13 minute read

Colonization et esclavage

René Maran

COLONISATION ET ESCLAVAGE1

Ce raccourci de soixante-dix années de colonisation martiniquaise serait incomplet, si l’on ne disait mot des différentes races d’hommes qui ont contribué à mettre en valeur la colonie fondée par Belain d’Esnambuc, et si l’on passait sous silence ce qu’il importe de savoir de la question de l’esclavage aux Antilles. L’esclavage remonte, non seulement à la plus haute antiquité, mais aussi, aux premiers temps de la race humaine. Un clan exterminait un autre clan, une tribu en exterminait une autre, le résultat était toujours le même. Ils emmenaient tous deux en esclavage les femmes et les enfants de leurs adversaires vaincus et anéantis. Il a existé de tous temps. Il en existe encore, en certaines régions de l’Afrique blanche et noire, du Proche-Orient, et de l’Orient. Certains rapports officiels, qui font actuellement grand bruit, ont d’ailleurs saisi de ce sujet, l’ensemble de la presse internationale. La Martinique était peuplée de Caraïbes lorsque les Français en prirent possession et s’y installèrent en 1635. M. C. A. Banbuck, citant M. Ph. Barrey, dans son Histoire politique économique et sociale de la Martinique sous l’Ancien Régime (1635-1789)2, dit que l’effet du contact des Caraïbes avec les divers représentants des pays européens, eût sur eux, « la même influence [funeste]3 que celle des Espagnols [avait eue] sur les naturels des grandes îles du Nord. Pourchassés impitoyablement, leur nombre décrut vite. Une génération ne s’était pas écoulée, depuis l’établissement des Français et des Anglais, que la race autochtone avait à peu près partout disparu ». L’introduction des esclaves noirs aux Antilles fut le seul moyen qu’on trouva pour remédier à la disparition de la main-d’œuvre caraïbe dans les îles et territoires découverts et conquis par Christophe Colomb et

1 Ce titre d’un extrait d’un tapuscrit inédit plutôt inachevé de Maran, La Révolution française et la Martinique, est de nous. Listé au catalogue de la bibliothèque de l’Université Cheick Anta Diop de Dakar sous le titre, La Martinique coloniale de 1493 à 1802, il date probablement des années 1940-50. Les pages, ici publiées, les feuillets 108 à 114, constituent une ébauche de conclusion où Maran reprend plus ou moins textuellement d’autres historiens français. Dans une perspective de génétique textuelle, le travail d’établissement des sources et des textes (de Jean Jonassaint en collaboration avec Lélia Lebon) qui suit n’a principalement qu’un but : permettre au lecteur d’aujourd’hui de mieux saisir la démarche de l’auteur. Note de l’éditeur, Jean Jonassaint 2 Sur le tapuscrit on lit « M.C.A. Bambuc » comme nom d’auteur, et n’avons qu’un titre écourté à « Martinique », c’est nous qui corrigeons suivant le volume en ligne sur Manioc. Pour les citations, nous ne signalons que les écarts textuels ; ceux d’ordre orthographique, typographique ou de ponctuation sont corrigés en conformité avec le texte cité, mais ne sont pas signalés. À moins d’indications contraires, les notes qui suivent sont de l’éditeur, Jean Jonassaint. 3 Les mots entre crochets sont omis du tapuscrit de Maran, nous corrigeons suivant le texte de Banbuck, p. [283].

ses lieutenants. Les Caraïbes ignoraient tout travail régulier. Le R. P. JeanBaptiste du Tertre, surnommé par Pierre Magny, l’Hérodote des Antilles, a dit de ce peuple qui préférait se laisser mourir d’inanition plutôt que de se laisser asservir, « Les natifs4 de ces îles sont les plus contents, les plus heureux, [les moins vicieux]5, les plus sociables, [les moins contrefaits, et les moins tourmentez de maladie,] de toutes les nations du monde. Car ils sont tels que la nature les a produits, c’est-à-dire dans une grande naïveté et simplicité originelle6 : ils sont tous égaux […]7. Nul n’est plus riche, ni plus pauvre que son compagnon, et tous unanimement bornent leurs désirs à ce qui leur est [utile, et précisément nécessaire, et méprisent tout ce qu’ils ont de] superflu, comme chose8 indigne d’être possédée. […] On ne remarque aucune police parmi eux : ils vivent tous à leur liberté, boivent et mangent quand ils ont faim ou soif, ils travaillent et se reposent quand il leur plaît […]. […] Il n’y a pas9 de peuple au monde qui soit plus jaloux de sa liberté et qui ressente plus vivement et plus impatiemment les moindres attaques qu’on y voudrait porter. Aussi, se moquent-ils de nous quand ils voient que nous obéissons à nos supérieurs. Ils disent que nous sommes les esclaves de ceux à qui nous obéissons, puisqu’ils se donnent la liberté de nous commander, et que nous sommes assez lâches pour exécuter leurs ordres. » Tel était le caractère des Caraïbes et leur comportement ordinaire. La mise en pratique de la main-d’œuvre autochtone du Nouveau-Monde, remplacée par celle des Noirs provenant des côtes occidentales ou orientales

