LES ÉCRIVAINS DE DEMAIN
édition 2012
PRÉFACE
Pour une deuxième année consécutive, nous sommes heureux de vous présenter le recueil de nouvelles Les écrivains de demain. Les treize nouvelles à découvrir dans cet ouvrage ont été sélectionnées parmi plus d’une centaine de textes, soit le double de l’an passé ! Les textes ont été rédigés par les élèves de la Commission scolaire de Montréal dans le cadre des activités de la Semaine du français. Ce concours, une initiative d’Illustration Québec et de la Commission scolaire, vise à offrir à ces futurs écrivains la possibilité d’être lus et publiés, ainsi que de voir leur texte illustré par des illustrateurs professionnels. Nous tenons à remercier tous les écrivains du secondaire et des centres pour adultes qui ont soumis une nouvelle et à exprimer notre reconnaissance aux illustrateurs qui ont participé au projet avec tant de générosité et d’enthousiasme. Un merci spécial à François Escalmel, illustrateur et instigateur du projet, qui, pour une deuxième année, s’est engagé du début à la fin pour la réussite de ce projet.
Un énorme merci aux membres du comité de la Semaine du français et à la CSDM qui se sont encore une fois impliqués de façon magistrale et sans qui ce projet serait tout simplement impossible. Cette année c’est sous le thème du fantastique que vous pourrez voyager à travers l’imaginaire de nos créateurs. Revenants, sorcières, machines infernales et biscuits chinois maléfiques sont au rendez-vous ! Nous vous invitons donc à vous laisser emporter par l’improbable. Bonne lecture ! L’équipe d’Illustration Québec et le comité de la Semaine du français
TABLE DES MATIÈRES
ŒIL POUR ŒIL
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AU TEMPS DES CENDRES
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ENTRE LES MURS D’ATLANTIQUE
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ÉTRANGE ANNIVERSAIRE 43 ŒUVRE D’HORREUR 47 L’OBJET DE TOUTE L’ATTENTION
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À TRAVERS LE TEMPS
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LE BISCUIT CHINOIS MALÉFIQUE
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LE ROBOT, LE CHEVAL ET LE CROCODILE
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MAÎTRE THIBAULT 87 AMOUR PERDU, AMOUR RETROUVÉ
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PLONGÉE MORTELLE 99 LE SQUATTER 107
ŒIL POUR ŒIL par Paul Gregorio et Mathieu Martel-Sorel Illustrations de Sophie Perreault-Allen Enjoué et empreint d’une euphorie sans borne, tel un obèse redécouvrant le McDo après un long séjour dans le Sahara, Alex Poe regardait s’écouler les trente-sept secondes qui allaient bientôt bouleverser le cours de son existence. Ce fut une épiphanie qui le frappa de plein fouet, se déployant en vingtquatre options et demie, toutes plus obsolètes les unes que les autres, mais qui revêtaient un charme ineffable aux yeux de notre bien simplet de protagoniste. Cette annonce publicitaire de tournevis multifonctions Rotatête lui avait procuré une décharge d’endorphine, le parcourant des pieds à la tête, dépassant tous les sommets qu’il aurait pu atteindre par « d’autres moyens »... en « bonne compagnie »... « bien au chaud »... Bref, c’était vraiment génial ! Notre bienheureux héros avait enfin découvert la raison de son existence; le moyen d’atteindre l’apogée de son épanouissement personnel. Il fut pris d’une volonté aussi colossale qu’une montagne, aussi solide que le pont Champlain – du moins avant (en fait, il n’a jamais vraiment été solide, mais bon) – et comprit qu’il devait tout mettre en œuvre pour intégrer ce merveilleux endroit, où tous les rêves sont exhaussés ; c’est-à-dire l’usine de fabrication de tournevis Rotatête. Alex Poe s’enquit donc du numéro de téléphone de la compagnie, qu’on lui avait répété maintes et maintes fois à la fin de l’annonce dudit tournevis, et 9
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s’empressa de le composer, empli d’une nouvelle détermination. Notre admirable ami (admirable, de par son côté ingénu, bien entendu (parce que sinon il n’y a pas grand-chose à admirer d’un badaud des plus ordinaires (nous savons qu’il n’est pas commun d’insérer des parenthèses dans d’autres parenthèses, mais nous voulions ajouter une touche exotique à notre texte en nous basant sur le principe des poupées russes))), une fois la connexion établie, sans même se présenter, ne put s’empêcher de quémander une entrevue au gérant de la compagnie. Il expliqua avec ferveur tout l’intérêt qu’il avait pour ce gagne-pain honorable, sans négliger de mentionner qu’il n’en laisserait pas une seule miette, tant il serait dévoué à sa tâche. – Mais monsieur, lui dit le gérant avec cette prononciation typiquement écorchée des fumeurs de cigares, nous n’avons aucunement besoin de nouveau personnel en ce moment... – Je comprends... répondit notre malheureux personnage d’une voix chevrotante et déçue, ses espoirs mourants et déchus. Il raccrocha et s’en vint alors une spirale des plus déstabilisantes formée de ses idées noires, qui le fit tituber, vaciller, jusqu’à le faire s’écrouler sur luimême comme un pantin désarticulé, les fils qu’étaient ses rêves tranchés par le fil froid et glacial de la réalité. Il resta cramponné pendant une éternité au combiné comme à sa misérable vie ou à l’ourson en peluche qu’il avait tant adoré durant ses jeunes et folâtres années. Durant les jours qui suivirent ce terrible événement, une dépression des plus effroyables s’empara d’Alex Poe. Incapable d’accepter l’immonde adversité qui l’empêchait d’accomplir son 10
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destin, il se condamna lui-même à hanter les devants de l’usine Rotatête tous les samedis, admirant tristement la beauté de ces lieux enchanteurs. C’est en errant devant les grilles de la magnifique usine de fabrication que surgit en son esprit désormais déformé – aveuglé par l’obsession maladive qu’il entretenait à l’égard de ce métier envoûtant– l'idée saugrenue, presque inacceptable, de zigouiller un ouvrier, s’emparer de sa tenue et, par la même occasion... de sa vie ! Ne cessant de retourner ce plan dément dans sa tête, il songea plus d’une fois, à haute voix, au moyen de parvenir à ses fins, marmonnant incessamment ses inepties avec un acharnement indéfectible. S’il y avait eu un vigile pour épier les allées et venues des passants, il eût pu surprendre ces quelques propos troublants : « Ah, je sais ! Je pourrais bien me faufiler dans l’usine et lui planter son fameux tournevis dans l’œil, à cet ouvrier ! On verra bien qui rira le dernier, une fois l’un des deux éborgné ! Je pourrais même accompagner le geste par une phrase contextuelle à tournure humoristique… Peut-être quelque chose dans le genre : “ Arrête de me fixer comme ça, je vais te remettre les idées en place avec ton tournevis ! Quand je te l’aurai foutu dans l’œil, tu feras moins tourner les têtes ! ” » Mais dans sa sombre folie, notre barjot favori ne s’était pas aperçu qu’il concrétisait ses pensées, pour ne pas dire ses fantasmes, au moment même où elles surgissaient de cette masse trouble et chaotique qu’était devenu son esprit embrumé. Il reprit contact avec la réalité à l’instant où le sang de sa pauvre victime en fit de même avec son bras. Il réalisa le côté malsain de son forfait, mais comprit qu’il était trop tard pour inverser le cours des événements. Une panique des plus angoissantes 11
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vint assaillir son âme et son sens de la morale, mais ces derniers étaient déjà perdus : « Je pourrais me rendre à la police, pensa-t-il en s’affolant, mais cela ne changera rien à sa vi… mort. Alors que si je cache le corps, je pourrais vivre normalement… d’autant plus que j’aurais une place assurée au sein de cette merveilleuse entreprise! tonna-t-il en accentuant la dernière partie de sa phrase. » Il s’élança donc dans la fastidieuse entreprise qu’est celle de cacher le macchabée, cherchant à droite et à gauche l’endroit idéal pour dissimuler l’objet de son infamie. Dénichant enfin le lieu rêvé pour l’accomplissement de sa tâche morbide, il inséra le corps, étrangement déjà froid, dans l’entrée de matériaux de cette machine infernale fabriquant ces tournevis divins. De l’autre côté, jaillirent les morceaux de ce qui fut jadis un homme, et ce, sous la cadence mécanique des rouages insensibles aux mœurs humaines et au drame qui s’opérait entre leurs dents. Alex Poe se débarrassa des restes humains dans un sac de vidanges qu’il alla porter au coin de la rue et, Dieu merci, c’était samedi, le jour où on ramassait les poubelles dans le coin. Il réussit même à saluer, d’un air presque affable, l’éboueur au moment où celui-ci s’apprêtait à larguer le sac dans l’arrière du camion, qui dans la pénombre évoquait un monstre la gueule béante. Quelques jours plus tard, notre camarade éprouvé reçut un appel. S’attendant à mille reproches, une enquête policière et une veuve éplorée, il commença déjà à récuser comme ceci : 12
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– Mais je vous jure que ce n’est pas moi ! – Vous n’êtes pas le gars qui nous appelle huit fois par jour et qui squatte le devant de notre usine tous les samedis en espérant justement qu’on lui retourne son appel pour lui proposer une mise à l’essai ? – Ah oui, c’est moi dans ce cas-là… bafouilla-t-il. – Marco n’est pas venu travailler depuis maintenant quelques jours, donc s’il ne revient pas avant une semaine et que d’ici là vous avez fait vos preuves, nous vous engageons de façon permanente. Pouvez-vous commencer à travailler dès demain ? – Non. Je peux commencer dès maintenant! – Mais il est neuf heures du soir ! – J’en suis conscient. J’entends vos inquiétudes. – Ah, euh, OK. Bonne soirée, alors. – Bonne soirée. Une semaine plus tard, à la grande surprise d’Alex, Marco n’était toujours pas revenu (aucun sarcasme n’a été proféré pendant cette tournure de phrase). Une enquête policière avait été menée pour savoir ce qui était advenu de Juan Marco Gonzalez, mais celle-ci n’avait abouti à rien, étant donné que la police avait rapidement abandonné, découvrant que la victime était un immigrant illégal, ayant quitté la Finlande pour vivre le rêve américain. 14
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Donc, au bout de cette semaine, comme nous le disions, notre bûcheur invétéré se vit recevoir l’incommensurable honneur de rejoindre le personnel de Rotatête. Il s’installa confortablement dans sa nouvelle vie, profitant pleinement de cette utopie qu’était le travail à la chaîne, savourant chaque parcelle de son bonheur, bonheur qui malheureusement était précaire, tout comme la machine dans laquelle il avait déchiqueté le cadavre de Marco. En effet, c’est le 29 février 2011, par une douce matinée ensoleillée, qu’Alex Poe, qui, arrivé avant tout le monde comme à son habitude, accrocha malencontreusement la machine complice de ses odieux crimes. Il y eut un déclic qui retentit à travers toute la pièce et résonna jusque dans son âme. L’appareil cessa brusquement de fonctionner ; ses multiples pièces, inhabituées au fait de s’arrêter ne serait-ce qu’une seconde, grinçaient de façon stridente, telle une bête hideuse criant à l’agonie. « Ah non ! Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ! » s’exclama Alex d’une voix désespérée. S’ensuivit alors une série de grommellements, desquels on arrivait à peine à saisir quelques mots, sur l’importance du cycle perpétuel des machines et du travail à la chaîne, tant la folie avait consommé le maigre esprit que possédait hélas notre pauvre bougre. Il ne restait plus qu’une chose à faire : s’introduire à l’intérieur de la machine pour tenter de la réparer. À l’aide de la demi-option de son tournevis – que tout lecteur attentif aura immanquablement remarqué au tout début de cette histoire –, il ouvrit donc le panneau coulissant situé sur le côté de la machine sur lequel, lorsqu’on n’était 15
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pas autant empressé qu’Alex, on pouvait lire : « Ne pas ouvrir ». Il s’insinua donc entre les engrenages pour déterminer la source du problème. C’est alors que M. Poe vit briller une lueur étrange du coin de l’œil. Il s’approcha alors de ce mystérieux objet dont l’éclat lui était familier et le saisit fermement malgré ses mains rabougries par l’ouvrage intensif des derniers jours. Il resta sans voix reconnaissant dans ses mains le tournevis de Marco dont seules quelques gouttes de sang venaient ternir le métal chromé et sur lequel restait encore son œil embroché qui le contemplait d’un œil moqueur et méprisant. La machine, maintenant désobstruée grâce aux efforts soutenus de notre personnage obnubilé, se remit en branle avec un cliquetis pour le moins inquiétant. Terrifié, notre presque mort de héros s’empressa de se dégager en se frayant un chemin vers la sortie de la machine (ou l’entrée, cela dépend du point de vue). Mais arrivé au bout de sa courte course, il vit surgir le gérant de Rotatête refermant devant lui le panneau coulissant qui ne s’ouvrait que de l’extérieur (et là, ça ne dépendait plus du point de vue). « Les gens ne savent donc pas lire les écriteaux ! Ils devraient apprendre à se servir de leurs yeux; le nombre d’erreurs stupides et d’accidents s’en verrait grandement diminué ! » Ce furent les derniers mots qu’Alex Poe entendit avant que son sang ne vienne huiler les rouages de ce monstre insatiable qu’est l’industrie.
