Rue des Beaux-Arts n°68 – Juillet/août/septembre 2019
RUE DES BEAUX ARTS Numéro 68 Juillet/Août/Septembre 2019
! 150e anniversaire de la naissance de Robert Ross Peinture de Frances Richards
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Rue des Beaux-Arts n°68 – Juillet/août/septembre 2019
Bulletin trimestriel de la Société Oscar Wilde
! RÉDACTRICE : Danielle Guérin-Rose
Groupe fondateur : Lou Ferreira, Danielle Guérin-Rose, David Charles Rose, Emmanuel Vernadakis
On peut trouver les numéros 1-41 de ce bulletin à l’adresse http:// www.oscholars.com/RBA/Rue_des_Beaux_arts.htm et les numéros 42 à 67 ici.
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1 – Éditorial Par Danielle Guérin-Rose
Chevalier Blanc, Prince Noir ?
! Le 25 mai 2019 a marqué le 150e anniversaire de la naissance de Robert Baldwin Ross, plus connu sous le diminutif affectueux de Robbie, qui fut, selon la légende, le suborneur de Wilde. Alors qu’il logeait chez lui en qualité d’hôte payant, il l’aurait séduit à l’âge tendre de 17 ans, ayant déjà à son actif (certains diraient à son passif) une certaine expérience des amours homosexuelles. « Qui a été mon séducteur, d’après vous ? » demanda un jour Oscar Wilde à Reginald Turner. Et il poursuit aussitôt : « Le petit Robbie ». Petit-fils du vice Premier ministre du Haut-Canada, né en France, à Tours, Robbie n’a que deux ans quand sa mère s’installe à Londres, après la disparition prématurée de son mari. Avec ses cinq enfants (deux filles et trois garçons dont Robbie est le plus jeune), ils habitent le quartier chic de South Kensington... dans lequel ils demeurent peu, Madame Ross voyageant inlassablement à travers l’Europe avec son plus jeune fils qu’elle emmène souvent avec elle. Jusqu’à son entrée à !3
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Cambridge, l’éducation de Robbie s’est donc faite par l’entremise de précepteurs particuliers et au travers de ses voyages avec sa mère. En 1886, cependant, Eliza Ross part seule et Robbie s’installe pour trois mois à Tite Street, chez les Wilde. C’est un garçon fin et cultivé, « aux cheveux foncés, avec de beaux yeux expressifs et des lèvres sensuelles », selon le portrait que traça de lui le peintre Willie Rothenstein. Le visage de Puck,1 précise Wilde qui apprécie à sa juste valeur ce jeune et charmant admirateur qui autrefois, fut châtié, parce qu’on l’avait surpris à lire les sulfureux poèmes d’Oscar.
! Robert Ross par William Rothenstein
Wilde ayant succombé à son charme sans s’être beaucoup battu, on l’imagine, lui accordera cette consécration parodique : Saint Robert de Phillimore » (la famille de Ross habitait Phillimore Gardens), amant et martyr, saint célébré dans l’hagiographie pour son pouvoir extraordinaire, non de résister aux tentations, mais de les éveiller chez les autres. 1
Personnage du Songe d’une nuit d’été, de William Shakespeare. !4
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Il s’agit bien sûr d’une boutade, mais, en dépit de son ambigüité humoristique, l’image ne cessera de s’attacher à la figure de Robbie, non pas celle d’un saint, mais celle du bon ange de Wilde, de celui qui lui restera dévoué jusqu’à la mort, qui lui sera toujours fidèle et œuvrera pour sa postérité. Tandis qu’en face de lui, reflet inversé du miroir, se tient l’autre jeune-homme, l’ange déchu, l’égoïste éblouissant par qui le scandale arrive : Lord Alfred Douglas. Le Yin et le Yang. L’ombre et la lumière. Mais est-ce aussi simple que cela ? Le partage est-il aussi tranché ? C’est Wilde lui-même qui, dans De Profundis, forgera la statue de Robbie, en racontant le salut respectueux dont l’honora le jeune homme, quand Wilde, humilié et malade, fut amené devant le tribunal des Faillites : Quand, de ma prison, on m’amena, entre deux policiers, devant le tribunal des faillites, Robbie m’attendait dans le sinistre et long couloir afin de pouvoir, devant toute la foule, qu’un geste si simple et si charmant réduisit au silence, soulever gravement son chapeau, tandis que, menottes aux mains et tête basse, je passais devant lui. Des hommes sont allés au ciel pour des actes moindres que celui-ci. » Le ciel encore, et presque la sanctification de ce geste qui, dit Wilde, a fait fleurir le désert comme une rose, m’a arraché à l’amertume de la solitude et de l’exil pour me mettre en harmonie avec le grand cœur blessé du monde.1
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Oscar Wilde, De Profundis !5
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Tandis qu’à l’opposé, l’absence de Lord Alfred, son silence obstiné, pèsent lourd dans la balance. De Profundis est un long catalogue des failles et des manquements de Bosie Douglas. Il y apparait tour à tour capricieux, colérique, égocentrique, exigeant, vaniteux et indiscutablement coupable, puisque principal responsable des calamités qui se sont abattues sur Wilde après sa condamnation. Il est loin le temps où Wilde, amoureux passionné, lui écrivait à la veille du verdict : Ô le plus délicat des êtres, le plus aimé de tous les amours, mon âme s’unit à votre âme, ma vie est votre vie, et dans tous les univers de peine et de plaisir, vous êtes mon idéal d’admiration et de joie.1 Deux ans de (non)vie carcérale et de souffrances indicibles sont passés sur cet amour et l’ont laminé, ne laissant qu’un âpre goût de cendres. Et pourtant, d’où vient que De Profundis, en dépit de ses implacables accusations, nous apparaisse cependant comme une lettre d’amour, en tout cas, comme l’épître d’un homme qui se croit délivré de ses addictions, mais dont l’amour transpire encore au travers de ses mots plus durs, voire les plus injustes ? Les amants terribles se déchirent, mais la passion, toujours les anime. Wilde aime-t-il toujours Bosie en prison ? Il prétend que non, il se persuade que non, qu’il ne veut plus le voir, que, seuls, l’amertume, le ressentiment l’habitent. Mais il se berce d’illusion. A peine le rejoint-il à Rouen que toute sa rancune s’envole. Et il n’hésite plus à le retrouver à Naples, quelles qu’en puissent être les conséquences. Il se jette dans les bras de son « enfant chéri ». À Robbie qui lui reproche ces retrouvailles insensées, il répondra : « Le monde me ferme ses portes, tandis que celle de l’amour
Lettres d’Oscar Wilde, choix de Rupert Hart-Davis, n° 163, à Bosie Douglas, 20 mai 1895, Gallimard, 1966 et 1994. 1
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me reste ouverte. Si les gens me reprochent de revenir à Bosie, dites-leur qu’il m’a offert l’amour et que, dans ma solitude et ma disgrâce, après avoir lutté trois mois contre un ignoble monde philistin, il est tout naturel que je revienne à lui. 1 » Ne doutons pas de la sincérité de Wilde au moment où il sort de Reading en croyant commencer une nouvelle vie, la Vita Nuova inspirée par ses lectures de Dante, une vie de rédemption sans Bosie, où il travaillera à redorer son blason. Quand il quitte l’Angleterre pour la France, Robbie est là, qui l’attend à sa descente de bateau. Comme un ange gardien ? Sans doute, mais aussi un peu comme un directeur de conscience, soucieux de veiller à sa bonne conduite. Il est là pour l’accueillir, pour le réconforter, lui témoigner son amitié fidèle, mais aussi pour s’assurer qu’il ne va pas à nouveau s’égarer sur des chemins interdits, qu’il ne va pas s’en retourner vers Bosie, le rival de toujours. Comment Robbie ne jalouserait-il pas Bosie, qui lui a pris l’amour de Wilde ? Sans doute Oscar n’a-t-il jamais éprouvé pour lui qu’une profonde affection qui ne ressemblait en rien à la passion qui allait l’unir à Bosie. Mais il fut un temps où il l’avait tout à lui, où ils étaient si proches que Robbie pouvait prendre leur intimité étroite pour un sentiment plus tendre, celui qu’il éprouvait lui-même pour cet homme admiré. Et comment Bosie n’aurait-il pas jalousé Robbie, fâcheux omniprésent, toujours pressé de le contrer, de s’attirer les bonnes grâces de Wilde ?
Lettres d’Oscar Wilde, n°215 à Robert Ross, Hôtel Royal des Étrangers à Naples, Gallimard, 1966 et 1979. 1
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Lord Alfred se savait plus beau, mieux né, plus irrésistible et plus aimé. Le roi de cœur, c’était lui, mais Robbie prenait trop de place dans l’affection de Wilde. C’était l’ombre tapie derrière lui comme un constant reproche, son horripilante bonne conscience, qui tentait sans cesse de le déprécier et de le transformer en roi de pique. Robbie, pourtant n’était pas sans reproche. Dans sa jeunesse, il avait dû affronter une histoire scandaleuse avec deux jeunes adolescents qui l’avait forcé à s’exiler un moment en Suisse, le temps que la tempête se calme. Les relations, d’ailleurs, entre Robbie et Bosie, ne laissent pas parfois d’être ambigües. Ils ne s’aiment pas, mais partagent l’intimité d’Oscar, et parfois, partagent aussi leurs amants. L’un et l’autre sont indissolublement liés par leur attachement à Wilde, qui est le point central de leur vie, l’astre autour duquel ils tournent. Et les rôles s’attribuent, distribués par une postérité qui, sans doute, a fait bon marché des nuances : Robbie sera le Chevalier blanc, et Bosie le Prince noir. L’un et l’autre ont travaillé, à leur manière, à forger cette image, tout comme Oscar et son De Profundis. Les années suivant la mort d’Oscar Wilde finiront de justifier cette opposition entre le blanc et le noir. Robbie Ross se taillera une flatteuse réputation dans le monde des arts, deviendra l’exécuteur testamentaire d’Oscar, liera une amitié avec Vyvyan Holland, le fils cadet de Wilde et travaillera à diffuser les œuvres et à rétablir la réputation de celui qu’il aima toute sa vie. Bosie s’enlisera dans d’interminables procès, répudiera Wilde dans un méchant livre, passera quelques mois en prison pour avoir diffamé Winston Churchill, et finira par flirter avec les nazies pendant la seconde guerre !8
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mondiale. Comme si l’un et l’autre s’appliquaient à se confondre avec l’image, sans doute trop contrastée, qui leur a été imposée. La rivalité des deux hommes qui furent en fait les deux faces d’une même médaille, éternellement et indissolublement liés l’un à l’autre par leur amour pour le même homme dont l’ombre gigantesque planera sur toute leur vie, ne cessera qu’après la disparition brutale d’un des deux protagonistes. Dix-huit ans après Wilde, Robbie Ross mourut dans la nuit du 5 au 6 octobre 1918, à l’âge de 49 ans. Certains biographes suggèrent que les harcèlements constants de Lord Alfred Douglas qui l’avait poursuivi sans répit, l’avaient usé, provoquant indirectement la crise cardiaque qui avait emporté brutalement Robert Ross. Qui pourra jamais savoir la part que la vindicte de Bosie a vraiment eue sur la fin prématurée de son rival ? Les rôles avaient été fixés une fois pour toutes : Robbie, revêtu de l’armure flamboyante du preux Chevalier Blanc, et Bosie, ténébreux et fascinant Prince Noir au beau visage d’ange. Se livrant à jamais un tournois d’amour autour de la grande figure joyeuse et désespérée que fut Oscar Wilde. Mais Robbie, finalement, n’a-t-il pas repris, de façon un peu déloyale, leur éternel combat par-delà la mort en demandant le dépôt de ses cendres dans la tombe d’Oscar ? Ce fut là l’ultime revanche, post-mortem, alors qu’aucune riposte de l’adversaire n’est plus possible, de celui qui fut le moins aimé. Danielle Guérin-Rose
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2 – Publications Oscar Wilde – Rien n’est vrai que le beau – Oeuvres romanesques et correspondances Préface de Pascal Aquien Gallimard – 23 mai 2019 Quarto ISBN 978-2072833458
! Oscar Wilde – Le Portrait de Dorian Gray Éditions Ararauna - 5 avril 2019 Les classiques du fantastique ISBN 978-2378841515
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Oscar Wilde – Le Rossignol et la Rose Editions de l’Escalier – Juin 2019 ISBN 978-2355832437
! Maud de Belleroche – Oscar Wilde ou l’amour qui n’ose pas dire son nom Nouvelle édition Editions Dualpha – mai 2019 Collection : Patrimoine des héritages ISBN 978-2353744336
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Qu’il me soit permis de citer dans cette rubrique Le Dictionnaire amoureux des Saints de Christiane Rance*, où un paragraphe, que je reproduis partiellement ci-dessous, est consacré à Oscar Wilde. Il y apparaît : « pour cette phrase de l’auteur de « La Sainte Courtisane » [...] : « La seule différence entre le saint et le pêcheur, c’est que chaque saint a un passé et chaque pêcheur un futur. » [...] Mais aussi pour cette phrase extraite de De Profundis, sa lettre envoyée à lord Alfred Douglas, que n’importe qui aurait pu contresigner : « Souviens-toi qu’il faut être reconnaissant qu’il y ait quelque faute dont on puisse être injustement accusé » Christine Rance - Le Dictionnaire amoureux des Saints – Plon – mars 2019 – ISBN 978-2259248624
*Merci à Mme J. Beghin, qui m’a signalé cet insert.
Et ailleurs… !13
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Merlin
H o l l a n d
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Conversations with Wilde: A Fictional Dialogue Based on Biographical Facts Préface de Simon Callow Watkins Publishing – juin 2019 ISBN : 978-1786782304
! Gregory Mackie – Beautiful Untrue things : Forging Oscar Wilde’s extraordinary life. University of Toronto Press - Juillet 2019 ISBN 978-1487502904
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Javier de Isusi – La Divina Comedia de Oscar Wilde Astiberri Ediciones – mai 2019 Collection : Sillón Orejero Espagnol ISBN 978-8417575021
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Kate Hext et Alex Murray – Decadence in the age of Modernism Johns Hopkins University Press – Juillet 2019 Asin : B07KM5VPLY
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Steven Hopstaken & Melissa Prusi – Stoker’s Wilde Flame Tree Press – Mai 2019 ISBN : 978-1787581715
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3- Expositions
1890s Illustration: What inspired the Beardsley Generation?
Cette exposition s’interroge sur les raisons pour lesquelles les illustrations de la génération d’artistes Beardsley dans les années 1890 étaient si radicalement différentes de tout ce qui les avait précédés. Elle explore l’impact des nouveaux moyens de reproduction photographiques sur l’illustration à la fin du 19ème siècle. Les artistes plus âgés qui avaient compté sur le graveur sur bois artisanal pour préparer leurs croquis en vue de leur publication ont été balayés par une nouvelle génération d’artistes, bien au fait des nouveaux procédés. La technologie a également entraîné une expansion de la production de livres illustrés et de périodiques.
