Actuel de l’Estampe.
Hors-série #1
La forêt, la nuit...
Réédition augmentée, du conte ‘La forêt, la nuit’
c o n t i e n t Aquatinte réalisée par Jean-Michel Uyttersprot d’après une photographie de Fabienne Petijean
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(4) : La forêt, la nuit...
(32) : Un beau texte de Denis-Louis Colaux
Le mot de l’éditeur ‘La forêt, la nuit...’ est sorti aux éditions ‘Comme un week-end à la mer’, petite maison d’édition belge, en mars 2011, en édition limitée. Chaque exemplaire était signé et numéroté. Les textes sont de Maud Constant et les gravures de Jean-Michel Uyttersprot. Maud Constant est née en 1965 de l’union de deux passions, de deux êtres que tout opposait. Un père flamand et une mère cubaine. Lui, astrophysicien cloîtré dans son observatoire. Elle, photographe animalière embusquée dans la nature. Maud s’est quant à elle construite dans
Rédacteurs: Catho Hensmans Denys-Louis Colaux
l’amour de la peinture et a suivi des études de restauration de tableaux.
Photographie: Nicole Herickx
Assise des heures devant des person-
et Fabienne Petitjean.
nages de couleur, elle leur imaginait une vie, une histoire, des aventures, des doutes, des bonheurs… Et un jour, elle a décidé de poser des mots sur ces personnages qui peuplaient ses journées. Derrière Maud Constant se cachent Lira Campoamor Roy et Pascale De
Pour toutes informations: magazine.actuel@gmail.com www.magazineactuel.com Éditeur responsable: K1l a.s.b.l. Imprimé par: Hengen Print & More G.D.L Prix de vente: 20 € N°Issn : 0774-6008
Nève Nous sommes heureux de pouvoir rééditer cet ouvrage.
Toutes les illustrations sont des xylogravures. Sauf page 13, aquatinte.
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LA FORÊT, LA NUIT...
texte de MAUD CONSTANT gravures de UYTTERSPROT 5
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À quoi sert le loup ? À rien, comme Mozart !
Nathalie Frontiel
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La première fois, ils se humèrent de loin. Agenouillée au pied du vieux charme, elle sentit son regard posé sur sa nuque. Familiarisée comme elle l’était aux mondes obscurs, la sorcière avait immédiatement ressenti la puissance de l’animal, sa colère, son sentiment de panique.
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La deuxième fois, suivant la piste des champignons, elle s’était aventurée sur un sentier assez éloigné de sa cabane. La prudence aurait voulu qu’elle se tienne sur ses gardes, mais l’odeur des cèpes était trop enivrante et elle se retrouva nez à nez avec l’animal. La Rouquine fut traversée par un sentiment qui l’avait désertée depuis longtemps. Ses yeux crevés, noyés par la cécité, rencontrèrent ceux de la bête. Il ne fallut qu’un bref instant pour qu’elle se retrouve happée et soulevée sans ménagement par la peau du cou. L’animal courait à en perdre haleine. La Rouquine avait compris qu’il ne l’avait pas capturée pour la dévorer. Elle s’agrippait de toutes ses forces aux oreilles de la bête en attendant que les spasmes de l’affolement s’arrêtent.
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La peur l’avait rattrapée. Elle qui pensait ne plus jamais y être confrontée retrouva cette sensation intacte et redoutable. L’ espace d’un instant, elle se sentit envahie d’un sentiment insondable et primal. Sa poitrine soulevée par des vagues d’asphyxie et d’horreur. Elle se trouvait bel et bien dans la gueule du loup. Étrangère à elle-même, elle s’entendit pousser des cris de détresse tellement stridents et terrifiants qu’il la lâcha.