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AU TEMPS DES CENDRES par Hélène Forest-Ponthieux Illustrations d'Oussama Mezher Ce fut les yeux fixés droit devant elle, dans le vague, qu’elle trouva la paix. Ceux qui étaient autour d’elle l’auraient crue démente, ses pupilles rivées sur les barreaux de sa cage, recroquevillée sur elle-même, semblant avoir une fixation sur les épaisses tiges de fer forgé. Pourtant, sa nouvelle paix la hantait bien autrement. Elle était au loin, perdue dans les méandres du silence absolu. Parce que c’était de cela dont il était question. Là était son havre de paix. Dans le silence. Elle avait enfin réussi à taire l’univers. Il n’y avait plus de monde physique. Elle était le monde physique et pourtant, elle était le néant, le vide le plus total. Sans matière, il ne pouvait y avoir de son, c’était un fait. Dans sa tête, il n’y avait plus de matière. Que du vide. Mais le Cosmos n’était-il pas tout aussi silencieux que le plus vide des vides, bien qu’il fût rempli de corps à l’infini ? Là était le paradoxe, là était la magie. Elle avait trouvé son refuge dans la plus impossible des situations : dans le silence. Tout s’était tu : la populace 19
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barbare et avide de sang qui hurlait sans pitié « À mort les sorcières ! Brûlezles vives ! », les sanglots interminables des autres femmes mutilées, dans les insalubres cellules adjacentes à la sienne, les cris de douleur incessants de chaque centimètre de son corps, ainsi que les hurlements de souffrance d’autres femmes jugées coupables de sorcellerie, se faisant réduire en cendres par-delà les murs de sa prison. Tout s’était tu. Elle allait mourir. Elle allait perdre la vie par le feu, en cette journée du 8 octobre de l’année 1634. *** – Myriam ! L’interpelée se retourna et fit un large sourire à sa petite sœur, Sara. Cette dernière n’avait que dix ans et pourtant, elle était d’une curiosité tout à fait singulière. Ses petits yeux en amande avaient quelque chose d’espiègle, mais l’eau qui en coulait ne pouvait qu’attendrir ceux qui les regardaient. Ses cheveux bruns bouclés faisaient d’elle la poupée de porcelaine par excellence. Bien qu’elle réussisse sans aucun effort à tromper des gens à la tonne, sa grande sœur n’était pas dupe. Elle savait toujours lorsque Sara lui cachait quelque chose, lorsqu’elle avait une idée derrière la tête. Enfin, la petite courut avec hâte rejoindre sa sœur, son aînée de six ans. – Qu’est-ce que tu nous mijotes encore ? dit Myriam en riant, tout en saisissant la main de la cadette. 20
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– Mais rien du tout, tu le sais bien, répondit l’intéressée, en accordant à la seconde son regard d’enfant maligne. – Tu sais que tu vas me le dire de toute façon ! – Je crois plutôt que c’est toi qui as des choses à me dire ! C’était qui ce garçon avec qui tu parlais au téléphone hier ? Myriam soupira et lâcha au même moment la main de sa petite sœur. – Ce n’est pas de tes oignons, lui dit-elle gentiment. – Allez, s’il te plaît ! En échange, je te dis un secret ! marchanda-t-elle. Sara connaissait bien sa grande sœur. D’ailleurs, sa curiosité n’était pas apparue de nulle part : ni l’une ni l’autre ne pouvaient résister à un secret. C’était une véritable obsession, une maladie même, cette manie que les sœurs Dolavoye avaient pour les secrets. Jamais elles ne refusaient une confidence, allant même jusqu’à en quémander. – Marché conclu, accepta Myriam. – Alors ? demanda sans plus attendre la plus jeune des deux. – Il s’appelle Fabian, il est grand, légèrement bâti. Ses cheveux sont châtain foncé et ses yeux sont verts, il adore le cinéma… dit-elle, rêveuse. Elle sortit de ses pensées à l’eau de rose pour rappeler leur entente à sa sœur. – À ton tour de me raconter ton secret ! 21
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– Mais… – Un marché est un marché, Sara ! Cette dernière fit une expression renfrognée et se résigna. – Bon, d’accord, fit-elle, sous le regard satisfait de son aînée. – J’attends ! – Sais-tu ce que tante Mia m’a dit hier soir ? – Quoi donc ? – Qu’on descendait d’une lignée de… Sara regarda autour d’elle, voulant être certaine que personne ne l’entendait. – De sorcières ! articula-t-elle à voix basse. La plus vieille regarda sa cadette, incrédule. Des sorcières ? C’était stupide, tout simplement absurde. – C’est ça ton secret ! Des sorcières ? – Ce n’est pas une blague ! Je peux même te le prouver ! – Arrête Sara, tu es trop vieille pour ces histoires. Tu sais que tante Mia est étrange, tu ne devrais pas croire tout ce qu’elle te dit sur parole ! – Étrange comme une sorcière, tu veux dire ! lança-t-elle, comme s’il s’agissait d’un argument. 22
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– Non, étrange comme quelqu’un qui a des problèmes d’alcool ! La gamine s’offusqua, mais n’abandonna pas. – Laisse-moi au moins te le prouver ! Sara suppliait sa grande sœur du regard. – D’accord. Le sourire de l’enfant s’élargit. Sans plus attendre, elle saisit Myriam par le poignet et se mit à courir. Bien que surprise, l’aînée suivit sa cadette, sans rechigner. Quelques minutes plus tard, la plus jeune arrêta sa course. Elles étaient face à une vieille chapelle abandonnée, non loin de la demeure de leur tante. – Ça appartient à Mia, elle lui a été léguée, dit la plus jeune, fière d’elle et de sa récente trouvaille. En entrant dans le vétuste sanctuaire, la lassitude de Myriam se transforma vite en fascination; bien qu’en décrépitude, le décor était magnifique. Il était d’une beauté sage, comme s’il eût été vivant et qu’il possédât tous les savoirs. L’adolescente était subjuguée par l’endroit, familier et nouveau à la fois. Sara, tenant un cierge à la main, agrippa la main de sa grande sœur. Elle lui fit signe de la suivre, la menant ainsi à un escalier dont le fondement semblait être englouti par la noirceur opaque. Elles empruntèrent l’escalier, où Sara, une fois la dernière marche descendue, souleva un lourd tapis recouvrant une trappe. Comment sa petite sœur avait-elle pu trouver cela ? Myriam ne le lui demanda 23
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pas, trop troublée par la situation même. La plus jeune entra en premier dans la fosse et descendit prudemment l’échelle de fer, son cierge à la main. – Tu viens ? demanda cette dernière à son aînée. Finalement arrivée à destination, elle n’en crut pas ses yeux. La lueur du cierge illuminait une vieille pièce où des grimoires et d’étranges symboles étaient étalés pêle-mêle. Derrière une vitrine, pentacles, coupes, chandelles, plumes, manuscrits, encres et bocaux semblaient s’adresser à elle. Mais un objet captiva son attention plus que les autres. Une bague avec les armoiries de la famille Dolavoye. Le bijou attira Myriam avec une force telle qu’elle fut incitée malgré elle à ouvrir la vitrine pour s’en saisir. La voix de sa sœur la prévenant de ne toucher à rien se perdit dans le vide, tel un bourdonnement lointain. Avaitelle réellement parlé ? Myriam n’aurait su dire. Elle observa la bague dans ses moindres détails et remarqua une inscription sur la face intérieure de l’anneau : Toutes et chacune. Lorsqu’elle glissa le bijou à son doigt, elle fut prise d’une étrange léthargie, d’un flottement agréable. Petit à petit, elle sentit croître en elle une puissance grandiose. Elle ressentait au creux de son ventre une boule d’énergie, chaude et réconfortante, se diffuser en elle, lentement, jusqu’à atteindre le bout de ses doigts. La sensation de douceur et de confort était comparable à tout l’amour que mille mères pouvaient ressentir pour leur enfant. Des voix paisibles et familières résonnaient dans sa tête avec tendresse. Elle n’arrivait pas à en discerner les mots, mais elle aimait écouter ce serein brouhaha. Myriam se sentait bercée et aimée, comme si elle avait été habitée par toutes ses ascendantes, les sorcières Dolavoye qui l’avaient précédée. Les 24
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concepts d’âge et de temps lui semblèrent tout à coup dérisoires. Soudain, dans le vide de son esprit semblèrent apparaître faiblement deux ombres. Petit à petit, la vision s’éclaircit, laissant discerner une femme accoutrée d’une robe dont l’étoffe, une laine brodée d’argent, laissait une dentelle blanche pendre au rebord d’un modeste décolleté. Elle était accompagnée d’une jeune fille qui, elle, portait plutôt une robe au tissu simple et aux couleurs sobres, tandis que ses cheveux étaient rehaussés d’une coiffe en ce qui paraissait être de la soie. Myriam remarqua la bague au doigt de la plus vieille, mais fut plus saisie par le regard gris pâle et perçant de l’adolescente. Bien qu’elle n’avait jamais vu ces deux femmes, elle avait l’impression de les connaître. Peu à peu, les deux silhouettes s’effacèrent, laissant place à nouveau à l’apaisante chaleur et aux voix rassurantes. À nouveau, Myriam n’était plus rien, bien qu’elle était tout à la fois. Elle était toutes et chacune. Ce fut après un temps indéterminé qu’elle se réveilla, seule, dans la pièce où elle avait perdu connaissance. En regardant autour d’elle, elle reconnut sans aucune peine l’endroit où elle était, jusqu’à même comprendre le sens des symboles sur les murs ou sur les grimoires. Ce lieu lui était aussi familier que sa propre maison, qu’un endroit où elle aurait mis les pieds des centaines de fois. Elle sentait que les objets qui s’y trouvaient lui avaient appartenu, comme si elle regardait la pièce au travers les yeux d’un autre. – Sara… Elle tenta de se relever, mais une douleur lancinante se saisit de son crâne, ralentissant son élan. Elle palpa sa tête endolorie et y découvrit du sang qui 25
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semblait en train de coaguler. « J’ai dû me cogner la tête en tombant », pensa-telle. Elle tenta donc une seconde fois son ascension, plus lente cette fois, et la réussit avec succès. Dès qu’elle reprit équilibre, elle se dirigea vers l’échelle par laquelle elle était descendue plus tôt, referma délicatement la trappe derrière elle et replaça consciencieusement le tapis sur cette dernière. Elle gravit à nouveau l’escalier pour se retrouver dans la même chapelle qu’à son arrivée, mais cette fois, remplie de gens qui priaient. Elle observa les murs et les bancs; tout était immaculé. Les vitraux désormais entretenus laissaient la lumière pénétrer le sanctuaire, portant avec elle de vives couleurs. Comment cela était-il possible ? Myriam avait la certitude de connaître parfaitement la grande salle. Cependant, les gens étaient étrangement accoutrés, comme s’ils avaient appartenu à un tout autre siècle, ce qui la troubla. Pourquoi ces gens étaient-ils habillés ainsi, priant et allumant des cierges ? Elle se résolut finalement à sortir de la chapelle. Tandis qu’elle prenait le chemin qu’elle avait l’habitude d’utiliser pour rentrer chez elle, elle constata qu’il n’y avait plus aucune route, ni d’ailleurs d’automobiles. Les chemins étaient de boue et de pierres et les gens marchaient ou se déplaçaient en charrette. Était-ce vraiment possible ? Elle se sentit d’un coup complètement perdue, malgré la sérénité qui, plus tôt, avait réussi à prendre place dans son esprit. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle avait réellement été propulsée à une autre époque. L’adolescente était on ne peut plus certaine qu’au moment où elle avait mis la bague à son doigt, c’était précisément ce qui lui était arrivé. Elle ne pouvait s’expliquer cette certitude ; elle savait. 26
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Toutefois, c’était invraisemblable, cela n’était pas sensé exister : perdre connaissance pour se réveiller environ quatre cents ans plus tôt relevait d’habitude des histoires fantastiques. Pourtant, elle avait bel et bien atterri un peu avant la moitié du XVIIe siècle. « Qu’est-ce que je fais ici ? » pensa-t-elle, en tournant sur elle-même, tentant de repérer un indice dans le décor. Elle devait trouver quelqu’un. Mais qui ? Soudain, elle se souvint. La maison de tante Mia était de l’autre côté du champ. La maison de ses ancêtres… SA maison. Myriam devait s’y rendre, c’était là qu’elle trouverait de l’aide. Sans plus attendre, l’adolescente courut vers la demeure. Elle s’époumonait à cavaler au travers du champ de blé et des verts herbages rehaussés de fleurs multicolores, séparant la chapelle de la résidence familiale. Bien qu’elle n’avait pas le temps d’admirer le paysage dans tous ses détails, elle sentait que l’air des campagnes françaises du XVIIe siècle était bien plus pur que celui qu’elle avait l’habitude de respirer. Cela lui faisait du bien. Elle arriva finalement à la maison. Lorsqu’elle s’apprêta à cogner contre l’épaisse porte de bois, cette dernière s’ouvrit sur une femme. Elle était faite en longueur, ses cheveux bruns encadraient ses traits à la fois fins et durs et sa prestance la rendait d’autant plus imposante. Myriam pensa soudain qu’elle était d’une beauté tout à fait fascinante. – Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, sortant la jeune fille de sa torpeur. – Je m’appelle Myriam, madame. – Très bien Myriam, comment puis-je t’être utile ?
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– Je… Faute de mots pour s’exprimer, elle montra la bague qu’elle avait au doigt. Lorsque la femme comprit ce que cela signifiait, son visage pâlit radicalement et ses traits se déformèrent. Elle saisit Myriam par le bras, la fit entrer brutalement dans la maison et claqua la porte. – Comment as-tu eu ça, voleuse ? – Je ne l’ai pas volée ! Ce sont les armoiries de ma famille ! – Quoi ? C’est impossible ! Je ne sais pas qui tu es et tu m’as l’air d’une ignoble voleuse ! – Je m’appelle Myriam Dolavoye ! C’est évident que vous ne sachiez pas qui je suis, puisque je viens d’une autre époque, je suis une de vos descendantes ! La femme se tut, bouche bée. Elle examinait Myriam de haut en bas, d’un regard inquisiteur. – Ada, pourquoi tous ces cris ? demanda une seconde femme qui descendait l’escalier. – Mère, cette jeune fille prétend être notre descendante et elle porte la bague! répondit-elle. Cette deuxième dame semblait plus vieille, mais portait une crinière noire sans un seul cheveu blanc. Elle observait l’adolescente du regard perçant de ses yeux gris. Myriam la reconnut; c’était sans aucun doute la jeune fille de sa vision. C’était elle. Ça devait être elle. 28
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Soudain, la femme sortit Myriam de sa torpeur : – Sa peau pâle, ses cheveux noirs, il ne peut y avoir d’erreur. Elle est une des nôtres, et pire encore, elle est comme moi. Elle a mes yeux, Ada. – Mère, cela peut n’être qu’un hasard… – Elle porte la bague ! Seules les sorcières Dolavoye peuvent la porter ! – Qui êtes-vous ? demanda soudainement Myriam à la plus vieille des deux femmes. Cette dernière se tut et l’observa. Encore une fois, Myriam fut saisie par ses yeux. Il ne pouvait y avoir méprise. C’était bien la petite fille de sa vision ! – Je m’appelle Eden. Je croyais cette bague disparue depuis la mort de ma mère. Comment l’as-tu eue ? L’interpelée n’arrivait pas à répondre tant elle était fascinée par la femme. Ses traits avaient vieilli, pourtant il était aisé de la reconnaître. Qu’est-ce que cela signifiait ? – Mère, elle nous a mises en danger ! On doit la dénoncer ! lança soudain Ada tout en saisissant à nouveau Myriam par le poignet. – Es-tu folle ? Elle est notre descendante, nous ne pouvons trahir notre famille ! – Pardonnez-moi mère, mais je ne suis pas prête à mourir pour quelqu’un qui n’est pas censé exister à notre époque. Elle aura son temps en un autre siècle ! 29
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Nous ne pouvons sacrifier nos vies pour elle ! Au même moment, deux soldats en arme entrèrent dans la maison, suivis d’une paysanne quelconque. Lorsque cette dernière pointa Myriam du doigt, les trois femmes comprirent ; Ada n’avait pas eu à prévenir qui que ce soit, on avait déjà dénoncé l’adolescente. – Myriam ! cria l’aïeule, malgré elle, tandis que les deux hommes se saisissaient de sa descendante. Une peur sans nom s’empara de Myriam, une frayeur paralysante. Les hommes la traînèrent de force jusqu’à l’arrière d’une grossière calèche en fonte, qui ressemblait davantage à une prison portative qu’à une voiture. À travers les barreaux de sa geôle roulante, Myriam vit, s’éloignant, le regard d’acier de la vieille femme ancré au sien. L’adolescente reconnut les yeux d’enfant qu’elle avait croisés dans sa vision, elle ressentait au plus profond d’elle-même l’anéantissement d’Eden, lisant en elle comme dans un livre ouvert. Mais la calèche continuait d’avancer, gagnant en vitesse, si bien que Myriam fut coupée des pupilles de son ascendante quelques instants plus tard. Et comme si cent fois elle avait vécu cette tragique épopée, comme si cent fois elle avait été amenée dans pareille calèche, destinée à vivre mille souffrances, quelque chose en elle savait précisément ce qui l’attendait. À cette pensée, elle commença à sangloter comme jamais elle ne l’avait fait auparavant. Elle passa environ une heure dans cette lugubre calèche avant d’arriver à un édifice de pierres tout aussi funeste que son carrosse. Lorsque les deux portes s’ouvrirent, les mêmes deux hommes, qui l’avaient violemment saisie un peu 30
