RUE DES BEAUX ARTS NUMÉRO 66

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Rue des Beaux-Arts n°66 – Janvier/Février/Mars 2019

RUE DES BEAUX ARTS Numéro 66 Janvier/Février/Mars 2019

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Rue des Beaux-Arts n°66 – Janvier/Février/Mars 2019

Bulletin trimestriel de la Société Oscar Wilde

RÉDACTRICE : Danielle Guérin-Rose

Groupe fondateur : Lou Ferreira, Danielle Guérin-Rose, David Charles Rose, Emmanuel Vernadakis

On peut trouver les numéros 1-41 de ce bulletin à l’adresse http://www.oscholars.com/RBA/Rue_des_Beaux_arts.htm

et les numéros 42 à 66 ici.

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1 – Éditorial Par Danielle Guérin-Rose

Oscar Wilde – Le visage et la voix Oscar Wilde s’est-il jamais rendu à une séance de cinématographe ? Etant donné que les frères Lumière ont organisé une première projection publique payante le 28 décembre 1895, au Salon indien du Grand Café à Paris (à l’emplacement de l’actuel hôtel Scribe), il aurait été bien possible qu’Oscar ait assisté, non pas à cette première projection, puisqu’il se trouvait en prison à Londres à cette époque, mais à d’autres plus tard, puisque Paris fut son port d’attache entre 1897 et 1900, année de sa mort. Un film des frères Lumière était d’ailleurs diffusé dans l’Exposition universelle de 1900, ainsi que d’autres de leur rival américain Thomas Edison et on sait qu’Oscar Wilde a visité l’exposition à plusieurs reprises, en particulier, le pavillon américain où étaient présentées les inventions d’Edison. C’est d’ailleurs sur un des films d’Edison qui avait filmé la foule arrivant à l’exposition que d’aucuns ont cru discerner la silhouette d’Oscar Wilde au milieu du public, homme en blanc solitaire, se perdant dans la cohue des visiteurs, au milieu des ombrelles et des chapeaux melons.

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Il est bien difficile d’affirmer que cette silhouette entraperçue est en effet celle d’Oscar Wilde. La taille haute, la silhouette lourde et un certain souci d’élégance pourraient le laisser supposer, mais il devait y avoir à Paris, parmi le large public de l’expo, des centaines d’hommes répondant à cette description. Et nous n’avons aucun témoignage en ce sens. Il semble à peu près sûr au contraire qu’Oscar Wilde, qui s’est passionné pour l’exposition universelle (où il a vu Rodin et sa porte de l’enfer), se soit intéressé au phonographe et à l’enregistement de la voix.

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Longtemps, on a cru que la belle voix d’Oscar, qui – aux dires de ses proches - charmait tous ses auditeurs, une voix de velours sombre – avait été captée et conservée sur les rouleaux de cire où il aurait enregistré trois strophes de son poème “La Ballade de la Geöle de Reading”. On peut écouter encore cet enregistrement où les grésillements entament la clarté d’une voix qui s’est avérée n’être pas celle de Wilde. La voix de qui alors ? Qui, à cette époque où Wilde vivait en proscrit, où il trainait encore derrière lui une réprobation quasi universelle (au point que son amie Anna de Brémont qui déjeunait au pavillon espagnol, fit semblant de ne pas le reconnaître, pour ne pas choquer les amis américains avec lesquels elle se trouvait), qui donc, est venu déposer sur ces rouleaux de cire les vers du plus célèbre prisonnier de Reading ? Quelqu’un qui les connaissait par coeur, quelqu’un qui avait choisi ce texte entre tous pour le graver dans le marbre . Un ami de Wilde alors? Un admirateur ? Mais Wilde avait-il encore des admirateurs, et un admirateur qui avait le cran de le clamer haut et fort ? Ou alors Wilde lui-même, quand même, en dépit des expertises?

Il arrive que les meilleurs

experts se trompent après-tout. Et Vyvyan Holland avait d’abord identifié la voix de son père avant de se raviser. Ce petit mystère autour de cet enregistrement ajoute à la légende de la voix d’Oscar Wilde qui émerge comme un thème récurrent dans la littérature post-victorienne. Yeats, Shaw, Gide en ont parlé, comme faisant partie de l’identité profonde d’Oscar, qui se distinguait avant tout par sa conversation (le Seigneur du langage) et donc au travers de son instument, la voix.

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On comprend que tous ceux qui s’intéressent à Wilde ont conscience qu’il leur manque une dimension essentielle du personnage, un trait majeur qui leur échappe irrémédiablement. C’est vrai pour toutes les célébrités qui ont vécu avant que les progrés de la technologie permettent de fixer sur des rouleaux, des bandes, des disques ou des CD, les timbres si différents de chacun, les tessitures qui permettent de reconnaitre une personne dès ses premières syllabes sans même la voir, qui sont une

sorte

d’empreinte

vocale,

presque

aussi

unique

et

individualisée que les empreintes digitales. Mais c’est plus dommageable pour Wilde, qui se distinguait en grande partie par l’harmonie d’une voix qui jouait avec les variations du langage comme

d’un

instrument

virtuose.

Si

l’on

en

croit

les

témoignages, la voix de Wilde et ce qu’elle véhiculait le définissaient presque mieux que ses écrits. C’est l’opinion d’André Gide qui prétendait que ses livres, ses pièces, étaient loin d’être aussi bons que sa conversation 1 Ce n’est sûrement pas un hasard si l’oeuvre que lui a consacré Maggi Hambling et qui trône à côté de l’Eglise St Martin in the Fields à Londres, s’intitule “Une conversation avec Oscar Wilde”. La sculptrice n’a evidemment pas cherché à donner une représentation fidèle de l’écrivain qui apparaît plutôt comme un concept. Jonathan Jones

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la définit comme “une voix sans

corps”. Wilde est là comme un causeur évanescent, avec lequel on peut dialoguer en s’asseyant sur le sarcophage d’où il émerge, verdâtre, avec des cheveux de méduse, une cigarette à la main. 1 2

André Gide – Oscar Wilde – In memoriam Critique d’art britannique qui publie dans « The Guardian » 6


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Un mort dont le corps se dématérialise, mais qui parle encore avec beaucoup de plaisir et d’entregent. Ce sont donc les mots et la voix qui constituent le motif central de ce mémorial. Libre à nous d’imaginer la voix qu’il nous plait à entendre. Ce n’est de toutes façons, qu’une copie imaginaire, puisque nous ne disposons d’aucune référence pour reproduire la voix réelle d’Oscar. Nous avons au contraire beaucoup d’images qui représentent la personne d’Oscar Wilde. Sous les traits d’un enfant, d’un jeunehomme, en adulte, vieillissant, et même gisant au milieu de gerbes de fleurs dans son dernier sommeil. Des photos, des portraits, des dessins, des caricatures. Et aussi quelques films. De fiction, bien entendu. Aucun documentaire d’époque, si ce n’est cet improbable film de l’exposition universelle où on aperçoit pendant quelques secondes un fantôme blanc qui peut être n’importe qui. Quatre films jusqu’à ce jour se sont intéressés à la vie d’Oscar Wilde et ont tenté de nous offrir leur propre représentation de l’artiste. C’est Robert Morley, qui inaugure ces biopics en 1960, dans un film de Gregory Ratoff intitulé tout simplement “Oscar Wilde”.

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À une semaine de distance, sort un autre film sur le même sujet : “The Trials of Oscar Wilde” (également connu sous le titre : “The man with Green carnation” ou encore “The Green Carnation”), de Ken Hughes, où le rôle d’Oscar Wilde est tenu par l’acteur anglo-australien Peter Finch.

t Les deux films, qui font la part belle aux procès, et qui semblent aujourd’hui un peu risibles, abordent Wilde sous un angle pratiquement

similaire,

celui

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du

parti-pris

favorable.


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Physiquement, les deux hommes – Morley et Finch – sont très différents, et assez éloignés de celui qu’ils incarnent. Morley a la rondeur de Wilde, Finch a son élégance et sa flamboyance. Finch a plus de charme et de séduction, Morley, peut-être plus d’émotion. Finch est un Wilde idéalisé, tandis que Morley est au contraire un Wilde légèrement caricaturé. Robert Morley était un farouche admirateur d’Oscar Wilde (son fils est d’ailleurs l’auteur d’une biographie du poète irlandais) 1, ce qui, à ma connaissance, n’était pas le cas de Peter Finch. Si on met les acteurs l’un à côté de l’autre, ils semblent n’avoir rien en commun, et pourtant, ils finissent par être Wilde l’un et l’autre, crédibles tous les deux dans leur création. Ils apportent leur propre écho au personnage, et cependant, au bout du compte, c’est bien Oscar Wilde qui apparait sur l’écran. Mais cet Oscar Wilde là est-il le reflet exact de l’Oscar Wilde réél ou simplement une recomposition, un Oscar Wilde rêvé ?

On peut, de la même façon, se poser la question pour les deux derniers films qui ont été plus récemment consacrés à l’auteur de Dorian Gray. 1

Sheridan Morley – Oscar Wilde - Weidenfeld & Nicolson - 1976 9


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Stephen Fry endosse son personnage comme une seconde peau dans le film de Brian Gilbert, “Wilde”, sorti sur les écrans en mai 1997, centenaire de la libération d’Oscar Wilde.

