Touch me!

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Touch me ! L’espace réel investi par les graphistes


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Julien Croyal Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique, option Design graphique. Session 2010


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Introduction 9

Rappel historique 15 Une pratique née de la diffusion de l’outil photographique 16 Une réactivation 18

Un graphisme « tactile » ? 21 Une définition à questionner 22 Une dimension tactile suggerée 23

Sortir de l’écran 25 Le plan de l’écran 26 Sortir l’image du plan 31

Un graphisme confronté au réel 35 Le réel définition & idéal 36 Un sujet de réflexion 36

Praxis 39 L’art du graphiste 40 L’appropriation du réel 43


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Typographie & espace tridimensionnel 53 La typographie comme architecture 55 La typographie et le corps 62

La part de la photographie 65 Une photographie invisible ? 66 La photographie : Une manière de s’approprier le réel 68

Conclusion 73

Bibliographie 75

Remerciements 79


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INTRODUCTION

On a pu observer ces dernières années une multiplication de travaux graphiques qui relèvent d’un travail plastique dans l’espace réel, opérant une prise de distance par rapport à l’ordinateur, celui-ci s’étant imposé depuis les année 80 comme un outil indispensable du designer graphique. Ces créations, la plupart du temps éphémères, ne voient le jour que dans l’optique d’être photographiées afin d’offrir un matériau sur lequel le graphiste viendra s’appuyer pour le décliner sur différents supports, posters, pochettes de cd’s, de dvd’s, couvertures de livres, cartes de visites, prospectus, flyers, etc. À tout le moins, on peut considérer que ce genre de création, s’il n’est pas véritablement nouveau, a pu bénéficier depuis quelques années d’un intérêt croissant de la part de certains éditeurs, intérêt qui a concouru à la popularisation accrue de ces pratiques (des ouvrages comme Tactile - high touch visuals, paru chez Die Gestalten Verlag, Graphic spaces, paru chez Birkhäuser ou encore Stereographics - graphics in new dimensions, paru chez Viction:ary, pour n’en citer que quelques-uns.). On peut aussi imputer à Internet, avec la prolifération des blogs relatifs aux arts graphiques et les sites d’étudiants, une part importante de l’écho rencontré par ces créations à travers le monde entier. Dans nombres de ces travaux on voit émerger un emploi récurrent de matériaux simples, d’objets usuels qui trouvent un écho en chacun, dans l’expérience sensuelle du monde au quotidien, ou s’adressent aux souvenirs d’enfance de générations ayant grandi dans les années 1980 et 1990 en se réappropriant un vocabulaire formel propre à cette époque. Sans verser dans la caricature on peut avancer que ces procédés de création offrent au graphiste, qui a pris l’habitude d’être assis devant son écran d’ordinateur, de s’exprimer avec d’autres moyens et parfois dans un environnement différent de celui auquel il est confronté d’ordinaire, questionnant ainsi le caractère normatif d’une pratique de création assistée par ordinateur. Il serait cependant erroné de croire que cette mise à distance, cette forme de réévaluation qui s’opère vis-à-vis de l’outil informatique, soit l’expression d’un refus total et univoque de pratiques devenues usuelles puisque le plus souvent dans ce genre de travail, l’ordinateur intervient en fin de parcours pour traiter les images produites et effectuer les mises au format (les deux pratiques peuvent même jouer une part égale dans la création). Aussi il ne s’agît pas de faire le procès de moyens techniques ou de défendre avec candeur une prétendue supériorité d’une méthode sur une autre mais bien d’étudier les enjeux qui se manifestent dans la résurgence d’une pratique du graphisme directement au contact de l’espace tridimensionnel. Un tel positionnement encourageant à un investissement de l’espace réel plutôt qu’au travail devant l’écran (ici celui de l’ordinateur) n’a pourtant rien d’inédit. Il suffit de considérer, par exemple, la posture revendiquée par les artistes du mouvement constructiviste au début des années 1920, proclamant la mort de la peinture de chevalet au profit d’un investissement autrement plus actif de l’artiste dans la société (au travers du design et de l’architecture par exemple). Dans les deux cas, il s’agît de délaisser le plan de la toile ou de l’écran pour investir l’espace. Ma lecture de cette manière de travailler et des différents processus qu’elle engendre part du postulat qu’elle participe d’une tentative d’appropriation du réel qui se joue sur différents niveaux. Dans un premier temps sur le mode de l’action, d’une façon quelque peu littérale, en travaillant directement dans l’espace tri-dimensionnel réel (par opposition à l’espace plan de l’ordinateur, qui peut même servir d’outil à la création d’espace tri-dimensionnels simulés). Puis dans un second temps sur le mode de la captation photographique, en s’appropriant de façon symbolique le réel au travers de la reproduction de son image.

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En 2006, Harmen Liemburg remporte le deuxième prix du concours international d’affiches du festival de l’affiche et des arts graphiques de Chaumont avec un travail réalisé pour le département d’Arts Visuels de l’Université Northeastern de Boston aux Etats-Unis, pour communiquer sur une série de conférences. L’affiche se compose d’une photographie du studio du graphiste où des silhouettes de mouettes, d’araignées, de danseuses, d’un couple bras dessus, bras dessous sont découpés dans du papier noir et disposés sur, et autour, d’une sorte de construction pyramidale disposée sur une table où sont disposés planche à découper, colle en bombe, rouleau de scotch, cutter, ciseaux, fil de pêche et autres bobines. À droite de la pyramide on peut voir des étagères avec des livres. Au mur des posters et la mention « Northeastern University Boston » faite de lettres découpées dans du papier. À gauche on voit Liemburg coller le « V » de « Visiting » (dans la phrase « 2005 Fall Visiting Artist Lecture Series ») au mur, juché sur un escabeau. Sur cette image qui sert de fond ont été superposées en aval d’autres informations et de nouvelles silhouettes (aux motifs semblables que celles ayant été laborieusement découpées) mais cette fois selon un usage classique de la C.A.O.(création assistée par ordinateur). L’utilisation de la construction pyramidale relève en fait un peu du hasard, puisqu’elle avait servi à un précédent projet du graphiste, quant aux silhouettes, elles ne trouvent pas d’écho particulier dans les thèmes des diverses conférences présentées. Pour saisir l’intérêt de cette affiche il convient de s’arrêter sur l’utilisation de ces silhouettes. Depuis quelques années et notamment avec les campagnes de communication d’Apple pour le baladeur numérique I-pod l’utilisation de telles silhouettes illustratives est devenue monnaie courante et constitue désormais une sorte de lieu commun du graphisme. L’utilisation de telles images est rendu très aisé (des banques d’images de ce type sont disponibles sous forme de fichiers typographiques avec lesquelles on peut substituer aux lettres du clavier ces silhouettes). C’est donc une idée de facilité qui se dégage de ces images. Le travail de découpage manuel de Liemburg, chronophage et laborieux, s’oppose ainsi à cette idée de commodité d’usage élargie à toute la profession. Par ces moyens qu’on pourrait qualifier d’artisanaux, il tend à donner à son travail un caractère d’unicité tout en le confrontant à son modèle numérique. L’utilisation du papier noir dans ces découpages joue à plein dans ce brouillage entre création manuelle et informatique puisqu’elle tend à supprimer les informations de textures. L’oeil est presque trompé et de loin on ne saurait dire, par exemple si telle silhouette placée en haut de la construction est vraie ou fausse, c’est à dire ajoutée en aval. Le graphiste marque sa préoccupation de ne pas aliéner sa pratique à un passage systématique et direct de plan à plan (de celui de l’écran à celui de l’affiche ou de l’imprimé en général, par extension) et de s’en extraire afin de mettre en oeuvre d’autres moyen dans son processus de création, moyens qu’il met ici en scène. Mes préoccupations actuelles doivent beaucoup à ce travail qui marquait pour moi un élargissement des possibilités de création offertes au graphiste alors que ma culture graphique était relativement pauvre. Accoutumé aux images produites par une utilisation classique des outils graphiques informatiques, j’étais ici surpris par la profondeur de l’image (au sens littéral) et par l’intégration du texte dans l’espace montré. Les moyens mis en oeuvre dans la création de l’image sont eux-même mis en scène, on voit le graphiste au travail, l’image est en train de se faire alors que pourtant rien ne manque à la communication finale (sauf l’absence du «es» de «Series» mais qui ne suffit pas à réellement incommoder la lecture). On est à l’opposé d’un travail effectué sur ordinateur, où la méthode de fabrication des visuels est souvent rendue inintelligible, voilée. On concoure alors à la création d’images opaques du point de vue de leur conception, avec une utilisation très technique des outils de C.A.O. par des graphistes souvent férus d’informatique (il est alors impossible au lecteur de l’image de

