EN TOUTE JUSTICE
Me Simon Pelletier Expert invité
LA PRESCRIPTION DE CERTAINS TYPES DE RECOURS EN DROIT MUNICIPAL : ANALYSE DE L’ARRÊT VILLE DE LORRAINE PAR LA COUR SUPRÊME DU CANADA1 Le 6 juillet 2018, la Cour suprême du Canada, sous la plume de l’honorable juge en chef Wagner, a réitéré que toute demande en nullité ou en inopérabilité présentée à l’encontre d’un règlement municipal pour cause d’expropriation déguisée doit être formée dans un délai raisonnable. Une telle demande doit également respecter la prescription de dix ans prévue à l’article 2922 du Code civil du Québec (le « C.c.Q. »)2. LES FAITS Le 7 juillet 1989, la société 2646-8926 Québec inc. (la « Société ») a acquis un terrain boisé (le « Terrain ») situé dans la ville de Lorraine (la « Ville ») dans le but d’y réaliser un lotissement domiciliaire dans un horizon d’une quinzaine d’années. Ce projet immobilier concordait avec la régle mentation municipale en vigueur à l’époque, laquelle autorisait la construction d’ensembles résidentiels sur le Terrain. GETTY IMAGES PAR OLIVERCHILDS
Associé chez BCF Avocats d’affaires à Montréal, Me Simon Pelletier se spécialise dans les litiges techniques qui nécessitent l’intervention d’experts. Il représente notamment des donneurs d’ouvrage, des entrepreneurs généraux, des professionnels et des entreprises spécialisées, ainsi que des entreprises du domaine des hautes technologies. Il concentre principalement sa pratique dans les domaines du droit de la construction et de la responsabilité civile. Il possède également une expertise en droit municipal, de l’environnement et en droit administratif.
Quelques années plus tard, soit le 23 juin 1991, la Ville adoptait le règlement U-91 (le « Règlement »), en vertu duquel plus de la moitié de la superficie totale du Terrain de la Société faisait désormais partie d’une zone de conservation, limitant ainsi les usages autorisés aux activités récréatives et de loisirs. Ce n’est que dix ans plus tard, soit vers la fin de l’année 2001 ou au début de l’année 2002, que la Société apprend l’existence du Règlement. La Société entreprend alors des démarches auprès de la Ville afin de faire modifier les restrictions de zonage visant le Terrain. En 2004, la Ville avise la Société que ces restrictions de zonage demeureraient inchangées. Alléguant avoir été victime d’une expropriation déguisée, la Société intente, en novembre 2007, une demande d’action en nullité du Règlement. Cette demande a été modifiée à deux reprises : une première fois, afin de demander la nullité du règlement 1002 de la Municipalité régionale
de comté de Thérèse-De Blainville (la « MRC »)3 ; et une seconde fois afin de demander la nullité du règlement URB03 adopté par la Ville en date du 13 juillet 2010, lequel avait pour but de remplacer le Règlement. Ces deux nouveaux règlements n’apportaient aucune modification aux usages autorisés sur le Terrain. L’HISTORIQUE JUDICIAIRE Le juge Emery de la Cour supérieure rejette la demande en nullité visant les trois règlements pour cause de tardiveté4. Selon lui, l’action n’a pas été intentée dans un délai raisonnable au cours de la période de prescription décennale. La Cour d’appel du Québec renverse cette décision en concluant que le juge Emery avait omis de considérer que la Société avait été victime d’une expropriation déguisée, laquelle constitue un abus de droit5. La tardiveté du recours ne pouvant être fatale, la Cour d’appel déclare que les règlements contestés sont inopposables à la Société.
1. Lorraine (Ville) c. 2646-8926 Québec inc., 2018 CSC 35. 2. Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991. 3. Ce règlement avait pour but d’harmoniser le schéma d’aménagement et de développement de la MRC avec les restrictions de zonage établies par le Règlement. 4. 2015 QCCS 3135. 5. 2016 QCCA 1803.