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Dans un effort surhumain, la Rouquine se remit debout et toisa la bête de toute sa hauteur. Le monstrueux animal, après avoir soutenu longtemps le vide de son regard, gémit et posa délicatement sa large tête entre ses pattes. La Rouquine tomba à genoux et se recroquevilla. Sa respiration était si agitée qu’aucun mot ne franchit ses lèvres.
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Dans ce silence assourdissant, le loup se mit à parler : - Vieille femme, j’ai peur. - Ah ! répondit-elle d’une voix éteinte et dépourvue d’émotion, le corps encore parcouru de frissons de terreur. J’aimerais bien voir ça… Montre-les-moi donc, tes peurs ! - Aveugle comme tu l’es, je serais bien en peine de te montrer quoi que ce soit… - Mais si, insista-t-elle, j’aimerais voir où elles se nichent. - Es-tu sûre que ce soit une bonne chose pour toi ?, lui demanda le loup. - Mais bien sûr que oui, voyons ! Tu ne m’as quand même pas amenée jusqu’ici pour rien… - Oui, c’est vrai, consentit la bête. Tu trouveras ici de quoi manger et boire. Repose-toi. Je reviendrai sous peu.
Et il partit à pas de loup.
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La Rouquine continua de sentir la présence de l’animal bien après son départ et se mit à réfléchir. Jamais elle n’avait été intimidée par le loup, ni par l’énorme ours brun. Ni par les bois. Ni par le noir. Elle arpentait les chemins de traverse totalement affranchie de toute crainte. Alors pourquoi cet ébranlement soudain ? Pourquoi ce changement au plus profond de son être, cette angoisse diffuse et cette sensation inconnue qui lui enserraient l’âme. - Parce qu’elle est revenue, vieille femme ! La voix sonore du loup venait de lui frôler le cou, si proche et si tiède qu’elle en sursauta d’effroi. Voilà donc le retour de la peur ? - Oui, répondit le loup en suivant le fil des pensées de la Rouquine. Suis-moi, je vais te la montrer.
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La femme se rasséréna. Si la terreur avait une forme, quelle qu’elle soit, mieux valait l’affronter pour être libérée de son emprise. Et elle emboîta le pas à l’animal, convaincue que si elle pouvait apercevoir la peur, même sous un jour terrifiant et inconnu, elle pourrait lui donner un visage et l’empêcher de s’emparer à nouveau de son être.
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Un peu plus sereine, mais toujours trop émue pour prononcer une seule parole, elle se contenta de suivre le loup qui pressait le pas, comme s’il pouvait laisser derrière lui la crainte, l’inquiétude et la panique. La Rouquine sentit alors qu’ils pénétraient un nouveau territoire.
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Tout d’abord, un froid glacial tomba de la canopée, déposant sur les épaules de la vieille femme un voile glacé et humide qui la laissa transie et paralysa ses émotions. Le loup était protégé du froid par sa fourrure épaisse, ses longs poils dressant un écran de chaleur entre le monde et lui. Mais la Rouquine, elle, n’était plus qu’une boule de chair de poule. Instinctivement, elle ressentit le besoin de se rapprocher de l’animal, de plaquer son corps contre celui de la bête, de ne faire plus qu’un avec elle.
Il en fut ainsi et ils continuèrent d’avancer.
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Puis, le silence s’installa. Aux petits bruits rassurants de la forêt succéda une chape de silence opaque. Profond. Absolu. Palpable. Le loup disposait d’un puissant odorat pour contrecarrer l’absence de bruit. Mais la Rouquine, elle, avait coutume de s’orienter dans le noir en suivant les légers craquements des branches, le bruissement des feuilles, les pulsations de la terre. Et ce calme la dérouta. Instinctivement, elle ressentit le besoin de se couvrir les oreilles et s’en remit entièrement à l’animal pour la guider. Il en fut ainsi et ils continuèrent d’avancer.