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Ci-contre : Harmen Liemburg, Fall 2005 Visiting Artist Lecture Series, poster pour la Northeastern University de Boston, 2005.


se représenter la manière dont celle-ci a été crée). Ici , au contraire, elle est rendue lisible, les moyens sont simples et captent ainsi l’attention du lecteur. Cette lisibilité véhiculant une idée, du moins de facilité, celle d’une simplicité dans la mise en oeuvre des moyens nécessaires à la création de l’image, se révélait particulièrement séduisante pour l’étudiant que j’étais, pas forcément au fait des dernières avancées proposées par les logiciels de C.A.O. et conduit par l’envie de bricoler, de réaliser des objets bien palpables.

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Rappel historique


La création d’images à travers l’intervention dans l’espace n’est pas nouvelle. Afin d’en mesurer l’intérêt actuel il convient de se faire une idée de l’histoire de cette pratique.

Une pratique née de la diffusion de l’outil photographique La pratique d’un graphisme dans l’espace accompagne la démocratisation et les progrès en matière de mécanisation de l’outil photographique. Les années 1920 marquent un tournant dans son utilisation puisque les graphistes se l’approprient et en vantent les vertus. La photographie permet de transmettre le message avec plus de clarté et de rapidité et grâce au photomontage, texte et image peuvent être fusionnés de façon organique. La représentation photographique permet d’offrir au public une image fidèle et précise des objets dont on fait la promotion. Un des premiers exemples d’intervention d’un graphiste dans l’espace, documenté par la photographie pour ensuite être utilisé sur un support de communication, est l’oeuvre de László Moholy-Nagy pour un catalogue de livres du Bauhaus, 14 Bauhausbücher. On y voit disposés sur une table un assemblage de caractères d’imprimeries formant le titre du prospectus, le cliché ayant été inversé pour être rendu lisible. Une image inversée vient se placer en suivant la diagonale tracé par les caractères. Avec ce jeu d’inversion Moholy-Nagy vient rappeler le procédé d’impression impliquant l’utilisation des caractères d’imprimerie tout en gratifiant les plombs d’une utilité nouvelle, de leur qualité de tampons on passe à leurs qualité plastique propre. On passe ainsi du plan de la feuille sur laquelle les caractères laissent leur empreinte, délivrent un indice de leur existence à l’espace tri-dimensionnel et à l’objet lui-même, même si in fine l’image est toujours réduite au plan de la couverture du catalogue.

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László Moholy-Nagy, 14 Bauhausbücher, couverture de catalogue, 515 x 365 mm, caractères en plomb, 1929.

Peter Blake & Jann Haworth, ST. Pepper’s lonely hearts club band, pochette du dique des Beatles, matériaux divers,1967.


Dans la même veine, d’autres modernistes parmi lesquels Ladislav Sutnar, Herbert Bayer et Piet Zwart se sont mis à utiliser l’outil photographique à la place du crayon ou du pinceau à des fins d’illusion - chacun créant des images qui semblent sortir hors de la page. À la fin des années 1930 la création d’objets destinés à être photographiés, pour ensuite entrer parfois dans la composition de montages ou de collages, devint si courante qu’un genre baptisé «illustration en trois dimensions» (« three-dimensional illustration ») vit le jour, ce procédé permettant de créer de « nouvelles réalités ». On peut ici rappeler quelques étapes marquantes dans l’histoire de cette pratique qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours. La pochette du vinyle «Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band» des Beatles, réalisée par Peter Blake et Jann Haworth en est une icône. C’était là bien plus qu’une simple illustration tri-dimensionnelle mais bel et bien une production théâtrale du genre de celles que l’on peut voir sur scène ou au cinéma, mais pas dans le graphisme. Cet « évènement » nécessita la conception de dizaine de mannequins de cartons mis en scène dans un environnement pour être photographiés. Au lieu de recourir simplement à la technique du photomontage on a recourt au trompe-l’oeil. Quand l’image ainsi produite fut imprimée sur des pochettes de 33 tours, elle perdit de sa monumentalité, de son échelle humaine mais il en resta une certaine qualité, une ambition graphique stupéfiante pour le public qui voyait cette pochette pour la première fois. Dans un registre moins monumental mais pas moins réfléchi, la pochette réalisée par Robert Brownjohn pour accompagner la sortie de Let it bleed des Rolling Stones contribua à lancer la mode du graphisme dimensionnel dans les années 1960. Après la réalisation de cette pochette, de nombreux « concept albums » de rock apparurent sur le devant de la scène, y figurent parmi les plus marquantes les pochettes aux graphismes tri-dimensionnels de Nick Fasciano pour les albums du groupe de rock Chicago, réalisées sous la direction artistique de John Berg.

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Nick Fasciano, Chicago X, pochette de disque, planche de fibre de bois pulvérisée, papier aluminium, 1976.

Robert Brownjohn, Let it bleed, pochette du disque des Rolling Stones, matériaux divers, 1969.


Chacune mettait en jeu un objet tactile fait de bois, de plastique de tissu ou de métal sur lequel était appliqué, gravé, brûlé ou découpé le logo du groupe. Le concept a fait des émules parmi lesquels on peut citer le groupe Daft Punk.Le « dimensionalisme » (pour traduire l’illusion d’un mouvement de l’image vers le spectateur, projetée hors de la surface plane) est un procédé cher à de nombreux designers. Les exemples suivants en sont exemplaires. De nombreux posters réalisés par Gunter rambow mélangent de vrais objets, des photomontages ainsi que de la typographie en deux dimensions pour un effet théâtral et une apparente monumentalité (on pense à son planisphère couvert d’une peau de vache dont les taches dessinent les continents). Pareillement, les pochettes de disques réalisées par Günter Kieser montrent des instruments qui ont subi des transformations surréalistes. On voit bien à travers ces exemples que la pratique d’une création graphique dans l’espace tri-dimensionnel n’est pas récente. Qu’est-ce qui caractérise alors cette pratique telle qu’elle est médiatisée aujourd’hui ?

