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une nouvelle Afrique s’éveille

géopolitique

On a souvent dit qu’il n’y avait que deux types d’Africains, les très pauvres et les très riches. Ce raccourci est dépassé. Une classe moyenne émerge dont le développement change la face du continent. PAR S E R G E M I C H E L ( T E X T E ) E T J O A N B A R D E L E T T I ( P H O T O S )

mozambique

De nombreux Mozambicains sortis de la précarité totale s’offrent un repos hebdomadaire. Comme cette famille, qui en profite pour se rendre sur la plage, à un kilomètre de la capitale, en voiture, le coffre rempli de victuailles. Les classes moyennes émergent aussi dans ce pays qui, tout en restant l’un des plus pauvres du monde, affiche la deuxième croissance du continent (+ 8,1 %).

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Photos : Joan Bardeletti / Picturetank

Le week-end, à Maputo, on piquenique à l’occidentale


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côte d’ivoire

Abidjan a ses bars climatisés pour jeunes diplômés Londres est connu pour ses pubs. Abidjan, pour ses «maquis», des bars où l’on se retrouve le soir entre étudiants ou collègues de bureau pour boire un verre et se restaurer. Ces jeunes Ivoiriens, diplômés pour la plupart, gèrent ensemble un de ces établissements, installé rue Princesse, dans un quartier de noctambules parmi les plus animés de la capitale. La grande terrasse, le soin apporté à la décoration, la climatisation en font un maquis «haut de gamme», lieu de rendez-vous privilégié des classes moyennes. Et les prix pratiqués, sans être excessifs, dépassent ceux des troquets les plus populaires. Certains y voient aussi des espaces privilégiés de débat démocratique, car, de l’employé au businessman, on aime à y commenter l’actualité politique.

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kenya

Il était le caddie, il est devenu le golfeur Derrière la pelouse du Royal Nairobi Golf Club se dessinent les toits de Kibera, considéré comme le plus grand bidonville d’Afrique. C’est là qu’Ousmane Mohamed (à gauche), 45 ans, a grandi et vit toujours. Autrefois, il travaillait sur le parcours comme caddie pour de riches étrangers avant d’être embauché par l’un d’eux comme chauffeur dans un institut de recherche. Il arrondit ses fins de mois en animant une émission de radio. Des revenus qui lui permettent d’offrir à son fils une école privée à 400 euros par an. Son ex-collègue (à droite), lui, est toujours caddie, sans revenu fixe.

kenya

Les banlieues s’embourgeoisent La banlieue d’Embakasi a poussé il y a une dizaine d’années près de l’aéroport de Nairobi pour absorber la croissance démographique des classes moyennes. Il faut compter trois quarts d’heure pour rejoindre le centre de la capitale, où la plupart des habitants travaillent mais n’ont pas les moyens de se loger. Le quartier n’a rien d’un ghetto pour riches, mais offre une entrée gardée et des appartements spacieux, accessibles aux revenus intermédiaires.

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géopolitique

kenya

Sally, 33 ans, emploie nounou, gardien et femme de ménage Cet appartement est celui de Sally, gérante d’un restaurant chinois huppé dans le centre-ville de Nairobi. Les revenus de la jeune femme lui permettent d’héberger deux nièces et une petite-nièce (à gauche), d’employer une nounou (à droite) et une femme de ménage à plein temps. Surtout, Sally, qui rentre tard le soir, a pu s’offrir le «luxe» d’une résidence sécurisée avec enceinte, barbelés et gardien. Alors que son frère et quatre de ses six sœurs ont choisi de s’expatrier, la plupart aux Etats-Unis ou au Canada, elle préfère construire son avenir au Kenya. Pour les classes moyennes, les études à l’étranger sont un must, et beaucoup épargnent dans cette perspective. Sally, elle, a repris des cours à l’université et vise un diplôme qui lui permettra, comme elle l’espère, d’être embauchée par une ONG.

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géopolitique

Guy Désiré est directeur d’école à Buéa (Cameroun). Avant d’aller au travail, il livrera cette poule à un client.

Ericka est analyste économique pour une ambassade à Nairobi (Kenya). Elle complète ses revenus avec une boutique de cosmétiques qu’elle laisse en gérance.

