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Le décret n° 2016-360 relatif aux marchés publics (2de partie)
Modification des marchés publics : entre conditions restrictives et liberté relative L'article 72 de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 avait codifié les apports de la jurisprudence européenne relative à la modification des marchés publics. Les articles 139 et 140 du décret du 25 mars 2016 transposent fidèlement ces dispositions en énumérant six cas dans lesquels des modifications de ces contrats sont autorisées.
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ans le cadre du droit antérieur à la réforme 2015/2016 de la commande publique, la modification des marchés publics était soumise à un encadrement normatif réduit. Les articles 20(1) et 118(2) du Code des marchés publics, abrogés depuis le 1er avril 2016, abordaient la modification des contrats davantage sous l’angle de la continuité de l’exécution des prestations objet du marché que sous celui de la préservation des conditions initiales de la mise en concurrence. Une règle procédurale était par ailleurs imposée s’agissant de la passation des avenants aux marchés publics des collectivités territoriales. En effet, en vertu de l’article 8 de la loi n° 95-127 du 8 février 1995, modifié par l’article 19 de la loi n° 2007-1787 du 20 décembre 2007, tout projet d’avenant à un marché formalisé entraînant une augmentation du montant global du marché supérieure à 5 %(3) devait être soumis pour avis à la commission d’appel d’offres (CAO). Tirant les enseignements de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne(4), le cadre normatif européen s’inspire désormais très largement de celle-ci. Transposition de l’article 72 de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014, l’article 65 de l’ordonnance n° 2015-
Arnaud Latrèche Directeur adjoint commande publique et valorisation immobilière du département de la Côte-d’Or Consultant marchés publics (MP FormA) Membre du groupe d’experts de l’Association des acheteurs publics
Références Décret n° 2016-360 du 25 mars 2016, art. 107, 139 et s.
Mots clés Avenant • Circonstances imprévues • Modification anticipée • Modification substantielle • Nouveau titulaire • Prestations supplémentaires • Seuils • Transparence
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(1) « En cas de sujétions techniques imprévues ne résultant pas du fait des parties, un avenant ou une décision de poursuivre peut intervenir quel que soit le montant de la modification en résultant. Dans tous les autres cas, un avenant ou une décision de poursuivre ne peut bouleverser l’économie du marché, ni en changer l’objet. » (2) « Dans le cas particulier où le montant des prestations exécutées atteint le montant prévu par le marché, la poursuite de l’exécution des prestations est subordonnée, que les prix indiqués au marché soient forfaitaires ou unitaires, à la conclusion d’un avenant ou, si le marché le prévoit, à une décision de poursuivre prise par le pouvoir adjudicateur. » (3) Le calcul de ce seuil de 5 % s’opère par rapport au montant initial du marché (lot) en cumulant le cas échéant le montant des avenants successifs dont il a fait l’objet. (4) CJCE 19 juin 2008, Pressetext Nachrichtenagentur GmbH, aff. C-454/06 ; CJUE 13 avril 2010, Wall AG, aff. C-91/08.
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Le décret n° 2016-360 relatif aux marchés publics (2de partie)
899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics(5), les articles 107, 139 et 140 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics(6) constituent le nouveau cadre juridique définissant les conditions dans lesquelles les marchés publics(7) peuvent désormais être valablement modifiés en cours d’exécution. Ce dernier met en exergue un inversement du principe régissant les modifications, principe procédant désormais d’une interdiction de celles-ci, excepté les cas où elles sont expressément et limitativement autorisées. Marquées par ailleurs par un renforcement des obligations de transparence, les nouvelles règles semblent peu exigeantes quant à la nature de l’acte permettant de procéder aux modifications.
D’un principe de limitation à un régime d’autorisation Davantage attaché au stade de la passation des marchés publics ainsi qu’aux principes auxquels celle-ci est soumise – notamment le respect de la mise en concurrence – en s’emparant de la modification du marché pendant la phase d’exécution, le droit de l’Union européenne infléchit sérieusement le principe de liberté contractuelle qui présidait jusque-là le régime de passation des avenants, tel que le droit national le consacrait. En effet, en se bornant à définir les limites auxquelles la passation des avenants et les décisions de poursuivre étaient soumises, le Code des marchés publics reconnaissait implicitement le principe du droit à la modification des contrats, non sans un certain écho à la jurisprudence du Conseil d’État relative au principe de mutabilité des contrats administratifs(8). Toutefois, il est admis que la modification d’un marché public en cours d’exécution est susceptible de se traduire par la conclusion d’un nouvel accord contractuel, sans publicité ni mise en concurrence avec le titulaire du contrat initial. Ceci explique certainement le fait que l’article 72 de la directive 2014/24/UE définisse le champ d’application de la modification des marchés publics comme étant une dérogation à l’obligation de lancer une nouvelle procédure de passation de marché. Désormais, en vertu de l’article 65 de l’ordonnance, la modification des marchés publics est envisagée, non plus par les conditions qui la limitent, mais à l’aune de celles qui l’autorisent. Ainsi, la modification d’un marché public est, par principe, interdite, sauf dans des cas limitativement prévus par le décret.