Une réactivation

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La médiatisation accrue de ce genre de graphisme semble être la manifestation d’une volonté de mise à distance des outils qui s’imposent aujourd’hui à la pratique du design graphique. La génération qui s’exprime aujourd’hui via l’investissement de l’espace tri-dimensionnel n’a guère connu que l’écran d’ordinateur, les techniques qui impliquaient d’avantage de dispositions manuelles avant la démocratisation de l’ordinateur personnel lui sont quasiment inconnues. Ce retour à un graphisme « fait-main » semble être une réaction à la norme plus ou moins imposée, tandis que la ressemblance de certains travaux, comme par exemple ceux du collectif Nous Vous et de Julien Vallée semble révéler l’impact d’Internet et des publications récentes sur ces pratiques, des « types » d’images se distinguent qui constituent à leur tour des sortes de « canons » en la matière.


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De haut en bas et de gauche à droite : Nick Fasciano, Chicago VIII, soie brodée, 1975. Gunter Rambow, ... zum Raum wird hier die Zeit, affiche. Guy-Manuel de Homem-Christo (Daft Arts), Homework, pochette pour l’album des Daft Punk, tissu, 1997. Günter Kieser, 16e Festival de Jazz de Francfort, affiche, 1978.


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« Touch me, touch me I want to feel your body Your heart beat next to mine » Samantha Fox, Touch me (I want your body), 1986.


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Un graphisme tactile ?


Si le terme de graphisme tactile est souvent employé pour désigner le type de travail dont il est ici question, il semble nécessaire de se pencher sur cet usage qui peut prêter à confusion.

Une définition à questionner

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Lorsque rédacteurs, journalistes et éditeurs de magazines ou d’ouvrages consacrés au graphisme choisissent d’utiliser le terme « tactile » pour qualifier un travail, ils se placent à priori du côté du graphiste. Puisque son travail prend une dimension physique accrue, son sens du toucher est mis à contribution (avec plus d’évidence que dans le rapport de la main à la souris, au clavier ou à la tablette graphique), il produit du « fait-main » (Tactile, publié à la fin de l’année 2007 chez Die Gestalten Verlag, sous-titré High touch visuals, a contribué à la popularisation de cette expression. Ce livre richement illustré présente aussi bien des travaux de graphistes, de designers, de photographes de mode, de plasticiens ou encore de réalisateurs de clips vidéos. Les images présentées sont toutes le fruit d’un travail dans l’espace tridimensionnel où l’utilisation du papier se distingue par rapport à des façons plus conventionnelles de développer un travail en volume dans l’espace). Mais ce qualificatif peut revêtir un sens différent lorsque l’on se place du côté du spectateur. On peut noter alors que les supports de cette pratique singulière du graphisme, sur laquelle s’appuie notre étude, ne présentent pas la plupart du temps de qualités tactiles particulières, c’est-à-dire que leur lecture ne requiert pas à priori de recourir au sens du toucher, en tout cas pas au delà de son usage pratique courant : s’emparer d’un prospectus, d’un livre, d’un flyer, le déplier, le tourner...etc. S’agissant ici principalement de supports imprimés on pourrait en effet se figurer que cette qualification désigne un graphisme où les qualités tactiles des documents sont mises en exergue, au besoin, par exemple de techniques de finition de papeterie (gauffrage, vernis, pliage...). Pour poursuivre dans cette idée on pourrait se figurer qu’un tel graphisme s’adresse principalement à des personnes mal ou non-voyantes. D’ailleurs un ouvrage encore assez récent, « Touch graphics », publié pour la première fois en 2001, utilisait le terme tactile pour parler de travaux qui présentaient d’abord un intérêt pour leurs qualités physiques (soit parce que des supports courants étaient agrémentés de matières particulières, ou traités de façon à stimuler le toucher du lecteur, soit parce que les supports de communication prenaient véritablement la forme d’objets, qui s’offrent à la manipulation). De fait, pour ce qui est de notre sujet, il n’en est rien. Bien que le graphisme prétendument tactile qui nous intéresse ici n’est pas profondément antagoniste à ce graphisme qui serait pour le coup effectivement tactile, palpable (on pourrait par exemple imaginer un travail qui implique ces deux aspects à la fois, comme Liemburg qui travaille à la fois en volume et en deux dimensions avec l’outil informatique). Si on s’en tient au point de vue du lecteur/spectateur, il apparaît qu’un autre qualificatif semble pouvoir s’y substituer, entendu selon sa définition esthétique : c’est l’adjectif haptique, parfois employé dans des publications anglo-saxonnes et germaniques pour parler de travaux assimilés à cette pratique. On y recourt


alors pour parler d’une sensation de toucher par la vue et par la vue seule face à une image le plus souvent ramenée au plan sans profondeur du support. L’objet, malgré son absence dans sa dimension spatiale est rapporté par l’image photographique qui sert de témoin à nos sens. Cet usage du mot haptique est en fait dérivé de la définition qu’en donne Deleuze dans Mille plateaux, lui-même empruntant la notion développée avant lui par l’historien d’art Aloïs Riegl pour qui « l’art progresse en dévoilant un univers du sensible de l’haptique à l’optique » (l’étymologie de ce mot le rapporte au grec aptô qui veut dire « toucher »). Chez Deleuze, l’usage de ce terme relève d’une acception complexe, définie par l’opposition entre un espace lisse (haptique) et un espace strié (optique). L’haptique est dévolu à un espace de proximité et d’affects intenses appréhendé localement. Un espace sans hiérarchie où la profondeur est abolie tandis que de l’optique surgit l’impression du volume, de l’espace, et fonctionne comme une approche globale de l’image. L’haptique relève du travail d’une sorte de vision rapprochée qui s’affranchit des notions de profondeur et de perspective pour offrir au spectateur une expérience, un contact directs avec l’image.

Une dimension tactile suggérée L’utilisation de ce terme pour aborder ce type de graphisme ne me semble pas convaincante car il semble davantage définir un effort de l’oeil pour se perdre dans la surface des éléments représentés qu’une sensation de proximité physique qui me paraît indissociable d’un ancrage dans l’espace tridimensionnel appuyé par la profondeur rapportée par l’image photographique. Si la notion d’haptique fait son apparition pour aborder ce type de graphisme c’est parce que le rapport sensuel établi entre l’objet montré et le regard y est exacerbé. Mais ce sentiment particulier ne doit rien à un quelconque effort de lecture, il est plutôt subit par le spectateur. La raison en est à chercher du côté de ce qui est à l’oeuvre dans l’activité dont découle leur production. Le graphiste recourt à l’utilisation de matériaux avec lequel le spectateur a luimême déjà été en contact, des objets banals de la « vie de tous les jours ». De l’utilisation d’outils graphiques sophistiqués encore souvent inconnus du grand public (malgré leur propagation accrue par celle-là même de l’ordinateur personnel dont s’équipent de plus en plus de foyers) on passe à un vocabulaire formel qui trouve un écho dans le vécu sensoriel de tout un chacun et dont il peut aisément se figurer les modalités d’usage. Ce rapport de proximité qu’entretiennent les objets mis en scène, parfois jusque dans leur procédé de fabrication même, avec le spectateur étant établi, ce dernier n’a plus aucun mal à se projeter dans l’espace que l’image représente et à se figurer les qualités tactiles de ce qui est montré. On est donc ici bel et bien devant un graphisme tactile, bien sûr pas au sens premier défini plus haut, mais plutôt un graphisme aux qualités tactiles suggérées de manière exacerbée. Cette analyse du point de vue du spectateur nous aura permis de dégager certains éléments de séduction à l’œuvre dans ces images, Quant à la formulation, On choisira de s’en tenir à celle de graphisme «tactile» mais en ayant à l’esprit ce sens second qu’on lui attribue.