Alice Nkom est la première femme avocate d’Afrique centrale. Au Cameroun, elle défend surtout les homosexuels, qui peuvent ici être condamnés à cinq ans de prison.

maroc

Les yuppies marocains convergent vers Casablanca Casablanca, capitale économique du Maroc, comme Nairobi au Kenya ou Buéa au Cameroun, illustre bien l’attraction exercée par les centres urbains sur les nouvelles classes moyennes africaines. Tandis que la bourgeoisie traditionnelle a élu domicile à Rabat, capitale officielle, Casa attire les jeunes diplômés, marocains mais aussi issus de l’immigration. Dans ce décor citadin, les voitures, les publicités, les vêtements à l’occidentale sont autant de signes qui montrent que la population est entrée dans la société de consommation.

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Albert Ledoux, 34 ans, est le rédacteur en chef d’Equinox, une grande chaîne de radio-télévision de Douala (Cameroun).


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côte d’ivoire

Les ados gâtés ont tout le loisir de… s’ennuyer Sur la plage de Grand-Bassam, à une demiheure d’Abidjan, près des hôtels destinés aux touristes, il y a ce bar ni tout à fait «hype» ni complètement rudimentaire. Ces jeunes gens, qui en ont le temps et qui peuvent faire le trajet en bus ou en voiture, s’y retrouvent le week-end. La plupart incarne la deuxième génération des classes moyennes : leurs parents ont souvent quitté la campagne pour venir étudier en ville et s’y faire une place. Emploi stable, logement équipé (télévision, frigo), écoles privées pour les enfants… Les revenus de ces foyers, estimés en moyenne entre un et sept euros par tête et par jour, peuvent sembler dérisoires. Mais ils ont permis à leurs bénéficiaires de dépasser le stade de la survie, dans un pays qui s’enlise depuis 2002 dans une crise politico-économique – après avoir longtemps tiré profit de son café et de son cacao – et où près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté.

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PIB de l’Afrique

8,3

1 323

Moyen-Orient

4,9

Afrique

4,8

Europe centrale et orientale

4 461 1970

Amérique latine

1 067

694

839

1980

1990 2000 2003 2005 2008

3 2

Mumbai

Asie émergente

5,2

Monde Pays développés

Le Caire Johannesbourg New Delhi Le Cap Lagos

35 34

Alexandrie 26 Casablanca 23 Khartoum

22

75 72

57

6%

C’est grâce à leur «middle class» que les Etats-Unis sont devenus une grande puissance mondiale

12 %

Riches (plus de 20 000 $)

40 %

Classes moyennes consommatrices (de 5 000 à 20 000 $)

29 %

Consommateurs de produits de première nécessité (de 2 000 à 5 000 $)

18 %

Démunis (moins de 2 000 $)

2020

*à pouvoir d’achat comparable.

52

L’exode rural s’accentue encore

Les démographes estiment que la moitié des Africains vivront en ville d’ici à 2030. Plusieurs mégapoles – dont Le Caire, la plus grosse du continent, avec 17,6 millions d’habitants – rejoignent Mumbai ou New Delhi.

Plus complet que le taux de croissance, l’indice de développement humain (IDH) établi chaque année par le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) croise trois critères majeurs : l’espérance de vie, le niveau d’éducation et le niveau de vie. Il est compris entre 0 (exécrable) et 1 (excellent). Pour 2009, le Niger se classe dernier avec 0,340 et la Norvège caracole en tête avec 0,971. La tableau est loin d’être rose : sur 55 pays, l’Afrique en aligne 31 dans le bas du tableau.

Revenu annuel des ménages en dollars*

29 %

29 %

34 %

2000

Entre 2000 et 2020, le nombre de foyers disposant de revenus supérieurs à 5 000 dollars par an devrait passer de 59 à 128 millions, soit la moitié des ménages africains. Ce chiffre ne dit pas si ce sont des démunis qui parviennent à se hisser dans la classe des revenus «discrétionnaires», ou s’il s’agit d’un effet de la croissance démographique.

MAROC

ALGÉRIE 0,754

CAP-VERT 0,708

MAURITANIE

SÉNÉGAL GAMBIE GUINÉE GUINÉE BISSAU SIERRA LEONE LIBERIA

LIBYE 0,847

MALI

NIGER

Indice de développement humain (IDH) De 0,600 à 0,799 De 0,500 à 0,599

ÉGYPTE 0,703

TCHAD

SOUDAN

GHANA CÔTE D’IVOIRE

DJIBOUTI NIGERIA CAMEROUN

TOGO BÉNIN

OUGANDA CONGO

GABON 0,755

RÉP. DÉM. DU CONGO

Etat africain parmi les dix ayant l’IDH le plus élevé

SOMALIE KENYA

R. B. TANZANIE

GUINÉE ÉQUATORIALE 0,719 ANGOLA ZAMBIE

De 0,340 à 0,399 B. Burundi, R. Rwanda

ÉTHIOPIE

RÉP. CENTRAF.