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! Cette nouvelle génération s'inspire d’illustrateurs comme Rossetti, Millais et Boyd Houghton. Elle subit aussi l’influence des livres illustrés publiés à Venise et Florence au début du 16e siècle et des estampes japonaises. Aubrey Beardsley, Charles Ricketts, Laurence Housman et les frères Robinson, sont au cœur de l'exposition. L'importance d'éditeurs tels que John Lane, JM Dent et Leonard Smithers (qui furent tous trois les éditeurs de Wide), est également mise en lumière.
2 mars au 19 mai 2019 Heath Robinson Museum – Londres !18
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Making History Christian Cole, Alian Locke and Oscar Wilde At Oxford
! La bibliothèque et les archives du Magdalen College d’Oxford organisent une série d’expositions et d’évènements célébrant le premier étudiant de premier cycle en Afrique noire à l’Université d’Oxford, Christian Cole; le premier érudit afro-américain, surnommé « le père de la Renaissance de Harlem », et le grand écrivain et dandy irlandais, Oscar Wilde. Ces trois étudiants étaient à l'université, respectivement à Hertford et au Magdalen College. En réunissant ces hommes !19
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exceptionnels, l’exposition met en lumière les étonnantes histoires communes des étudiants de premier cycle, Queer, Black, et première génération de diplômés d’Oxford. En faisant la promotion d’archives rares, «Making History» offre au public un aperçu unique des documents et des dessins qui témoignent de la vie et du temps de ces jeunes-gens remarquables.
9 mai au 21 Octobre 2019 Magdalen College – Oxford !
Colours More than sentences
! Les éditions illustrées de La Ballade de la Geôle de Reading sont exposées jusqu’au 31 juillet 2019.
1er mai au 3 juillet 2019 Museum of English Rural Life – Reading ! !20
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Camp : Notes on Fashion A New-York
! « Camp: Notes on Fashion » répond à la tendance montante pour la mode théâtrale. Bien que généralement associé à la culture LGBT, le mot « camp » décrit tout ce qui est intentionnellement ostentatoire ou efféminé. Son origine remonte au XVIIe siècle. On le trouve pour la première fois dans Les Fourberies de Scapin de Molière, où apparaît le terme « se camper » (se montrer, prendre la pose). On découvrira d’ailleurs, dans la première partie de l’exposition, peinte en rose, une section consacrée à la culture queer européenne du XVIIe siècle, et plus particulièrement au « Versailles de Louis XIV ». L’exposition, propose plus de 250 objets du XVIIe siècle à nos jours, des sculptures, peintures, des lettres et des costumes.
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Une section est consacrée à Oscar Wilde, auquel Susan Sontag a dédicacé son essai de 1964 « Notes on camp ». On y voit plusieurs ensembles inspirés du style de l'écrivain: une veste en velours noir et des culottes d'Yves Saint Laurent, une veste de smoking Gucci, une cape Alexander McQueen brodée de deux paons en or, d'après des illustrations d’Aubrey Beardsley, illustrateur de « Salomé ».
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9 mai au 8 septembre 2019 Metropolitan Museum of Art de New York
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4. Opéra et Musiques, Salomé De Richard Wagner D’après Oscar Wilde
! Avec : Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Hérode) - Michaela Schuster (Herodias) - Marlis Petersen (Salome) - Wolfgang Koch (Iokanaan) - Pavol Breslik (Narraboth) - Rachael Wilson (Le page d’Herodias) Direction musicale : KIRILL PETRENKO Bayerisches Staatsorchester
27 juin – 2, 6 et 8 juillet – 5, 9 et 10 Octobre 2019
Bayerische Staatsoper - Munich
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5 – Théâtre
Le Portrait de Dorian Gray
! Par la Compagnie Thomas le Douarec Avec Mickael Wimum, Fabrice Scott, Maxime de Toledo, Caroline Devismes, Solenn Mariani, Thomas Le Douarec.
A partir du 11 avril 2019 Théâtre La Bruyère – Paris
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À Avignon
Un Mari Idéal
! L'Angleterre à la fin du 19ème siècle. Sir Robert Chiltern mène une carrière politique brillante ! Mais quand Olivia Cheveley, une habile intrigante, fait irruption dans sa vie avec un dangereux secret, c'est tout son avenir qui est remis en cause. En janvier 1895, Un mari idéal est créé à Londres et rencontre un énorme succès.Le 25 mai de la même année, Oscar Wilde est condamné à deux ans de travaux forcés et incarcéré dans la prison de Reading pour homosexualité. Sa vie sera brisée. Il mourra 5 ans plus tard dans la solitude et la pauvreté la plus totale. La pièce met en perspective ces 2 événements en évoquant, entre les actes, les étapes importantes du destin d'un homme épris de liberté dans ses écrits comme dans sa vie et qui va le payer tragiquement. !25
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Mise en scène : Michaël Le Bail Avec : Francis Chauderon, Sabine Faraut, Michaël Goncalves, Caroline Labbé, Sylvie Ménez, Bruno Noury, Céline Oudy
5 au 27 juillet (relâche les 9, 16 et 23 juillet) – à 16H Salle Molière – Avignon
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Le Portrait de Dorian Gray
! Adaptation et mise en scène : Imago des Framboisiers
5 au 29 juillet 2019 – 21H45 Le Chapeau Rouge - Avignon !
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On a manqué... A Rennes
! Mise en scène de Gwendoline Froger et Malo Marmol Avec : Renaud De Lorgeril - Edwin Le Rouzic - Ewan Le Vraux - Claire Loiseau - Noa Marchand - Gaetan Moinard -Maya Nocet-Binois Guilian Rault - Angelo Rosello
1er mai – 20H00 23 mai – 20H30 Le Diapason - Rennes !
Et ailleurs...
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10 – 11- 12 Juillet 2019 Canberra Theatre Centre !
Pictures of Dorian Gray
! Adaptation : Lucy Shaw Direction : Tom Littler Avec : Richard Keightley, Helen Reuben, Augustina Seymour, Stanton Wright
5 juin au 6 juillet 2019 Jermyn Street Theatre – Londres !28
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Pour Mémoire
! Lazarus Theatre Company Mise en scène : Ricky Dukes Avec : Bailey Pilbeam (Salomé) - Jamie O’Neill (Hérode) - Annemarie Anang (Hérodias) - Jamal Renaldo (Iokanaan)
14 au 25 mai 2019 Grenwich Theatre - Londres !
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6 - Poses, postures et positions féministes dans The Importance of Being Earnest Par Nathalie Saudo-Welby Université de Picardie
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Oscar Wilde est connu pour avoir développé dans ses oeuvres des figures, des mythes et des intrigues qui décrivent « l’amour qui n’ose pas dire son nom »1. Il est moins connu comme défenseur de la cause des femmes. Pourtant, Wilde
était féministe. En 1887, lorsque la
maison d’édition Cassell lui proposa les fonctions d’éditeur de Lady’s World: A Magazine of Fashion and Society, il s’acquitta de la tâche avec intérêt et sagacité : il recommanda que la revue étende ses sujets à ce que « pensent et ressentent » les femmes2 et qu’elle soit renommée Woman’s World, titre plus adapté à une revue « destiné à être l’organe
1 . L’expression est de Lord Alfred Douglas dans le poème « Two Loves » (Richard Ellmann, Oscar
Wilde, New York, Vintage, 1988, p. 386). Ce poème fut originellement publié en décembre 1894 dans la revue The Chameleon (vol. 1, n° 1), dans le même numéro que « Phrases and Philosophies for the Use of the Young » (« Formules et maximes à l’usage des jeunes gens ») de Wilde. Voir Pascal Aquien, « Du gay savoir au genre idéal ? », infra, p. XX, note 49. 2 Lettre à Wemyss Reid, avril 1887, citée par R. Ellmann, ibid., p. 291
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des femmes intelligentes, cultivées et influentes »1. Sous l’influence de Wilde, la revue élargit son lectorat et les centres d’intérêt de ses lectrices pour devenir le reflet des débats qui animaient la période. En décembre 1887, l’auteure de « The Fallacy of the Superiority of Man » (« La supériorité masculine : une illusion ») dénonçait l’incongruité des critères physiologiques utilisés pour juger des capacités féminines et réclamait leur évaluation à conditions égales avec les hommes : « If, by the year 1987, the position of women in the artistic, musical, scientific, and literary worlds is not equal to that of the other sex in their day, men will then be able to write a plausible essay on the inherent inferiority of women2. » Entre janvier et novembre 1888, la revue aborda des sujets comme l’accès des femmes à la carrière de médecin, la profession d’infirmière, les femmes et la démocratie, « The Working Ladies’ Guild »3 et le vote des femmes4. Dans un article important, la poétesse Amy Levy expliqua les bénéfices des clubs pour la socialisation féminine et décrivit les clubs nouvellement créés : nulle femme ne devrait avoir honte de faire partie de ce « territoire neutre », ce « refuge » où les femmes de lettres pourront développer un « esprit
1 « [A] magazine that aims at being the organ of women of intellect, culture, and position » (lettre de
Wilde à Wemyss Reid, citée par R. Ellmann, ibid., p. 292). Son intérêt pour cette activité finit par faiblir et il l’abandonna en 1889 2 « Si en 1987 la position des femmes dans les domaines artistique, musical, scientifique et
littéraire n’a pas rattrapé celle de l’autre sexe, il sera possible aux hommes d’écrire un essai plausible sur l’infériorité intrinsèque des femmes. » (Mrs McLaren, Woman’s World, vol. 1, décembre 1887, p. 59.) 3 . Cette association, créée par Mary Feilding en 1877, aidait les femmes célibataires de bonne
famille à se loger et à trouver un emploi. 4 Mary A. Marshall, « Medicine as a profession for Women », Woman’s World, vol. 1, janvier 1888, p.
107-110 ; H.R.H. Princess Christian, « Nursing as a profession for women », vol. 1, avril 1888, p. 241-244 ; Julia Wedgwood, « Woman and Democracy », vol. 1, juin 1888, p. 337-340 ; M.C. Tabor, « The Working Ladies’ Guild », vol. 1, juillet 1888, p. 423-424 ; Millicent Garrett Fawcett, « Women’s Suffrage », vol. 2, novembre 1888, p. 9-12. !31
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de corps »1. En janvier 1889, la revue publia la retranscription d’un discours tenu à Cambridge par Lady Margaret Sandhurst sur le travail des femmes en politique2. La même année, cette amie de la femme de l’écrivain, décrite dans le même numéro comme « l’une des femmes capables de défendre brillamment les causes sociales qui les concernent »3 , fut élue membre du London County nouvellement créé. Ces sujets, qui reflètent en partie l’engagement féministe de Constance Wilde, se firent plus rares au cours des derniers mois où Oscar Wilde assura les fonctions d’éditeur et accusèrent ensuite un recul. Woman’s World ne témoigne pas du même niveau d’engagement que les périodiques féministes de l’époque comme Woman’s Signal et Shafts, mais en faisant paraître des réfutations à ses articles politiques4 , elle respectait la diversité de son lectorat, le caractère énergiquement conflictuel des discussions et la variété des aspects de l’émancipation féminine. Woman’s World ouvrait sur un univers féminin (les rubriques de mode), mais montrait aussi comment le monde victorien s’ouvrait aux femmes5 . Parler de féminisme dans les années 1890 est légèrement problématique puisque le terme feminist est apparu à l’extrême fin du
1 Amy Levy, « Women and Club Life », Woman’s World, vol. 1, juin 1888, p. 364-367 (« that
convenient neutral territory of Club-Land », p. 364 ; « a haven of refuge », p. 365 ; en français dans le texte, p. 366). 2 Margaret Sandhurst, « On Woman’s Work in Politics », The Woman’s World, vol. 2, janvier 1889, p.
140-143. 3 . Anon., « Political Women: A Study from the M.P.’s point of view », ibid., p. 148. 4 Une réponse adverse à « The Fallacy of the Superiority of Man » fut publiée dans le magazine en
octobre 1888 ; une réponse adverse à la question du suffrage des femmes en avril 1889. 5 Pour plus de détails sur Woman’s World, voir Pascal Aquien, Oscar Wilde. Les mots et les songes,
Croissy-Beaubourg, Aden, 2006, p. 227 sq. !32
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siècle1 . Les militantes des différentes générations ne se seraient pas reconnues dans une cause unique : il y avait non un féminisme mais des mouvements féministes2 . Dans les pièces de Wilde, les causes féministes sont mentionnées de façon suffisamment ambiguë pour justifier l’emploi d’un terme problématique. Ainsi, dès les premières lignes de The Importance of Being Earnest, le mariage est qualifié de « désespérant » (demoralizing)3, ce qui concorde avec les plaintes des féministes de l’époque, mais celles-ci prenaient le mariage très au sérieux, ce qui n’est pas du tout le cas de Wilde dans cette pièce. À partir de citations isolées extraites des comédies, on peut prouver que de nombreux personnages de Wilde (qui n’en sont pas le porte-parole) sont antiféministes et qu’un discours anti-réformiste est présent dans les comédies. Deux dandys, Lord Illingworth et Lord Goring, donnent à un fils et à une femme mariée des leçons conservatrices et misogynes. Mais dans trois comédies de Wilde, l’inégalité des hommes et des femmes devant les lois morales est condamnée4 . Dans The Importance of Being Earnest, les femmes sont fortes et déterminées, entendent épouser l’homme de leur choix et régissent leur propre demande en mariage. Bien qu’à la fin du XIXe siècle, les mouvements féministes aient commencé à faire une place aux femmes de la classe ouvrière et à leur besoin spécifique d’une législation protectionniste5, les campagnes 1 Le terme a été utilisé pour la première fois par « Ellis Ethelmer » (soit Ben et Elizabeth
Wolstenholme Elmy) en 1898 dans The Westminster Review. 2 La féministe était la « Woman’s Rights Woman » 3
.