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« Il y a un rapport direct avec le travail — un sentiment qu’on ne peut pas retrouver au travers d’un écran. C’est une question de format, de couleurs et de cadre imposé. L’ordinateur, lui, ignore cette notion de format. Vous pouvez zoomer d’avant en arrière mais rien ne remplace le rapport aux véritables dimensions, quand vous tenez l’objet dans vos mains. » Eike Konig, propriétaire du Studio Hort.


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Sortir de l’écran


Quelles sont les questions que le graphisme tactile soulève dans son apparente remise en cause de la place de l’ordinateur dans la pratique actuelle du graphisme ? Pourquoi vouloir sortir du plan ?

Le plan de l’écran Le caractère inconsistant, intangible, à l’œuvre dans la production d’images de synthèse (création d’images numériques assistée par ordinateur), peut tout à la fois générer une impression de possibilités infinies en même temps qu’une forme de frustration liée à la médiation de l’interface, de l’objet technique,qu’est l’écran d’ordinateur. Pour du « print », il faudra attendre le passage en fabrication des éléments conçus derrière l’écran pour leur accorder une valeur de réalité bien concrète (pour ce qui est du « web » la question se pose différemment, la création ne devant, dès l’origine du projet, trouver d’incarnation qu’à travers l’interface de l’écran). Cette impression d’inconsistance peut être renforcée par l’utilisation courante de l’ordinateur comme support de simulations diverses, jeux vidéos, dispositifs de « réalité vituelle » (expression qui s’est imposée ,malgré son caractère d’oxymore, pour désigner un espace de représentation réaliste, tri-dimensionnel, calculé en temps réel, immersif) et ce même si ces simulations peuvent parfois avoir des conséquences dans le monde réel. Aussi le graphisme tactile émancipe le créateur de son outil de travail privilégié depuis les années 80, et de son rapport au plan de l’écran pour penser sa pratique concrètement, et composer avec l’espace tridimensionnel.

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Xavier Veilhan, Le Requin, inox poli, acier, peinture époxy, 200 x 500 x 220, 2008.

L’affiche de Pierre Vanni réalisée en 2008 pour Les Siestes Electroniques, évènement musical toulousain autour de la musique électronique joue à fond sur l’idée de passage de l’écran à une pratique en volume. Il convoque l’univers de la 3-D numérique pour réaliser une mise en scène où, sur un fond bleu, un lapin vert bondit au dessus de branches noires, auprès desquelles sont disposés ce qu’on suppose être deux fruits rouge et bleu. Les couleurs ne correspondent pas aux véritables couleurs des objets cités mais plutôt à celles des logiciels de modélisation 3D. La surface des objets est faite de facettes, de polygones, eux aussi étroitement liés à la création d’images de synthèse (le graphiste modélise ses objets en 3D avant d’en tirer des formes à découper, par le biais d’un logiciel adéquat). Si de loin on peut croire que l’image résulte effectivement d’un travail « classique » avec un logiciel comme 3D Studio Max, de près les imperfections se révèlent et révèlent l’illusion. Ce travail sur la forme répond au thème de l’affiche, si on considère que la musique électronique, musique désincarnée, d’ordinateur, trouve à s’incarner dans les concerts proposés lors de cette manifestation. Pierre Vanni considère son travail non pas comme une manière de se détourner de l’outil informatique mais plutôt comme un prolongement, une manière de réfléchir son utilisation à une époque où on n’y échappe pas. Le travail de Pierre Vanni, avec ses sculptures à facette fait évidemment penser aux créations de l’artiste français Xavier Veilhan. Ce dernier, en revisitant la forme classique de la statuaire fait intervenir le mapping dans la conception de ses sculptures (Pierre Tillet parle de « sculptures de synthèse », éxecutées à partir des fichiers informatiques qui commandent une machine-outil, même si les surfaces, pour être lisses, recquièrent ensuite d’être poncées manuellement). On peut cependant noter qu’avec le vert de son lapin Vanni fait très explicitement référence à la 3-D (et par extension à l’outil du motion designer, de l’inforgaphiste 3-D et du graphiste), là où cette référence semble, chez Veilhan, convoquée comme une sorte de lieu commun contemporain, associée à une réflexion plus générale sur la perception et la reconnaissance de l’objet représenté, entre abstraction et figuration réaliste.


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Pierre Vanni, Les Siestes électroniques, affiche, 2008.

C’est une réflexion sensiblement équivalente qui est à l’oeuvre dans les films de vacances modélisés en 3-D par le collectif Kolkoz. Alors que la bande son de la vidéo d’origine est conservée, les images, elles, font toutes l’objet d’un redesign à la sauce numérique. Mais alors que le visage et le corps des deux artistes a fait l’objet d’un effort au niveau du mapping (l’application de texture sur les surfaces crées), les autres éléments sont souvent traités sommairement : le feuillage des arbres se réduit à une grosse boule, les textures appliqués sont de simples aplats de couleur. Avec ce recyclage des formes, on revient ici aussi à la tentation de l’abstraction tout en réinvestissant l’esthétique des jeux vidéo dans l’univers du quotidien et du trivial.

kolkoz, Film de vacances - Formentera 2008, dvd 8min, 2008.


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Julien Vallée avec Nicolas Burrows, Manystuff Fanzine, 2007.

Le visuel de Julien Vallée crée pour le blog Manystuff de Charlotte Cheetham aborde l’idée de sortie du plan de l’écran d’ordinateur de façon plus frontale. Il s’agît ici d’évoquer l’expansion des images et des idées hors de l’écran et leur réinvestissement par les lecteurs du blog. La popularisation des outils de C.A.O., bien qu’ils ouvrent des perspectives de création toujours plus vastes aux créateurs, s’accompagne aussi de mauvais côtés. Ainsi, à côté d’un graphisme soucieux de réfléchir sa pratique et questionnant son histoire se dresse un graphisme amateur et parfois même professionnel qui recourt à ces outils de manière totalement décomplexée, usant et abusant des effets visuels (halos, effets de volume...) et autres filtres sans aucune parcimonie. On assiste alors à une sorte de nivellement par le bas de la production graphique, le côté séduisant et instantané du travail sur ordinateur prenant le pas sur un travail réflexif approfondi hors de l’écran, et pourquoi pas à la bibliothèque. Cet attrait pour un travail émancipé de ces outils balisés, estampillés Design Graphique, révèle sans doute aussi une volonté de réaffirmer le fait que la maîtrise technique ne saurait être un gage de qualité. Plus généralement, la volonté de sortir de l’inconsistance de l’image à l’écran s’accompagne d’une volonté d’émancipation par rapport aux outils sensés être ceux du graphiste. Aujourd’hui si on m’interroge sur ce que je fais comme études, il y a de fortes chances pour que ma réponse suscite une autre question chez mon interlocuteur : « c’est sur ordinateur ça ? » prononcée d’un ton mi affirmatif mi interrogatif. Pierre Vanni qui recourt à l’utilisation de micro-logiciels qui ne sont pas forcément rattachés au graphisme fait un rapprochement avec la peinture où « l’on est pas obligé d’utiliser un pinceau pour peindre. »