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plus tôt, revinrent à la charge alors qu’elle se débattait, en vain. Ils l’emmenèrent à l’intérieur de la bâtisse et la firent presque courir pour finalement la jeter brusquement sur le sol sale et poisseux d’une étroite cellule. L’adolescente fut saisie par le mélange d’odeurs fétides qui planait dans la pièce. Elle discernait malgré elle les relents d’urine et de sang, de la pierre moisie et du fer rouillé. Même les yeux fermés, elle pouvait aisément repérer des excréments qui traînaient dans différents coins de sa cellule. Ça sentait la mort à plein nez. Elle pleurait, tandis que les hommes fermaient sa cage à clé. Ils disaient qu’elle ne perdait rien pour attendre, que dans quelques instants elle allait rencontrer le grand inquisiteur. Presque aussitôt, dans un chahut d’enfer, la porte s’ouvrit sur un homme d’Église. Il émanait de lui une puissance phénoménale qui fit trembler Myriam jusqu’à la moelle. Elle se sentait comme écrasée par sa masse, sa taille imposante et même par les cheveux grisonnants qui calaient sur les côtés de son front. Le regard féroce et pénétrant de ses petits yeux sombres qui enserraient de trop près un nez aquilin, faisant ombre à une bouche dont les lèvres, si minces, étaient pratiquement imperceptibles, la terrifiait. Sa large mâchoire rasée de près laissait sans difficulté apparaître les plis de gras que son cou abritait. Tandis qu’il l’observait, elle sentait de longs frissons lui parcourir l’échine, comme si le regard posé sur elle avait en fait été des filets d’air glacé l’arpentant de haut en bas. Soudain, il lança : – Rasez-lui la tête. Cherchez la marque du diable. S’il le faut, usez d’aiguilles et trouvez l’endroit de son corps qui ne saigne pas. 31
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Il était formel. Myriam trembla de plus belle, mais cette fois, une rage indescriptible s’empara d’elle. La même énergie extraordinaire qui l’avait emplie lorsque, plus tôt, elle avait enfilé la bague sembla l’habiter de nouveau. Elle lui donna la force de se lever et de faire face à ses oppresseurs : – Je vous interdis de me toucher, siffla-t-elle, dents serrées, le visage empreint du plus profond des mépris. L’inquisiteur sourit, puis la gifla. Le coup fut si violent qu’elle tomba brutalement par terre, non sans geindre de douleur. – Ne me défie pas, sorcière ! commença-t-il. Tu t’appelles Myriam à ce qu’on m’a dit, un nom juif de surcroît, finit-il. Elle releva la tête vers lui, saisie par une hargne qui lui avait été inconnue jusque-là. Elle se redressa, et leur fit face de nouveau, sans broncher : – Vous voulez faire de moi une martyre ? Vous voulez me brûler au nom de votre foi en Dieu, me tuer parce que je suis l’instrument du diable ? Pauvres fous ! Ses membres vibraient, parcourus d’une chaleur singulière, mais elle n’en avait cure. Plus elle avançait dans son monologue, plus sa voix s’amplifiait. La pièce semblait être chargée d’électricité. – Jamais je ne serai votre trophée ! Comment cette religion censée dire de ne pas tuer son prochain peut-elle vous ordonner de réduire en cendre des centaines de femmes innocentes ? Jésus n’a-t-il pas dit : « Aimez-vous les uns les autres » ? 32
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Parce que la femme est soi-disant responsable du péché originel, cela fait d’elle une sorcière et la rend coupable de toutes les souffrances du monde ? Foutaises ! Vous n’êtes qu’une bande de fanatiques misogynes ! Jamais je ne mourrai en votre nom, jamais je ne mourrai au nom de vos croyances moyenâgeuses ! Sa tirade avait fini en hurlements. Un vent glacial et violent emplit la cellule, faisant vaciller les flammes des torches et le cœur des geôliers. C’est alors que Myriam chuchota : – Mourez, bande de salauds ! Brusquement, les deux soldats apeurés semblèrent paralysés. Leurs yeux croisèrent ceux de la jeune sorcière avant de se révulser, puis tous deux s’écrasèrent sur le sol, inertes. Son bourreau, sortant finalement de sa torpeur, se jeta sur elle et lui asséna un coup qui lui fit perdre conscience. Elle avait presque réussi à y échapper. Lorsqu’elle se réveilla, elle avait les mains liées par deux solides bracelets de fer et de lourdes chaînes. Elle était dans une autre cellule, adjacente à celles d’autres femmes. Elle entendait pleurer, hurler. Elle savait qu’elle était près du gouffre, qu’elle allait y passer. Elle observa les murs, qui semblèrent soudain posséder une histoire. Elle crut voir des hommes poser chaque pierre une par-dessus l’autre pour bâtir toutes les pièces de la sinistre prison. Elle voyait des ouvriers en sueur transporter les portes de métal afin de les poser dans leurs gonds, elle arrivait même à en 34
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percevoir le grincement. Ensuite, elle fut témoin des toutes premières femmes se faisant jeter dans les cachots neufs lors de la première vague d’inquisition. Lentement, mais sûrement, l’image claire et nette de ses visions s’estompa quelque peu, laissant l’agréable impression que tout ce qui était autour d’elle s’était dématérialisé, comme si le décor n’avait en fait été qu’un voile représentant une prison et des gens. Myriam discernait au travers de celuici des arbres et de l’herbe, une forêt vide et calme. Petit à petit, l’image de verdure s’épaississait, tandis que celle de sa geôle se dissipait. Elle se retrouva finalement assise dans l’herbe, voyant autour d’elle le paysage changer. Elle vit ensuite des gens le peupler, vivant dans des abris rudimentaires, habillés de laine et de lin. Des gens bouger, rire, pleurer. Un feu de bois pour cuire la viande fraîchement chassée. Une femme qui tissait de la laine. De vieilles gens comme des jeunes. Cela était sûrement une vision de bien avant l’époque de la chasse aux sorcières. Où était-elle, déjà ? Cela avait-il réellement une importance ? Myriam était partout et nulle part à la fois. Elle était tout et rien. Comment aurait-elle donc pu avoir une notion de l’espace-temps ? Le temps. Qu’était-il véritablement ? Il n’était qu’un concept de mortel en fin de compte. Mais Myriam, qui était des centaines d’âmes à la fois, qui était ses ascendantes, sorcières qui l’avaient précédée depuis des siècles, était-elle soumise au temps ? Toutes et chacune. Cela avait bien son sens ; Myriam était toutes et chacune des âmes de ses ancêtres, mortes en ayant la bague au doigt. Était-ce pour cela qu’elle s’était retrouvée en 1634, à l’endroit même où se trouvait Eden ? Elle 35
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en était persuadée. La femme de sa vision était morte sans porter la bague, ainsi cette dernière était tombée dans l’oubli au fil des siècles. Myriam savait que si elle était tombée sur ce bijou, c’était parce que le cycle avait été brisé, et l’origine de leur sang oublié. Au bout du compte, tout avait été planifié. De doux murmures s’élevèrent au creux de ses oreilles, comme pour lui dire que tout irait bien maintenant qu’Eden savait où était la bague. De ne pas s’en faire. Mais la mort était imminente. Et même si le dessein de ses ancêtres allait se réaliser, jamais Myriam n’aurait la chance de reprendre son existence là où elle l’avait laissée. Elle qui n’avait pas vécu, pour qui le parcours de vie n’était censé être composé que de hauts et de bas amoureux, de conflits entre amis et membres de sa famille, de longues journées passées en classe. Elle, Myriam, ne pourrait jamais embrasser un destin normal et simple. Pourtant, malgré toute l’injustice de son aventure, malgré le fait qu’elle avait en fait été la marionnette d’un plan vieux de quatre cents ans, elle n’avait pas de haine envers ses ascendantes. Elles faisaient partie de Myriam, elles étaient à la fois sa force et son salut, ses âmes sœurs. Elles et Myriam n’étaient qu’une seule et même personne. Mais malgré tout et par-dessus tout, elle ne désirait qu’une chose : mourir en paix. Elle tenta donc d’éliminer toute distraction, de ne garder en elle que ce qui ressemblait le plus à la sérénité. Elle ne voulait pas sentir les flammes destructrices lécher son corps de bas en haut en temps venu. En réalité, elle ne voulait tout simplement rien ressentir. Elle avait décidé qu’elle s’enfermerait dans un mutisme salvateur de toute pensée et de toute douleur. Elle ignorerait les cris enragés du peuple la traitant d’hérétique, de païenne, de fille du démon. Elle voulait se claustrer à jamais dans une tranquillité 36
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imperturbable. Et après un temps qu’elle ne sut estimer, elle disparut dans les brumes muettes tant convoitées. Ce fut les yeux fixés droit devant elle, dans le vague, que Myriam Dolavoye trouva la paix. Ceux qui étaient autour d’elle l’auraient crue démente, ses pupilles rivées sur les barreaux de sa cage, recroquevillée sur elle-même, semblant avoir une fixation sur les épaisses tiges de fer forgé. Pourtant, sa nouvelle paix la hantait bien autrement. Elle était au loin, perdue dans les méandres du silence absolu. Parce que c’était de cela dont il était question. Là était son havre de paix. Dans le silence.
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ENTRE LES MURS D’ATLANTIQUE par Laurent Gyurik Illustration d'Augustin Tougas Mon nom est Michel Molina. Je travaille comme psychologue à la prison d’Atlantique. C’est une prison à haute sécurité et je suis dans la section d’isolement. Une fois par semaine, les détenus viennent me voir, nous discutons de choses et d’autres, certains arrivent même à se confier. J’ai alors l’occasion de me rendre compte de l’état de leur santé mentale. Par la suite, je fais le tri entre ceux qui devront aller à l’asile et ceux qui resteront avec nous. Ces derniers temps, j’ai eu un cas très alarmant. Un prisonnier m’a affirmé qu’un fantôme était dans sa cellule et qu’il lui voulait du mal. Malheureusement, je ne l’ai pas cru et l’ai renvoyé sans lui accorder la moindre importance. Cinq jours plus tard, nous l’avons retrouvé mort dans sa cellule, étendu sur son lit, blanc comme un drap, mais curieusement il n’y avait aucune trace de blessure, comme s’il s’était tout simplement éteint trop tôt. J’ai commencé ce journal à la suite de cet évènement. Mon but était de découvrir ce qui s’était passé. J’ai donc demandé au directeur si je pouvais me rendre incognito parmi les prisonniers pour élucider ce mystère. Comme je l’avais réclamé, on m’installa dans la cellule du prisonnier retrouvé mort. Cette même 39
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cellule qui, auparavant, avait servi à garder sous les verrous l’ancien directeur de cet établissement. Ce dernier avait été emprisonné par le gouvernement, car ses méthodes étaient jugées trop radicales et parfois même inhumaines. Il trouva la mort dans sa cellule après qu’un autre prisonnier l’eut étranglé. Quand j'arrivai dans ma cellule, la première chose qui me frappa fut les écritures sur les murs. Les anciens détenus semblaient y avoir gravé leur vie. Sept histoires apparaissaient et il restait encore une place pour le prochain. À force d’ennui, l’envie de remplir cet espace grandissait de minute en minute, mais je finis par me résoudre à le laisser à un vrai prisonnier. Tout allait bien, ça faisait déjà une semaine que j’étais derrière les barreaux. Les autres détenus m’ignoraient totalement et je ne m’en portais que mieux. Je venais de finir la lecture des histoires gravées sur les murs de ma cellule et elles finissaient toutes de la même manière : elles étaient abruptement interrompues dès qu’elles rencontraient le sol. Je restai perplexe devant cette découverte pour le moins étrange. Le lendemain dans la cour, je demandai à un prisonnier qui se tenait un peu à l’écart des autres s’il pouvait me donner des informations concernant ma cellule. Il se retourna et me souffla : « Toutes mes condoléances, mon cher ». Je lui demandai de s’expliquer. Il me dit que la rumeur voulait que tous les détenus de cette cellule se soient fait tuer par le fantôme de l’ancien directeur. Naturellement, je ne crus pas ce qu’il me dit. Je décidai de retourner à ma cellule. J’y étais presque lorsque j’entendis des grincements, je me dis alors que cela provenait sans doute d’une autre cellule. Sans leur accorder plus d’attention, j’allai me coucher. 40
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Vers deux heures du matin, je commençai à entendre un grattement. Je me levai donc et frappai sur le mur en espérant faire taire ce bruit. La seule chose que j’obtins en retour fut les jurons des prisonniers. Intrigué, je regardai autour de moi et je remarquai que l’espace vide sur le mur avait commencé à se remplir. Tâchant de garder mon sang-froid, je me dis que l’obscurité devait me jouer un sale tour. Rassuré, je me rendormis. Ce fut avec horreur que le lendemain matin, je vis le mur à moitié couvert d’écritures. Par peur de découvrir ce qui avait été inscrit, je recouvris le mur d’un drap. Malheureusement, ce fut un échec total; les grattements recommencèrent de plus belle, ce qui me rendit de plus en plus anxieux. Je me résolus donc à lire ces fameux écrits. J’en fus abasourdi : c’était mon histoire qui s’écrivait. En avançant dans la lecture de ma vie, je revoyais tous mes souvenirs : ma famille, mes joies, mais aussi toutes mes fautes. Ma vie défilait devant mes yeux. C’était devenu une obsession, je ne décrochais que pour manger et dormir. Même dans mon sommeil, je ne pouvais m’empêcher de sentir les grincements qui remontaient le long de mon dos et je me demandais chaque nuit quand j’arriverais au niveau du sol. Après deux semaines, je croyais devenir fou. Allongé sur mon lit, je sentais une présence. Je le voyais à présent devant moi. Je m’accrochai à mon stylo puis à la suite d’un grand trait sur la page, je perdis pied et le noir m’envahit.
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ÉTRANGE ANNIVERSAIRE par Katia Lapointe Illustration de Catherine Gauthier Je crus apercevoir une ombre dans le couloir, puis un mouvement dans l’escalier. Je les ignorai tous deux ; il n’y avait personne d’autre chez moi. Je fixai de nouveau mes yeux au journal de ce matin, daté du 14 mars, soit le jour de mon soixantième anniversaire. Cet événement aurait pu avoir une certaine importance à mes yeux, mais je ne ressentais plus qu’un misérable sentiment de solitude depuis déjà une quinzaine d’années. Mon mari était décédé à la guerre et les gens que je côtoyais alors s’étaient volatilisés le temps de le dire à cause de mon deuil. Je les avais à peine retenus, plongée dans mes livres d’histoire… Je refermai le journal et me relevai en m’appuyant sur les bras du vieux fauteuil. Mon pied cogna une des pattes de la table à café. Je sursautai à cause du fracas et me retournai d’un coup sec. C’est à ce moment que je la vis. Elle m’observait à travers les barreaux de la rampe de l’escalier tout en arborant un sourire cachottier. Ses yeux et sa bouche s’agrandirent simultanément et elle disparut en coup de vent dans la cave. Le son de la petite assiette ronde qui hésitait un peu trop à mon goût à retrouver son immobilité sur le bois exaspérait mon âme en entier depuis le choc. Ma 43
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main s’enfuit vers la table et stoppa net le mouvement de l’assiette. Je sentais le besoin de crier, mais j’avais la gorge nouée. Je courus attraper le combiné dans la cuisine. Je composai le numéro de la police, comme mon mari l’aurait voulu. Quelques instants plus tard, je raccrochai. Les policiers arriveraient dix à vingt minutes plus tard. Je respirai profondément puis, sur la pointe des pieds, je retournai au salon et m’installai dans le fauteuil en balayant toute la maison du regard, bien trop effrayée pour inspecter la cave à la recherche de l’inconnue qui se cachait pour je ne sais quelle raison. Que me voulait-elle ? Mon corps tremblait de la tête aux pieds. Je n’arrivais plus à tenir mon journal ; les lettres se confondaient. Je le rangeai et fermai les yeux afin de tenter de retrouver mes esprits, mais je rouvris mes paupières aussitôt, à la pensée que la femme pourrait profiter de ce moment d’inattention pour me prendre par surprise et m’attaquer. Quelle stupéfaction ressentis-je à la vue de la dame qui me souriait, debout dans l’escalier ! Je compris enfin pourquoi ce sourire m’était familier. Il appartenait à ma meilleure copine, à l’époque. Que faisait-elle ici ? Pourquoi semblait-elle encore si jeune ? Les nerfs à vif, je sursautai en entendant plusieurs voix s’unir pour crier : « Surprise ! » Une dizaine de personnes sortirent du couloir et de la cave. Elles vinrent me rejoindre. Je reconnus facilement mes amis ; ils avaient à peine changé, du moins, si je me fiais à mes souvenirs. L’homme qui me prit la main portait un chapeau melon noir ainsi qu’une moustache parfaitement taillée. Nous commençâmes tous à danser en suivant la musique que jouait le vieux gramophone. Je ne l’avais pas utilisé depuis des années parce que je le croyais brisé… Mon cœur s’excita. Je me sentais au moins une vingtaine d’années plus jeune! Dans mon euphorie, je souriais bêtement alors que mon corps tournait et se déplaçait dans tous les sens, léger comme une plume. Les 44
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âmes s’entrelaçaient au rythme de la musique. Nous passions d’un partenaire à l’autre. Leurs vagues regards me semblaient vides et leurs touchers, lointains. Je me perdais dans un tourbillon de mouvements confus. Mon cœur battait la chamade alors qu’un million de souvenirs et de questions embrouillait mes pensées. On me retenait et on tentait de m’emporter. Je me sentis tomber… J’aperçus le brillant regard de l’homme que j’aimais. Puis, je sombrai dans la pénombre. Un point lumineux perça les ténèbres. La lumière blanche augmenta de puissance. Je crus arriver au paradis. J’entendis une voix ; on m’appelait. La blancheur aveuglante se mit à se déplacer rapidement et aléatoirement. Je discernai enfin les détails de mon salon et de la policière penchée au-dessus de moi. Elle posa sa lampe et m’aida à me lever du sol, puis à m’asseoir. Elle m’apprit que son partenaire avait déjà fait l’inspection du bâtiment et qu’il n’avait trouvé personne. Elle me demanda comment je me sentais. J’étais assez confuse, mais je ressentais un bien-être singulier. Je bafouillai que j’avais dû me tromper, que c’était sûrement à cause de mes nouveaux médicaments. Ils me laissèrent après avoir accepté mes excuses et mes remerciements. Quelques minutes plus tard, j’avalai une longue gorgée de café et posai doucement ma tasse sur la table. Les rideaux tirés, j’époussetais les meubles du salon quand mon pied accrocha un objet sur le sol. Mes yeux se posèrent sur le chapeau feutré rond de couleur sombre et je ne pus m’empêcher d’émettre un léger cri.
