Les Objets fous de l' art contemporain

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LAURENT BOUDIER

LES OBJETS FOUS

D’ARTISTES


LE PULL-OVER AUX CLONES ART ORIENTÉ OBJET, Le Pull à trois seins, 2004

Avec son style baba cool tricoté main, on n’ira pas jusqu’à dire que ce pull en laine bio-ethnique deviendra le vêtement indispensable de la prochaine saison automne-hiver. Mais à bien observer ses lignes a priori redondantes, on devine tout de même les raisons d’un succès probable pour les plus excentriques : trois c’est mieux que deux. S’agit-il d’un message ? Un appel de douceur supplétive dans ce monde de brutes ? Un droit à l’accessoire confortable pour plaisir libertin ? Ou un désir de mutation ? Toujours est-il que ce pull galbe à merveille le trouble d’une exagération génétique qui pourrait bien demain nous pendre au nez, semblent suggérer ses créateurs. La démonstration imagée de cet objet utile – tricoté patiemment par le groupe d’artistes qui ont pris pour nom Art Orienté Objet –, fait suite à des expositions programmées sur la perturbation. On peut, par exemple, évoquer leur enquête approfondie dans une ferme australienne dédiée aux observations scientifiques de multiples animaux mutants, génétiquement déviants et à l’organisme détraqué. Avec leurs sculptures de porcelaines d’animaux hybrides et leurs multiples propositions, vidéos, installations, sculptures, le groupe composé des artistes Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin associe les recherches biologiques à un certain militantisme artistique. A priori d’humeur rose, le pull farceur de ces créateurs déplace bien le fantasme érotique en direction de la fable un peu monstrueuse de la métamorphose des corps.

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LE BALLON CUBIQUE FABRICE HYBER, Ballon carré, POF N° 65, 1998-2008

Stable, pratique et solide, ce ballon de football a été créé par l’artiste français Fabrice Hyber en 1998 à l’occasion de la Coupe du monde de football. Œuvre ironique et usuelle, il fait partie des POF – Prototype d’objet en fonctionnement –, dont l’usage, selon l’artiste, dépasse la simple fonction. Objet mutant à l’évidence, « pouvant être utilisé autrement qu’à travers la seule contemplation », le POF démystifie l’objet d’art, rend libre l’esthète « de le tester ou pas, de l’utiliser ou pas, tout est permis ». Message reçu par les amateurs puisque de véritables tournois de ballon carré ont eu lieu à Guadalajara en 1999 suivis, un an plus tard, par une compétition à Pori en Finlande. Mieux, une fédération de « Push Corner » a même été initiée en Belgique. Le ballon carré résoudra-t-il enfin le lancinant débat autour des stades sur les poteaux de but rond ou carré ? « Ce n’est pas seulement moi qui ai inventé les règles, c’est le public qui a mis en place le jeu avec moi… » dit Fabrice Hyber précisant, en arbitre des sens non interdits : « Il ne faut pas qu’il y ait une norme, mais pas non plus qu’il n’y en ait aucune ; il faut qu’il y en ait plein ! » À défaut de s’imposer dans les règlements internationaux, on peut saluer l’initiative d’un artiste contemporain à faire bouger les lignes d’un sport certes populaire mais parfois un rien monotone par son objet aux multiples rebondissements spectaculaires.

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AVE USB LUIS ESLAVA ALOY, Maria USB (Marie clé USB), 2004

Autant l’avouer, on a quand même un peu hésité à intégrer cette clé USB dans le prestigieux peloton des objets tordants du design. Mais bon, après tout, qui n’a jamais levé les yeux au ciel à l’instant du grand trou noir, maudissant le fatal bug qui vient engloutir ad eternam les fameux milliers d’heures de travail, paquets de dossiers et autres applications ? La sauvegarde valant mieux que tous les actes de contrition, cette clé USB a au moins la franchise de ses formes puisqu’elle apparaît comme un véritable objet de miracle. Voilà donc cette belle Madone, au cœur qui s’illumine dès lors qu’on la branche, énième gadget de l’ordinateur certes, mais quand même vrai ex-voto que l’on brandira illico comme un cierge virtuel dans l’obscure basilique du logiciel. Rien de mieux que cette apparition céleste pour implorer le soutien moral des troupes en déroute. Telle est l’idée sacrément lumineuse du studio Luis Eslava, installé à Valence, qui, en sus de cette blague pour geek en lévitation informatique, a à son actif bien des créations plus sérieuses comme le design de très nombreuses lampes, telle la suspension Agatha en forme de lotus blanc, ou encore de pièces de mobilier qui ont été exposées à Madrid, Paris ou Tokyo.

