Pierre Dubois et René Hausman
L’Elféméride Le grand légendaire des saisons
AUTOMNE-HIVER
S EPTEMBRE Terre de l’âme au-delà de l’espace et du temps. Kathleen Raine
S
eptembre est le mai de l’automne, à cela près que si mai, par ses légères buées de verdure, ses fraîches floraisons écloses sous les premières rondes de Flore et de ses nymphes et jardinières ailées, annonce le retour des beaux jours ; septembre, au contraire, derrière ses fastueuses richesses, ses parures festives, cache l’arrivée sournoise des mois noirs soufflés par les pernicieuses halenées de la mère Harpine et de ses cohortes tempestaires. Le jardin rêvé de l’été vacille au sommet de son éclat. C’est imperceptible encore, un simple vacillement d’étincelle au rayonnement solaire, pas même une note frottée aux claires roulades du merle. Un signe pourtant perçu par l’ouïe aiguë du vieux Sylvain des bois. Une feuille qui s’éteint parmi les ombres vertes des profondes solitudes. Un infime éclat de paillantine tombée des ailes bourdonnantes d’une luzabelle des eaux. Rien de plus. Mais autant de frissons d’alerte froissant l’échine moussue de qui garde les saisons. Les prés sont en regain, le verger regorge d’abondance, la vigne est en fête et, sur tous les horizons, les frondaisons déploient des vastitudes de merveilles. Alors, pourquoi au creux des vallées, ce brame lointain répand-il dans l’air un flottement de tristesse ?
LE
A
LÉGENDAIRE DES HAIES ET DES BUISSONS
Le sureau
u temps des anciens Celtes, les druides communiquaient avec les défunts par l’intermédiaire des flûtes de sureau ; les rameaux chargés de baies de l’arbrisseau servaient alors aux rites funéraires. Entraîné par la roue du calendrier celtique des saisons, septembre lié au sureau se trouvait être le dernier et en même temps, dans sa rotation, le premier des mois. Il symbolisait à la fois l’endormissement de la nature ainsi que son réveil. Le sureau est avec septembre enraciné dans la mort et la renaissance. La croyance a fait si naturellement son chemin que l’on dit que lorsque quelqu’un meurt, il se réincarne dès lors en sureau. Et que c’est pour cette raison qu’il en pousse toujours auprès des maisons où il a aimé et vécu, et
qu’il continue de garder des malheurs et sortilèges. Parce qu’il est voué à Thunar le dieu du Tonnerre, il éloigne les orages. C’est un arbre protecteur, sacré et bien-aimé des fées. Un peu partout – Allemagne, Angleterre, ou ailleurs –, que ce soit sous les noms de Frau Holunder, dame Sambuc, Old Elder ou Mama Paduri, on sait que la vieille dame, divinité de la nature, y a élu domicile. Il est donc dangereux de le couper, le sang qu’il verserait retomberait en pluie de misères sur le coupable, à moins d’en demander l’autorisation par cette prière : « Vieille Mère, donne-moi de ton bois, et je le rendrai lorsque je serais arbre à mon tour. » Si on vient la prier, on est exaucé. Toutes ces vertus païennes n’ont pas manqué au cours des âges d’attirer sur le noble sureau, les foudres de l’Église le transformant en « arbre du diable », « arbre à sorcières », « arbre à Judas » qui s’y serait pendu. Cependant, bien que maudits, ses fleurs et fruits sont toujours aussi appréciés en tisane, en sirop, coulis, confiture, gelée, chutney, vin, liqueur.
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Le prunellier
e prunellier, c’est l’épine noire, à l’inverse de sa voisine, l’aubépine, désignée comme l’épine blanche. Épine noire : buisson du diable. Épine blanche : buisson des fées. En septembre, le prunellier n’est ni blanc ni noir, mais vert, puis bleu, de petites prunelles rondes et acides qu’on appelle dans certaines campagnes « prunes de qu’va » ou de « qu’viaux », de chevaux… qu’il est encore trop tôt pour picorer ou cueillir. Mordre dedans fait tirer la grimace et allonger les dents. Les amoureux, en badinage, s’amusaient ainsi à tester la sincérité de leur idylle : « Si tu m’aimes vraiment, prouve-le moi, en la mangeant. » Si celui-là, si celle-ci, la bouche râpée par son amertume, recrachait la baie, c’était que son cœur mentait. L’épine noire à cause de ses couleurs d’origine retiendrait les mauvais esprits de l’hiver, les vents, les gels.
L’Elficologue vous dira : Que c’est le grand moment des récoltes de la prunelle bien ronde et bien dure chez le petit people des haies : Ouphs et Elphins du royaume de Pauryll… ainsi que des Merisettes, Noisetins, Hayettes, Écassettes, Ceriselynes, les familiers du Hututu, qui l’utilisent très efficacement en tant que boulet et redoutable projectile, contre les attaques de la pie-grièche, des corneilles, corbeaux, et des oiseaux rapaces.
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L’églantier
osier de la fée au printemps, rosier de la Vierge en été, rosier des lutins en automne, rosier du diable en hiver et rosier des chiens toute l’année, l’églantier, comme tous les épineux, balance entre l’ombre et la lumière au fil des calendriers. Entre relents de soufre et odeur de sainteté. Quoi qu’il en soit, en automne, il est «l’arbre aux lutins» à cause des cynorrhodons, gratte-cul ou « culs de singe », ces rutilantes baies vermillon que les Nutons, Sotais, Pixies, Sylvains, Peghts, Pilous, Fions, Fins, Caraquins, Nissens, Follets, Roncins, Mirlurons, en compagnie d’autres espiègles cousins récoltent à la pelle pour en transformer les graines barbues, une fois séchées, en efficace poil à gratter. Une discrète pincée dans l’opulent corsage d’une bergère, et voilà le Massariol tout excusé de soulager la belle de ses chatouilles, par une intervention approfondie et experte. Une copieuse poignée glissée sous la chasuble du curé avant l’office et c’est toute l’assemblée des fidèles – menée par la sournoise cohorte des Church Grims – tordue de rire devant les grimaces simagrées et cocasses contorsions de l’officiant durant la messe. Les Cra-Cras, ou lutins des préaux, diablotins des écoles, n’ont naturellement pas manqué de passer l’usage aux enfants, qui ne se sont pas privés de transformer une salle studieuse en pétaudière, des cérémonies de distribution des prix en hystériques pince-fesses… puis en grandissant, des conciles religieux et réunions politiques en émeutes bouffonnes. Heureusement, l’excellent cynorrhodon, exceptionnellement riche en vitamines et éléments minéraux, peut s’enorgueillir de servir à d’autres emplois qu’à des farces malveillantes et grossières, et se trouver en honorable place dans le grand répertoire de la bonne flore des fées tisanières, qui l’utilisent en sauce, confitures, marmelades, infusions, sirops et vins fins. Les Dames rouges ne manquent jamais de le croquer, acide et tout juste mûr, avant chaque joute d’amour. 23
L’aubépine
’aubépine, l’épine blanche, inviterait, par la profusion de ses rouges cenelles, les elfes de l’été et les éclats du soleil à s’attarder. D’abord sacralisée au temps où les fées qui dans son feuillage avaient élu domicile étaient vénérées, puis exécrées lorsque l’Église voua ces mêmes divinités au bûcher, ensuite christianisée par la Sainte Vierge et la Légende dorée, enfin bénie et massacrée par les inquisiteurs du remembrement : l’aubépine a connu à travers les siècles de nombreux revers. Buisson de Merlin, de Joseph d’Arimathie, de Marie, du feu bactérien, la noble épine a protégé tour à tour la cour de Titania, les songes du vieil enchanteur, le mystère du Graal et l’enfant Jésus avant de servir d’enclos aux paisibles troupeaux. En cette saison, ses baies un peu fades, « poires à bon Dieu » ou « pain d’oiseaux », sont picorées à longueur de journée par les passereaux et entrent dans les petits paniers du peuple elfin de la haie qui les meule en farine pour les pâtisseries et les macarons du Hututu. « Baies et rondes cenelles font pâtes légères et belles. » On ajoute que si ses fruits ont la couleur du sang, c’est que les bâtards du diable s’y sont piqué cruellement les doigts en les cueillant. Nous la retrouverons sorcière en hiver, magique en mai.
T RAVAUX ,
DICTONS ET COUTUMES de crainte d’érafler les pierres levées de leur demeure. Ne pas manquer de contourner les tertres sacrés et surtout ne jamais oublier de laisser au fond du champ une friche non labourée, un coin herbu pour que les fées puissent venir s’y ébattre et danser, qu’à la belle saison les oiseaux, la petite faune et les papillons y trouvent de quoi se nicher, grignoter, picorer, butiner.
