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Derrière l’objectif de Reza Photos et propos
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Stoïcisme et discrétion Ce ne fut ni la première ni la dernière fois que mes habits me permirent de passer inaperçu. Lorsque j’arrive dans un pays, je tente de me fondre dans la foule. J’observe avant tout, puis je me rends dans les quartiers populaires pour m’acheter des habits locaux. Je ne les porte pas tout le temps, mais très souvent. Je suis moi-même et un autre. Pendant des mois, je me suis déguisé en Pachtoune afin de couvrir les zones tribales et frontalières entre le Pakistan et l’Afghanistan. Région difficile et important nœud géopolitique sur l’échiquier international, dans laquelle il fallait avancer avec prudence afin d’éviter l’embuscade, le rapt, le tir perdu. En haut des montagnes, une tempête de sable se leva, soudaine et violente. Les grains râpaient
et blessaient la peau, comme de petits cailloux acérés. Les gardes-frontière et les soldats abandonnèrent leur délicate mission de sécurité afin de se protéger. Mon rôle de photographe ne m’en laissa pas l’opportunité. C’est ainsi que je fis cette image d’humains pris dans l’œil du cyclone.
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Prémonitions visuelles Le métier de photojournaliste permet souvent une relation ineffable, intime, purement intuitive, aux événements et aux dangers. Les situations exceptionnelles dans lesquelles le témoin se trouve aiguisent un sixième sens inconscient qui lui permet d’éviter le danger. Certains appellent cela le destin. Une image apparaît parfois qui prend tout son sens ensuite, à la lueur des événements. Je réalise que ces trois images ont incontestablement un caractère prémonitoire. En 1992, après treize années de guerre civile, Massoud et ses hommes sont enfin à Kaboul. L’obsession du commandant est d’œuvrer pour une paix durable en reconstruisant le pays. Les querelles ethniques et l’opposition du Pakistan à un gouvernement afghan indépendant et démocratique sont autant d’obstacles à la cohésion du peuple. Ce jourlà, le «lion du Panshir» tient un long discours devant
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les commandants venus de toutes les provinces. « Nous allons échanger nos fusils contre des stylos. » Cette photo contient en germe le drame des années à venir. On dirait la Cène, le sacrifice d’un homme, avec la menace de cette arme pointée à gauche. En 1983, seule et droite devant sa garde rapprochée, une femme semble se tenir devant un peloton d’exécution. Image prémonitoire ? C’est ce que je perçois très clairement, au point de me retourner vers mes confrères pour leur dire mon inquiétude. La répression par Indira Gandhi dans le temple sacré des sikhs quelques semaines plus tôt l’exposait à des représailles. Conserver des gardes du corps sikhs, c’était se condamner. Quelque temps après, Indira meurt sous les balles de deux d’entre eux. Ce jour de 1986, Benazir Bhutto était en pleine campagne électorale pour le poste de Premier ministre. Une première dans le jeune Pakistan
musulman. Le peuple en liesse lançait des pétales de rose au passage de sa voiture. Elle souriait, saluait, transportée par l’espoir qu’elle suscitait. Plus de vingt ans après, en regardant cette image, je pense à la scène de son assassinat, en décembre 2007. Benazir saluait à nouveau la foule venue l’acclamer. Les pétales de rose d’hier me font désormais songer à des gouttes de sang.
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Les trois âges de Sindbad En 1996, en reportage pour National Geographic dans le delta du Nil, je rencontre un jeune homme, propriétaire d’une embarcation de fortune et qui fait passer les habitants d’une berge à l’autre. Il devient mon passeur pendant plusieurs jours. Il est d’une étrange beauté. J’ai le temps de l’observer. Il me fait penser à quelqu’un, mais je n’arrive pas à savoir qui. Je prends quelques portraits. Mais c’est celui-ci qui, finalement, traverse les ans. Il y a une noblesse, une perfection, qui séduisent surtout la gent féminine. Son regard perdu au loin participe au mystère qui l’entoure. C’est bien plus tard que je comprends. Il m’évoque le Sindbad de notre enfance, ce person-
nage mythique que l’on se représente voguant sur les mers au fil de ses sept voyages. Notre mémoire visuelle se nourrit aussi de notre imaginaire. Dix ans plus tard, au Baluchistan – cette région du Pakistan qui donne sur le golfe Persique –, deux rencontres me font également songer à « Sindbad ». Au-delà des frontières, je m’imagine sa vie de l’adolescence à la maturité. Chaque regard respire la même noblesse. Et si le travail du portrait, c’était de susciter ce faceà-face où l’autre vous juge, vous jauge puis s’offre à vous ?