Physiquement, Fry est certainement celui qui ressemble le plus à l’original. Il en a la stature imposante et ses traits un peu lourds épousent bien ceux de son modèle. Le film insiste non seulement sur les amours d’’Oscar, mais aussi sur son rôle d’époux et de père, puisqu’il est traversé par la narration du conte “The selfish giant” (Le géant égoïste) à ses deux fils. Fry est un admirateur absolu de Wilde qu’il pousse vers une image éminemment touchante et humaine.

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Le dernier en date des interprètes d’Oscar Wilde est lui aussi un véritable afficionados de l’écrivain irlandais, qui a poursuivi obstinément son projet de film pendant des années avant de réussir à en trouver le financement. Rupert Everett, qui joue le rôle principal de “The Happy Prince”, est un habitué des rôles Wildiens. Il a successivement joué dans une adaptation théâtrale de Dorian Gray, puis dans deux films d’Oliver Parker où il interprétait Lord Goring dans ‘An Ideal Husband’ (Un mari Idéal – 1999) et Algernon Montcrieff dans “The Importance of being Earnest” (L’importance d’être Constant – 2002), rôle qu’il avait déjà interprété en français à Paris, au théâtre de Chaillot, sous la direction de Jérôme Savary en 1996. Surtout, en 2012, il assure la reprise de la pièce de David Hare, ‘The Judas Kiss” où il s’empare pour la première fois du rôle d’Oscar Wilde. La pièce, donnée d’abord à Hampstead est reprise au Duke of York dans le West End londonien, puis transférée à Toronto et à New York en raison de son succès. Sans ce succès, Everett n’aurait peut-être jamais trouvé à financer son film, mais le triomphe recueilli dans le rôle de Wilde, où il était magnifique, lui a servi de caution. 11


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Et en 2018, après une longue gestation, sort enfin “The Happy Prince” qu’Everett joue et met en scène. Il s’attaque ici aux dernières années d’Oscar Wilde, aux épisodes français et italiens qui vont clore la vie de Wilde.

Et voici donc que nous est offerte une nouvelle version d’Oscar Wilde, plus noire et plus crue 1. Un autre visage, peu idéalisé cette fois,

se

superpose

aux

trois

premiers,

comme

dans

un

kaleidoscope où les images tournent et finissent par s’animer et se confondre. A la fin, est-ce le véritable visage d’Oscar qui surgit, celui fixé par Napoléon Sarony à New York, celui de Rome, à la fin de sa vie ? Mais ceux-ci mêmes étaient-ils son vrai visage ? Sauf en ce qui concerne les images de Rome peut-être, qui semblent prises sur le vif, dans un mouvement naturel, les autres n’étaient1

Voir la recension du film dans la rubrique « cinéma’. 12


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elles pas elles aussi mises en scène ? Le visage que nous conservons, qui est gravé dans notre mémoire n’est-il pas également un faux ? Car qui peut dire qui est le véritable Wilde, à quoi ressemblait son être profond ? L’Homme en général est changeant, insaisissable au cours du temps. Sa vérité nous échappe. Et Wilde, plus que tout autre avait mille masques, qu’il otait parfois pour laisser apparaître son vrai visage... ou peut-être un autre masque. L’un et l’autre ne se superposent-ils pas puisque, si on veut l’écouter : “C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui-même. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité”.

Danielle Guérin-Rose

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2 – Publications Oscar Wilde – Salomé Folio – 29 novembre 2018 Folio Théâtre ISBN 978-2070469765

En poche Gyles Brandreth – Oscar Wilde et les crimes de la Tamise Editions Terra Nova – octobre 2018 Collection Terra Nova ISBN 978-2824613512

Et ailleurs…

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André Gide et Stuart Mason – Oscar Wilde, a study Independently published – 2 novembre 2018 ISBN 978-1730796593

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3- Expositions Edward Burne-Jones A la Tate Gallery de Londres

Edward Burne-Jones était un ami de Wilde, et un peintre préraphaélite dont il appréciait beaucoup les oeuvres. La Tate Britain Londonienne lui rend hommage à partir du 7 décembre, avec une exposition qui comporte quelques 150 objets, comprenant dessins, tapisseries, mais aussi plusieurs de ses oeuvres majeures. Rejetant la société industrielle Victorienne, Burne-Jones a trouvé son inspiration dans l’art médiéval, les mythes et les légendes. Ses oeuvres peignent des chevaliers, des héros et des anges bibliques.

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Avec son ami William Morris (autre ami de Wilde), il fut un pionnier du mouvement « Arts and Crafts » dont le but était de mettre la beauté à la portée de tous.

7 décembre 2018 au 24 février 2019 Tate Britain – Londres

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4. Opéra et Musiques,

Salomé De Richard Strauss Israeli Opera – Tel Aviv

Direction musicale : Dan Ettinger Metteur en scène : Itay Tiran Décors : Eran Atzmon Costumes : Orna Simorgonski Chorégraphie : Renana Raz Avec : Elisabet Strid ou Merav Barnea (Salomé) – Chris Merrit ou Hubert Françis (Hérode) – Edna Prochnik ou Edit Zamir (Herodias) – Daniel Sumegi ou Sebastien Holecek (Iokanaan) – Robert McPherson ou Eitan Drori (Narraboth)

8, 9 et 11 janvier 2019 Isreali Opera – Tel Aviv 18


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5 – Théâtre Salomé

Compagnie Diversités Avec : Chloé Baudreux, Axelle Delisle, Camille Timmerman, Jean-Marc Dethorey, Philippe Le Gall, Rita Neminadane, Alexandra Dugot, Arnaud Dugué et Thibaut Marion 7 février 2019 à 19H30 Musée Jean-Jacques Henner – 43, avenue de Villiers – 75017 Paris Mardi 12 mars 2019 à 20H Musée Gustave Moreau - 14, rue de la Rochefoucauld 75009 Paris

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Reprise du Portrait de Dorian Gray Dernières dates parisiennes

Par la Compagnie Thomas le Douarec

23 janvier au 7 avril 2019 Théâtre du Ranelagh - Paris

Et ailleurs... A Chicago

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Gross Indecency : The Three Trials of Oscar Wilde De Moises Kaufman Strawdog Theatre Company

15 février au 24 mars 2019 Promethean Theatre – Chicago

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6 - La présence fantastique de l’art dans les oeuvres de Oscar Wilde et Théophile Gautier par Claire Bitoun

« When you were away from me, you were still present in my art... » 1

avoue Basil Hallward à Dorian Gray dans The Picture of Dorian

Gray. Beaucoup de critiques ont vu ici, à raison, la confession d’un amour homosexuel de la part de Basil, mais cette déclaration prend une nouvelle tournure lorsqu’elle est appliquée à l’art: elle met en avant la dichotomie absence/présence de l’oeuvre qui habite l’entièreté du roman et témoigne de la présence angoissante de la peinture,

qui

habite

constamment

l’esprit

des

personnages.

L’utilisation des points de suspension ouvre d’ailleurs la voie à cette interprétation puisque la phrase aurait pu se terminer sur la 1

Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray, The Complete Works of Oscar Wilde, ed. by

Joseph Bristow, 7 vols (Oxford: Oxford University Press, 2005), p. 264.

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présence de Dorian: “you were still present”, mais Wilde choisit d’insister sur sa présence dans l’art, donnant au terme une certaine grandiloquence. En effet, l’art est omniprésent dans le roman, que ce soit à travers le portrait du héros, ou dans les nombreuses allusions à des artistes ou des œuvres existants. Parmi ces artistes, Gautier tient une place particulière. Dorian lit à plusieurs reprises Emaux et Camées et Wilde fait référence directement et indirectement à l’écrivain français au sein du roman et dans la préface. Certains critiques ont montré la façon dont le roman se plaçait sous le patronage de Huysmans, démontrant que le Yellow Book était en réalité A Rebours. Dans cet article,

je souhaite

proposer

un

nouvel

éclairage à

l’oeuvre

fantastique de Wilde en insistant sur l’influence de Gautier dans sa vision du genre fantastique. Leur pratique du genre est effectivement similaire. Je voudrais établir un lien entre le moment fantastique et la technique de l’ekphrasis, dans une tentative de réconciliation entre le genre majoritairement utilisé par les deux auteurs et leur souci, ou leurs vélléités esthétiques. En premier lieu, l’esthétisme est l’amour exclusif et excessif de l’art et je souhaite analyser, à travers le prisme quelque peu réducteur du portrait magique dans la tradition fantastique, l’insertion de l’art dans leurs écrits. Le terme esthétisme ou l’épithète esthète est ce qu’on pourrait appeler un mot-valise, dans la mesure où il englobe une myriade de concepts liés à l’art. Le terme est souvent d’ailleurs considéré comme acquis, évident, même s’il regroupe des doctrines parfois très différentes. Si l’ekphrasis est vue comme le moyen de donner voix, vie et présence à une œuvre d’art et que le fantastique est le genre qui anime 23


