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Derrière l’objectif de Hans Silvester Photos et propos
Jean et Julie L’homme, Jean, marche devant Julie, sa femme vêtue du noir qui habille toutes les paysannes, eux-mêmes précédés de leurs chèvres et de leur chien. Ils arpentent le chemin d’un pas qu’on imagine lent et mesuré, comme ces gestes des milliers de fois répétés. J’aime cette image simple et linéaire : elle dit la sérénité du temps qui passe, marque les êtres, les animaux, la terre, sans jamais les effacer. Plus tard, je les ai pris en photo sur le banc de leur maison de Lioux. Là, aussi denses que la pierre sur laquelle ils sont assis, ils me regardent tout droit. Positions et mouvements semblables, cannes parallèles, miroir ou ombre l’un de l’autre, ensemble toute une vie, jamais l’un sans l’autre. Je n’oublierai pas le contact chaleureux du père Jean, son sourire malicieux et sa façon de raconter les choses simples de la vraie vie à la campagne. 20
En équilibre L’attitude de ce couple de paysans sur une route des Alpilles, juchés sur leur carriole, de part et d’autre des roues, me fait penser à ces balançoires à bascule qui amusent les enfants dans les jardins publics. L’équilibre de l’un dépend de celui de l’autre. Il en va très souvent ainsi dans la vie paysanne où chacun remplit un rôle indispensable pour toute la communauté. Ce qui m’a fait sourire dans cette scène, c’est le plateau qui penche un peu du côté de la femme. Les deux paysans, eux aussi, s’en amusaient et j’ai partagé avec eux un vrai moment de complicité. Mon cadrage montre les pattes du mulet, pour que l’histoire soit bien comprise.
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Vos papiers ! Imposants au premier plan, les gendarmes dominent de toute leur autorité la famille dont ils examinent les documents et qui, écrasée par la perspective, m’apparaît fragile et méfiante. Une photo rare car les uns comme les autres n’aiment pas être vus ensemble ! Je l’ai prise dans le Vaucluse, lors d’un contrôle par la maréchaussée qui arrête les caravanes et vérifie les papiers des occupants. Outre la différence entre les uniformes impeccables et les vêtements usés, on note aussi
l’opposition très nette des deux mondes dans les regards : ceux des gitans, soucieux, apeurés, convergent vers leurs interlocuteurs alors que les gendarmes n’ont pas enlevé les lunettes noires qui soulignent leur autorité, leur impassibilité, voire leur mépris – l’un d’eux regarde ailleurs, l’autre fume. Être gitan, c’est être coupable. À l’époque, les gitans doivent posséder des carnets de route pour pouvoir circuler à peu près librement.
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Instantané de la vie nomade La scène se passe en Camargue. J’avais décidé d’accompagner les gitans et je suivais le même itinéraire qu’eux en Fiat 600. Un matin, alors que j’avais dormi dans la voiture près de la route, je me suis réveillé au bruit d’une carriole qui approchait. Le temps de prendre mon appareil, elle passait devant moi, la lumière était parfaite. Les enfants à la fenêtre de la verdine, la petite cheminée, l’homme marchant au pas de l’âne: un instantané de la vie nomade. C’étaient des Tsiganes d’Europe de l’Est en route vers l’Espagne.
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Irlande. Mélancolie Quand on arrive d’un pays de soleil, un seul endroit permet de retrouver de la chaleur en Irlande : le pub. Je suis venu pour mon reportage sur les gitans et me voici attablé dans un pub de Dublin. L’atmosphère rappelle un peu le Sud. Mais c’est aussi là, entre convivialité, chansons, cigarettes et Guinness, que se devine l’histoire de l’Eire, si chargée en malheurs qu’elle en a marqué les gens d’un fond de mélancolie à noyer dans la bière. En 1961, il y a encore du spleen derrière les rires, les exclamations. Et le jeune homme accoudé devant sa pinte en est pour moi le symbole même avec sa veste sombre, sa main portée au visage, la cigarette qui prolonge son autre main et ce verre noir couronné de blanc. Je le vois dans une solitude extrême, isolé des autres, perdu dans ses pensées. Mon négatif le révèle, j’ai fait d’autres photos des hommes présents dans le bar, toujours en groupe ou deux par deux, avant de tomber sur lui. Peu de lumière, venue d’une fenêtre située en hauteur. Je n’utilise jamais de flash, juste un temps de pose plus long. La fumée atténue le contraste, la présence des autres buveurs à l’arrière-plan s’estompe et le contre-jour donne à l’image une vraie profondeur. Il arrive qu’une photo échappe au photographe, qu’elle devienne une icône. C’est le cas de celleci. Elle a été beaucoup publiée car elle reflète l’âme irlandaise. Ou l’idée qu’on s’en fait. 51
La beauté du diable J’ai fait ce reportage par hasard sur un site proche de chez moi. Un agriculteur m’avait expliqué qu’il ne comprenait plus : on lui avait demandé de cueillir les plus beaux fruits pour les détruire. On appelle ça « retirer du marché ». Des coopératives achètent les pommes et les contrôlent soigneusement pour se débarrasser des meilleures car, s’il en arrivait trop sur le marché, le prix baisserait. À Cavaillon, un centre a été créé au bord de la Durance afin de jeter les fruits. Le « tapis » fait de l’effet : à la fois joli et terrible. La beauté du diable. Par souci d’efficacité, j’ai trouvé un avion, j’ai survolé. Cela m’a permis de montrer l’ampleur du gâchis. Une telle photo provoque forcément une réaction. Tout le monde est contre l’idée de jeter de la nourriture, ce n’est pas moral. En voir jeter tant ne peut que choquer et amener à réfléchir
aux problèmes de répartition. Avec l’autre image, plan plus rapproché des fruits plus ou moins abîmés, de facture presque abstraite, on voit comment, aspergés de pétrole, et donc impropres à la consommation d’éventuels chapardeurs, les fruits pourrissent peu à peu. Quand l’eau monte, elle les emporte. Conscient de la difficulté de traiter un sujet complexe, pour l’écologie j’essaie de raconter une petite histoire en quelques images, souvent deux. L’une attire l’œil par sa dimension graphique (ici le tapis de pommes), l’autre, audelà de l’explication qu’elle donne de la première, est là pour choquer, pour provoquer une réaction. En ce qui concerne l’écologie, depuis quarante ans, je ne crois pas aux demi-mesures, aux compromis. On a déjà perdu trop de temps. Le message ne doit viser que l’efficacité. 80
Trois instants uniques Après tant d’années d’observation, je peux confirmer que l’amour entre chats existe. Et pas uniquement l’acte amoureux, brutal, violent, bruyant : les chats aiment se retrouver, se frôler, être ensemble. J’ai mis en images tendresse et affection, des comportements souvent liés au jeu ou à la toilette. Alignés sur leur banc, ces trois-là, par leur attitude et l’effet de la lumière, m’ont offert un incroyable portrait de famille : même mouvement, mais les deux premiers baignent dans le soleil à l’inverse du noir qui semble l’ombre du grand roux. On parle de toilette de chat par dérision alors que les chats se nettoient avec minutie, dès leur plus
jeune âge. J’ai été surpris de voir à quel point les rapports d’affection entre eux rappellent les nôtres, entre humains. S’il m’est arrivé d’éveiller leur méfiance, c’était quand des chatons étaient concernés. Ainsi, au coin d’une marche, un petit s’est endormi en sécurité sur le dos de sa mère, tandis qu’elle me surveille, prête à le défendre, mais reste immobile, peut-être pour ne pas l’éveiller. Ailleurs, ceux qui ont envahi l’escalier prennent du bon temps sans la moindre inquiétude. Un par marche, ils font la sieste en même temps. Parce qu’ensemble, c’est mieux ? Mais oui, ils aiment la compagnie. Et puis, la vie peut être 106
rude parfois mais, en attendant, carpe diem. L’abandon du corps en témoigne, et le sourire à éclipses dont Lewis Carroll a doté son chat du Cheshire, pure expression de paix et de béatitude. À mes yeux, ces trois photos sont uniques, irremplaçables, quasi miraculeuses, même si je les ai un peu méritées en attendant le meilleur moment, en sollicitant sans trêve le hasard. Comment les refaire, moi ou quelqu’un d’autre, d’ailleurs ? Chaque fois, l’image tient à un fil, à une poignée de secondes. Qu’un des chats manifeste quelque humeur, qu’il change de position et c’en est fini. 107
Le temps de l’innocence Tête contre tête, l’harmonie des ocres et du blanc s’affirme. Les deux garçons suris se sont décorés mutuellement. Pratiquée au grand air et en pleine nature, sans autre miroir que l’eau de la rivière et le regard des autres, la peinture corporelle est parfois affaire collective. Chacun exerce alors son art sur le corps de son voisin. Avant qu’on ne confie aux jeunes garçons la surveillance du trou-
peau, les dessins sur la peau constituent leur jeu favori. C’est à qui sera le plus beau, le plus adroit. Ou le plus rapide : la peinture peut être réalisée très vite, voire d’un seul geste. Le jeune homme qui s’est peint le visage en blanc l’a fait en quelques secondes et j’ai saisi cette spontanéité en me disant que, devant une glace, son mouvement n’aurait jamais été aussi fulgurant.
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J’ai souvent été frappé par le regard de ces enfants : un regard grave d’animal piégé. Ce n’est pourtant pas moi qu’ils redoutent, ils m’aiment bien, ils sont contents de me montrer leur adresse, leur sens des couleurs. Mais peut-être sentent-ils que le temps de l’innocence est désormais compté, que s’ouvre, dans leur monde épargné, une ère de changements qu’annonce ma présence. Lorsque je suis arrivé chez les Mursis et les Suris, il fallait déjà, pour entrer à l’intérieur de leur village, payer les anciens puis, individuellement, les hommes et les femmes qu’on voulait voir de près. Je ne parle pas de photographies, seulement de visites. Cela ne coûtait pas très cher, moins de 5 euros pour les
anciens, puis entre 30 et 50 centimes pour chaque individu. Mais quelques années plus tôt, ces peuples n’avaient jamais vu d’argent, ils ne faisaient que du troc. Maintenant, ils monnaient aussi leur image sans pour autant être mercantiles. L’autorisation dépend de leur humeur, quand ils ne connaissent pas leur interlocuteur. Au début, mes cheveux blancs m’ont aidé. Les anciens ne pouvaient tout simplement pas refuser leur accord à un homme du même âge qu’eux. Aujourd’hui, tous m’accueillent comme un ami et j’ai tellement confiance en eux que, malgré leur attachement farouche à leur kalachnikov, j’ai amené avec moi, l’été dernier, ma petite-fille de quatorze ans. 147
variantes, consiste à s’enduire tout le corps de couleur blanche et à ensuite dessiner en réserve, en enlevant du bout des doigts de la peinture. Rayures verticales, horizontales, ondulations, vagues, tout est permis, comme en témoignent les trois copains que j’ai photographiés ensemble. Le jeune homme allongé montre la tendance inverse, il s’est appliqué et a réalisé patiemment les dessins compliqués qui fleurissent son corps. Il lui a fallu trouver un tampon pour la corolle, un autre pour le cœur, puis apposer l’un et l’autre des dizaines de fois, avec des colorants différents. Personne n’a dû l’aider : les copains veulent bien donner un coup de main de temps en temps, à condition que cela ne dure pas trop. Maintenant, l’œuvre est en place, complexe, parfaite, et seule ma photo en gardera trace. La troisième approche, peut-être moins spectaculaire, est pour moi la plus étonnante. Sur un fond rouge, l’artiste qui a placé des touches blanches a su s’arrêter au bon moment pour l’équilibre de sa composition abstraite ! À mon sens, il n’existe rien de plus difficile.
Trois styles Paul Gauguin, qui a utilisé beaucoup de peinture sur les corps, aurait aimé ce naturel. Ou encore Emil Nolde, qui, lui, colorait les visages. Les peintures libres des peuples de l’Omo, si proches de la peinture moderne, ont été pour moi un choc. J’y cherche un secret, avec parfois l’impression que je suis le photographe fait pour cette quête. Trois photos me permettent de donner une leçon de peinture suri à travers trois styles différents. Le plus simple, quotidien mais sujet à d’infinies
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