ROAD MOVIE, USA
Bernard Benoliel Jean-Baptiste Thoret
Seattle
Olympia
WASHINGTON
Spokane
Portland
MONTANA
Salem
NORTH DAKOTA
Helena
OREGON
Billings Boise
Duluth
Fargo
Bismarck
IDAHO Minneapolis
SOUTH DAKOTA
Pierre
WYOMING
St-Paul
WISCONSIN MINNESOTA Madison
Carson City
IOWA
Cheyenne
Salt Lake City
Sacramento
NEBRASKA
NEVADA UTAH
San Francisco
Omaha Lincoln
Denver
KANSAS
Las Vegas
ILLINOI
Topeka
COLORADO
CALIFORNIA
Chica
Des Moines
Kansas City
MISSOURI Jefferson City
St-Louis
Wichita Los Angeles Santa Fe
ARIZONA San Diego
Phoenix
OKLAHOMA
Albuquerque
Oklahoma City
NEW MEXICO
ARKANSAS
Mem
Little Rock
B El Paso
Fort Worth
Dallas
TEXAS
LOUISIANA
Jacks
MISSISSIP Austin Houston San Antonio
Baton Rouge
New
ROAD MOVIE, USA
TRAJETS DE FICTIONS
MAINE Augusta Montpelier
N.H.
Concord
VT Albany Milwaukee
Buffalo
NEW YORK Hartford
Detroit
ago
PENNSYLVANIA
Cleveland
INDIANA
IS
Pittsburgh
OHIO Cincinnati
Chattanooga
NORTH CAROLINA
Columbia
Atlanta
SOUTH CAROLINA Charleston
GEORGIA Montgomery
Mobile
Memphis (Tennessee), Baton Rouge (Louisiane).
3. Bonnie and Clyde — West Dallas (Texas), Mineola (Texas), Joplin (Missouri), Ellis Island
Statue de la Liberté
4. Detour — ? (Nevada), New York, Pittsburgh (Pennsylvanie), Chicago (Illinois), Oklahoma City (Oklahoma), ? (Arizona), frontière de l’Etat de Californie, San Bernardino (Californie), Hollywood, ? (Nevada)
5. En route pour la gloire — Pampa (Texas), Acomita (Nouveau Mexique), ? (Arizona), frontière entre l’Arizona et la Californie, Los Angeles (Californie).
6. Nous sommes tous des voleurs — Parchman (Mississippi), Hermanville (Mississippi), Canton (Mississippi), Hermanville, Yazoo (Mississippi), Pickens (Mississippi), Parchman, Pickens + Fort Worth (Texas).
ALABAMA
PPI
w Orleans
2. Bertha Boxcar — Comté de Shelby (Alabama), Smackover (Arkansas),
? (Oklahoma), Platte City (Iowa), Arcadia (Louisiane).
Norfolk
Charlotte
TENNESSEE
son
Comté d’Andrew (Missouri), Saint Joseph (Missouri).
Trenton Philadelphia
Raleigh
Nashville
Birmingham
1. La Barbe à papa — Gorham (Kansas), Hays (Kansas), Doniphan (Kansas),
New York
VIRGINiA
Charleston
KENTUCKY
mphis
CONN.
Baltimore Washington
WEST VIRGINiA
Frankfort
Louisville
N.J.
AMERICA ! AMERICA ?
MASS.
DEL.
Colombus
Indianapolis
Boston
R.I.
MICHIGAN
Portland
Tallahassee
Jacksonville
7. Les Raisins de la colère — Sallisaw (Oklahoma), Checotah (Oklahoma), Oklahoma City (Oklahoma), Pecos River (Nouveau Mexique), ? (Arizona), Colorado River (Colorado), Pixley (Californie), Fresno (Californie).