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l’inanimé, l’art relie ainsi les deux concepts harmonieusement au sein de la théorie esthétique de Wilde et Gautier. Cette démarche permet aux deux auteurs d’effectue une esthétisation du genre fantastique, lui redonnant ainsi pleinement son statut d’art à part entière. En effet, bien que relativement nouveau lorsque Gautier écrit La Cafetière en 1832, le genre est déjà décrié en France comme superficiel et peu profond. Dans les années 1820, une bataille critique émerge dans le quotidien La Revue de Paris entre JeanJacques Ampère et Walter Scott sur la valeur littéraire des écrits de Hoffmann. Walter Scott, qui écrit la préface des traductions françaises du conteur Allemand, dénigre non seulement le style, mais également le genre auquel se rattachent les nouvelles, qu’il décrit comme “les rêves d’une tête faible, en proie à la fièvre (…) en vérité les imaginations d’Hoffmann ressemblent si souvent aux idées produites par l’usage immodéré de l’opium que nous croyons qu’il avait plus besoin du secours de la médecine que des avis de la critique.”1 Jean-Jacques Ampère, qui utilise le premier le terme de littérature “fantastique”, bien que défenseur du travail d’Hoffmann, semble suggérer que le genre est d’ores et déjà saturé à son époque, affirmant qu’il n’existe rien de “plus bête (…) que cet appareil convenu de spectres, de diables, de cimetières, qu’on accumule dans ces ouvrages.”2 L’expansion du genre réaliste pendant le dixneuvième siècle diminue la valeur du genre fantastique, le relèguant à un rang bien inférieur, trop populaire pour contenir quelque discours intéressant ou même vrai sur l’homme et le monde qui l’entoure. 1

Il

est

ainsi

réduit

à

simple

littérature

de

Pierre-Georges Castex, Le Conte Fantastique en France, de Nodier à Maupassant (Paris

: Librairie José Corti, 1951), p. 49. 2

une

Ibid. 24


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divertissement, dédié aux masses peu lettrées, voire aux esprits enfantins. Walter Herries Pollock, critique Anglais de la fin du siècle soutient cette vision du genre lorsqu’il affirme au sujet de la nouvelle Spirite de Gautier qu’elle est “eminently a book for a young person who has no dislike for purely imaginative and esotericalfiction. " Inclure

l’art

dans

le

fantastique

effectue

ainsi

une

1

double

revalorisation du genre: Wilde et Gautier démontrent ainsi qu’un récit fantastique peut avoir une profondeur esthétique en traitant d’art, et de “beaux-arts”, ce qui amène finalement à attribuer au genre en soi une valeur esthétique. Dans un premier temps, il s’agit de donner vie à l’objet, dans une ekphrasis fantastique, en insistant sur les caractéristiques du medium transposé. Par cette ekphrasis, l’oeuvre prend alors le statut de sujet, et sa présence en est renforcée, occupant une place centrale dans la narration. Mais cette présence est paradoxale, car bien que permanente, puisque liée au concept d’éternité intrinsèque à l’oeuvre d’art, elle est également éphémère et disparaît lors de l’effacement

du

moment

fantastique.

L’oeuvre

se

pare

alors

étonnament de reflets fantomatiques et hante les personnages. L’ekphrasis, en tant que description verbale d’une représentation visuelle, tente de transposer par écrit des caractéristiques purement 1

Walter Herries Pollock, ‘Théophile Gautier’, Longman’s Magazine, 1 August 1890.

Pollock était l’éditeur du journal The Saturday Review de 1884 à 1894. Il connaissait également Wilde au travers de leur collaboration dans ce périodique. Il a lui-même écrit une nouvelle fantastique avec Andrew Lang, He, qui rédigea la préface de la biographie de Théophile Gautier par Maxime Du Camp lors de sa traduction en Anglais en 1893.

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visuelles. Elle utilise ainsi les techniques du medium transposé au sein de l’écriture. Cette démarche est celle de Gautier et Wilde lorsqu’ils

donnent

vie

aux

oeuvres

d’art

dans

leurs

récits

fantastiques. Pour donner à l’oeuvre d’art un caractère humain, les deux auteurs n’insistent pas sur le mouvement qui semble se dégager de l’oeuvre, mais bien sur la couleur comme élément de vie. Dans son compte-rendu sur l’exposition de 1859, Gautier décrit ainsi un tableau: “malgré ses joues sans couleurs et le nimbe brun où brule son regard, voyez comme une vie pourpre afflue à ses lèvres…”1 Le rouge, synonyme de sang, représente ainsi la vitalité de la personne peinte. A plusieurs reprises, Gautier décrit le sang qui semble couler dans les veines des personnages. Les allusions à cette particularité des arts visuels sont légions dans Mademoiselle de Maupin: “ces chairs où court tant de sang ” 2 “comme on voit la vie courir sous cette transparence d’ambre. ”3 Dans La cafetière, lorsque Gautier présente les peintures avant que le moment fantastique n’arrive, elles semblent déjà contenir potentiellement la vie. Cette nouvelle raconte l’histoire d’un jeune homme qui, une nuit, voit les objets autour de lui s’animer. Il insiste sur le teint des personnages peints: “de belles dames, au visage fardé et aux cheveux poudrés, tenant une rose à la main.”4 La référence au maquillage renvoie à la fois à la coquetterie de ces dames, ce qui est une façon de les humaniser, mais également à l’effet de ce maquillage sur leur teint, qui 1

apporte

donc

littéralement

des

couleurs

aux

joues

des

Théophile Gautier, Exposition de 1859 (Heidelberg, Carl Winter Universitatsverlag,

1992), p. 7. Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin (Paris: Bibliothèque de La Pléiade t.1, Editions Gallimard 2002), p.264 3 Ibid., p. 452. 4 Théophile Gautier, La Cafetière, Romans, Contes et Nouvelles, 2 vols (Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard, 2002), p. 4. 2

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personnages. Les fleurs qu’elles tiennent reflètent d’ailleurs la couleur de leur teint. Wilde utilise la même technique dans The Picture of Dorian Gray. Lorsque Dorian décrit les portraits de ses ancêtres, il met l’accent sur la couleur des lèvres: “wine-dashed lips” qui a son écho, comme pour Gautier, dans les fleurs que tiennent les personnages “white and damask roses”.1 Utilisant donc les caractéristiques du medium transposé, Wilde et Gautier insufflent la vie dans ces portraits, qui ont alors la possibilité d’intéragir avec les personnages. Le potentiel vital, contenu dans les tableaux par le jeu des couleurs et leur symbolisme, est ainsi actualisé par l’intervention du fantastique. Rendre présente l’oeuvre, c’est donc donner vie à sa représentation. En effet, plus l’atmosphère se fait fantastique, plus les portraits prennent vie, et plus leur présence devient forte. La position centrale de l’oeuvre au sein de la narration, comme élément principal du fantastique lui fait littéralement prendre de la place. Comme souligné en introduction, Wilde joue sur la dichotomie présence/ absence du tableau dans The Picture of Dorian Gray. Basil Hallward suggère ainsi une présence d’une autre nature que la présence physique de Dorian: “the merely visible presence of this lad […] his merely visible presence.” 2 La répétition de l’expression “visible presence” confirme cette interprétation. Si Basil insiste sur une présence visible, il suppose qu’il existe une présence non-visible ou non physique. Même si Dorian n’est pas présent physiquement, son portrait propose une alternative intéressante et devient une présence 1

Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray, p. 288

2

The Picture of Dorian Gray, p. 177. 27


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quasi spirituelle, existant dans l’esprit du peintre. Cette présence spirituelle remplace petit à petit Dorian, ce qui amène Basil à affirmer: “I want the Dorian I used to paint.” 1 Basil transpose ainsi l’image de Dorian peint sur le “vrai” Dorian, et souhaite que la première remplace la deuxième. L’oeuvre d’art devient d’ailleurs le support parfait pour suggérer l’idée d’un sujet démultiplié, thème privilégié de l’art fantastique, rendu ainsi plus dangereux mais également plus fascinant. Dans La Toison d’Or, Gautier joue également sur le paradoxe de l’oeuvre physiquement absente mais néanmoins présente dans l’esprit du personnage. Le héros de la nouvelle tombe amoureux de La Madeleine d’Anvers de Rembrandt, et ne peut se résoudre à ne voir qu’en elle un personnage peint: “le tableau était toujours présent pour lui.” 2, “il pensait toujours à la Madeleine d’Anvers;- l’absence la lui faisait plus belle: il la voyait devant lui comme une lumineuse apparition.” 3 Gautier semble d’ailleurs suggérer que l’absence physique du tableau renforce son pouvoir d’attraction. L’image que le héros s’est faite de la Madeleine est finalement plus durable que sa présence physique. Le même procédé est utilisé dans Omphale, nouvelle dans laquelle Gautier donne vie à un personnage d’une tapisserie qui séduit le héros. L’absence physique d’Omphale n’empêche pas la continuation de son influence sur le héros. Plus la nouvelle avance, plus Omphale obsède le héros, comme Dorian et son portrait obsèdent les personnages du roman de Wilde. Sa vie est ainsi organisée autour d’Omphale et de ses visites nocturnes: “Comme je ne dormais pas la nuit, j’avais tout 1

2

Ibid., p. 260.

