Femme dans la construction - Champions volume 8 - numéro 1

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ENTREVUE

HARCÈLEMENT ET DISCRIMINATION ENVERS LES FEMMES SUR LES CHANTIERS

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À QUAND LA TOLÉRANCE ZÉRO ? Par Johanne Landry, journaliste

En cette période où toutes les industries manquent de main-d’œuvre, celle de la cons­truction ne peut se permettre d’ignorer les femmes, qui constituent un bassin de recrutement important. Travailler sur les chantiers demeure certes difficile, mais la rémunération et les avantages sociaux sont intéressants pour celles qui aiment le travail physique et qui sont disposées à suivre une formation pour apprendre l’abc d’un métier. Autant que les hommes, elles ont droit à un salaire qui leur permettra d’accéder à la propriété, d’élever confortablement leurs enfants, bref, de vivre leur vie et leurs rêves comme bon leur semble. Les chantiers de construction ont toutefois été longtemps un milieu exclusi­vement masculin où les gars ont développé des habitudes et des comportements parfois drôles, mais parfois discutables… Certaines pionnières qui sont arrivées dans ce monde de testostérone n’ont pas eu la vie facile. Elles ont subi des sarcasmes, des humiliations, de la discrimination et du harcèlement. Tout cela est en train de changer, oui, mais très, très lentement. La tolérance zéro par rapport à la discrimination et au harcèlement sur les chantiers de construction est-elle un objectif réaliste ? Que peuvent faire les leaders de

l’industrie pour soutenir la présence féminine ? Que vivent les femmes sur les chantiers ? Nous avons posé ces questions à la Commission de la construction du Québec (CCQ), à la FTQ Construction, à des travailleuses de chantier, à des associations qui les soutiennent. Nous vous proposons ce dossier qui fait le tour de la situation. CHAMPIONS DE LA CONSTRUCTION

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FEMMES DANS LA CONSTRUCTION

QUE VIVENT LES FEMMES

SUR LES CHANTIERS ?

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Réalisé en 2016 par Karina Goma, le docu­mentaire télévisuel Casques roses présentait des femmes déterminées à faire leur place dans l’industrie de la construction. Trois d’entre elles, Mona-Lisa Fortin, Sylvie Déraspe et Valérye Daviault, ont accepté de nous parler de leurs expériences.

Il y a des femmes qui aiment travailler sur les chantiers, pour qui manœuvrer des outils n’a plus de secrets. Elles ont appris leur métier, elles travaillent fort, donnent leur 150 %... et réclament le droit de pouvoir bien gagner leur vie dans l’industrie de la construction.

lui a demandé d’aller souper avec lui pour compléter les heures manquantes afin de totaliser les 150 dont elle avait besoin. Une demande assortie de menaces de viol sur elle et sur sa fille, rapporte-t-elle. Irritée par cette expérience, elle s’est occupée de la condition féminine sur les chantiers, elle a aidé les femmes qui vivaient de l’intimidation et des menaces, du harcèlement psychologique ou des gestes sexuels inappropriés. « Plusieurs d’entre elles ne veulent pas aller jusqu’au bout des dénonciations, rapporte Mona-Lisa Fortin. Elles craignent que leur conjoint pense qu’elles ont attiré les problèmes en se montrant trop aguichantes. »

Un rêve brisé Mona-Lisa Fortin a travaillé sur les chantiers de construction durant cinq ans, mais toujours pour de courtes périodes entre­ coupées d’arrêts de travail. Sa difficulté à trouver de l’emploi, elle l’attribue au fait d’être une femme. « C’est un monde d’hommes, exprime-t-elle, certains gars ne veulent pas travailler avec des femmes, ils boudent. Dans une équipe, quand il faut faire des mises à pied pour manque de travail, c’est la femme qui part en premier. Ils nous embauchent quand il n’y a plus personne d’autre. » De l’intimidation, Mona-Lisa Fortin dit en avoir subi. Notamment de la part d’un employeur qui, après 101 heures de travail, 6

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Comme il faut un salaire pour payer l’épicerie, Mona-Lisa Fortin conduit maintenant un taxi, bien qu’elle ait encore sa carte qui l’autoriserait à travailler dans la construction jusqu’en novembre. Comment se sent-elle de ne pas pouvoir gagner sa vie dans le domaine de son choix ? « J’en suis choquée parce que je suis une bonne manœuvre », répond-elle. « Hommes ou femmes, nous sommes des êtres humains égaux et nous avons tous le droit d’exercer le métier qu’on aime. La construction est un monde de Cro-Magnon. Va-t-il falloir les éduquer un à un ? », lance-t-elle dans un cri du cœur.