Au-delà des éventuels avantages offerts par une pratique du graphisme «physique» et de l’enthousiasme généré par le retour à une forme de bricolage, ludique par bien des aspects, on peut avancer une autre explication à la prise de distance que cette pratique suscite par rapport à l’ordinateur, une explicationqui touche à la psychologie : le caractère déceptif de l’expérience des outils informatiques. Je m’explique : Le fantasme d’une réalité virtuelle offrant une équivalence avec la réalité elle-même doit avoir aujourd’hui plus d’un demi siècle (et avec eux les premiers ordinateurs personnels popularisés datant de 1977). Ce fantasme se nourrit de l’idée de pouvoir programmer la réalité elle-même, de l’idée d’amener la technologie sur le terrain du réel, de générer une influence sur le réel avec l’ordinateur. C’est par exemple l’idée qui sous-tend déjà en substance le scénario d’un film comme Weird science réalisé en 1985 par le réalisateur de teen movies John Hugues (le film a notamment été adapté à la télévision et diffusé en France sous le titre de Code Lisa). Gary et Wyatt, deux adolescents complexés créent la femme parfaite, selon leurs goûts, à l’aide d’un ordinateur. Les plus belles jambes, la plus belle bouche, les plus beaux yeux, et, s’il vous plait, le cerveau d’Albert Einstein. Il s’agit, au départ, de créer non pas une femme mais une simulation de femme, afin de tester ses réactions à la séduction, notamment. Puisque son ordinateur manque de puissance et ne peut intégrer toutes les données qui lui sont soumises, Wyatt force la sécurité d’un mainframe militaire et en pirate les ressources pendant que Gary découpe et scanne frénétiquement des filles en papier glacé trouvées dans Playboy ou dans des publicités. La créature virtuelle prend chair alors que la foudre s’abat sur la maison et que l’ordinateur fonctionne à plein régime. Baptisée Lisa la créature s’avère posséder les talents d’un génie de conte oriental et propose aux deux adolescents de réaliser leurs voeux. Chaque vœu exaucé est suivi d’une catastrophe qui en est la contrepartie, selon une mécanique tout à fait habituelle aux contes, qui rappellent que la quête de solutions faciles ou miraculeuses est toujours punie. Ici le virtuel est rendu réel. Bien que la morale à l’oeuvre affirme l’aspect négatif d’une telle manoeuvre sur le réel, le fantasme de cette fusion entre la réalité courante et celle que nous expérimentons par la médiation de l’écran demeure pregnant. L’hologramme du requin de Jaws 19 (Les dents de la mer en français) qui vient impressionner Marty McFly dans Retour vers le futur II devant le cinéma Holomax inspire le même propos (les interfaces haptiques, sensées reconstituer certaines sensations physiques liées à l’action se déroulant sur un écran, ne sont que de peu de réconfort face à cette distance qui sépare encore les deux réalités dont il est ici question), nous portons un regard déçu sur le virtuel et ses promesses, la prophétie d’un monde virtuel rendu aussi palpable que le réel ne nous semble plus d’actualité.

Le graphisme tactile pourraît alors être une forme d’expression de cette frustration. Si le souhait d’une réalité virtuelle mise en concordance avec la réalité semble devoir rester un projet utopique alors un investissement direct du réel, malgré ses limites est à reconsidérer. Si les images de synthèse ne sont jamais vouées qu’à intéragir avec nous qu’à travers l’écran, autant réaliser nos illusions dans le réel. Au moins s’y trouveront-elles réalisées de manière concrètes et mises à distance de l’imposture intrinsèque à l’écran.

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30 John Hugues, Weird science (Une créature de rêve), 1986.

Robert Zemeckis, Retour vers le futur II, 1989.


Sortir l’image du plan La volonté de sortir du plan du support de représentation n’est pas nouvelle, elle traverse tous les médiums, peinture, photographie, vidéo. Une affiche de Shigeo Fukuda pour une exposition sur le design graphique actuel à Tokyo datée de 1990 se révèle particulièrement intéressante de ce point de vue. Elle révèle à la fois le désir que l’affiche prenne corps dans l’espace et celui de l’immersion du spectateur dans l’espace même de l’affiche. Ces deux fantasmes sont en fait liés et traduisent un désir de fusion totale entre la représentation et son modèle, entre le monde du spectateur et celui de l’affiche. La dichotomie entre plan et volume est le noeud d’une affiche du studio Dumbar pour une exposition sur « De Stijl ». Cette affiche se démarquait en 1982 du canon de l’affiche d’exposition auquel on est habitué (une reproduction d’une oeuvre agrémentée du titre de l’exposition et des informations nécessaires). L’affiche joue de manière ironique avec l’esthétique du mouvement dont il est question, esthétique qui se caractérise par la suppression de toute profondeur. On peut dire que si la modernité en peinture et dans le domaine du graphisme s’est affirmé par l’hégémonie de l’image en deux dimensions, cette pratique du graphisme déployé dans l’espace en est le contrepoint. Car l’affiche montre bien une peinture mais aussi l’espace alentour qui a fait l’objet d’un travail de mise en scène. Divers objets reprenant les formes et les couleurs du tableau sont disposés au sol tandis qu’un panneau découpé supporte une photographie de la tête de Théo Van Doesburg posée sur le corps d’un autre artiste fixé au sol au niveau des genoux. Les bras qui se détachent du panneau sont faits de papier mâché, rompant avec le plan. Le texte, composé après la prise de vue photographique intervient à gauche de l’image en suivant les lignes obliques de la toile visible au fond. 31

Shigeo Fukuda, Graphic design today, affiche, 1990.

Gert Dumbar, De Stijl, affiche d’exposition, 1982.


En art le sujet est récurrent, on pourra citer notamment Robert Rauschenberg se plaçant dans l’intervalle entre l’art et la vie ou les tableaux pièges de Daniel Spoerri qui contraignent les objets au plan. On pourrait encore évoquer le cubisme analytique et la manière avec laquelle la facettisation des objets, opérée dans ces peintures, peut se rapprocher des patrons qu’obtient Pierre Vanni (à partir des formes et des objets qu’il a modélisé en 3-D) grâce à des logiciels comme pepakura, pour recréer les formes à l’écran de façon concrète. Eric Testroete, Self-portrait, projet personnel, 2009.

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« Un mot exprime à lui seul ce double caractère, solitaire et inconnaissable, de toute chose au monde : le mot idiotie. Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique ; puis, par une extension sémantique dont la signification philosophique est de grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont : incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir. Or, c’est le sort finalement de toute réalité que de ne pouvoir se dupliquer sans devenir aussitôt autre  : l’image offerte par le miroir n’est pas superposable à la réalité qu’elle suggère. » Clément Rosset, Le réel - Traité de l’idiotie.


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Un graphisme confrontĂŠ au rĂŠel


L’intervention du graphiste dans l’espace questionne notre manière de percevoir la réalité.

