Japon

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204 pages 135 photographies 3548 mots 100 exemplaires

Tokyo kyoTo ChiNo BaNdaï Fuji ///jaPoN PhoToGRaPhiES TEXTE GuiLLauME dESMuRS

éditions inverse/// collection1015/n°02


Seule la première rizière est en eau, miroir à angles droits reflétant le ciel nuageux qui tourne à l’orange et à l’orage. Un chemin passe au milieu. Au bord du chemin, un petit feu d’herbes sèches meurt en fumant, une cloche sonne 18 heures. Au fond, les silhouettes noires des montagnes. Le cri des grenouilles. En voyage, nous cherchons une validation de ce que nous pensons savoir : j’avais voulu ce paysage de rizières légèrement étagées, de corps chapeautés de paille, pieds et mains plantés dans la boue, de touffes de riz qui dodelinent hors de l’eau. Autour de cette tranquillité

soignée circulent les interminables serpents d’eau claire dans leurs canaux d’irrigation, se divisant vers les rizières en poussant leurs têtes sous des guillotines qui règlent le débit. Au onsen, on se lave devant des petites glaces embuées, chacun sa douche et son pot de savon et de shampooing, accroupi sur un minuscule tabouret de plastique. Dans le bain extérieur, on sort le torse de l’eau bouillante et on le trempe dans la nuit étoilée pour se refroidir.


Les samouraïs avaient le droit de couper en morceaux un quidam s’ils se sentaient offensés, et de s’en tirer par une excuse. Leurs descendants démontrent leurs talents dans le temple de Suwa, devant un jury. Ils sortent leur sabre, le glissent sur la peau tendue entre l’index et le pouce et tranchent un tapis de jonc mouillé roulé d’un coup fluide. Le plus impressionnant est un petit homme aux cheveux rares et gris, au visage aiguisé, redoutable coupeur de tête qui, une fois son sabre rangé, retourne tailler ses rosiers. Dans la lame luisante des sabres, le pouvoir de tuer est replié, tendu comme un ressort, serpent à l’affût.

Les forêts sont des vagues de vert graduées s’étageant sur les collines arrondies comme des fruits. Une fine et complexe étoffe d’Ingres cousue sur le relief. Les maisons sans caractère poussent dans la large vallée. Un grand filet est tendu en travers du ciel pour retenir les balles de golf, ralentir les bourrasques et attraper les carpes volantes.


Le roi de Kofu a tué le roi et la reine de Suwa, devant leur propre fille. Des années plus tard, à quelques kilomètres de prendre le pouvoir suprême à Kyoto, il meurt de tuberculose transmise par l’orpheline devenue son amante. La vengeance est un air qui se respire froid. Cinq cents ans plus tard, les habitants de Suwa n’aiment toujours pas ceux de Kofu. Le Japon est un assemblage de traditions, de politesse complexes, d’esprit shinto à chaque rivière, de réflexes ancestraux, d’instincts mal camouflés, d’ambitions taiseuses,

de calligraphie cryptique, de regards qui hésitent sur la pliure entre les individus, de corps imbriqués dans l’espace des villes, de paroles reliées par ondes, de silence légal dans les rames de métro, de légumes au vinaigre, de respects minuscules et grandioses pour les chats et l’Empereur. Cette société est un origami dont aucune surface ne peut être dépliée sans en déranger une autre. Dense et légère construction de papier résistant aux tremblements de terre, mais vulnérable à la moindre flamme.


Un petit air de ville pionnière canadienne. Maisons de tôle et de plastique qui tiennent mal ensemble une fois la neige fondue. La nature se reprend après l’hibernation, le vert debout remplace le marron couché. Une rivière molle se la coule douce après les crues du printemps. Je trouve un tronc coudé sur lequel m’asseoir face aux dernières minutes du soleil, dans le chant des oiseaux. Une voiture passe toutes les dix minutes, elle vient de nulle part et y retourne sans s’arrêter. Il n’est que 18 h 45 et la nuit est en train de bâiller. En France, le soleil est encore pendu au ciel, avec ses cernes estivaux.

Ongles sales, veste de Kim Jong-Il, haleine matinale alcoolisée : il se penche sur la carte, j’ai peur qu’il tombe dans l’un des étangs dessinés. Il m’énumère tous les numa, il y en a sept : Bishamon, Aka Midori, Tatsu, Benten, Ao, Ruri, Yanagi, Yaroku. Puis je ne le revois pas de mon séjour. Il s’est dissous dans le saké.


Je traîne des questions existentielles. Je me froisse et me défroisse sans déranger les passants.







Seule la première rizière est en eau, miroir à angles droits reflétant le ciel nuageux qui tourne de l’orange à l’orage. Un chemin passe au milieu. Un petit feu d’herbes sèches meurt en fumant, une cloche sonne 18 heures. Les silhouettes noires des montagnes. Le cri des grenouilles. En voyage nous cherchons une validation de ce que nous pensons savoir : j’avais voulu ce paysage de rizières légèrement étagées, de corps chapeautés de paille, pieds et mains plantés dans la boue, de touffes de riz qui dodelinent hors de l’eau.

10,15 euros isbn 2-916416-09-9 Imprimé en France www.inverse.fr

9 782916 416090


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