The Importance of Being Earnest, p. 6 (trad. GF, p. 53)
4 Ian Gregor, « Comedy and Oscar Wilde » dans William Tydeman (dir.), Wilde: Comedies. A
Casebook, London/Basingstoke, Macmillan, 1982, p. 119-120 5
Barbara Caine, Victorian Feminists, Oxford, Oxford UP, 1992, p. 243-247 !33
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victoriennes furent surtout l’initiative des femmes issues des classes auxquelles Wilde a consacré ses comédies de moeurs. En théorie, Gwendolen, Cecily et Lady Bracknell ont un avis sur la question de la femme et leur parole entre en résonance avec les discussions de l’époque. Les traits d’esprit se comprennent à l’intérieur d’un contexte socio-culturel qui inclut la « question de la femme ». Ces pages visent à placer l’écriture et la réception de The Importance of Being Earnest dans le débat intense qui a entouré l’émancipation féminine et la critique de l’institution du mariage dans les périodiques et la fiction des années 1893- 1895. Il s’agira ensuite de considérer dans quelle mesure la comédie de Wilde renvoie à ces questions pour éclaircir les éventuelles allusions et mesurer la portée féministe de la pièce. Cette dernière tâche bénéficie d’une comparaison avec An Ideal Husband, qui se jouait au Haymarket Theatre au moment de la première de The Importance of Being Earnest. Une comparaison avec la version initiale en quatre actes de la pièce est également fructueuse, car Gwendolen et Cecily y affichaient plus clairement leurs positions féministes. Dans un dernier temps, je m’attacherai à analyser la nature des rapports de force hommes/femmes à l’intérieur des joutes langagières, en replaçant la pièce dans la tradition de la farce et dans la culture du dandysme. La « question de la femme » Dans les années 1890, le débat public sur la « question de la femme » (the woman question) était particulièrement animé. Dans les magazines, les polémiques se prolongeaient pendant des mois. Après la publication de l’article de Mona Caird sur le mariage (1888), le Daily !34
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Telegraph invita ses lecteurs à répondre à la question « Is Marriage a Failure ? » (« Le mariage est-il un échec ? ») et reçut 27 000 réponses1 . En 1894, un débat sur « la révolte des filles » et leur droit à détenir un double des clés de la maison (latchkey) se déroula dans les colonnes de la revue Nineteenth Century et s’étendit ensuite à la Westminster Review2 . Les campagnes en faveur du vote des femmes, particulièrement énergiques dans les années 1850 sous l’impulsion de John Stuart Mill et de Mary Wollstonecraft, s’étaient momentanément apaisées en attendant de revivre avec la création du Women’s Social and Political Union en 1903. Les grandes causes de la fin du siècle furent l’éducation, les lois sur le mariage et le retrait des lois sur les maladies vénériennes. Le débat sur l’inégalité intellectuelle entre les hommes et les femmes avait atteint un stade où l’infériorité féminine était attribuée à son éducation. L’instruction des filles était médiocre et étriquée, et leurs éducatrices souvent ignorantes et mal avisées. Miss Prism est la caricature d’une telle gouvernante : même si Dr Chasuble la qualifie d’Égérie3, sa mauvaise maîtrise de la culture classique et ses généralisations moralisatrices laissent planer des doutes sur ses capacités à enseigner à la fois l’allemand, l’économie politique et la géographie. Dans les années 1850, l’ouverture d’écoles professionnelles
1 Mona Caird, « Marriage », Westminster Review, vol. 130, août 1888 ; repris dans Carolyn C.
Nelson (éd.), A New Woman Reader: Fiction, Articles, Drama of the 1890s, Peterborough, Broadview, p. 185-199. 2
Ibid., p. 261-292.
3 The Importance of Being Earnest, p. 26 (trad. GF, p. 111). Miss Prism ne saisit pas cette allusion
et objecte que son nom est Laetitia. !35
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permit d’améliorer la formation des gouvernantes (Queen’s College for Women en 1848 et Bedford College en 1849). À partir de 1870, la création de lycées à un rythme soutenu renforça la formation des recrues, et certaines universités commencèrent à organiser des cycles de conférences destinées aux femmes. En 1870 commença la construction de Girton College à côté de Cambridge, suivi de Newnham College en 1872. L’expression Girton girl se mit à désigner un type particulier de femme éduquée, ambitieuse, critiquée pour son manque de féminité. Mais il fallut attendre 1920 à Oxford et 1948 à Cambridge avant que les diplômes universitaires des femmes ne jouissent de la même reconnaissance que ceux des hommes. Dans le domaine médical, où l’existence de diplômes différents n’était pas envisageable, la conquête des diplômes fut compliquée par les tabous entourant l’accès des femmes à la connaissance et à la prise de contrôle du corps. Les préoccupations hygiénistes de l’époque et l’influence exercée par les théories de l’évolution et la physiologie sur la pensée victorienne entraînèrent une médicalisation du discours sur l’éducation des femmes. Dans ses Essays on Education (1854-1859), Herbert Spencer, dont la pensée est particulièrement représentative du darwinisme social, critiqua l’éducation donnée aux filles parce qu’elle ne leur permettait pas de développer leurs capacités physiques et nuisait à leur santé. L’activité des filles ne devait pas se limiter à de courtes promenades dans des espaces clos, ni même à la gymnastique, mais inclure une véritable activité physique au grand air. Plus tard, on s’inquiéta qu’en devenant actives et savantes, les femmes ne compromettent leur capacité à concevoir. L’exercice excessif d’une fonction organique était soupçonné d’entraîner son développement !36
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anormal, tandis que le non-usage d’une fonction était censé entraîner sa dégradation. Les inquiétudes suscitées par un surplus de femmes célibataires (en partie causé par l’immigration vers les colonies) nourrirent la polémique d’une prétendue dégénérescence de la « race » britannique, jugée moins apte aux fonctions militaires et au mariage. Certains médecins, comme Henry Maudsley, s’alarmèrent que les femmes émancipées dilapident leur capital énergétique en exerçant une activité cérébrale au détriment de leur fonction maternelle1. Même certaines femmes instruites qui remplissaient des fonctions professionnelles tenaient ce type de discours. L’une des premières gynécologues britanniques, Arabella Kenealy, avisa par exemple l’opinion publique dans de nombreux articles d’esprit eugéniste que la pratique excessive du sport pouvait compromettre la féminité et les capacités maternelles des gardiennes de la « race ». La pensée féministe était fondamentalement essentialiste : la fonction maternelle était centrale à la valorisation politique de la femme, car c’est là que résidaient ses responsabilités et ses compétences spécifiques. Les projets de réforme du système matrimonial victorien étaient inséparables d’une pensée chrétienne du mariage procréateur. Seules les féministes les plus radicales (comme Mona Caird) osèrent défendre l’idée que le mariage n’était pas le premier devoir de la femme et que la limitation des naissances était souhaitable à l’intérieur du mariage. Même si les chiffres démontrent que les méthodes contraceptives commençaient à se répandre dans la classe moyenne et l’aristocratie, le sujet reste tabou dans les écrits féministes de la fin du
1 Voir Jenny Bourne Taylor et Sally Shuttleworth (éd.), Embodied Selves: An Anthology of
Psychological Texts 1830-1890, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 379-388 !37
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siècle1 . Dans An Ideal Husband, les Chiltern, qui n’ont pas d’enfants, ne sont pas représentatifs des schémas familiaux contemporains, même bourgeois2 . Les deux dernières décennies de la période victorienne furent marquées par d’intenses débats sur le mariage. Dans Marriage, As It Was, As It Is, and As It Should Be: A Plea for Reform (Le mariage, tel qu’il était, tel qu’il est, et tel qu’il devrait être) (1882), Annie Besant dénonça « l’idéal du chêne et du lierre »3 : la femme était réduite à l’état de parasite et d’esclave par un contrat dont elle ne comprenait pas toutes les implications. Dans une série d’articles publiés entre 1888 et 1894 et réunis en un ouvrage, The Morality of Marriage, la romancière Mona Caird appela la femme à la désobéissance pour mettre fin à son esclavage : « Disobedience, in the present crisis of affairs, is woman’s first duty. “That will lose her her power,” someone exclaims, “the power that she now possesses, the sceptre which, if cleverly wielded, might move the world.” […] This is the power, not of a free being, but of a favourite slave. When shall we come to see that such a conception of woman’s influence is mean, ignoble, ugly, through and through4 ? » L’influence, véritable motif de la littérature décadente, était aussi un 1 Voir Carol Dyhouse, Feminism and the Family in England 1880-1939, Oxford, Blackwell, 1989, p.
166-174. 2 Philippa Levine estime que la plupart des féministes qui se sont mariées ont eu peu ou pas
d’enfants. « Les statistiques évaluant la fertilité des féministes sont déformées par le manque de données fiables. […] Le nombre de femmes dont on sait qu’elles ont eu des enfants est de 16%, ce qui représente 36% des femmes mariées. » (Feminist Lives in Victorian England: Private Roles and Public Commitment, Oxford, Blackwell, 1990, p. 45.) 3 Cité par Carol Dyhouse, Feminism and the Family in England, op. cit., p. 149. 4 . Mona Caird, The Morality of Marriage and Other Essays on the Status and Destiny of Woman,
London, Redway, 1897, p. 118. « En l’état actuel des choses, la désobéissance est le premier devoir de la femme. “Elle en perdra son pouvoir,” s’exclame-t-on, “le pouvoir qu’elle possède aujourd’hui, le sceptre qui peut mouvoir le monde, si elle en fait bon usage.” […] Ce pouvoir est celui, non d’un être libre, mais d’une esclave favorite. Quand prendrons-nous conscience qu’une telle conception de l’influence féminine est absolument méprisable, ignoble et laide ? » !38
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terme stratégique des débats sur l’émancipation féminine. La fascination exercée par le frère de Jack « débauché » sur Cecily trouve sa source dans la légendaire vocation de la femme à soutenir et réformer les mauvais garçons1. Les principales conquêtes féministes de la fin de l’ère victorienne portèrent sur les droits de la femme mariée. Le Matrimonial Causes Act de 1857 avait confié le divorce à la justice, mais ses bases étaient inégalitaires : les hommes pouvaient divorcer pour cause d’adultère, mais les femmes devaient également invoquer d’autres raisons, telles que la bigamie, la désertion, l’inceste ou la cruauté2 . Avant la loi sur la garde des enfants de 1886 (Custody of Infants Bill), la garde des enfants leur était refusée. En 1870 et 1882, des lois sur les biens de la femme mariée (Married Women’s Property Acts) accordèrent aux femmes mariées la propriété de leurs revenus et des biens dont elles avaient hérité. La fiction féministe et antiféministe des années 1890 fut finalement très influencée par le retentissement des campagnes réclamant le retrait des lois sur les maladies vénériennes de 1864 (Contagious Diseases Acts). Dans le cadre de ces lois, les femmes soupçonnées d’être des prostituées pouvaient être arrêtées sur la voie publique, soumises à un examen gynécologique, et éventuellement mises en 1 « I wish Uncle Jack would allow that unfortunate young man, his brother, to come down here
sometimes. We might have a good influence over him, Miss Prism. I am sure you certainly would. You know German, and geology, and things of that kind influence a man very much. » (The Importance of Being Earnest, p. 25.) « J’aimerais bien qu’oncle Jack permette à ce malheureux jeune homme qu’est son frère de venir ici quelquefois. Nous pourrions peut-être, Miss Prism, exercer sur lui une influence bénéfique. J’en suis sûre et certaine. Vous connaissez l’allemand et la géologie, et des choses de ce genre ont toujours sur un homme une très grande influence. » (Trad. GF, p. 107.) 2 Il fallut attendre le Matrimonial Causes Act de 1923 pour que l’adultère devienne une cause
suffisante de divorce pour les femmes. !39
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quarantaine dans des lock hospitals. Les femmes étaient donc considérées comme les principales sources d’infection (aucune mesure n’étant prise envers les hommes) et étaient dépourvues du droit à contrôler leur corps27. Les sentiments d’injustice et de peur suscités par ces lois donnèrent au féminisme une dimension moralisatrice qui prit des formes parfois extrêmes, comme les croisades pour la pureté qui se déroulèrent à la fin du siècle, au cours lesquelles les membres de la National Vigilance Association réclamèrent que les hommes se hissent au même niveau de pureté que les femmes. Les lois sur les maladies vénériennes furent abrogées en 1886, mais ce sujet à sensation continua d’occuper une place importante dans les esprits et la fiction jusqu’à la fin du siècle. La fiction de la Nouvelle Femme À l’époque où Oscar Wilde écrivait ses comédies de moeurs, le roman était un genre privilégié pour l’expression des féministes et leur réfutation. En réaction aux débats sur l’émancipation féminine et aux articles virulents consacrés à l’apparition d’une Femme Nouvelle, il apparut dans les années 1885-1900 un sous-genre du roman engagé, la fiction de la Nouvelle Femme, dont le pic éditorial se situe en 1893-1895. En mars 1894, la romancière féministe Sarah Grand utilisa pour la première fois l’expression nouvelle femme dans un article de la North American Review1 , l’opposant à la femme ancienne, évacuée sous le nom de cow-woman. Mais la Nouvelle Femme est surtout née de la conjonction d’un virulent débat sur les femmes et d’une manie du nouveau, dénoncée par les satiristes. En quelques 1 Sarah Grand, « The New Aspect of the Woman Question », North American Review, vol. 158, mars
1894, repris dans A New Woman Reader, éd. cit., p. 141-146. Voir aussi Ellen Jordan, « The Christening of the New Woman », Victorian Periodical Newsletter, vol. 63, 1983, p. 19-20. !40
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mois, l’expression se répandit dans toutes les bouches. Le dramaturge Sydney Grundy, dont l’oeuvre illustre parfaitement les obsessions de son époque, qu’il satirisait et commentait par le biais de personnages incarnant le bon sens, saisit immédiatement l’occasion qu’offrait le sujet et écrivit à la hâte une très mauvaise pièce, The New Woman, à l’affiche du Comedy Theatre dès septembre 1894. Son message se résume à l’idée que la rhétorique des Nouvelles Femmes n’est qu’une stratégie de dissimulation de leur désir typiquement féminin de s’unir à un homme. Dans The New Woman, le discours réformiste est réduit à une forme perverse de séduction1. Cecily applique la même logique satirique lorsqu’elle juge effrontées les « femmes qui s’intéressent aux oeuvres philanthropiques2 ». Lorsqu’elle ne prêtait pas à rire, dans les pages du magazine satirique Punch par exemple, la Nouvelle Femme pouvait devenir le prétexte à une réflexion sérieuse sur le mariage. Lors de la première de la pièce de Henrik Ibsen Une maison de poupée (1879) à Londres en 1889, le public fasciné avait pu voir la femme mariée quitter le domicile conjugal à la fin du dernier acte. Au cours des années 1890, la représentation de la femme émancipée fut présentée sur scène sous un jour de plus en plus favorable. Dans The Case of Rebellious Susan (La Rébellion de Susan) (1894) de Henry Arthur Jones, l’héroïne décide de « rendre la monnaie de sa pièce » au mari qui la trompe ; elle est finalement punie. Dans The Notorious Mrs Ebbsmith (La Tristement Célèbre Mrs Ebbsmith) d’Arthur Wing Pinero, qui commença à se jouer au Garrick Theatre en mars 1895, Agnes choisit de vivre en union libre 1 La pièce doit probablement sa republication aux presses de l’université d’Oxford à sa brièveté et à
son caractère symptomatique. Voir Jean Chothia (éd.), The New Woman and Other Emancipated Woman Plays, Oxford, Oxford UP, 1998. 2 The Importance of Being Earnest, p. 38 (trad. GF, p. 171).