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Ensuite, ils rencontrèrent le noir. Ce n’était pas la nuit intérieure à laquelle elle était habituée. Ce n’était pas l’obscurité familière qu’elle avait fini par aimer. Non. C’étaient des vagues de ténèbres qui dévoraient toutes les nuances de gris, même les plus sombres. C’était un noir uniforme aussi épais que de l’encre. Un cœur de charbon. Une liste noire. Les yeux jaunes du loup devenaient phosphorescents dans la nuit impénétrable. Mais la Rouquine, elle, avait les orbites vides depuis belle lurette, punition infligée par les hommes lorsqu’ils avaient décrété qu’elle n’était qu’une méchante sorcière. Instinctivement, elle ressentit le besoin d’ouvrir l’ovale vide de ses yeux pour y laisser entrer le noir.
Il en fut ainsi et ils continuèrent d’avancer.
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C’est alors que tapie dans l’ombre, une brume malveillante remonta du sol pour s’immiscer sous les paupières de la vieille, imprimant dans son esprit l’insaisissable visage de la peur originelle. Comme un écho, elle entendit la voix du loup : - Vieille femme, nous sommes arrivés. La Rouquine sut avec certitude où elle se trouvait. Le loup l’avait emmenée dans la clairière de la mort, derrière une voûte d’arbres immenses où les hommes jugeaient, condamnaient et exécutaient leurs victimes. Là où leur propre aveuglement l’avait condamnée à la cécité. Elle perçut les gémissements du loup. Elle le sentit tourner sur lui-même et se rouler en boule. Et c’est ainsi que la Rouquine, aveugle de son état, vieille femme de plus de cent ans, se retrouva face à face avec la peur ultime, la peur la plus implacable et la plus absolue qui soit.
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Le vertige la saisit. Elle lâcha le loup et s’envola haut, très haut. Le loup hurla sauvagement à la forêt, à la nuit.
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Oui, je me suis tellement plu dans cet endroit raffiné que j’ai décidé d’emmener toute une série de travaux dans mon espace. Leur compagnie me fera le plus grand bien. J’aime ici, chez Jean-Michel, le grain subtil, l’art de mesurer et de sentir les choses, j’aime l’alchimie de l’aquafortiste, j’aime l’intensité, le relief du noir & blanc sans cesse rehaussé de nuances délicates, j’aime ce sens belge et noble du paysage, je partage avec lui l’amour de l’arbre, et ce qu’il J ean - M ichel
U yttersprot
rend superbement, cette calligraphie
est un artiste talentueux, graveur
chorégraphique de l’élan des branch-
et photographe belge, né en 1962.
es. L’arbre comme un signe éperdu
Ah, les belles aquatintes, les for-
que la planète nous adresse. Le grand
midables photographies, le passion-
végétal qui hèle. L’élan végétal. Point
nant univers de mon ami Jean-Michel
de jonction entre le ventre fertile de
Uyttersprot
un
la terre et le lieu métaphysique du
procédé d’eau-forte (procédé de gra-
ciel. J’aime aussi dans l’œuvre de Jean-
vure en creux ou taille-douce sur une
Michel, avec une évidente présence
plaque métallique à l’aide d’un acide)
de la poésie, un sens du mystère, du
par lequel on obtient différentes
fantastique, un culte de l’étrange.
tonalités grâce à la morsure, plus
Je devine là un univers à l’affût de
ou moins prolongée, dans un bain
l’insolite et de l’étrange. Un univ-
d’acide, d’une plaque de métal recou-
ers habité jusqu’à la hantise. Parfois,
verte d’une couche de résine ou de
sa création flirte avec l’abstraction.
!
L’aquatinte
est
bitume en poudre (source : wikipédia).
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Ce
large
et
d’une
Il
spectre liberté
de que
création le
désir
témoigne de
la
d’une
infatigable
représentation
n’oblitère
quête pas.
y a chez lui une vraie fidélité à l’art de la gravure et une aptitude à en faire un art tout à fait
contemporain, présent, dynamique ancré dans l’histoire, chargé de mémoire et d’avenir.
