán na gCannaí. Conneely avait une fille, encore enfant. Un soir Liam Dearg et Seán na gCannaí avaient posé sur la table une grosse somme d’argent. La fillette de Conneely se trouvait dans la pièce, mais ils ne l’ont pas
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remarquée. Lorsqu’un gros tas de pièces a été prélevé pour Liam Dearg et un autre gros tas pour Seán na gCannaí, celuici s’est levé de table et il a empoigné un beetle [un battoir en bois pour battre le linge]. Il s’est approché de Liam Dearg par-derrière et l’a tué d’un seul coup de beetle. Puis il l’a fourré sous le lit et, pendant la nuit, sa femme et lui l’ont enseveli. La petite fille est retournée dans la maison de son père et sa mère. Ce soir-là, elle est restée chez elle. Le lendemain un prêtre devait venir entendre les confessions. “Je ne retournerai pas là-bas, a dit la fillette, tant que je ne me serai pas confessée à ce prêtre.” La petite a fait sa confession et elle a raconté au prêtre tout ce qu’elle avait vu, ajoutant que ses parents voulaient l’envoyer dans la maison de Seán na gCannaí. Quand il a eu dit la messe, le prêtre s’est entretenu avec Conneely et lui a recommandé de ne plus jamais envoyer sa fille dans cette maison. Elle n’y est jamais retournée. Quand ils parlaient à une personne contrariante, les gens avaient l’habitude de dire “Tu ne vaux pas mieux que Liam Dearg”. » La légende de l’Auberge fut largement diffusée par les écrits d’un certain James Berry, né près de Louisburgh en 1842, qui vint s’installer à Carna, pour y travailler la terre, et y mourut en 1914. Il faisait paraître, dans le journal The Mayo News, des chroniques regroupant des histoires recueillies dans la région, épicées d’une bonne dose de grandiloquence et de tournures irlandaises, lesquelles furent réunies en 1966 dans un livre intitulé Tales of the West of Ireland (Récits de l’ouest de l’Irlande). Il avait baptisé sa version de l’affaire « Les horreurs de l’Auberge » : « Au centre de la lande s’élevait une éminence en haut de laquelle une maison était bâtie, et il n’y avait pas une seule autre habitation dans un rayon de huit kilomètres. Il s’agissait de Derryconly, la demeure d’Anna More ou Anna Connelly, qui vainquit les marchandes de poisson de Claddagh dans la lutte électorale de Dick Martin à Galway. Elle vivait là, avec sa sœur Kathsha. Pour qui traversait la vaste lande, cette auberge était un point de repère, car à l’époque, il n’existait pas de route pour traverser l’endroit. L’hiver, bien sûr, de nombreux colporteurs et autres demandaient un lit dans cette maison où on les accueillait avec le sourire.
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Mais quiconque pénétrait en ce lieu n’en sortait jamais vivant, car ses habitants l’assassinaient sur les coups de minuit. Ces épouvantables forfaits se prolongèrent jusqu’à une époque où les tenanciers de l’auberge des horreurs eurent atteint un âge très avancé. Un soir, un colporteur demanda un lit et fut, ainsi qu’à l’habitude, reçu avec le sourire. Comme il paraissait riche, ils l’assassinèrent et découvrirent qu’il avait sur lui une forte somme en or et en argent. Mais en se partageant l’argent, ils se prirent de querelle, et les deux sœurs et un de leurs frères du nom de Columb (surnommé More-na-Irka, le grand Columb à la corne, car il avait sur le crâne une bosse aussi grosse qu’une vessie gonflée) tuèrent un autre frère, l’assassin fieffé Breen Dharag. Ensuite, ils lièrent son cadavre avec des cordes en paille lestées de lourdes pierres, puis ils le jetèrent dans le lac qui s’étendait juste à côté du pignon. L’été suivant, alors que le niveau de l’eau avait baissé, en raison du temps chaud, des petits enfants, garçons et filles, qui veillaient sur le bétail virent au bord du lac quelque chose de blanc. Ils se dirent que c’était peut-être un gros poisson ou un cygne mort, donc, poussés par la curiosité de la jeunesse, ils allèrent voir, et ils furent horrifiés de constater qu’il s’agissait d’un cadavre humain. Ils se précipitèrent chez eux et racontèrent tout à leurs parents, lesquels s’en furent trouver Mr Martin. On envoya des soldats, lesquels furent tout étonnés de constater que le cadavre n’était autre que celui de Breen, le meurtrier rouge. Ils arrêtèrent la grande Anna, Kathsha et Columb et les emmenèrent à Galway, où ils furent pendus un peu plus tard. » J’ai recueilli quelques détails et variantes supplémentaires de ce qui passe pour la tradition populaire concernant ces meurtres (laquelle est désormais un mélange de récit oral à demi oublié et de lectures à demi remémorées) ; par exemple, que Liam Dearg possédait un radeau en bois sur lequel il avait coutume de traîner les cadavres de ses victimes, afin de les faire disparaître dans son lac (plutôt que dans le Loch Dhoire Chunlaigh, le lac le plus proche de l’Auberge) ; ou aussi que les enfants avaient vu de nombreux squelettes dans le lac. Un vieil homme avec qui j’ai parlé, et que l’on tenait volontiers pour un véritable gardien de la mémoire locale, prétendait que la dernière victime, l’homme cousu d’or, était arrivée à bicyclette, ce qui paraissait propulser l’histoire