Le réel, définition et idéal

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Si l’on s’en remet à la définition qu’en donne le dictionnaire le Petit Robert, le réel désigne en premier lieu ce qui consiste en une chose, concerne une chose, les choses. Son étymologie nous informe sur le lien étroit que ce mot entretient avec l’objet matériel puisqu’il s’appuie sur le bas latin realis (« relatif aux choses matérielles ») dérivé de res (« chose matérielle »). On peut alors s’accorder sur le fait que la simple caractéristique physique des choses, leur matérialité, leur efficience dimensionnelle nous apparaisse comme l’illustration concrète de l’idée même du réel. Aussi plus on porte notre attention particulière sur un objet dans une image, plus cette image serait réelle, plus ses dimensions, son rapport à l’espace sont suggérés, plus on rend lisible ce qui procède à la création de cet objet (et donc plus on manifeste le mouvement qui a généré son volume final) et plus l’image serait réelle. Par exemple si on prend une feuille, elle possède bien deux côtés, pourtant cette information factuelle n’est révélée que si on tourne la feuille ou si, à l’inverse, nous tournons autour. Pliez cette feuille et son aspect tridimensionnel est révélé, manifestant ainsi son appartenance à notre réalité. Seulement dans notre expérience du monde, les objets sont loins d’être les seuls à pouvoir se réclamer du réel, nos actions, parfois intangibles, nos pensées, toujours impalpables n’en sont pas moins réelles, elles sont effectives, se produisent, arrivent malgré leur absence physique au monde. En fait, avec cette idée de l’objet comme illustration littérale du réel, nous élaborons une image idéale de la réalité, nous la formulons en lui donnant une présence comme si l’esprit ne pouvait se contenter de la seule idée du réel pour qu’elle lui soit intelligible. Nos idées cherchent à s’établir dans l’espace, et nous avons tendance à confondre l’idée de réel avec l’idée d’« espace réel ». Aussi on peut avancer l’idée que les images produites par ce graphisme tactile relèvent d’un tel idéal. L’objet est mis en scène dans l’espace (confronté à l’échelle réelle), souvent valorisé en tant que production manuelle (donc en étroit rapport avec l’homme et donc avec le réel), que ce fait soit patent, visible à l’oeil (imperfections, traces de doigts...) ou que les procédés de production à l’oeuvre, voire le processus même, soient montrés. Si l’on s’en tient à un tel raisonnement on peut imaginer pouvoir établir des distinctions au sein même du graphisme tactile entre travaux plus ou moins « réels » en tant qu’ils manifestent un souci plus ou moins prégnant d’affirmer les indices de présence au monde des éléments mis en scène (inutile de préciser ici le degré de réalité dont relèvent des travaux strictement bidimensionnels selon un tel calcul). Mais parler de graphisme dans l’espace réel c’est d’abord une manière d’affirmer une opposition à un travail éxécuté sur ordinateur, à travers l’interface de l’écran, dans un espace simulé. Un espace intangible où l’on manie des outils sans pesanteur, un espace où le physique est absent.

Un sujet de réflexion Le Réel désigne aussi plus généralement les choses elles-mêmes; les faits réels, la vie réelle, ce qui est. Ce mot qui permet d’aborder le caractère concret, palpable d’une chose, nous sert donc aussi à parler de la vie. Ici aussi l’étymologie nous donne un indice sur le lien que nous établissons entre notre perception du monde et ses qualités matérielles. On peut dès lors imaginer un travail dans l’espace orienté vers une réflexion sur le réel et sa nature, au prétexte de ce rapprochement sémantique, entre ce qui est réel et le Réel.


Camille Lebourges, dont les travaux relèvent d’une esthétique « tactile », fait dans son mémoire de fin d’études référence à la notion de Surfiction élaborée par Raymond Federman. «(...) j’appelle surfiction l’activité créatrice qui révèle le côté fictif de la vie.» À priori on pourrait voir dans les propos de Federman une redite de l’opposition élaborée par Platon entre un «Monde des idées» et le monde sensible, l’idée que le réel tel qu’on le perçoit serait trompeur et dissimulerait son essence véritable. En réalité le manifeste de la Surfiction que signe Federman, en s’adressant d’abord à la littérature, soutient l’impossibilité de se satisfaire de l’idée d’une réalité préexistante et fournissant un contenu univoque. Federman défend l’idée d’une réalité forcément fictionnelle en celà qu’elle se construit toujours sur un récit élaboré après-coup, qui passe toujours par le langage. Le réel c’est toujours le fruit d’une interprétation, d’un sens qu’on veut bien accorder à des situations précises, c’est toujours le fruit d’une construction mentale qui passe par le langage, il n’existe pas en soit. On peut imaginer une situation face à laquelle on se dirait qu’elle n’a pas de sens, il n’en resterait pas moins que cette simple interprétation constitue en elle-même une construction du réel. La réalité en soit ne produit pas de sens, voilà pourquoi la vie est selon Federman avant tout une fiction. La Surfiction (à laquelle Federman assimile le Nouveau roman) exorte donc à s’affranchir de l’idée d’un réalisme devenu caduque, à libérer l’imagination, à réfléchir sur la nature du texte lui-même en dehors de toute visée narrative et à considérer la multiplicité des interprétations possibles, puisque c’est le lecteur qui construit le texte au même titre que l’auteur, à travers sa propre interprétation du texte. Poursuivons sur la question du réel avec le philosophe français Clément Rosset, déjà cité dans l’exergue de ce chapître à propos du caractère «idiot» du réel. Dans Le réel et son double, essai paru en 1976, Rosset aborde comme Federman le réel sous la forme d’une construction mentale, plus précisément sous la forme de la représentation mentale d’un double du réel. Dans ce que Rosset nomme la « structure oraculaire du réel », l’homme se projette en permanence dans un passé et un futur qui le privent de la jouissance du présent, c’est à dire de la réalité. De la même manière, il se forge une image de lui-même à laquelle il ne voudrait déroger, au risque de n’être plus que soi, mis devant l’angoisse de ne pouvoir « s’éprouver soi-même comme quelque chose ». Rosset convoque les stoïciens, nietzsche et la poésie de Gérard de Nerval autour du thème du retour éternel qui « vient combler le présent de tous les biens dont le prive la duplication métaphysique ». L’ailleurs converge vers l’ici, permettant un « état de grâce » où le réel est rendu à luimême, à la faveur du retour du présent au présent. Pour Rosset et Federman, la possibilité d’une perception juste du réel relève donc de l’impossible, le réel est condamné à n’être jamais une chose en soit mais bel et bien une invention permanente de l’esprit. Rosset affirme dans un autre essai; Le réel, traité de l’idiotie, le caractère irréductible du réel et l’impossibilité de le reproduire jamais. Il est paradoxal qu’un terme comme le réel permette d’aborder à la fois les aspects physiques de notre expérience du monde comme le caractère intangible de celle-ci. Pour pousser le vice on peut ajouter que le Nouveau roman a soutenu l’idée que la réalité n’existe pas et que l’idée de réalité est une imposture, c’est d’ailleurs l’avis d’une équipe de physiciens Viennois qui en 2008 affirmaient l’inexistence d’un réel indépendant de notre perception, une idée à laquelle l’esprit humain ne peut se résoudre, se figurant spontanément le réel comme l’ensemble des choses et des évènements qui se produisent dans le monde et comme de purs éléments factuels, objectif. Si notre perception ne s’appuie pas sur le réel mais le produit, elle doit bien s’appuyer sur quelque chose, ce n’est peut-être après tout qu’un simple problème de vocabulaire.