!41
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avec l’homme qu’elle aime. À la fin de cette pièce d’idées sans action, Agnes est délaissée par son faible amant mais emporte la sympathie. Trois des Plays Unpleasant (Pièces déplaisantes) (1892-1893) de George Bernard Shaw contiennent des représentations favorables de la Nouvelle Femme. Ces jeunes personnes « athlétiques1» étaient incarnées par des actrices rompues à l’art de traverser la scène dans des pantalons bouffants avec la démarche d’un jeune homme résolu. Cecily rappelle ce type de personnage lorsqu’elle objecte à être qualifiée de « petite cousine » lors de sa première rencontre avec Algernon : « I am not little. In fact, I believe I am more than usually tall for my age. (Algernon is rather taken aback.2) » La représentation de la Nouvelle Femme dans la fiction est féministe ou antiféministe, d’une façon parfois difficile à discerner pour le lecteur du xxie siècle. Dans The Woman Who Did (La femme qui osa) de Grant Allen (1895), une femme intelligente et cultivée propose l’union libre à celui qu’elle aime ; reniée par sa fille, elle met fin à ses jours. Les Nouvelles Femmes remettaient rarement en question l’institution du mariage, mais critiquaient plutôt la conception traditionnelle du rapport entre les sexes. Dans The Heavenly Twins (Les Jumeaux du paradis) (1893) de Sarah Grand et The Daughters of Danaus (Les Filles de Danaos) (1894) de Mona Caird, les femmes découvrent à leurs dépends les failles du système matrimonial.
1 Voir Tracy J. R. Collins, « Shaw’s athletic-Minded Women », dans D. A. Hadfield et Jean Reynolds
(dir.), Shaw and Feminisms: On Stage and Off, Gainesville, University Press of Florida, 2013. 2 The Importance of Being Earnest, p. 27; « Je ne suis pas petite. À vrai dire, je suis même assez
grande pour mon âge. (Algernon est assez décontenancé.) » (Trad. GF, p. 115.) !42
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Dans The Odd Women (Femmes en trop) (1893), George Gissing présenta un échantillon de femmes célibataires qui lui permettait d’envisager la question du mariage sous plusieurs angles à la fois. Même si des romans de la Nouvelle Femme se sont écrits jusque dans les années 1920, certains spécialistes attribuent le déclin du genre et de la figure de la Nouvelle Femme à la chute d’Oscar Wilde1. Les esthètes, les dandys, les décadents et les femmes masculines qui défendaient leurs droits en renonçant à leurs devoirs avaient été la cible du discours sur les pathologies sexuelles. Les termes de féminisation, émasculation, désexualisation (effeminacy, unmanliness/ unwomanliness, unsexed) étaient employés pour donner une caution scientifique à l’effroi des Victoriens envers ce qu’ils percevaient comme une remise en question de l’ordre hétérosexuel. Une méprise renforça l’association du dandy et de la Nouvelle Femme dans les esprits. Lors de son arrestation, très médiatisée, Oscar Wilde tenait à la main un mystérieux « livre jaune2 » qui fut identifié comme un exemplaire de la revue décadente The Yellow Book. Cette revue de luxe avait été créée en 1894 par Henry Harland et John Lane, directeur de la maison d’édition The Bodley Head (éditeur de Wilde). Conçue pour être aussi belle et singulière qu’un livre, elle ne tarda pas
Sally Ledger indique que le magazine satirique Punch titrait quelques mois après le procès de Wilde : « The end of the New Woman – t he c rash h as c ome a t l ast », « La Fin de la ouvelle Femme – enfin la chute » (« The New Woman and the Crisis of Victorianism », dans Sally Ledger et McCracken [dir.], Cultural Politics at the Fin de Siècle, Cambridge, Cambridge UP, 1995, p. 24). Voir aussi Linda Dowling, « The Decadent and the New Woman in the 1890s », Nineteenth Century Fiction, vol. 33/4, 1979, p. 434-453. 1
2 John Lane a écrit que les couvertures des journaux new-yorkais titraient : « Arrestation d’Oscar
Wilde. Livre Jaune sous le bras. » (Margaret D. Stetz et Mark Samuels Lasner, The Yellow Book: A Centenary Exhibition, Cambridge, Houghton, 1994, p. 22.) Voir aussi R. Ellmann, Oscar Wilde, op. cit., p. 456. !43
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à acquérir une réputation sulfureuse, en particulier à cause des illustrations en noir et blanc du jeune artiste Aubrey Beardsley1 . Elle joua un grand rôle dans l’introduction de jeunes femmes auteures, comme Vernon Lee et Ella d’Arcy. Margaret D. Stetz et Mark Samuels Lasner expliquent qu’il avait été convenu dès la fondation de la revue qu’Oscar Wilde ne ferait pas partie des contributeurs2. Ils attribuent cette exclusion à l’animosité d’Aubrey Beardsley vis-à-vis d’Oscar Wilde après la publication de Salomé. Mais les ambitions esthétiques de cette revue conçue pour être un objet d’art favorisèrent son association avec Wilde3. La méprise créa la légende d’une alliance entre dandys décadents efféminés et Nouvelles Femmes, qui auraient elles aussi été plongées dans le scandale. Maris idéaux et femmes prédatrices Le texte de An Ideal Husband, comédie où se discutent des sujets sérieux, fourmille de références au contexte de la lutte des femmes pour l’émancipation. Lady Chiltern est active au sein de la Women’s Liberal Association, à laquelle Constance Wilde était aussi affiliée. Elle explique à Lord Goring, le dandy de la pièce, que les femmes n’y discutent jamais de leurs chapeaux, mais de « choses ennuyeuses,
1 L’artiste Aubrey Beardsley (1872-1898) est célèbre pour ses dessins à l’encre noire caractérisés
par leur esprit décadent et leur érotisme. Ses figures féminines ont des traits masculins et des attitudes menaçantes. Wilde fit appel à Beardsley pour illustrer Salomé, mais la sensualité des dessins, qui comprenaient des caricatures de l’auteur lui-même, lui déplut. Beardsley contribua aux cinq premiers volumes du Yellow Book mais, après l’arrestation de Wilde, John Lane l’écarta afin de préserver la réputation de la revue. 2
M. Stetz et M. Lasner, The Yellow Book: A Centenary Exhibition, op. cit., p. 19-20.
3
En réalité, le livre était probablement un roman publié par l’éditeur français Vizetelly, qui avait publié Émile Zola et d’autres auteurs naturalistes réputés pour leur obscénité, dans des volumes de couverture jaune !44
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utiles et réjouissantes comme les règlements des manufactures, les inspectrices du travail, le projet de loi sur la journée de huit heures et le droit de vote1 ». Elle agit sur le cours des affaires publiques en dictant une lettre à son mari, secrétaire aux affaires étrangères, à la fin du premier acte. Dans un chapitre intitulé « An Ideal Husband: Resisting the Feminist Police », Kerry Powell a montré comment la pièce s’inscrivait dans le contexte des débats entourant la moralité masculine. Les féministes radicales, dont certaines étaient engagées au sein de la National Vigilance Association, refusaient que l’alignement de la moralité des femmes sur celle des hommes se traduise par un nivellement par le bas ; elles exigeaient que les hommes soient également soumis à des critères de pureté morale. De nombreuses pièces des années 1890 étaient consacrées à la figure du mari idéal et remettaient en question les idéaux du mariage2. Lady Chiltern idéalise son mari et exige de lui une pureté traditionnellement exigée des femmes. « Why can’t you women love us, faults and all? Why do you place us on monstrous pedestals? », implore Lord Chiltern. « Let women make no more ideals of men! let them not put them on altars and bow before them, or they may ruin other lives as completely as you […] have ruined mine3! »
1 Oscar Wilde, Un mari idéal, éd. bilingue, présentation, traduction et dossier de Pascal Aquien,
Paris, Flammarion, coll. « GF », 2004, p. 139. 2 « Tandis qu’Un mari idéal se jouait au Haymarket pendant l’hiver et le printemps 1895, au moins
cinq autres pièces consacrées au thème du “mari idéal” se donnaient ou étaient sur le point de se donner à Londres. » (Kerry Powell, Oscar Wilde and the Theatre of the 1890s, Cambridge, Cambridge UP, 1990, p. 103.) 3 Oscar Wilde, Un mari idéal, éd. cit., p. 172, 174. « Pourquoi, vous autres les femmes ne pouvez-
vous pas nous aimer, avec nos défauts et nos travers ? Pourquoi nous placez-vous sur un monstrueux piédestal ? […] Que les femmes cessent d’idéaliser les hommes ! Qu’elles ne les placent plus sur des autels pour se prosterner devant eux, ou bien elles détruiront d’autres existences aussi intégralement que vous […] avez détruit la mienne ! » (p. 173, 175.) !45
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Lord Chiltern critique les campagnes pour la pureté morale des années 1890, mais sa réponse inverse également le discours reçu qui idéalisait les femmes et accordait une permissivité morale aux hommes. Mabel Chiltern, dandy féminin de la pièce, se dit résolue à ne pas épouser de mari idéal et les Chiltern reprennent leur vie conjugale en optant pour la lucidité et la tolérance, dans le refus des idéaux illusoires. Mais la tonalité finale de la pièce est aussi donnée par Lady Chiltern, qui répète verbatim les propos du dandy, devenu au quatrième acte le conseiller des familles : « A man’s life is of more value than a woman’s. It has larger issues, wider scope, greater ambitions. Our lives revolve in curves of emotions. It is upon lines of intellect that a man’s life progresses. I have just learnt this, and much else with it, from Lord Goring. And I will not spoil your life for you, nor see you spoil it as a sacrifice to me, a useless sacrifice1! » L’être indépendant et cynique du premier acte tient un discours réactionnaire ; l’épouse révoltée et déterminée est devenue flexible et soumise. Le poids de ces paroles est éloigné de la légèreté de The Importance of Being Earnest, où tout principe qui menacerait d’alourdir l’atmosphère de la pièce est joyeusement évacué par sa contrepartie ludique. The Importance of Being Earnest ne renvoie pas aussi directement aux débats féministes. Le mariage est l’intrigue principale de cette comédie amoureuse, une source de renversements farcesques, mais non un sujet de débats. Le comique de subversion exige au contraire que les conventions et les règles de ce rite soient si bien établies qu’elles aillent 1 Ibid., p. 256. « La vie d’une homme a plus de valeur de que celle d’une femme. Elle a de plus
grandes perspectives, une plus grande envergure et de plus hautes ambitions. Notre vie à nous suit la courbe de nos émotions. C’est sur la voie rectiligne de l’intelligence que progresse la vie d’un homme. Voilà ce que je viens d’apprendre, et bien d’autres choses encore, de la bouche de Lord Goring. Et je ne veux pas vous gâcher la vie ni vous voir la gâcher en la sacrifiant pour moi, en faisant un inutile sacrifice ! » (p. 257.) !46
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de soi. La connaissance du contexte féministe permet néanmoins de déceler un potentiel subversif derrière l’utilisation des codes dramatiques et romantiques. Le spectateur ne s’amuse pas seulement de la frénésie de baptêmes et de mariages mais aussi de la façon dont les femmes détournent à leur avantage les rapports de force existant au sein de la relation amoureuse. Lorsque Gwendolen exprime l’éventualité qu’elle se « marie […] maintes fois1 », son appétit de la vie et son insatiabilité érotique peuvent être associées aux menaces que représentaient les plus sulfureuses des Nouvelles Femmes, comme George Egerton, dont les nouvelles expriment la sensibilité érotique féminine. Si la gourmandise de Jack et d’Algernon est chargée d’érotisme, que penser du « très bon appétit » de Cecily et du comportement prédateur et « impatient » des femmes sur le marché du mariage2 ? La nutrition devint plus explicitement encore une métaphore pour l’appétit sexuel dans Dracula (1897) de Bram Stoker, où les femmes sont avides de se laisser mordre et de croquer. Mina mentionne d’ailleurs la Nouvelle Femme pour donner une dimension hyperbolique à son appétit : « I believe we should have shocked the “New Woman” with our appetites. »3 Quant à Lucy, l’acte vampirique et les transfusions lui permettent de se marier pas moins de cinq fois, la plaçant ainsi dans une position de polygamie qui met en joie Van Helsing4.
1 The Importance of Being Earnest, p. 23 (trad. GF, p. 99). 2 Ibid., p. 22, 53 (trad. GF, p. 97, 217) 3 Bram Stoker, Dracula (1897), éd. Nina Auerbach, New York/London, Norton, 1997, p. 86. « Je
crois que notre appétit aurait choqué les Nouvelles Femmes. » 4 ibid., p. 158.
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De la même façon, les intentions de Gwendolen de « se développer dans de nombreuses directions1 » prennent un retentissement particulier à être associées à la défense des femmes de leur droit à développer leurs capacités personnelles et à envisager une carrière professionnelle2 . Les connotations scientifiques du mot develop l’associent également au discours physiologique utilisé par les médecins qui avertissaient que le développement de certaines fonctions et de certaines parties du corps (cerveau, muscles) pouvait nuire à d’autres (fonction reproductive). Gwendolen pourrait bien avoir lu des articles consacrés au développement personnel de la femme et s’être convaincue que le mariage ne devait pas l’empêcher de mener à bien une action politique ou philanthropique, d’élargir sa culture et son intelligence, voire même de développer sa musculature par l’exercice régulier de la bicyclette pratiqué dans des « directions » aussi variées que lointaines. Pratiquer ces inférences à partir du seul mot develop replacé en contexte permet de complexifier le personnage de Gwendolen, qui ne correspond plus seulement au type de la jeune ingénue à marier, mais à celui d’une Nouvelle Femme en puissance. Gwendolen n’est pas seulement un type conventionnel soumis à la satire, elle est porteuse des subversions potentielles que ce type peut subir. Le féminisme et ses slogans
1
« I intend to develop in many directions » (The Importance of Being Earnest, p. 12).
