Une approche du projet à réinventer
Sébastien Fabiani, architecte, NA architecture (Grenoble)
LE TRAVAIL DE PROJET, ENTRE DÉMARCHE CLASSIQUE ET DÉMARCHE OUVERTE
La démarche de réemploi dans l’acte de construire a un impact significatif sur le processus de projet architectural Elle oblige le concepteur à réorga niser voire réinterroger ses méthodes de projet.
De nombreux facteurs vont conditionner cette démarche, à commencer par le cadre opération nel, les ressources mobilisées, ou bien encore le moment où celles ci sont définitivement connues et acheminées sur le chantier Si dans la plupart des cas les opérations consistent simplement à remplacer un élément neuf par un élément de réemploi, certains projets sont façonnés par la
ressource mobilisée, générant parfois la forme même de l’édifice

Un concepteur conscient de l’impact de cette démarche dans le déroulement de l’opération ne va pas subir cela comme une contrainte sup plémentaire, mais va en faire un paramètre de projet comme un autre Il peut travailler (par contrainte ou par choix) dès le début avec une ressource dont il connaîtra parfaitement les carac téristiques À l’inverse, il peut laisser beaucoup de souplesse à l’intégration de ces éléments de réemploi et étaler ainsi la conception jusque pen dant le chantier
On distingue généralement deux grandes démarches de conception avec des éléments de réemploi : une démarche dite « classique » : la ressource ou le gisement21 est connu dès le début de l’opération
Le niveau de connaissance des caractéristiques de la ressource est parfois si important qu ’ on peut l’assimiler à un matériau neuf La différence est
Schéma comparatif : études/chantier, comparaison avec un processus de projet classique







conventionnelle Ressouce connue, disponible,
21 Il est utile de distinguer gisement et ressource, car on peut par exemple avoir identifié la ressource que l’on souhaite utiliser (par exemple du carrelage) sans connaître le gisement où celle ci sera trouvée (par exemple une plateforme de réemploi)
souvent une question de quantité disponible Même si la ressource est connue, cela ne veut pas forcément dire que la conception sera aisée D’autres contraintes vont impacter son intégra tion dans l’ouvrage final
Cet élément n ’est peut être d’ailleurs pas un élé ment de construction et va donc nécessiter un travail d’adaptation, de prototypage, de mise au point, etc ; une démarche dite « ouverte » : cette démarche de projet est ouverte aux opportunités de gisements voire de ressources On choisit donc de retarder la prise en compte des élé ments réemployés La ressource sera rarement déterminante dans le façonnage de la forme de l’ouvrage Elle sera intégrée/adaptée à une forme définie par d’autres paramètres (usages, climat, etc ) Cette démarche demande au concepteur une certaine souplesse et implique souvent des mises au point en cours de chan tier, une fois les matériaux à disposition Elle requiert de l’anticipation de la part du concep teur, mais aussi une capacité d’adaptation ou d’intégration de ces éléments dans l’architecture même du bâtiment
On peut donc distinguer quatre situations : Identification des ressources en amont, avec pro totypage puis montage d’une filière pour obtenir le produit en quantité suffisante pour le chantier Identification des ressources en amont (res source in situ ou ex situ) ne nécessitant pas de

transformation spécifique, mais pouvant nécessiter une mise au point au cours du chantier Ressource identifiée en cours de conception Elle peut être prise en compte partiellement dans la conception de l’ouvrage Identification de la ressource au démarrage ou au cours du chantier : par exemple, fournitures mises à disposition par une entreprise au cours du chantier
Les deux premières situations peuvent s ’ apparen ter à une démarche classique car la ressource est connue en amont de la conception Les deux situa tions suivantes s’inscrivent en revanche dans le cas d’une démarche plus ouverte
L’IMPACT DE LA RESSOURCE SUR L’OUVRAGE
Quelle que soit la démarche envisagée (classique ou ouverte), l’intégration d’éléments de réemploi (matériaux ou composants) influence nécessaire ment le processus de conception, jusqu’à déter miner parfois fortement la forme de l’ouvrage. La conception n ’est plus cantonnée à un moment (début de mission) mais peut s’étaler en phase chantier, notamment dans le cas de la démarche ouverte
Les éléments réemployés peuvent avoir un impact sur la forme Ils peuvent être montrés ou cachés Quatre cas de figure sont proposés ci après.
Centre communautaire de santé Village à Échirolles, NA architecture, 2018 © Jim Prunier