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« La sculpture c’est ce contre quoi l’on se cogne lorsque l’on recule pour regarder un tableau. » Barnett Newman


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Praxis


Ce graphisme aux dimensions tactiles suggérées semble offrir une solution à la formule lapidaire du peintre américain Barnett Newman. Les avantages sans les inconvénients. Mais alors qu’il parle de sculpture, la question de la dissociation entre graphiste et artiste intervient.

L’art du graphiste D’un point de vue traditionnel les intentions du graphiste et de l’artiste ne semblent pas entrer en concordance, l’art se voulant porteur de sens dont la lecture et la part de réflexion consécutive est laissée à la discrétion de tout un chacun, le spectateur se forgeant sa propre opinion sur un travail dont le propos est souvent équivoque et nécessite l’apport d’une médiation. Le travail du graphiste se place quant à lui dans une optique résolument pratique, en principe du moins. Il répond à une commande (sur ce sujet la position de l’artiste est parfois teintée d’ambiguïté, les oeuvres résultant parfois elles aussi de commandes, la question de son indépendance présupposée entière se retrouve souvent posée) et met en forme le message en travaillant sur ses conditions de réception et son appropriation par le public. Ces frontières se révèlent aujourd’hui poreuses et des graphistes sont aujourd’hui exposés dans des galeries au même titre que de « vrais » artistes tandis que des artistes interviennent dans le champs du graphisme. La notion de « graphisme d’auteur », qui définit une pratique particulièrement impliquée du graphisme à l’opposé d’une forme de servilité aux requêtes du commanditaire, nourrit cette difficulté de dissociation. Le graphiste n’apporte plus simplement sa technique et son savoir-faire, à la manière d’un artisan, mais nourrit son travail d’une véritable démarche réflexive, apportant une plus-value de sens, de contenu, au contenu imposé par la commande, sans parler d’un positionnement éthique voire politique parfois très marqué. Le graphiste a aussi tout loisir de se ménager un espace de création et de recherche personnel, expérimental, qui viendra enrichir au besoin le vocabulaire qu’il convie à sa pratique du métier. Il est alors indépendant, ne dépend d’aucune économie extérieure et peut se poser en plasticien. On pense par exemple au japonais Shigeo Fukuda, artiste protéiforme qui s’est imposé dans les deux disciplines. On peut même se demander ce que la pratique du couple d’artistes britannique Tim Noble et Sue Webster doit à une sculpture comme Déjeuner avec un casque, faite de 848 fourchettes, couteaux et cuillers soudés et crée en 1987. Pour aborder la question d’une forme d’équivalence au graphisme tactile en art on peut convier des figures comme celles de Thomas Demand ou Joachim Mogarra.

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Shigeo Fukuda, Déjeuner avec un casque, 848 fourchettes, couteaux et cuillers, 1987.

Le premier reconstitue à l’échelle 1/1 des simulacres de décors réels d’architecture et/ou historique qui s’appuient sur des clichés préexistants. Il ne recourt qu’au papier et au carton et les photographie comme à l’identique avant de les détruire. La figure humaine est absente de ses clichés qui n’offrent ainsi pas de repères en termes d’équivalence d’échelle. La texture lisse des papiers ne tend pas à révéler la supercherie mais donne le change, on a l’impression d’avoir affaire à des images typiques d’une administration moderne, neutre, sans la moindre âme personnelle où les couleurs et l’aspect des objets participent à une cohérence qui exclue toute fantaisie. On est ici devant des trompe-l’oeil qui font intervenir une création tridimensionnelle et plus seulement l’illusion du dessin ou de la peinture, Demand nous rappelle d’une certaine manière l’équivalence des procédés de représentations, au fond, tous suspects, jamais équivalents au réel lui-même.


Thomas Demand, Detail VIII (Copyshop), 2000.

Thomas Demand, Copyshop, 1999.

Chez Mogarra au contraire la tromperie est révélée d’emblée. L’artiste s’empare de moyens dérisoires pour créer de petites maquettes, de petites mises en scènes. Bouchons de liège, boîtes d’allumettes, briques de lait, boîtes de conserves, coupes de glace, briquets, vieux livres constituent son vocabulaire formel. De ces constructions éphémères il prend des photographies (sa pratique n’est pas particulièrement soignée, ses objets disposés au sol, il en fait des clichés en plongée, probablement agenouillé) qu’il associe de manière systématique à un texte inscrit en dessous. C’est là qu’intervient un décalage puisque le texte prend le caractère d’hyperbole et tend à conférer à l’image une importance dont elle est à l’évidence dénuée. Le mensonge constitutif de l’oeuvre n’a pas besoin d’aveu, il est patent. Pourtant image et texte sont liés, les images fonctionnant comme des résumés, des simplifications à l’extrême des sujets qu’elles sont sensées représenter. Chez Mogarra un briquet et un gratte-ciel trouvent une forme d’équivalence, des mocassins sont des bolides, des livres posés sur leur tranche extérieure des tentes. Comme chez Demand les présupposés de la photographie documentaire sont questionnés mais ici sur le mode de l’humour potache, le spectateur est d’emblée complice là ou Demand le trompe. On retrouve dans ces travaux photographiques des caractéristiques présentes dans de nombreux travaux de graphisme tactile. Le choix du papier ou d’éléments du quotidien comme matériau1, la dimension éphémère des constructions et leur capture photographique ou encore le point de vue sur l’objet présenté, considéré à la façon d’une maquette ou d’un diorama (système de présentation par mise en scène d’un modèle d’exposition dans son environnement naturel).

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Joachim Mogarra, Camp palestinien à Chatilah. 50 x 60 cm, 1992.

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Demand justifie ainsi son recours au papier : « J’ai choisi le papier

à cause de son accessibilité : c’est un matériau « ouvert ». Nous partageons tous la même mémoire du papier, et je peux me servir de votre expérience pour la compréhension de mon propos. »


Le caractère éphémère de ces constructions mises en scène mérite qu’on s’y arrête. Serge Tisseron appréhende ce phénomène sous l’angle du deuil, ainsi : « Plus la sculpture éphémère semble avoir réuni de qualités plastiques et plus sa disparition est inacceptable ! Ainsi, l’oeuvre « réduite » à sa photographie exalte à la fois la perte inscrite au coeur de toute entreprise humaine et l’impossibilité fondamentale de l’accepter. » Le temps consacré à ces réalisations, la dextérité qu’elles convoquent parfois, la minutie, tendent à s’accorder avec le caractère intolérable de leur destruction que décrit Serge Tisseron. Mais d’un autre côté la pauvreté des matériaux le plus souvent convoqués et la négligence, l’approximation qui opère parfois dans les créations s’opposent à ce point de vue. Aussi la photographie, loin de générer un discours du deuil pourrait d’avantage être perçue comme le lieu d’une épiphanie, l’endroit où l’image choisit de se révéler, de faire sens alors que de tous les autres points de vue les matériaux et les objets convoqués n’expriment aucune qualité particulière, sont pauvres à tous points de vue. En graphisme ce caractère éphémère fait écho au temps d’usage des supports communicationnels, voués à être lus et à délivrer leur message puis rapidement jetés, remplacés par de nouveaux. Si une image interpelle le spectateur et parvient à s’offrir une existence au delà de cette durée d’usage c’est qu’elle possède des qualités qui dépassent la simple faculté à délivrer un contenu souvent voué à l’obsolescence. C’est bien là une des formes de prodige de ce graphisme tactile, malgré le peu de valeur attaché aux moyens impliqués ces images sont parfois porteuses d’un fort pouvoir d’attraction.