IMMOBILIER COMMERCIAL : : DÉCEMBRE – JANVIER 2019
55
EN TOUTE JUSTICE
L’ANALYSE DE LA COUR SUPRÊME La Cour suprême accueille le pourvoi de façon unanime. Elle entreprend son analyse en traitant de l’abus de droit et de l’expropriation déguisée. Elle conclut ensuite que toute demande en nullité pour cause d’expropriation déguisée doit être intentée dans un délai raisonnable, et ce, à l’intérieur même de la fenêtre temporelle de la prescription civile. L’ABUS DE DROIT ET L’EXPROPRIATION DÉGUISÉE Il y a abus de droit dès qu’un organisme public exerce son pouvoir de réglementation de façon illégale6. Selon la Cour suprême, le fait de restreindre la jouissance des attributs de propriété d’une façon telle que le titulaire se trouve exproprié de facto constitue un abus de droit. On dira alors qu’il y a expropriation déguisée7. Bien que la Cour suprême réitère l’idée selon laquelle l’expropriation déguisée équivaut à un abus de droit, elle conclut que la Société doit tout de même être diligente et présenter sa demande dans un délai raisonnable8.
www.coarchitecture.com
C
M
J
L’IMPORTANCE D’AGIR DANS UN DÉLAI RAISONNABLE La Cour supérieure étant investie d’un pouvoir discrétionnaire général de contrôle et de surveillance à l’égard des actes de l’administration municipale, elle peut rejeter tout recours entrepris dans un délai qui ne s’avère pas raisonnable9. Cette discrétion est toutefois balisée : elle ne peut être exercée que dans les cas d’abus de droit, et non dans les cas afférents à une absence ou à un excès de compétence. Cela dit, l’obligation d’agir dans un délai raisonnable est tout aussi applicable à une conclusion d’invalidité que d’inopposabilité10. Ainsi, une demande en nullité présentée à l’encontre d’un règlement municipal pour cause d’expropriation déguisée doit être formée dans un délai raisonnable11. En l’espèce, la Cour suprême conclut que le juge Emery était justifié d’exercer son pouvoir discrétionnaire en rejetant la demande en nullité pour cause de tardiveté. En effet, ce dernier avait correctement déterminé que le point de départ du délai raisonnable devait être fixé au moment de l’entrée en vigueur du Règlement, de manière à respecter la présomption de connaissance légale12. De surcroît, la Cour suprême confirme que le remplacement du Règlement n’a pas eu pour effet de redémarrer la computation du délai raisonnable, et ce, puisque les restrictions de zonage visant le Terrain sont demeurées inchangées13. LA PRESCRIPTION DÉCENNALE La demande en nullité est également sujette à la prescription civile. Plus précisément, une demande en nullité pour cause d’expropriation déguisée doit respecter le délai de prescription de dix ans prévu à l’article 2922 du C.c.Q. La Cour suprême affirme que le juge Emery avait correctement conclu que la demande en nullité était d’ores et déjà prescrite. Eu égard à ce qui précède, la Cour supérieure, en matière d’expropriation déguisée, doit dans un premier temps valider si l’action a été intentée à l’intérieur du délai décennal. Dans un deuxième temps, elle doit considérer le caractère raisonnable du délai dans lequel la demande en nullité a été intentée14.
CM
MJ
CJ
CMJ
N
6. Supra, note 1 par. 26. 7. Id., par. 27. 8. Id., par. 34. 9. Id., par. 25. 10 . Id., par. 35. 11. Id., par. 25, 27 et 28. 12. Id., par. 29. Au surplus, considérant que plus de cinq années se sont écoulées entre la prise de connaissance factuelle de la Société et la demande en nullité, la Cour suprême arrive à la conclusion que le juge Emery était justifié de rejeter la demande en nullité pour cause de tardivité (par. 32). 13. Id., par. 31. 14. Id., par. 42.
56
IMMOBILIER COMMERCIAL : : DÉCEMBRE – JANVIER 2019