De 0,400 à 0,499 Donnée indisponible

ÉRYTHRÉE

BURKINA FASO

SÃO TOMÉ ET PRINCIPE

NAMIBIE 0,686

Le pouvoir d’achat va décoller

TUNISIE 0,769

Dix pays sortent du lot

de leur enquête, ils ont croisé, au Kenya, un habitant de bidonville, employé dans un institut de recherche, qui joue au golf l’après-midi. Un directeur d’école primaire au Cameroun qui double son salaire en élevant des porcs et des abeilles. Un chef des ressources humaines dans une entreprise de vigiles à Maputo (Mozambique) qui se dispute avec sa femme parce qu’il souhaite éduquer ses enfants «à l’occidentale». Une étudiante en ethnosociologie d’Abidjan (Côte d’Ivoire) qui vit confortablement grâce à deux «callcenters»… La plupart affirment travailler dur et ne devoir leur subsistance qu’à leurs revenus propres et non aux transferts d’argent d’un parent émigré. Pour l’Afrique, c’est une révolution.

Bien sûr, les «afro-pessimistes» relativisent ce constat. Ces performances, avancent-ils, ne sont dues qu’à l’explosion du prix des matières premières, pétrole en tête, et la richesse générée ne profite en aucun cas aux populations. Par ailleurs, la vieille plaie de l’Afrique, la faim, lui colle à la peau. En septembre dernier, des émeutes, provoquées par une énième hausse du prix du pain, ont fait plus de dix morts au Mozambique, un pays qui affiche un taux de croissance supérieur à 8 %, mais où 65 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Toujours en septembre, une grève des fonctionnaires sud-africains réclamant des hausses de salaires a bloqué le pays, première économie du continent, pendant près d’un mois. Il n’empêche, la montée en puissance des classes moyennes est interprétée par les spécialistes de l’Afrique comme un levier fondamental de dynamisme économique, de transformations sociales, de lutte contre la corruption et de démocratisation de

Part de la population par tranche de revenus

en milliards de dollars

en %

1 191

en milliards de dollars

Marchés de consommation en 2020 Revenus discrétionnaires

L’Afrique a mieux résisté que les autres régions émergentes, affichant un taux de croissance de 2,9 % en 2009. Et le FMI lui prédit pour 2010 une remontée à 4 %.

Augmentation du PIB entre 2000 et 2008

Revenus consacrés aux produits de base

1 561

NAMIBIE 0,686

MALAWI

ZIMBABWE

BOTSWANA 0,694

AFRIQUE DU SUD 0,683

MADAGASCAR

MOZAMBIQUE

SWAZILAND LESOTHO

Source : Rapport mondial sur le développement humain, 2009.

L’Afrique aligne en effet depuis une dizaine d’années une croissance du PIB supérieure à celle du monde «développé» : 6 % en moyenne, contre 5 % pour l’Amérique latine, et moins de 2 % pour la zone euro. «Plus d’un Africain sur trois vit dans une économie qui a connu une croissance supérieure à 4 % depuis dix ans», précise Jean-Michel Severino. De nombreux indicateurs économiques tendent à ériger l’Afrique en nouvel eldorado, où la création d’entreprises est en plein essor (plus 18 % au Gabon en 2007) et où les investisseurs étrangers se précipitent (l’Améri­ cain IBM aurait engagé plus de 300 millions de dollars en Afrique ces cinq dernières années, et le géant indien du téléphone portable, Barthi Airtel, vient d’annoncer son implantation dans seize pays du continent). C’est dans ce contexte qu’émerge une population composée d’employés, de cadres, de fonctionnaires, de petits entrepreneurs, dont le niveau de vie évoque celui des classes moyennes occidentales. Un groupe de chercheurs de Bordeaux et un photographe, Joan Bardeletti, sont allés à leur rencontre pour tenter de décortiquer cette nouvelle réalité économique. Au fil