Gautier, La Toison d’Or, Romans, Contes et Nouvelles, 2 vols (Paris : Bibliothèque de la

Pléiade, Editions Gallimard, 2002), p. 788. 3

Ibid., p. 811. 28


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le jour une espèce de somnolence…” 1 Comme La Madeleine d’Anvers dans La Toison d’Or, l’oeuvre s’insère dans l’esprit du personnage. Devenant une image mentale, Omphale peut alors hanter le héros lorsqu’elle ne peut être physiquement présente. Bien qu’orienté vers l’amour et l’initiation sexuelle, cette possession mentale de l’oeuvre d’art sur les personnages a quelque chose d’inquiétant et participe de l’atmosphère fantastique. Wilde emprunte à Gautier cette technique dans The Portrait of Mr WH., nouvelle dans laquelle cette présence obsédante de l’oeuvre devient fatale, puisque deux hommes se donnent la mort. L’atmosphère fantastique de la nouvelle accorde une certaine tangibilité au fantasme du narrateur, qui souhaite donner vie au personnage de Willie Hughes. Il devient si réel qu’il ne lui manque, selon Erskine, qu’une forme matérielle: “ a really perfected form.”2 Son fantasme va ainsi se matérialiser dans le portrait. Wilde suggère ainsi que ce n’est plus réellement la théorie littéraire qui hante le personnage, mais bien plutôt le faux portrait du jeune acteur: “I thought of the wonderful boy-actor, and saw his face in every line.”3 Même en sachant que le portrait est un faux, ce qui devrait réduire son influence sur le narrateur, il ne cesse de voir cette fausse représentation d’un personnage dont il ne sait même pas s’il a réellement existé. Le tableau a une telle emprise qu’il fait oublier tout celaau narrateur. L’omniprésence de l’oeuvre d’art est donc affirmée de la même façon chez Wilde et chez Gautier. Le fantastique leur permet de suggérer le décuplement de la présence

1

Gautier, Omphale, Romans, Contes et Nouvelles, 2 vols (Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard, 2002) p. 206. 2 3

The Portrait of Mr. W.H., Complete Works (London: Harper Collins Publishers, 2003), p. 309. Ibid.., p. 313. 29


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physique de l’oeuvre en tant que sujet ainsi que sa présence spirituelle comme image mentale dans l’esprit des personnages. Mais cette omniprésence vient également de la caractéristique intrinsèque de l’oeuvre en tant que marqueur d’éternité. L’oeuvre d’art est en effet ce qui traverse les âges, témoigne d’un passé révolu et transcende le passage du temps. Dans The Portrait of Mr WH, le narrateur s’extasie devant la beauté du jeune homme représenté dans le portrait et fait l’éloge de l’art comme moyen de conservation de cette beauté: “whose beauty Art has so happily preserved for us?” 1 Le pouvoir de l’art de donner cette permanence aux belles choses est ainsi mis en avant, ce qui est d’ailleurs ce sur quoi la trame narrative de The Picture of Dorian Gray se fonde. Le voeu de Dorian est en effet de s’approprier la permanence de son portrait, et demeurer ainsi jeune et beau à jamais. Mais l’attitude des deux auteurs vis-à-vis de cette apparente éternité de l’oeuvre d’art est complexe. Elle peut également être vue comme une éternelle immobilité. Wilde insiste sur cette caractéristique, en suggérant que les oeuvres vivent davantage une non-vie qu’une vie éternelle: “Those who live in marble or on painted panels, know of life but a single exquisite instant, eternal indeed in its beauty, but limited to one note of passion or one mood of calm”. 2 Il continue ainsi dans ‘The Critic as Artist’: “If they know nothing of death, it is because they know little of life, for the secrets of life and death belong to those, and those only, whom the sequence of time affects.” 3 Seul le moment fantastique (fonctionnant comme l’ekphrasis comme pouvoir de The Portrait of Mr.W.H., p.303. Wilde, ‘The Critic as Artist’, Complete Works of Oscar Wilde, ed. by Josephine M.Guy, 7 vols (Oxford: Oxford University Press, 2007), p. 151. 1

2 3

The Critic as Artist’, p. 152. 30


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ressuscitation) permet aux oeuvres d’art d’entrer dans la temporalité humaine. Dans La Cafetière, ce n’est qu’en sortant de leur cadre que les personnages peints peuvent intéragir avec le héros, de la même façon qu’Omphale doit quitter sa tapisserie pour séduire le personnage principal. Mais le moment est rapidement passé: l’éphémérité de ces moments empêche la possibilité d’un futur, puisque l’éternité figée de l’art l’enferme dans un présent sans fin. Dans La Cafetière, la venue du jour brisel’enchantement fantastique qui donnait vie aux peintures: Une lueur pâle se joua sur les rideaux. Aussitôt qu’Angéla l’aperçut, elle se leva précipitamment, me fit un geste d’adieu, et, après quelques pas, poussa un cri et tomba de sa hauteur. Saisi d’effroi, je m’élançai pour la relever…Mon sang se fige rien que d’y penser : je ne trouvai rien que la cafetière brisée en mille morceaux.

1

Gautier insiste sur le contraste entre la vie qui animait quelques minutes plus tôt la jeune fille, et l’immobilisme de la scène qui suit le rétablissement de la normalité. De la même manière, Omphale fait ainsi penser à un spectre lorsqu’elle retourne au matin à sa tapisserie : “Omphale ressemblait au charmant fantôme de la nuit comme un mort ressemble à un vivant”.2 Bien que ressemblant aux vivants, elle ne peut les rejoindre que temporairement. Wilde décrit similairement le portrait de Dorian dans son roman. Premièrement, c’est d’un drap mortuaire que le recouvre le héros dans une tentative désespérée de le cacher et diminuer son influence. En effet, le tableau est si horrible et 1 2

La Cafetière, pp. 8-9. Omphale, p. 205. 31


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monstrueux que Dorian ressent le besoin de le couvrir. De plus, la dénomination du tableau par Dorian comme “that thing” ne traduit pas seulement la distance qu’il tente d’imposer entre lui et son double, mais également l’impossibilité de nommer cette chose et de la définir. Gautier fait ainsi poser la question suivante à son héros dans Omphale: “qu’êtes-vous alors?”,1 et non pas qui êtes-vous, suggérant l’hybridité de la créature qui se trouve devant lui. Bien que charmante, fantastique,

dont

Omphale n’en est pas moins une l’animation

dépend

des

critères

créature du

genre

(l’alternance jour/ nuit, l’absorption de l’essence des vivants pour survivre…). La description du portrait transformé par Basil montre l’aspect spectral du personnage peint: “the rotting of a corpse in a watery grave was not so fearful.”2 Par sa double présence, l’art prend un double statut. Ni vivant ni mort, ce qui explique en partie son utilisation comme sujet du fantastique pour les deux auteurs. Wilde et Gautier exposent ainsi le paradoxe de l’art: il est développé autour du désir de faire durer les choses, mais ce même désir amène à une disparition du concept même de temps. L’oeuvre d’art n’a plus alors ni passé, ni futur, ni même de présent. Pour Gautier, cette disparition ne se fait pas sans douleur. Lorsque le moment fantastique se termine, les héros ne s’en trouvent pas réconfortés, ce qui est le cas dans la plupart des récits fantastiques, mais abattus. La vie que donne l’art, bien qu’éphémère, est unique et extrême. Ce bref aperçu de cette autre vie rend les héros impropres à la réalité. Celui de La Cafetière affirme ainsi “il n’y avait plus pour

1

2

Omphale, p. 204.

The Picture of Dorian Gray, p. 260. 32


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moi de bonheur sur terre”,1 en reconnaissance du fait que la normalité ne lui est plus suffisante. Dans une démarche similaire, Wilde affirme le pouvoir de l’art à la fin de ses oeuvres. Dans The Picture of Dorian Gray, c’est bien le portrait qui reprend ses droits, et resplendit à nouveau. Une des explications les plus rationnelles de la fin du roman, et le terme rationnel est utilisé ici avec quelques libertés, serait que le personnage peint, comme chez Gautier, sort de son cadre pour tuer Dorian et démontre ainsi sa domination sur le héros: le portrait est biencelui qui survit. Dans The Portrait of Mr WH, le narrateur expose le portrait de Willie Hughes dans sa bibliothèque, bien qu’il ait causé la mort de deux hommes, et ses amis admirent sa qualité et continuent d’élaborer des théories sur la provenance de l’oeuvre. Wilde semble ainsi suggérer que le portrait n’a pas fini d’exercer une influence sur les personnages. La fin tragique n’enlève rien au pouvoir de fascination de l’oeuvre. Au contraire,

elle

semble

finalement

ajouter

à

sa

mystérieuse

attractivité. Bien que l’oeuvre d’art n’ait qu’une apparence de vie donnée grâce au moment fantastique, elle reste pour les deux auteurs, la marque d’une beauté idéale et inatteignable dans le monde normal. Le mode fantastique est donc chéri puisqu’il est le moyen d’atteindre temporairement le monde de l’art, et permet d’échapper à une réalité vue comme décevante, monotone et ennuyeuse, qui fait évidemment pâle figure en comparaison avec l’univers coloré, intense et vivant concentré dans l’art. Gautier et Wilde chérissent le moment fantastique, qui permet ainsi à l’oeuvre d’art d’échapper à son carcan d’éternité et d’entrer dans 1