La ressource s ’adapte à la forme La ressource n ’est pas déterminante dans l’ouvrage réalisé mais se plie au projet C’est le cas de toute réalisation dans laquelle on remplace un matériau neuf par un matériau de réemploi
Dans le cadre du projet de toilettes pour le Chiro d’Itterbeek, réalisé par Rotor à Dilbeek en 2019, les faïences et appareils sanitaires ne sont pas déter minants dans la conception de l’ouvrage Ils s ’adaptent au dessin préalable
De même, pour le centre de santé communau taire d’Échirolles réalisé par NA architecture en 2018, deux éléments sont intégrés à l’ouvrage sans qu’ils en déterminent la forme Le bardage récupéré puis brûlé aurait pu être remplacé par un bardage neuf, et le muret paysager constitué de pièces de charpente en chêne issues d’une ancienne bâtisse aurait pu être réalisé avec des éléments neufs
La ressource guide la forme
La ressource employée commence à influer sur l’ouvrage, elle participe au réglage du projet (par ses dimensions, formes, couleurs, etc ) Par exemple, pour l’extension d’une maison individuelle à Bordeaux par Moonwalklocal Architectes, en 2015, des volets sont récupérés pour former l’enveloppe, la peau de la nouvelle pièce Dans une situation comme celle là, les dimensions de l’ouvrage sont nécessairement définies par les dimensions des volets et leur nombre De même, dans le projet de reconversion et d’ex tension d’une ancienne gare en bibliothèque muni cipale à Azkoitia, en Espagne, par Estudio Balderrain en 2007, des traverses de l’ancienne voie ferrée sont utilisées pour composer la façade et rappeler le passé de ce lieu. La section de ces traverses, leurs dimensions et proportions viennent participer aux proportions de l’édifice, mais plus encore, elles

apportent une règle géométrique qui guide le dessin des ouvertures en façades

La ressource génère la forme Dans cette situation, la ressource a un impact significatif dans l’ouvrage, elle ne fait pas que participer au réglage du projet, mais elle défi nit et impose sa volumétrie, ses dimensions, sa couleur, etc On retrouve cette situation dans le projet de la Cité de chantier à Colombelles (Calvados), réalisé par le collectif ETC en 2016 Les conteneurs maritimes et la charpente métal lique donnent les proportions et la forme générale de l’ouvrage Les croquis de recherche montrent les formes diverses que cet édifice aurait pu avoir avant que la ressource ne soit trouvée Mais dès lors que le collectif a trouvé ces éléments de charpente métallique, la forme s ’est précisée et a émergé logiquement
Cité de chantier de Colombelles (Calvados), collectif ETC, 2016 : de la ressource au projet, conteneurs et portiques métalliques de récupération © Collectif ETC


La ressource est la forme À l’extrême, la ressource est si importante qu ’elle constitue l’essentiel voire la totalité du projet, comme pour la gare routière réalisée par l’archi tecte Claessens Erdmann à Amsterdam en 2015