La crise mondiale a eu un faible impact

urbain, Natalité et Croissance

Carte et graphiques : Aurélie Boissière

Le géant indien de la téléphonie mobile prévoit de s’implanter dans seize pays

Le cocktail : boom

Source pour les graphiques : McKinsey Global Institute

A

nicet, 25 ans, est pâtissier à domicile à Abidjan, Côte d’Ivoire. Il travaille surtout les week-ends pour les mariages, et arrondit ses fins de mois en donnant des cours de cuisine européenne. Kenjo, 35 ans, est barbier dans un village du Cameroun. Il a ouvert son salon avec les 458 euros reçus d’un club de football de seconde division pour lequel il a joué durant deux ans, avant de se blesser au genou. Et complète ses revenus en offrant ses services d’électricien pendant les heures creuses de son salon. L’existence d’Anicet et de Kenjo n’est pas une surprise. On devine qu’il y a des pâtissiers en Côte d’Ivoire et des barbiers au Cameroun. Pourtant, ces deux ­jeunes hommes incarnent un phénomène nouveau, l’émergence d’une catégorie sociale jusqu’à présent invisible ou ignorée en Afrique : les classes moyennes. Pourquoi faudrait-il s’en étonner ? Parce que les médias occidentaux ne font souvent état que de deux types d’Africains : les pauvres, en proie aux épidémies, aux guerres ou aux famines ; et les riches, dictateurs ou oligarques, qui engloutissent dans des ­villas de la Côte d’Azur ou des comptes en Suisse leurs fortunes mal acquises. Les chercheurs ont longtemps souffert du même travers. Ils ont étudié l’Afrique par le prisme de ses fléaux : sida, rivalités ethniques, désertification, inégalités sociales, émigration clandestine, pillage des ressources. Dans un livre paru cette année («Le Temps de l’Afrique», Odile Jacob), Jean-Michel Severino, ancien vice-président de la Banque mondiale et ex-directeur de l’Agence française de développement (AFD), estime que « l’Afrique est présentée comme un objet de compassion, qui appelle – au mieux – la charité. Au pire, l’endiguement. Ces clés de lecture sont aujourd’hui dépassées.»


géopolitique

Les classes moyennes puisent le gros de leurs revenus dans l’économie informelle

Aurélie Boissière - Source : McKinsey Global Institute

régimes instables. Aux XVIIIe et XIXe siècles, ce sont justement les classes moyennes qui auraient permis à la Grande-Bretagne de s’affirmer comme première puissance mondiale, avant de jouer le même rôle aux Etats-Unis. Ce sont elles qui, aujourd’hui, seraient le socle du développement de la Chine. Combien sont-elles en Afrique ? Les experts s’arrachent les cheveux parce que, d’abord, il est difficile, dans des pays dépourvus d’appareil statistique, de comptabiliser cette population disparate. Ensuite, parce que les revenus bruts ne veulent rien dire : officiellement, au Nigeria, on arrive à 191 euros mensuels par tête, mais si l’on applique un calcul qui tient compte du pouvoir d’achat, avec cette même somme, on atteint l’équivalent de 896 euros. Enfin, troisième problème, la part de l’économie informelle (petits services, vente ambulante, ateliers de réparation «sauvage», recyclage) n’est pas prise en compte. «L’essentiel des classes De plus moyennes tire ses revenus en totalité ou en partie de en plus ce secteur», explique Dominique Darbon, le politoloconnectés gue à la tête de l’équipe de chercheurs bordelais. Au Faute de lignes fixes et de Cameroun, par exemple, on estime que, en 2007, 80 % services postaux de l’activité économique résidait dans cette zone fiables, le téléphone échappant aux radars de la Banque mondiale. En Afriportable est devenu que, avec cent euros, on peut acquérir quatre à cinq un outil de travail fois plus de marchandises sur le marché gris (produits primordial en Afrique. usagés, volés, avariés, non déclarés, contrefaits, Les opérateurs internationaux se chinois…) que dans un supermarché où les marchandisputent le marché, dises, de marque, dans leur emballage d’origine et le qui possède plus souvent importées, sont grevées par les droits de encore un potentiel douane et la TVA locale. gigantesque. La Banque mondiale a mis en place en 2007 une définition Accès aux télécommunications de la «classe moyenne globale» en % de la population qui se base, à parité de pouvoir AFRIQUE BRIC* d’achat, sur le salaire médian 48 de l’Italie et du Brésil, à savoir 37 respectivement 4 000 et 17 000 2 dollars (3 000 et 12 500 euros) 2000 2008 2008 par an et par personne. Cet ensemble comprendra, en 2025, Accès à l’électricité 1,2 milliard de membres, 96 % en % de la population provenant de pays émergents, AFRIQUE BRIC* où domineront la Chine et 84 l’Inde. A cette aune, Anicet, le pâtissier d’Abidjan, et Kenjo, le barbier camerounais, n’en 39 33 feront pas partie. Ils sont même sous du seuil de pauvre­té défini 2000 2008 2006 selon les critères américains (treize dollars par jour), et ne Accès à l’eau peuvent accéder à des biens en % de la population «globalisés» comme les vacanAFRIQUE BRIC* ces, les voitu­res, les masters uni89 versitaires, les soins dentaires. Anicet vend pour 235 euros de 63 61 gâ­teaux par mois quand tout va bien, soixante-quinze quand elles ne le sont pas, et perçoit 2000 2006 2006 environ soixante euros men* Brésil, Russie, Inde, Chine suels de ses cours de cuisine.