La Cafetière, p. 10. 33


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une temporalité humaine, mais ils chérissent également son immobilité, puisque c’est cette même immobilité qui lui permet de survivre à travers le temps, actualisant son éternité. Dans un mouvement dialectique, ils font appel à la permanence de l’oeuvre pour immortaliser la beauté tout en détruisant cette permanence pour permettre l’intéraction avec le monde réel. Ils mettent ainsi en avant le paradoxe de la présence de l’art comme présence permanente, mais dont la vie est éphémère. L’expérience esthétique que permet le fantastique laisse une empreinte indélébile sur les personnages. Par certaines de ses caractéristiques, l’oeuvre d’art a des pouvoirs magiques. L’utilisation plus que fréquente du terme “fascination” attribué à l’oeuvre d’art (30 occurrences dans The Picture of Dorian Gray et 25 dans The Portrait of Mr W.H.), renvoie d’ailleurs aux qualités magiques de l’art puisqu’il se réfère à l’influence captivante exercée sur le sujet. Wilde met en avant l’un de ces pouvoirs lorsqu’il explique comment le narrateur dans The Portrait of Mr WH a pu, à travers l’oeuvre de Shakespeare et le portrait de Willie Hughes, revivre un passé imaginaire: “I had lived it all. I had stood in the round theatre with its open roof…” 1 Ainsi, le fantastiquen’a plus réellement pour eux de connotation négative. Il s’agit davantage d’un fantastique “décafféiné”, en accord avec La Cafetière, qui ne suscite en nous non pas le frisson de peur que l’on peut ressentir à la lecture d’un roman de Ann Radcliffe par exemple, mais davantage l’idée d’un charme, qu’exerce sur nous l’oeuvre d’art. Wilde soutient comme Gautier que l’expérience esthétique à laquelle donne accès le moment fantastique, est plus belle qu’inquiétante, ce qui s’inscrit d’ailleurs dans leurs doctrines esthétiques respectives. 1

The Portrait of Mr.W.H., p. 343. 34


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Wilde montre ainsi, à travers l’exemple du théâtre, la valeur de la vie artistique dans l’article ‘Mrs Langtry as Hester Grazebrook’: “and then motion comes, and the statue wakes into life. But the life is no ordinary life of common days; it is life with a new value given to it, the value of art”.1 Claire Bitoun

Après des études d’anglais à l’université de Nanterre, Claire Bitoun a enseigné le français en tant que lectrice à l’Université d’Oxford, où elle a préparé un doctorat en littérature comparée Français-Anglais. Elle l’obtient en 2018 avec une thèse portant sur les relations esthétiques entre les oeuvres de Théophile Gautier et d’Oscar Wilde. Depuis 2011, elle enseigne à l’Université d’Oxford la langue et la littérature française. Ses recherches actuelles l’amènent à analyser la présence de l’oeuvre d’art dans les récits fantastiques de langue anglaise et française

1

Wilde, ‘Mrs Langtry as Hester Grazebrook’, Complete Works of Oscar Wilde (London: HarperCollins Publishers, 2003), p. 942. 35


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7 – « Certains achètent, d’autres vendent » On sait quel rôle ont joué les étuis à cigarettes dans la vie d’Oscar Wilde qui avait l’habitude d’en offrir aux jeunes-gens qui lui plaisaient. Ce que l’on sait moins peut-être, c’est que son jeune amant, Bosie Douglas, lui en offrit un quand Wilde sortit de prison.

En argent gravé, il porte des vers de John Donne, poète très aimé de Wilde :

36


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« The Phoenix riddle hath more wit But us, we two being one are it So to one neutral thing both sexes fit We die and rise the same and prove Mysterious by his love. (L’énigme du Phenix s’éclaire davantage Puisqu’étant deux, nous ne formons qu’un Ainsi, comme nos deux sexes se complètent Et forment un être de sexe neutre, Nous mourons et renaissons Dans la même unité d’être. )

L’étui à cigarettes a été retrouvé après la mort d’Oscar Wilde dans sa chambre d’hôtel, par le propriétaire, Monsieur Dupoirier. Il fut transmis au petit-fils de l’hôtelier, puis vendu au collectionneur anglais David Gainsborough Roberts.

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Estimé à une somme comprise entre 25 000 et 30 000 livres, il a été mis aux enchères le 10 novembre dernier et vendu pour 21 000 livres. Le commissaire priseur Andrew Aldridge a déclaré : « Le poète John Donne vivait deux cents ans avant Oscar Wilde, mais il était une grande source d’inspiration pour lui. C’est une pièce fabuleusement rare venant de l’une des célébrités les plus connues du 19e siècle en Grande-Bretagne. C’est un souvenir unique de la liaison amoureuse illicite qui mena Oscar Wilde à la ruine financière et sociale. Il nous fournit un incroyable instantané des relations entre Wilde et Bosie et nous éclaire sur la raison pour laquelle Bosie choisit ce poème pour immortaliser par ce gage son amour pour Oscar. »

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8 – Bibliographie Les biographies de langue anglaise (1907 à 1999) Auteur Leonard Cresswell Ingleby

Titre Oscar Wilde

Editeur Londres T. Werner Laurie

Date 1907

Frank Harris

Oscar Wilde, His life and confessions

Brentano

1916 et 1927

Frank Harris

Oscar Wilde, His life and confessions

New York

1918

39


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Lloyd Lewis

Oscar Wilde discovers America

Harcourt, Brace; 1st edition

1936

Frances Winwar

Oscar Wilde and the Yellow Nineties

Harper and brothers

1940

Frances Winwar

Oscar Wilde and the Yellow Nineties

Blue Ribbon Book

1941

Hesketh Pearson

The life of Oscar Wilde

Methuen and co London

1946

Hesketh Pearson

Oscar Wilde : His life and wit

1946

40


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France Winwar

Oscar Wilde and the Yellow nineties

Harper and Brothers

1958

Frank Harris

Oscar Wilde, His life and confessions

Michigan State University Press

1959

Hesketh Pearson

The life of Oscar Wilde

Penguin

1960

Vyvyan Holland

Oscar Wilde, A pictural Biography

Thames and Hudson

1960

H. Montgomery Hyde

Oscar Wilde : the Aftermath

Methuen

1963

41


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Frank Harris

Oscar Wilde, his life and confessions

Panther Books, London

1965

H. Montgomery Hyde

A Biography

Farrar, Straus & Giroux

1965

Lloyd Lewis

Oscar Wilde discovers America

B. Blom

1967

Frank Harris

Oscar Wilde, His Life and confessions

Panthers

1967

Rupert Croft Cooke

Unrecorded Life of Oscar Wilde

W.H. Allen / Virgin Books

1972

42


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Martin Fido

Oscar Wilde

Viking Press New York

1973

Sheridan Morley

Oscar Wilde

Holt, Rinehart and Winston

1976

H. Montgomery Hyde

Oscar Wilde

Methuen Publishing

1976

Martin Fido

Oscar Wilde

Cardinal

1976

43


Rue des Beaux-Arts n°66 – Janvier/Février/Mars 2019

H. Montgomery Hyde

Oscar Wilde

Mandarin

1977

Richard Ellmann

Oscar Wilde

Penguin

1988

Martin Fido

Oscar Wilde – An illustrated biography

Book Sales

1988

Martin Fido

Dramatic life and fascinating Times of Oscar Wilde

Bounty Books

1988

44


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Neil Bartlett

Who was that man ?

Profile Books Ltd

1988

Richard Ellman

Oscar Wilde

Knopf

1989

George Woodcock

Oscar Wilde, the double image

Black Rose Books

1989

H. Montgomery Hyde

Oscar Wilde

Mandarin

1990

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Rue des Beaux-Arts n°66 – Janvier/Février/Mars 2019

Neil Barlett

Who wass that man ?

Penguin

1993

Davis Coakley

Oscar Wilde : the importance of being Irish

Town House

1994

Gary Schmidgall

The Stranger Wilde

Abacus

1994

Richard Pine

The Thief of Reason : Oscar Wilde and the modern Ireland

Palgrave Macmillan

1995

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Rue des Beaux-Arts n°66 – Janvier/Février/Mars 2019

Melissa Knox

A long and lovely suicide

Yale University Press

1996

Frank Harris

Oscar Wilde

Da Capo Press

1997

Sheridan Morley

Oscar Wilde

Pavilion, London

1997

Martin Fido

Dramatic life and fascinating Times of Oscar Wilde

Hamlyn

1997

Stephen Calloway Et David Colvin

Oscar Wilde : an exquisite life

Stewart, Tabori and Chang

1997

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Jonathan Fryer

Andre and Oscar

Constable and Company Ltd

1997

Hesketh Pearson

The life of Oscar Wilde

Senate

1998

Hesketh Pearson

The life of Oscar Wilde

Senate

1998

Jonathan Fry

André and Oscar : the literary friendship of André Gide and Oscar Wilde

St Martin Press

1998

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Richard Pine

Oscar Wilde

Gill & Macmillan

1998

Hesketh Pearson

The life of Oscar Wilde

Senate

1999

Stephen Calloway

Oscar Wilde : an exquisite life

Orion

1999

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9 – Mad Scarlet Music par Tine Englebert

Musique pour Wilde Liste annotée des adaptations musicales d’œuvres d’Oscar Wilde

Les pièces de théâtre, la prose et la poésie d’Oscar Wilde sont connues dans le monde entier et ont été adaptées à divers autres genres et médias artistiques. Déjà, de son vivant, ses oeuvres sont devenues une source fréquente d’adaptations musicales et son prodigieux travail littéraire a inspiré de nombreux compositeurs et librettistes du monde entier. Richard Strauss, Alexander Zemlinsky, Franz Schreker et Gerald Barry, parmi d’autres, ont créé des opéras. Il y a, par exemple, de la musique de théâtre de Leonard Bernstein et de Paul Bowles, des comédies musicales de Noel Coward et Vivian Ellis et des cycles de chansons de Sir Granville Bantock et Ervín Schulhoff. Cela ne fait qu’effleurer la surface des hommages musicaux wildiens. Plusieurs compositeurs nationaux et étrangers ont utilisé l’œuvre de Wilde, soit comme texte spécifique pour un arrangement musical, soit comme source d’inspiration pour une œuvre orchestrale ou instrumentale. Les adaptations musicales les plus connues sont probablement allemandes, la plus célèbre étant Salome de Strauss (1905), l’une des œuvres les plus acclamées du répertoire lyrique du XXe siècle. Ce Musikdrama a fait de l’œuvre de Wilde une source d’inspiration pour 50


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les musiciens au niveau international. Depuis sa création, au moins une nouvelle adaptation musicale a été réalisée presque chaque année. Eine florentinische Tragödie (1918) et Der Zwerg (1922) de Zemlinsky sont également entrés dans le grand répertoire opératique ces dernières années. Une liste annotée, élaborée au cours de la recherche pour une thèse de doctorat1 à l’Université de Gand sur les adaptations musicales du conte de Wilde L’Anniversaire de l’Infante, est la première à donner un aperçu complet de toutes les adaptations documentées de Wilde dans la musique classique et le théâtre musical en Europe (y compris la Russie) et l’Amérique du Nord. Les adaptations musicales des écrits de Wilde sont plus nombreuses et diverses qu’on ne le suppose généralement. Cet inventaire, publié en Authorship2, identifie 540 œuvres: opéras, ballets, comédies musicales, musique de théâtre, musique chorale, chansons et cycles de chansons pour solistes, symphonies et poèmes symphoniques, suites, musique de chambre

et

musique

pour

instruments

seuls.