FLORIDA Tampa
Miami
1. LE PRINCIPE D’OZ
Le Magicien d’Oz Victor Fleming Judy Garland 1939
Fantômas ou du Docteur Mabuse, ou, plus près de nous, l’ébauche d’un Kurtz psychédélique régnant sur une armée de jouets enragés (Apocalypse Now, 1979), et nous voici au final en face d’un imposteur sympathique avouant tout de go la supercherie de son entreprise. Le fi lm aurait pu s’arrêter là, sur une immense déception, mais c’est alors que le Magicien révèle toute sa puissance et sauve la fiction du désenchantement. Certes, il ne peut rien mais accomplit tout. En off rant à ses hôtes la reconnaissance et la conscience de soi qui leur manquaient, il justifie enfi n le trajet parcouru": Dorothy rentre chez elle, le Lion saisit la différence entre la lâcheté et la sagesse, l’Épouvantail réalise qu’il possède une cervelle et l’Homme en fer blanc le cœur qu’il a toujours eu. Et le Magicien d’énoncer la morale de l’histoire": tous, à commencer par Dorothy, avaient déjà en eux l’objet de leur quête. «"Alors, pourquoi ne pas lui avoir dit plus tôt"?"» s’interroge l’Épouvantail, au risque de renvoyer le récit à une condition d’impossibilité. Certes, l’objet de leur quête était déjà là, mais sous la forme d’un savoir bloqué, et donc inaccessible. D’où le paradoxe qui fonde «"le principe d’Oz"»": si au terme de son voyage, l’homme du road movie découvre si souvent un magicien bedonnant (la mort, le vide, un mirage, une famille disparue, un Eden envolé), c’est la croyance ou la foi en un horizon tangible qui lui a permis d’avancer et, ainsi, de trouver ce qu’il cherchait vraiment"7. Quoi"? L’autre part de lui-même, parfois un double qu’il n’avait pas su ou osé regarder en face (au terme de son périple initiatique, Dorothy se redécouvre à la fois strictement identique et radicalement nouvelle": elle a compris pourquoi «!there’s no place like home"»). En quoi le fi lm combine en fi n de parcours les deux élans, a priori contradictoires,
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L’Épouvantail
ROAD MOVIE, USA
Jerry Schatzberg Al Pacino, Gene Hackman 1973
7. Tout est question de croyance au cinéma, longtemps tout a tenu à ce pacte entre le film et le spectateur, autrement dit à une loi de la fiction qui a fait les beaux jours du cinéma classique hollywoodien et dont Le Magicien d’Oz offrit, en 1939, une métaphore exemplaire. Et par effet de redoublement de la croyance, le film pare la route, et même jusqu’au temps désenchanté du road movie, de pouvoirs thaumaturges. 8. Jean-Luc Nancy, Partir – Le départ, Bayard, 2011. 9. Citons quand même La Balade sauvage (Terrence Malick, 1973), Alice n’est plus ici (Martin Scorsese, 1974), Crazy Mama (Jonathan Demme, 1975), Aux frontières de l’aube (Kathryn Bigelow, 1987), My Own Private Idaho (Gus Van Sant, 1991) Doom Generation (Gregg Araki, 1995), etc. 10. Lumet réalise un remake en 1978, The Wiz.
qui traversaient son héroïne (double rêve d’évasion et de sédentarisation). La route, de goudron ou de briques jaunes, constitue ainsi le lieu d’une illusion nécessaire (et programmée!?) puisque c’est en la prenant qu’on identifie réellement l’objet de son désir. C’est même de la nature de ce que l’on fi nit par trouver, insoupçonnable jusque-là, que l’on déduit l’objet réel de sa quête ; celui-ci, en cours de voyage, se modifie, s’affi ne, se métamorphose même, au point d’entretenir un rapport lointain avec l’impulsion originelle. «!Ce n’est pas seulement la division entre l’endroit dont on part et l’endroit vers lequel on va, c’est aussi nous-mêmes qui nous divisons, qui nous partageons8!». Au fond, le road movie vu par Le Magicien d’Oz entrelace deux routes!: une route objective, faite de rencontres et de kilomètres, de macadam et de lignes jaunes, et une route intérieure qui n’émerge qu’au terme de la première et, ce faisant, la légitime. De l’une à l’autre, se joue un roman d’apprentissage, un devenir adulte, où le road runner devient ce qu’il est.
