Casablanca Chandigarh: Bilans d'une modernisation

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Introduction

Casablanca et Chandigarh sont des villes très différentes. La région qui accueille aujourd’hui Casablanca a été ­occupée depuis l’Antiquité tour à tour par les Berbères, les Phéniciens, les Romains, puis les Portugais. À partir de 1910, elle passe sous domination française. Les Français restaurent et rebâtissent alors cette ville ancienne, qu’ils destinent à devenir la capitale économique du Maroc. Chandigarh, quant à elle, est une ville entièrement nou­ velle, dont la construction se déroule dans les années suivant l’accession à l’indépendance de l’Inde de la domi­ nation britannique, en 1947. Les conditions historiques qui marquent la réorientation des modes de planification urbaine, dans le cas de Casablanca, et la naissance d’une nouvelle capitale, dans celui de Chandigarh, forment le contexte de la recherche présentée ici. D’un côté, ­l’administration du protectorat français cherche à instaurer un processus de transformation accélérée en matière de gestion de l’aménagement urbain pour une nation en marche vers l’indépendance. Ce processus s’accompagne de la nomination de Michel Écochard, urbaniste che­ vronné et éminent, et de la décision de faire de Casablanca, ville d’environ 40 000 habitants à cette époque, la ville la plus importante du pays. De l’autre côté, la nécessité d’avoir une nouvelle capitale au Pendjab est une ­conséquence de la tourmente déclenchée par la Partition, ­processus dramatique par lequel l’Inde et le Pakistan deviennent des pays autonomes. Si la création du Pendjab indien, berceau de la foi sikhe à la frontière du Pakistan, atteste de l’affranchissement du joug de la domination coloniale, lui donner Chandigarh comme nouvelle capitale témoigne surtout de l’habileté politique et de la déter­ mination du premier ministre Jawaharlal Nehru, premier dirigeant de l’Inde indépendante, dont le leadership ­indiscutable est à plusieurs reprises illustré dans les récits

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du présent ouvrage. Ainsi, si Casablanca constitue l’exemple extrême d’un gouvernement colonial cherchant à faire de l’amélioration urbaine un levier efficace pour éviter son exclusion permanente de la région, Chandigarh est une démonstration de la capacité organisationnelle et technique d’une Inde nouvelle et indépendante. 1. La négociation de la modernité Casablanca et Chandigarh sont aujourd’hui des villes ­modernes, vivantes et dynamiques. Si elles se sont déve­ loppées dans des circonstances politiques et économi­ ques très différentes, elles présentent tout de même des similitudes fascinantes. Les quartiers et les bâtiments modernes de ces villes, pour la plupart conçus au début des années 1950, se sont avérés capables d’accommoder plusieurs décennies d’évolution des conditions de vie. Si des maisons ont été rénovées, des habitations agrandies et des structures publiques transformées, les qualités civiques et communautaires initialement inscrites dans le concept urbain ont, pour la plupart, perduré. Notre intérêt pour Casablanca et Chandigarh s’est tout d’abord éveillé lorsque nous avons remarqué la capa­ cité inhérente de ces deux villes à servir de cadre urbain permanent, dont l’usage peut être négocié et renégocié par plusieurs générations d’habitants. Nous avons été fascinés par le fait que, plus de soixante ans après leur planification initiale, elles se sont facilement adaptées aux aspirations, aux nécessités et aux pratiques changeantes en matière d’habitat. À Casablanca, les quartiers horizontaux de Michel Écochard ont connu une densification verticale impor­ tante, mais continuent néanmoins d’offrir de solides fonda­ tions pour les usages privés et publics. À Chandigarh, par contre, un ensemble de règles architecturales, établies dès le début de la deuxième phase de développement urbain, ont permis des changements d’usage des typolo­ gies initiales de logements, tout en conservant la capacité de ces bâtiments à contribuer au plan esthétique et

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t­ ypologique de l’espace urbain collectif. Contrairement aux nombreux quartiers modernes construits en Europe dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, à Casablanca et à Chandigarh, l’architecture et l’urbanisme modernes semblent avoir mieux répondu à l’évolution des modes de vie et aux transformations des classes so­ ciales qu’ils devaient accueillir. Démontrant l’importance au quotidien de la nature du tissu urbain et de la façon dont celui-ci est conçu, planifié et construit, leur succès peut être mesuré par la capacité des habitants à intro­ duire des adaptations actives et positives afin de profiter pleinement du potentiel offert par les structures urbaines qu’ils occupent. Un autre aspect qui vaut la peine d’être souligné est le fait que les quartiers et les bâtiments modernes de ces villes ne sont pas l’œuvre d’un seul auteur ou d’un génie artistique, bien que, dans le cas de la capitale du Pendjab, le rôle de Le Corbusier ait largement occulté toute autre contribution. Casablanca et Chandigarh sont en fait des œuvres collectives impliquant non seulement des urbanis­ tes et des architectes, mais aussi divers autres acteurs : agences internationales, hommes politiques, sociologues, citoyens, constructeurs, maçons et menuisiers, et bien d’autres. Tous ces intervenants, dont les motivations en­ trent souvent en conflit les unes avec les autres, s’engagè­ rent dans des négociations qui définirent les processus de planification, de conception et de réalisation des deux villes. Autrement dit, l’urbanisme moderne de Casablanca et de Chandigarh ne constitue pas une recette universelle ­appliquée à ces sites particuliers, mais se révèle plutôt comme le résultat de rencontres, d’échanges et de coopé­ rations complexes entre divers acteurs locaux et trans­ nationaux. La manière dont ces acteurs ont reflété des politiques gouvernementales, des approches conceptuelles et des méthodes de construction variées dans un riche ­environnement bâti caractérise l’élaboration particulière de l’urbanisme moderne à Casablanca et à Chandigarh.

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2. Un nouvel ordre mondial Il est impossible d’étudier les deux réalisations urbaines au centre du présent ouvrage sans tenir compte de la tension internationale dans le monde au moment de leur genèse. L’après-guerre a marqué la fin de nombreux conflits et la naissance de deux réalités qui allaient fa­ çonner les décennies à venir : le processus de décolonisation et la guerre froide. Cette nouvelle configuration géo­ politique mondiale a radicalement influé sur les stratégies de planification et de conception des villes, devenues des vecteurs évidents d’expression des politiques et des théories sociales de l’époque. 2.1 La décolonisation À partir de 1945, l’Inde et le Maroc, comme de nombreuses autres colonies européennes d’outre-mer, dénouent ­progressivement leurs liens avec les puissances coloniales. Les moyens utilisés vont des luttes acharnées de libéra­ tion à des procédures complexes de rétrocession paci­ fique1. Les régimes, dépendances et territoires coloniaux se transforment en États-nations indigènes. Pendant que les anciens empires sont démantelés, des alliances entre les nouvelles nations se nouent dans des parties du monde qui, durant des siècles, étaient qualifiées de « périphériques » du point de vue occidental. Au quotidien, le processus de décolonisation s’incarne dans un en­ semble d’actions ayant lieu dans des salles de conseil, ou au moyen de manifestations dans les rues ou de prise d’armes dans les montagnes et les déserts. La décolonisation a des répercussions considérables. Pour des pays comme l’Inde, l’indépendance nouvelle­ ment acquise donne lieu à autant de défis que d’occasions à saisir. La tâche est herculéenne : les nouveaux gouverne­ ments ont hérité d’infrastructures insuffisantes en ma­ tière de santé et d’éducation, d’un taux élevé de chômage, d’une pénurie de logements et de quartiers urbains ­vétustes. Pour certaines de ces nations nouvelles, cette tâche dépasse les capacités administratives, écono­ miques et techniques disponibles. Dans une telle situation,

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Martin Thomas, Bob Moore et L. J. Butler, Crises of Empire: Decolonization and Europe’s Imperial States, 1918-1975, Londres, Hodder ­Education, 2008.


il s’avère souvent difficile d’échapper à de nouveaux types de dépendance envers les nations industrialisées, souvent les anciens colonisateurs eux-mêmes2. Par ­ailleurs, la décolonisation soulève, pour les anciennes puissances coloniales, un tout nouvel éventail de pro­ blématiques, l’accès aux matières premières et aux mar­ chés d’exportation ayant disparu, sans compter leur statut international qui diminue à mesure de la réduction de leurs territoires. 2.2 Les sujets « répondent » aux urbanistes Le principal résultat du processus de décolonisation est sans contredit une plus grande prise en compte par les administrateurs et les experts coloniaux (dont les urbanis­ tes) de l’opinion des « sujets » colonisés. L’Empire bri­ tannique a déjà fait face à des vagues de désobéissance civile, de grèves et d’émeutes urbaines. En Inde, dans les années 1920, Gandhi appelle au boycottage des produits britanniques et du coton importé, en faveur du coton tissé localement, attaquant le cœur même de la relation ­d’exploitation de l’Inde par l’Empire britannique dans le domaine de l’industrie textile. En 1930, il organise la marche du sel, une campagne de refus de la taxation et de protestation non violente contre le monopole britannique du sel. L’Empire français assiste aussi à l’émergence d’une opposition nationaliste dans les années 1930 3. La montée de ces voix auparavant muselées affecte et modifie les stratégies urbanistiques. Au début des années 1940, le Secretary of State for the Colonies [secré­ tariat d’État aux colonies] britannique lie le concept de ­­­­« développement », terme parfois utilisé pour décrire l’investissement dans les colonies, censé produire des ­bénéfices pour le colonisateur, au mot welfare [aide so­ ciale4]. En découle l’ébauche de la Colonial Development and Welfare Act [Loi sur le développement et le bienêtre des colonies], qui introduit l’utilisation du budget de l’État colonial (l’impôt recueilli auprès des citoyens bri­ tanniques) pour des projets dans les colonies, dont l’ob­ jectif n’est pas de générer des bénéfices, mais d’assurer ­l’approvisionnement en eau courante, de construire des

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Odd Arne Westad, The Global Cold War: Third World Interventions and the Making of Our Times, New York, Cambridge University Press, 2005. Voir aussi : Vikramāditya Prakāsh, « Epilogue: Third World Modernism, or Just Modernism: towards a cosmopolitan reading of modernism », dans Duanfang Lu (dir.), Third World Modernism: Architecture, Development and Identity, Londres et New York, Routledge, 2011, p. 255-270. 3 John P. Halstead, Rebirth of a ­Nation: The Origins and Rise of Moroccan Nationalism, 1912-1944, Cambridge, Massachusetts, ­Harvard University Press, 1967. 4 Frederick Cooper, « Development, Modernization, and the Social Sciences in the Era of Decolonization: The Examples of British and French Africa », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 1, no 10, 2004, p. 20. 2


écoles et de fournir des logements à prix modique aux ouvriers locaux. L’équivalent français prend la forme du Fonds d’inves­ tissement et de développement économique et social d’après-guerre. Ce fonds est le résultat de la Conférence de Brazzaville de 1944, où des représentants du gouver­ nement colonial français se concertent sur la nécessité de s’engager dans le changement et de reformuler les prin­ cipes fondateurs de l’Empire français. Les discussions abordent de vastes sujets, allant d’un urbanisme « au ser­ vice du peuple » à des aspirations encore plus nobles comme « l’amélioration des conditions de vie des peuples indigènes » ou « une économie dirigée et planifiée » mais omettent d’expliquer comment ces réformes coûteuses allaient être réalisées5. La grève générale des mois de janvier et de février 1946 au Sénégal démontre l’existence d’une classe ouvrière déjà mûre pour l’action revendi­ catrice. Offrir enfin des conditions de logement décentes dans les colonies paraît aux dirigeants français être un moyen efficace d’éviter que le processus de prolétarisation ne gagne encore plus en importance, et ainsi de conserver le contrôle et l’autorité dans ces régions6. 2.3 La guerre froide et le non-alignement Le processus de décolonisation concorde avec le début de la guerre froide, qui divise le monde en deux, le bloc de l’Ouest, composé des États-Unis et des alliés de l’OTAN, et le bloc de l’Est, mené par l’Union soviétique avec le soutien des pays du Pacte de Varsovie. Les deux blocs sont motivés par l’élargissement de leurs sphères d’influence idéologique et politique respectives, ainsi que par l’accès à des marchés et à des ressources naturelles à l’échelle mondiale. Les pays nouvellement décolonisés n’apparte­ nant à aucun des deux blocs, leur existence même ­constitue un hiatus stratégique et idéologique pour les deux superpuissances. Le « tiers-monde » devient ainsi le terrain où se jouent d’intenses manœuvres politiques des deux blocs. Lors de la Conférence de Bandung en 1955, de nom­ breuses nations nouvellement indépendantes et d’autres

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Ibid., p. 23. Ibid., p. 25.


encore luttant pour leur émancipation affirment leur ­volonté de rester autonomes par rapport aux deux super­ puissances et suggèrent l’élaboration d’une solidarité afro-asiatique. Cela mène à la fondation du Mouvement des pays non-alignés en 1961 à Belgrade. Les dirigeants de cinq nations, dont le premier premier ministre de l’Inde, Jawaharlal Nehru, déclarent alors que les pays en voie de développement doivent suivre une voie de ­modernisation différente de celle des blocs de l’Est et de l’Ouest. Ils soutiennent qu’il est possible de développer leurs sociétés tout en restant indépendants des deux blocs. D’ailleurs, pour une grande partie des pays en cours de décolonisation, la modernité est alors définie par le non-alignement. 3. La modernisation, le développement et l’urbanisme 3.1 La modernisation Les luttes de libération et la décolonisation provoquent une prise de conscience plus aiguë de la responsabilité des puissances coloniales concernant les besoins symbo­ liques, matériels et en matière de bien-être social des peuples colonisés. Cette préoccupation est cependant loin d’être partagée par tous les régimes coloniaux. Comme le rappelle l’urbaniste Michel Écochard : « Quand j’arrivai au Maroc […] on avait travaillé pour les colons […], pendant près de 35 ans on avait oublié les Marocains7. » Cette négligence aura eu comme résultats un nombre insuffisant d’établissements scolaires et de santé, une pénurie de logements et des villes surpeuplées. Les décideurs politiques des deux blocs sont d’avis que la solution à ces problématiques réside dans une plus grande modernisation. Ils croient en l’existence d’un ­modèle linéaire de développement, allant des modes traditionnels à la modernité, que chaque société peut, et devrait, emprunter. Pour s’inscrire dans la modernité, il s’agit alors d’abandonner la tradition et d’opter pour des normes et des valeurs rationnelles et objectives (soi-­ disant non idéologiques). La modernisation doit apporter

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Michel Écochard, L’urbanisme dans les pays en voie de développement, Paris, Centre de formation des experts de la coopération technique internationale, Fondation nationale des sciences politiques, novembre 1959-février 1960.


le changement et le progrès et, par-dessus tout, régler les problèmes existant dans les villes et les régions rurales du tiers-monde. Selon la logique de la guerre froide, les pays en cours d’émancipation doivent immanquablement devenir l’arène où les modèles de modernisation capita­ liste et socialiste s’affrontent. 3.2 Le développement La décolonisation confère une nouvelle signification au concept de développement, en le liant à l’idéal de ­souveraineté nationale, à la possibilité de transformer des ­sujets en citoyens et à la poursuite du développement économique en vue d’établir la justice sociale. Pour faire avancer ce processus généralisé de modernisation, les nations déjà modernes ont le devoir d’aider les sociétés dites « moins avancées » à atteindre un niveau à partir duquel elles pourront prendre leur essor économique. Par conséquent, l’aide économique et technique joue un rôle déterminant dans le processus de modernisation, faisant passer l’intervention étrangère dans les pays en voie de développement pour des mesures philanthropiques. À partir de la dernière moitié des années 1940, l’Organisa­ tion des Nations Unies (ONU), le gouvernement des ­États-Unis et des organisations philanthropiques non gou­ vernementales, telle la Fondation Ford (agissant comme « une extension non officielle de la politique américaine »), commencent à investir d’énormes sommes d’argent dans l’aide à ces pays, en vue d’y favoriser la croissance économique et d’y soutenir l’œuvre de modernisation8. Un nouvel ordre mondial voit le jour. À partir de 1945, des États qui ont récemment acquis leur indépendance se joignent à l’ONU, au fur et à mesure que les empires coloniaux s’effondrent, augmentant les rangs des nations pays membres. L’extension de la souveraineté politique à des millions de Non-Européens va marquer l’entrée dans une nouvelle période de développement. Des politiques d’« aide au développement », comme on les appelle alors, promettent de venir en aide aux personnes dans le besoin et d’établir des normes occidentales de modernité dans les régions moins avancées du monde. Dans de nombreux

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Gary R. Hess, « Waging the Cold War in the Third World: The Foundations and the Challenges of ­Development », dans Lawrence J. Friedman et Mark D. McGarvie (dir.), Charity, Philanthropy, and Civility in American History, Cambridge, Massachusetts, Cambridge University Press, 2003, p. 319-339. D’autres agences de développement sont établies parallèlement à l’ONU, comme la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), fondée en 1945 et développée de concert avec des organisations sœurs pour former le Groupe de la Banque mondiale. Akira Iriye, Global Community. The Role of International Organizations in the Making of the Contemporary World, Berkeley, Californie, University of California Press, 2002.


cas, « des préjugés culturels ancrés [...] conditionnent les attitudes américaines envers les sociétés et leurs diri­ geants non occidentaux, des attitudes sous-tendues de stéréotypes condescendants concernant la nature sup­ posée inefficace, émotive, instable et, surtout, inférieure des peuples du ‹ tiers-monde9 › ». [Traduction libre] Il faut donc gagner « les âmes et les cœurs » à la cause de la modernité. C’est ainsi que va naître l’un des principaux objectifs de la politique extérieure américaine, mise en œuvre par des échanges culturels, des films, des expo­ sitions et des événements sportifs. Jamais le besoin de moderniser ni la conviction que toute nation en voie de développement veut devenir un État-nation de type ­occidental ne sont abordés. L’architecte égyptien Hassan Fathy, fervent partisan du Mouvement des pays non-ali­ gnés (MPNA), critique d’ailleurs cette attitude : « Il existe une propension à tenir pour acquis que le type de ­civilisation observé aux États-Unis aujourd’hui, qui est en effet le développement le plus complet d’une tendance sociale et technologique particulière, représente l’avenir de toutes les sociétés qui ne sont pas encore parvenues à ce niveau. Même ceux qui voient au-delà de la situation actuelle des États-Unis croient généralement qu’il s’agit à tout le moins d’une étape nécessaire dans l’évolution des sociétés, et que les pays qui sont qualifiés aujourd’hui de sous-développés doivent en passer par une phase dans laquelle leur société et leur cadre urbain ressemble­ ront à ceux des États-Unis d’aujourd’hui. Ce point de ­vue est manifestement beaucoup trop simpliste10. » ­[Traduction libre] Vers la moitié des années 1950, l’Union soviétique se lance sur la scène du développement international. ­L’intérêt du tiers-monde pour le cheminement soviétique vers la modernité est fort, attisé par la générosité avec laquelle l’URSS offre du crédit, des outils et les compé­ tences de ses experts qui traitent volontairement directe­ ment avec les habitants des pays en voie de développe­ ment, sans oublier la rhétorique anticoloniale soviétique11. Les perspectives sur le développement ne sont cependant pas l’apanage de pays ou d’organismes des blocs de

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Robert J. McMahon, « Introduction: The Challenge of the Third World », dans Peter L. Hahn et Mary Ann Heiss (dir.), Empire and Revolution: The United States and the Third World since 1945, Columbus, Ohio State University Press, 2001, p. 1-14. 10 Nathan J. Citino, « Non-Alignment as Modernity: U.S.-Egyptian ­Relations in the Context of Arab Development Debates », [http:// hdl.handle.net/10022/AC:P:9605] (consulté le 10 février 2014). 11 Voir, par exemple, Maxim ­Matusevich, Africa in Russia, Russia in Africa: Three Centuries of ­Encounters, Trenton, New Jersey, Africa World Press, 2007; Maxim Matusevich, No Easy Row for a Russian Hoe: Ideology and Pragmatism in Nigerian-Soviet Relations, 1960-1991, Trenton, New Jersey, Africa World Press, 2003; Constantin Katsakioris, « Soviet Lessons for Arab Modernization: Soviet Educational Aid to Arab Countries after 1956 », Journal of Modern European History, vol. 8, no 1, 2010, p. 85-106. 9


l’Ouest ou de l’Est : les pays du Sud ont également des points de vue distincts sur le sujet. En Inde, par exemple, le Congrès national indien met en place en 1938, sous la direction de Nehru, un Comité national de la planification chargé d’étudier les conditions présentes et de proposer des plans pour le développement économique du pays. Dans les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs plans particulièrement marquants y seront pro­ duits, notamment le Plan du peuple et le Plan de Bombay, ce dernier mettant en exergue le développement d’une industrie d’envergure. Après l’indépendance, Nehru sou­ ligne que l’essor national exige de tenir compte de l’envi­ ronnement bâti : « Nous sommes à la veille de grandes évolutions en Inde. Les industries sont en croissance. Les projets communautaires et les concepts d’expansion nationale s’attaquent au village statique. Dans le cadre de ces développements, nous devons toujours tenir compte de l’habitat12. » [Traduction libre] 3.3 La planification du phénomène urbain : Casablanca et Chandigarh La planification nationale comme instrument de moder­ nisation est considérée comme le moyen le mieux adapté et le plus efficace pour stimuler le progrès et amé­ liorer le bien-être des peuples des jeunes nations et des pays en voie de développement, la planification urbaine faisant inévitablement partie d’une planification nationale ­exhaustive. Pour de nombreux urbanistes, cela signifie de travailler en prenant en compte la réalité d’un monde transnational où l’urbanisme et les préoccupations ­géopolitiques sont de plus en plus intimement liés. L’aide au développement transnational devient ainsi, à plusieurs titres et dans diverses conditions, le nouveau para­ digme pour les urbanistes et les architectes. Ces « ex­ perts » sont envoyés en mission pour offrir leurs conseils aux gou­vernements locaux et concevoir de nouveaux paysages ­urbains. Cette forme d’urbanisme transnational est soutenue par divers programmes. Aux États-Unis, par exemple, le plan Marshall est lancé en 1947, principalement pour

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Jawaharlal Nehru, discours ­d’inauguration dans International Exhibition on Low-Cost Housing, New Delhi, 20th January to 5th March, 1954: Exhibition Souvenir, New Delhi, Ministère des Travaux publics, du Logement et de ­l’Approvisionnement, gouvernement de l’Inde, 1954, p. 7.


aider à la reprise économique en Europe, mais, dans ­plusieurs cas, cette aide au développement s’étend aux territoires européens d’outre-mer. Certaines nations sous administration européenne, comme le protectorat français du Maroc, deviennent admissibles à de tels ­financements13. Les États-Unis plaident ainsi en faveur de cette forme d’aide dans une déclaration de 1950 sur l’Afrique du Nord : « Notre politique a été d’encourager, dans toutes les occasions appropriées, les Français à proposer un programme de réformes politiques, économi­ ques et sociales de nature à diminuer le ressentiment des indigènes envers la France et à assurer leur évolution graduelle vers l’autodétermination. Nous estimons ce­ pendant que la force de la France dépend dans une grande mesure de l’intégration paisible et volontaire du Maroc dans l’Union française, et que la France est le pays le mieux placé pour assumer pour le Maroc une responsabilité internationale. Nous avons donc évité de faire pression sur la France en procurant directement aide et confort aux indigènes, bien que nous conservions un contact ouvert avec ces derniers, et considérions leur amitié et leur bonne volonté comme très importantes14. » [Traduction libre] Grâce à une ligne de crédit de 1,1 milliard de dollars au titre du plan Marshall, le résident général de France Eirik Labonne invite, en 1947, l’architecte et urbaniste français Michel Écochard à réviser l’approche urbanistique exis­ tante au Maroc, le nommant directeur du Service de l’ur­ banisme et lui donnant « un pouvoir presque dictatorial et […] un généreux budget15 » [Traduction libre]. Avec à sa disposition une équipe d’architectes et d’urbanistes ­français de renom, Écochard a pour mission d’étudier la structure urbaine du Maroc et les problèmes d’habitat informel, nommément les bidonvilles. Il est chargé de mettre au point une nouvelle approche en matière de pla­ nification et de développement des villes marocaines. Cette nouvelle approche doit se démarquer de celles qui l’ont précédée en cela qu’elle doit mieux prendre en compte les besoins des populations locales. Écochard conçoit alors une approche urbanistique qui étudie en profondeur et incorpore les pratiques traditionnelles