Ses
photos, par la façon dont il les traite, ont à voir avec la gravure.
Elles
sont chargées d’âme,
de quelque chose d’à la fois menacé de dissipation et d’intensité.
Car oui, rien n’est étourdissant chez
intimement. Car si j’y trouve la forêt,
lui comme l’art permanent, à partir
l’arbre qui la cache et la désigne, une
du noir & blanc, d’inventer et de réin-
célébration ardente de l’une et de
venter les trésors de la lumière. Ces
l’autre, j’y trouve aussi une dimension
photos portent la marque d’une ligne
pratiquement littéraire et poétique :
esthétique exigeante et raffinée. Sa
la translation visuelle et sensible d’un
photo d’une fillette blonde sur un
poème, d’un conte, d’une nouvelle
juchoir au cœur de la forêt est une
étrange et la captation esthétique,
merveille. Ses sous-bois, ses chemins
raffinée de ce qui noue nature et
de forêt, ses lacs gelés, toutes ces
mystère, beauté et secret, instant et
créations me parlent intimement tant
cycle, mot et livre. J’y décèle encore
par ce qu’elles évoquent que par la
la persistance en nous d’une enfance
manière dont elles sont précieuse-
inquiète et amoureuse des choses et
ment pensées et conçues.
la toute récente ancienneté de l’hu-
Mais il est vain de nommer, vain de
manité se cachant et se cherchant
distinguer quelques œuvres car cet
dans la forêt. Ce poème de Desnos,
univers-là ne me déçoit jamais. Il
curieusement parent de la gravure,
ne cesse de m’aimanter et de me
pendant que j’admirais le travail de
plaire. Il ne dit, ne révèle, ne montre
Jean-Michel m’était revenu à l’esprit.
que des choses qui me concernent
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IL ÉTAIT UNE FEUILLE
Il était une feuille avec ses lignes Ligne de vie Ligne de chance Ligne de coeur Il était une branche au bout de la feuille Ligne fourchue signe de vie Signe de chance Signe de coeur Il était un arbre au bout de la branche Un arbre digne de vie Digne de chance Digne de coeur Coeur gravé, percé, transpercé, Un arbre que nul jamais ne vit. Il était des racines au bout de l’arbre Racines vignes de vie. Vignes de chance Vignes de coeur Au bout des racines il était la terre La terre tout court La terre toute ronde La terre toute seule au travers du ciel La terre.
Il y a encore ce côté déclenchant de l’œuvre, je veux dire que c’est une œuvre - en raison des atmosphères, des sentiments qu’elle porte et qu’elle attise - qui engendre, qui crée, chez celui qui la regarde des dispositions à la parole, à la création, à l’épaisseur du silence habité.
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ŠNicole Herickx
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Il est peu d'objets d'art qui soient aussi complexes que la gravure. D'une part, la fabrication mécanique s'ajoute à la création de l'artiste ; d'autre part, la gravure peut être à la fois une œuvre d'art originale et, du fait de sa reproduction à de multiples exemplaires, un moyen de communication de masse. Par conséquent, elle s'adresse autant à l'esthète qu'au grand public. Dans cette production qui, comprise au sens large, va de la photo de journal à l'estampe d'artiste,il faut évidemment faire des distinctions. L'estampe se situe souvent aux confins de l'œuvre d'art ; or, bien peu d'images gravées méritent ce titre. On ne peut cependant trouver aucune définition objective qui soit exhaustive. Le fait qu'il y ait toujours eu des restrictions quant à l'appartenance de la gravure à ce qu'on nomme ‘le grand art’ oblige à se demander dans quelle mesure la gravure répond à la définition actuelle de l'art. Les premières gravures furent produites pour populariser les œuvres d'art ; il est certain aussi que ce procédé a donné naissance à un nouvel art original. Source : Encyclopedia Universalis
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