Le terme development est un mot clé de Mona Caird dans sa critique du mariage (Marriage, 1888), et devint central à la courte fiction qu’elle écrivit pour envisager « comment un homme se débrouillerait s’il était dans la position de sa femme » dans la polémique entourant la question : « Does Marriage Hinder a Woman’s Self-Development ? » (Lady’s Realm, n° 5, mars 1899, p. 581-583, repris dans A New Woman Reader, éd. cit., p.199-202.) 2
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William Tydeman a attribué la supériorité de The Importance of Being Earnest sur les autres comédies à la façon dont Wilde s’est gardé de « prêcher et convertir » dans cette comédie « libre de toute obsession naturaliste envers la pertinence sociale et la fidélité au réel »1 . Prouesse linguistique et « opéra verbal2 », la pièce se déroule dans un microcosme qui se suffit à lui-même, semble très bien se passer de contexte et faire fi de l’univers référentiel3 . Nous rions des jeux de symétrie, des parallélismes et des reprises avec variations, effectués de façon efficace dans des dialogues économiques et rythmés. Nous savons rarement pourquoi, de quoi ou sur quoi nous rions. Les répliques des comédies de Wilde demandent en effet à se succéder rapidement de façon à permettre aux personnages de gagner des points dans leurs joutes oratoires, mais aussi à ne pas laisser au spectateur la possibilité de réfléchir à ce qui a déclenché son rire. Si le spectateur réfléchissait trop longtemps, il pourrait être tenté de formuler comme Jack, lorsqu’il est vaincu, le point de vue du raisonneur mais aussi du critique : « That is nonsense4. » Pourtant, en tenant compte du contexte des campagnes d’émancipation féminine, il devient possible de faire résonner au-delà 1 W. Tydeman (dir.), Wilde: Comedies, op. cit, p. 20. Dans un premier temps, Tydeman applique
cette qualité à toutes les comédies de Wilde avant d’en limiter l’application à The Importance of Being Earnest. 2 W. H. Auden, « An Improbable Life », The New Yorker, 9 mars 1963, repris dans Forewords and
Afterwords, London, Faber and Faber, 1973, p. 322. 3 Certains critiques ont en revanche insisté sur le caractère hautement allusif de la pièce, montrant
que son cadre de référence dépassait celui du spectateur lambda et nécessitait une enquête explicative. Voir par exemple, Kerry Powell, « Performativity and History: Oscar Wilde and The Importance of Being Earnest », dans Victorian Sexuality, Theatre, and Oscar Wilde, Cambridge, Cambridge UP, 2009. 4 The Importance of Being Earnest, p. 8, 12, 20, 21, 24, 32, 46; « Sottises! » (Trad. GF, p. 57, 65, 69,
92, 94, 103, 195.) !49
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du salon bourgeois des théâtres à l’italienne les bribes de texte dont le fonctionnement langagier suffit à déclencher le rire et qui dissimulent autre chose que de l’absurdité. À la fin de la pièce, lorsque les spectateurs se laissent délicieusement conduire vers l’heureux dénouement où ils sont prêts à rire de tout, Jack croit que la propriétaire du regretté sac à main, Miss Prism, est aussi la mère de l’enfant qu’il contenait. Cette révélation pourrait constituer la base d’un rebondissement du mélodrame : la gouvernante qui repousse ses démonstrations d’affection ne serait autre que sa mère qui, ayant conçu un enfant dans sa jeunesse, a dissimulé sa faute en l’abandonnant dans une gare. Lorsque Miss Prism proteste qu’elle n’est pas mariée, ce qui suffit à ses yeux à justifier qu’elle ne puisse être mère, le quiproquo se poursuit : « Unmarried! I do not deny that is a serious blow. But after all, who has the right to cast a stone against one who has suffered? Cannot repentance wipe out an act of folly? Why should there be one law for men, and another for women? Mother, I forgive you. (Tries to embrace her again.1) » L’effet de ces mots est phénoménal : l’audience jubile. Les questions de Jack visent à protéger l’image qu’il a de sa mère et la réputation de celle-ci, mais elles renforcent surtout l’ironie dramatique et indiquent au spectateur que Jack n’a toujours pas compris, en préparant sa récidive : « Mother, I forgive you. » Le contenu de cette accumulation mélodramatique est pourtant sérieux : les deux premières questions formulent en termes bibliques les arguments moraux que la charité chrétienne pouvait opposer à l’intransigeance 1 Ibid., p. 57. « Pas mariée ! J’avoue que c’est là un rude coup. Mais après tout, qui a le droit de
jeter la première pierre à une personne qui a souffert ? Le repentir ne peut-il pas effacer un moment d’égarement ? Pourquoi devrait-il y avoir une loi pour les hommes et une autre pour les femmes ? Mère, je vous pardonne. (Il essaie à nouveau de la serrer dans ses bras.) » (Trad. GF, p. 225, 227.) !50
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des lois morales victoriennes. La dernière question formule ouvertement une critique du double standard victorien, qui exposait les femmes à être jugées différemment des hommes dans des situations morales semblables (infidélité, conception hors-mariage). Les slogans de Jack sont conformes à la marche vers la concorde qui prépare le dénouement de la comédie : leur égalitarisme efface toute disharmonie, le parallélisme du slogan fait écho aux effets de symétrie qui dominent la pièce1. Mais Wilde nous laisse-t-il le temps d’évaluer les implications de ces questions en dehors de l’univers dramatique ? Ces mots étant recouverts par le trait qui suit, nous n’avons pas le temps de rire sérieusement. Dans le cadre d’une analyse de texte, où nous prenons le temps de rire plusieurs fois, différemment, et de décomposer les effets de sens du texte, il est possible de dire que Jack s’est brièvement fait le porte-parole des femmes bourgeoises qui consacraient leurs efforts philanthropiques au soutien et à la réforme des femmes perdues, puis des féministes plus radicales qui exigèrent que la vie des femmes soit jugée de la même façon que celle des hommes. Les sujets abordés sont austères mais le passage est rendu comique par la façon dont Jack schématise et juxtapose les arguments des unes et des autres, et les vide en partie de leur sens et de leur dimension politique. Dans ces lignes, le discours réformiste est traité de la même façon que le discours conservateur, comme un ensemble de conventions à respecter et à plier à des usages dramatiques. Les fragments de discours féministe sont une sorte de capital langagier aussi facilement mobilisable et négociable que les maximes bourgeoises de Lady 1 Par exemple, « All women become like their mothers. That is their tragedy. No man does. That’s
his. » (The Importance of Being Earnest, p. 21) ; « Toutes les femmes finissent par ressembler à leur mère : voilà leur drame. Mais cela n’arrive jamais aux hommes : voilà le leur. » (Trad. GF, p. 93.) !51
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Bracknell. L’un des procédés comiques de la pièce est donc l’érosion de la dimension politique des fragments de discours féministes, sous l’effet des contraintes et du contexte dramatiques. S’il existe un parti-pris féministe dans cette comédie, peut-être faut-il le chercher davantage dans l’économie langagière générale de la pièce, en particulier dans les positions d’énonciation des femmes et l’équilibre des rapports de pouvoir entre les sexes. Les retournements La société victorienne était structurée par la séparation entre une sphère publique dominée par les hommes et une sphère privée où régnait l’influence féminine. Selon cette représentation, qui avait force de doctrine, les responsabilités exigeaient d’eux qu’ils enfreignent à l’occasion les lois morales. Les femmes occupaient une position subalterne dans l’espace sacré de la maison et régnaient en ange du foyer sur un espace intime où devait se répandre leur influence bienfaisante et réparatrice. La conquête par la femme de territoires nouveaux et sa professionnalisation accrue à la fin du siècle contribuèrent à ébranler cette répartition des rôles, qui resta néanmoins bien en place jusqu’à la première guerre mondiale. Les conquêtes féminines n’étaient pas tant commentées en termes d’égalité que critiquées en termes d’usurpation, de renversement et d’inversion. Ceci apparaît nettement dans les emprunts que le discours politicosocial effectua au discours médical : les femmes émancipées furent décrites comme unfeminine, mannish et unsexed, comme si leurs nouvelles aspirations avaient pour conséquence une transformation physique qui publiques masculines les mettaient au contact du mal et !52
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s’accompagnerait d’une féminisation de l’homme. Vues sous cet angle, les conquêtes ne corrigent pas une situation d’injustice, elles pervertissent une situation « normale ». The Importance of Being Earnest mobilise le mécanisme du retournement hérité de la farce, et celui-ci touche en particulier les rôles sexuels. Les demandes en mariage de Gwendolen et Cecily bouleversent les codes établis : la femme décide elle-même du moment favorable et de la façon dont se déroulera l’entretien. C’est elle qui dicte à son futur époux les formules consacrées et exige qu’il se plie aux codes. Dans la version filmée dirigée par Anthony Asquith (1952), dans laquelle les mouvements des sourcils et des moustaches remplissent une fonction rhétorique, Gwendolen indique à Jack par un froncement insistant qu’il est censé s’agenouiller, et les moustaches et les genoux de Jack se plient en conséquence. Dans l’adaptation cinématographique d’Oliver Parker (2002), la même scène donne lieu à des effets moins fidèles au texte d’origine. Après avoir exigé que Jack se plie aux formes de la romance, soulignées par l’accompagnement musical au piano, Gwendolen finit par le couvrir de baisers. Le plan américain des prises dissimule la position compliquée du corps des acteurs, et donne à penser que Gwendolen s’est installée sur les genoux de Jack. La mise en scène de la demande en mariage n’était qu’un prélude à une ardente scène de badinage. Une soyeuse peau de léopard, mise en valeur sur le dossier du canapé, suscite l’intérêt de plusieurs personnages, qui la caressent tour à tour. L’avantage de ces anachronismes est de rendre plus clair au spectateur contemporain que les rôles sont inversés et que la dévotion de Gwendolen pour les règles pourrait bien n’être qu’une stratégie de prise de pouvoir et une facette de sa voracité sexuelle mais, en outrepassant les règles, !53
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Gwendolen perd le contrôle d’elle-même, si bien que l’esprit du texte est trahi. Russell Jackson observe que The Importance of Being Earnest ne contient pas le type de l’ingénue caractéristique du mélodrame1 . Gwendolen et Cecily sont plus entreprenantes et plus insoumises que les types traditionnels, mais cet aspect des personnages féminins s’est atténué au cours de la genèse de la pièce. Les révisions que Wilde a effectuées en réduisant les quatre actes à trois ont modifié la représentation des idées féministes. Dans le manuscrit de la version en quatre actes, édité par Sarah A. Dickson en 1956, Gwendolen apparaît davantage comme une esquisse de la Nouvelle Femme que comme une élégante aristocrate animée par d’absurdes idéaux romantiques. Décrite en termes caricaturaux, elle s’approche de la figure de la Nouvelle Femme qui était si présente sur la scène en 1894. Algernon. – I don’t care to talk about Music to Gwendolen any longer. She has grown far too intellectual during the three months. She seems to think that music does not contain enough useful information. Gwendolen. – Algy! How dare you be so impertinent? And you don’t know anything about the University Extension Scheme at all: I
1 « Le troisième type qui manque dans L’Importance d’être constant est la jeune femme innocente et
idéaliste, forcée de se confronter aux réalités sordides de la vie politique et sociale. Hester Worsley dans Une femme sans importance, ou Lady Windermere et Lady Chiltern, ont toutes des talents rhétoriques dont on peut douter que l’auteur les aient pris au sérieux. » (Russell Jackson, « The Importance of Being Earnest », dans Peter Raby [dir.], The Cambridge Companion to Oscar Wilde, Cambridge, Cambridge UP, 1997, p. 166.) !54
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never return from any one of their lectures without having been extensively admired.1 Dans la version en trois actes, les références aux études supérieures des femmes disparaissent. Dans la mesure où Gwendolen semble moins agressivement féministe, le commentaire désobligeant d’Algernon disparaît également. La caractérisation de Gwendolen en bas-bleu conditionnait sa réception négative auprès des hommes. Selon Sos Eltis, « Gwendolen, qui a de l’aplomb et un esprit indépendant, a vu le jour sous les traits d’un bas-bleu caricatural. Sa poursuite du savoir est soit ridiculisée comme absurde, soit réduite à de la vanité féminine 2. » L’assertion des ambitions féminines a pour inévitable contrepartie un discours antiféministe antagoniste. La caractérisation de Cecily va dans le même sens : [D]ans la version en quatre actes, Algernon parle encore de l’intelligence féminine en termes dépréciatifs, et imagine que Cecily doit être « une de ces jeunes femmes ennuyeuses et intellectuelles qui se rencontrent partout. Des femmes au gros cerveau et aux grands pieds. » L’association de l’intellect féminin avec la laideur était bien sûr un cliché antiféministe destiné à ridiculiser les Nouvelles Femmes et leur plaidoyer en faveur de l’égalité dans l’éducation. […] En retirant ce commentaire réactionnaire, Wilde
1 Oscar Wilde, The Importance of Being Earnest, éd. Sarah Augusta Dickson, New York, New York
Public Library, 1956, p. 20. « Algernon. – J’évite de parler musique avec Gwendolen désormais. Elle est devenue beaucoup trop intellectuelle au cours des trois derniers mois. Elle semble penser que la musique ne contient pas suffisamment d’informations utiles. Gwendolen. – Algy ! Comment osezvous être aussi impertinent ? Vous ne connaissez rien du Projet d’Extension des Universités. Je ne reviens jamais de leurs conférences sans avoir été extrêmement admirée. » Ces exemples sont cités par Sos Eltis, qui conclut que les transformations ont rendu les personnages féminins plus efficaces, plus originaux et moins conventionnels (Sos Eltis, Revising Wilde: Society and Subversion in the Plays of Oscar Wilde, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 182). 2Ibid.
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transforme son dandy en un partenaire mieux assorti à la version finale de Cecily Cardew1. Au lieu de faire l’objet de commentaires, l’esprit féministe s’intègre au comportement des personnages. Lady Bracknell incarne le féminisme davantage que sa prédécesseure, Lady Brancaster. Dans la première version de la pièce, son petit couplet sur les bienfaits de l’ignorance apparaissait une première fois lorsqu’elle élaborait son programme musical avec Algernon et il s’appliquait aux jeunes filles : « There are so many young girls in society and they know so much more than they should. I regret anything that tampers with the ignorance of a young girl. Ignorance is like a beautiful exotic fruit. Touch it and the bloom is gone2… » La deuxième version, prononcée pendant son entretien avec Jack, s’approche de la version définitive que nous connaissons et s’applique aux hommes3 . Outre le comique de répétition, le maintien des deux couplets identiques aurait permis de se moquer des principes de Lady Brancaster, appliqués à tort et à travers, mais cette répétition aurait alourdi la pièce4. L’allègement est caractéristique des 1 Eva Thienpont, « From Faltering Arrow to Pistol Shot: The Importance of Being Earnest », The
Cambridge Quarterly, n° 33/3, 2004, repris dans The Importance of Being Earnest, p. 113. Voici comment Jack décrivait Cecily dans l’acte I du manuscrit original : « Cecily is not a romantic girl at all. She has got a capital appetite, and goes [on] long walks, and everything of that kind. » Ceci évoquait à Algernon le portrait suivant: « I believe she is plain. Yes, I know perfectly well what she is like. She is one of those dull, intellectual girls one meets all over the place. Girls who have got large minds and large feet. I am sure she is more than usually plain and I suspect she is about 39 and looks it. » (Oscar Wilde, The Importance of Being Earnest, éd. Dickson, p. 42.) « Cecily n’est pas du tout romantique. Elle a très bon appétit, pratique la marche à pied, et d’autres choses de ce genre. » « Elle est certainement laide. Je vois bien à quoi elle peut ressembler. C’est une de ces jeunes femmes ennuyeuses et intellectuelles qui se rencontrent partout. Des femmes au gros cerveau et aux grands pieds. Je suis sûr qu’elle est singulièrement laide, qu’elle a 39 ans et que cela se voit. » 2 Oscar Wilde, The Importance of Being Earnest, éd. Dickson, p. 20. « Il y a tant de jeunes filles dans
la société d’aujourd’hui et elles savent tellement plus de choses qu’elles ne devraient. Je déplore tout ce qui gâte l’ignorance d’une jeune fille. L’ignorance ressemble à un beau fruit exotique. Touchez-le et c’en est fait de son éclat. » 3 The Importance of Being Earnest, p. 17 (trad. GF, p. 83) 4 Sarah A. Dickson explique dans une note que la première occurrence, qui apparaît sur le
manuscrit, a tout de suite été retirée et n’apparaît pas dans le tapuscrit de novembre 1895. !56
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modifications que Wilde a apportées à la pièce pour en rendre le fonctionnement plus économique. Lorsque le discours conventionnel disparaît, l’inversion devient un procédé comique à part entière. En attribuant les bienfaits de l’ignorance à un destinataire inattendu, Wilde crée un effet de surprise et place les femmes à l’origine d’un discours subversif qui inverse la répartition de sphères. En menant l’entretien préalable au mariage et en accordant la main de sa fille, Lady Bracknell usurpe les fonctions du pater familias : elle éclipse un mari aussi commodément souffrant que Bunbury1 . On pourrait le croire enterré, si Gwendolen ne nous en rappelait l’existence au deuxième acte : « Outside the family circle, papa, I am glad to say, is entirely unknown. I think that is quite as it should be. The home seems to me to be the proper sphere for the man. And certainly once a man begins to neglect his domestic duties he becomes painfully effeminate, does he not? And I don’t like that. It makes men so very attractive2. » La structure de cette réplique prouve que les craintes de Jack sont fondées : Gwendolen ressemble à sa mère et parle comme sa mère. Mais elle parle aussi de sa mère car, en accumulant les généralités et les maximes, elle énonce la doctrine de la séparation des sphères sous une forme inversée. À partir du mot efféminé, la logique du raisonnement devient obscure. Si les Nouvelles Femmes qui s’agitaient sur les estrades étaient jugées « masculines », peut-être l’homme d’intérieur courait-il le risque de devenir « efféminé». La déclaration de Gwendolen aboutit néanmoins à une aporie puisque 1 The Importance of Being Earnest, p. 16 (trad. GF, p. 81) 2 Ibid., p. 39. « En dehors du cercle familial, papa, je suis ravie de la dire, est un parfait inconnu.