4 Maran fort probablement cite du Tertre à partir de l’ouvrage de Henri de Lalung, Les Caraïbes : un peuple étrange aujourd’hui disparu (Paris : Éditions Bourrelier et Cie, 1948), chapitre II, « Portrait physique et moral » que nous avons pu consulter en E-book, donc sans pagination. Tout comme du Tertre, de Lalung, écrit « Sauvages », nous gardons le terme « natifs » qui semble signaler un parti-pris de Maran sur une dénomination non préjudiciable des Caraïbes. 5 Les mots entre crochets sont omis du tapuscrit de Maran , nous corrigeons suivant de Lalung. Par contre, quand la suppression est aussi dans de Lalung, si nécessaire, comme c’est le cas ici, nous corrigeons en suivant du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les François, T. 2 (Paris : Chez Thomas Lolly, 1667), Traité VII, chapitre I), 357. Quant aux points suspensifs entre crochets, ils dénotent une coupure dans la citation de Maran. 6 Suivant de Lalung à un « s » du pluriel près, Maran écrit, « originelle » plutôt que « naturelle » comme dans R. P. du Tertre, op. cit., p. 357. 7 Maran suivant de Lalung omet les propositions finales de la phrase originale de du Tertre : « sans que l’on connaisse presque aucune sorte de supériorité ni de servitude ; et à peine peut-on reconnaître aucune sorte de respect, même entre les parents, comme du fils au père » — du Tertre, op. cit., p. 357. 8 Sur le tapuscrit, on lit, « charge », une erreur que nous corrigeons suivant de Lalung et du Tertre. 9 À partir de cette phrase, de Lalung ne suit plus du Tertre, même s’il semble lui attribuer toutes ces lignes comme Maran après lui. Ne sachant pas quelle édition de du Tertre aurait consulté de Lalung, plusieurs hypothèses sont possibles. Nous ne nous hasarderons pas à spéculer ici, car ce n’est ni lieu ni le temps. Par contre, il importe de noter qu’à un mot près, « point » plutôt que « pas », nous retraçons in extenso ce dernier paragraphe en page 329 du tome IV du Nouveau Voyage aux îles françaises de l’Amérique du R. P. Labat (La Haye : chez P. Husson. T. Johnson. P. Gosse. J. van Duren. R. Alberts, & C. Levier, 1831).

d’Afrique, est due aux accusations portées contre les conquistadors espagnols, ses congénères10 et compatriotes, par le pieux évêque Bartolomé de Las Casas11, indigné que les sévices de tous genres, les mauvais traitements érigés en système de colonisation, ainsi que le plus inhumain arbitraire, avait réduit, en une douzaine d’années, de trois à deux millions d’âmes les populations des tribus caraïbes qui peuplaient les Antilles, à l’époque où Christophe Colomb les avait découvert. La disparition de la main-d’œuvre caraïbe, est donc à l’origine du commerce du « bois d’ébène » et du « bois d’Inde ». L’Afrique Occidentale12 , du Cap Vert, jusqu’au Cap de Bonne Espérance, fournissait le « bois d’ébène » ; l’Afrique Orientale « la pièce d’Inde ». Des négriers de toutes nations assuraient le trafic. Le transport de cette marchandise vivante, qui dégoûtait à la fois ses transporteurs et leurs clients, fut encouragée, à ses débuts, par une ordonnance royale, datée de janvier 1672.13 La traite des nègres devint ensuite, peu à peu, un commerce ayant une législation fiscale particulière. Certains ports français lui étaient ouverts. De ce nombre furent ceux de Rennes, Nantes, de la Rochelle, de Bordeaux, de Calais, de Dieppe, du Hâvre14, de Brest, de Bayonne, de Cète15 et de Marseille. Colbert prépara en 1685, et fit signer par Louis XIV, une ordonnance, concernant « la discipline de l’Église et de l’État, et la qualité des esclaves, dans les Îles de l’Amérique. » Cette ordonnance odieuse porte dans l’histoire le nom de CODE NOIR. Elle connaissait l’esclavage dans les colonies françaises du NouveauMonde.