Ensuite venaient les semailles
L Le temps des labours « Octobre le Vaillant Surmène son paysan. »
C
’est le moment de « casser la tête aux crapauds et de couper les vers de terre », en un mot de labourer. Il faut aussi fumer, enliser, drainer, préparer le sol aux semailles avant que les Tempestaires et les hordes venteuses des sorcières d’hiver ne surgissent pour le geler à blanc jusqu’aux entrailles. Que la charrue ne s’y torde les crocs. Le laboureur avait des gestes à accomplir, des devoirs à respecter. D’aucuns tournaient trois fois autour de la charrue tenant dans leurs mains du pain, de l’avoine et de la lumière avant de commencer à labourer le champ afin que leur travail fût
heureux. On ne pouvait pas creuser la terre certains jours de l’année au risque de la faire saigner. Ni d’essayer d’accélérer par des coups le rythme lent des bœufs, depuis que ceux-ci se sachant condamner à travailler toute leur vie avaient décidé de ne plus se hâter. S’il voulait que son travail se fasse dans les meilleures conditions, sans pluie, sans accident, que sa récolte soit prospère, le laboureur devait s’ingénier à toujours maintenir et renforcer ses bonnes relations avec le Petit Peuple des esprits des champs et des haies. Par exemple, il fallait éviter de labourer trop près des menhirs et des dolmens
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à encore, le semeur devait pour que ses graines lèvent au mieux, se plier à quelques sages pratiques religieuses héritées des cultes païens. Certains jours étaient néfastes aux semailles : le blé mis en terre le jour des Morts ne germerait pas ; semé à la Saint-Estropi – c’est-à-dire la SaintEutrope, il pousserait « estropiés ». Il était bon d’ensemencer quand la lune était à son décours, ainsi les mauvaises bestioles ne s’y mettaient pas. Enfin, avant de semer, on jetait une première pincée par-dessus l’épaule en disant : « Pour le bon Dieu – ou l’Esprit des champs ». Une seconde pincée suivait le même chemin aux mots de : « Pour la Sainte Vierge – ou la fée ». Puis une troisième : « Pour le saint patron du village – ou le génie des lieux » ; une quatrième : « Pour les moineaux ». Enfin, la dernière pincée était semée en concluant : « Pour moi et à celle-là, je vous défends d’y toucher ! ». Octobre, c’est encore le temps des vendanges, on cueille les derniers fruits, on gaule les noix, on va aux champignons, on ramasse les raves, on presse le cidre, dans les villages d’Ille-etVilaine, de Normandie, du Kent. Partout où il y a des pommiers, l’air embaume des parfums de paradis perdu.
C’est aussi le temps de la chasse « À la Saint-Rémy, Les perdreaux sont pris. » « À la Saint-François, La bécasse est au bois. »
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a mythologie du chasseur remonte aux parois peintes des cavernes primitives, se ramifie à travers les usages des peuples animistes, s’entremêle au grand fabulaire du merveilleux médiéval. L’Homme Vert chasse, Diane chasse, l’Elfe à l’arc infaillible, Robin Hood, les Dunters, les Puckwoodgenies, les esprits de Féerie protecteurs de la flore et de la faune, tous pourtant chassent, mais avec noblesse et pour se nourrir. On ne tue ni pour le sport ni pour la compétition… et la flèche décochée est toujours précédée d’un pardon à l’animal, une prière d’intime et mystérieuse connivence : « La vie que je te prends maintenant, je te la rendrai lorsque je serai devenu moimême un animal. » L’enfilade des trophées exposés sur les murs du salon d’un chasseur ne
serait pas qu’un orgueilleux et macabre alignement de coupes de championnats, mais au contraire une façon d’honorer l’animal et d’attirer la bienveillance de son esprit. La mythologie de la chasse regorge de superstitions, de magie, de récits surnaturels, de saintes histoires, de légendes. Si le chasseur croise une soutane sur son chemin, il reviendra bredouille. Par contre, il aura toutes les chances de remplir sa gibecière si une petite fille ou si « une vraie jeune fille » enjambe son fusil. Pour « faire un beau tableau », il doit de préférer être vêtu de vert – la couleur mythique du chasseur – et porter son arme sur l’épaule gauche. Avant de prendre une direction, il est sage de laisser tomber un bâton devant soi et de se diriger du côté que le bout
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indique. Il ne doit jamais tirer le premier gibier aperçu. S’il manque, par contre, le second, le présage n’est pas bon. Il se contentera de ce que peut contenir son carnier, et ne se laissera pas gagner par le goût du sang. S’il va en battue, il devra respecter les champs qu’il traverse. Voilà pour le bon chasseur. Et maintenant voici pour les autres… car il est facile de franchir par passion les limites interdites. Celui qui chasse un vendredi tire avec le diable. Celui qui tire à la Toussaint peut craindre de blesser les âmes perdues, les fantômes, des fantaumas, des revenants en errance… et risque de se mettre en péril, de devenir un chasseur maudit, un disciple du Freischütz… d’être emporté par la horde sauvage !
