Daniel Picouly Leçons d’observation
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– Bonbec, tu as préparé la leçon de choses sur la grenouille ? – Si tu crois que je n’avais que ça à penser ! – T’inquiète, le maître aura peut-être oublié pour le piquet ! – Tu rêves, la mémoire de Monsieur Brulé n’est pas une sorte ardoise magique. Il ne suffit pas de tirer dessus pour que ça s’efface. Bonbec est content de sa formule. Mais c’est pas avec une formule qu’on efface une punition. Avec Bonbec, on arrive juste en même temps que la sonnerie. On se glisse à l’arrière de notre classe qui attend en rang dans le couloir devant la salle de leçon de choses : la grotte des chocottes ! La salle la plus terrifiante de l’école avec des animaux empaillés, des squelettes, des planches avec des bestioles écartelées, et des bocaux remplis de monstres qui un jour se réveilleront en plein cours. Personne n’est pressé d’entrer, sauf Meynard qui se prend pour un vampire alors qu’il a juste les dents qui avancent. Monsieur Brulé nous fait entrer. Il n’a pas oublié pour le piquet, mais il concède un report de peine à Bonbec pour qu’il ne manque pas le début de la leçon sur la grenouille. La vedette du jour attend dans un aquarium posé sur le bureau. Elle s’appelle Martine. C’est une jolie rainette qui aurait pu être élue Miss Grenouille 1958. Le maître accroche la planche « Le développement de la grenouille rousse ». – Qui a pensé à apporter des têtards ? Trente-six bocaux se dressent fièrement. De toutes tailles et plus ou moins troubles. Trente-six moins deux. À cause de cette histoire de chose et de curé, avec Bonbec, nous avons oublié, alors que nous sommes les rois du têtard que nous allons pêcher le long de la voie ferrée près de l’église. Nous en avons attrapé des milliers que nous avons élevés avec amour dans des pots à confiture, des bouteilles, des bonbonnes, avec des fougères, de la mousse, des rochers, du gravier de couleur et même un scaphandrier en plastique. Malgré ça, jamais, je dis bien jamais ! nous n’avons réussi à obtenir une grenouille. Une vraie ! qui saute partout dans la maison et qu’on glisse dans le corsage des filles. Jamais, sauf une fois, pour épater mes petites sœurs, mais, en vérité, c’était une grenouille en caoutchouc pas très ressemblante. Donc, la planche que le maître vient d’accrocher ment ! – Vous allez vous approcher du bureau, observer la grenouille pendant cinq minutes. Pas plus. Ensuite, vous retournerez à votre place pour noter tout ce que vous avez remarqué. Le premier rang, d’abord. En silence ! Autour de Martine, c’est la ruée, on ne voit rien. C’est pire que pour Gina Lollobrigida au Festival de Cannes ! À la fin, chacun copie sur son voisin ou sur les planches accrochées dans
La faune
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– Par contre, moi, j’ignorais que le crocodile était un saurien… – Si ! Si ! Ça c’est connu. – Et que l’escargot est un gastéropode. – Si ! Si ! Même qu’il a l’estomac dans les talons, comme Bonbec. – Ah bon !… Mais moi, je n’aurais pas mis l’araignée et l’écrevisse dans les invertébrés. C’est quand même solide ces bestioles-là. – Si ! Si ! C’est solide, mais invertébré quand même… un peu. – Les méduses, ça m’étonnerait que vous en trouviez dans la forêt, ainsi que les moules, les bigorneaux et les étoiles de mer… – Si ! Si ! Peut-être… on sait jamais… Avant, il paraît que sur la terre, il y avait de la mer partout. – Par contre, il faudra penser à prendre des produits contre les insectes: la libellule, le carabe doré, la coccinelle… – La bête à Bon Dieu ! Ça c’est connu. Elle mange des pucerons et son nombre de points noirs dit son âge… – Pas du tout ! Le nombre de points dit son espèce. Bonbec est vexé. Il prétendait même auprès de sa Poule que si la coccinelle s’envolait, il avait droit à autant de baisers que de points noirs. – Et la mouche bleue, mes loustics : comment on appelle les œufs qu’elle pond ?… Ça sert à la pêche… – Les vers de terre ! – Non, ça, ce sont les lombrics… Elle pond ses œufs dans le fromage… Les asticots ! – C’est dégueu !… J’arrête le camembert. Bonbec fait mine de vomir. La concierge compatit. – Reprends une madeleine… Revenons aux insectes. Pendant la course au trésor vous allez être interrogés sur le papillon blanc : moins de deux mois pour passer de l’œuf au papillon en passant par la chenille, c’est intéressant, non ? Vous connaissez le mot chrysalide, j’espère ? – De nom, seulement. – Et les doryphores ? – C’est comme ça que ma mère appelle les Allemands ! – Il faudra rapporter une sauterelle et un hanneton. Ce n’est pas bien méchant. Ah ! la mante religieuse. Une sacrée, celle-là ! Elle mange son mâle quand elle n’en a plus besoin. C’est plutôt une qualité, pour moi, mais peut-être pas pour vous, les loustics. – Si, si ! C’est toujours intéressant… manger son mâle… on ne sait jamais.