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entière vers notre temps d’au moins un siècle – jusqu’au moment où j’ai pu constater que ce détail pittoresque était dû au fait que le mot « peddler » (colporteur), figurant dans le livre de Barry, avait été pris pour le mot « pedaller » (pédaleur). Il me semble discerner dans tous ces ragots une bribe d’histoire authentique, tintant comme une pièce de monnaie dans une boîte en fer vide. Le Mr Martin dont parle Barry était sûrement Thomas Martin, du domaine assez proche de Ballynahinch, propriétaire des deux tiers du Connemara, dans les années qui précédèrent la Grande Famine des années 1840. Peut-être existe-t-il des registres de la prison de Galway, ou bien des baux dans les archives du domaine de Martin, susceptibles de jeter une vague lueur sur les visages de tous ceux qui vécurent et moururent là-bas. Ou bien peut-être tout cela n’est-il qu’un sombre tissu d’absurdités, de paroles enfilées les unes aux autres, afin d’évoquer tous les frissons et la noire traîtrise de la tourbière pour mieux les condenser dans un récit. Aujourd’hui encore, il court assez d’affreuses rumeurs concernant la vieille auberge pour faire peur au passant surpris par l’obscurité, mais plus personne ne s’aventure jusque-là à pied à la tombée de la nuit et dans nos voitures nous passons trop vite pour voir des phénomènes plus irréels que la lumière de nos propres phares reflétée dans les yeux des moutons qui aiment à se coucher en ce lieu, sur la surface sèche de la route. Mais nous goûtons encore les récits macabres. J’avoue m’être complu, lorsque je faisais visiter le Connemara à des étudiants au volant d’un minibus, à m’arrêter à cet endroit au crépuscule, afin de leur montrer les buissons d’aubépine tourmentés et les pignons en ruine et d’essayer de leur faire ressentir un bref instant toute l’étrangeté de Roundstone Bog, de leur faire entendre ses brises sonores, tout en m’assurant leur silence au moyen de la légende de la vieille Halfway House. De jour, cependant, on a l’impression que l’histoire s’est gorgée comme une éponge de toute la noirceur du lieu, si bien qu’on peut l’envoyer promener, et faire du Doire Chunlaigh l’endroit le plus éclatant de la tourbière. Ici la roche est cette même matière noirâtre qui compose la colline d’Errisbeg, mais chaque affleurement, chaque rocher, chaque pierre du bâtiment en ruine sont incrustés d’un lichen d’une blancheur presque parfaite. On peut enjamber les murets de clôture des champs, trop éboulés pour constituer une barrière, mais encore suffisamment présents pour accentuer les minuscules subdivisions du terrain, se tortillant autour de tous ses creux et ses déclivités, ondulant jusqu’aux grosses masses rocheuses, afin 56
de former, bien à l’abri, des enclos pour les moutons, encadrant une pente verdoyante d’herbe grignotée par les troupeaux, sur laquelle on peut discerner les sillons parallèles d’une ancienne plantation de pommes de terre. Au-dessus de tout cela, on voit des arbres, éparpillés et solitaires, ployés en deux et transformés par les vents dominants en longs fagots de branchages penchés vers l’est : deux ou trois houx d’un vert luisant, une douzaine d’aubépines aux hallucinantes barbes de lichen, et un frêne de taille moyenne, tout en bas, dans le creux le plus abrité du versant, dont les rameaux largement étendus touchent presque le sol. Visiter cet endroit en toute autre saison vous incite à y retourner au printemps, quand il y aura des primevères au milieu des pousses de fougères, des violettes du côté abrité des murs, des chèvrefeuilles dans les anfractuosités des rochers. Le meilleur de tout, lorsque j’attends ici un automobiliste qui voudra bien s’arrêter pour me ramener jusqu’à mon port d’attache à Roundstone, après une longue randonnée dans la tourbière, c’est de me planter tout en haut de la petite éminence, juste au-dessus de la maison en ruine, afin de contempler l’ensemble du panorama si complexe de terre et d’eau que je viens de décrire – éblouissant quand le soleil est au sud, comme si la moitié d’un ciel avait été effilochée et dispersée sur cette terre noire, impossible à lire en tant que géographie de lieux possédant un nom et une histoire, et à peine croyable en tant que réalité, un entrelacs de mort et de vie que l’on peut, en faisant attention, traverser à pied en toute sécurité.