Le bûcheron et le châtaignier
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n bûcheron vivait avec sa fille Marion dans une pauvre cabane à l’orée d’un bois. La soupe était maigre et le pain âcre de farine et de glands. Le froid passait par tous les trous des murs en torchis, la pluie traversait le chaume de fougères. Pourtant, malgré cette misère, Marion, du matin au soir, fredonnait des chansons. Un jour qu’il faisait froid, qu’il faisait faim, le bûcheron, cognée sur l’épaule, s’arrêta devant un maître châtaignier qui dominait tous les autres. Sa ramure était majestueusement déployée, les torsades de son tronc massif accusaient un âge de nuit des temps. Le bûcheron hésita avant de frapper. Mettre bas un tel ancêtre ressemblait à un crime. Mais il faisait froid, il faisait faim, et celui-là offrait une si grande quantité de bois, de bûches à chauffer tout l’hiver, de planches et poutres à vendre aux charpentiers et menuisiers ! Marion en tirerait aussi de beaux paniers, des bourriches. C’était un trésor, ce maître châtaignier-là. De la première entaille que fit la hache dans l’écorce jaillit aussitôt un démon. Le génie du châtaignier. Affreux, roulant des yeux marron, du haut en bas tout couvert de piquants. Des bras, des jambes en branches et racines, une tête énorme en boule de hérisson qui se met à l’insulter, le menacer et cracher partout ses picots. « Tu voulais ma vie. Je veux la tienne ! Entre avec moi dans mon arbre, hurla-t-il, tout en l’enserrant d’une poigne armée de dards. – Non, ne fais pas ça. Que deviendra ma fille sans son père ! Toute seule au monde ! – Tu as une fille ? Alors, qu’elle prenne demain au lever du jour ta place auprès de moi ! Rassure-toi, il ne lui sera fait aucun mal. Je ne veux que l’épouser. »
Le pauvre homme rentra au logis tête basse, le dos voûté, le visage si empreint de désespoir que Marion ne put que s’en alarmer… Pressé de questions, il avoua ce qui le tourmentait. « Allons, cessez de vous lamenter ainsi père. J’irai. Votre vie m’est plus chère que mon destin. » Au matin, avant que son père ne s’éveille, elle se rendit au pied du grand arbre et resta figée de terreur en voyant son fiancé en sortir. « Certes je suis aussi repoussant que vous êtes belle, mais j’espère qu’un jour vous vous habituerez à ma laideur », dit-il en lui montrant une sombre porte ouverte dans le tronc. Elle passa le seuil et, émerveillée, découvrit un intérieur semblable aux salles étincelantes d’un château. Tout y était de soie, de cristal et d’or. Ils vécurent là ensemble, pas trop près l’un de l’autre afin que les pointes aiguës ne l’égratignent. Il lui contait le monde secret des bois, les sylvains, les nymphes, les dryades. Elle écoutait la voix de son feuillage. Petit à petit, elle oublia sa face de hérisson, les aiguilles de ses mains et ses repoussantes bogues barbelées… Et un jour, le cœur attendri, oubliant tout à fait le rempart des aiguilles, laissa, contre l’épaule du monstre, choir doucement sa belle tête blonde. Elle ne s’y blessa pas, la vilaine carapace, d’un seul coup, était tombée. Ils s’aimèrent alors d’un amour infini. Elle obtint de lui que les châtaigniers portent désormais des fruits doux afin de toujours nourrir ceux qui n’ont rien et qu’il délivre les âmes perdues. Depuis, le châtaignier est appelé « le pain des pauvres » et chacun de ses fruits mangés à la Toussaint libère un défunt des limbes.