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ŒUVRE D’HORREUR par Vicki Gagnon Illustration de Daniel Ha Odile était ma meilleure amie. Depuis que son copain l’avait laissée pour une autre, la pauvre était très malheureuse. Elle avait pris l’habitude de boire beaucoup et souvent. C’est donc pour cette raison que, lorsqu’elle me parla de la femme étrange qu’elle avait aperçue rapidement dans son appartement, j’eus le réflexe de croire que ces apparitions étaient dues à son profond état d’ébriété. Un jour, elle fut si convaincue qu’une intruse se trouvait chez elle qu’Odile appela les policiers. Ceux-ci arrivèrent presque aussi rapidement qu’ils repartirent, n’ayant trouvé aucune trace de la femme. Inquiète pour mon amie, je décidai donc d’aller passer quelques jours chez elle, question de la rassurer. Sans emploi et écrivant mon premier roman, je n’avais pas énormément de responsabilités qui m’en empêchaient. Lors de la première nuit, Odile fit quelques cauchemars, mais je la sentais déjà moins nerveuse. Évidemment, je n’entendis aucun bruit de pas et ne vis aucune inconnue errer dans l’appartement. Le lendemain matin, je pris la décision d’essayer de me mettre à écrire, car toute 47
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cette histoire glauque m’inspirait. Lorsque j’ouvris la porte du bureau, je le vis. Un énorme tableau était fixé au mur. Il représentait une famille. Le père avait les cheveux très gris et un visage marqué par le temps. Il regardait étrangement sa femme qui, elle, arborait une chevelure noire comme l’ébène et tenait la main d’une adorable petite fille. Au milieu, par terre, il y avait un adorable petit chaton noir qui jouait avec une petite balle de laine. À l’extrême droite de la peinture, un jeune garçon très discret affichait une certaine inquiétude dans son regard. Juste à côté de lui se trouvait une petite table de bois sur laquelle on pouvait apercevoir un énorme rasoir à la lame apparemment tranchante et dangereuse. Ce tableau glaçait le sang. – Odile, criai-je. – Oui, me répondit-elle en franchissant le seuil de la porte du bureau. – Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? m’exclamai-je en pointant la peinture en question. – C’est tout ce que mon oncle m’a légué après sa mort. Il est assez effrayant, je l’admets, mais il a une grande valeur sentimentale pour moi. – Mais qui sont ces gens ? – C’est la famille Le Duc. Le père était un barbier célèbre de Paris en 1900. On raconte que sa femme l’a tué avec son propre rasoir, car il ne lui était pas fidèle. – Je suis sincèrement désolée, mais je déteste cette chose. – Tu sais, on s’y habitue, répondit-elle avant de rire nerveusement. 48
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Je passai ma soirée à essayer d’écrire malgré la présence de cette famille angoissante. Le lendemain matin, nous fîmes une découverte plutôt macabre. Le cadavre de Guimauve, le chat d’Odile, trônait sur le sol de la cuisine. J’appelai la police et essayai de réconforter Odile, qui paniquait complètement. Les policiers arrivèrent et inspectèrent les lieux ainsi que la dépouille. « Madame, je vous annonce que votre chat s’est brisé le cou. Ça peut arriver lorsqu’ils font de grosses chutes », nous expliqua l’homme de loi. Évidemment, Odile ne le croyait pas une seconde. D’après elle, Guimauve était un chat des plus agiles. Cette nuit-là, je dormis avec elle et je fis du mieux que je pus pour la calmer. À cette époque, je croyais Odile dérangée et je n’accordais aucune importance à cet incident malheureux, mais ordinaire. Vers trois heures du matin, je me réveillai en sursaut et constatai qu’Odile n’était plus là. Soudain, je l’entendis crier. Je courus jusqu’à la salle de bain et y découvris avec horreur ma meilleure amie inerte avec les deux poignets violemment mutilés. Elle était nue dans sa baignoire débordante de sang. On crut au suicide. Tout le monde savait qu’Odile était malheureuse et ses blessures aux poignets confirmaient cette thèse. Certains disaient que, comme aucun objet tranchant n’avait été trouvé dans la salle de bain, quelque chose clochait, mais pour moi, tout cela n’était que bêtises. Quelques jours plus tard, je me rendis chez elle pour récupérer mes effets. J’avais attendu quelques jours avant de me rendre à l’appartement d’Odile, car, 49
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démolie par cette tragédie, je n’osais pas y mettre les pieds. Avant de partir, je me rendis compte que j’oubliais mon ordinateur portable. Je pénétrai dans le bureau et plaçai rapidement l’appareil dans mon sac avant de jeter un dernier coup d’œil à l’inquiétante peinture. Quelque chose clochait. C’est là que je me rendis compte que le rasoir était désormais dans la main de la femme et que sa lame était tachée de sang.
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L’OBJET DE TOUTE L’ATTENTION par Yassine Alaoui Illustration de Parastou Haghi Salut, Je m’appelle Aravane et j’aurai vingt-neuf ans dans quelques mois. Je mesure près d’un mètre soixante et je pèse cinquante kilos. J’aime la littérature, le cinéma et la cuisine italienne. Je déteste les sports, l’alcool et les hommes machos. Je suis à la recherche d’un homme sérieux, prêt à s’investir à long terme dans une relation stable. Mon partenaire idéal se doit d’être gentil, attentionné et toujours présent pour me soutenir. Si tu crois correspondre à cette description, n’hésite pas à me contacter ♥ Aravane relut son message à voix haute, à la recherche de coquilles qui auraient pu lui échapper. Satisfaite, elle joignit une photo d’elle vieille de six ans, lorsqu’elle était âgée de vingt-neuf ans. À l’époque, sa silhouette était encore mince et son poids tournait autour des cinquante kilogrammes. Après avoir vérifié l’orthographe du mot « attentionné », Aravane compléta son inscription. En quatre ans, celle-ci avait adhéré à seize sites de rencontres, toujours en quête de l’âme sœur tant convoitée. 53
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Aravane n’avait fréquenté aucun homme depuis la fin de ses études collégiales. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir cherché, mais malheureusement aucun membre de la gent masculine ne semblait être le moindrement intéressé par ce que cette femme nubile avait à offrir. Pourtant, cette dernière n’était pas du tout laide. Au premier coup d’œil, Aravane pouvait paraître banale, mais quiconque daignait l’observer pendant quelques instants se rendait compte qu’elle dégageait un doux charme particulier, unique en son genre. Bien évidemment, le hic résidait dans le fait qu’aucun mâle n’avait encore décelé ce charme indescriptible, car les hommes jugeaient bien vite et s’attardaient rarement sur ce tout qu’ils estimaient peu digne de leur intérêt. Toutefois, il existait tant de femmes bien moins jolies que notre héroïne, mais qui jouissaient quand même d’un succès supérieur auprès des hommes. Au cours de son existence, Aravane n’avait jamais cessé de les envier et avait très souvent questionné la nature de leur secret. La réponse, aussi simple soitelle, lui avait, jusque-là, toujours échappé. Elle n’avait jamais compris que la confiance en soi demeurait à la base de n’importe quel type de succès. Avant d’aller se coucher, Aravane prit le temps de clavarder avec une amie. Une fois les premières familiarités dites, elles partagèrent leurs soucis actuels. Rapidement, Aravane mentionna son désir de rencontrer quelqu’un. Sa camarade lui fournit alors un lien vers le site Internet d’un marabout africain, spécialiste de l’amour. D’abord très réticente, Aravane consentit à visiter la page. Les tarifs de consultation étant extrêmement bas, elle se dit que, finalement, cela valait la peine d’essayer. 54
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Fatiguée, la jeune femme conclut la conversation et se dirigea vers son lit. Elle songea aux semaines de vacances qui restaient avant le retour à son ennuyeux travail. Elle n’eut cependant pas le temps d’approfondir ses pensées, car Morphée vint vite la chercher. Le lendemain, après avoir passé toute sa matinée à visionner des films bollywoodiens, Aravane se mit en tête de trouver le marabout africain afin de pouvoir profiter de l’étendue de ses services. Elle consulta à nouveau le site web et tomba assez rapidement sur l’adresse du sorcier. Perplexe, elle relut l’adresse plusieurs fois et se rendit rapidement compte du problème : cette dernière se situait dans un des quartiers les plus chauds de la ville, le genre d’endroit où il valait mieux ne pas traîner après la tombée de la nuit. Il restait encore quatre heures avant le coucher du soleil et Aravane était décidée à se dépêcher. Elle quitta son triplex à la hâte et se dirigea vers la station de métro la plus proche. Après un trajet un peu plus long que prévu, Aravane arriva à destination. Elle fut stupéfaite par le paysage peu familier qui s’étalait devant elle. Issue de la bourgeoisie, la jeune femme n’avait connu que les endroits cossus de sa ville. Pendant ses trente-cinq ans d’existence, elle avait toujours vécu au sein d’une petite bulle rose bonbon et joui de la protection de ses parents. Du mot « ghetto », elle ne connaissait que la vague définition surannée du dictionnaire. Mais plus maintenant. Dorénavant, elle pouvait associer une image au mot « ghetto », une image traumatisante qu’aucun mot ne saurait décrire. Remise de son choc, Aravane avança anxieusement, à la recherche de ce satané sorcier. Elle fut prise de doutes et tentée de retourner chez elle, mais continua néanmoins à marcher. Elle essayait de ne pas prêter attention aux HLM délabrées, 55
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aux poubelles putrides qui débordaient, mais surtout aux gens qui l’entouraient, puisqu’elle demeurait incapable de supporter leur regard inquisiteur. Avec ses chaussures à talons hauts de Louboutin, ses boucles d’oreilles de Tiffany et son énorme sac à main acheté chez Prada, l’accoutrement d’Aravane aurait été jugé chic dans son quartier. Mais ici, il représentait le summum de l’indécence, un rappel de la grande misère présente que tous les habitants se forçaient d’oublier. Ignorant du mieux qu’elle pouvait l’ambiance hostile, Aravane continua d’avancer et dénicha finalement l’immeuble miteux où était censé habiter le marabout. Elle pénétra à l’intérieur du bâtiment et fut saisie d’un haut-le-cœur. Une odeur répugnante, qu’elle ne pouvait identifier, semblait se répandre de partout. Dégoûtée, Aravane se précipita vers l’ascenseur et monta au cinquième étage. Rendue au cinquième palier, Aravane fit face à l’appartement du sorcier. Elle frappa à la porte et, instantanément, une voix grave l’invita à entrer. La jeune bourgeoise s’exécuta et se retrouva à l’intérieur d’un logement étonnamment vaste et très mal éclairé. Un homme d’environ le même âge qu’elle se présenta comme étant un marabout et s’enquit de la raison de sa venue. Cet homme, grand, noir et massif, ne ressemblait pas du tout à ce que la jeune femme s’était imaginé : un vieillard barbu, à moitié sénile, vêtu d’une tenue africaine traditionnelle et agitant une poupée vaudou ou un bâton ensorcelé. Le marabout devant elle, qui se nommait Léon, avait une apparence plutôt banale et aurait pu passer inaperçu au sein d’une immense foule, et ce, sans aucun problème. Prenant son courage à deux mains, Aravane expliqua la raison de sa présence. 56
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À peine prononça-t-elle le mot « amour » que le mage s’empara d’une bague au creux de sa poche et la tendit vers sa cliente. Étonnée, cette dernière demeura immobile. Visiblement impatient, Léon l’informa que cette bague, portée à l’annulaire droit, lui permettrait de susciter l’intérêt de tous les hommes. Sceptique, Aravane prit la bague et la contempla. Plus elle l’observait, plus sa méfiance s’évaporait. Malgré l’aspect très ordinaire de l’alliance, elle était inexplicablement prête à dépenser n’importe quel montant d’argent pour se la procurer. Elle avait beau posséder de bien plus somptueux bijoux, elle la désirait plus que tout. Aravane n’était pas une idiote et savait pertinemment qu’elle avait affaire à un escroc. Le comportement des hommes envers elle ne se modifierait pas d’un seul coup ; il resterait inchangé. Cependant, la jeune femme sentait, au fond d’elle-même, que cette alliance avait été spécialement conçue pour elle et que ne pas l’acheter représenterait une grosse erreur qu’elle risquait de regretter. Un sourire légèrement narquois sur le visage, Léon annonça le prix exorbitant de l’objet. Sans broncher, Aravane sortit un chèque, le remplit et le soumit à son interlocuteur. Heureuse de son achat, elle enfouit la bague au plus profond de son sac et se précipita vers la sortie de l’appartement. Un peu plus tard, Aravane était de retour chez elle. Après avoir quitté le prétendu marabout, elle n’avait pas osé prendre les transports en commun, de peur qu’on la dépouille de sa récente acquisition. Elle avait alors décidé d’appeler un taxi. Pendant la totalité du trajet en voiture, elle n’avait cessé d’admirer son bijou et de le caresser. Elle ne l’avait pas encore porté, puisqu’elle souhaitait patienter jusqu’au lendemain, le premier du mois, pour le faire. 57
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Vingt-quatre heures plutôt, la petite bourgeoise s’était endormie malheureuse, songeant à l’ennui qui marquait sa vie. Par contre, en ce moment, son état d’esprit ne pouvait être plus différent. Aravane, toute extatique, effleurait sa bague à l’aide de ses doigts. Elle demeurait couchée sur son lit, mais n’arrivait pas à dormir, sans doute à cause de l’excitation qui s’était emparée d’elle depuis quelques heures à peine. Aravane sursauta. À sa gauche, son réveil venait de sonner. Elle trouvait cela bizarre, puisqu’il ne sonnait jamais qu’à huit heures du matin, alors que maintenant l’obscurité régnait encore dehors. Aravane se retourna pour faire face à l’engin électronique. Il affichait minuit pile. Fatiguée, elle se dirigea ensuite vers sa salle de bain à la recherche de somnifères. À mi-chemin, elle s’arrêta. Puisqu’il était minuit passé, un nouveau jour avait donc commencé. Le trente-et-un avait laissé place au premier. Cette simple constatation eut l’effet d’une bombe sur Aravane. Dorénavant, elle pouvait mettre son alliance. Sautant littéralement de joie, elle s’empara du bijou et doucement, elle le glissa le long de son annulaire gauche. Émue, elle le fit très lentement, les larmes aux yeux. La bague, ni trop large, ni trop étroite, lui allait parfaitement. Béate, elle ne bougea pas pendant plusieurs minutes, se contentant d’admirer le doigt portant l’alliance. Une fois revenue sur terre, Aravane décida de sortir. Elle n’avait aucune envie de dormir. Elle désirait uniquement se pavaner avec son bijou afin que tout le monde puisse admirer l’étendue de sa splendeur. Après avoir enfilé sa plus belle robe et quitté son domicile, Aravane héla un taxi. D’une voix forte et assurée, elle énonça sa destination : la Boîte de Pandore. C’était la dernière 58