Cet ancien hangar T2 britannique de la Seconde Guerre mondiale a été démonté puis reconstruit en 1958, à l’aéroport de Zestienhoven, à Rotterdam, puis à nouveau démonté, déplacé et remonté à Schiphol Noord pour devenir une gare routière On peut aussi évoquer celui de place couverte réa lisée par Shinslab Architecture, à Séoul en Corée en 2016, où la coque d’un bateau vient se poser sur une place et former une enveloppe, un abri permettant d’offrir à cet espace public une partie couverte
COMPOSER
Tout concepteur qui s ’est confronté à la construc tion avec des éléments de réemploi s ’est nécessaire ment posé la question de la composition Comment en effet fabriquer un tout cohérent lorsque l’on utilise des ressources diverses par leur aspect, leurs dimensions, leur section, leurs couleurs ?
Jean Marc Huygen évoque pour cela ce qu’il nomme le principe d’ensemblage : « Par leur diver sité de formes et de matières, de mémoire de leur histoire, de textures et de couleurs, l’objectif d’unicité est donc particulièrement difficile à atteindre. Il y a un risque d’obtenir un résultat final chaotique ou plutôt désordonné, car le chaos est un ordre caché, une cacophonie et non une syntonie, bref un taudis »22 Le langage utilisé nous plonge ici dans le monde de la musique Comment composer un morceau harmonieux avec des notes aussi variées que les couleurs ? Si cette question millénaire a généré différents principes de composition musicale, elle a été récemment renouvelée lorsque la musique élec tronique est apparue et que le sample est devenu une nouvelle matière à composer Dans cette pra tique, des extraits, prélèvements, échantillons d’un morceau de musique ou d’une autre source sonore (musicale ou non), bien qu’éparses, se trouvent reliés harmonieusement dans un nouveau morceau par l’art du collage
Cette pratique peut se comparer à la concep tion architecturale, notamment avec des éléments
de réemploi Elle explore en effet les manières d’associer et de relier des éléments disparates pour en faire un tout cohérent, une unité Elle pose la question de conserver la mémoire de l’extrait musical ou du matériau utilisé
Lorsque le groupe Chinese Man, dans son mor ceau « I’ve Got That Tune » sample un morceau de jazz (« Hummin’ to myself » des Washboard Rhythm Kings, 1932), le morceau original est par faitement reconnaissable et donne à ce morceau de musique électronique sa singularité Il s ’agit bien d’une œuvre contemporaine, mais elle est compo sée en partie d’éléments provenant de cet ancien morceau de musique Elle en conserve même un bruit de fond, issu de la qualité de l’enregistrement de cette époque, comme trace de son histoire L’art du sampling est d’ailleurs poussé jusque dans le clip vidéo où le personnage de Betty Boop provient d’un extrait d’un cartoon des années 1940.
Comme pour la composition musicale, la pra tique du réemploi dans le projet d’architecture amène à questionner les manières de fabriquer l’unité d’une œuvre à partir d’éléments divers En découlent aujourd’hui des recettes ou modes de composition que l’on peut retrouver chez nombre de praticiens du réemploi Expressives, subtiles ou sobres, différentes techniques sont employées parfois sur un même ouvrage, de façon à rendre le tout supérieur à la somme des éléments, sans pour autant leur faire perdre leurs caractéristiques

Ces logiques de composition permettent parfois de révéler la singularité de chacun par une mise en résonnance commune
Parmi les techniques employées, on peut distinguer différentes manières de créer l’unité en trouvant un point commun aux éléments utilisés et en permet tant de les relier entre eux
Unir par la couleur
La perception d’unité passe souvent par le mono chrome L’architecture regorge de cas où le monochrome assure l’homogénéité d’un ouvrage
La couleur peut donc être convoquée comme un moyen pratique de constituer l’ensemble
Pour le projet d’aménagement du Salon Chéret, réalisé par Encore Heureux à Paris en 2015, toutes les chaises récupérées ont été peintes d’une même couleur afin d’uniformiser un gisement de ressources très varié avec des styles très divers
Ce choix facilite la constitution de l’ensemble et permet de distinguer le projet d’aménagement de l’édifice dans lequel il s’inscrit.
Unir par la matière

Cette logique de monochrome a son pendant concernant la matière via les architectures dites « mono matériau ». Dans les ouvrages intégrant du réemploi, cette démarche est courante et s’intéresse plus largement à la matière. Ce procédé fait géné ralement appel à une homogénéité de gisement, d’origine, de textures, etc
Pour l’aménagement du musée du Fort de l’Écluse, réalisé par Atelier PNG en 2019, les gravats extraits des travaux de creusement des galeries ont été utilisés pour former des gabions et pour consti tuer la tour de distribution accueillant ascenseur et escaliers On a donc ici une même ressource, issu d’un même gisement
Dans le cadre du projet de musée d’histoire de Ningbo, en Chine, les ressources employées ne sont
pas de simples gravats Elles sont issues de la ville traditionnelle chinoise qui a été détruite au profit de la ville contemporaine. Celle ci, par cette tabula rasa, efface les traces de son passé Ces gravats sont les dernières traces matérielles de ce qui existait, elles ont donc une charge symbolique forte Par ailleurs, le réemploi de petits éléments de maçonnerie est encore courant localement pour monter des murs, selon la technique wa pan La peau de cet édifice fait donc appel à un savoir faire traditionnel et à une mémoire encore vive de la ville ancienne Autre exemple d’union par la matière : l’opération de logements Resource Rows achevée en 2019 par Lendager Group dans le quartier de Ørestad à Copenhague Les façades sont constituées de pan neaux de murs de briques provenant de bâtiments démolis (dont les anciens bureaux de la brasserie Carlsberg) Ce sont bien un même objet, une même matière, mais leurs couleurs sont variées et la com binaison de ces panneaux offre à cette façade sa singularité
Salon Chéret, Encore heureux architectes, Paris, 2015 © Cyrus CornutFort de l’Écluse à Léaz (Savoie), Atelier PNG, 2019


png
Musée d’histoire à Ningbo (Chine), Wang Shu, Amateur Studio, 2008
Lv Hengzhong
Opération Resource Rows à Ørestad, Copenhague, Lendager Group architectes, 2019
Anaïs Aïdi