PAYSAGE
ET FAUNE
Hommes et animaux sont confondus, solidaires d’un même tissu vivant permettant de passer sans encombre d’un règne à l’autre. Jacques Lacarrière
L
a campagne est presque silencieuse, frappée par la baguette de gel de la Vieille Reine. La faune ne se montre guère ; tapie dans ses bauges, ses gîtes, ses terriers, elle attend. Le chevreuil perd ses bois. Accrochées tête en bas au fond de leurs dortoirs nichés dans les creux d’arbres, les greniers et vieilles ruines, les chauves-souris somnolent. Renards, chats forestiers, écureuils, mustélidés et grands ongulés ont pris des pelages plus sombres et plus épais. Les rapaces chassent en plaine. Le lapin gambade prudemment, attentif au moindre craquement. En haut des sommets étincelants, les chamois, les compagnons des filles des neiges, batifolent et s’accouplent sur les pentes escarpées. Au cœur des ténèbres, chouettes et hiboux mêlent leurs hululements à ceux des Hantises, Houpeux, Krierien Noz, Lavandières de nuit. Si les loups et les corbeaux se font plus nombreux, si le faisan se pavane et se goinfre tranquillement de faines, si les cerfs croquent châtaignes et glands et que le sanglier retourne la terre de ses boutoirs et engloutit tout ce qu’il veut… c’est que ceux-là n’ont rien à craindre de la Sorcière de l’hiver.
Le sanglier
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e sanglier, « le chien du diable », tient une place importante dans le bétail des ténèbres. Il est souvent monstrueux et sanguinaire. Mais s’il représente l’hiver et les hantises effrayantes de novembre, la lueur courbe et aiguë de sa dent déchire aussi les ténèbres et ramène le soleil. Ainsi, on avait coutume en Allemagne comme en Angleterre de servir au banquet de Noël une hure de sanglier – pomme en gueule, couronnée de houx, de rubans. Le monstre obscur de l’hiver lunaire, une fois sacrifié et mangé au solstice, les jours redevenaient plus longs et lumineux.
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Le faisan
ans les bois désertés de novembre se pavane en costume d’apparat le vaniteux faisan. Il picore les faînes en se dandinant, en annonçant son passage à coups de trompette. Étincelant de bleu, de vert, mordoré, carminé… on ne voit que lui dans les fossés, au milieu des allées. Sa vanité l’a perdu. Au commencement des temps, il était encore humble, tout gris, maladroit sur ses pattes ; c’était un des premiers oiseaux que Dieu venait de façonner. Une ébauche, un concept. Il ne savait pas trop bien voler ni chanter. L’idée était ingénieuse, mais il fallait l’améliorer. Dieu se mit au travail sur d’autres modèles, d’abord plus petits pour se faire la main et mettre au point le principe. Une fois le moineau terminé, tout pouvait rouler… Encore quelques petits passereaux sur le même moule, histoire de varier les couleurs et les notes… et hop ! On pouvait désormais tout imaginer, tout envisager, dans le lyrique et l’artistique. Le faisan tira son bec lorsqu’il vit sortir de la volière divine tous ces merveilleux envols envahir les cieux : les pies, le martin-pêcheur, le gros-bec cardinal, le pic-vert, le toucan, l’oiseaulyre ! Tous étaient plus réussis que lui : vifs, colorés, chamarrés, élégants,
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fuselés, plus rapides. Ils savaient bien mieux voler et chanter que lui. Ce n’était pas juste, et lorsqu’il vit apparaître le paon au côté de l’oiseau de paradis, il faillit s’étouffer de colère. Non, ce n’était pas juste : il était quand même le premier oiseau, il méritait mieux que ça. Il alla alors trouver Dieu pour se plaindre de son misérable aspect. Lui rappelant son manque de reconnaissance envers son premier prototype. Non mais des fois ! « Regarde dans quel état piteux tu m’as laissé. Pourquoi n’ai-je pas d’aigrette bleue, de houppe frisée, de jabot pailleté, de bec en spatule comme celui-ci et celui-là ?! Moi aussi je veux
du rouge, du vert, du bleu, des écailles d’or et une huppe sur la tête. » Et le faisan s’est retrouvé tout coloré. « Et je veux aussi une longue queue. » Et sa queue s’est mise à pousser. « Et je veux qu’on entende de loin mon chant. » Et il a obtenu cette trompette qu’on lui connaît. Mais ce n’était pas encore suffisant… Enivré d’orgueil, il a réclamé que sa chair soit plus savoureuse que celle des autres… Cette dernière sotte coquetterie a fait de lui le gibier le plus prisé de novembre.