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Avec un peu de chance, il dépassera les 3 000 euros par an, mais il a aussi à charge deux amis sans revenus. Au bout du compte, selon les données restric­tives de la Banque mondiale, les classes moyennes en Afrique compteraient donc de douze à vingt millions de personnes (2 % des effectifs mondiaux), nombre qui devrait doubler d’ici à 2030 (alors qu’il va tripler, voire quadrupler dans le reste du monde émergent). A Bordeaux, les chercheurs ont adopté une définition plus large, empruntant aux Chinois le terme de «petite prospérité» («xiaokang»), objectif lancé à la fin des années 1990 par Pékin. Celui qui a accédé à la «petite prospé­rité» dispose d’un revenu appelé «discrétionnaire», somme qui reste une fois satisfaits les besoins essentiels (se nourrir, se loger). D’autres critères sont pris en considération : un habitat décent ; une famille réduite à son noyau plutôt que celle correspondant au modèle traditionnel, très élargi ; une émancipation économique des femmes et des filles ; l’accès à certains soins ; un salaire au mois plutôt qu’à la journée ; et, surtout, une régularité dans les revenus qui écarte la menace quotidienne de la pauvreté et offre la possibilité de se projeter dans l’avenir. Une «petite prospérité» rendue possible, selon les pays concernés, à partir de 1,40 euro par jour. Les ventes de télés ont explosé, mais il n’y a pas assez de programmes africains pour les alimenter Dès lors, les classes moyennes africaines représenteraient entre 150 et 350 millions d’individus, soit 15 à 35 % de la population du continent. L’économiste américain d’origine indienne, Vija Mahajan, est encore plus optimiste : dans ses études qui décrivent le marché de consommation que représente l’Afrique, il va jusqu’à citer le chiffre de 500 millions de personnes. La croissance démographique explique en partie cette explosion. «En 2050, écrit Jean-Michel Severino, l’Afrique comptera 1,8 milliard d’habitants, une fois et demie la population de l’Inde d’aujourd’hui et trois fois plus que celle de l’Europe de demain.» La population urbaine – parmi laquelle se recrutent la plupart des classes moyennes – va, elle aussi, connaître un boom extraordinaire : l’Afrique subsaharienne, qui ne comptait aucune ville de plus de un million d’habitants il y a soixante ans, en affiche trente-huit en 2010. L’ancien directeur de l’AFD estime que cette évolution n’est pas une catastrophe. Elle va, à l’inverse, préci­piter l’entrée de l’Afrique dans le marché mondial. Déjà, les investisseurs se frottent les mains. Plus d’Africains, c’est plus de consommateurs. Un marché de


géopolitique

Obésité, inactivité diabète : déjà les effets de la société de consommation

A Rabat, au Maroc, un projet immobilier fait rêver ces promeneurs.

«L’enrichissement de certains est censé créer une spirale vertueuse»

P

olitologue au Centre d’étude d’Afrique noire (Bordeaux), Dominique Darbon a coordonné une équipe de chercheurs sur les classes moyennes en Afrique.