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LA MAISON OBÈSE ERWIN WURM, Fat House (Maison grasse), 2003

Outrée, redondante et grasse des murs au point de se répandre au sol comme un fromage chauffé au soleil, la maison de rêve d’Erwin Wurm, artiste autrichien connu pour son humour décapant, est moche à oublier. Pourtant, elle a fait fureur dès son apparition dans le monde de l’art, exprimant sans doute le mauvais goût mimétique d’une architecture pavillonnaire sans âme. « Partout dans les campagnes et les villes, je suis entouré de laid, constate l’artiste, car, depuis les années 1950, nous avons eu cette étrange tradition de gens construisant leurs maisons ; c’est un tel gâchis, dans le choix et l’installation d’éléments comme les fenêtres, les toits ou autres matériaux de construction. Les gens n’ont pas, tous, le sens des proportions et de l’esthétique puisque les magasins de bricolage dictent le goût. Et le plus souvent comme ils n’ont pas assez d’argent pour engager des architectes, ils n’ont pas les connaissances des règles et de l’art de l’architecture. Ces règles n’existent plus et c’est une tragédie. » On pourrait objecter à l’artiste que son pastiche obèse n’est pas prêt d’insuffler aux futurs propriétaires une quelconque notion du beau, au sens classique du terme. Reste une satire a priori salutaire puisque Erwin Wurm a beaucoup travaillé sur l’obésité au sens physique comme moral. Après avoir écrit un livre didactique sur la façon de gagner deux tailles de vêtements en huit jours, il a offert au public des voitures de sport, en plis et boudins – Fat Car – presque anthropomorphes. « J’ai été élevé dans les années 1960-1970, révèle l’artiste, et le monde d’aujourd’hui est de plus en plus dominé par l’argent, que ce soit le monde du travail, celui de la mode, ou même de l’art dont je fais partie et, par conséquent, je pose des questions. »

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LES ALLUMETTES À GRINGOS RADI DESIGNERS, boîtes d’allumettes, Marlboro, 2003

La vie de cow-boy, la vraie, est encore à portée de main. Vous rêviez de connaître le fabuleux destin de l’homme libre, au regard de braise, vadrouillant sans attaches de ranch en ranch et de saloon en tripot ? Faites-le en dégainant sans crier gare ce patch autocollant, en forme d’étoile, qu’il suffit de coller, sans rien dire, sous sa chaussure pour réussir le coup de l’allumette digne du plus beau plan travelling de votre western personnel. Effet garanti, on vous le dit. Adoptez ce gadget, outil publicitaire proposé par le collectif des Radi Designers, qui a su emballer la marque bien connue des cigarettes Marlboro, avec son gag décalé, et son humour d’à-propos qui répond à la communication du fabricant que l’on sait soucieux, à son profit, du repos bien mérité des mâles solitaires. So long boy, l’idée fumeuse est à saluer. Et idoine pour rallumer la flamme d’une fiction qui saura épater vos amis.

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LE VÉLO BI LEONARDOGILLESFLEUR, Irreconciliable Differences #1 (Différences irréconciliables), 2005

« Chaque cycliste, même débutant, sait qu’à un moment ou à un autre de sa vie, il aura rendez-vous avec une portière de voiture » déclare le fataliste écrivain Paul Fournel. Au moins, admettons qu’avec ce modèle qui mouline haut dans l’absurde, on court peu le risque de gamelle. Mais pas forcément de malentendu, puisque ce tandem accouplé à une roue commune suggère bien une philosophie de l’inutile, bel exemple du sur-place et des forces contraires qui peuvent terrasser un jour ou l’autre tout duo amoureux. Ces différences irréconciliables, qui donnent leur nom à ce vélo particulier, ont été imaginées par le jeune duo d’artistes, l’un français, l’autre argentin, qui ont réuni leurs noms respectifs de Gilles-Fleur Boutry et Leonardo Giacomuzzo en un label singulier de leonardogillesfleur. Actif aux États-Unis et en Europe avec des expositions de sculptures délirantes, photographies et vidéos de performances, le duo offre des images acides, voire un rien sadiques, de situations humaines taraudées de tensions, chutes ou difficultés. Optimiste, on peut envisager autrement le sens de leur sculpture à roues : l’important dans la vie, c’est de trouver un certain équilibre…

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