Toutes

les

compositions énumérées utilisent les écrits de Wilde d’une manière ou d’une autre. Certains sont des arrangements textuels des œuvres de Wilde ou des livrets basés sur ceux-ci, d’autres sont des compositions sans voix, bien que manifestement inspirés par son travail. La musique pour les adaptations cinématographiques, les chansons de pop et le jazz ont été exclus. Il n’y avait pas non plus de 1

Martine Englebert. Music for Wilde: de relatie tussen literaire tekst en libretto: de thematologische typologie van de vrouwelijke hoofdpersonages in The Birthday of the Infanta van Oscar Wilde. Gent, 2017. Proefschrift voorgelegd tot het behalen van de graad van Doctor in de Letterkunde. 2 Tine Englebert. “Music for Wilde: An Annotated Listing of Musical Adaptations of Works by Oscar Wilde.” Authorship 7.1 (2017): https://doi.org/10.21825/aj.v7i1.8617 [PDF]. 51


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place pour des compositions inspirées par la biographie de Wilde au lieu de sa production littéraire. La plupart des adaptations sont des compositions vocales et dramatiques, pourtant les recherches ont révélé une grande diversité de genres et de styles. Des compositeurs stylistiquement contrastés fournissent des réglages musicaux contrastés du même texte, et la fidélité au matériau source varie grandement. Il existe également une diversité frappante parmi les adaptations énumérées en termes d'ambition et de réception: elles vont des productions à petite et grande échelle, du professionnel à l’amateur, du succès critique et commercial à la déception totale.

Malgré leur nombre,

peu

d’adaptations ont obtenu une présence durable sur la scène ou dans l’histoire de la musique. La liste n’est pas exhaustive car, comme indiqué ci-dessus, seules les adaptations écrites et/ou interprétées en Europe et en Amérique du Nord ont été incluses. En effet, d’un point de vue international, ces 540 compositions ne représentent peut-être que la partie visible de l’iceberg, et il est à espérer que d’autres chercheurs fourniront des inventaires couvrant le reste du monde. La liste indique l’impact considérable des écrits de Wilde sur l’histoire de la musique et un intérêt continu pour l’adaptation musicale de son œuvre. Elle montre en outre que la popularité durable et la profonde résonance culturelle et internationale de l’œuvre et de l’esthétique de Wilde dans la culture occidentale ne sauraient être surestimés. Dans les études wildiennes, avec quelques exceptions notables, peu d’attention critique a été accordée à de telles transpositions médiales, et très peu d’entre elles n’ont jamais fait l’objet d’un examen minutieux. 52


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Cependant, par l’adaptation, et plus particulièrement dans un contexte musical, l’œuvre d’Oscar Wilde acquiert inévitablement de nouvelles significations. Cette liste est conçue comme un outil de recherche pour approfondir les connaissances sur la réception de Wilde

dans

la

culture

occidentale,

mais

également

sur

ces

adaptations en tant qu’œuvres autonomes. Lorsque de telles informations ont été trouvées, elles clarifient les choix des textes sources, les genres dans lesquels ils ont été adaptés et la popularité variable des différents textes sources et genres au fil des ans. La liste ne contient aucune interprétation des motivations des librettistes et compositeurs pour adapter un ou plusieurs textes de Wilde, pas plus qu'elle ne révèle les nombreux dilemmes inhérents à la tâche de transformer un texte littéraire en livret ou en composition musicale. Cela nécessiterait une étude critique pour chaque adaptation séparément, ce que le compilateur de cette liste espère de tout cœur avoir encouragé. Publié en juillet 2018, cet inventaire est déjà obsolète. L'œuvre de Wilde en tant que source d'adaptation musicale reste une matière vivante. Le 13 août 2018, l'opéra The Nightingale and the Rose de John O'Brien a été créé à Cork. Le 30 août, un récital de chansons a eu lieu au Petit Palais à Paris avec des adaptations de poèmes de Wilde par Michael Linton. Inspiré du roman d’Oscar Wilde, les compagnies de théâtre musical ‘Silbersee’ et de théâtre visuel ‘Ulrike Quade Company’ ont créé le spectacle musical Dorian Gray aux Pays-Bas. Depuis la première mondiale le 17 octobre 2018 au Theater Bellevue à Amsterdam, on peut voir le spectacle aux PaysBas et en Flandres.

53


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L’attention est donnée ci-dessous aux adaptations musicales de plusieurs poèmes d’Oscar Wilde du compositeur Michael Linton. Ceux qui n’étaient pas présents pendant la première mondiale au Petit Palais peuvent se familiariser avec ce cycle de chansons grâce au CD “Wilde Songs”, sorti entre-temps. Des discussions sur le nouvel opéra The Nightingale and the Rose et le théâtre musical Dorian Gray suivront plus tard. Wilde Songs Wilde Songs est un recueil de seize mélodies, en deux parties, de Michael Linton sur quelques Poems d’Oscar Wilde. La création mondiale (partielle) était à Paris, au Petit Palais, le 31 août 2018.

Le 31 août 2018, dans l’auditorium du Petit Palais, le baryton-basse franco-irlandais Edwin Crossley-Mercer a donné un récital de mélodies autour des poèmes d’Oscar Wilde et quelques-uns de ses contemporains français tels que Gabriel Fauré, Claude Debussy et Henri Duparc. Un récital très intéressant car c’était la première audition publique d’une sélection de Wilde Songs, écrit pour 54


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Crossley-Mercer et le pianiste Jason Paul Peterson. Ensuite, le cycle complet a été publié dans un coffret de 2 CD sur le label Refinersfire. Les poèmes choisis sont : Santa Decca, In the Forest, La Fuite de la lune, Beauty’s Taste, Taedium Vitae, Le Jardin des Tuileries, Quia Multum Amavi, Requiescat, Easter Day, Tristitiae, Phèdre, Theocritus – A Villanelle, Ave Maria gratiá plena, Silentium Amoris, The Silent Spring et Epitaph. La plupart des textes mis en musique proviennent de la collection Poems de 1881. Bien que le livret du CD prétende que la composition de Michael Linton constitue un ajout précieux aux adaptations musicales car les poèmes de Wilde sont restés relativement négligés, l’inventaire, discuté

ci-dessus,

prouve

le

contraire

avec

les

nombreuses

adaptations musicales des poèmes. Il est vrai que le cycle contient des titres dont les compositions sont aussi les premières adaptations musicales connues pour le compilateur de la liste : les adaptions de Santa Decca, Taedium Vitae, Quia Multum Amavi, Tristitiae, Phèdre, Ave Maria gratiá plena, Glukupikros Eros (ici Epitaph) et des poèmes Beauty’s Taste en The Silent Spring, attribués à Wilde par Linton. Les autres poèmes avaient déjà fait l’objet de nombreuses adaptations, telles que celles de Charles T. Griffes, H.V. Jervis-Read, George Butterworth, Ervín Schulhoff, Luigi Dallapiccola, Gary Bachlund et bien d’autres. Plus de trente mélodies ont déjà été composées sur l’émouvant Requiescat.

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Pianiste Jason Paul Peterson et baryton-basse Edwin Crossley-Mercer

Selon le livret du CD, la dissonance de Wilde entre une sensualité païenne et un ascétisme catholique romain façonne le cycle. La première partie commence par Santa Decca de Wilde, un hurlement déplorant la mort de Pan, tandis que la seconde partie s’ouvre avec Easter Day, un poème ridiculisant la splendeur de la procession du pape et la comparant à la pauvreté du Christ. Michael Linton s’adonne au plaisir du pastiche néo-dix-neuviémiste, avec un goût pour le retour obsédant de la forme strophique (par example Le Jardin des Tuileries), avec l’infinie répétition de la même cellule mélodique (par exemple Epitaph). Le baryton-basse Edwin Crossley-Mercer utilise toute sa palette expressive. Sa voix chaude est bien timbrée. Le chanteur est parfaitement soutenu par le jeu virtuose du pianiste Jason Paul Peterson, surtout dans les parties instrumentales de ces mélodies où l’instrument joue un rôle essentiel dans la création des diverses 56


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atmosphères. Ces Wilde Songs montrent que la poésie d’Oscar Wilde est bien une source où les compositeurs d’aujourd’hui trouvent l’inspiration pour s’exprimer.