Le corbeau
l personnifie la nuit, l’hiver, les ténèbres, les malheurs, et accompagne la Morigan et la Banschie, lorsque sous les fenêtres elles vont crier leurs funèbres présages. En Écosse, c’est sous sa forme que la Cailleach, la Sorcière de l’hiver, s’envole au-dessus des campagnes lancer et étendre ses malédictions. S’ils se rassemblent en cercle, perchés dans leur corberaie, ricanent et coassent toute la journée, c’est qu’ils échangent des recettes de poisons et d’envoûtements, et se racontent leurs méfaits du temps où ils chevauchaient le balai. Avide de charogne, il a toujours fréquenté les champs de bataille, les charniers, les gibets, en criant : « Caaadaaaavre ! Caaadaaaavre ! » Les Celtes ont surtout retenu sa sagesse, son intelligence, ses prédictions. Il était un messager de l’Autre Monde et leur avait enseigné la fabrication d’un onguent qui guérissait les blessures des flèches empoisonnées. 87
P ETIT
LÉGENDAIRE DE DÉCEMBRE
« Est-ce que la reine des neiges peut venir ici ? » demanda la petite fille. Andersen
Babouchka « Petite Grand-Mère. » Mère Noël en Russie.
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La Reine des Neiges
eune reine naïve et passionnée, elle attendait dans son magnifique château décoré et illuminé l’arrivée de son beau fiancé aux longs cheveux dorés. Tout était prêt pour le mariage. Le cœur battant, vêtue de sa robe blanche de cérémonie, au milieu de toute sa cour et des princes et princesses venus des contrées voisines, elle guettait sa venue… Mais il n’est jamais venu. Un petit rire moqueur dans son dos lui a traversé l’échine jusqu’au cœur, comme une flèche de glace et son cœur a gelé… Gelé si fort que tout ce qui l’entourait a gelé en même temps : le beau gâteau de mariage et les verres de cristal, les bougies des chandeliers, les fleurs du parc, le lac autour du château et l’herbe des campagnes… Tout a gelé. Transformant les paysages, les collines, les rivières en un grand désert blanc. Comme dans son cœur, plus rien n’y pousse, plus rien n’y chante, plus rien n’y vit. Son chagrin s’est transformé en pierre. Belle d’une beauté glacée,
vêtue de fourrure blanche, elle hante ces immenses couloirs balayés par les vents et les tourbillons de flocons et commande aux géants de glace, aux tempestaires, aux Alfs noirs, aux sorcières du givre. De sa baguette magique, elle gèle tout ce qu’elle touche, même les cœurs les plus aimants, les plus innocents.
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l y a en décembre une si imposante foule de feux follets, de fantômes, d’esprits, de lutins, de sorcières, de fées, d’ogres avec les Avents, la Noël, les douze jours, et la nuit de l’an neuf et ses minuits que l’on devra en oublier, en perdre en chemin, en cacher, sinon on ne pourra pas fermer la boîte à malices ni boucler le calendrier… Il y en a plein les bois, les placards, sous les lits, et d’autres qui passent par la cheminée et repassent par le grenier… Qui veut aller les rattraper ?! 120
l était une fois, il y a bien longtemps, la vieille Babouchka occupée à filer au chaud dans son isba. Le vent hurlait ses milles loups, dans la forêt autour alourdie par la neige, figée par le gel. Il faisait un froid à ne pas mettre un Lechiy, même le plus endurci dehors. Babouchka était en train de s’endormir quand, tout à coup, quelqu’un frappe au carreau. Qui est là ? Qui peut bien sortir à cette heure par une pareille tempête ? Ce sont des étranges chamarrés, couronnés d’or et bleus de froid : les Rois mages qui depuis des jours suivaient l’étoile que la bise a soufflée… « Nous sommes perdus, disent-ils. Auriez-vous la bonté, petite mère, de nous guider à travers ces forêts jusqu’à l’enfant divin qui vient de naître, pour lui offrir ces présents, et la myrrhe et l’encens ? » Mais Babouchka se sent trop vieille, trop fatiguée. Elle n’aura jamais ni le courage ni la force d’affronter une si pénible épreuve. Sur le seuil de l’isba, grelottant sous son châle, elle leur indique la direction du sud. C’est tout droit ! Mais dès qu’elle les a vus partir, qu’elle a refermé la porte et s’est retrouvée au chaud, Babouchka a senti son cœur se serrer. Pleine de honte et de regrets, elle a aussitôt empli une hotte de jouets, enfilé ses bottes et un manteau, et s’est mise à trottiner cahin-caha vers le sud. Mais la neige avait déjà recouvert les traces des Rois mages, qu’elle n’a jamais retrouvées. C’est pour cette raison que depuis ce temps, tous les ans à la Noël, malgré le froid, le vent et la neige, Babouchka la hotte sur le dos, pour se faire pardonner, va de maison en maison distribuer des cadeaux aux enfants.