Battante et mentore Sylvie Déraspe, opératrice de pelle mécanique et formatrice en santé-sécurité, lauréate 2016 du prix Femme de métier décerné par les Elles de la construction, n’aime pas les injustices. Quand de graves problèmes lui ont été rapportés par des collègues féminines, elle a décidé de s’engager dans un combat auprès des hautes instances même si elle n’a pas vécu personnellement ces situations. « Si un gars s’aligne sur moi, je peux être mauvaise, plaisante-t-elle, mais j’ai ramassé des filles qui pleuraient et je me suis choquée. C’était qui le patron de tout ce monde-là ? Le ministre du Travail. »


ANDRÉ PELLETIER

La Madelinienne, déterminée, a entre autres participé à 22 réunions ministérielles, deux commissions parlementaires et deux consul­ tations publiques. Sa fierté : la bonification de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la maind’œuvre dans l’industrie de la construction, qui contient maintenant un bloc sur le harcèlement psychologique et physique ; de même que l’abolition du placement syndical qui, selon elle, a contribué à changer les mentalités. À ce sujet, Yves Ouellet, directeur général de la FTQ Construction, apporte toutefois un bémol en précisant qu’un employeur peut simplement ignorer les noms de femmes qui lui sont fournis sur les listes de référence de main-d’œuvre.

Mona-Lisa Fortin

Valérye et les Elles de la construction Il y a des femmes qui évoluent sur les chantiers de construction avec plaisir et succès. Valérye Daviault est de celles-là. Chargée de projets pour une compagnie de toitures, elle travaille autant avec les professionnels qu’avec les ouvriers de chantier. « Ça va bien, c’est une belle expérience même s’il y a parfois de petites choses qui accrochent. Je suis jeune, je dois établir ma crédibilité », dit-elle. Les situations les plus difficiles qu’elle ait vécues, c’est lorsque des surintendants, au moins à deux reprises, ont refusé de travailler avec elle. Dans le premier cas, le contremaître de chantier l’a accompagnée et il a remis le gars en question à sa place. Dans le second, ses patrons ont fait comprendre au récalcitrant qu’il devait travailler avec elle ou chercher un autre fournisseur. Persuadée que la génération des milléniaux, ouverte à l’égalité entre les sexes, va amener un vent de changement, Valérye Daviault est présidente de l’association sans but lucratif Elles de la construction, dont la mission est de défendre les droits des femmes dans l’industrie, afin qu’elles puissent s’y épanouir et se maintenir en emploi.

Valérye Daviault

Sylvie Déraspe

ADÈLE ARSENAU

Réseautage, occasions d’échange, présen­tations de femmes plus expérimentées qui racontent leur parcours sont parmi les moyens utilisés afin de briser l’isolement, pour les aider à gagner de la confiance. « Nous savons qu’il y a des femmes sur les chantiers, mais pas nécessairement où elles sont. Nous créons une communauté pour les regrouper », explique Valérye Daviault, ajoutant que la compétence n’a pas de sexe. CHAMPIONS DE LA CONSTRUCTION