Unir par l’objet
Lorsqu’une même ressource est abondante, on peut se tourner vers une autre logique C’est ici un compo sant principal qui assure un effet de série, jouant sur la modularité et la répétition Pour le club balnéaire de luxe réalisé à Bali par Adramatin architects studio en 2010, c ’est la variété des volets en bois, tant dans leurs dimensions que dans leurs couleurs, qui vient constituer une enveloppe singulière Malgré leurs diffé rences (leur seul point commun est d’être des volets en bois), ils composent une seule et même unité Dans un petit abri à vélos réalisé à Grenoble en 2017 dans le cadre de la Biennale de la ville en transition, des étudiants ont assemblé des assises de chaises

en plastique pour former des parois La répétiti vité de l’élément assure l’unité de l’ensemble, mais pas seulement : un travail soigné de composition a permis de créer une harmonie colorée entre les différentes teintes de chaises De son côté, pour la façade de la micro bibliothèque de Bima à Cicendo, en Indonésie, l’agence SHAU Indonesia a utilisé des bacs à glace usagés Ces 2 000 bacs de plastique blanc ont été assemblés pour former une enveloppe translucide permettant de créer une lumière intérieure dif fuse Ils sont orientés dans deux sens différents et génèrent ainsi une épaisseur particulière, une alter nance de pleins et de vides en façade

Déchetterie
Unir par le rythme
Le rythme joue ici sur l’ordre géométrique qui assure à la fois la continuité et la régularité du découpage
Dans le projet de déchetterie réalisé par NA archi tecture à Saint Martin d’Hères en 2018, le mur d’enceinte est constitué de gabions intégrant des matériaux variés : concassé de béton, tuiles, briques, goudron, bordure de trottoir, aggloméré de béton, etc La trame régulière apporte une unité, per mettant un remplissage différent de chaque gabion

Unir par la forme commune
L’unité peut faire appel aux figures d’inclusion, de recouvrement, d’enveloppement ou encore d’englobement, pour donner une autre dimension à l’ensemble formel
Le jeu de « la boîte dans la boîte » a notamment plus de sens ici que dans la construction neuve, où la dissociation entre la structure et l’enveloppe conduit souvent à des redondances coûteuses
Il permet une vraie complémentarité structurelle, tous les ajustements dimensionnels nécessaires, des volumes généreux et des espaces de transition de qualité, avec une économie pourtant rigoureuse
D’une autre manière, le travail de l’agence Elemental de Alejandro Aravena cherche à anticiper l’agran dissement et l’appropriation des architectures qu’il façonne via des dispositifs de cadre ou de trame à remplir Sur l’opération de logement social d’Iquique au Chili, réalisée en 2003, la forme bâtie ménage
des creux, des vides qui accueilleront les exten sions futures La rigueur et la force du dispositif formel assurent l’unité de l’ensemble tout en offrant une singularité à chaque extension souvent auto construite et réalisée avec des éléments bon marché ou de réemploi. Dans d’autres projets d’Elemental, comme villa verde, réalisé en 2010 à Constituciòn, les bâtiments sont constitués de manière à couvrir le vide à remplir L’enveloppe vient alors accueillir l’extension qui n ’est plus dans une dent creuse, mais déjà inscrite sous un même toit
On rejoint ici une thématique récurrente dans l’his toire de l’architecture et de l’urbanisme, avec cette idée de structure capable d’accueillir une diversité de formes, de fonctions, de matières, etc De même, le bâtiment de l’entreprise Kringloop Zuid, réalisé en 2014 par Superuse Studios à Maastricht aux Pays Bas, intègre dans la composition de sa façade des éléments de réemploi, notamment des menuiseries PvC issues d’une déconstruction et des bac aciers de différentes couleurs de fin de série L’unité de cette architecture tient particulière ment à son volume simple qui intègre l’ensemble de ces éléments sans composition particulière Outre les ouvertures qui sont placées là où le besoin de lumière est nécessaire, les éléments de bardage en bac acier sont positionnés aléatoirement. Une pale d’éolienne posée verticalement vient compléter ce volume pour signaler l’activité du lieu (une ressour cerie) ; elle traverse l’auvent signifiant son apparte nance à l’ouvrage