Et je crois que c’est très bien ainsi. Le foyer me paraît être le cadre idéal pour un homme. Et il ne fait pas de doutes que dès qu’un homme se met à négliger ses devoirs domestiques, il devient péniblement efféminé, n’est-ce-pas ? Et cela ne me plaît pas. Cela rend les hommes si séduisants. » (Trad. GF, p. 111.) !57
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sa prémisse (la vocation de l’homme aux fonctions domestiques) implique de facto une féminisation, ce qui rend problématique sa description comme « pénible ». La fin de la réplique contredit les propositions qui précèdent puisque la féminisation est présentée comme un charme supplémentaire. La dernière phrase rend opaque la logique des discours de pathologisation des mouvements féministes et décadents, et fait basculer la réplique dans l’« anarchie sexuelle » qu’Elaine Showalter considère emblématique de la période fin-de-siècle1. La mécanique des inversions et les retours de la pensée sur elle-même annulent la validité des raisonnements si bien que le croisement des genres devient assimilable à un jeu de rôles et de langage. Cela ôte-t-il à ce discours toute dimension politique ? Selon Camille Paglia, Algernon, Jack, Gwendolen et Cecily incarnent une « androgynie de moeurs » qui défait la politique des genres et relativise les implications politiques du jeu d’inversion des rôles sexuels. « Dans The Importance of Being Earnest, la cérémonie des formes sociales est plus forte que le genre, elle réduit la personne à sa fonction publique et transforme le monde intérieur en un monde de surfaces2. » L’identité sexuelle n’étant qu’un masque de circonstance, un autre rôle à jouer, la confrontation des genres est une facette de la création ludique ou artistique de soi. Dans les jeux d’esprit, l’opposition des sexes est une structure génératrice d’effets de parallélismes et de symétries exploitables en vue de la construction « hiérarchique » de soi. « L’énergie rhétorique est 1Elaine Showalter, Sexual Anarchy: Gender and Culture at the Fin de Siècle, New York, Viking
Penguin, 1990. 2 Camille Paglia, « Oscar Wilde and the English Epicene », The Raritan: A Quarterly Review, n° 4/3,
hiver 1985, repris dans The Importance of Being Earnest, ibid., p. 119. !58
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entièrement orientée vers l’affirmation de différences et de barrières sociales », écrit Camille Paglia1 . Le traitement dramatique de la différence sexuelle n’aboutit pas à l’indifférenciation et à l’égalité, mais à lui ôter son sens intrinsèque tout en lui conférant un aspect créatif. Dans le dialogue suivant, où Jack et Algernon déclarent leur intention de se soumettre au rite du baptême, l’opposition entre les sexes devient une figure rhétorique : Jack and Algernon (Speaking together.) – Our Christian names! Is that all? But we are going to be christened this afternoon. Gwendolen. (To Jack.) – For my sake you are prepared to do this terrible thing? Jack. – I am. Cecily. (To Algernon.) – To please me you are ready to face this fearful ordeal? Algernon. – I am! Gwendolen. – How absurd to talk of the equality of the sexes! Where questions of self-sacrifice are concerned, men are infinitely beyond us. Jack. – We are. (Clasps hands with Algernon.) Cecily. – They have moments of physical courage of which we women know absolutely nothing. Gwendolen. (To Jack.) – Darling! Algernon. (To Cecily.) Darling! (They fall into each other’s arms.)2 1 Ibid., p. 129. 2 The Importance of Being Earnest, p. 48; « Jack et Algernon, ensemble. – Nos prénoms ! Est-ce tout
? Mais nous allons nous faire baptiser cet après-midi. Gwendolen, à Jack. – Pour l’amour de moi, vous êtes disposé à commettre un acte aussi grave ? Jack. – Oui ! Cecily, à Algernon. – Pour me plaire, vous êtes prêt à affronter cet épouvantable supplice? ALGERNON. – Oui ! Gwendolen. – Comme il est absurde de parler de l’égalité des sexes! Quand il s’agit de se sacrifier, les hommes sont infiniment supérieurs. Jack. – C’est vrai. (Algernon et Jack se serrent la main.) Cecily. – Ils font parfois preuve d’un courage physique qui nous est à nous, les femmes, tout à fait étranger. Gwendolen, à Jack. – Chéri. Algernon, à Cecily. – Chérie! » (Trad. GF, p. 201, 203.) !59
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Le comique du passage tient à la description héroï-comique de l’acte de baptême. Gwendolen et Cecily utilisent des bribes du discours établi sur la différence entre les sexes pour rétablir passagèrement le mythe de la supériorité masculine. La nature chorale du passage et les expressions de solidarité sexuelle (« clasps hands with Algernon ») accentuent l’identité sexuelle des personnages, mais le contenu idéologique des maximes est annulé par la domination du jeu langagier et des contraintes dramatiques sur le sens. Les clichés sexuels (« selfsacrifice », « physical courage ») sont des éléments rhétoriques qui participent à la réconciliation artificielle des hommes et des femmes. Ces outils langagiers se prêtent aux fonctions argumentatives souhaitées, sans que leur sens profond importe. Le droit de la femme au dandysme Si les slogans féministes, y compris le précieux idéal de l’égalité des sexes, sont réduits à des mots, il ne reste de féministe à cette pièce que la capacité des personnages, quel que soit leur sexe, à être les maîtres du langage. Un critique victorien pourtant élogieux avait exprimé son regret que tous les personnages de la pièce, y compris les domestiques (mais il aurait aussi pu parler des femmes), « parlent dans la même veine de persiflage »1 . Cette réaction signale que ce type de langage était marqué en termes sociaux et sexuels. Cette improbabilité a une fonction politique, qui touche non seulement aux rapports sociaux mais à la politique des genres sexuels. Ce qui rend la pièce la plus caractéristique des aspirations féministes de la période, c’est probablement son économie générale du langage. Dans les 1 Recension anonyme dans The Daily Graphic (15 février 1895), citée dans W. Tydeman (dir.), Wilde:
Comedies, op. cit., p. 64. Voir aussi la recension anonyme, The Observer (17 février 1895), dans ibid., p. 65. !60
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dialogues hommes/femmes, le temps de parole (length of turn) est harmonieusement réparti entre les hommes et les femmes, et laisse même aux femmes un léger avantage. Dans la mesure où les clichés font de la femme une épouvantable bavarde dont la langue ne cesse de remuer, cet avantage n’est pas significatif en soi puisqu’il pourrait confirmer les clichés. Mais le langage féminin ne domine pas seulement par la quantité, mais par les effets illocutoires qu’il provoque. Tantôt la femme soumet son interlocuteur masculin à un interrogatoire, tantôt elle le réduit à bredouiller1. Dans la version initiale de la pièce, Cecily objectait à ce que les femmes écrivent sous la dictée des hommes ; dans la version en trois actes, c’est elle qui fait ratifier à Algernon le texte de sa propre romance2. Souvent, la femme d’esprit mène la conversation ; elle manifeste son autorité au point d’interrompre le locuteur masculin3 . Elle substitue aux impératifs de vérité et de sincérité des exigences esthétiques : « Cecily. – I don’t [believe him]. But that does not affect the wonderful beauty of his answer. Gwendolen. – True. In matters of grave importance, style, not sincerity is the vital thing. »4 L’éventail de stratégies langagières utilisées par Gwendolen et Cecily au cours de leur joute verbale (flatterie, insinuation, persiflage, mensonge, ironie, attaque directe, dissimulation) prouve qu’elles savent s’adapter au contexte mais aussi aux revirements de leur interlocutrice.
1 The Importance of Being Earnest, p. 17-18, 49 (trad. GF, p. 83-87, 205). 2 Ibid., p. 66 [Excised portion of the play], p. 36 (trad. GF, p. 163, 165). 3 Ibid., p. 14 (trad. GF, p. 75) 4 Ibid., p. 47; « Cecily. – Je ne le crois pas. Mais cela n’altère pas l’admirable beauté de sa réponse.
Gwendolen. – C’est exact. Dans les affaires de la plus haute importance, la chose essentielle, c’est la manière, non la sincérité. » (Trad. GF, p. 201.) !61
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Contrairement au Dr Chasuble qui se flatte de pouvoir réutiliser ses sermons en toutes circonstances, elles sont finement sensibles à la nécessité d’adapter leur propos aux circonstances, à la façon du dandy: « L’esprit du dandy renvoie toujours à une situation particulière: il triomphe d’un risque effectif1 . » Le féminisme fin-de-siècle a été à Oscar Wilde ce que les situations dramatiques sont à ses personnages : une situation discursive gouvernée par des rapports de force et des enjeux de pouvoir. L’expression d’une position féministe a l’inconvénient de figer un dialogue dans une direction précise. En augmentant le nombre de contraintes pesant sur des situations discursives, l’existence d’un contexte féministe accroît en revanche leurs possibilités littéraires. Les personnages de Wilde ne communiquent pas, ils réagissent verbalement et s’écoutent parler. Ils ne maintiennent pas des positions, mais adoptent des postures changeantes, que la mise en scène transforme en poses variées. Les joutes oratoires (battles of wits) ne sont pas des luttes entre les sexes (battles of the sexes) : elles démontrent au contraire l’égalité des hommes et des femmes devant le langage. Ian Gregor a très justement décrit l’oeuvre dramatique de Wilde comme la tentative de créer « un univers sur mesure pour les dandys2 ». Les premiers actes de A Woman of No Importance et An Ideal Husband représentent une forme aboutie de ce monde, mais The Importance of Being Earnest a la puissance d’être entièrement décrit en ces termes. Les femmes de la pièce remplissent en effet toutes les qualifications au 1 Ellen Moers, The Dandy: Brummell to Beerbohm, London, Secker & Warburg, 1960, p. 19. 2 Ian Gregor, « Comedy and Oscar Wilde » dans W. Tydeman (dir.), Wilde: Comedies, op. cit., p. 111.
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titre de dandy : raffinées, éprises du beau, spirituelles et éloquentes, souverainement en contrôle d’elles-mêmes, convaincues de la supériorité de la forme sur le fond et du beau sur le bien. Certains critiques ont même suggéré qu’elles étaient les véritables dandys de la farce. Michael Patrick Gillepsie a formulé la thèse que Jack et Algernon apprennent à devenir dandys au cours de la pièce. Sa prémisse est que tous les autres personnages sont des dandys, en particulier les femmes1 . Ce sont elles qui incarnent le relativisme et le pluralisme caractéristiques du dandy. Lady Bracknell, Gwendolen et Cecily maîtrisent les codes du mariage et de la respectabilité ; elles dictent les règles et les modes. Elles possèdent la « fine sensibilité au contexte culturel qui donne au dandy un avantage social » et sa conscience des « exigences du monde qui les entoure ». Ces « tutrices » dans l’art du dandysme sont capables de concilier la posture de l’élégante et celle de la femme rebelle, apparemment supérieure aux codes qui l’entourent2 . Elles sont en mesure d’apprendre aux hommes à se créer une personnalité singulière qui sait surprendre et choquer sans enfreindre les codes sociaux, de façon à ne pas être exclus de la société (Algernon) ou à s’y intégrer (Jack). À la façon des Nouvelles Femmes imprévisibles qui espéraient un avenir encore improbable, elles sont capables de produire de l’imprévu. Le droit de la femme au dandysme est précieux et doit être considéré comme une conquête de premier ordre. Dans Mon coeur mis à nu,
1 Michael Patrick Gillepsie, « From Beau Brummell to Lady Bracknell: Re-viewing the Dandy in The
Importance of Being Earnest », dans Oscar Wilde and the Poetics of Ambiguity, Gainesville, UP of Florida, 1996, repris dans The Importance of Being Earnest, p. 170-171. La limite de cette thèse est que Gwendolen et Cecily sont trop intéressées par les dandys de l’autre sexe pour être de parfaites dandys, car chez le dandy, l’amour de soi l’emporte sur tout autre. 2 Ibid., p. 179 et 177.
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Baudelaire avait disqualifié la femme de toute prétention au dandysme : La femme est le contraire du dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être foutue. Le beau mérite ! La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du Dandy.1 L’assujettissement de la femme à ses fonctions naturelles exclut son appartenance à la classe plus haute de ceux qui savent adopter des postures, voie royale vers l’artifice et l’art. Dans son histoire littéraire du dandysme, Ellen Moers, autorité féminine sur la question, a confirmé cette exclusion puisque les grands noms de dandys n’incluent pas de femmes, cantonnées aux rôles d’hôtesses et de patronnesses. La femme aurait même eu un rôle destructeur dans cette histoire car, à la fin de l’époque victorienne, la Nouvelle Femme a « chassé le dandy de la scène » pour le remplacer par un type masculin diminué, « l’homme entretenu »2 . À aucun moment Ellen Moers n’envisage la possibilité que la femme, nouvelle ou non, ait pu remplacer le dandy3. Dans An Ideal Husband, Lord Goring affirmait 1
Charles Baudelaire, Mon coeur mis à nu (publié à titre posthume en 1887), dans OEuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, p. 677 2 Ellen Moers, The Dandy, op. cit., p. 308, 314. 3 Talia Schaffer voit dans les mondaines d’Ouida (Marie Louise Ramé) la préfiguration des femmes-
dandys de Wilde. Voir « The Dandy in the House: Ouida and the Origin of the Aesthetic Novel », dans The Forgotten Female Aesthetes: Literary Culture in Late- Victorian England, Charlottesville, University Press of Virginia, 2000. !64
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pourtant, en reprenant les termes de Mrs Cheveley, qu’à Londres, « [c]e sont les hommes les godiches et les femmes les dandys »1 . En s’emparant des paroles d’un autre pour en proposer une interprétation définitive, ne se montre-t-il pas le plus parfait dandy ? Se contrediraitil ? Disons plutôt que le dandy maîtrise jusqu’à ses propres contradictions. Si le dandysme est « une forme d’apprentissage du pouvoir2 », les dandys féminins de Wilde apparaissent comme des préfigurations fictionnelles des femmes émancipées des années 1920, et leurs éblouissants talents rhétoriques comme l’esquisse d’une utopie linguistique où les femmes communiquent sans un soupçon de handicap langagier. The Importance of Being Earnest a une importance historique dans l’histoire du discours dans la mesure où les femmes y adoptent la posture des dandys. Cet événement littéraire, suffisamment rare pour devoir être souligné, ne peut, en contexte, être réduit à un pur renversement farcesque qui serait soumis à une exploration ludique avant que les rôles ne soient rétablis. Nathalie Saudo-Welby !