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discothèque où elle avait mis les pieds. Le trajet en voiture fut long et pénible pour Aravane. Le chauffeur, un vieux cochon d’une soixantaine d’années, n’avait cessé d’émettre des propos obscènes remplis de sous-entendus déplacés. Grandement offusquée, sa passagère avait dû faire preuve d’un grand sang-froid pour ne pas le gifler. Ainsi, lorsque le véhicule s’immobilisa devant la Boîte de Pandore, Aravane laissa échapper un profond soupir de soulagement. Elle s’apprêtait à payer son conducteur, mais ce dernier refusa et prétexta que le service était gratuit pour une femme aussi séduisante. Sans trop se poser de questions, Aravane déguerpit à toute vitesse du taxi, contente de ne pas avoir payé. Elle jeta un bref coup d’œil à sa bague pour vérifier sa présence et se dirigea vers la file devant la boîte de nuit. La file, longue d’au moins deux cents mètres, était exclusivement constituée de la jeunesse dorée de la ville. Des fils et des filles à papa, accoutrés selon les dernières tendances saisonnières, attendaient impatiemment de rentrer à l’intérieur du club. Bien sûr, ceux qui demeuraient dehors étaient les plus pauvres, possédant le moins de contacts. Les mieux nantis, aux carnets d’adresses adéquatement remplis, se défonçaient déjà au son de la musique depuis un bon bout de temps. Aravane n’était venue qu’une seule fois ici, une décennie plus tôt. Incapable de supporter la décadence qui régnait au sein de la discothèque, elle l’avait quittée après dix minutes et s’était promis de ne plus jamais y revenir. La Boîte de Pandore, réputée à travers tout le pays pour sa luxure, ainsi que pour sa consommation démesurée de substances illicites et d’alcool, était l’incarnation même du vice. 59
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Aravane ne souhaitait aucunement attendre. D’une démarche sûre et rapide, elle dépassa tous les jeunes gens pour se mettre à l’avant de la queue. Plusieurs sifflets et remarques émanèrent à son passage, la majorité provenant des hommes, mais elle n’y prêta guère attention. La jeune femme préparait mentalement son discours au videur pour qu’elle puisse accéder au club, mais à sa grande surprise, ce dernier lui laissa la voie libre avec un étincelant sourire sur le visage. Ravie d’être facilement rentrée, Aravane se dirigea tout de suite vers le bar. La musique était assourdissante, bien au-delà de la limite du supportable, l’éclairage aveuglait la foule et la promiscuité gênait les déplacements. Malgré cela, tout le monde semblait s’amuser. Des danseurs se déhanchaient sur la piste, pendant que d’autres, accoudés au bar, buvaient, tandis que certains préféraient se reposer sur les canapés. A priori, la Boîte de Pandore ressemblait à n’importe quelle autre discothèque, mais Aravane savait qu’au-dessous de ses pieds avaient lieu toutes sortes d’excès. Après avoir pris place au bar, Aravane n’eut même pas le temps de prononcer le moindre mot que deux serveurs lui tendirent une douzaine de verres, tous offerts par des clients différents. Surprise, Aravane but une gorgée de chacun et jeta des sourires reconnaissants. Elle était flattée, car elle n’en avait jamais reçu auparavant. Alors qu’elle sirotait un autre verre, elle manqua de s’étouffer. Elle jeta un regard effaré à son annulaire gauche. Le comportement du chauffeur de taxi, les sifflements des hommes dans la file, le geste du videur et le nouvel intérêt que lui manifestaient les hommes présents dans la discothèque… Aravane venait enfin de comprendre. Elle avait jusque60
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là toujours été ignorée par le sexe opposé. Ce changement soudain défiait toute logique. Il ne pouvait être causé que par la bague qu’elle portait depuis à peine une heure. Affolée, Aravane essaya d’enlever l’alliance. Elle poussa alors un petit cri. L’objet du marabout s’était chauffé et resserré. Aravane ressaya de l’ôter, mais y renonça, car il ne faisait que se chauffer encore plus et blesser son doigt. Trop occupée avec sa bague, la jeune femme ne remarqua pas les deux hommes qui s’assirent à ses côtés. L’un d’entre eux, clairement ivre, posa sa main sur sa cuisse et lui fit des avances. Scandalisée, Aravane le gifla et s’éloigna. Visiblement blessé par un tel rejet, l’homme s’approcha d’elle, l’insulta et l’étreignit violemment par le bras droit. Son ami, beaucoup plus costaud, se mit en arrière d’Aravane, prêt à rejoindre l’action. Malmenée par l’ivrogne, Aravane le gifla une deuxième fois, de la main gauche cette fois-ci. À sa plus grande surprise, il lâcha son emprise et s’écroula par terre. À la vue de cette scène, le colosse qui se trouvait derrière Aravane la poussa et l’injuria. Incapable de supporter une nouvelle agression, cette dernière le baffa de la main droite. La brute ne flancha pas. Aravane le gifla encore, en alternant de main. Tout comme son camarade, il s’effondra. Autour d’Aravane, plus personne ne dansait ou ne riait. Les gens avaient observé la bagarre et tentaient de comprendre comment une femme, à l’apparence fragile, avait pu mettre hors combat deux hommes dans la fleur de l’âge, et ce, à l’aide de gifles. Surtout que l’un de ces hommes possédait le physique d’un champion de boxe. Ignorant l’attention qu’elle recevait, Aravane contemplait sa bague. Elle avait 61
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compris comment elle s’était débarrassée de ces deux sauvages. Elle chercha à tout prix à l’enlever. Comme tout à l’heure, elle échoua. La bague se réchauffait et se resserrait, lui faisant mal. Tandis qu’Aravane essayait de retirer son alliance, une femme s’était approchée des deux hommes par terre. Elle tâta leurs pouls et lança un regard horrifié à Aravane. Autour d’elle, tout le monde avait compris. Petit à petit, la rumeur se propagea au sein de la foule, donnant naissance à une panique générale monumentale. Les jeunes gens, en proie à une grande terreur, se bousculaient à la recherche de la sortie. Personne ne voulait demeurer auprès de cadavres, sur la scène du crime, proche de la meurtrière. Quelques-uns, par contre, allumèrent leur téléphone, essayant sans doute de contacter la police, une ambulance ou même les pompiers. Au milieu de ce chaos, tout le monde semblait avoir oublié Aravane. Cette dernière se tenait immobile, près des deux victimes. Dégoûtée par son geste, elle essayait de se réveiller de ce qu’elle croyait être un atroce cauchemar. Perdue dans ses pensées, elle ne fournit pas la moindre résistance à l’homme qui la prit par la main et l’emmena dans le fond de la discothèque, maintenant déserte. L’homme était grand, noir et massif. Il fallut plusieurs secondes avant qu’Aravane ne le reconnaisse. C’était Léon, le marabout. Réjouie de sa présence, Aravane, en pleurs, le supplia de lui retirer la bague. Impassible, Léon rétorqua qu’il n’y avait rien à faire, puisqu’elle avait mis la bague à la mauvaise main. Portée à la main droite, elle favorisait l’amour chez le sexe opposé. Portée à la main 62
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gauche, elle déclenchait de sentiments beaucoup moins nobles et des pulsions primaires. Loin de baisser les bras, Aravane continua ses supplications. Mais l’attitude de Léon demeura la même. Selon lui, la jeune femme était en train de payer le prix de son manque d’écoute et de sa superficialité. Elle désirait l’attention des hommes et l’avait eue. Elle n’avait qu’à s’en accommoder. Aravane protesta et déclara que tout ce qu’elle avait voulu, c’était trouver l’âme sœur. Léon lui coupa la parole en la traitant de menteuse. Il affirmait qu’Aravane n’avait jamais cherché une âme sœur, que cela n’était qu’une excuse pour justifier sa perpétuelle quête d’attention. Il avait deviné cela dès qu’il l’avait vue pour la première fois et avait souhaité lui servir une bonne leçon. Aravane, toujours en larmes, démentait les dires du marabout. Mais au fond d’elle, elle savait qu’il avait entièrement raison. C’est pour cela que lorsqu’un policier vint lui passer des menottes, elle se laissa faire. Habillée de sa tenue de prisonnière, Aravane attendait, assise sur un canapé, l’arrivée du psychologue du pénitencier. Elle contemplait sa bague, qu’elle n’avait toujours pas réussi à ôter et qui ne lui servait à rien dans cet endroit. Elle entendit la porte s’ouvrir et se leva. Un homme, grand, noir et massif était rentré.
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À TRAVERS LE TEMPS par Maïka Giasson Illustrations de Mathieu Benoit Je ne pensais jamais qu’un geste insignifiant tel que celui-là pouvait changer le cours de ma vie. Je n’étais qu’un gamin, voulant simplement découvrir de nouvelles sensations. Dès l’âge de 5 ans, je parcourais la ville en quête d’émotions fortes et je ne pensais jamais aux conséquences de mes actes. Par contre, je regrette maintenant d’avoir été aussi curieux. La voisine d’en face était très âgée et je haïssais voir son affreux visage rempli de rides. Un jour de pluie où seul l’ennui m’accompagnait, j’eus une idée fort intéressante : entrer par effraction chez ma voisine. Je sortis de chez moi, traversai la rue en courant et entrai subtilement dans la cour de la vieille dame. Elle habitait une grande maison délabrée et son adresse attirait toujours le regard des gens. Les chiffres 1843 étaient gravés sur une pierre argentée qui avait étrangement la forme d’une horloge. Je marchai très doucement sur son balcon. J’examinai l’état des fenêtres puis forçai l’une d’entre elles à s’ouvrir. Lorsque je fus dans la maison, la première chose que j’aperçus fut une magnifique pendule. Je la saisis d’une main forte, repassai par la fenêtre puis courus chez moi. C’est alors que j’entendis la vieille dame crier au loin : « Sale bandit ! À l’aide, on me vole mon temps ! » Le lendemain, une ambulance était sur ma 65
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rue : la vieille dame était morte. Ce matin-là, je sentis que quelque chose avait changé. J’allai devant mon miroir et je devins aussitôt très pâle. Je n’étais pas fou : j’avais grandi. J’ignorai cette anomalie, me persuadant qu’il était bien normal de grandir vite à mon âge. Durant la nuit, je me réveillai en sursaut à cause d’un atroce mal de jambes. Je regardai mes jambes, puis tout mon corps. J’avais du poil sous les aisselles, mes épaules étaient larges, j’avais une pomme d’Adam saillante et mes jambes dépassaient largement du lit! J’allai à l’école, mais je ne comprenais pas. Personne ne s’apercevait de rien, au contraire, j’avais l’impression que tout le monde vieillissait. J’étais paniqué. Le lendemain matin, mes parents me réveillèrent en me souhaitant un bon 20e anniversaire. C’était vrai, j’avais bel et bien 20 ans : je n’avais plus la mentalité d’un gosse, mais bien celle d’un homme. Les autos miniatures, les ballons et les chevaliers ne m’intéressaient guère plus. Peut-être avais-je des troubles de mémoire ? Je grandissais normalement, mais oubliais presque tout de ma vie. C’était donc cela ! Le jour de mes 25 ans, je fis un grand ménage de ma chambre et tombai sur mes vieilles affaires. Je déballai une boîte : c’était l’horloge. J’avais complètement oublié toute cette histoire. J’avais observé furtivement la pendule et trouvé bizarre qu’il n’y ait plus les aiguilles. Mais je me trompais. Les aiguilles étaient là, intactes et belles. C’est simplement qu’elles tournaient à une vitesse folle. Je compris alors ce qu’il m’arrivait. Les jours passèrent ainsi et le temps défila sous mes yeux. Je n’avais fait qu’emprunter une misérable vie et je ne l’avais pas vue passer. 67
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Cela fait maintenant 18 jours que j’ai volé cette horloge. J’ai 95 ans et je me sens faible, à bout de souffle. On m’a volé mon temps, tout comme j’ai dérobé celui de quelqu’un d’autre. Je vais mourir aujourd’hui, à la 1843e journée de ma vie. Cela me rappelle étrangement quelque chose…
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LE BISCUIT CHINOIS MALÉFIQUE par Alexandra Laurent Illustrations d'Élisabeth Eudes-Pascal Martine, une adolescente de 15 ans aimée de tous, avait d’excellentes notes et possédait la meilleure des amies. Physiquement, cette élève de troisième secondaire, qui était très grande, avait une longue chevelure châtaine et de magnifiques yeux olive. Elle était au théâtre du coin avec sa meilleure amie, Patricia, pour leur habituelle répétition du lundi soir. Les deux amies étaient passionnées par cette activité et adoraient jouer leur nouveau rôle. Dans les coulisses de la scène éclairées par plusieurs chandelles colorées, la jeune fille but son thé et mangea son biscuit chinois. La scène, anormalement déserte, donnait une ambiance mystérieuse au théâtre. Martine fut étonnée par l’énoncé inscrit à l’intérieur de son biscuit : « Une expérience de vie vous fera grandir ». Martine se sentit soudain nauséeuse et désorientée. Ses mains étaient moites et son cœur battait la chamade. Elle avait la forte impression que quelque chose en elle s’était modifié, mais l’adolescente était incapable de dire ce que c’était exactement. Sa répétition au théâtre fut triomphale. Elle était dans la peau 71
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d’une fille souffrant d’anorexie et elle jouait son rôle à la perfection. Martine s’empressa de retourner chez elle, après le théâtre. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était soudainement envahie par des préoccupations alimentaires. Plus les jours avançaient, plus Martine était obsédée. C’était comme si une force inconnue avait pris le contrôle de son esprit. Cette force, qui la convainquait de vouloir maigrir, prenait de l’ampleur chaque jour. Martine n’était plus la personne enjouée qu’elle était. Elle ne faisait plus de théâtre et elle se questionnait constamment sur ce qu’elle se permettrait peut-être de manger après sa routine intense et démesurée d’exercices de tout genre. Le calcul des calories occupait toutes ses pensées. Martine ne pouvait pas dire ce qui la motivait ou la poussait à tant vouloir maigrir, mais la force en elle l’influençait tout de même à le faire. Cette pauvre demoiselle était gouvernée par une énergie négative qui l’incitait à perdre du poids et elle était incapable d’y résister. C’était beaucoup trop puissant. Cette force avait transformé Martine qui était totalement terrifiée. Patricia était très inquiète à propos de son amie. Elle l’invita au théâtre qui avait été rénové depuis peu, afin de discuter et de boire le thé. Ce nouveau théâtre, un endroit où Martine aimait aller, avait une allure plus moderne. Patricia offrit un biscuit chinois à son amie, mais celle-ci refusa de le manger. Elle était toutefois curieuse de découvrir le message à l’intérieur. Elle cassa le biscuit et fut surprise de découvrir qu’il n’y avait absolument rien d’écrit sur l’étiquette. Martine se sentit tout à coup reprendre le contrôle d’elle-même. Elle ne voulait plus vivre de cette façon. Elle prit donc la tasse de thé et se mit à en boire plusieurs gorgées. L’étiquette blanche qui avait été mise de côté s’illumina brusquement. Martine s’approcha de celle-ci et s’aperçut qu’une phrase s’imprimait sur elle au même 73
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rythme qu’elle buvait sa boisson chaude. L’adolescente qui était stupéfaite se dépêcha à vider sa tasse et fut en mesure de lire sur le bout de papier : « Une expérience de vie vous a grandi ». Tout devint alors clair pour Martine. L’énergie démoniaque qui prenait le contrôle de ses pensées et qui l’envahissait avait quitté son corps. Quel soulagement ce fut! Après cette dure expérience de vie qui avait effectivement fait grandir Martine, la jeune fille profitait pleinement de chaque moment, car elle ne savait pas ce qui pouvait lui arriver le lendemain.
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LE ROBOT, LE CHEVAL ET LE CROCODILE par Elie Griggs Clermont Illustration de Katon Tout commença avec le concours « Les écrivains de demain ». Zane, qui était retourné à l’école depuis peu, voulut y participer. C’était une occasion en or de prouver à ses proches, comme à lui-même, qu’il était capable de réussir. Il commença par des recherches sur la signification du fantastique. Il chercha et chercha, puis il lut tout ce qu’il y avait à lire sur le sujet. Le thème du concours était « C’est fantastique ! » ; ce qui exigeait, évidemment, la rédaction d’une nouvelle fantastique. « Oh ! se dit-il, ce sera facile, puisque j’ai beaucoup d’idées ! » Toutefois, ce qui semblait si facile se transforma rapidement en cauchemar... Oui, il avait beaucoup d’imagination, mais ce n’était pas tout. Il devait aussi suivre une directive bien précise : le texte devait convenir à des gens de tous âges. Pas de violence, pas de sujets tabous, c’était beaucoup plus difficile qu’il ne le croyait. Il commença donc à écrire quelques lignes ici et là. Une histoire et puis une autre... Chaque fois qu’il finissait la situation initiale, c’était le calvaire… et il se 77
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creusait la tête pour trouver une intrigue qui conviendrait à tout le monde. Il cherchait quelque chose qui n’avait jamais été fait, mais c’était difficile. Il consacrait tellement d’heures à écrire devant son ordinateur, à essayer de pondre quelque chose de créatif, de nouveau. Il voulait chasser de sa tête les histoires de Poe, de Lewis et des centaines d’autres écrivains qui s’étaient succédé avant lui. Durant les vacances des fêtes, il s’enferma à double tour, accompagné de son chien Iko et de Pink Floyd. Ses amis voulurent l’inviter à sortir de sa tanière, mais en vain. Le jour de l’An approchait à vue d’œil. Il devait se dépêcher s’il voulait avoir le temps d’écrire toute son histoire avant le retour à l’école. Le trente et un décembre arriva. Il y avait une frénésie dans l’air. Les gens étaient heureux dans les rues. Zane resta tranquillement à la maison à écrire. Il n’avait pas de temps à perdre à aller rejoindre ses amis. Son texte était bien trop important. Il devait réussir. Il écoutait la musique et fixait les lettres noires sur fond blanc de son ordinateur, en cherchant ce qui faisait la différence entre la réalité et la fiction; puisqu’au fond tout était relatif. Tout à coup, les lettres commencèrent à devenir floues et le centre de son écran d’ordinateur se transforma en un mini trou noir qui avala tout son texte. Pris de panique, il essaya de sauvegarder les quelques lignes qu’il avait commencé à écrire, mais cela ne fonctionna pas. Découragé, il avança les mains pour fermer l’écran de son petit ordinateur portable, mais la force puissante du trou noir les tira vers le centre de l’écran. La bataille, entre son ordinateur et lui, sembla durer une éternité. Son chien, 78
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fidèle compagnon de sa solitude, jappait et essayait de mordre l’ordinateur possédé. Mais Iko disparut au moment où ses dents touchèrent l’écran. Zane décida de lâcher prise et se fit aspirer par l’ordinateur. Il se réveilla dans une pièce à côté de son chien. Il était étendu sur le sol d’une petite chambre blanche, vide. Le blanc des murs était si pur que cela lui prit du temps avant de remarquer la porte, légèrement camouflée par la brillance des lieux. Zane et Iko se dirigèrent vers elle et ils l’ouvrirent. De l’autre côté se trouvait un grand corridor gris et droit, avec beaucoup d’autres portes. La porte de la chambre où ils se trouvaient était à l’extrémité de ce corridor. « Le corridor est si long qu’on ne pourra jamais atteindre la fin », se dit Zane. Il regarda Iko et se mit à marcher vers l’avant, en direction d’une possible sortie, se disant que laisser les portes fermées serait probablement plus sage, puisqu’il ne savait pas du tout où il était. Après avoir marché, pendant ce qui lui parut des heures, il entendit le cri d’une jeune femme venant d’une porte droit devant. Sans hésiter, il se précipita et alla porter secours à la demoiselle en détresse. Elle était là, en larmes, aussi perdue que lui lorsqu’il s’était réveillé. – Mademoiselle, dit-il, je m’appelle Zane. Je ne comprends rien moi non plus, mais calmez-vous, nous allons trouver un moyen de sortir d’ici. – Je ne peux pas vous parler, je suis muette, répliqua-t-elle. À la seconde où ses lèvres se mirent à bouger et que les mots se formèrent, un sourire se dessina. 79
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– Vous êtes muette... pourtant, je vous ai entendue ! Que se passe-t-il ici ? Elle lui dit alors qu’elle était muette depuis sa naissance et qu’elle entendait sa voix pour la première fois. Émue et troublée à la fois, elle sauta dans les bras de son mystérieux sauveur. Lorsqu’elle revint un peu plus à elle, elle lui expliqua qu’elle ne se souvenait plus de rien. Elle avait constamment le sourire aux lèvres, fière d’être capable de parler. « C’est un miracle ! » dit-elle. Elle qui se sentait si seule au monde par manque de communication avec les autres, elle qui ne pouvait qu’écouter alors que les autres, inconscients de leur pouvoir, ne faisaient qu’utiliser ce qu’elle désirait tant pour des choses futiles, jugeait-elle. Cette fois, elle ressentait un lien intime avec un autre individu. Zane lui expliqua qu’il devait absolument retourner chez lui terminer l’écriture de son texte. Elle décida donc de le suivre puisque, de toute façon, elle ne pouvait pas rester dans cette chambre éternellement. À sa sortie de la pièce, le trio se retrouva dans une autre chambre. Celle-ci était richement décorée, les murs peints de couleurs chaudes étaient recouverts de photos encadrées, des divans de velours écarlate encerclaient une petite table ronde sur laquelle se trouvaient les desserts préférés de Zane ; soit de la mousse au chocolat et des baklavas, ainsi qu’une bouteille de cidre de glace. Affamés, ils se dirigèrent vers la table. Les sofas étaient incroyablement confortables et permettaient à Zane de reposer ses jambes endolories. Ils commencèrent à discuter plus calmement, puis ils se mirent à regarder les diverses photos que contenait la pièce. 80
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À son grand étonnement, Zane reconnut les gens sur les photos : des gens de sa famille, des amis, des anciennes copines. Tout était là, depuis sa tendre enfance jusqu’à aujourd’hui; les déceptions, les tristesses, les échecs, tout ce qu’il avait bloqué de son esprit. Il réprimait ses émotions puisqu’elles l’empêchaient d’avancer. « Être faible ne menait nulle part », se disait-il. Alors qu’il essayait de ravaler une fois de plus ses sentiments, la jeune fille, Julie, s’approcha et lui mit une main sur l’épaule. – Tu sais, tout le monde a le droit d’avoir des émotions, se sentir faible ne veut pas dire qu’on l’est, bien au contraire. Il faut vivre ses émotions. Tu verras tout ira mieux si tu le fais. Tu es humain et être humain veut dire ressentir chacun de ces petits moments de tristesse ou de joie que la vie comporte. À ces mots, Zane se mit à trembler… et ses mains… devenues moites… se crispèrent. Il s’effondra sur le sol en larmes, incapable de contrôler les sanglots qu’il avait depuis si longtemps enfermés au plus profond de lui-même. Iko, son meilleur ami, vint le lécher au visage, ce qui sortit Zane de sa torpeur et le ramena quelque peu de ses émotions. Il resta là un bon moment à flatter son chien, pendant que Julie lui caressait délicatement le dos. Il laissa ses émotions passer doucement larme après larme. Tranquillement, il finit par s’endormir sur le sol, fatigué par l’épuisante surcharge émotionnelle qu’il venait de vivre. Après ce bref moment de quiétude, il se réveilla. Julie était là, particulièrement pensive, mais souriante comme toujours. Iko était couché à ses pieds. Le réveil fut difficile. Il resta allongé un bon moment à repasser dans sa tête tout ce qu’il avait vécu, de sa naissance jusqu’à maintenant. 81
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Il se leva et offrit à Julie de continuer leur recherche. En se dirigeant vers la porte, Zane eut une étrange impression. Que trouverait-il derrière cette porte… un autre corridor… une autre chambre… la sortie ? À l’approche de la porte, Iko se mit à aboyer sans arrêt et lorsque Zane voulut ouvrir la porte, il le mordit. Zane, surpris, lâcha la poignée. Jamais, auparavant, son chien ne l’avait mordu. Il s’abaissa pour essayer de calmer la bête, qui semblait terriblement apeurée. Après quelques minutes… et de longues caresses, le chien redevint calme et confiant en son maître. Zane, avec la plus grande délicatesse, alla ouvrir la porte dans l’espoir de retourner chez lui. La poignée de la porte était glaciale. Et lorsqu’il l’ouvrit, un vent puissant souffla. Julie vint prendre la main de Zane. – Nous n’avons pas le choix… il n’y a qu’une seule porte… On doit avancer… lui dit-il. Ils avancèrent donc dans la pièce froide et sombre. À leur entrée, une odeur les subjugua. Une odeur forte et âcre. Une mince lueur verdâtre leur permettait de voir légèrement où ils marchaient. Ils avancèrent encore et encore, le sol glissant les rendait incertains de leurs pas. Ils comprirent qu’ils étaient dans une sorte de caverne. Les parois rocheuses et humides semblaient sortir tout droit du jurassique. À un moment, ils entendirent un bruit qu’ils n’avaient jamais entendu, une sorte de rugissement primitif. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, l’ambiance devenait morbide, l’odeur de musc qui envahissait l’air devenait de plus en plus présente, l’humidité 82
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augmentait sans cesse. Ils se sentaient pris au piège par une force inconnue, puissante et monstrueuse. La terreur s’amplifia. Julie, accrochée au bras de Zane, le lui pressa fortement. Plus ils avançaient, plus la pression devenait forte. Ils devaient sortir de là le plus rapidement possible ! Zane prit alors Julie dans ses bras pour la réchauffer et la réconforter, mais il avait lui aussi besoin de ce réconfort. Tout à coup, Iko se mit à gratter la paroi frénétiquement… et soudain, un mince rayon de clarté les aveugla. Zane accourut vers l’endroit que son chien avait dévoilé et se mit lui aussi à arracher de petits morceaux. En portant plus attention à la texture du mur, il réalisa qu’il était constitué d’écailles de différentes grosseurs. – Viens m’aider ! cria Zane à sa partenaire. – Zane, tu dois affronter cette étape-ci par toi-même. Tu as su m’écouter pour la première fois, sache en faire autant ici. Zane, mystifié par l’affirmation de Julie, resta bouche bée. – Mais comment veux-tu que j’écoute une caverne étrange, puante et dont les parois sont couvertes d’écailles ? Ça ne fait aucun sens, j’ai l’impression de me battre de l’intérieur contre un immense serpent invisible ! Plus sa voix augmentait, plus la caverne semblait s’élargir. – Je ne veux pas rester pris au piège dans cet endroit. JE VAIS TROUVER LA SORTIE ! hurla-t-il à Julie. Bouillonnant, il se remit à la tâche, arrachant écaille par écaille, se coupant sur 83
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quelques-unes d’entre elles. La colère qu’il dégageait semblait lui donner la force de poursuivre ses efforts. « Je ne veux pas rester ici ! » répéta-t-il. Voyant que ses espoirs étaient vains, puisque la caverne semblait se refaire au fur et à mesure, il se mit à hurler de toutes ses forces. Le cri primal qui venait tout droit de ses entrailles fit exploser la façade, qui éclata en mille morceaux. De l’autre coté se trouvait son salon, comme il l’avait laissé. – Nous y sommes arrivés ! cria-t-il en traversant ce qui restait de la barrière. Voici ma maison, d’ici je peux retrouver où tu habites. Julie souriait… – Je ne peux pas sortir d’ici, mais j’espère que cette fois-ci tu ne me contraindras pas au silence. Ne refais pas les erreurs du passé, écoute-moi, je te ferai voir des choses merveilleuses. Tu as fait la paix avec tes émotions, tu as vaincu ton démon intérieur par l’instinct. Nous sommes trois, les trois facettes de qui tu es. Tu es complet maintenant, va et n’oublie jamais. Sur ce, elle disparut et, avec elle, la grotte en écailles. Zane regarda Iko, lui sourit et prit son téléphone : « Écoute Martin, si l’offre tient encore, j’irai vous rejoindre d’ici peu. Oui ? Parfait ! » Il mit son manteau, prit ses clefs et courut vers la sortie. « Le texte peut bien attendre un soir de plus, ce soir je vis. » 84
MAÎTRE THIBAULT par Byanka Boutin-Parent Illustration de François Escalmel Assis au centre de sa sphère, Maître Thibault contemplait l’univers. Les étoiles lui apparaissaient si belles et si près à la fois. Pour cause ! Il n’avait qu’à tendre le bras pour atteindre celles qui étaient à portée de main. S’il n’avait été de son globe de verre qui le retenait prisonnier, sans doute qu’il aurait posé une paume sur l’une de ces étoiles si sublimes. Il se contentait donc d’admirer ces lumières qui lui semblaient aussi délicates que fragiles. Elles étaient pour lui certes inaccessibles, mais combien réconfortantes. En les regardant, il éprouvait une telle plénitude. La sensation de chaleur et de bien-être qui émanait de ces perles scintillantes donnait l’impression à Maître Thibault de s’être enfin accompli. Il sentit alors une espèce de picotement provenir de son thorax. Il voulut vérifier la source de cette sensation et fut surpris de constater à quel point son corps avait changé. Pour s’en assurer, il examina d’abord un bras puis passa à l’autre. Il avait toujours l’apparence d’un homme mature, mais sa peau était aussi neuve que celle de l’enfant qui vient de naître. Il approcha des parois de sa bulle en verre afin d’y contempler son reflet. Il fut ébloui de se voir si jeune. Cependant, il ne put observer davantage le phénomène, car le picotement le reprit. Il y eut alors une lumière blanche qui tapissa entièrement sa bulle protectrice. À l’instar des astres voisins, cette lumière était agréable et chaude. Il était vrai, malheureusement, qu’il n’avait pu toucher les étoiles, 87
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mais à présent que la lumière était de son côté du verre, il pouvait laisser libre cours à son imagination. De son index, il palpa donc l’objet de son désir. Il resta sans voix lorsqu’il vit et sentit la lumière adhérer à lui à la manière d’une toile d’araignée. La sensation de picotement le tenaillait toujours. Il tenta donc de la chasser de son autre main. Le geste sembla calmer le chatouillement. Il avait toujours les yeux rivés sur la lumière qui dansait au bout de son doigt lorsqu’elle vira au bleu marine. Le néant commença à s’engouffrer au fond de sa bulle. Cette même bulle qui avait été pour lui si rassurante jusqu’à présent. Une image se colla alors sur la vitre de la sphère. Il vit apparaître une forêt sombre. Il en sentit même la froidure et l’humidité sur sa peau. Maître Thibault eut soudain l’impression d’être projeté au milieu d’une scène qu’il avait lui-même vécue. Un jeune garçon courait à vive allure en tâchant d’éviter les arbres. Il semblait être à bout de souffle. Les litres de larmes qu’il avait versés avaient laissé des traces de leur passage sur ses joues noircies par la terre. Il faisait nuit noire et la lune ne daignait pas éclairer le ciel. La gorge serrée par la peur et la douleur, le petit garçon ne parvenait plus à crier à l’aide. Maître Thibault, toujours plongé dans son passé, porta une main à sa propre gorge. Aujourd’hui, seul le souvenir de toutes ces émotions l’immergeait, mais à l’époque c’était la panique et la terreur qui l’avait envahi lorsqu’il s’était su perdu dans la forêt. La bulle redevint alors blanche et il ressentit de nouveau ce picotement. Cela s’étendait maintenant vers les épaules et descendait jusqu’à son estomac. Un souvenir lui revint en mémoire. Il se demandait si… Une seconde fois, il approcha son doigt de la lumière et le phénomène se reproduisit à nouveau. Par contre, la lumière vira au rouge sang. L’image qui se colla à la sphère était la même que dans son souvenir. Là aussi, il fut catapulté dans cet épisode de sa vie haute en émotion. La chaleur des bougies, la fraîcheur 88
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des draps agrémentaient sa peau si douce. « Ah ! Sa peau ! » s’exclama Maître Thibault à la vue de sa jeune femme. Il n’en était pourtant pas à ses premières expériences sexuelles, mais avec elle tout était commencement et idylle. Face à face et nus comme au premier jour, seule la respiration de l’un atteignait l’autre. Leurs mouvements d’une tendresse magnétique avaient été inimitables par la suite. Le regard de l’un engouffré dans le regard de l’autre. Ce fut ce jour que Maître Thibault donna une véritable signification aux mots « faire l’amour ». L’émotion n’était plus là aujourd’hui, mais le scénario passait en boucle dans son esprit. Il inspira deux fois et la bulle redevint blanche. « Ah ! La passion ! pensait-il. N’est-ce pas là la forme d’amour la plus intense et la plus pure ? » La plus pure! Bien sûr, il y a aussi l’amour inconditionnel. Celui que l’on a pour ses enfants et même pour ses petits-enfants. Il n’eut aucun mouvement à faire pour que les fils de lumière, maintenant jaune doré, rejoignent directement ses doigts, ses orteils et même le sommet de sa tête. Le picotement envahissait à présent la totalité de son corps. La bulle ne le renvoya pas dans l’un de ses souvenirs, ce fut plutôt le souvenir qui se matérialisa en lui. Il se revoyait sur son lit d’hôpital, vieux et mourant. Entouré de sa famille, ses enfants qui euxmêmes étaient accompagnés de leurs enfants. « Pourquoi pleurent-ils tous ? » se rappelait-il s’être demandé. Maître Thibault avait pourtant toutes les raisons d’être heureux. Il allait bientôt rejoindre sa femme, sa tendre et douce femme. 89
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« J’ai vécu et ressenti tant de choses ! J’ai donné et reçu tant d’amour ! J’ai toutes les raisons de me sentir accompli ! » dit-il pour lui-même. Maître Thibault s’évapora alors en une poussière d’étoiles au centre de sa sphère. Merci ! Merci à la vie d’avoir autant été ! Un jour tant d’émotion reviendrait naître. Maître Thibault attendrait sagement dans l’univers le jour où il remettrait enfin le pied sur terre…
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AMOUR PERDU, AMOUR RETROUVÉ par Juliette Maheu Illustration d'Annie Rodrigue Certaines choses semblent terribles. Lorsque nous voyons ce que les autres vivent, nous finissons parfois par nous trouver chanceux. Je sais très bien de quoi je parle, je suis médecin. Des maladies qui ne se traitent pas, des enfants qui perdent leur jeunesse à cause d’une leucémie, des décès inattendus, toutes ces choses m’entourent. Je côtoie la mort de si près que je la sens parfois me gruger de l’intérieur. Pourtant, j’aime mon travail, car je peux aider bien des gens. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour me sentir comme si j’étais un héros. Mais, il n’y a pas si longtemps, j’ai connu quelqu’un qui en connaissait plus que moi sur la mort. C’était une journée étrangement lugubre, mais je n’avais aucune idée pourquoi. Il faisait sombre et froid. Je me levai, me préparai pour le travail, passai prendre mon café au restaurant du coin, puis marchai vers l’hôpital où j’exerce ma profession. Je sentais déjà quelque chose d’étrange et d’inhabituel dans l’air. Arrivé à l’hôpital, je reçus quelques patients inquiets, mais rien de sérieux. Je me rappelle que cette journée particulière s’était déroulée très lentement. Habituellement, je finissais de travailler vers 21 h 30. Donc à 21 h 30, comme 93
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à l’habitude, je pris mon manteau et ma valise et me préparai à retourner chez moi pour passer une bonne nuit de sommeil. Dès que je sortis de mon bureau, manteau sur le dos, mon assistante vint me prévenir qu’une patiente me demandait en prétendant que c’était très urgent. « Que ne ferais-je pas pour sauver les autres ? » me dis-je. Donc, je retirai mon manteau et ressortis tout mon matériel pour accueillir ma patiente. Elle entra. Tout de suite, je fus subjugué par sa beauté si mystérieuse et si douce. Elle semblait si fragile et si tourmentée. Sa longue chevelure raide et blonde et ses yeux d’une teinte grise me charmèrent à l’instant. J’avais une terrible envie de l’aider et même de la réconforter. Ses soucis avaient l’air d’avoir une telle emprise sur elle. – Comment puis-je vous être utile ? lui dis-je. – Il y a quelque temps, je suis tombée inconsciente. – Quelque temps… Pourriez-vous être plus précise ? Elle fit un geste de la tête signifiant « non » et mordit ses lèvres fines comme pour se retenir de pleurer. Je n’insistai pas et procédai à la routine habituelle. Je commençai par prendre sa température. Après quelque temps, je regardai mon thermomètre et il y était indiqué que ma patiente faisait -40 °C de température corporelle. Mon premier réflexe fut de me dire que mon appareil était défectueux. Ensuite, je pris mon stéthoscope et le plaçai sur la poitrine de cette fille qui devenait de plus en plus mystérieuse. Rien, je n’entendais rien du tout. Était-ce possible que mon thermomètre et mon stéthoscope ne 94
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fonctionnent pas ? Je commençai à avoir des sueurs froides. À cet instant, elle murmura : « Commences-tu à comprendre Paul ? » Je m’éloignai lentement d’elle et m’exclamai : « Je ne m’appelle pas Paul et qu’y a-t-il à comprendre ? » Je savais étrangement ce qu’elle voulait dire. Cette fille semblait être morte, mais elle avançait vers moi et pouvait me parler ! Était-ce un rêve ? Devenais-je fou ? Elle continua son délire. – Paul, je te cherche depuis tellement longtemps. Mon amour, nous sommes enfin réunis après tous ces siècles éloignés; nous pourrons monter au ciel ensemble ! – Nous ? Ensemble ? Écoutez, je ne comprends absolument rien de toutes ces bêtises ! Je vous vois aujourd’hui pour la première fois ! – Paul, rappelle-toi ! Rappelle-toi ce terrible accident qui mit fin à mes jours ! Elle semblait tout à coup si épanouie et heureuse. Je tremblai et me retins de crier. – Je ne comprends rien, c’est impossible ! Était-ce pour cela que je la trouvais si belle ? Elle recommença : – J’ai vendu mon âme pour te retrouver et vivre avec toi ! Cela fait exactement 300 ans que je te cherche ! Ton visage, ta façon de me parler. C’est toi Paul ! Avait-elle raison ? Non, c’était insensé ! Les morts et les vivants ne devraient pas être mélangés. 95
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– Mais madame… Que voulez-vous dire par « repartir avec moi » ? – Oui, Paul, tu dois mourir. Mon cœur battait à 100 000 à l’heure, je passai ma main sur mon front pour essuyer la sueur. Même si tout ça semblait absurde, je commençais à la croire. Cette jeune fille, qui semblait si triste et fragile au tout début, me semblait beaucoup plus puissante et persuasive tout à coup. Elle avait l’air inépuisable, comme si rien ne pouvait la faire changer d’avis. J’avais peur de savoir jusqu’où elle pouvait aller pour moi. Je me sentais en danger, mais j’avais une telle affection pour elle. Elle s’approcha de moi pour m’embrasser et, même si j’avais une envie folle de lui rendre le baiser, je pris la fuite, sortis de mon bureau et courus le plus loin possible de cet hôpital. Et aujourd’hui ? Ma vie a repris son cours normal. Il m’arrive souvent de recroiser cette pauvre fille, elle tente toujours de m’emmener avec elle et jusqu’à maintenant, je me débrouille bien pour la semer.
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PLONGÉE MORTELLE par Elsa Parent-Montpetit Illustration de Christiane Beauregard Aujourd’hui, le soleil brille. Il est déjà haut dans le ciel. Ses rayons frôlent la mer lui donnant des reflets azurés. Je me suis toujours senti serein dans l’eau. Depuis l’âge de dix ans, je rêve d’être un plongeur. À cet âge, ce n’était qu’une illusion inconsciente, comme beaucoup de petits garçons rêvent d’être policiers ou pompiers. Pour moi, ça a été différent : au cégep, j’ai choisi la plongée comme activité au premier trimestre : j’ai immédiatement adoré. Aujourd’hui, cela fait environ 16 ans que je suis photographe-plongeur, je travaille pour le magazine nature Monde sauvage. Cet après-midi, nous allons faire une prise de photos dans l’épave du USS Liberty, un bateau américain qui a été coulé lors de la Deuxième Guerre mondiale. Notre embarcation part des côtes de l’île de Bali en Indonésie. Nous allons passer cinq jours ici. L’épave du USS Liberty est peu connue, mais une équipe de plongeurs y a découvert une espèce d’hippocampe translucide. Nous allons faire le reportage principal du magazine d’octobre sur les hippocampes. C’est le temps de descendre à l’eau. L’épave est peu profonde, mais éloignée de la côte. Une fois au fond de l’eau, je n’en crois pas mes yeux. Malgré les nombreuses plongées que j’ai effectuées auparavant, je n’ai que rarement vu autant de couleurs : poissons exotiques, coquillages géants, coraux multicolores 99
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et algues allant du bleuâtre au jaune safran. J’aperçois des couples de poissonsclowns couleur de tangerine zigzaguant entre les tentacules d’anémones rosemauve. Des oursins brunâtres, des crabes violacés ou vermillon et de minuscules crevettes roses mouchetées d’orangé composent aussi le paysage marin qui est devant mes yeux. Alex, l’autre photographe, est aussi émerveillé que moi. Je prends des milliers de photos d’hippocampes et de tous ces magnifiques éléments. Ce cheval de mer est un des rares poissons qui nage verticalement. Il est aussi un des plus lents, il peut parcourir 25 centimètres en cinq minutes. Les hippocampes passent presque tout leur temps accrochés par la queue à des algues. Alors qu’on est sur le point de remonter sur le bateau, j’aperçois une masse sombre près d’un rocher sur ma droite. Je m’avance pour voir de quoi il s’agit. Je cligne des yeux sous mon masque. Elle est là, devant moi. Je ne vois pas ses jambes, car le rocher les cache. Elle est magnifique, je n’ai jamais vu une aussi belle femme de ma vie. Ses longs cheveux cuivrés ondoient autour de sa tête, leur couleur ainsi que les reflets roux qui les sertissent contrastent avec sa peau blanche. Ses yeux sont d’un bleu profond, les cils qui les encadrent sont parfaitement noirs et longs. Je lui fais signe de la main, elle me regarde, mais elle ne répond pas. Elle me tourne le dos et s’en va tranquillement. Je reste sur place sans bouger durant quelques secondes. Je voudrais la suivre, mais je n’ai plus beaucoup d’oxygène et je dois remonter. Par contre, je me jure de la revoir. Comment cette femme pouvait-elle être là ? Elle n’avait même pas de combinaison et bien que l’épave soit peu profonde pour la plongée, il est impossible d’aller jusqu’à cette profondeur seulement avec l’aide de ses 100
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poumons. Je décide de faire part de ce que j’ai vu à Alex, qui est autant mon collègue que mon très bon ami. S’il ne me croit pas, personne ne me croira, car il était dans l’eau avec moi et il est possible qu’il ait lui aussi aperçu cette femme. Alors que je termine mon histoire, Alex me répond : « Tu délires mon vieux, s’il y avait eu une femme aussi belle que tu me la décris sous l’eau, je l’aurais certainement vue. » Demain, ce sera notre dernière plongée à l’épave et ma dernière chance de la revoir et de prouver à Alex que je n’ai pas halluciné. Le lendemain, le bateau n’est pas aussitôt immobilisé que je suis déjà dans l’eau. J’ai tellement hâte de regarder encore les magnifiques yeux bleus de la mystérieuse femme. Je me dirige vers l’endroit où je l’ai vue en premier et ensuite dans la direction qu’elle avait prise en s’en allant. Au bout de quelques minutes, j’ai beau regarder partout, il est évident qu’elle n’est pas là. Je prends encore quelques photos, mais la magnificence de l’endroit ne me fait plus autant sourire. Je décide d’aller rejoindre Alex pour que nous remontions, car ma réserve d’oxygène commence à faiblir. Je fais le tour de l’épave. Ne le trouvant pas, je cherche plus consciencieusement. Je regarde partout au cas où il serait en difficulté. Au bout de quelque temps, ma réserve d’air est épuisée et je dois absolument remonter. Lorsque ma tête sort de l’eau, je devine les soupirs soulagés des membres de l’équipage, mais juste après, leurs traits deviennent inquiets, car Alex n’est pas avec moi. Je leur explique la situation et décide de retrouver mon ami. J’attrape une nouvelle bombonne et je replonge vers le fond marin à la recherche d’Alex. Je refais ce même manège trois fois sans toutefois trouver, ne serait-ce qu’une trace de mon ami. Me voyant préparer ma quatrième plongée, l’équipe de Monde Sauvage me retient, car il est tard et c’est malheureusement certain que, si Alex est resté dans l’eau, il est mort à l’heure qu’il est. Une grande tristesse s’empare de moi, je suis un peu comme dans 101