Ci-dessous, les articles réglementant la condition des esclaves dans ces colonies16 .

10 Sur le tapuscrit, on lit : « congénaires », c’est nous qui corrigeons. 11 Sur le tapuscrit on lit : « Las Cagnas », une faute de frappe sans doute que nous corrigeons tout comme « évèque ». Par ailleurs, il est intéressant de noter à noter comment Maran semble dédouaner Las Casas, l’un des principaux instigateurs du commerce triangulaire. 12 Quand nécessaire, nous corrigeons silencieusement des minuscules pour des capitales (ou vice versa) dans des noms propres ou des adjectifs. 13 Sur le tapuscrit de Maran, on a « 1762 », c’est nous qui corrigeons pour 1672. Le premier Code noir datant de 1685, cette ordonnance qui le précède comme le stipule l’argument Maran, ne saurait être de 1762. Par ailleurs, il nous semble évident qu’ici Maran paraphrase J. Saintoyant qu’il cite longuement d’ailleurs plus loin. En effet, en page 245 de La Colonisation française sous l’Ancien Régime (Paris: La Renaissance du livre, 1929), on lit entre autres : « La traite commença par être libre, et, l’importation des nègres dans les Iles présentant un caractère urgent, elle fut encouragée par une ordonnance royale de janvier 1672 qui accorda, par esclave importé, 10 livres à l’armateur et 3 livres au capitaine du bateau. » 14 Nous conservons l’orthographe du tapuscrit qui est une d’époque. 15 Possiblement une erreur, nous ne connaissant de ville de Cète en France, fort probablement il s’agit plutôt de Sète sur la Méditerranée, anciennement « Cette », voir entre autres : « Les villes à travers les documents anciens Sète (anciennement CETTE), dans l’Hérault » @ https://www. visites-p.net/ville-histoire/sete-histoire.html. 16 Maran annonce des articles du Code noir, mais ne les donnent pas : encore une preuve que ce tapuscrit est un brouillon, sinon des notes de lectures glanées pour un livre en cours ou à faire.

Les pages où M. J. Saintoyant17 met en pleine lumière les raisons qui justifient l’application du Code Noir aux Antilles sont excellentes. En voici quelques extraits, tirés de l’un de ses trois18 volumes sur la Colonisation française sous l’ancien régime : « L’existence19 même d’une population esclave, de nombre croissant, relève-t-on en page 255 et 256, du Tome I, maintint en permanence, pour le pouvoir royal, comme les Conseils Souverains, l’obligation d’introduire dans la réglementation la concernant, les prescriptions appelées par l’expérience20 continue des faits, journaliers. Cependant, en dehors du Code noir21, il n’y eut pas de législation unique applicable uniformément dans les diverses colonies ; les mesures22 nécessaires furent ordonnées par le roi, en premier lieu, généralement pour les Îles, ou encore par les conseils souverains, puis, suivant l’opportunité, étendus successivement, à chacune des colonies à esclaves. Il serait fastidieux de s’étendre sur ces dispositions. Toutefois, quelques-unes restent intéressantes, en ce qu’elles sont d’ordre très général, ou révélatrices des mœurs de l’époque. La fréquence des guerres amena à fixer le sort des esclaves ennemis. Ceux qui provenaient de prises, devaient être répartis entre les colons et les petites habitations pour leur permettre de se développer. Ceux qui provenaient de désertion appartenaient au domaine royal (1708)23. Il fut en même temps ordonné 24, qu’en aucun cas un ennemi de race blanche, fait prisonnier par les Français, ne pouvait être réduit25 en esclavage ni vendu à cette fin. Il peut paraître stupéfiant, vu du XXe siècle, qu’une telle prescription