Ce texte a d’abord été publié aux Presses Universitaires de Paris Sorbonne (que nous remerçions de leur aimable autorisation) sous la référence :
1 Oscar Wilde, Un mari idéal, éd. cit., p. 81. « The men are all dowdies and the women are all
dandies » (p. 80). 2 Ellen Moers, The Dandy, op. cit., p. 76. La formule, qu’elle applique au héros de Pelham,
s’appliquerait par exemple parfaitement à Disraeli. !65
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Nathalie Saudo-Welby, "Poses, postures et positions féministes dans The Importance of Being Earnest" in Pascal Aquien et Xavier Giudicelli, dir., The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde. Paris : Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2014, p. 61-91 !
Nathalie Saudo-Welby est Maître de Conférences à l’Université de Picardie où elle enseigne la littérature et la traduction. Elle est l’auteure d’une thèse sur la dégénérescence dans le roman britannique (Paris X - Nanterre, 2003) et de nombreux articles sur la fiction des années 1880-1914 (Sarah Grand, George Moore, Bram Stoker, Oscar Wilde, H.G. Wells…) Spécialiste d’histoire des idées et de littérature victorienne et édouardienne, elle est titulaire d’une Habilitation à diriger des recherches (Université Paris 4, 2017). Ses travaux actuels portent sur le roman féministe, la parodie au féminin et l’écriture du conflit.
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7 – Bibliographie The birthday of the infanta (L’anniversaire de l’Infante) et ses illustrateurs Illustrateur
Edition
Année
Alastair
Black Sun Press Paris –Editions Narcisse
1928
(Hans Henning Otto Harry Baron von Voigt)
! Pamela Bianco
Macmillan – New York
1929
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Viktor Britvin
Drofa Plus
2008
! Jassen Ghiuselev
Verlag: Reinbek, Rowohlt
1996
! Nika Golz
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Denis Gordeev
Pan Press
2007
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James Hill
Heritage Press
1968
! Felix Hochstimm
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Ludvic Kainer
Berlin – Hans Heinrich Tillgner
1923
! Dusan Kalley
Bohem Press Italia
2001
! Jessie Marion King
London: Methuen and Co. Ltd.
1915
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Ben Kutcher
Moffat
1918
! Philippe Julian
Stock – Paris
1945
! Effie Lada
Einaudi Ragazzi
2003
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C. Le Breton
Jonquières
1924
! Georges Lemoine
Folio Junior Gallimard Jeunesse
1978
! Leonard Lubin
Viking Juvenile
1979
! Graca Martins
Editora Colares Portugal
2007
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Octavia Monaco
C'era una volta
1994
! Beni Montresor
Atheneum, New York Mondadori, Milano
1982 1982
! Charles Mozley
The fairy tales of Oscar Wilde London : Bodley Head
1960
! Fabian Negrin
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Susana Oliveira
Relógio D'ÁguaPortugal
2007
! Rocio de la Sal
Siruela
2014
! Valeri Rodionov
1994
! Carla Rufinelli
Edizioni Paoline
1963
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P. Craig Russel
NBM Publishing
1998
Ediciones Kraken
2010
! Everett Shinn
New York, Literary Guild
1940
! Liang Syong
! Heinrich Vogeler Leipzig
1911
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Boris et Vladimir Zuykov Zaborav
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8 - Une conversation avec Oscar Wilde Par Véronique Henninger
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! Au centre de Londres, une curieuse sculpture en plein air ne manque pas de retenir le regard, au coeur du trafic piétonnier d’une rue animée d’enseignes commerciales. Il s’agit d’une œuvre controversée de la peintre et sculptrice Maggi Hambling à la mémoire d’Oscar Wilde, installée dans Adelaide Street en 1998, soit près d’un siècle après le décès de l’écrivain. L’œil est d’emblée attiré par un bloc horizontal de granit gris, encadré sur l’avant et l’arrière de deux « stèles » verticales où se déploie le titre de l’œuvre : « A conversation with Oscar Wilde », suivi des dates de naissance et de mort de l’écrivain. Est-ce une invitation à s’asseoir un instant sur ce curieux « banc » en forme de cercueil, ou de sarcophage, d’où jaillit un buste de Wilde en relief ? Est-ce la promesse d’un dialogue avec le spectre d’un auteur réputé pour sa brillante conversation ? Car la statue de Hambling ne se donne pas seulement à !77
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contempler : elle met en scène un dispositif dont le passant est supposé être co-acteur. Visible dans les deux sens, le titre de l’œuvre fonctionne en lien étroit avec une citation en typographie italique, gravée sur le bloc de granit, à l’opposé de la tête sculptée qui semble contempler ces mots : « We are all in the gutter, but some of us are looking at the stars »1 . Il s’agit d’un extrait de la pièce de Wilde L’Eventail de lady Windermere et, plus précisément, d’une réplique de l’acte III de lord Darlington à Dumby, amputée du « no » initial, sans doute pour lui conférer un sens plus général. Le statut de cet énoncé, ne manque pas d’interroger son destinataire par son ambiguïté. S’agissant d’une citation d’auteur implicitement attribuée à Wilde, l’énoncé se rapproche de l’épigraphe2 même s’il figure, de manière particulièrement originale, sur un support extra textuel. Mais cette réplique pourrait aussi être interprétée comme une épitaphe, au vu de la connotation funèbre du mémorial sculpté par Maggi Hambling.
Oscar Wilde, L’Eventail de lady Windermere, Paris, GF Flammarion (bilingue), 2012, pp. 176-77. Traduction française : « …nous sommes tous dans la boue, mais certains d’entre nous regardent les étoiles ». 1
Selon la définition de Gérard Genette (Seuils, Paris, Editions du Seuil, 1987, p.147). l’épigraphe est « une citation placée en exergue, généralement en tête d’œuvre ou de partie d’œuvre… » 2
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! Détaché du contexte littéraire de la pièce de Wilde, ce fragment de texte devient partie intégrante d’une autre œuvre, soit une sculpture à la mémoire de l’écrivain. Inversement la sculpture intègre, de manière inédite, un contenu littéraire. A la faveur d’un geste transmédial, la création de Hambling se donne simultanément à voir et à lire grâce à un astucieux processus d’hybridation des arts plastique et littéraire. Dans le contexte de L’Eventail de lady Windermere, la réplique de lord Darlington oppose l’amoralité des hommes à la vertu des femmes dont lady Windermere serait le modèle. Mais la décontextualisation de cette citation dans un espace public, où le passant n’est pas supposé identifier sa source littéraire, relève, à un double titre, d’un certain arbitraire et pose un vrai problème d’interprétation. Cette phrase peutelle supporter une réception distincte par rapport au texte de L’Eventail de lady Windermere ? A quel prix ? Sans doute celui de la perte du sens initial. Par ailleurs, hors contexte, la citation tend à fonctionner comme un emblème de l’œuvre littéraire de Wilde dont elle condenserait en quelque sorte la quintessence. Mais cette valeur d’exemplarité est elle-même discutable, au vu d’un choix relativement !79
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peu représentatif, alors que la brillante préface du Portrait de Dorian Gray, manifeste esthétique de l’écrivain, aurait offert nombre d’opportunités plus signifiantes. Examinons plus précisément la réplique de lord Darlington : cette phrase au rythme binaire oppose deux propositions d’une longueur quasi égale, articulées par la virgule et le « but. L’antithèse majeure repose sur « gutter » versus « stars » identiquement placés en fin de proposition et rapprochés par une allitération du [t] et du [r]. Une seconde antinomie oppose « we » en tête de proposition à « some of us » en position similaire. Hors contexte l’identité du pronom « we » est manifestement problématique. Toutefois le sens de la phrase repose essentiellement sur les deux métaphorisants « gutter » et « stars », inversement chargés d’une connotation négative et positive, auquel le destinataire est invité à attribuer un métaphorisé. Autant dire que le sens reste largement ouvert par la diversité des métaphorisés et donc des interprétations individuelles. Dans son nouveau contexte urbain, la citation de Wilde est en quelque sorte mise en scène et « performée » par le dispositif artistique de Hambling. Théoriquement trois temps peuvent être distingués dans le fonctionnement progressif du dispositif : la lecture du titre « A conversation with Oscar Wilde » aisément réalisable dans le mouvement même de la marche, l’arrêt facultatif sur le « banc » et finalement la lecture de la citation de L’Eventail de lady Windermere. Or l’ensemble du processus n’est pas forcément actualisé par le promeneur d’où un fonctionnement en fait partiel du dispositif.
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Bouche entrouverte, la tête sculptée de Wilde semble inviter au dialogue les passants, qui déchiffrent parfois le titre de l’œuvre, mais moins souvent sans doute la citation de L’Eventail de lady Windermere. Dans les faits, l’interactivité se concrétise surtout au travers des regards portés par le public sur la sculpture, même si d’autres réactions sont suscitées : le commentaire, le rire, ou la prise d’images photographiques. Globalement le dispositif de Hambling fonctionne, même si les moins observateurs s’asseyent tout simplement sur le « banc », perçu comme un simple élément de mobilier urbain. Les traits de l’écrivain sont reconnaissables dans le bronze vert ciselé en creux et en courbes : tel un spectre, Wilde semble revenu pour observer l’animation du Strand aux abords de Charing Cross, la main droite tenant une invisible cigarette1. Le geste fait peut-être référence à une anecdote selon laquelle l’auteur serait monté sur la scène en fumant, lors de la première de L’Eventail de lady Windermere en 1892. Et, dans les ondulations de la chevelure, l’observateur attentif découvre de petites étoiles, rappel visuel du texte de la citation. A la fois objet d’art et mobilier urbain, le mémorial d’Oscar Wilde, qui multiplie les ambiguïtés formelles, possède une double fonction esthétique et pratique. Son statut indéterminé fait écho à la polysémie d’une citation littéraire détournée de son contexte qui s’ouvre aux interprétations multiples des passants. Et le dispositif de Hambling se renouvelle en permanence, grâce à l’infinité des interactions présentes et futures de l’œuvre avec son public. Véronique Henninger ! 1
Cette cigarette, qui existait dans l’œuvre originale, a probablement été dérobée. !81
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Véronique Henninger travaille dans la communication et publie parallèlement sur la littérature du XIXe (Baudelaire, Lautréamont, Rodenbach, Villiers de l’Isle-Adam) et du XXe siècles (Beckett). Elle a participé à plusieurs colloques internationaux de littérature française et de linguistique. Outre l’étude de la poésie et des questions stylistiques, elle interroge les relations du texte littéraire avec la linguistique et les arts visuels
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9 – Mad Scarlet Music par Tine Englebert
The Nightingale and The Rose – adaptions musicales de John O’Brien et de Philip Hagemann
Au cours de la dernière année, deux opéras inspirés par The Nightingale and the Rose ont été mis en scène. Après la production très applaudie de John O’Brien en Irlande en octobre 2018, l’adaptation acclamée de l’américain Philip Hagemann a été présentée à Londres ce printemps. Certains se demanderont peut-être comment un compositeur pourrait transformer le simple conte avec ses deux personnages et un tout petit oiseau en un drame chanté. Tous deux, O’Brien et Hagemann, ont apporté la réponse avec leurs opéras magiques et inventifs. Dans The Nightingale and the Rose, les deux compositeurs ont vu le potentiel d’un opéra. Ils ont gardé l’intrigue de base et ont préservé l’essence des personnages originaux. Alors que les phrases du texte de Wilde sont caractérisées par un beau langage, la structure des lignes est simple, ce qui les rend très singulières. La manipulation et le choix judicieux de ses mots enrichissent son langage. Son penchant pour l’expression et la syntaxe novatrices rendent son style unique. Cela met les compositeurs au défi de rassembler chaque once de virtuosité technique pour traduire en musique la subtilité linguistique. Les deux compositeurs n’étaient pas les premiers à voir le potentiel de ce conte. La fascination exercée sur les compositeurs frappe à tout point de vue, avec l’enregistrement de !83
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quelque 45 adaptations musicales différentes par une distribution internationale de compositeurs. Il y a, entre autres, une cantate de Henry Hadley (1911) et des ballets de Harold Fraser-Simpson (1927), Janis Kalnins (1938)), Pierre Auclert (1947), David Earl (1983) et Bright Sheng (2007). De plus, il y a des opéras de Renzo Bossi (1910, première 1938), Hooper Brewster-Jones (1927), George Lessner (1942), Jonathan Rutherford (1966), William Schaefer (1972-1973), Margaret Garwood (1973), Elena Firsova (1994), Jan Müller-Wieland (1996), Luis Prado (1996), Bruce Sled (1998), Yuuko Amanuma (2003), Jenny Gould (2006), Oliver Rudland (2008), Bettina Weber (2008) et Michael Starke (2010).