De nombreux autres exemples démontrent que la qualité constructive réside dans une maîtrise de la composition Celle ci passe cependant préala blement et nécessairement par une connaissance de ces ressources sur les plans technique, sanitaire, réglementaire, mais également plastique En effet, la maîtrise de l’effet esthétique demande un travail conséquent au cours duquel le concepteur a peu à peu compris la matière qu’il manipule et a réussi à la révéler
Que ces ressources soient uniques ou sérielles, qu ’elle soit naturelles, manufacturées, ou le résultat d’un processus de démolition (concassé de béton par exemple), elles ont nécessité un temps d’exploration et/ou de manipulation qui a permis de produire un effet visuel spécifique, participant à l’architecture qu ’elles composent : participation à l’intégration paysagère, aux ambiances intérieures, à la symbolique, etc
Équilibre entre l’unique et le sériel, le naturel et le transformé
L’ensemble de ces modes de composition invite donc le concepteur à bien connaître les éléments qu’il utilise Cette connaissance passe par une
compréhension des valeurs résidentes que porte en lui l’élément, afin de l’exploiter au mieux dans le projet, voire de le révéler, en recherchant un équilibre entre plusieurs axes de caractérisation des ressources
Il s ’agit ici d’une approche essentiellement didac tique, qui vise à favoriser les choix conscients des concepteurs et non à classer de façon scientifique toutes les attitudes possibles
COMPRENDRE LE CONTEXTE OPÉRATIONNEL
Chaque projet a son contexte (économique, réglementaire, temporel, opérationnel, etc ), et les approches liées au réemploi changent en fonction des situations La faculté du concepteur à analyser préalablement le contexte du projet lui permet d’identifier les enjeux auxquels la démarche de réem ploi est confrontée et d’en orienter ainsi l’approche.
Une intégration réussie d’éléments de réemploi passe par une compréhension fine de plusieurs paramètres Ceux ci ne sont pas hiérarchisés, ils sont autant d’entrées complémentaires et parfois contradictoires
Comprendre le cadre réglementaire
Réemployer des éléments de construction peut s ’avérer compliqué selon la réglementation qui s ’applique à l’opération La nature des opérations (logement individuel, logement collectif, ERT, ERP, etc.) n ’apporte pas les mêmes exigences. Le type d’équipement et sa catégorie ont un impact évident sur une démarche de réemploi
Par exemple, réemployer un vitrage pour faire une cloison vitrée ne posera pas de problème tant que l’on reste en ERP de 5e catégorie, mais si l’on passe en 4e catégorie, des exigences supplé mentaires sont demandées La connaissance de la catégorie de l’ouvrage peut alors indiquer au concepteur les pistes à écarter en termes de réemploi
De même, le cadre du marché (public ou privé) peut rendre difficile l’intégration du réemploi dans l’ouvrage Il ne l’interdit pas forcément mais va apporter une contrainte Alors que dans un marché privé on peut demander à l’entreprise de se fournir directement chez un fournisseur de matériaux de réemploi, dans un cadre public il sera nécessaire de faire une consultation sur un lot 0/Fournitures de réemploi afin de respecter les règles des marchés publics
Comprendre la destination des éléments et leurs caractéristiques
Le contexte de projet est important car des per formances particulières sont attendues selon les types d’ouvrage La tenue au feu (M1, M2, M3), les caractéristiques pare flamme ou coupe feu (PF, CF), les performances thermiques, l’affaiblis sement acoustique, la capacité antidérapante sont autant de caractéristiques des produits qui doivent être respectées et prouvées pour réceptionner l’ouvrage.
Dès lors, la perte de traçabilité et les difficultés d’approvisionnement d’un matériau peuvent s ’avérer compliquées et entraîner des difficultés En connais sant bien le cadre réglementaire et les caractéris tiques des éléments, on peut orienter les choix de réemploi vers des solutions plus faciles à réaliser ou moins contraignantes. Par exemple, il est inutile de s ’obstiner à réemployer des portes coupe feu dont on aurait du mal à prouver la performance, alors qu ’elles pourraient servir de simples portes de distribution
Comprendre le statut de la ressource et l’utilisation envisagée