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L’ordonnance pose par ailleurs une interdiction générale de changer la nature globale du marché, quelle que soit l’hypothèse sur laquelle la modification serait fondée. Cette nouvelle limite s’avère dès lors plus restrictive que le droit antérieur, l’article 20 du Code des marchés publics admettant que l’existence de sujétions techniques imprévues puisse, par exception, justifier un changement de l’objet du marché. Relevons également que l’article 65 de l’ordonnance évoque le cas où l’exécution du marché public serait tributaire d’une modification contraire au dispositif normatif qui l’encadre et, partant, interdite. Dans cette hypothèse, l’acheteur public serait fondé à résilier le marché. Toutefois, la résiliation ainsi opérée ne serait pas imputable à une faute du titulaire du marché, mais serait du fait de l’acheteur. Dès lors, le titulaire serait en droit de lui réclamer le versement d’une indemnisation couvrant notamment son manque à gagner sur la partie résiliée du marché(9). Il convient de préciser que la résiliation ne serait pas la seule alternative. La passation d’un nouveau marché portant sur les prestations nécessaires à l’achèvement du premier, quitte à ce que ce second contrat soit exécuté par un autre opérateur économique, à défaut de pouvoir l’attribuer sans mise en concurrence préalable au titulaire initial, pourrait s’avérer bien plus opérationnelle et vraisemblablement moins coûteuse pour l’acheteur public.
Les six cas exclusifs permettant de modifier un marché public Fidèle à l’article 72 de la directive 2014/24/UE – l’exercice de transposition ne laissant que peu de marge de manœuvre aux États de l’Union européenne – l’article 139 du décret définit les conditions limitatives dans lesquelles les marchés publics peuvent désormais être modifiés. Les possibilités de procéder à la modification des marchés publics sont réduites à six hypothèses limitativement énumérées : – lorsque les modifications ont été anticipées ab initio par une clause contractuelle ; – pour l’exécution de prestations supplémentaires pour lesquelles le choix du titulaire initial s’impose ; – lorsque les modifications résultent de circonstances imprévues ; – en cas de remplacement du titulaire initial ; – lorsque les modifications ne sont pas substantielles ; – lorsque l’impact financier des modifications est inférieur à un seuil.
(5) Désignée ci-après « ordonnance ». (6) Désigné ci-après « décret ». (7) En vertu de l’article 4 de l’ordonnance du 23 juillet 2015, la notion de « marchés publics » englobe les marchés, les accordscadres ainsi que les marchés de partenariat. (8) CE 10 janvier 1902, Compagnie nouvelle du gaz de Déville-lèsRouen, req. n° 94624 ; CE 11 mars 1910, Compagnie Générale Française des tramways, req. n° 16178.
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(9) Ce droit à indemnisation du titulaire lorsque le marché est résilié par l’acheteur pour un motif d’intérêt général est prévu par l’article 46.4 du CCAG Travaux, l’article 33 du CCAG FCS, l’article 33 du CCAG PI et l’article 38 du CCAG MI. Rappelons qu’un CCAG n’est applicable que pour autant que le marché y fasse référence.