RETOURS À OZ
L’influence du Magicien d’Oz sur la fiction et la psyché américaines n’a jamais faibli, au point de devenir au fi l des décennies un baromètre particulièrement fiable du moral d’un peuple qui a toujours cru, et croit encore, que l’Amérique est le pays d’Oz, une utopie réalisée depuis le voyage inaugural des premiers colons. À partir de la fin des années 1960, les souliers rubis de Dorothy et la fameuse route de briques jaunes réapparaissent dans un grand nombre de fi lms en même temps que le cinéma américain réinvestit la route, en quête d’une Amérique fabuleuse. Pourquoi ce fi lm-là a-t-il
retrouvé, des seventies jusqu’aux années 1990, une telle vigueur!? Pour le cow-boy lunaire de Macadam Cow-Boy (John Schlesinger, 1969) et le pèlerin d’Abattoir 5 (George Roy Hill, 1972), pour les vagabonds de L’Épouvantail (Jerry Schatzberg, 1973) et les desperados de Bertha Boxcar (Martin Scorsese, 1972), et pour s’en tenir à ces seuls exemples9 , Oz redevient un modèle, une manière de tester la solidité et la validité du rêve toujours tenace, over the rainbow, et donc de trouver encore au bout de la route un lieu édénique. Mais dans le cinéma américain d’après Oz, le monde apparaît comme un bad trip et aucun claquement magique de talons ne permet plus d’en sortir ni de revenir. Schlesinger, George Roy Hill, Schatzberg, Scorsese, ou encore Sidney Lumet10 , revisitent certes Le Magicien d’Oz, mais comme un parc d’attractions anachronique, d’autant plus désirable que son principe ne fonctionne plus. La croyance a cédé le pas à l’incrédulité, et l’on retourne au rideau d’émeraude pour constater la disparition du Magicien et le vide existentiel qu’il a laissé. En même temps qu’elle ressert, la forme «!classique!» ou canonique de l’aventure entre en crise et ouvre à sa place une ère vouée au scepticisme. Au trajet orienté de Dorothy et de ses comparses succèdent les errances sans but et aléatoires de personnages moins clivés que schizophrènes ne parvenant plus, au bout de la
3. CHARLOT OU LE MYTHE EXEMPLAIRE
Le Pèlerin Charlie Chaplin 1923
La Barbe à papa Peter Bogdanovich Tatum O’Neal, Ryan O’Neal 1973
encore de ressembler à l’avenir, mais il ne sert plus à rien dans Easy Rider de jeter sa montre au sol avant le grand voyage pour espérer maintenir son esprit vivant dans un monde d’automates. Chaplin pouvait encore y croire, au moins pour son personnage. Croire et espérer en l’homme électrique ou pulsionnel, croire et espérer en la route comme antidote à la chaîne, à la fi le des chômeurs, croire en un espace toujours disponible quitte à le créer et à faire corps avec lui à la fin. Si Charlot a faim, c’est donc surtout d’espace et, mi-immigré mi-pionnier (La Ruée vers l’or, 1925), il reconduit vaille que vaille l’esprit de la «!Frontière!» disparue. Inversement et en toute logique, l’espace final des fi lms de Chaplin exprime, libère et résume une pulsion antisociale ou libertaire qui vit en Charlot et que son désir d’adaptation à l’ordre de la société n’a fait que comprimer comme un ressort. À la fin du Vagabond (1915), du Pèlerin (1923) ou des Temps modernes (1936), il choisit de se mettre hors-jeu, de s’éloigner du cercle pour tracer sa ligne. Ainsi, Bazin voyait en Charlot «!un homme hors du sacré!»!: «!Religieux ou non, le sacré est partout présent dans la vie sociale (…). C’est par lui que la société maintient sa cohérence comme par un champ magnétique. Inconsciemment, à chaque minute, nous nous alignons sur ses lignes de force. Mais Charlot est d’un autre métal6 .!» Autant dire qu’il n’est pas aimanté, en apparence seulement le centre l’attire ; il ne l’a peut-être désiré que pour contrarier le refus