17 Sur le tapuscrit de Maran, nous avons M.G. Saintoyant. Manifestement, c’est une erreur que nous corrigeons. Selon les catalogues consultés, l’auteur des deux volumes de La Colonisation française sous l’Ancien Régime (du xv e Siècle à 1789), publiés en 1929 est J. Saintoyant (connu aussi comme Jules François Saintoyant). 18 Contrairement à ce qu’écrit Maran, nous n’avons retracé que deux tomes de ce titre. Probablement, notre auteur se référait aux trois ouvrages de Saintoyant sur la colonisation française : La Colonisation française sous l’Ancien Régime (du XVe Siècle à 1789), 2 tomes (1929) ; La Colonisation française pendant la Révolution (1789-1799), 2 tomes (1930) ; La Colonisation française pendant la période napoléonienne (1799-1815), 1 tome (1931). 19 Le guillemet ouvrant est de nous. Par la suite, dans cette longue citation du tome 1 de La Colonisation française sous l’Ancien Régime de Saintoyant (Paris : La Renaissance du livre, 1929), p. 25556, nous ne signalons que les écarts textuels ; ceux d’ordre orthographique, typographique ou de ponctuation sont corrigés silencieusement en conformité avec le texte cité. 20 Ce mot est manquant dans le tapuscrit de Maran. C’est nous qui corrigeons en conformité avec le texte original de Saintoyant. 21 Contrairement à Saintoyant que nous suivons ici, Maran signale doublement le titre, CODE NOIR, tout en capitales soulignées. 22 Maran écrit: « normes ». 23 Dans le tapuscrit, la date est omise. 24 Dans le tapuscrit de Maran, on lit plutôt : « en tous les cas ordonné ». C’est nous qui corrigeons en conformité avec le texte de Saintoyant. 25 Sur le tapuscrit de Maran on lit plutôt : « put » et « mis ». C’est nous qui corrigeons en conformité avec le texte de Saintoyant.

ait dû être prise26. Il faut savoir que si, en France, on ne peut relever des faits de cette nature, les Rois d’Angleterre, pendant les difficultés religieuses et politiques des XVIe , XVIIe et XVIIIe siècles, donnèrent27 assez fréquemment aux seigneurs de leur entourage, des populations vaincues, et même encore au milieu du XVIIIe siècle28. En 174729, M. de Caylus, lieutenant général aux Îles narrait au Ministre de la Marine : « la prise par un30 corsaire de la Martinique d’un navire anglais où étaient 160 Écossais, dont 16 femmes, condamnés par George II, à être vendus comme esclaves, pour s’être ralliés au Prétendant »31 ». Certains maîtres, poussés par le besoin d’argent ou par d’autres causes, mirent l’affranchissement à des prix d’argent, ce qui lui faisait perdre son caractère de récompense. Une ordonnance royale de 1718, fixa qu’aucun affranchissement ne pouvait être prononcé qu’avec l’autorisation du gouverneur, après étude par lui, des motifs invoqués.

René Maran © Bernard Michel et les héritiers de René Maran

René Maran (1887-1960), le premier écrivain noir à obtenir le Goncourt, le plus prestigieux prix littéraire français pour Batouala : véritable roman nègre (1921) : récit de la vie quotidienne d’un village africain du point de son chef, Batouala. Né sur un bateau au large de Fort-de-France (Martinique), où il a été déclaré par ses parents guyanais, éduqué en Afrique et en France, fonctionnaire colonial en Afrique de l’Ouest puis écrivain professionnel en France métropolitaine où il a passé le plus clair de sa vie, il est selon Senghor celui « qui a pavé la voie à la Négritude pour nous ». Au-delà de son premier roman, son œuvre comprend entre autres des livres de poésie, de contes, et d’essais historiques dont Le Livre du souvenir, poèmes, 1909-1957 (1958) ; Djouma, chien de brousse (1927); Le Petit Roi de Chimérie (1924), Bacouya, le cynocéphale (1953); Un homme pareil aux autres (1947); Livingstone et l’exploration de l’Afrique (1938), Brazza et la fondation de l’A.E.F (1941) et Bertrand du Guesclin, l’épée du roi (Paris, 1960).

26 Maran écrit plutôt « ait été faite ». Nous corrigeons suivant Saintoyant. 27 Maran écrit « donneront », c’est nous qui corrigeons en conformité avec le texte de Saintoyant. 28 Maran écrit plutôt « au dix-neuvième siècle ». Nous corrigeons suivant Saintoyant. 29 Sur le tapuscrit, on lit « 1742 ». Nous corrigeons en conformité avec le texte de Saintoyant. 30 Maran écrit plutôt « d’un ». Nous corrigeons suivant Saintoyant. 31 Maran met entre guillemets, « Prétendant », c’est nous qui corrigeons en conformité avec le texte de Saintoyant.

This article is from: