HORS-PISTE
TRANS-SULAWESI et
OLCANS ´ELO
L’île de Célèbes et ses mille et un pays. Texte et photos : PIERRE BOUCHARD
Avez-vous déjà remarqué, en feuilletant votre atlas, l’étrange dégaine de Sulawesi, configuration bizarre située entre Bornéo et les Moluques, et qu’on appelle aussi l’île de Célèbes ? On dirait une orchidée, une étoile de mer mutante ou une araignée déhanchée... voire une amibe en sauve-qui-peut ! Ses quatre péninsules principales, vertigineuses et élancées, se déploient autour d’un important massif montagneux et semblent s’agiter tels les tentacules d’un céphalopode monstrueux. Toute une bête ! En fait, l’île de Célèbes résulte de la fusion entre des terrains provenant de trois plaques tectoniques. Avec de tels antécédents géomorphologiques, pas étonnant que Sulawesi soit la plus accidentée des grandes îles de la Sonde et de tout l’archipel malais ! Son relief superlatif a favorisé la création et le cloisonnement de plusieurs microcosmes où prospèrent grand nombre d’espèces végétales et animales endémiques, des plantes et des animaux qu’on ne trouve nulle part ailleurs et tout un foisonnement de peuples aux langues, aux coutumes et aux traditions uniques. Célèbes, terre d’une diversité et de richesses inouïes !
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Complétée à la fin des années 1980 sous l’administration Suharto afin de faciliter les rapports, les échanges et les communications entre ces régions et les communautés isolées – et surtout pour appuyer sa politique de Transmigrasi –, la Trans-Sulawesi s’étire sur plus de 2500 km et franchit l’île de part en part depuis la grande ville de Makassar, au sud-ouest, jusqu’au port de Manado, tout au nord. C’est une de ces routes qui savent exercer cette fascination propre à l’aventure, enivrante mixture d’inconnu et de vertige, et elle nous a tenaillés pendant de nombreuses années. Déjà envoûtés par ses courbes de niveau et sa topographie sexy, nous nous étions procuré une carte de Célèbes, lors de notre premier séjour en Indonésie, pour mieux en rêver ! Et c’est notre quête cyclovolcanique qui nous aura fourni, une dizaine d’années plus tard, le prétexte pour entreprendre ce voyage : des volcans bien actifs, figurant sur notre liste noire des « plus recherchés » du cercle de feu du Pacifique, crachotent, pètent et rotent dans la partie septentrionale de l’île. Ah, pédaler enfin sur la Trans-Sulawesi et partir à la découverte de ses mille et un pays...
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Cap sur Makassar, port légendaire Retournons donc en Indonésie où nous nous embarquons sur le K. M. Ciremai, paquebot de la flotte nationale indonésienne (PELNI) pouvant transporter quelque 3000 passagers et héberger des millions de coquerelles. Au terme d’une galère de trois jours et trois nuits à mijoter dans un des dortoirs enfumés et fétides de sa redoutable klase ekonomi, nous voyons Makassar apparaître. Nous y passons quelques jours, histoire de nous familiariser avec ce port légendaire, qui contrôlait jadis le commerce des épices, et de nous acclimater à cette cocotte qui rissole tout sous le soleil équatorial. Appelée Ujungpandang de 1971 à 2000, Makassar assure depuis longtemps le rôle de métropole de Sulawesi. C’était le siège du royaume de Gowa, une des plus grandes puissances maritimes d’Extrême-Orient. Un port cosmopolite aussi. On raconte qu’au début du XVIIe s., avant la mainmise des Hollandais, des marins et des marchands chinois, indiens, anglais, arabes, espagnols, portugais et danois y faisaient escale régulièrement pour faire le plein de toutes sortes de denrées, dont les fameuses épices des Moluques, mais aussi de trépangs (concombres de mer comestibles), de
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bois de santal, de perles, de résine de dammar, d’ambre gris et d’esclaves. Nous emplissons plutôt nos sacoches de riz, de nouilles et de boîtes de thon, puis nous nous lançons sur les grandes avenues de Makassar vers la Trans-Sulawesi, prenant la place qui nous revient dans son étourdissant carrousel de becak bigarrés (vélo-pousse à trois roues), ojek gazouilleurs (mototaxis), bemo azur (minibus publics) et diesels tapageurs. À peine quelques kilomètres parcourus sur la grand-route que deux jeunes hommes à bord d’un scooter nous font signe d’arrêter sur l’accotement. Comme un camion garé y déborde de durians, nous comprenons qu’il s’agit d’une invitation à nous délecter de cet étrange fruit à la chair onctueuse, pulpe pâteuse à la fois malodorante et savoureuse que protège une écorce
Des rivières relaient à intervalles réguliers le long du cordon fertile, abritant de pittoresques villages de pêcheurs bugis.
blindée de pics redoutables. Sitôt après nous avoir aidés à décortiquer le durian et indiqué les vallées où on en cultive sur leur île, les deux Makassars retournent sur la petite moto et nous remettent diligemment à la route : «Selamat jalan! »
Parés pour Pare Pare Le débit de la Trans-Sulawesi demeure soutenu jusqu’à Maros, quelques dizaines de kilomètres au nord de Makassar, où une autre artère importante de l’île bifurque vers l’est pour franchir monts karstiques édifiants, truffés de grottes et de cascades, et joindre Watampone, capitale de l’ancien royaume Bugis de Bone. Mais notre route poursuit vers le nord ainsi que Pare Pare, deuxième plus grande agglomération du sud de Célèbes, en franchissant rizières coincées entre la mer et cette même chaîne calcaire spectaculaire. Des rivières aussi se relaient à intervalles réguliers le long du cordon fertile, abritant de pittoresques villages de pêcheurs bugis. Leurs pinisis colorées et effilées, goélettes d’une simplicité et d’une efficacité remarquables, sont amarrées dans ces petits estuaires et se bercent au rythme de leur léger clapotis. Des poissons suspendus à des étendoirs et, par terre sur de grandes toiles, du riz, du maïs et
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HORS-PISTE HORS-PISTE du cacao sèchent devant les maisons sur pilotis aux corniches croisées et aux planches vivement peinturlurées. Depuis ces chaleureuses demeures, flanquées d’hibiscus, de bougainvillées et de sourires contagieux, s’échappent des «Hello Misssteeeures! » et «Selamat! » Nous faisons escale à Pare Pare pour nous ravitailler et nous réfugier dans un petit restaurant tandis que le mercure dépasse les 40 degrés. Au menu : gado gado (salade de concombre, fèves germées et tofu rehaussée d’une sauce aux arachides pimentée) et nasi goreng (riz frit). C’est ici que la Trans-Sulawesi file vers l’intérieur pour remonter la rivière Sadang et se hisser jusque sur le plateau de Tana Toraja. Nous lui faussons compagnie et continuons sur la côte vers Polewali, au cœur du pays Mandar, là où une route étroite s’agrippe aux flancs escarpés et luxuriants d’une imposante muraille recelant les montagnes et vallées du peuple Mamasa. Nous voilà à souquer ferme sous le soleil impitoyable tandis que les macaques ricanent à nos dépens du haut de la canopée. Juste en dessous du col, nous installons nos quartiers sur une arête devant une station gouvernementale déserte avec vue impayable sur la baie de Mandar et le détroit de Makassar.
Le pays Mamasa. terre de traditions Après une nuit régénératrice à l’air vivifiant de ce sommet, nous basculons dans le pays Mamasa, dévalant vers sa rivière nourricière que nous remontrons jusqu’à sa source. L’étonnante forêt de pins cède alors le terrain à des îlots de bambous et de rizières qui s’étagent sur les coteaux irrigués ; la timide route d’asphalte, elle, devient une abrupte piste sablonneuse jonchée de grosses pierres. Au terme d’une longue journée, un couple de producteurs de café nous invite à camper à côté de sa banua sura ancestrale, fabuleuse chaumière sur pilotis aux murs recouverts de motifs géométriques vermillon, or et noir. Le pilier principal de la demeure traditionnelle, supportant l’imposante toiture, est orné de têtes de buffles et sculpté de figures animales et humaines racontant l’histoire de la famille. Notre hôte Teddy nous confie que la banua sura, un legs de son grand-père, a plus
Nous voilà à souquer ferme sous le soleil impitoyable tandis que les macaques ricanent à nos dépens du haut de la canopée.
de 100 ans. En regardant sa femme avec un sourire complice, il nous assure que leur progéniture à naître en héritera à leur tour. Pas de doute, les traditions du peuple Mamasa sont bien vivantes! Nous arrivons à Mamasa juste à temps pour son pasar (marché) hebdomadaire. Nous en profitons pour effectuer nos emplettes, car nous nous lançons sur la piste qui conduit au pays Toraja, circuit d’un trek de trois jours flirtant avec une des contrées les plus authentiques et isolées de Célèbes. La route se désagrège à mesure que nous progressons vers la source de la rivière Mamasa, puis elle se métamorphose en un champ de pierres à l’approche d’un autre col. Quand des averses diluviennes s’abattent sur ces hautes terres, nous poussons nos montures une par une à contrecourant d’un véritable torrent. Parvenus au sommet de 2000 m, trempés et frissonnants, nous pénétrons à l’intérieur d’une des cabanes rudimentaires pour nous réchauffer et avaler plusieurs kopi (café). Même si la pluie a cessé, la descente vers le village de Timbaan et la vallée de la rivière Masupu, frontière entre les pays Mamasa et Toraja, nous fait patauger dans une soupe rouge. La latérite encore tout imbibée des orages du jour colle à nos roues, et notre glissade se termine une douzaine de courbes plus bas, quand une famille nous invite à monter la tente sous le toit d’une de leurs maisons en construction... La famille grandit ! Nous popotons en bonne compagnie et nous nous assoupissons encore une fois devant un panorama époustouflant...
Thanatotourisme chez les Torajas Une ribambelle en shorts rouges et chemises blanches, affichant frimousses impeccables et enthousiasme débordant, vient nous faire ses adieux avant de se rendre à l’école de Timbaan. Nous plions bagage et poursuivons jusqu’à la rivière Masupu. La piste, capitonnée ici, épouse le contour tourmenté de sa rive droite jusqu’au pont qui enjambe le cours d’eau limitrophe, s’insinuant parmi les banua sura et les rizières des petits bleds de Poko et Mawai. De l’autre côté, au village de Belau, l’alignement symétrique d’habitations sur pilotis ressemblant à des bateaux confirme que nous avons intégré le pays Toraja. Plus grandes et flamboyantes que les banua sura, leurs tongkonan sont érigées selon une rigoureuse orientation nord-sud et se dressent devant des versions réduites d’elles-mêmes, les alang ou greniers à riz. Bien que majoritairement convertis au christianisme, comme leurs voisins de Mamasa, les Torajas souscrivent encore à l’aluk todolo, animisme dualiste régissant tous les aspects de leur quotidien. Outre le décor magique, les traditions millénaires et les rites funéraires des Torajas attirent les visiteurs et les trekkeurs dans leurs montagnes. Les « thanatotouristes » fréquentent les cimetières aériens où sont accrochés à flanc de falaises de petits cercueils et les fameuses tau tau, statuettes à l’effigie des disparus. Les funérailles ont habituellement lieu après les récoltes, quelques mois ou même plusieurs années suivant le décès de la personne, selon le temps nécessaire pour acquérir le nombre de buffles, cochons et poulets à sacrifier que requiert le statut du défunt. La cérémonie assurant le passage de l’âme d’un membre du clan dans l’au-delà prend alors la forme d’un festival, qui dure plusieurs jours et revêt un caractère hautement social : « Pas de funérailles, pas de mariage ! » répète-t-on là-bas...
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HORS-PISTE Comme ce n’est pas encore la saison des funérailles et que nous ne sommes pas trop « thanatotouristes », nous quittons Belau et continuons notre trek. Pédalons un brin. Poussons beaucoup. Roulons, poussons et poussons encore : la piste est devenue un sentier pédestre abrupt jonché de ronces et de rochers, et bordé de mares de boue où se vautrent buffles sacrés, symboles de puissance et devises ayant cours légal ici. Au sommet du dernier col, nous amorçons la descente vers Bittuang, où une route se matérialise progressivement et mène à Makale, capitale de Tana Toraja. Nous renouons avec le bitume et la Trans-Sulawesi qui remonte la rivière Sadang jusqu’à Rantepao, agréable carrefour où se concentrent des services destinés aux voyageurs. Plus en amont, la Sadang se réduit à un ruisseau, et nous atteignons un col où la « Trans » effectue une vrille spectaculaire vers la ville de Palopo et le golfe de Bone.
La loi du talion Nous franchissons la plaine côtière de Luwu jusqu’à Wotu, contournant la base du mont Balease (3016 m), puis nous nous hissons jusqu’au lac Poso, cœur du pays Pamona, en gravissant des pentes tapissées des arpents de forêt pluvieuse
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les plus en santé de l’île de Célèbes. À Pendolo, sur la rive sud du grand lac, nous aboutissons sur une plage entourée des ruines calcinées d’une mosquée et de quelques maisons, stigmates du conflit fratricide qui sévit dans la région depuis 1998. Ici et à Tentena, à l’autre bout du lac – où vivent des communautés majoritairement chrétiennes –, on s’est vengé des attaques contre les églises et les paroissiens de Poso, plus au nord, dont la population est composée surtout de musulmans... et vice-versa ! On estime que plus de 2000 personnes ont perdu la vie depuis le début de cet interminable œil pour œil, dent pour dent. À Poso, nous délaissons la « Trans » une deuxième fois. Tandis qu’elle continue au nord en parcourant le tentacule le plus étroit de la pieuvre Célèbes, s’immisçant à travers maints villages bugis, les pays Gorontalo et Minahasa pour enfin gagner Manado, son terminus septentrional, nous mettons le cap vers le petit port d’Ampana. Quelque 200 km à l’est de Poso, c’est le point d’embarquement pour les Togian, archipel paradisiaque perdu au beau milieu du golfe de Tomini et un des derniers refuges du peuple Bajau, ces nomades des flots. Quoiqu’on fréquente les Togian surtout pour explorer leurs sites de plongée sous-marine exceptionnels, nous sommes plutôt attirés par l’île de Una Una et son volcan Colo. Nous y
Mer des Célèbes
Binontoan Ogotua
Mak assa r
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Détr oit d e
Tambu
A
faisons escale plusieurs jours, nous la coulant douce et inhalant un peu de soufre, puis nous débarquons à Gorontalo, ville attrayante avec ses rues bordées de magnifiques villas ceinturées de vérandas et de jardins, vestiges de l’époque coloniale hollandaise. Nous nous faufilons parmi ses bendi colorés, chars taxis attelés à des chevaux pomponnés, puis nous sortons par une route peu fréquentée qui s’étire en un enchaînement d’abruptes montagnes russes le long de la côte du golfe de Tomini. Nos efforts ou déboires dans la fournaise ne passent pas inaperçus et sont applaudis par des pluies d’«Hello Misssteeeures! » Au village de Molibagu, nous bifurquons vers l’intérieur de la péninsule et intégrons le pays Minahasa. Sur ses plateaux altiers parsemés de lacs cristallins et de hauts sommets, nous sympathisons avec ses chaleureux habitants et volcans fumants qui nous ont conduits jusqu’ici, les remerciant de nous avoir fourni le prétexte pour enfin rouler sur la Trans-Sulawesi et parcourir ses mille et un pays...
Pour en savoir plus sur les aventures de Janick Lemieux et Pierre Bouchard sur la Trans-Sulawesi : www.geopleinair.com, « Volcans et vélos », communications 80, 81, 82, et 83.
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Manado
Kwandang
Ongka
PAYS MINAHASA
Gorontalo ÎLE DE UNA UNA Archipel de Togian
Baie de Tomini Ampana
Mer des Moluques Teku
Poso Tentena Lac Poso
Pendolo
PAYS DE TORAJA
Wotu
Rantepao Palopo Mamasa Makale Polewali Pare Pare
Latowu
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Mer de Banda
Mer des Célèbes Mer des Moluques
Kolaka Watampone
Makassar
Bayu
Baie de Bone
SULAWESI ÎLE DE CÉLÈBES
Mer de Banda
500 KM
INDONÉSIE
REPÈRES : On peut se rendre à l’île de Célèbes toute l’année quoique les pluies soient normalement plus abondantes et fréquentes de décembre à mai. Visa : les détenteurs d’un passeport canadien peuvent obtenir un visa sur arrivée (VOA) de 30 jours en se présentant aux points d’entrée principaux du pays (US$25). On peut aussi se procurer un visa de touriste de 60 jours en appliquant à l’ambassade d’Ottawa (C$55). Documents téléchargeables sur le site de l’ambassade. Aucun vaccin n’est requis. Ambassade d’Indonésie à Ottawa : 613 724-1100 www.indonesia-ottawa.org/ Conseils aux voyageurs du ministère canadiens des affaires étrangères : www.voyage.gc.ca/dest/report-fr.asp ?country=130000 Tourism Indonesia (en anglais) : www.tourismindonesia.com/
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