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le brouillard, je n’arrive pas à y croire. Je me dis que mon ami mérite quand même qu’on retrouve son corps. Je me promets, comme je me suis promis de retrouver cette femme que j’ai vue lors de ma première plongée, de retrouver le corps d’Alex. Ce soir, j’irai. Je retournerai à l’épave du USS Liberty. Le soir venu, je retrouve Madé, l’homme à qui l’équipe loue le bateau de plongée, dans le port. Il a accepté de m’amener, non sans recevoir une bonne somme pour cela. Ça ne me dérange pas de payer puisque j’en ai les moyens et après tout, c’est le corps de mon ami que je dois retrouver ! C’est assez dangereux de partir à cette heure et à deux seulement, mais d’une certaine manière, je ferais tout pour retrouver mon ami. Notre petit bateau quitte la côte, il est environ 20 heures, le ciel commence à s’obscurcir légèrement, le soleil frôle l’horizon teintant l’eau et le ciel de rose pastel et d’orange abricot. Il risque de faire noir lorsque nous allons revenir. Une fois arrivé au-dessus de l’épave, je mets mon masque, mes palmes et je saute. L’eau est sombre, mais j’ai pensé à m’apporter une lampe frontale. Lorsque je cherchais Alex, j’ai couvert la majeure partie de l’épave de mes recherches. Il ne me reste que l’intérieur. Nous avions l’interdiction d’y aller, car ce n’était pas sécuritaire. Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de si dangereux à l’intérieur d’un bateau. Je m’y glisse doucement et commence à regarder au sol pour voir si un corps ne s’y trouverait pas. À l’intérieur, il fait encore plus sombre qu’à l’extérieur. Je ne regrette absolument pas ma lampe frontale. Un banc de poissons argentés me contourne, un frisson me parcourt bien que ma combinaison thermique me protège du froid et que l’eau soit assez chaude. Je continue à évoluer dans l’épave, tout est recouvert d’algues et de mousse, la nature a pris complètement le dessus sur cette masse métallique inhospitalière. Alors que ma réserve d’oxygène commence à faiblir, j’aperçois une forme sombre qui se découpe dans une raie de clarté et qui s’apparente à 102
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un corps immobile. Je me dirige vers elle du plus vite que je peux. Pendant que je me déplace vers le « corps », je commence à être confus, mes idées se brouillent, je ne me sens vraiment pas bien. Je dois m’arrêter un moment, mais subitement, je me sens mieux : mon malaise passe. C’est assez étrange comme sensation. Juste avant de pouvoir distinguer la nature de cette masse sombre, un mouvement inhabituel attire mon attention sur ma gauche. Je me tourne et n’en crois pas mes yeux. C’est elle. C’est cette femme, celle si belle que j’ai vue lors de ma première plongée. Je n’avais pas vu ses jambes cette fois-là. Elle s’est bien gardée de me les montrer et je la comprends bien, maintenant : au lieu des longues et belles jambes que j’avais imaginées, c’est une queue d’hippocampe qui ondule au rythme des mouvements de l’eau. Exactement comme les sirènes des contes pour enfants, mais avec la queue d’un hippocampe. Elle me regarde, elle a toujours le même regard indéchiffrable, mais ses yeux sont toujours aussi magnifiques. Elle me fait signe de la suivre vers la surface. Je la suis, curieux, mais tout de même un peu méfiant. On dirait que mon cerveau n’a toujours pas assimilé le fait que je viens de me retrouver face à face avec un personnage de légende. Je suis perdu, je ne sais pas trop quoi penser. J’ai si longuement pensé à cette femme. Soudainement, le malaise que j’ai ressenti tantôt me revient de plein fouet, encore plus vif que la première fois. Je dois m’immobiliser un instant, le temps de me ressaisir, mais mon trouble s’estompe aussi vite qu’il est venu, comme tout à l’heure. C’est étrange et ça m’inquiète un peu, mais j’imagine que cette fois, c’est parce que je suis remonté un peu vite. Une fois à la surface, je suis complètement à l’opposé de l’endroit où Madé m’a débarqué. Je me tourne vers la sirène, mais son visage a changé, contrairement à notre première plongée et à tout à l’heure, ce ne sont plus les traits fins et les yeux d’un bleu incroyable qui ornent sa figure, mais des traits durs et des yeux lançant des éclairs. Elle me regarde avec toute la haine que peut montrer une 103
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personne. Elle commence : – Tu es revenu ! À ce que je vois, le fait que j’aie tué ton ami ne t’a pas retenu. – C’est vous qui avez tué Alex ? – Oui, c’est moi. Et c’était censé être un avertissement, pour ne plus que tu reviennes ici. Pourtant, tu es ici et tu m’as vue, je vais devoir te tuer aussi. – ... Je ne sais pas quoi répondre à ça. En fait, qu’est-ce qu’on est censé répondre lorsque quelqu’un nous annonce en pleine face, comme ça, qu’il a déjà tué notre ami et qu’il a comme but de nous tuer aussi ? Je cherche comment me sortir de là, mon cerveau fonctionne à plein régime. Elle, elle continue à me regarder de son regard d’un bleu de plus en plus froid. Pour gagner du temps, je lui demande : – Comment êtes-vous devenue comme ça ? Je pointe sa queue. – En fait, j’étais un hippocampe avant. La dernière chose dont je me souvienne avant de me réveiller dans cet état, c’est d’avoir mangé des sortes de granules dans le bateau. Je ne sais combien de temps après, je me suis réveillée avec le tronc d’une femme, explique-t-elle. C’est de votre faute ! Vous les humains, c’est vous qui avez coulé ce bateau, c’est vous qui avez mis ces granules empoisonnées à l’intérieur ! Maintenant, tu dois mourir comme tous les autres, surtout que tu sais tout ce que je viens de te raconter. 104
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Je n’ai jamais vu quelqu’un avec autant de haine pour quelqu’un d’autre. Rapidement, je plonge dans l’eau : j’espère pouvoir la semer avant d’arriver au bateau de Madé. Malheureusement et contrairement à ce que je pensais, elle réagit au quart de tour et se met à me poursuivre. Je nage le plus vite que je peux, mais elle commence à me rattraper. Soudainement, une douleur aiguë me traverse le crâne. Le malaise me reprend, en plus, les quelques réserves d’oxygène qu’il me reste risquent de durer quelques secondes, deux minutes tout au plus. Je dois m’arrêter, je ne me sens vraiment pas bien. La sirène arrive vite à ma hauteur : elle agrippe le tuyau qui me donne de l’oxygène, attrape le col de ma combinaison et commence à me tirer vers le fond. Je ne peux pas réagir, d’abord parce que je ne me sens toujours pas bien et ensuite parce que cette femme-poisson est tout de même assez rapide. Les idées dans ma tête se brouillent et je n’arrive plus à penser. La seule pensée qui ressort de ce brouillard mental, c’est que je vis présentement les dernières minutes de ma vie. Je vois les derniers reflets de lumière de la journée miroiter à la surface, au-dessus de moi. Je sens que je vais bientôt arriver au fond. Dans un dernier éclair de lucidité, j’aperçois entre les algues, le symbole du plutonium peint sur une des parois du USS Liberty et je suppose que c’est cette substance que l’hippocampe a mangée avant de devenir une sirène. Les éléments radioactifs peuvent faire subir des mutations très étranges à un animal s’il en consomme par mégarde. Ma tête heurte un rocher, une douleur forte explose dans ma tempe, mais avant de mourir, je constate que mon corps repose à côté de celui d’Alex que j’entrevois à travers mes paupières mi-closes. Ensuite, plus rien. C’est le noir, le vide, le néant qui se referme sur moi.
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LE SQUATTER par Marie-Odile Paquin Illustrations de David Samson Tandis que les agents inspectaient la maison, Lionel s’était dissimulé dans le ventre glacial d’un congélateur du sous-sol. Bercé par le sourd ronronnement de la bête, il somnolait, recroquevillé entre des piles de surgelés. Il avait déjà englouti deux litres de glace à la pistache, un parfum qu’il appréciait particulièrement. Paralysé par le froid et la peur d’être découvert, Lionel attendait. Lionel squattait ce loft luxueux du Mile End depuis presque deux mois. L’endroit appartenait à un riche couple bourgeois qui n’y venait pratiquement jamais. Ils embauchaient Odile, la femme de ménage, pour qu’elle vienne hebdomadairement entretenir les lieux. Lionel avait dû faire usage d’un stratagème pour éviter que celle-ci ne découvre sa présence. L’homme, observateur qu’il était, avait rapidement remarqué le penchant d’Odile pour l’alcool et avait vite compris qu’elle n’hésitait pas à se servir dans le bar des propriétaires. Lionel s’était donc appliqué à dissoudre du GHB dans chacune des liqueurs de la maison. Ainsi, lors de ses jours de corvée, Odile se retrouvait étendue au pied du bar à ronfler bruyamment, une bouteille de gin à la main, tandis que le squatter peignait la scène, hilare.
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Lionel avait étudié aux Beaux-Arts, mais n’avait jamais obtenu son diplôme. Le jeune homme fier et l’artiste vaniteux qu’il était supportait mal la critique et avait un jour fait payer à sa professeure une remarque blessante à l’égard d’une de ses créations. Il avait été jugé coupable pour homicide, s’était vu retirer son visa et avait été incarcéré dans la prison de Bordeaux d’où il s’était évadé quinze ans plus tard. Malgré les années de détention durant lesquelles il avait été livré à lui-même et isolé du monde extérieur, Lionel avait conservé son goût pour la peinture et son sens de l’humour. Ainsi donc, lorsqu’Odile émergeait, Lionel s’éclipsait dans la chambre des maîtres et attendait patiemment qu’elle se relève en grognant, regarde l’heure, pousse une remarquable série de jurons puis quitte le logement en courant, prenant soin d’apporter le gin avec elle. Ce jour-là toutefois, Lionel avait passé la journée à errer dans l’immense demeure silencieuse à la recherche d’inspiration pour sa toile inachevée, si bien qu’il en oublia le passage d’Odile. Il commençait à avoir froid et s’impatientait. Dans le congélateur depuis deux bonnes heures, la résistance aux conditions climatiques extrêmes qu’il avait acquise lors de ses années d’itinérance postcarcérales commençait à céder et le manque de nicotine, à se faire sentir. Dans la froide obscurité de sa cachette, il sortit de ses poches tabac et papier, puis entreprit machinalement de se rouler une cigarette. Il saisit son briquet, en alluma l’extrémité. Une braise orangée scintilla dans le noir épais, éclairant les vapeurs bleutées qui s’exhalaient. Pour ne pas s’asphyxier, Lionel entrouvrit légèrement la porte. Instantanément, une ampoule automatique s’alluma et jeta un faible éclairage sur son corps blotti 109
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parmi les aliments surgelés, sur lequel commençaient à s’agglutiner des flocons glacés. Les yeux de Lionel tombèrent sur une bouteille d’absinthe importée datant du siècle dernier. Comme les bruits des policiers et de la femme de ménage avaient cessé, il poussa complètement la porte, puis sortit du congélateur en s’étirant, soupira de satisfaction en sentant l’air ambiant délicieusement tiède lui réchauffer les os, puis se félicita d’avoir une fois de plus échappé de façon remarquable aux forces de l’ordre. Lionel regagna la chambre des maîtres, cigarette et absinthe à la main, avec un sourire triomphant; l’inspiration qu’il avait cherchée toute la journée s’était finalement manifestée. Il se planta devant la toile, saisit pinceaux et acrylique et entreprit de peindre une immense pistache à saveur cubiste. Alternant fougueusement cigarettes, coups de pinceau et goulées d’absinthe, il acheva finalement son œuvre, satisfait. Soudain, il eut un hoquet de stupeur lorsque la pistache cligna des yeux, puis plongea son regard dans celui effaré du peintre ahuri, qui n’avait aucun souvenir d’avoir doté son sujet de tels organes superflus. Impassible, la pistache s’ébroua, puis se mit en mouvement. Des bruits effrayants retentirent dans la pièce lorsqu’elle déchira la toile qui la retenait prisonnière. En un craquement sonore, elle se fendit en deux, puis, sur une scène à la Naissance de Vénus de Botticelli, de ses écailles surgit une femme à la blancheur cadavérique. Un frisson glacé parcourut l’échine du peintre; le visage de cette apparition lui semblait familier. En un mouvement reptilien, elle tendit son bras vers Lionel et saisit la cigarette qui pendait mollement à sa bouche pour la porter à la sienne. Elle inspira profondément, bascula sa tête vers l’arrière dans un spectacle effrayant. Une volute de fumée s’échappa par une entaille béante qui saillait 110
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dans son cou. Lionel se sentit défaillir. Maintenant, il se rappelait. La semaine suivante, lorsqu’Odile vint faire le ménage, elle tomba, horrifiée, sur le cadavre du squatter égorgé dans la chambre des maîtres. Lorsqu’elle vit son visage, elle reconnut l’homme qu’elle avait cru apercevoir lors de ses passages au loft, mais également celui qui avait fait la une, recherché pour s’être évadé de prison et jugé coupable d’avoir égorgé sa professeure aux Beaux-Arts.
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INDEX DES AUTEURS 9 ŒIL POUR ŒIL
Paul Gregorio et Mathieu Martel-Sorel École Le Vitrail
19 AU TEMPS DES CENDRES
Hélène Forest-Ponthieux
39 ENTRE LES MURS D’ATLANTIQUE
Laurent Gyurik
43 ÉTRANGE ANNIVERSAIRE
Katia Lapointe
47 ŒUVRE D’HORREUR
Vicki Gagnon
53 L’OBJET DE TOUTE L’ATTENTION
Yassine Alaoui
65 À TRAVERS LE TEMPS
Maïka Giasson
École Jeanne-Mance
École Saint-Louis
École Joseph-François-Perrault
École Joseph-François-Perrault
École internationale de Montréal
École Saint-Louis
71 LE BISCUIT CHINOIS MALÉFIQUE
Alexandra Laurent
77 LE ROBOT, LE CHEVAL ET LE CROCODILE
Elie Griggs Clermont
87 MAÎTRE THIBAULT
Byanka Boutin-Parent
93 AMOUR PERDU, AMOUR RETROUVÉ
Juliette Maheu
99 PLONGÉE MORTELLE
Elsa Parent-Montpetit
107 LE SQUATTER
Marie-Odile Paquin
École Sainte-Justine
Centre Hochelaga-Maisonneuve
Centre Tétreaultville
École Saint-Louis
École Marguerite-De Lajemmerais
École Joseph-François-Perrault
INDEX DES ILLUSTRATEURS 9 ŒIL POUR ŒIL
Sophie Perreault-Allen
19 AU TEMPS DES CENDRES
Oussama Mezher
39 ENTRE LES MURS D’ATLANTIQUE
Augustin Tougas
43 ÉTRANGE ANNIVERSAIRE
Catherine Gauthier
47 ŒUVRE D’HORREUR
Daniel Ha
53 L’OBJET DE TOUTE L’ATTENTION
Parastou Haghi
65 À TRAVERS LE TEMPS
Mathieu Benoit
71 LE BISCUIT CHINOIS MALÉFIQUE
Élisabeth Eudes-Pascal
77 LE ROBOT, LE CHEVAL ET LE CROCODILE
Katon
87 MAÎTRE THIBAULT
François Escalmel
93 AMOUR PERDU, AMOUR RETROUVÉ
Annie Rodrigue
99 PLONGÉE MORTELLE
Christiane Beauregard
107 LE SQUATTER
David Samson
Illustration de couverture Mathieu Benoit Design graphique Hassiba Kridis François Escalmel Direction artistique François Escalmel
Membres du jury (sélection des textes) Sonia Fréchette, conseillère pédagogique en soutien à l’apprentissage du français, au secondaire Sophie Mongrain, conseillère pédagogique de français à la formation professionnelle Giselle Boisvert, conseillère pédagogique de français à la formation générale des adultes Isabelle Ruest, enseignante de français au secondaire Vincent Gagnon, président d’Illustration Québec François Escalmel, illustrateur et membre du CA d’Illustration Québec Valérie Bazinet, coordonnatrice d’Illustration Québec
Gestion de projet : Line St-Pierre, directrice adjointe - Réseau des établissements scolaires Ouest, CSDM Sonya Bouchard, conseillère pédagogique de français au secondaire Sonia Fréchette, conseillère pédagogique en soutien à l’apprentissage du français, au secondaire Lise Langlois, secrétaire - Réseau des établissements scolaires Ouest, CSDM Valérie Bazinet, coordonnatrice d’Illustration Québec Révision linguistique Sonya Bouchard Impression L’imprimé http://limprime.ca Une correction linguistique a été apportée aux textes, toutefois l’intégrité des textes a été conservée. Toute reproduction ou adaptation, totale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans le consentement écrit des artistes concernés.
ISBN : 978-2-922-021-24-0