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près toute une généreuse suite d’ébauches, de Père Chalande, Père Janvier, Olentzaro, Parrain Zeugni, Barbassioné, arrive flambant rouge, ventru, tonitruant, barbe neigeuse, monté sur un somptueux traîneau aérien débordant de jouets sortis d’ateliers elfiques… le Père Noël ! C’est avec du vieux qu’on fait du neuf. En vérité, cela fait déjà des calendriers et des calendriers qu’il est en chemin. Lointaine personnification du solstice, divinité solaire, descendant de Thor, parent à la mode de Bretagne de Ruprecht. Un récit de Grimoirie le prétend fils de saint Nicolas et d’une Klausenweiblein, ou de Krampus et de sainte Lucie. Il n’est, de toute façon, pas né d’hier… Dans un chant bressois de 1661, on dit qu’arrivant tellement mal fagoté,
Le Père Noël il a dû passer chez le tailleur se faire couper un balandran – une pèlerine à capuchon – pour aller voir sur le foin la Vierge et son enfant, à qui il a offert de la piquette, des rissoles et du pain blanc. On sait également qu’au XVIIIe siècle en Bourgogne, la nuit de Noël, il pissait des bonbons pour les enfants sages. On l’a, au cours des années, aperçu vêtu de fourrure, de paille comme un sauvage, encapuchonné d’une bure, d’une tunique fourrée de moujik, tantôt en vert, en blanc, en rouge. Quelquefois petit, de la taille d’un gnome habile à passer par la cheminée, ou grand et gros comme un ogre gentil… Toujours barbu. La physionomie officielle du Père Noël doit beaucoup au révérend Clément Moore. C’est grâce à son poème 121
La nuit avant Noël, que l’on apprend les noms de ses rennes : Fougueux, Danseur, Fringant, Grincheux, Comète, Cupidon, Furieux et Lourdaud… Les rêves des enfants osent, les images proposent… Le merveilleux dispose… Le Père Noël est descendu du ciel… Son aspect, son caractère, son costume, son épouse, sa maison, son atelier à jouets, ses elfes… ses aventures ont mis des siècles pour s’enraciner dans la légende. Chaque Noël y a ajouté un détail de plus, chaque enfant qui l’a vu en rouge ou en vrai – entre rêve et réalité – y a ajouté le sien. Le Père Noël ne peut pas être autrement que celui que nous imaginons la nuit de Noël lorsque le sapin brille et que les vœux silencieux s’élèvent vers les étoiles en quête de réponse…
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LÉGENDAIRE DE FÉVRIER Les Tempestaires de passage Ont laissé la digue à vau-l’eau, Mais tous ces gauleurs de nuages Fument la pipe après l’orage, Tulipe noire à leur carreau. Paul Gilson
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es démons de février sont du genre malgracieux. Ils sortent de la bosse de la Vieille et du sac warlouque des Tempestaires : c’est de la hardaille de hurleurs et de caraudesses folles. On ne peut rien en attendre de mieux. … Tout d’abord des couloirs des vents viennent les plus badaux…
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Chiche-face
l n’est pas bien méchant, il ne pèse rien. C’est pour cela que la bise l’amène le premier. C’est quelque chose de maigre, à la molle et pâle figure aussi inconsistante qu’une tranche de pain moisi trempée dans une soupe d’avaricieux. Ses yeux sont fixes, grands et morts. On dirait un cerf-volant tout rabillecoustré de vieilles loques faufilées à la filasse. Ça arrive d’un coup dans le noir, en flottant dans le vent avec un bruit de chiffon et quelque chose qui siffle en dedans. Ça fait peur. Chiche-face ne fait que passer, emmené ailleurs comme il est venu entre deux courants d’air. On n’en sait pas plus, sinon qu’il aurait une cousine vers la Normandie que les vieux surnomment Grande Bique.
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La Marluzenne
a Marluzenne de février est une hurleuse de vent. Fée noire, Banshie en négatif, elle va et vient dans la nuit en criant des choses qui tourneboulent l’esprit de ceux qui l’écoutent. Dès qu’on l’entend claquer le volet et se mettre à chanter ses plaintes et folles mélodies par les fentes et les cheminées, il est prudent de se boucher les oreilles. La Marluzenne, si Petrus Barbygère ne se trompe pas, aurait cheminé un même parcours mytholophèse que la Wila, Vila, jeune vierge ravie par noyade à l’affection des siens la veille de ses noces, et qui, devenue fée fantôme, danse en compagnie d’autres consœurs sur l’onde et les prés mouillés avant de s’aller séduire de jeunes coquardeaux au seuil du mariage et de les entraîner sous les flots. Sinon que, en ce qui concerne ici la Marluzenne, c’est le Vent qui sous la forme d’une tornade l’aurait emportée au sortir de l’église vêtue de sa robe blanche de mariée par-delà les cieux.