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– Ah, je vous tiens mes gaillards ! Pas si gaillards que ça. Avec Bonbec on est plutôt flageolants, devant Marguerite. – Venez, ici ! Sûrement pas. Avec son tablier et ses mains sur les hanches, Marguerite ressemble à un jardinier qui découvre son potager envahi par deux nuisibles. – Il faut que je me déplace ? Non, merci ! sinon elle va nous le faire payer et avec Marguerite, comme avec le plombier, c’est le déplacement le plus cher. On doit sauver notre peau. C’est le moment avec Bonbec de lâcher notre dernière carte du cancre pris en faute: faire la plante! jouer l’inertie, l’immobilisme, la prise de racines sur toute la gamme: racines adventives, racines pivotantes, racines-crampons, aériennes, tubérisées, succulentes et même tropicales : juste pour moi, vu mes origines. Pas de racine tuberculeuse : on a eu le BCG. Dès qu’on sent que les racines prennent et qu’en face, l’ennemi ne sait plus où il en est, hésite, il faut faire de son corps une tige solide. Là aussi, le choix est large : tige grimpante, tige rampante, tige renflée ou bulbe (Bonbec ne sait que choisir), tige ligneuse, ou rhizome, mais surtout éviter la tige volubile qui risque de vous trahir. Avec Bonbec, on est calé sur le sujet, il faut dire que nous avons commencé la rédaction d’un « Manuel de survie pour cancres en milieu hostile » mais Marguerite a dû le lire, elle fait fi de nos stratagèmes, comme dirait Vinteuil s’il n’était si couard, et marche sur nous. Adieu veau, vache et Bonbec ! Ici s’achève notre triste existence. – Laissez-les tranquilles ! Marguerite est fauchée en plein vol. Elle stoppe net son élan, l’air incrédule et ahuri. Vinteuil vient de surgir de sous le bureau et se dresse devant elle. Le pauvre ! Mourir si jeune… – Monsieur Vinteuil ! Que faites-vous avec ces… Tous les deux, je vous préviens, si vous avez fait du mal à Monsieur Vinteuil… – Pourquoi m’auraient-ils fait du mal ? Nous avons été chargés par Monsieur Brulé de préparer le matériel pour la leçon de choses de cet après-midi sur l’homme. Marguerite paraît chiffonnée… Ah, si on commence à mélanger les torchons et les serviettes!… Elle tourne les talons…: «Et ne soyez pas en retard à la cantine!…» On se presse. Juste avant d’entrer dans le réfectoire, Vinteuil nous arrête: – Devant les autres, on ferait mieux d’avoir l’air fâché, sinon cela paraîtra louche. – Compte sur nous. Comme convenu, Vinteuil a eu son compte de compote de pommes sur le museau et nous notre lot sur la poire de «détrempe» (pain trempé dans le broc d’eau): les apparences étaient sauves!
Les plantes
Comme un p’tit coquelicot mon âme
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Daniel Picouly nous ramène au temps des « Leçons de choses » ou ce que l’on appelait chez les plus grands « Sciences naturelles ». Des cours qui enseignaient aux enfants la zoologie, la botanique, l’anatomie humaine et les sciences physiques. Pour faciliter l’étude de cette matière, l’instituteur s’aidait de grandes planches toutes colorées où les motifs étaient reproduits en très gros, une abeille aussi grosse qu’un cochon! Pas difficile avec tout ce matériel de comprendre le fonctionnement du corps humain ou de découvrir que la vache avait quatre estomacs et que la poule n’en avait aucun ! Pour les écoliers de Daniel Picouly, la leçon d’observation avait même parfois un air de récréation. On se déplaçait pour aller dans la classe des « Chocottes » où squelettes, animaux empaillés, fioles et éprouvettes donnaient des frissons. Et puis il y avait les sorties nature et les expériences. Celles que l’on pratiquait en cachette en bon cancre, comme mettre un hanneton dans l’encrier et le voir s’envoler dans la classe en projetant de l’encre partout. Celles qui faisaient partie des leçons étaient tout aussi amusantes : démontrer grâce à deux entonnoirs reliés entre eux le système des vases communicants, ou suivre quotidiennement la germination du haricot et tout noter dans son cahier ! Aujourd’hui la compréhension de la nature se perd. Petites et grandes personnes pourront réviser leurs connaissances. Ces planches scolaires n’ont pas vieilli : le têtard devient toujours grenouille.
29,50 € ISBN : 9782-84230-508-6
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