RockeR Days
des hommes et des skis
caRnet De Route
96 pages 63 photographies 3920 mots 3000 exemplaires
PhotoGRAPhies dom dAheR texte GUiLLAUme desmURs
éditions inverse/// collection1015/n°03
La lumière traîne sur les sommets. Une lumière reflétée dans l’atmosphère, souvenir nostalgique du jour à venir qui traîne sur les pentes et dans le ciel. Un ciel bleu pétrole qui n’attend qu’une étincelle de soleil pour s’embraser. Romain étale sur son lit des listes manuscrites et compose des numéros sur son portable : «c’est une journée entre copains à essayer les skis. Je te compte parmi nous à Sainte-Foy ?». Le soleil sort d’un coup et claque en coup de trompette dans un ciel bleu zébré d’une seule trace d’avion. Pat Vuagnat a la voix douce épicée d’ironie à l’heure du café. Il parle de ses voyages en Europe, de ses blessures, de ses cinq semaines sans skier. Alors que nous chargeons les skis glacés dans le coffre, le bluesman Blind Willie Mc Tell gratte sa guitare sur la radio et nous jette la poussière de son Sud. La Clusaz s’anime. Dans le fond de l’air, se battent l’hiver et le printemps. Gasoil et air des montagnes. «I’ve got to meet my death one day», harmonise Mc Tell. Snow, texte and sun.
Pendant la montée, il faut caler sa respiration sur les trous creusés par les pieds des skieurs précédents, s’harmoniser au chant essoufflé de notre troupe qui serpente vers le haut. On s’élève sur des pentes obliques, grandes dalles posées les unes sur les autres. Nos yeux élevés sur des échasses sont penchés au-dessus d’un gigantesque panorama qui déroule les lacets de la route du col des Aravis autour de maisons punaisées dans la neige. Au col, le panorama surgit de sa boite : mont Blanc, glacier de la Vanoise, Jura. On reprend sa respiration, on avale une gorgée d’eau et on croque un morceau d’espace libre. Le vent circule librement tout autour de nos têtes. On dézippe sa veste pour que le soleil éponge la transpiration. «On va suivre la pente, descendez pas trop, freinez avant la corniche, on va pas se mettre au tas tout de suite, hein ? Ensuite on va chercher les pentes derrière, tranquillement, jusqu’au col des Aravis», nous briefent les guides. On se lance dans la neige huileuse pour nos premiers virages de la journée le long du versant Est. Mes planches m’envoient un coup de sabot de sale gosse, je les rattrape de justesse et les remets au pli. Un vol de chamois et deux biches nous surprennent dans la neige de printemps.
Après notre passage-éclair, nous avons l’impression que la pente entière va s’effondrer derrière nous sous l’assaut du soleil et des pattes de bouquetins. C’est la dernière descente avant manger. Un coup de feu à quatre compères avant les diotspolenta. Une descente sur piste très rapide, en apnée, si précipitée que je ne vois plus rien, mon corps encaisse les G, je suis collé au siège, je tente de garder le contrôle de mes skis, anticiper, garder le buste droit et un semblant de composition pour ne pas exploser en plein vol, les cuisses tiennent, je serre les dents en émettant un grognement de concentration, mon corps entier est secoué, je ne suis pas habitué à aller si vite avec des skieurs qui ont dix ans de moins que moi et mille heures de vol de plus. La carcasse tient alors je laisse filer, les skis m’emmènent dans un troupeau de bosses qui traverse la piste puis m’emballent dans une compression qui remet de l’ordre dans mes vertèbres, réaligne la tuyauterie et le câblage des organes... Tout est dans le mental, ne pas penser à la chute, tenir la courbe, tenir debout. Je trouve le rythme, mes yeux cessent de trembler, le nerf optique reprend du service, je rattrape le chef d’escadrille et c’est seulement en bas, dans la queue déserte du télésiège, que j’ouvre la bouche pour inspirer.