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A. Waterston, Planning in Morocco: Organization and Implementation, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1962, p. 7. 14 United States Department of State, Foreign relations of the United ­States. The Near East, South Asia, and Africa (1950), document ­électronique (consulté le 10 février 2014). 15 Janet L. Abu-Lughod, Rabat: Urban Apartheid in Morocco, Princeton, Princeton University Press, 1980, p. 225. 13


en matière d’habitat privé et d’espaces collectifs des ­populations locales. Casablanca devient ainsi le principal site d’expérimentation de cette nouvelle approche. En Inde, ce n’est pas la puissance coloniale, mais la nation colonisée qui aura l’initiative d’un nouveau ­programme de développement. Le Parti du congrès de Jawaharlal Nehru, principal moteur du mouvement ­d’indépendance, fait appel à l’urbaniste et militant améri­ cain Albert Mayer pour fournir de l’aide au développe­ ment. Mayer, qui a participé à la Seconde Guerre mondiale comme ingénieur dans l’armée américaine, s’intéresse de près à la culture indienne et s’installe dans ce pays. En 1945, il est invité à rencontrer Jawaharlal Nehru, ré­ cemment libéré de prison, pour discuter des problèmes ­sociaux, politiques et économiques imminents auxquels l’Inde va probablement devoir faire face, comme consé­ quences de son indépendance16. Tirant parti de son expé­ rience aux États-Unis, Mayer propose à Nehru la création de villages modèles comme moyen d’action émancipatrice. Il conçoit un projet pilote à Etawah, dans une zone rurale. Une composante essentielle de l’approche urbanistique de Mayer est ce qu’il appellera plus tard la « démocratisation intérieure ». En rupture avec le système « archaïque, conservateur et autoritaire » [Traduction libre] de l’Inde, Mayer et Nehru entreprennent de penser un mode de planification urbaine dans lequel chaque travailleur du projet d’Etawah et habitant de la communauté peut prendre part aux décisions17. Ils encouragent les réunions et les discussions au sein de l’ensemble du village afin que chacun puisse exprimer son point de vue et ses préoc­ cupations. Cette remise en question des fondements traditionnels du pouvoir, qui ont durant des siècles déter­ miné l’organisation de la vie quotidienne, vient greffer une nouvelle sensibilité démocratique à l’imaginaire politique indien. Cette notion naissante d’une société progressiste et démocratique, qui ne soit ni une imitation servile de l’Occident ni un retour aux formes traditionnelles, mais plutôt une modernité véritablement indienne, va influer sur l’urbanisme de Chandigarh de diverses façons18. L’am­ biance demeure très tendue dans l’Inde nouvellement

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Nick Cullather, The Hungry World: America’s Cold War Battle against Poverty in Asia, Cambridge, ­Massachusetts, Harvard University Press, 2010, p. 80. 17 Albert Mayer, Pilot Project India, Berkeley, University of California Press, 1959, p. 87-131. 18 Dans les quartiers d’habitation de la ville de Chandigarh, appelés superblocks, Mayer a fait l’effort conscient de prévoir une mixité de tailles de parcelles et de revenus. En concevant la ville ainsi, Mayer espérait que l’environnement bâti engendrerait une communauté d’« interrelations satisfaisantes et de vies et moments individuels satisfaisants; un cadre qui tiendrait compte des groupes dans leur activité entrepreneuriale, que ce soit au travail, à l’école, lors de réunions politiques, dans les autobus, ou à la maison; et le besoin de chacun pour la sérénité, la réclusion parfois, ou pour faire face à soi-même ». [Traduction libre] ­Albert Mayer, « Report on Master Plan of the New Punjab Capital », cité dans Ikuno Naka, « The Village and the City: Imagining and Building Post-Independence India », Honors Thesis Collection, Wellesley College, 2012, p. 13. 16


indépendante. La Partition de 1947, avec la création du Pakistan, engendre des migrations massives, des violen­ ces, des famines et l’anéantissement de nombreuses identités locales. Toutefois, elle pousse dans le même temps les partis politiques et l’intelligentsia raffinée du pays à exprimer leur engagement sans équivoque envers les valeurs de liberté et de démocratie à travers, entre autres, l’architecture. La création de Chandigarh, nouvelle capitale du Pendjab indien, conçue par l’architecte ­franco-suisse Le Corbusier et son équipe internationale ­devient le porte-étendard d’une définition généreuse de la nation et de ses aspirations politiques. 4. Une ambition à double visage Nous racontons dans le présent ouvrage la curieuse saga de deux villes qui s’illustrent dans cette période complexe et multidimensionnelle de l’après-guerre. Dans un monde marqué par la décolonisation et les politiques de la guerre froide, Casablanca et Chandigarh apparaissent à la fois comme l’expression des principes de modernisation et de développement, et relevant d’un contre-courant en la matière. Dans un tel contexte, notre objectif est double : nous souhaitons d’une part contribuer à une perspective historiographique différente sur l’urbanisme de l’aprèsguerre et d’autre part enrichir la réflexion sur l’impact des pratiques transnationales sur les rôles, méthodes et ins­ truments des architectes et des urbanistes. Les trois chapitres qui se succèdent ici suivent ces trajectoires, cartographiant les processus historiques inséparables des acteurs qui les font advenir et de l’émer­ gence de nouveaux types d’intervenants. Ces chapitres sont organisés par thème et débutent par une exposition de la trame historique qui sert de toile de fond au contenu de cet ouvrage. Le premier chapitre s’ouvre sur un aperçu de la conférence des pays non-alignés à Belgrade et présente le contexte politique des mouvements ­indépendantistes et de l’émergence de nouvelles puis­ sances. Le second chapitre examine en profondeur la

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­ lanification et la construction de Casablanca et de p ­Chandigarh. Le récit évolue en trois étapes, s’attachant respectivement aux outils de recherche directement liés à l’expérience in situ : l’exploration et le relevé du ter­ ritoire; la planification à grande échelle et sa gestion; et la conception du tissu civique. Ce chapitre accorde une valeur particulière à des outils de planification urbaine comme la grille CIAM, établissant ainsi la conférence du IXe CIAM de 1953 à Aix-en-Provence comme son point de référence. Le troisième et dernier chapitre présente une réflexion sur les aspects transnationaux de la planification urbaine moderne dans des pays non occidentaux, tels qu’ils sont présentés lors de la conférence internationale de l’ONU sur l’assistance technique et l’habitat, organisée par le gouvernement indien à New Delhi en 1954. Une série de portraits des acteurs concernés ponctue le dérou­ lement de cet ouvrage. Ces courts textes soulignent plus directement ­l’engagement des divers acteurs dans les changements apportés aux pratiques urbanistiques après la Seconde Guerre mondiale et l’internationalisation de la profession. Ils sont écrits dans la perspective du débat actuel sur le rôle de la modernisation dans le pro­ cessus de décolonisation. De la même manière, s’ouvrant sur des images des photographes Yto Barrada pour Casablanca et Takashi Homma pour Chandigarh, le présent ouvrage est ponctué de leurs interprétations critiques respectives de l’évolution et du fonctionnement des deux villes ici à l’honneur, et de la manière dont leurs habitants ont adapté l’espace urbain à leurs besoins. Les œuvres de Yto Barrada regorgent d’exemples de ces appropriations et transformations qui marquent aujourd’hui l’espace urbain de Casablanca. Ses photographies racontent les différentes interventions et les divers signes et symboles laissés par les générations successives d’habitants, tandis que les habitants euxmêmes sont laissés dans l’ombre. Chez Takashi Homma, par contre, les habitants occupent le devant de la scène. Ses photographies illustrent la façon dont les réalisations à usage collectif et privé de Chandigarh continuent de fonctionner comme des structures dynamiques