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Le décret n° 2016-360 relatif aux marchés publics (2de partie)
Modifications anticipées dans le contrat initial Selon le 1° de l’article 139 du décret, un marché public peut être modifié « Lorsque les modifications, quel qu’en soit leur montant, ont été prévues dans les documents contractuels initiaux sous la forme de clauses de réexamen, dont des clauses de variation du prix ou d’options claires, précises et sans équivoque. Ces clauses indiquent le champ d’application et la nature des modifications ou options envisageables, ainsi que les conditions dans lesquelles il peut en être fait usage ». Il s’agit de l’évolution normative sans doute la plus remarquable, car elle donne une réelle portée au principe de liberté contractuelle. Les parties ont ainsi la possibilité de prévoir, lors de la passation du contrat, des modifications de leur relation contractuelle. Précisons d’emblée que les clauses en question doivent avoir été prévues dans le contrat initial dès sa passation. Il n’est donc pas envisageable de les insérer dans le marché en cours d’exécution. Toutefois, les clauses admettant le principe des modifications du contrat ne sauraient se réduire à une formulation trop générale, octroyant ainsi aux parties une marge de manœuvre inconditionnée et une capacité de modification discrétionnaire et illimitée. Elles méritent d’être suffisamment précises et de définir les conditions de leur mise en œuvre. À ce titre, le cas échéant, les clauses du marché pourront notamment : – définir les spécifications du contrat susceptibles d’être modifiées ou complétées (prix, délai, durée, prescriptions techniques…) ; – préciser les cas dans lesquels la modification peut s’avérer nécessaire ou intervient de façon systématique (prestations imprévues, évolution législative, évolution du périmètre des prestations, variation des conditions économiques, transfert du contrat, remplacement de l’opérateur économique en cas de groupement…) ; – définir le sens et la portée de la modification (répartition des risques entre les parties…) ; – préciser les conditions de formes et de délais dans lesquelles la modification intervient (accord des parties, décision unilatérale, délai d’acceptation tacite…) ; – préciser si l’initiative de la modification est partagée entre les parties ou n’appartient qu’à l’une d’entre elles, voire à un tiers (notamment pour les marchés de travaux) ; – poser des limites financières (seuils planchers et/ou plafonds). La reconnaissance de la validité des clauses de modification du contrat conforte par ailleurs l’assise juridique des dispositions des articles 14 (Règlement du prix des prestations supplémentaires ou modificatives), 15 (Augmentation du montant des travaux) et 17 (Changement dans l’importance de diverses natures d’ouvrage) du CCAG Travaux. Les possibilités de modification des conditions du marché initial qu’offre ce dispositif contractuel en dehors de la passation d’un avenant, notamment vis-à-vis des prix nouveaux, ont pu faire douter de leur compatibilité avec le droit de la commande publique. Les demandes
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de paiement de travaux supplémentaires décidés par ordre de service, établies sur la base de prix provisoires arrêtés par le maître d’œuvre, ont parfois fait l’objet de rejet de la part de certains comptables publics. Par ailleurs, une vigilance particulière s’impose afin que la modification n’emporte pas dépassement du seuil correspondant à la procédure utilisée pour la passation du marché(10). En effet, lorsque le marché est volontairement sous-évalué, l’avenant – ou tout autre acte emportant modification – qui aurait pour conséquence de dépasser les seuils serait irrégulier(11). Dès lors, la question se pose de savoir si, dans la mesure où la modification est prévue dans le contrat dès la passation du marché et n’est pas financièrement plafonnée, le montant de l’estimation de celui-ci est réputé supérieur aux seuils européens.
Prestations supplémentaires et pour lesquelles le choix du titulaire initial s’impose En vertu du 2° de l’article 139 du décret du 25 mars 2016, le marché public peut également être modifié « Lorsque, sous réserve de la limite fixée au I de l’article 140, des travaux, fournitures ou services supplémentaires, quel qu’en soit le montant, sont devenus nécessaires et ne figuraient pas dans le marché public initial, à la double condition qu’un changement de titulaire : a) soit impossible pour des raisons économiques ou tenant notamment à des exigences d’interchangeabilité ou d’interopérabilité avec les équipements, services ou installations existants achetés dans le cadre du marché public initial ; b) présenterait un inconvénient majeur ou entraînerait une augmentation substantielle des coûts pour l’acheteur ». Cette hypothèse n’est pas sans rappeler les marchés complémentaires, prévus par le 4° et le 5° du II de l’article 35 du Code des marchés publics, pouvant être conclus sans publicité préalable et sans mise en concurrence. Les conditions de mise en œuvre sont toutefois
(10) CE 1er avril 1998, M. Coenon, req. n° 150702 : dans cette affaire, le dépassement de seuil n’a pas été invalidé : « que si le montant total du marché initial et de ses deux avenants (…) était supérieur à ce seuil, il résulte du dossier que les travaux supplémentaires (…) avaient pour objet et pour seul effet de permettre la poursuite des travaux de réfection prévus au marché initial ; qu’ils n’étaient ainsi pas de nature à faire naître un nouveau marché dont la passation aurait dû être effectuée dans les conditions prévues au code des marchés publics pour les marchés supérieurs à 350 000 F » ; CE 23 mai 1979, Commune de Fontenay-le-Fleury, req. n° 00063 : en revanche, dans cette espèce, le dépassement de seuil a été jugé illégal : « qu'en conséquence la valeur totale du marché résultant de cet avenant ainsi que la valeur totale du marché tacitement reconduit pour une nouvelle période de six ans à compter du 1er janvier 1971 excédaient la limite fixée par l'article 310 précité pour la conclusion de marchés de gré à gré par les communes ayant une population comprise entre 5 000 et 20 000 habitants ». (11) CE 29 janvier 1982, Martin, req. n° 19926.
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