«Laisse le ski vivre, n’essaie pas de trop lui imposer», conseille Romain. «En appui cabri avec des petits virolos», ajoute le guide. «Si tu laisses passer les pieds devant, tu te fais scotcher. Il faut rester sur les skis», Yann Quenet. La seconde longue montée se déroule le long d’une paroi rocheuse plein Sud, un four gorgé de chaleur transpirant de l’eau tiède qui goutte depuis le sommet de la falaise jusqu’à nos nuques. Puis nous sommes sur les Tables de Merdassier, des dalles penchées qui poussent le skieur vers la gauche, il faut résister à l’attraction en appuyant sur la jambe gauche dans de grandes courbes en neige molle au dessus des falaises.
En face, on suit du regard le Couloir à Combaz et le Couillu à Bordel. Fab, le guide, saute un tout petit sapin et se retrouve à pleine vitesse dans un champ de bataille de bosses gelées. Il hurle, se met en arrière, saute une cassure, rattrape les lunettes qui s’échappent de son visage, reste debout, pose une courbe à droite et s’arrête finalement sous nos applaudissements. Il lance fièrement : «vous avez vu comme j’ai sauvé mes lunettes ?». «Y’a pas que les lunettes que t’as sauvées !», lui rétorque Dom.
La Clusaz offre une étonnante configuration de roches, ces parallélépipèdes sortis d’un livre de géométrie posés là par un élève qui rêvait de skier. Jeu de cartes tectoniques abandonné au glissement des spatules. Grandes dalles dégageant des vires vertigineuses. Balcons penchés qu’il est possible de skier mais où peu s’aventurent. Lignes hors de portée dont l’accès semble nécessiter des pouvoirs surnaturels : «c’est là, je crois, que Seb Collomb-Gros a sauté en ski base», dit Fabien en levant les yeux sur de cette muraille de Chine noire qui crache à intervalles irréguliers des petits noyaux de pierre broyées par le gel-regel. Cette grande mâchoire géologique mastique le temps trop lentement pour qu’on l’entende, mortels skieurs que nous sommes. Elle irradie d’hostilité. Le soleil pénètre obliquement pour éclairer une bande de neige à skier et le photographe demande de glisser entre l’ombre et la lumière, de se mouvoir entre chien et loup. Dom se déplace comme un chasseur, il choisit son lieu de tir, s’accroupit, sort son matériel, vise et se retire de la scène, espérant avoir capturé la photo qui hante le lieu.
«380kg/m3, c’est le poids de la neige la plus légère, la plus poudreuse. On en a eu cette année, c’est rare», raconte Yann Quenet. En cette fin de saison, tout est mou dans la combe de Bellachat, les pentes sont des tartines trop beurrées. Il faut éviter les blocs de neige des avalanches de printemps, trouver la bonne façon de conduire ses spatules dans cette neige fatiguée de l’hiver, à deux doigts de trépasser et de couler, une neige mourante à perdre connaissance. Bientôt, sous l’assaut des semelles des skis, des sabots de chamois et des coups de langue du soleil, elle va se laisser aller en eau, retrouver sa mobilité, couler sur les pentes, découvrir l’herbe marron, reprendre le chemin des rivières, suivre les cartes de transhumance hydrographique vers la mer, s’évaporer vers le ciel et se ressaisir en flocons, s’accrocher au rafiot d’une poussière aérienne, laisser pousser ses branches et retomber vers les montagnes, alourdie par cette beauté qui lui pousse des molécules, revenir sur le lieu de sa mort pour, de nouveau, porter skieurs et chamois.
Après Bellachat, une table en vieux bois craqué éponge la condensation des verres de bière posés dessus. Le soleil se borde pour la nuit derrière un ourlet de sapins. Les ombres sont longues, elles s’étirent jusqu’à se rompre et disparaissent en claquant dans l’obscurité.
Le ski est un petit miracle d’équilibre. Un sport d’évitement et de 10,15 euros contournement avec style, d’absorption des chocs, de glissements isbn 978-2-916416-10-6 en suspension dont les règles du jeu sont dictées par la gravité. Nous Imprimé en France négocions avec la pente nos chemins vers le bas. La montagne nous www.inverse.fr laisse passer, parfois, souvent, comme pendant ces sept jours passés à traquer les petits bonheurs du ski.
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