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FEMMES DANS LA CONSTRUCTION

LE PAEF REMPLIT-IL SES PROMESSES ? Institué par la CCQ, le Programme d’accès à l’égalité des femmes dans l’industrie de la construction 2015-2024 (PAEF) rallie les grands joueurs pour instaurer des mesures et changer les mentalités. Qu’en est-il après deux ans ? Selon les statistiques compilées à la fin de 2017, les femmes représentent 1,91% des travailleurs sur les chantiers de construction. Aussi bien dire une goutte dans l’océan. À ce chapitre, le PAEF vise une cible de 3 % à atteindre à la fin de 2018. « Nous avons allumé le feu jaune pour signaler que nous n’atteindrons peut-être pas cet objectif, mais nous considérons quand même qu’il s’agit d’un succès, car nous serons capables d’en déterminer la raison et nous saurons comment y arriver. Nous avons maintenant l’heure juste, et tous les acteurs de l’industrie la partagent », explique Audrey Murray, viceprésidente, service à la clientèle et développement à la CCQ. Quant à la demande selon laquelle les entrepreneurs qui obtiennent des contrats sur les chantiers publics auraient l’obligation d’embaucher au moins 3 % de femmes, ce qui, selon Mona-Lisa Fortin, racleuse d’asphalte, donnerait un sérieux coup de pouce, la CCQ souligne que le PAEF contient un engagement du Secrétariat du Conseil du trésor pour étudier la pertinence d’inclure un programme d’obligation contractuelle dans le Règlement sur les contrats de travaux de construction des organismes publics. Les travaux à cet égard sont toujours en cours. « Un objectif de 3 % ça demeure une goutte d’eau, mais on commence par une goutte d’eau pour remplir une rivière puis un lac. L’objectif ne sera pas atteint, mais, au moins, on a avancé plutôt que de reculer », commente Sylvie Déraspe, opératrice de pelle mécanique et formatrice en santé-sécurité, qui a livré plusieurs combats en commission parlementaire pour faire changer les choses.

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AUDREY MURRAY Vice-présidente, service à la clientèle et développement Commission de la construction du Québec

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« Déjà, en raison de sa nature, le travail dans la construction n’est pas facile, avec des chantiers qui ouvrent tôt et une météo souvent inclémente, il faut s’arranger pour que les conditions et l’atmosphère de travail soient les meilleures possibles pour tout le monde. » – Yves Ouellet

LM CHABOT

YVES OUELLET Directeur général de la FTQ Construction

Améliorer le climat de travail Les diagnostics qui ont mené aux mesures contenues dans le PAEF ont mis en lumière le fait que plusieurs femmes quittent l’industrie de la construction en raison d’un climat de travail difficile. « Elles se font écœurer et ridiculiser, et, dans certains cas, cela s’apparente à du harcèlement et à de la discrimination », rapporte Audrey Murray, parmi une panoplie de comportements inadéquats qui ont été nommés. « Le succès le plus important du PAEF est de rallier les grands joueurs, et tout le monde est d’accord pour améliorer le climat de travail », souligne Audrey Murray. « Comme dans tous les domaines, le harcèle­ment, les agissements inappropriés sont des choses qui arrivent, ce sont des cas, ajoute Yves Ouellet, directeur général de la FTQ Construction. C’est bien entendu inacceptable. Il n’y aurait qu’un seul de ces cas, et il serait de trop. Déjà, en raison de sa nature, le travail dans la construction n’est pas facile, avec des chantiers qui ouvrent tôt et une météo souvent inclémente, il faut s’arranger pour que les conditions et l’atmosphère de travail soient les meilleures possibles pour tout le monde. » CHAMPIONS DE LA CONSTRUCTION

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FEMMES DANS LA CONSTRUCTION

Quatre mesures effet de levier Elles sont entrées en vigueur au cours de la deuxième année du programme PAEF, avec un retard, car changer les normes est un long processus. « Si elles avaient été adoptées dès le début, nous aurions peut-être atteint notre cible de 3 % », exprime Audrey Murray. La première mesure touche l’accès des femmes diplômées, puisqu’elles peuvent intégrer l’industrie de la construction en présentant un diplôme pour un métier reconnu, sans avoir besoin d’une garantie d’emploi ou d’une lettre d’engagement d’un employeur. Elles ont deux ans pour effectuer 150 heures de travail pour un ou plusieurs employeurs. Après deux ans, si elles n’ont pas travaillé 150 heures, elles pourront alors demander un certificat de compétence d’apprenti, valide pendant deux ans pour le même métier sur présentation d’une lettre d’engagement. COUVERTURE MONTRÉAL-NORD

La seconde mesure facilite l’accès des femmes non diplômées en leur permettant d’intégrer l’industrie de la construction lorsqu’un employeur leur garantit 150 heures de travail sur trois mois si l’état du bassin de main-d’œuvre est à 30 % et moins. La troisième touche le nombre d’apprentis par compagnon en chantier. En effet, pour chaque femme apprentie qu’un employeur fait travailler sur un chantier, il peut ajouter une personne apprentie de plus que la proportion apprenti-compagnon prévue, cela selon certaines conditions. Enfin, la dernière mesure favorise la mobilité en permettant à un employeur de faire travailler une femme partout au Québec si elle détient un certificat de compétence et qu’elle a travaillé au moins 500 heures pour lui au cours des deux dernières années. Certaines femmes ont-elles peur de se faire reprocher d’être entrée sur un chantier par discrimination positive en raison des mesures ? « Il faut savoir qu’elles ne diminuent en rien les exigences de compétence. Ce sont des accélérateurs qui donnent souvent un avantage concurrentiel à l’entreprise », répond Audrey Murray.