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s­ ous-tendant la vie quotidienne et se prêtant à une grande diversité de modes d’appropriation. Pour finir, l’organisation de la bibliographie et des sources reflète celle des trois chapitres, le squelette de cette publication étant formé par nos recherches ­scientifiques et nos écrits antérieurs. 4.1 Des histoires divergentes Le but principal du présent ouvrage est de placer le débat dans un champ historique élargi afin de réévaluer l’impact du colonialisme et de la décolonisation sur diverses pra­ tiques culturelles. Il s’agit d’un questionnement académi­ que qui, depuis quelques années, porte le nom d’« études postcoloniales ». Les études postcoloniales ont émergé plus tardivement dans le monde francophone que dans la communauté intellectuelle anglophone, probablement en raison du traumatisme associé à une grande partie de la décolonisation française19. Gérard Noiriel utilise ­l’expression d’« amnésie collective » pour décrire l’absence surprenante de mention de l’immigration coloniale dans l’historiographie française20. Cette expression revient aussi pour décrire la manière dont l’histoire coloniale est peu discutée, que ce soit dans les débats publics ou dans les textes historiographiques en France21. Kristin Ross décrit le fait de « tenir deux histoires séparées » (celle de la France moderne et celle du colonialisme) comme consistant à « oublier l’une des deux histoires ou [à] la reléguer dans un cadre temporel différent22 ». ­[Traduction libre] La théorie et l’histoire postcoloniales ont toutefois récemment gagné en importance au sein des milieux universitaires, avec des recherches portant sur l’étude de la diversité et de la complexité du monde francophone durant et après la période coloniale. Une réalité jusqu’alors considérée comme marginale à l’histoire française, ou du moins distincte de celle-ci, est désormais perçue comme intrinsèque à l’histoire de France et en étant ­inséparable. À la fin des années 1990, des chercheurs français ont commencé à repenser les effets de l’histoire coloniale. Un bon exemple en est l’étude fort documentée, menée

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Il est important de remarquer que des penseurs francophones anticolonialistes comme Aimé Césaire, Franz Fanon, Albert Memmi et Édouard Glissant, ainsi que des poststructuralistes tels Jacques Derrida, ont influé sur des théoriciens postcoloniaux, dont Edward Saïd, Homi Bhabha, Gayatri Spivak et Robert Young. Sur cette tendance historiographique, voir Alice L. Conklin et Julia Clancy-Smith, « Introduction: Writing Colonial Histories », French Historical ­Studies, vol. 27, no 3, 2004, p. 497505, ainsi que les autres articles du numéro spécial de cette revue. 20 Gérard Noiriel, The French Melting Pot: Immigration, Citizenship, and National Identity, trad. Geoffroy de Laforcade, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996; titre original : Le Creuset français. Histoire de l’immigration (XIX e-XX e siècle), Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1988. 21 Voir Anne Donadey, « Between Amnesia and Anamnesis: ReMembering the Fractures of Colonial History », Studies in Twentieth Century Literature, vol. 23, 1999, p. 111-116. Voir aussi : Todd Shepard, The Invention of Decolonization: The Algerian War and the Remaking of France, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2006, particulièrement « Forgetting French Algeria », p. 101-135; ­Benoit de L’Estoile, « L’oubli de l’héritage colonial », Le débat, no 147, novembre-décembre 2007, p. 91-99. 22 Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies: Decolonization and the Reordering of French Culture, Cambridge, Massachussetts, The MIT Press, 1995, p. 8-9. 19


sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial 23. S’appuyant sur un éventail de pratiques culturelles, sociales et politiques, comme des publications littéraires ou théoriques, des films, des journaux et des magazines et des expositions, cette étude traite des questions de migration, d’exil, de racisme, d’hybridité, d’altérité, de mondialisation, ainsi que de la façon dont tous ces facteurs influent sur l’élabo­ ration et la transformation des régions décolonisées et postcoloniales du monde. Dans les domaines de l’architec­ ture et de l’urbanisme, les recherches sur l’Afrique du Nord coloniale prennent également leur essor 24. La recherche universitaire indienne dans le domaine a subi l’influence directe du discours postcolonial découlant des travaux déterminants de théoriciens ayant publié en anglais, que ce soit aux États-Unis ou en Inde. Si les contributions sont innombrables, celles qui ont innové et instauré politiquement et culturellement un certain point de vue critique rendaient hommage aux valeurs intellec­ tuelles inscrites dans Discovery of India (1946), de Nehru. Il est indéniable que la question posée par ce dernier, enfin libéré de prison et déterminé à poursuivre une vision et des actions politiques qui pouvaient changer la destinée de cette Inde millénaire, « La découverte de l’Inde – ­qu’ai-je découvert? », en ouverture de son Épilogue est loin de n’être que rhétorique. L’analyse de l’Inde éternelle que fait Nehru est suffisamment lucide et pénétrante pour parvenir à présenter le nationalisme à la fois comme ­l’élément décisif pour faire advenir l’Inde moderne et comme fondement de son idéologie politique. On se rend d’ailleurs compte, en comparant la conviction des prin­ cipaux acteurs de l’histoire de l’Inde moderne postbri­ tannique et la question fondamentale de la critique gand­ hienne de la société civile à la position de Nehru qui situe le nationalisme au cœur d’une idéologie d’État, que deux chercheurs comme Partha Chatterjee25 dans les années 1980, puis Gyan Prakash26 plus récemment, placent leur réflexion dans le prolongement de la vision de l’État national de Nehru. Cette observation permet de