intolérable qu’on lui en signifiait et quand il paraît séduit par les atours de la société, il ne fait que les mimer pour en délivrer la critique ou la caricature. Affranchi de tout champ de force, il prend la route, échappant ainsi au misérabilisme induit par sa condition et accédant contre toute attente au statut rare et enviable d’homme déprogrammé. On le croyait défait, mais c’est l’être essentiel qui s’éloigne en ligne droite vers le fond du plan. Puissance de Charlot qui excède l’apparence de sa situation. Là réside le cœur de son succès immédiat auprès des foules et de son influence esthétique à travers un siècle de cinéma. À son contact, le spectateur réveille en lui-même une énergie souvent restée sans emploi, refoulée ; à son image, il a l’espoir lui aussi de devenir «!acteur!» (de sa vie). Juste après un éloge de Charlot, Élie Faure décrivait le cinéma comme ce lieu où l’homme de la rue «!cherche l’illusion féconde et toujours renouvelée que son destin se déroule conformément à son vouloir!»7. Et plus qu’aucun autre pays au cours des deux derniers siècles, les États-Unis ont suscité cet espoir (ce mirage aussi), relayé par le cinéma, en superposant et confondant deux illimités!: l’espace et la liberté. Le road movie naît de cette collusion et sans cesse fera de ces valeurs ou de ces fondements idéologiques le carburant du récit, aussi bien pour les affirmer toujours vivants que pour en déplorer la perte en temps de crise ou les désigner comme
6.! A. Bazin, «!Introduction à une symbolique de Charlot!», op. cit. 7.! É. Faure, «!De la cinéplastique!», 1920, repris dans Cinéma, op. cit.
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ROAD MOVIE, USA
Conversation avec DENNIS HOPPER
Bord cadre
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ROAD MOVIE, USA
Extraits d’un entretien réalisé à Paris, en octobre 2008.
Acteur, photographe, cinéaste, artiste au long cours, Dennis Hopper reste dans l’esprit populaire comme l’auteur d’un seul film. Il a pourtant participé, entre autres, à deux autres œuvres majeures qui ont «"bouclé"» la décennie ouverte par Easy Rider en 1969": Out of the Blue (1980) et Apocalypse Now de Coppola (1979) où il incarne un reporter déjanté et échoué au fin fond d’une jungle.
1.! Sur la bande son d’Easy Rider, on entend entre autres Steppenwolf, The Byrds, Jimi Hendrix, Roger McGuinn qui chante Bob Dylan…
RÉFÉRENCES
«!J’ai été très marqué par le nouveau réalisme français, la Nouvelle Vague. Truffaut était l’un de mes cinéastes favoris, Les Quatre Cents Coups… Jean Seberg était une amie, je l’ai vue quand elle est revenue du tournage d’À Bout de souffle, c’est elle qui m’a parlé des Quatre Cents Coups. Vous savez, je travaille dans l’industrie du cinéma américain depuis l’âge de dix-huit ans. À mes débuts, on voyait beaucoup de films européens parce qu’il n’y avait pas de films indépendants à l’époque, les films américains étaient tous des films de studio. J’allais surtout voir les films étrangers, Bergman, De Sica, Resnais, Truffaut, Godard.