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Soufisme À Istanbul, sur les murs de la ville, un mot montre le chemin à celui qui sait voir. Telle une invitation, les murs délivrent inlassablement leur message mystérieux : « Viens. » À chaque pas, je lis et crois entendre l’écho murmuré de celui qui me conduit. « Viens, viens, viens… » Je suis ce jeu de piste inattendu. Malgré les passants pressés, les obligations du jour, le brouhaha, je me laisse aller à la poésie de ce mot. Je le cherche, l’attends au détour de chaque coin de rue. Soudain, plus rien. Une porte ouverte sur un jardin aux stèles mortuaires témoins du temps passé. L’école des derviches de Môlana, connu sous le nom de Rûmi, penseur soufi. J’entends la musique et les voix graves. Je reviens plus tard et me glisse derrière une
porte. Le derviche est là, tournant vers l’infini, au rythme d’incantations divines, en une danse mystique, une main vers le ciel, l’autre vers la terre, tel un message à Dieu : « Nous sommes un nœud sur une ligne circulaire d’énergie entre le ciel et la terre. » Je reste de longues heures à observer ces étudiants, ingénieurs, informaticiens, employés, habités par la pensée soufie au point de se retrouver chaque semaine en ce lieu pour danser ensemble jusqu’à atteindre une sorte de transe divine et sereine. Deux images restent. Elles s’inscrivent dans un travail qui se poursuit sur la pensée soufie.
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L’œil et la magie Dans la ville kurde de Dogubayazit, dans l’est de la Turquie, l’ambiance est morose. Désœuvrement, chômage, misère et temps maussade. En reportage dans ce pays depuis plusieurs mois, je navigue dans une culture proche de la mienne. Une certaine forme d’Orient. J’ai envie de m’approcher de l’Iran pour caresser cette terre dont je ne peux fouler le sol depuis 1981. Arrivé en ville, mon cœur bat de
sentir si proche la montagne qui se dresse sur la frontière. C’est le premier jour de travail de mon chauffeur. Au détour d’une petite ruelle qui débouche sur une large avenue, je la vois, cette montagne. Ses monts, ses flancs ressemblent à ceux que je voyais d’Iran, quand j’étais enfant. Soudain je les aperçois, avec la carcasse d’une télévision. Ils traversent la grande avenue. J’embrasse la scène
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d’un coup d’œil. Intuitivement, je sais que « ça » va venir. Je frappe avec fermeté l’épaule du chauffeur en criant : « Arrête-toi ! » Je descends et prends quelques photos. Une seule reste. Quant au chauffeur, effrayé, il me demande : « C’est comme cela tous les jours avec vous ? » Oui, pour une photo, je suis plus qu’exigeant. La magie, c’est celle qui s’offre à vous, que vous savez reconnaître et saisir.
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À seize ans, Reza est interpellé à la suite de la publication de son premier magazine lycéen, Parvaz (L’Envol). Ses images lui vaudront d’être à nouveau arrêté par la police secrète du Shah à vingt-deux ans, puis torturé. Emprisonné pendant trois ans, il reprend enfin ses appareils et son métier d’architecte avant d’être contraint à l’exil après la révolution islamique, pour avoir dénoncé les exactions du régime. Collaborateur du National Geographic depuis 1991, il est aussi le fondateur d’Aina, association d’entraide et de formation aux professionnels des médias afghans par le biais d’actions dans le domaine de l’éducation, de l’information et de la communication. Reza partage ainsi son temps entre engagement humanitaire et reportages.
Reza est un photographe engagé dont le parcours est aussi remarquable qu’atypique. Il sillonne le monde depuis plus de trente ans pour la presse internationale dont National Geographic, Time Magazine, Stern, Paris Match. Du Bosphore à la Grande Muraille de Chine, du Cap à la Camargue, du Caucase à New York, les images de Reza savent capter les regards, la lumière et la mémoire des pays traversés, des peuples rencontrés. Adepte de la sobriété dans les cadrages, maître des ombres et des couleurs, Reza appartient à la grande tradition des photographes humanistes. Ses images témoignent de sa foi en l’Homme et en son courage. À travers le commentaire de cent cinquante photographies emblématiques, Reza nous convie derrière son objectif et révèle sa constante exploration visuelle, mais aussi le contexte d’une prise de vue, son intention, le choix d’une technique ou d’un cadrage, éclairant ainsi une autre facette de son travail.
25 € ISBN : 9782-84230-390-7