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Pascal Blanchard et al., La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, Éditions La Découverte, 2005; Charles Forsdick et David Murphy, Postcolonial Thought in the French-­ Speaking World, Liverpool, ­Liverpool University Press, 2009. Consulter aussi : Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2006; Olivier ­Pétré-­Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004. Un nouveau chapitre s’ouvre dans le domaine des études postcoloniales : Kamal Salhi (dir.), Francophone Post-­ Colonial Cultures: Critical Essays, Londres, Arnold, 2003. 24 Parmi les recherches les plus déterminantes, notons : Paul Rabinow, French Modern: Norms and Forms of the Social Environment, Cambridge, Massachussetts, The MIT Press, 1989; Zeynep Çelik, Urban Forms and Colonial Confrontations: Algiers under French Rule, Berkeley, University of California Press, 1997; Jean-Louis Cohen et Monique Eleb, Casablanca. Mythes et figures d’une aventure urbaine, Paris, Hazan, 1998 (édition en anglais : New York, Monacelli Press, 2003); Gwendolyn Wright, The Politics of Design in French Colonial Urbanism, Chicago, University of Chicago Press, 1991; Nezar AlSayyad (dir.), Forms of Dominance on the Architecture and Urbanism of the Colonial Enterprise, Aldershot, Avebury, 1992; id., Consuming Tradition, Manufacturing Heritage: Global Norms and Urban Forms in the Age of Tourism, Londres, Routledge, 2001; Stacy E. Holden, « When It Pays to Be ­Medieval: Historic Preservation as a Colonial Policy in the Medina of Fez, 1912-1932 », The Journal of the Historical Society, vol. 6, no 2, 2006, p. 297-316 ; Brian McLaren, Architecture and Tourism in Italian Colonial Libya: An Ambivalent ­Modernism, Seattle, University of Washington Press, 2006. 25 Partha Chatterjee, Nationalist Thought and the Colonial World: A Derivative Discourse, Tokyo, Zed Books, 1986. 26 Gyan Prakash, Another Reason: Science and the Imagination of Modern India, Princeton, Princeton University Press, 1999. 23


mieux saisir certaines des particularités historiques et culturelles de la nation indienne qui influent sur notre analyse de la manière dont l’industrialisation ou la ­modernisation, les sciences et l’éducation devinrent le fondement d’une société nouvelle et de sa politique. L’ouvrage de Chatterjee, publié en 1986, où l’auteur revendique l’importance d’une révolution politique dans le contexte d’une hétérogénéité d’opinions en matière ­d’affirmation d’une pensée nationale, est fondé sur l’ad­ mission que l’Histoire n’est pas linéaire, un point de vue qui n’est pas sans rappeler la lecture que fait Therborn des modernités enchevêtrées comme en autant d’inte­ ractions27. Dans ce sens, les transformations intervenues dans la planification et la construction de la société ­indienne après 1947 firent de l’innovation architecturale un processus fondamental de définition de la nouvelle nation. La construction de Chandigarh constitue ainsi un exemple qui, bien que loin d’être unique, est tout de même des plus convaincants, d’un moment déterminant de confluence historique entre l’indépendance culturelle et l’internationalisme28. C’est dans un tel contexte que le présent ouvrage vise à encourager de nouvelles discussions sur l’urbanisme moderne et son ancrage en de nombreux lieux des pays du Sud et du Nord, et à développer des visions du moder­ nisme qui confrontent les particularismes locaux aux pré­ ceptes universels, « décentrant » en chemin ces canons d’universalité. Il existe aujourd’hui un intérêt croissant pour l’architecture moderne et les villes des pays du Sud. Pourtant, le discours sur le modernisme continue, dans une large mesure, à décrire des avant-gardes nées en Europe et en Amérique du Nord, d’où elles se ­« diffuse­ raient » dans le reste du monde. Le modernisme ayant été perçu comme un mouvement essentiellement occidental, toute expression autre qu’occidentale de la modernité a eu tendance à être déconsidérée, perçue comme un « dérivé » ou une « imitation », syndrome que Dipesh Chakrabarty associe à une « relégation dans la salle ­d’attente de l’histoire29 ». [Traduction libre]

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Göran Therborn, «  Entangled ­Modernities  », European Journal of Social Theory, vol. 6 n° 3, 2003, p. 293-305. Voir aussi: Carl ­Niekerk, « Rethinking a Problematic Constellation: Postcolonialism and its Germanic Contexts (Pramoedya Ananta Toer/Multatuli) », Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, vol. 23 n° 1-2, 2003, p. 58-69. 28 Le mythe de Chandigarh comme œuvre d’un seul architecte, à savoir Le Corbusier, a connu une longé­ vité on ne peut plus surprenante si l’on considère la remise en ­perspective de l’histoire moderne ­indienne. Quelques titres d’ouvrages récemment publiés illustrent bien ce parti pris historiographique : Chandigarh et Le Corbusier. ­Création d’une ville en Inde, de Rémi Papillault, Toulouse, PoïesisAERA, 2011; Chandigarh : Living with Le Corbusier, de Bärbel ­Högner, avec des contributions de Clemens Kroll, Arthur Rüegg, Arno Lederer et une conversation avec M. N. Sharma, Berlin, Jovis Verlag, 2010; Hasan-Uddin Khan, Julian Beinart et Charles Correa (dir.), Le Corbusier: Chandigarh and the Modern City: Insights into the Iconic City Sixty Years Later, Ahmedabad, Mapin Publishing, 2009. 29 Dipesh Chakrabarty cité dans ­Partha Mitter, « Decentering ­Modernism: Art History and AvantGarde Art from the Periphery », avec réponses d’Alistair Wright, Rebecca M. Brown, Saloni Mathur et Ajay Sinha, The Art Bulletin, vol. 90, no 4, 2008, p. 531-574. 27