Dans quels pays les classes moyennes ont-elles le vent en poupe ? Le pays sur lequel on parie le plus est le Ghana, parce qu’il bénéficie d’un gros effort de la diaspora, qui retourne investir sur place, et du dynamisme des entreprises locales. Suivent l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Kenya et le Cameroun. On le voit, pour le moment, les pays francophones ne sont pas les meilleurs exemples. L’effondrement de la Côte d’Ivoire, qui a longtemps incarné le miracle africain, a rejailli sur l’Afrique francophone. L’émergence de cette population permet-elle d’enrayer les conflits ? Parfois oui, comme au Kenya, où les classes moyennes ont refusé de suivre les leaders politiques dans le jeu de la manipulation ethnique après les élections, début 2008. Résultat, la stabilité est revenue plus vite que prévu. En général, elles sont plutôt légitimistes et favorables à l’ordre, mais

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rien ne permet de préjuger de leur rôle pacificateur. Quel effet peuvent-elles avoir sur la pauvreté ? L’enrichissement des uns est censé créer une spirale vertueuse permettant aux autres de sortir de la pauvreté. Il ne faut pas s’attendre à des changements massifs, mais au passage d’une rémunération de 0,90 euro par jour, le seuil de grande pauvreté, à 1,20 euro, une petite émergence. Et sur l’émigration ? Aucun. Les gens qui s’en vont considèrent qu’ils n’ont pas d’autre avenir. Les classes moyennes valorisent même à outrance l’éducation à l’étranger, qu’elles considèrent comme une chance unique. Qu’est-ce qui pourrait entraver leur montée en puissance ? La crise financière, si elle devait s’aggraver, mais les locomotives mondiales, asiatiques, sont très présentes en Afrique. Ou l’instabilité politique, mais les pays les mieux dotés en classes moyennes sont les plus stables. Et le terrorisme ? Il y a des cas importés, comme les attentats contre les ambassades américaines. Il y a aussi al-Qaeda au Maghreb, dont l’action vise l’Occident. Mais ce n’est ni Irak ni l’Afghanistan.

1 700 milliards de dollars par an à l’horizon 2040, calcule Luc Rigouzzo, directeur général de Proparco, qui a notamment pour mission de favoriser les investissements dans les pays émergents. Depuis quelques années, une grande partie des fonds placés sur le continent sont destinés à des entreprises qui fabriquent des produits à destination des classes moyennes : brasseries en Ouganda, parcs récréatifs au Kenya, centres médicaux au Ghana, supermarchés en Tanzanie et, un peu partout, laveries de voiture et boutiques de DVD, compagnies d’assurances et services bancaires, chaînes de fast-food, écoles privées ou programmes de télévision. «Les ventes de télés ont explosé, ajoute l’économiste britan­nique Cornelie Ferguson, mais il n’y a pas assez de programmes africains pour alimenter ces écrans.» Voilà qui promet un brillant avenir à Nollywood, l’industrie nigériane de cinéma et de télévision qui, avec deux mille films par an, produit déjà plus que Bolly­wood, son concurrent indien, et Holly­ wood réunis. Idem pour la téléphonie mobile : en 2007, 264,5 millions d’Africains étaient abonnés à un réseau portable, contre seulement 51,4 millions en 2003. Pour la chercheuse française Annie Chéneau-Loquay, spécialisée dans le domaine des communications en Afrique, c’est la plus forte progression sur terre ! Les vieux clichés sur l’Africain qui vit au jour le jour s’estompent Ce progrès du niveau de vie s’accompagne déjà d’effets pervers. Dinky Levitt, professeur de médecine à l’université du Cap en Afrique du Sud, a ainsi constaté une forte augmentation des cas de diabète sur le continent – plus de 30 % dans de nombreux pays. Elle attribue ce phénomène à trois facteurs : l’accroissement de l’obésité, de l’inactivité et de l’urbanisation. Un indice de plus qui tend à prouver que l’Afrique, du moins en partie, s’embourgeoise. Anicet, en Côte d’Ivoire, rêve d’ouvrir deux grandes pâtisseries, une à Abidjan et une autre au Burkina-Faso, son pays d’origine. Kenjo, au Cameroun, se voit un jour patron d’une entreprise d’électricité. Des projets d’avenir qui illustrent la vitalité du continent. Et qui font sacrément vieillir les clichés sur l’Afrique. Comme celui ressassé par Nicolas Sarkozy dans son discours de Dakar en juillet 2007. «L’homme africain», disait le président français, n’est pas «assez entré dans l’Histoire» et vit «depuis des millénaires» dans «l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.» L Serge Michel


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