Michael Linton

Né en 1952 à Long Beach, en Californie, Linton a étudié en Illinois, dans l’Ohio, dans le Connecticut et à New York, auprès des compositeurs Lukas Foss, Bruce Macombie, T. Scott Huston et Krzyzstof Penderecki. Avant de rejoindre la Middle Tennessee State University, Linton a appartenu aux facultés de l’University of Bridgeport (CT) et du Northwestern College (MN). Au cours des vingtcinq dernières années, il a enseigné la théorie et l'histoire de la musique à MTSU. Ses critiques ont paru dans The Wall Street Journal, First Things et The Weekly Standard. Il a écrit sur la musique de Johann Sebastian Bach et sur des questions de la musique contemporaine et de la culture ; ses travaux ont été publiés dans la revue BACH ainsi que 57


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dans The New Grove's Dictionary of Art. Linton a travaillé comme critique musical pour le Connecticut Post et le St. Paul Pioneer Press et comme ministre de la musique dans les églises baptistes, congrégationalistes et épiscopales du Kentucky, du Connecticut, du Minnesota et du Tennessee. À St Paul, Linton a été directeur du Masters Orchestra. L’œuvre musicale de Linton peut être qualifiée de contemporaine, mais d’un monde différent. Profondément influencé par les maîtres contemporains Olivier Messiaen et Penderecki les compositions de Linton s’appuient également sur l’ancien héritage de Josquin Desprez, Luca Marenzio et J.S. Bach. Sa musique est disponible sur le label Refinersfire. Une sélection a été publiée sur CD (Carmina Catulli, Sinai Mass; Three Songs of Separation, Las fuentes del café del rey moro, suite for piano; …) ou est disponible en téléchargement: http://www.michaellintonmusic.com/shop/.

Le cycle de chansons de Linton

Carmina Catulli a été décrit dans Opera News comme "un cycle de dix-sept

chansons

éclatant

avec

une

originalité

audacieuse",

commentaires repris par la critique française. Les informations sur le compositeur et éducateur américain Michael Linton

est

disponible

sur

son

site

officiel:

http://www.michaellintonmusic.com/. Ses écrits et ses œuvres, ainsi que des vidéos de certaines de ses classes, sont accessibles à: http://refinersfire.us/.

58


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Sur You Yube, vous pouvez trouver des extraits et une interview avec les artistes: Requiescat: https://www.youtube.com/watch?v=FKrDYM9VZnA Silentium

Amoris:

https://www.youtube.com/watch?

v=TFAATbNTZgc Wilde Songs: interview avec Edwin Crossley-Mercer & Jason Paul Peterson: https://www.youtube.com/watch?v=ziIdSoZdpZQ Tine Englebert Décembre 2018

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10 – Témoignage d’époque Max Beerbohm

Bien qu’ils fussent amis, les relations de Max Beerbohm avec Oscar Wilde n’ont pas toujours été au beau fixe. D’abord subjugué par celui qu’il avait baptisé « La Divinité », Beerbohm prit ensuite une certaine distance avec Wilde dont il fit plusieurs caricatures cruelles qu’il regretta par la suite en supposant qu’elles avaient joué en défaveur de Wilde aux yeux de ses juges. Beerbohm était en Amérique quand le scandale éclata, mais il assista au procès qui s’ouvrit le 26 avril 1897, au cours duquel Wilde, sommé de s’expliquer sur le poème de Douglas « L’Amour qui n’ose pas dire son nom », retrouva sa verve pour une vibrante réponse pleine de dignité et

d’émotion.

Beerbohm

en porte

témoignage dans une lettre à leur ami commun, Reginald Turner. « Oscar a été absolument superbe. Son discours sur l'amour qui n'ose pas dire son nom fut tout simplement merveilleux et a 60


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immédiatement emporté toute la cour, salué par un prodigieux tonnerre d’applaudissements. Imaginez cet homme, emprisonné depuis un mois et couvert d'insultes, écrasé, souffleté, qui, avec le plus grand sang-froid, domine l’Old Bailey de sa belle présence et de sa voix musicale. Il n'a jamais connu, j’en suis sûr, triomphe plus éclatant, que lorsque la salle éclata en applaudissements - je suis sûr que cela a influencé le jury. " Et il ajoute, dans une lettre à More Adey : « Hoscar se tenait très droit quand on le fit venir pour le verdict ; il avait tout du lion ou du sphinx. » Le lendemain de la mort d’Oscar, Beerbohm écrira encore une fois à Reginal Turner, qui l’avait assisté dans son agonie : « Comme vous l’imaginez bien, je suis absolument navré; et je pense beaucoup à Oscar, qui a eu tant d’influence sur ma vie et y a ajouté tant d’intérêt. Voudriez-vous s'il vous plaît mettre un peu d’argent pour moi en fleurs pour sa tombe ... Je crois vraiment qu’il était préférable qu’Oscar meure. S'il était devenu un vieil homme, il aurait été malheureux. Ceux que les Dieux, etc. 1 Et les Dieux aimaient vraiment Oscar, avec tous ses défauts "

1

Allusion à la citation d’Oscar : « Those whom the Gods love grew young ». 61


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11 – Wilde au théâtre Mood on the Go De Jeroen Olyslaegers

Presque toutes les pièces qui mettent Oscar Wilde en scène le présentent sous un jour favorable. Ce n’est pas le cas de l’oeuvre de l’auteur belge Jeroen Olyslaegers qui, dans sa pièce « Mood on the go » piètine allégrement le mythe wildien. La pièce compte quatre personnages masculins : Oscar Wilde, ses deux fils, et son amant Bosie. On y voit Wilde se faire violer par un de ses fils en guise de représailles, danser en sous-vêtements, ramper de façon pathétique en Salomé. Olyslaegers prend le contre-pied de toute l’imagerie Wildienne qui

peint généralement un homme brisé mais plein de

dignité et de courage. L’auteur s’autorise ici à présenter la 62


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version inverse, montrant comment Wilde a négligé sa famille, comment il utilise son amant Bosie, comment il glisse lentement dans la folie en s’identifiant à ses propres personnages. C’est une version d’un cynisme noir, une charge féroce qui hérissera la plupart des admirateurs d’Oscar, mais il est intéressant d’entendre une voix discordante, qui ose jeter Wilde à bas de son piédestal, qui veut en finir avec un mythe littéraire, au moment où la tendance dominante est plutôt à la sanctification d’Oscar Wilde. La pièce

fut créée en septembre 2003 au Het Toneelhuis

d’Antwerpen (Belgique), dans une mise en scène de Jasper Brandis. Wim Opbrouck était Oscar Wilde, Koen van Kaam et Benny Claessens jouaient ses fils, et Jan Bijvoet, son amant Bosie.

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12 – Personnages secondaires Charles Thomas Wooldridge

Il est très probable que le cavalier de la Garde Royale Charles Thomas Wooldridge, exécuté le 7 juillet 1896 pour l’assassinat de sa femme, serait resté enfoui dans la nuit anonyme où sombrent la plupart des criminels, si son chemin n’avait croisé celui d’Oscar Wilde. Sans doute n’a-il jamais su, pendant qu’il tournait dans la cour de la prison que parmi les détenus qui observaient son ultime ronde, se trouvait celui qui allait graver son nom en dédicace au fronton de sa dernière oeuvre : « In Memoriam C.T.W – Sometime Trooper of the Royal Horse Guards.Obiit H.M. Prison, Reading, Berkshire, July 7th, 1896. » et l’arracher à l’oubli éternel. Charles Thomas Wooldridge, fils d’Eleanor et Charles Wooldridge, naquit à East Garston et rejoignit les cavaliers de la Garde Royale en 1886. Il épousa Laura Ellen « Nell » Glendell en 1894, alors que son régiment était cantonné à Windsor. Cependant, son officier n’ayant pas donné son accord au mariage, le couple dut se résoudre à vivre 64


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séparément quand le régiment prit ses quartiers à Regent’s Park Barracks, à Londres. Au début, le couple était dévoué l’un à l’autre, en dépit de sa séparation forcée. Mais Laura Ellen aimait s’amuser et flirter, tandis que son mari était d’une nature possessive et jalouse. Dès mars 96, Laura Ellen avait repris l’usage de son nom de jeunefille, et lors d’une visite qu’il lui avait rendue, Wooldridge s’emporta si bien qu’il la frappa, et la laissa avec le nez abimé et les yeux au beurre-noir. Après cet épisode violent, elle évita son mari et refusa de le voir. Elle lui envoya par la suite un document à signer par lequel il s’engageait à rester loin d’elle. Mais Wooldridge avait entendu des rumeurs selon lesquelles sa femme aurait eu une liaison avec un autre soldat, ou avec un homme du bureau de Poste où elle travaillait. Il lui proposa de la rencontrer à Londres, le 26 mars 1896, (sous prétexte sans doute de signer le document qu’elle lui avait envoyé). Ne la voyant pas venir au rendez-vous, il se rendit à Clewer, un village près de Windsor, où Laura Ellen habitait. L’entevue se passa mal. Le couple se disputa violemment jusque dans la rue, où Wooldridge sortit son couteau et lui trancha la gorge. Il déclara à l’officier de police Forster auquel il s’était rendu qu’il était décidé à se trancher lui aussi la gorge s’il n’avait pas jeté l’arme du crime. Lors de son procès, il fut défendu par H.S Wood de High Wicombe. La délibération fut très brève. Il ne fallut que quelques minutes au jury pour le déclarer coupable, malgré la tentative de Wood de faire requalifier le crime en homicide involontaire en raison de l’infidélité de la victime. Une pétition demandant le sursis avait recueilli de 65


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nombreuses signatures, mais le juge retint la préméditation en arguant que l’accusé avait emporté l’arme du crime avec lui à Windsor. En vertu de quoi, Wooldrigde fut condamné à mort. À Reading, Wooldridge exprima au chapelain de la prison son remords et son chagrin d’avoir tué sa femme bien-aimée. Il refusa de déposer un recours en dépit d’une recommandation à la clémence qui avait été rédigée par le même jury qui l’avait condamné.