De telles asymétries se sont glissées jusque dans les ­canons de l’histoire architecturale et urbaine, qui attribuent au modernisme euro-américain une certaine universalité. Ce point de vue a été codifié et inscrit dans une théorie générale de l’urbanisme moderne et véhiculé dans moult livres, essais et articles. Bien que le discours triomphaliste du modernisme ait été soumis ces dernières années à l’épreuve de l’examen critique, l’urbanisme moderne dans les pays du Sud reste assujetti à une dialectique du centre et de la périphérie, de modèle original et de copie, ou de modernité et de tradition. Le présent ouvrage vise à remettre en question cette perspective dominante en proposant une approche qui déclare valides l’urbanité et l’urbanisme modernes propres aux pays du Sud. Nous souhaitons contribuer à une n ­ ouvelle géographie de la ville moderne, respectueuse des pluralités complexes (évaluations mutuelles et interac­ tions transfrontalières incontournables) de l’urbanisme moderne. Nous voulons par cet ouvrage proposer une définition corrigée de l’avant-garde en mettant en évidence les multiples illustrations du fait que les avant-gardes de la première et de la seconde vague du mouvement mo­derne constituaient déjà un phénomène transnational, un amalgame de traditions et de pratiques souvent contradictoires, mises en place par diverses cultures dans le monde entier, notamment en Afrique, au Moyen-Orient, dans le sous-continent indien et en Amérique du Sud. Nous suggérons que le concept même d’avant-garde n’est envisageable que s’il est formulé hors des bornes des paradigmes euro-américains. 4.2 Des approches, des rôles et des instruments innovants En quoi Casablanca et Chandigarh, comme d’autres villes du Sud, ont-elles contribué au développement d’une expertise en matière d’urbanisme et d’architecture ­modernes? Le débat reste ouvert. Plusieurs spécialistes affirment regretter que les urbanistes et les architectes œuvrant durant les premières années suivant l’accession à l’indépendance n’aient pas fait évoluer les approches et les modes opératoires existants. En 1977, Anthony King

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notait que les approches urbanistiques du monde colonial et postcolonial formaient encore un processus d’« exportation » de l’Occident plutôt qu’une démarche nouvelle d’« importation » par les acteurs locaux en fonc­ tion de besoins spécifiquement nationaux30. En 1998, Joe Nasr et Mercedes Volait thématisaient plus avant ce double processus de diffusion dans Urbanism: Imported or Exported ? 31 Ils reconnaissaient que même si une c­ ertaine attitude (néo-)colonialiste prévalait chez les ur­ banistes occidentaux, certains acteurs locaux avaient ­engagé de subtiles négociations qui aboutirent à différents modèles urbains inédits. Dans des articles récents, ­Stephen Ward a démontré que la possibilité de l’existence de telles négociations dépendait fortement de la nature de la « relation de pouvoir » entre pays, allant de l’approche « autoritaire », où la domination étrangère est complète, à des variantes plus « contestées » où existe une réelle latitude d’intégration des apports locaux32. Les expériences urbanistiques de Casablanca et de Chandigarh, établies dans un contexte de décolonisation et de guerre froide, sont de remarquables illustrations d’une époque d’expérimentation sociale et spatiale trans­ nationale. La découverte de contextes autres dans les pays du Sud a en effet considérablement modifié la pen­ sée et les pratiques en matière d’urbanisme moderne au cours de l’après-guerre et les nombreux projets ur­ banistiques expérimentaux qui y furent menés ne se sont pas soldés par une simple imitation du modernisme euro­ péen, mais par une innovation à partir de ses préceptes, forces et attributs et conduisirent cette communauté transnationale à élaborer une expertise urbanistique et architecturale unique en son genre33. Plusieurs historiens, comme Göran Therborn, avancent que les processus ­d’enchevêtrements culturels ne sont jamais linéaires, mais qu’ils relèveraient plutôt d’une acceptation sélective, à l’œuvre au sein de conditions complexes et de réseaux d’échanges. Ces projets transnationaux constituent des zones de contact, « des espaces où a lieu un phénomène de transculturation, où deux cultures différentes se ­rencontrent et s’influencent mutuellement, souvent de

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Anthony D. King a publié ses ­réflexions de 1977 dans « Exporting Planning: The Colonial and Neo-Colonial Experience », dans Gordon E. Cherry, Shaping an ­Urban World, New York, St. Martin’s Press, 1980. 31 Les actes du colloque de 1998 ont été publiés dans Joe Nasr et Mercedes Volait (dir.), Urbanism: Imported or Exported?, Chichester, Wiley-Academy, 2003. 32 Stephen V. Ward, « Transnational Planners in a Post-colonial World », dans Patsy Healey et Robert Upton (dir.), Crossing borders: International exchange and planning practices, Abingdon, Oxon, Routledge, 2010, p. 47-72. 33 Id., « The international diffusion of planning: A review and a Canadian case study », International Planning Studies, vol. 4, no 1, 1999, p. 53-77. 30


­ anière très asymétrique34. [Traduction libre] Ils repré­ m sentent aussi des « modernismes divergents35 » sur de solides fondations locales36, qui peuvent être considérés comme d’importants moteurs de ce que les sociologues Giddens, Beck et Lash ont appelé la « réflexivité de la ­modernité » [Traduction libre], soit la capacité de la moder­ nité à actualiser ses propres fondements37. Nous soutenons donc dans le présent ouvrage que Chandigarh et Casablanca ne sont pas des adaptations ou des fac-similés inadéquats, non plus que des transpo­ sitions boiteuses ou des distorsions du « développement » tel qu’il est pratiqué en Occident. Construites selon des connaissances fondées sur les réalités locales, ces villes ne peuvent être évaluées qu’en fonction de leurs définitions uniques et créatives de la modernité : elles consti­ tuent des modernismes alternatifs fortement ancrés dans les cultures indigènes. Notre propos consiste donc à dire que la rencontre déterminante avec les pays du Sud, et son potentiel « réflexif », a non seulement joué un rôle central dans la culture architecturale moderniste d’aprèsguerre, mais qu’elle livre en outre des enseignements importants pour la pratique architecturale et urbanistique d’aujourd’hui.

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« Arts of the Contact Zone », Mary Louise Pratt, Profession, vol. 91, Modern Language Association, 1991, p. 33-40. 35 Michael Hancahard, dans Dilip P. Gaonkar, Alternative Modernities, Durham, Duke University Press, C.N., 2001. Voir aussi: Michael Hanchard, « Afro-Modernity: Temporality, Politics, and the African ­Diaspora, » in Monica Juneja and Franziska Koch, « Multi-Centred Modernisms–Reconfiguring Asian Art of the Twentieth and TwentyFirst Centuries », Transcultural ­Studies, n° 1, 2010, p. 38-41. 36 Jyoti Hosagrahar, Indigenous Modernities: Negotiating Architecture and Urbanism, Londres, Routledge, 2005. 37 Ulrich Beck, Anthony Giddens et Scott Lash (dir.), Reflexive Modernization: Politics, Tradition and Aesthetics in the Modern Social Order, Standford, Stanford University Press, 1994. 34


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