! The Nightingale and the Rose – John O’Brien Le nouvel opéra du compositeur irlandais John O’Brien a été présenté en première mondiale (sur scène) à l’Everyman Theatre à Cork, le samedi 13 octobre 2018. Puis, des représentations suivirent à Dublin et à Limerick en Irlande. La première concertante date du 11 !84
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septembre 2016, également à l’Everyman Theatre. L’opéra d’O’Brien s’est avéré irrésistible, honnête et sincère: un opéra tout droit sorti du cœur. Le livret est écrit par O’Brien et Eadaoin O’Donoghue. La narration est vivante, le spectacle intriguant et la musique attrayante. La presse était extrêmement enthousiaste: “Precise in every detail of performance, the production glows with a rich inventiveness of colour, surprise and allusion…” (The Irish Times) et “It is unlike anything else I’ve seen on the opera stage to date. (…) Not to be missed” (Irish Examiner). John O’Brien est un chef d’orchestre, metteur en scène et compositeur qui vit à Cork, en Irlande. O’Brien a travaillé sur plus de cinquante productions d’opéra et de théâtre musical en Irlande, au Royaume-Uni et au Canada. Les compositions de John O’Brien incluent à côté de The Nightingale and the Rose, par exemple, l’adaptation du poème de W.B. Yeats Easter 1916 (2015) créé par Fiona Shaw et le RTÉ Concert Orchestra, musique de film pour Tree Keeper (2011) et Shem the Penman Sings Again (2015) et de théâtre pour Levin & Levin (2017), Sisters of the Rising (2016) et Lovers (2015). John a également composé des œuvres chorales, des pièces pour piano, une symphonie, un quatuor à cordes et de nombreux arrangements pour l’opéra, la chorale et l’orchestre. Précis dans les moindres détails de la performance magnifiquement conçue, la production de John O'Brien brille d’une riche inventivité de couleurs, de surprises et d’allusions. La perspicacité avec laquelle O’Brien et O’Donoghue révèlent une remise en question passionnée des valeurs de la société victorienne d'Oscar Wilde reste convaincante. Malgré toute la beauté du design (de Lisa Zagone), de l’éclairage (de !85
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Sinéad McKenna) et de la superbe chorégraphie (de Philip Connaughton), il s’agit d’une histoire de sacrifice amer. La direction d’O’Brien crée un tourbillon lent d’énergies en perpétuelle mutation. La tapisserie imbriquée de voix, de musique et de mouvement est un pur plaisir des yeux et des oreilles. Vocalement, le Soleil, le ténor Owen Gilhooly, et la Lune, la soprano Majella Cullagh, offrent de solides performances. La soprano Kim Sheehan chante comme un Rossignol, trépidante et pleine d’abnégation. Ses gestes et ses mouvements d’oiseau ajoutent des détails et de la finesse à sa performance. Un sublime chœur masculin, formé des barytons Joe Corbett et Jamie Rock, du baryton basse David Howes et des ténors Jacek Wislocki et Jean Pascal Heynemand, s’harmonise à la perfection pour illustrer le Rosier. Ces artistes sont tous superbement soutenus par les musiciens Christine Kenny (violon), Catriona Scott (clarinette et saxo soprano), Ilse De Ziah (violoncelle), Íde Ní Chonaill (basson), Clare Larkman (contrebasse) et Emma King (percussions). Les exigences musicales de la partition d’O’Brien sont considérables. Les instrumentistes jouent en direct et renforçent la richesse de la partition luxuriante d’O’Brien, qui est à la fois intime et épique. Les danseuses Lucia Kickham, Andrea Hackl et Sarah Ryan, ainsi que les acteurs James de Burca (l’étudiant) et Úna O’Brien (la jeune fille) complètent un ensemble impressionnant.
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! The Nightingale and the Rose – Philip Hagemann Le compositeur américain, Philip Hagemann (Mount Vernon, IN, 1932), est venu au nouveau Susie Sainsbury Theatre de la Royal Academy of Music à Londres pour diriger un programme double de ses propres opéras, présenté dans Shaw goes Wilde (12-14 avril 2019). C’était une production de la Pegasus Opera Company, fondée en 1992 par Lloyd Newton et la maison de l’opéra multiculturelle. Les deux opéras sont une adaptation de The Nightingale and the Rose (1888) et The Music Cure (1913), qui adapte le sketch comique de George Bernard Shaw dans lequel le scandale Marconi de 1912 est satirisé.
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Même si Oscar Wilde et George Bernard Shaw avaient beaucoup en commun: deux Dublinois du même âge et les premiers dramaturges irlandais à avoir eu un impact sur la scène londonienne, le double programme a révélé une soirée de contraste, caractérisée par les textes, la réception réussie ou désastreuse des œuvres respectives et la manière dont Hagemann les a mises en musique. Dans chaque opéra, Hagemann a été fidèle à la lettre et à l'intention des œuvres originales. La nature semi-tragique de The Nightingale and the Rose et la plaisanterie stupide de The Music Cure étaient bien représentées dans les arrangements musicaux. Transposer le théâtre dans la musique est une tâche difficile, inscrire la comédie dans la musique est une chose presque impossible, selon Hagemann. The Nightingale and the Rose est le neuvième opéra de chambre de Philip Hagemann. Il a publié plus de 75 œuvres chorales avec plusieurs grands éditeurs de musique, notamment le délicieux Fruitcake, écrit avec Penny Leka Knapp, chanté dans des milliers d’écoles aux États-Unis. En outre, Hagemann a composé deux opéras de pleine durée et dix en un acte, dont deux ont remporté des concours de la National Opera Association aux États-Unis : Paris and Oenone en 1998 et The Nightingale and the Rose en 2003. Le prix du concours pour ce dernier était une production complète de l’opéra de la convention de janvier, à Kansas City, et il n’a pas été joué depuis. Son premier opéra, The King Who Saved Himself from Being Saved (1976), est une œuvre pour enfants inspirée d’un conte pour enfants, lui-même inspiré d’un vers du poète américain John Ciardi. Parmi les autres opéras figurent The Aspern Papers de Henry James (1988), Roman Fever d’Edith Wharton (1989) et l’histoire biblique Ruth (2001). !88
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Cinq de ses opéras sont basés sur des œuvres de George Bernard Shaw. Lorsque Hagemann a commencé à composer des opéras, il était à la recherche de sujets convenables pour un livret et après avoir lu plusieurs contes d’Oscar Wilde, il tomba sur The Nightingale and The Rose. Pour lui, cela représentait une puissante histoire de dévotion et de rejet. Le conte de fées est une œuvre littéraire ouverte à un large éventail d'interprétations et d'adaptations. Néanmoins, Wilde ne facilite pas la tâche du compositeur dans son traitement du passage central où chante le rossignol. Pour sa chanson, il se borne à décrire le contenu – “of the birth of love”, “of the birth of passion” et “of the Love that is perfected by Death”1 – et les réactions du monde de la nature à sa chanson: “the cold crystal Moon leaned down and listened.”2 Il ne donne pas de mots au rossignol. L’oiseau d’Hagemann chante un obligato sans mots alors qu’il mime le percement de sa poitrine. Hagemann conclut la partition avec un sentiment de consolation, ce que ne justifie pas la fin plus sombre de Wilde. Le sacrifice du rossignol s’avère être vain, car la rose qu’elle a créée au prix de sa vie ne réunit pas les deux amants. Hagemann ne pouvait pas terminer son opéra aussi tristement que Wilde ; il préféra lui donner une fin vivifiante: après que l'étudiant ait offert la rose à la jeune fille, la musique s'arrête brusquement et un dialogue parlé s’ensuit. La jeune fille ne s’intéresse plus à la rose ni à l’étudiant puisque le fils du chambellan lui a envoyé de véritables bijoux. Ainsi, l’étudiant jette la rose et reprend ses études. La musique retentit à nouveau, les 1 « La naissance de l’amour », « la naissance de la passion » et « l’Amour qui est parachevé
par la Mort » 2 « La froide Lune de cristal se pencha et écouta »
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membres du chœur se rassemblent et chantent le même sextuor qu’au début de l’opéra: “Once upon a time they lived happily ever after...”1. Le rossignol reprend vie et l’opéra se termine sur une note plus optimiste. Hagemann a créé une adaptation qui plaît à tous. Elle combine une musique attrayante, une narration mélancolique, un jeu et un chant excellents. La musique se décline principalement en touches mineures, tonales et lentes. La direction d’Hagemann souligne la prédominance de certains rythmes de valse dans la partition. Les chanteurs et l’équipe méritent des éloges pour leur travail, avec une interprétation émouvante de Katie Grosett en tant que rossignol titulaire, dont le magnifique portrait a dramatisé les effusions de l’oiseau. Elle chante avec une telle douceur et exprime merveilleusement la mort du rossignol. Le baryton Nicholas Morton, qui possède un registre moyen et inférieur séduisant, incarne l’étudiant. Il est aidé dans sa quête par le rossignol et une équipe de six chanteurs (trois rosiers, un papillon, une marguerite et un petit lézard vert) qui jouent le rôle de chœur grec. Les rosiers, particulièrement Thomas Bennett en tant que troisième rosier, étaient tout à fait magnifiques. La partition intime a été gracieusement interprétée par l'ensemble instrumental. Richard Evans a fait un travail remarquable en créant la scène et les costumes inspirés par la faune et la flore (on ne chante pas simplement avec un lézard sur la tête pendant près d’une heure). La projection de différentes roses complétait l’image de la scène et donnait vie au jardin magique du conte de fées de Wilde. Ce charmant opéra en un acte formait un double programme avec l’interprétation musicale de The Music Cure. Cette pièce a été jouée
1 « et ils vécurent heureux pour toujours ».
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pour la première fois au Little Theatre de Londres en lever de rideau pour la première pièce de G.K. Chesterton, Magic, et fut présentée le 28 janvier 1914. The Music Cure est l’une des pires pièces de Shaw et Hagemann reste fidèle à son esprit fou, décrit par le premier comme ‘A Piece of Utter Nonsense’. Hagemann a situé la pièce dans une suite d’hôtel à Londres réunissant Reginald (interprété par le ténor Oliver Brignall), son docteur (le baryton Peter Brathwaite) et la célèbre pianiste Strega Thundridge (la soprano Alison Buchanan, directrice artistique du Pegasus Opera). Cette distribution, tant les chanteurs que les acteurs, a réuni des artistes extrêmement puissants à la fois en termes de flair comique et de superbe vocalisme. The Music Cure nous emmène dans un monde musical (et dramatique) complètement différent. Dans cette adaptation musicale, le compositeur utilise fréquemment des thèmes tirés d'œuvres de Frédéric Chopin, Richard Wagner et de nombreux autres compositeurs, avec An die Musik de Franz Schubert en ouverture. Ce sont les excellentes mains de Jan Rautio qui ont fait un travail formidable en capturant le style simple des airs populaires et la bravura de Chopin. Hagemann et la réalisatrice Louise Bakker ont présenté au public un spectacle plein de comédie physique (comme les exercices d'étirement de Buchanan), et de joie du début à la fin, et d’une explosion de couleurs et d’énergie. C'était une performance réussie, grâce à Philip Hagemann pour la composition et la talentueuse direction de ces deux opéras, et à Louise Bakker, dont l’excellent sens du drame était clairement évident. Tine Englebert
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10 – Témoignages d’époque
! Oscar Wilde et Carlos Blacker
Nous reproduisons ici une partie de la lettre de Nellie Burton, logeuse de Robert Ross, à Carlos Blacker, qui fut, pendant de nombreuses années, et jusqu’en 1899, un ami d’Oscar Wilde1 . Dans cette lettre, elle décrit les circonstances dans lesquelles est intervenue la mort de Ross. Cette lettre est désormais en la possession de M. J. Robert Maguire, auteur de l’ouvrage: “Ceremonies of bravery” qui traite d’Oscar Wilde, Carlos Blacker et de l’Affaire Dreyfus. Lettre de Mrs Nellie Burton à M. Carlos Blacker 15 Octobre 1918 40, Half Moon Street, Mayfair, W.I. Cher Monsieur. Je vous remercie beaucoup pour votre aimable sympathie. C’est un choc si terrible. Je sens que je ne pourrai jamais m’en remettre. M. Ross est rentré à quatre heures dans l’après-midi du 5 octobre, en disant qu’il souffrait d’indigestion et il me demanda s’il me restait des tablettes de M. Arnold Benett. Je lui répondis que non. Il dit que ça 1
Traduction Danielle Guérin-Rose !92
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n’avait pas d’importance, que la douleur était moins forte à présent et il devisa assez gaiement. Nous restâmes à bavarder jusqu’à 5 heures. Ensuite, il dit “je vais aller m’étendre, maintenant”, ainsi qu’il le faisait chaque jour. Il posa sa tête sur mon épaule et nous regagnâmes ensemble sa chambre, ayant tous les deux, croyais-je, oublié l’indigestion. Il s’étendit sur le lit. Je le couvris avec l’édredon, et il me dit qu’il n’était là pour personne, excepté pour son frère. Si je ne suis pas debout à sept heures, venez et réveillez- moi, et je dînerai à sept heures et demie – J’entrai à sept heures. Appelai. Pas de réponse. J’allumai la lumière et fus horrifiée de le trouver. Il n’avait pas bougé. Il s’était juste endormi et semblait si paisible. J’envoyai chercher son frère et des docteurs. [...] Le diagnostic conclut à une syncope, dûe à de l’asthme chronique et à l’indigestion. [...] Il a été incinéré vendredi, et après la guerre, ses cendres seront transportées à Paris et enterrées avec son ami.
! Robert Baldwin Ross en 1917
11 – Wilde au théâtre !93
Rue des Beaux-Arts n°68 – Juillet/août/septembre 2019
Oscar and his mother Quelques productions théâtrales se sont intéressées au personnage haut en couleurs qu’était la mère d’Oscar Wilde et aux liens qui les unissaient.
• Lady Wilde Un one woman show interpété par Patricia Leventon
! - Le 11 septembre 2011 à la Tech Amergin Community Arts & Education Centre, Waterville, Co. Kerry - Le 6 septembre 2014 – Galway Festival - Le 1er février 2016 à Londres (Kensington Central Library), etc... “Patricia Leventon’s one woman show portrays the life of Lady Wilde in an imaginative and informative style This show provides great insight about Oscars life and the influence of his mother ” Belfast Telegraph
• Oscar and Speranza
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! De Veronica Jane O’Mara Direction : Martha Beirne 7, 8 et 9 mai 1993 Royal Pavilion - Brighton
12 – The Oscholars !95
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www.oscholars.com abritait un groupe de journaux consacrés aux artistes et mouvements fin-de-siècle.
Le rédacteur en chef en était
David Charles Rose (Université d’Oxford). Depuis 2012, les membres du groupe sont indépendants, et le site, délaissé par son webmaster, ne reste plus sous le contrôle de M. Rose. THE OSCHOLARS est un journal / site de web international en ligne publié par D.C. Rose, consacré à Wilde et à ses cercles. Il compte plusieurs milliers de lecteurs à travers le monde dont un grand nombre d’universitaires. On pourra y trouver les numéros de juin 2001 à mai 2002 (archives), et tous les numéros réalisées depuis février 2007 jusqu’à Juillet 2010. Les numéros de juin 2002 à octobre 2003, et d’octobre 2006 à décembre 2007 sont abrités par le site www.irishdiaspora.net.
Vous y découvrirez une variété d’articles, de
nouvelles et de critiques : bibliographies, chronologies, liens etc. L’appendice ‘LIBRARY’ contient des articles sur Wilde republiés des journaux.
Les numéros jusqu’à mars 2010 étaient en ligne ici, mais
plusieurs pages ont été détruites par le ci-devant webmaster, qui a interdit. Depuis l’automne 2012, on peut trouver THE OSCHOLARS sous cette adresse : http://oscholars-oscholars.com/ et toutes les éditions sont en train d’y être republiées.
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Rue des Beaux-Arts n°68 – Juillet/août/septembre 2019
13. Signé Oscar Wilde, Quand, de ma prison, on m’a conduit entre deux policiers jusqu’au tribunal des faillites, Robbie attendait dans le long couloir sinistre afin de pouvoir, devant la foule qu’un acte si simple et délicat réduisit au silence, soulever gravement son chapeau tandis que, menotté et la tête baissée, je passais devant lui. (De Profundis)
When I was brought down from my prison to the Court of Bankruptcy between two policemen, Robbie waited in the long dreary corridor, that before the whole crowd, whom an action so sweet and simple hushed into silence, he might gravely raise his hat to me, as handcuffed and with bowed head I passed by him. (De Profundis)
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