Si les caractéristiques techniques et la performance de la ressource employée sont importantes, son statut juridique l’est tout autant Dans les démarches de réemploi et de réutilisation, les éléments peuvent être classés en trois catégories : matériau ou composant de construction ; déchet de construction ; déchet autre (industriel, agricole, etc ) Pour rappel, un matériau ou un composant de construction devient un déchet dès lors qu’il atterrit dans une benne ou qu’il quitte un chantier, sauf s’il est emporté soit par une entreprise du bâti ment (par exemple pour l’emmener à son atelier et le remettre en état), soit par une entreprise spécialisée dans le réemploi (plateforme spéciali sée) En aucun cas cette ressource ne doit atterrir dans une benne ou dans un site classé ICPE23 Dès lors, il faut s ’ assurer du statut initial de l’élément pour mettre en place les moyens nécessaires pour assurer sa traçabilité et son réemploi final dans la construction
Parfois, le choix du cadre de réalisation permettra à un déchet de (re)devenir un matériau de construc tion Le cas de la réutilisation de la paille en est un bon exemple C’est grâce aux règles de l’art et au savoir faire de l’artisan que cet élément passera du statut de déchet, ou de sous produit de l’agriculture, à celui de matériau et pourra être utilisé dans la construction.
Comprendre son cadre d’emploi Dans la continuité de cette réflexion, les cadres d’emploi sont également un facteur important Réemployer un carrelage pour qu’il reste un car relage n ’est pas très compliqué, mais la tâche se complexifie lorsque l’on en détourne l’usage initial. On peut identifier trois types de situations : matériau ou composant de construction réem ployé pour la même fonction (une porte reste une porte) ; matériau ou composant de construction réemployé pour une autre fonction (une porte devient un bardage) ; déchet réutilisé pour une nouvelle fonction (mur en pneus, isolation en paille, etc ) Une fois de plus, c ’est en comprenant ces cadres d’emploi que le concepteur peut anticiper les
23 Installation classée pour la protection de l’environnement
éventuelles problématiques auquel il est confronté et envisager ou non ce réemploi, en connaissance de cause et en pouvant prévenir son maître d’ouvrage
Comprendre le cadre assuranciel En France, selon la technique de mise en œuvre de la ressource réemployée ou réutilisée, le procédé est classé soit en technique courante, soit en tech nique non courante S’il s ’agit d’une technique non courante, il y a obligation d’en informer l’assurance pour être couvert par la garantie décennale (l’assu reur aura le libre choix d’appliquer ou non une plus value sur le montant des primes) Ce point est primordial pour la mise en place d’une démarche de réemploi dans une opération de construction
Une idée de réemploi intéressante, mais dont l’impact assurantiel n ’ a pas été évalué préalablement, peut amener à un surcoût pour le maître d’ouvrage, ce qui peut rendre cette démarche inappropriée économiquement
LE RÉEMPLOI, UN DÉFI POUR LE CONSTRUCTEUR
L’intégration des éléments de réemploi reste encore un défi pour le concepteur tant elle questionne les différents aspects de la fabrication d’un ouvrage : cadre réglementaire, connaissance technique, coûts des matières et de la transformation. Ce défi peut être relevé pour peu que l’on s ’ engage dans une
stratégie de réemploi mesurée, en ayant conscience des possibilités qu ’offre le contexte opérationnel
La bonne compréhension des différents enjeux est essentielle à l’architecte pour mieux appréhender le cadre dans lequel il va pouvoir créer, et connaître ainsi sa marge de manœuvre.
Une fois ce contexte compris, le travail de concep tion et de mise en œuvre peut être amorcé Le pro cessus de projet devient alors un cadre propice à l’invention, à la créativité, et permet au concepteur de réinterroger les esthétiques préétablies par la pratique conventionnelle de l’architecture
En travaillant avec des ressources limitées, voire uniques, des gisements disparates, des éléments provenant d’autres domaines que la construc tion, l’architecte est contraint de développer des langages nouveaux qui le libèrent des codes de l’architecture internationale et générique diffusés par les magazines et les prix Mieux, en obligeant l’architecte à élargir son champ d’action (recherche de gisements, transformation d’éléments, proto typage, etc ), la démarche l’incite à renouer avec son rôle de bâtisseur en exigeant de lui maîtrise technico économique, créativité et souplesse dans l’acte de bâtir, mais également anticipation de la vie de l’ouvrage à long terme : son entretien, son appropriation, sa transformation, sa démontabilité, sa réversibilité et la circularité des éléments qui le composent
Concevoir avec des éléments de réemploi invite donc les architectes à se repositionner dans leur façon de penser le projet, de sa conception à sa déconstruction