Double Standard Photographie de Dennis Hopper 1961
L’un de mes cinéastes favoris à l’époque était Satyajit Ray et sa “trilogie d’Apu” [La Complainte du sentier, L’Invaincu, Le Monde d’Apu, 1955-1959]. C’était mes influences principales, plus que le cinéma américain. J’ai travaillé avec beaucoup de cinéastes américains, mais je trouvais qu’à l’époque les films européens étaient plus intéressants.
LE CINÉMA, UN ART À LA TRAÎNE
À l’époque, nos films étaient en retard sur tout ce qui se passait alors que le pays était en ébullition, tellement loin aussi derrière ce qu’avait fait le pop art, la nouvelle littérature, sans parler de la musique… En 1969, le mouvement hippie avait déjà eu lieu, le Summer of Love était fini quand j’ai commencé à tourner Easy Rider en 1968. Quand le film est sorti en 1969, on n’avait jamais utilisé de musique rock comme bande son d’un film, jusque-là des compositeurs composaient des partitions, des musiques de film… Auparavant,
ça n’aurait jamais été possible, non pas que certains n’essayaient pas de changer les choses (et je sais qu’ils essayaient), mais le temps n’était pas encore venu1. Et quand j’ai senti que je pouvais enfoncer un coin, qu’une porte s’ouvrait, je m’y suis engouffré grâce à des gens comme Bert Schneider, un nouveau genre de producteur. Mais j’aurais pu tourner Easy Rider sans que le film soit vu sur les écrans, et si Bert Schneider n’avait pas été le fils d’“Abe” Schneider, le président de la Columbia Pictures à l’époque, le film n’aurait jamais été distribué. Car il n’y avait pas de circuit pour distribuer les films indépendants. Ils ont payé les syndicats et le film a pu sortir. Vous savez, j’ai tourné l’un des premiers films indépendants américains en 1961, Night Tide de Curtis Harrington, Time Magazine en avait fait l’un des dix meilleurs films de l’année, mais nous n’arrivions même pas à organiser une projection pour le montrer hors syndicats, à moins d’avoir 25 000 dollars à dépenser…
10. « WE BLEW IT ! »
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Easy Rider
ROAD MOVIE, USA
Dennis Hopper Dennis Hopper, Jack Nicholson, Peter Fonda 1969
Easy Rider Dennis Hopper Dennis Hopper, Peter Fonda 1969
3.! Notons que le film de Hopper offre une vision moins restrictive qu’il n’y paraît de la contre-culture puisque celle-ci caractérise plutôt un mode de vie où l’homme accomplit ses propres désirs!: voir notamment l’admiration que confesse Captain America au fermier qui offre le couvert aux deux motards.
Avec Bonnie and Clyde et ses deux outlaws défiant l’autorité en braquant des banques, Arthur Penn ouvre la voie politique du road movie des années 1970 (Dillinger, Big Bad Mama, Nous sommes tous des voleurs, L’Empereur du Nord), reprenant la ligne contestataire de Wild Boys of the Road (William Wellman, 1933) et des Raisins de la colère. Deux ans plus tard, au même moment que Macadam Cow-Boy (John Schlesinger, 1969), Dennis Hopper ouvre celle du road movie existentiel, dont Macadam à deux voies et Point limite zéro, tous deux réalisés en 1971, constitueront les plus beaux fleurons. Si la célébration de la marginalité caractérise aussi le film de Hopper (les deux bikers, la communauté hippie de Taos, l’avocat progressiste George Hanson et le bordel de Madame Tinkertoy à La Nouvelle-Orléans, en contrechamp d’une Amérique bigote, débile et sectaire), son récit prend peu à peu les allures d’une quête initiatique qui vise à faire le point sur ses aspirations profondes et le devenir des mouvements utopistes. Les trois personnages principaux du film – Wyatt, Billy et George Hanson (interprété par Jack Nicholson) – incarnent ainsi trois rapports distincts à l’égard des valeurs portées par la contre-culture3. Hanson, l’avocat des minorités, charrie avec lui les combats pour les droits civiques et tente d’établir un dialogue entre eux et un milieu d’origine conservateur ; Wyatt incarne le présent insouciant mais déjà évanoui de la Révolution des fleurs, tandis que Billy, lui, apparaît comme sa version décevante