Depuis, fée-folle des vents, elle chevauche les nuées en miaulant férocement à l’amour, en chassant le jouvenceau qu’elle happe au passage dans un tourbillon. Au contraire de sa vieille cousine de mère Harpine, autre cavalière des vents de février qui ne se goinfre que de cadavres déterrés au cimetière, la Marluzenne ne se régale que de puceaux ravis au lit.
C
L’Éternueu
’est un pauvre fantôme, éternellement enchifrené, qui erre la nuit depuis si longtemps que l’on a oublié la raison de sa damnation. Il claudique de clicorgne dans des croquenots pleins d’eau et des hardes pleines d’ombres détrempées. La goutte au nez, la tête renfrognée entre les épaules, il lance à chaque pas des chapelets d’éternuements si puissants qu’il se démembre, se défait, s’éparpille d’un seul coup, pour
se reformer l’instant d’après, le temps de tout remettre en place, avant qu’une nouvelle rafale ne le disloque encore et encore au fond des ténèbres picardes. Ce pénible tourment, à force, a fini par avoir raison de sa santé mentale, et plus d’une fois on peut l’ouïr, entre deux éternuements, beugler de désespoir et hocqueter des sanglots… d’autant qu’au lieu de le prendre en pitié, le « Grand Dictat des Hantises » l’a, malgré son caractère inoffensif et peureux, classé parmi les « esprits nuisibles et malfaisants », sous prétexte qu’il est très contagieux : « Qu’il suffit qu’on le croise, qu’on l’entende éternuer de loin, pour, sur le coup, partager sa malédiction. » Il est dit que lorsque l’Éternueu aura contaminé par trois fois le nombre d’âmes qu’il y a sur Terre, le diable le délivrera pour toujours.
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Les Follets du Vent C’est en février que les Follets du Vent redoublent de cabrioles. Durant cette période, il n’y a aucune prière, aucune conjuration pour les faire tenir tranquilles tout doux dans leur trou. Tout au contraire, le Vent les rend fous, après tout, sans cela ils ne seraient point des Follets ! On raconte que les Follets de février font tant de misères et d’agaceries aux filles qu’ils rencontrent en leur coupant le souffle, en les bousculant, en les décoiffant, en leur troussant haut les jupes, en s’engouffrant dedans… qu’il en ressort d’aventure de petits diables follets et turbulents.
Après trois célèbres encyclopédies sur les êtres féeriques, devenues des ouvrages de référence, Pierre Dubois entreprend de nous faire voyager dans l’imaginaire des saisons à travers les légendes, les contes et les dictons se rapportant au climat, aux bêtes, aux plantes et à toutes ces coutumes dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Saviez-vous que les taupes sont les âmes damnées des paysans grippe-sous ? Que l’homme aux 365 nez n’apparaît que le 31 décembre et que la nuit de Noël, les menhirs se déplacent pour aller boire aux fontaines ? Avez-vous déjà entendu l’histoire de sainte Apolline qui soigne les douleurs dentaires ou le conte du lièvre dont la lèvre s’est fendue à force de rire ? On raconte aussi que pour faire fuir la brume en octobre, on devait lui présenter la pointe d’une lame en fer, d’où l’expression, encore utilisée aujourd’hui, « un brouillard à couper au couteau ». En écoutant les anciens et en s’instruisant du murmure des fées, Pierre Dubois a pu tirer le fil et nous ramener aux sources d’un légendaire oublié. Son Elféméride compose un almanach du merveilleux, une petite mythologie qui complète la grande, celle du Panthéon et de l’Olympe. Deux cent cinquante histoires qu’il est important de connaître, car « les ignorer, c’est ne pas savoir pourquoi le ciel est bleu, la mer salée, la neige froide, le soleil brillant… c’est tout ignorer de la pluie et du vent ». L’ouvrage est mis en images et enluminé par autant de dessins superbes de René Hausman, un des grands illustrateurs belges.
www.hoebeke.fr www.franceinfo.fr ISBN :
32 € 9782-84230-485-0