Parmi les autres moyens d’améliorer les choses, la CCQ et l’ensemble des asso­ ciations patronales et syndicales ont mis sur pied une ligne téléphonique destinée aux travailleuses, aux travailleurs et aux employeurs qui sont confrontés à des situations d’inconduite, de harcèlement et d’intimidation à caractère sexuel dans l’industrie. Il s’agit de la Ligne relaisconstruction (1 844 374-4149). La CCQ se réjouit d’ailleurs de ce qu’elle qualifie de mobilisation exceptionnelle autour de cette ligne.

Les succès du Programme d’accès à l’égalité des femmes Le premier bon coup du PAEF, fait valoir Audrey Murray, c’est qu’il a réuni l’ensemble des leaders qui peuvent jouer un rôle pour accompagner l’arrivée des femmes sur les chantiers. Le second, c’est l’adoption des quatre modifications réglementaires, qui constitue un rattrapage pour accélérer leur présence.

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Les résultats ? Une augmentation d’environ 500 femmes actives sur les chantiers depuis 2016. Une hausse d’environ 59 % des entrées chez les femmes dans l’industrie en 2017, comparativement à 32 % en 2016. Ce sont 760 nouvelles femmes qui ont entrepris une carrière, représentant 7 % des entrées totales. À cela s’ajoute une augmentation de 19 % du nombre d’employeurs qui ont embauché des femmes depuis 2016, soit près de 380 entreprises


Cindy Gordon est l’une des rares femmes à passer ses journées sur les toits à refaire les lucarnes, les corniches ou autres ornements architecturaux de bâtiments anciens. La restauration de toitures ancestrales, c’est sa spécialité comme ferblantière chez Couverture Montréal-Nord depuis trois ans. Voir notre dossier spécial Toiture en page 17.

de plus. Ce qui signifie que 9,5 % des employeurs ont engagé au moins une femme en 2017, soit environ 2 400 sur les quelque 25 500 entreprises, fait valoir la CCQ.

Où sont les femmes ? Les changements de mentalité passent par l’éducation, par la formation à la mixité sur les chantiers. Le directeur général de la FTQ Construction soulève par ailleurs un aspect important : rares sont les femmes qui se voient sur un chantier de construction et qui considèrent cette industrie comme un choix de carrière. Le meilleur effet de levier s’obtiendra si on commence tôt dans la vie, à l’école primaire, à expliquer et à faire connaître les métiers de la construction afin que les filles sachent qu’elles y ont leur place et que cela peut convenir à leurs centres d’intérêt. « Je suis persuadé que les cours spécialisés se rempliraient davantage. Quand, dans une classe de métier, il y aura 60 % de filles, cela ne pourra pas faire autrement que de se refléter sur les chantiers », exprime Yves Ouellet.

Bien que la FTQ Construction adhère au PAEF, elle ne considère pas pour autant que toutes les mesures du programme soient les meilleures. Aussi la centrale syndicale a-t-elle mis sur pied son propre comité de femmes qu’elle consulte régulièrement avant de prendre des décisions. « Elles nous informent de ce qui se passe sur les chantiers et sur les façons d’améliorer les choses », dit Yves Ouellet, ajoutant qu’elles créent également un réseau pour se recommander les unes les autres auprès des employeurs quand l’occasion se présente, comme le font les hommes. « Le premier problème, exprime Sylvie Déraspe, quand on lui demande de résumer la situation des femmes sur les chantiers, c’est que les mentalités, ça ne se change pas du jour au lendemain. » « Nous en sommes au début de cette dis­cus­sion. Nous vivons une grande prise de conscience collective sur les effets du harcèlement psychologique et sexuel, et cela dans tous les milieux. C’est encore une zone taboue de notre société. Nous l’amenons sur la place publique avec force, mais c’est récent », conclut Audrey Murray.

SERVICE DE SCAN DE BÉTON DÉTECTION CONDUITS-ARMATURES

514-352-0959

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