Registre des exécutions, où figure le nom de Wooldridge à la date du 7 juillet 1897

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Le matin de son excution, il assista à l’office à la Chapelle et exprima une nouvelle fois son repentir, et se montra résigné à son destin. Le bourreau s’appelait James Billington. Il pendit Wooldrigde au petit matin du 7 juillet 1896. Il avait trente ans. C’est cette exécution qu’il avait vécue eu plus près, qui inspira à Oscar Wilde sa célèbre « Ballade de la Geôle de Reading. »

Reading – emplacement des tombes de prisonniers exécutés.

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13 – Cinéma The Happy Prince, Les derniers jours d’un damné Par Danielle Guérin-Rose

Rien ne saurait être plus différent que l’image d’Oscar Wilde façonnée par Rupert Everett dans son film « The Happy Prince », et celles qui nous ont été offertes par les trois autres biopics consacrés à l’auteur du « Portrait de Dorian Gray »1. Le personnage, peut-être un peu trop lisse, incarné par Stephen Fry dans le film de Brian Gilbert, en particulier, nous présentait un Wilde éminemment attachant, certes dévoré par une passion interdite délétère, mais qui, mari et père aimant, s’auréolait d’une

1

Voir éditorial : « Le visage et la vois » 68


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dignité, d’une douceur et, j’oserais dire, d’une conscience morale, qui nous touchaient. Rien de tel chez le Wilde mis en scène par Rupert Everett. Cet Oscarlà n’est pas aimable. C’est un homme en proie à la débauche, qui s’y livre sans retenue, je dirais presque, qui s’y vautre, comme s’il voulait justifier l’opprobre qui s’est abattue sur lui deux années plus tôt. Un homme qui s’enivre dans de mauvais lieux (ce qu’on savait déjà), qui prend de la cocaïne (de l’opium en réalité), beugle des chansons de cabaret debout sur une table, et se laisse aller à certaines vulgarités de langage (peu probables, étant donné son aversion presque maladive pour les mots crus). Un homme qui accumule les aventures sordides avec les garçons des rues. Il est évident qu’Everett prend quelques libertés avec la réalité, ce qui relève du droit le plus strict de l’artiste et du créateur. Ainsi, il invente une dispute violente, dégénérant en pugilat entre Douglas et Robbie Ross, au-dessus de la tombe d’Oscar, transformant un incident vrai (Douglas, dans son émotion, ayant en effet basculé dans la fosse) en une rivalité féroce entre les deux amants jusque devant la mort. De la même façon, il synthétise les diverses aventures d’Oscar, issues des bas-fonds, sous l’identité imaginaire du jeune prostitué Jean, qu’il flanque d’un petit frère, repoussant ainsi dans l’ombre l’existence de Maurice Gilbert, le dernier protégé d’Oscar. Everett fait aussi ressurgir le spectre de la syphilis, légende longtemps entretenue et anéantie depuis, comme s’il voulait 69


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accentuer le caractère infâmant et sordide de la mort d’un homme de provocation et de plaisir. Il imagine surtout une scène, dans la villa de Naples peuplée de rats, où, après une orgie, Oscar, qui n’a pas d’argent, offre en paiement au jeune prostitué Napolitain qui vient de partager le lit de Bosie, le cadre contenant la photo de Constance. Scène blasphématoire, qui fait écho à celle de La Recherche, où Mlle Vinteuil crache sur le portrait de son père mort devant son amie avec laquelle elle entretient des relations intimes. Car c’est bien l’équivalent d’un crachat infligé à Constance que cette rétribution indigne, l’ultime trahison d’autant plus choquante, qu’Everett nous montre en parallèle le sombre Noël d’une Constance abandonnée à la seule compagnie de ses deux enfants tristes. Une séquence dévastatrice où Wilde se déshonore pour satisfaire son goût du voyeurisme et des plaisirs tarifés. Avec en même temps un dégoût de lui-même et de tout ce qui l’entoure qui transpire à chaque image. Car Wilde est un homme fini qui se détruit, dont le coeur s’est changé en pierre. Vide de tout, privé d’une part de son humanité et de toutes ses illusions, il s’enfonce au plus profond des cercles de l’enfer, animé d’une détermination qui équivaut à un long suicide, d’une volonté inébranlable de se damner. Et c’est véritablement une descente aux enfers que Rupert Everett nous donne à voir, avec, de temps en temps, une fulgurance, quelques trouées de lumière très belles, mais qui s’éteignent presque aussitôt, dévorées d’ombre.

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Et pourtant cet être dépravé, qui n’est plus que le spectre de luimême, est encore capable de nous émouvoir au-delà de tout, lorsqu’il fond en larmes en étreignant Bosie, sur le quai de la gare de Rouen où se déroulent leurs retrouvailles après deux longues années d’épreuves et de séparation qui l’ont brisé. Et quand il meurt, dans une interminable agonie. Qui, mieux qu’Everett, nous a confrontés à la laideur insupportable du calvaire et de la mort de Wilde ? II ne nous fait grâce de rien, ni de l’opération de l’oreille dans des conditions terribles au sein de la minable chambre d’hôtel, ni des sanies vomies par Wilde dans ses ultimes

moments.

Ces

dernières

séquences

poignantes

qui

s’achèvent sur le sinistre enterrement, suivi par si peu d’hommes en noir, dans un cimetière de banlieue ruisselant de pluie, tout en étant d’une grande sobriété excluant tout pathos,

nous arrachent

littéralement le cœur. Le beau conte de Wilde, qui donne son titre au film, peut bien courir le long du scénario comme un fragile espoir de rédemption divine, il ne suffit pas à éclairer le déchirement d’une âme écartelée entre le désir fervent du Christ et la tenace tentation de la chair. L’œuvre d’Everett, pourtant fan absolu de Wilde, est certes dérangeante, très éloignée du biopic traditionnel, encore plus d’une hagiographie, mais elle est audacieuse parce qu’elle va à l’encontre d’une légende wildienne qui se répète indéfiniment sans jamais être remise en question. Everett traite son sujet avec une exigence absolue, sans dévier de sa ligne, et il faut saluer cette vision iconoclaste très personnelle, d’une intensité rare, même si elle doit nuire à la 71


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réputation, à peine rétablie, d’Oscar Wilde qu’il précipite dans le feu du péché, en brûlant impitoyablement ce qu’il adore. Il y a incontestablement une certaine grandeur et un romantisme noir dans cette description féroce de la perdition où s’enfonce un homme autrefois magnifique, et qui se laisse couler. La déchéance de Wilde porte aussi le visage d’une complète désespérance. Elle ne nous laisse pas indemne. Danielle Guérin-Rose

Sortie dans les salles Françaises : 19 décembre 2018

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14 – The Oscholars www.oscholars.com abritait un groupe de journaux consacrés aux artistes et mouvements fin-de-siècle. Le rédacteur en chef en était David Charles Rose (Université d’Oxford). Depuis 2012, les membres du groupe sont indépendants, et le site, délaissé par son webmaster, ne reste plus sous le contrôle de M. Rose. THE OSCHOLARS est un journal / site de web international en ligne publié par D.C. Rose, consacré à Wilde et à ses cercles. Il compte plusieurs milliers de lecteurs à travers le monde dont un grand nombre d’universitaires. On pourra y trouver les numéros de juin 2001 à mai 2002 (archives), et tous les numéros réalisées depuis février 2007 jusqu’à Juillet 2010.

Les numéros de juin 2002 à

octobre 2003, et d’octobre 2006 à décembre 2007 sont abrités par le site

www.irishdiaspora.net.

Vous

y

découvrirez

une

variété

d’articles, de nouvelles et de critiques : bibliographies, chronologies, liens etc.

L’appendice ‘LIBRARY’ contient des articles sur Wilde

republiés des journaux. Les numéros jusqu’à mars 2010 étaient en ligne

ici,

mais plusieurs pages ont été détruites par le ci-devant

webmaster, et l’accès est interdit. Depuis l’automne 2012, on peut trouver THE OSCHOLARS sous cette adresse :

http://oscholars-oscholars.com/

en train d’y être republiées.

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et toutes les éditions sont


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15. Signé Oscar Wilde Mes courtisans m’appelaient le Prince Heureux, et si le bonheur n’est rien d’autre que le plaisir, oui, j’étais heureux. Ainsi je vécus, ainsi je mourus. Et maintenant que je suis mort, on m’a installé ici, tellement haut que je peux voir toute la laideur et toute la misère de ma ville. Mon coeur a beau être fait de plomb, comment ne pleurerais-je ? (Le Prince Heureux)

My courtiers called me The Happy Prince, and happy indeed I was, if pleasure be happiness. So I lived and so I died. And now that I am dead they have set me up here so high that I can see all the ugliness and all the misery of my city, and though my heart is made of lead yet I cannot choose but weep. » (The Happy Prince)

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