finissant par avouer à son alter ego l’étroitesse de ses rêves petits-bourgeois. En s’affranchissant d’abord du temps et de l’espace (c’est le geste de Fonda jetant sa montre avant le grand départ), Billy et surtout Wyatt prennent leurs désirs d’Amérique pour une réalité encore possible, avant de comprendre que derrière la beauté mystique des couchers de soleil sur Monument Valley et Painted Desert, qu’au-delà de cette Amérique originelle et de son peuple enfin réconcilié comme dans un rêve de Kerouac, à portée de route, la majorité silencieuse de Nixon allait l’emporter et la violence partout s’imposer. Le meurtre de George Hanson par une bande de bouseux marque le point de bascule du film, mais plus précisément, il intervient pour Billy et Wyatt comme un réveil brutal, le moment du désenchantement qui succède à la haute marée triomphante des sixties qu’évoque Hunter Thompson. Après la disparition de Hanson, la route est toujours là, mais son désir n’y est plus. Le film s’enfonce dans une Amérique postindustrielle grisâtre qui tranche avec les paysages majestueux du début et Hopper opte pour un montage plus abrupt, qui encage les deux motards dans des plans serrés. Au sentiment de communion spirituelle des premiers plans où Billy et Wyatt recalent leurs pas sur ceux des pionniers, mais déjà d’ouest en est, le film de Hopper se recouvre progressivement d’un voile anthracite, entre le retour d’un passé que l’on pensait enterré (le rêve coctaldien de Wyatt au milieu d’un cimetière dans lequel le fantôme de sa mère
Chapitre 14
Stranger Than Paradise, 1984 Mala Noche, 1986 Down by Law, 1986 Candy Mountain, 1988 My Own Private Idaho, 1991 Dead Man, 1995 Gerry, 2002
VOYAGES DES SOMNAMBULES OU L’AMÉRIQUE EN RÊVE (JIM JARMUSCH, GUS VAN SANT) «!Les désirs de l’homme sont limités par ses perceptions.!» (William Blake, 17881)
«!Les vagabonds de la grand-route zigzaguent à travers le continent, le zébrant d’est en ouest, puis lorsqu’ils viennent cogner de la tête contre le mur de la fin des terres, retournant à fond de train d’ouest en est. (…) Mais au fur et à mesure que la discordance grandit entre les deux tempos, le tempo fou de la cavale et le tempo, qui se ralentit, de la rêverie sommeilleuse, au fur et à mesure du divorce entre un Neal Cassady de plus en plus obsédé par l’idée de capturer la “note bleue” qui lui échappe et un Jack Kerouac silencieux qui s’enfouit “dans le sommeil de la terre”, un autre tropisme apparaît, celui de la lente dérive, au fil de l’eau, vers les terres du Sud profond, puis vers le delta du Mississippi. Et sous le cadastre de la conquête telle qu’elle s’est faite à
partir des enclos puritains de la Nouvelle-Angleterre, droit vers l’Ouest, une autre carte transparaît, une carte enfouie, une topographie fantôme et rêveuse de l’Amérique telle qu’elle aurait pu être2.!»
L’AUTRE ROUTE
Tout est dit ici ou presque, par la littérature, d’un certain road movie post-seventies, à la fois vivace et indolent, modeste en apparence et secrètement volontaire, volontairement modeste pour en finir à sa manière avec l’idéologie hideuse de la domination et de la suprématie territoriale. C’est un autre trajet qui se dessine, plus hagard, et une autre topographie qui apparaît, plus incertaine. En réalité ou dans l’esprit, c’est un itinéraire plutôt vertical, la balade minoritaire et réfractaire de fictions buissonnières qui délaissent l’axe horizontal de l’agression historique ou le reprennent à leur tour sous une forme alanguie et décapante (Dead Man, 1995). C’est une direction particulière tout à
1. W. Blake, Il n’est pas de religion naturelle (livre enluminé). 2. Pierre-Yves Pétillon, «"Le sommeil"», La Grandroute – Espace et écriture en Amérique, Seuil, 1979.
Down by Law Jim Jarmusch Tom Waits, John Lurie, Roberto Benigni 1986
3. P.-Y. Pétillon, op. cit. 4. Jack (John Lurie), Zack (Tom Waits) et Roberto (Roberto Benigni). 5. Par exemple, Je suis un évadé de Mervyn LeRoy (1932).
l’image d’un cinéma US «!indépendant!» – celui d’un Jim Jarmusch ou d’un Gus Van Sant – qui abandonne de même les grandes artères du cinéma dominant (mainstream) pour les chemins vicinaux (back roads), préférant New York ou Portland à Hollywood et souvent le noir et blanc à la couleur. Des films qui lambinent au lieu de se presser, pied de nez ou bras d’honneur à l’efficacité puritaine qui a causé tant de ravages. Et des personnages qui cherchent à leur manière autre chose et autrement, qui accèdent parfois à d’autres «!états!» et d’abord à «!un autre mode de l’occupation du sol qui ne se ferait plus, ne se serait pas faite, dans la direction est-ouest de l’effraction (…), mais aurait été une pénétration rêveuse, voluptueuse du nord au sud!»!3. Voilà l’autre versant, la version perdue ou enfouie des fictions d’Amérique, donc du road movie. Des fictions en l’occurrence qui prennent acte de la violence inentamée d’une culture dominante, des tentatives avortées des films de la contre-culture à faire un trou dans le mur tel le héros de Macadam à deux voies (1971) qui finit plutôt à la place avec un trou dans la tête. Des fictions qui, l’air de rien, sortent du rang ou de l’ornière, font elles aussi un pas de côté, un saut, et bifurquent vers des espaces faits de boue, de brume, de forêts, de bayous et de déserts (wilderness). Des fictions lentes qui répondent à la vitesse et à la fureur par le sommeil et l’accès à un monde de visions (rêves, hallucinations, mirages). Des fictions qui opposent à tout un système économique et politique
un autre rapport aux éléments, une climatologie retrouvée du voyage et une écologie du regard.
SOMMEILS
Au tout début de Down by Law (Jim Jarmusch, 1986), quelques travellings latéraux au ralenti et enchaînés mêlent la terre, l’air, l’eau et le ciel, le mouvement glissé de la caméra incitant à prendre la route comme en une sorte de lancement du film lui-même pour conjurer le risque d’emblée présent ici d’un enlisement en pays cajun!: vues sur les façades puissantes et fatiguées d’un bled de Louisiane, filages le long d’une rivière étrangement calme, scènes de rue, apparition de nuages. Cette invite à l’évasion, longtemps contrariée par un récit volontiers replié sur lui-même, trouve son expression littérale dans le dernier temps d’une fiction strictement divisée en trois parties presque égales, quand les drôles de héros4 de ce road movie en noir et blanc s’échappent de leur cellule en copiant soudain les «!films de prison!» de la Warner du début des années 19305. Mais les voilà presque tout de suite sans poursuivants et les pieds dans la vase, freinés par une rivière à traverser, noyés dans une végétation qui a englouti les repères. Repris en plein air par une force centripète, ils en viennent à se demander s’ils n’avancent pas dans leurs propres traces, regardent leur barque de fortune couler lentement par le fond, avancent à pas d’homme pour ne pas
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ROAD MOVIE, USA
15. OÙ EST PASSÉ LE ROAD MOVIE ?
The Brown Bunny Vincent Gallo 2003
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ROAD MOVIE, USA
Tron – L’Héritage Joseph Kosinski 2010
2. Voir chapitres 6 et 8. 3. Par exemple, À cause d’un assassinat (Alan J. Pakula, 1974), Les Trois Jours du Condor (Sydney Pollack, 1975).
LA DIAGONALE DES FOUS
Esprit, es-tu là!? Le road movie peut-il de même survivre aux nouveaux temps modernes, par exemple à l’ubiquité virtuelle et au «!surf!» sur internet!: les déplacements sensationnels du héros de Jumper (Doug Liman, 2008) pour qui les quatre coins du monde sont à peine plus distants – et plus désirables – que ceux d’un terrain de football américain!? Peut-il survivre au remplacement des mythiques Route 66, Telegraph Road, ou encore Highway 61, par les autoroutes de l’information!? Et les lumicycles de Tron – L’Héritage (Joseph Kosinski, 2010), sortes de motos supersoniques, portent-ils encore dans le sillage de leurs traces lumineuses l’idéal contestataire des choppers d’Easy Rider ou bien entretiennent-ils avec leurs ancêtres hippies le même rapport que le Caesar Palace de Las Vegas avec les pyramides d’égypte!? Sans doute, le véritable avenir du genre se loge-t-il quand même dans son dépassement et son déplacement ; comme le western en son temps, c’est en se dissolvant que le road movie peut encore espérer consister. C’est comme passager clandestin de films ou de certains moments de films qui entretiennent avec lui un rapport non évident, ou non reconnaissable d’emblée, qu’il retrouve un horizon, un horizon actualisé. Un horizon qui renoue avec les potentialités du réseau, avec les voies prophétiques de La Mort aux trousses et de 2001, l’Odyssée de l’espace2. La suite du road movie ou son extrapolation appartient à des œuvres qui ne s’en réclament pas ou, pour le dire autrement, qui ont délaissé la route stricto sensu au profit de la trajectoire, et même la Terre pour d’autres espaces (aériens, cosmiques, oniriques, virtuels). Dès le cinéma du complot qui, à partir du milieu des années 1970, a enregistré
le devenir réticulaire du monde3, dès La Mort aux trousses et son héros pris dans la tourmente d’un voyage organisé, le road movie a donc dû réactualiser son propre logiciel afin de l’adapter à l’ère de l’accélération et de l’électronique!: ne plus remettre en cause la finitude d’un espace irréversiblement clos en feignant de repousser ses limites, mais expérimenter au sein d’un univers cartographié de nouvelles connexions. Comment réinventer un espace imprévu!? Comment prendre de vitesse les flux et la logique impérative des réseaux!? Au fond, le hacker (Matrix, 1999-2003), et parfois le rêveur (Inception, Christopher Nolan, 2010) ont remplacé les road runners des années 1970. En héritiers de l’esprit contestataire si chevillé au corps du voyage «!beat!», ils ont réinventé au cœur du réseau des trajectoires interdites et sauvages, ils ont su mettre en échec l’espace digital et normalisé, et récréer au sein de mondes virtuels des lignes de fuites inédites. De l’espace, toujours de l’espace, mais de l’espace autrement. Dans La Mort aux trousses, Roger Thornhill (Cary Grant) avait pointé du doigt, à son corps défendant, ce que pouvait être le contreusage d’un monde balisé, une sorte d’ancêtre du réseau qui, à l’époque, prospérait à la faveur d’un capitalisme global en pleine croissance. À l’ère du flux indifférencié et du quadrillage intégral des espaces, Thornhill luttait contre le système, non pas en maintenant vivace l’illusion d’un ailleurs ou de routes alternatives, mais en potentialisant les règles mêmes du réseau, en les appliquant rigoureusement et au-delà!: au-delà de l’indifférenciation, une neutralité qui vous rend transparent (se déguiser en porteur de bagages et disparaître au sein de la multitude)!; au-delà des lois du marché, la démonétisation totale (la vente