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L’appropriation du réel Les possibilités offertes par une pratique du graphisme dans l’espace sont innombrables, et les images ainsi produites sont d’une grande diversité. On peut cependant proposer de distinguer deux grands types parmi ces productions, déterminés par le cadrage photographique : - Les « plans larges », inscrivant de manière manifeste le travail dans l’espace réel, à l’échelle de l’homme. C’est le cas avec l’affiche d’Harmen Liemburg pour la Northeastern University de Boston (on peut spécifier en ajoutant qu’ici l’environnement où vient s’inscrire le travail graphique est, si on peut dire, « authentique ») ou avec la pochette de disque de Sergent Peppers réalisée par Peter Blake (ici, à l’inverse, un décor est mis en place qui se substitue à l’environnement quotidien); - Les « plans serrés », qui excluent ou limitent la présence humaine à des fragments, c’est ici que l’on classera les prises de vue de constructions à l’échelle réduite, les « maquettes », souvent photographiées devant un fond coloré (comme le travail de Jean Jullien pour la couverture du magazine Print, par exemple). J’utilise à dessein l’expression « plan serré » de manière impropre, le sujet n’étant pas tronqué. Il s’agît avant tout d’avancer l’idée d’une prise de vue en studio, à un échelle réduite (néanmoins, ces réalisations ont parfois une taille importante);

Jean Jullien, couverture pour le magazine américain Print, 2009.

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- Les « plans larges » permettent de travailler de façon très concrète l’idée d’intégration, de confrontation des éléments graphiques à l’espace réel et à l’échelle humaine. Selon l’espace à investir, le travail peut être conséquent, contraignant et très laborieux mais les jeux sur la profondeur, les anamorphoses sont d’autant plus intéressants. Si les images relevant du « plan large » fournissent un éventail de décors variés (et potentiellement infinis) on peut cependant signaler la récurrence d’environnements assez voisins : ateliers, lofts, salles de vidéo, bureaux. Des espaces souvent assez grands/vides. Les matériaux choisis s’écartent alors souvent du papier pour tendre vers l’appropriation de matériaux divers (lampes, scotch, ruban plastique, fils électriques...) qui produisent une esthétique du type de celle qui se dégage dans la vidéo du duo d’artistes suisses Fischli & Weiss, qui s’intitule le cours des choses  (1986), il s’agît alors de détourner l’usage de ces matériaux, en agrandissant ainsi la sphère des outils susceptibles d’entrer dans la composition d’un travail graphique. On n’est pas loin, également, des Ones minute sculptures d’Erwin Wurm et de son utilisation d’objets du quotidien. On est alors proches de la définition du bricolage offerte par l’ethnologue Claude Levi-Strauss dans son livre La pensée sauvage paru en 1960 : « Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâche diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures.» Il faut ici noter que la plupart de ces images témoignent d’installations éxécutées dans des espaces couverts, des intérieurs clos. On reste dans la sphère privée. Il est plus rare, en effet, de voir des travaux éxécutés dans l’espace public, directement au contact du public et le mettant en scène (même si certains travaux de Stefan Sagmeister constituent sûrement de véritables modèles en la matière). On peut d’abord invoquer une raison très simple : le droit à l’image. Le graphiste devrait s’assurer auprès des personnes prises en photo de l’obtention de l’autorisation d’utiliser leur image, ce qui peut parfois relever de la gageure. Travailler dans l’espace public peut poser des problèmes logistiques, transports du matériel, etc. Il peut aussi sembler délicat de s’exposer : élaborer un travail en volume dans l’espace public (et soumis au regard des passants) c’est d’abord contrevenir à la norme et aux usages établis, dans un environnement souvent gouverné par l’idée de circulation et où à la notion d’espace public se substitue de plus en plus celle d’espace commercial (Raphaël Zarka, artiste s’intéressant de près à l’histoire et à la pratique du skateboard souligne l’orientation répressive prise par l’architecture et l’urbanisme au détriment d’une idée de liberté. Si son analyse s’appuie d’abord sur la pratique du skateboard, on peut néanmoins faire une analogie avec une pratique du graphisme qui tendrait à se déployer dans l’espace public, en celà que les deux pratiques constituent une manière de s’approprier cet espace).

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Think experimental, affiche pour le Festival du mot de la Charité-sur-Loire, 2006.

Les « plans serrés » offrent la possibilité de jouer avec les échelles, peuvent s’apparenter avec la nature morte comme avec le plateau de jeu d’un enfant. Le pop-up, les émissions TV pour enfants (comme le manège enchanté, les badabocks...), l’univers du jouet y interviennent souvent comme des références sous-jacentes. Les contraintes sont moindres, l’échelle étant réduite, on peut y confronter le réel à toute sortes de fantasmes, comme dans l’affiche de Think Experimental pour le Festival du mot de la Charité-su-Loire où une architecture construite à peu de frais, constituant le nom du festival lui-même, se confronte à l’échelle des passants.


1. 1. Femke Herregraven & Jeroen Disch, affiche pour le festival de création audiovisuelle « Impakt », 2007. 2. Peter Fischli & David Weiss, Le cours des chose (Der Lauf der Dinge), 29 minutes, 45 secondes,1987 3. Sagmeister Inc., Obsessions Make My Life Worse and My Life Better, 250 000 pièces , 2008.

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Chrissie MacDonald, Central Saint Martins, affiche, 2008. Ces jeux d’échelle rendus possibles par la miniaturisation me rappellent deux citations, l’une est une réflexion de l’artiste français Edouard Sautai interviewé par Marianne Montchougny en 2006 : « Je ne possède pas de connaissance particulière en psychologie, mais j’aime évoquer cette théorie quelques peu humoristique que j’ai établie pour expliquer ce phénomène de l’engouement de l’adulte pour les miniatures : durant le début de sa vie, l’humain enfant grandissant, voit le monde se rétrécir par rapport à son corps. Une fois adulte, comme sa croissance est arrêtée, sa taille par rapport au monde se fige. Mais, accoutumé à voir le monde se réduire c’est tout à coup la sensation inverse qui s’empare de lui : le monde grandit par rapport à lui. On peut constater le même phénomène dans le fonctionnement de la mémoire rétinienne que l’on observe en regardant le paysage défiler par la fenêtre du train. Une fois le train en gare, on a la sensation que celui-ci recule alors qu’il est arrêté. Je pense que l’adulte frustré de ne pas voir le monde continuer à rapetisser par rapport à lui prolonge artificiellement sa croissance en s’entourant d’objets en modèle réduit. » L’autre est tirée du recueil de poèmes Le parti pris des choses de Francis Ponge : « Un coquillage est une petite chose, mais je peux la démesurer en la replaçant où je la trouve, posée sur l’étendue du sable. Car alors je prendrai une poignée de sable et j’observerai le peu qui me reste dans la main après que par les interstices de mes doigts presque toute la poignée aura filé, j’observerai quelques grains, puis chaque grain, et aucun de ces


grains de sable à ce moment ne m’apparaîtra plus une petite chose, et bientôt le coquillage formel, cette coquille d’huître ou cette tiare bâtarde, ou ce « couteau », m’impressionnera comme un énorme monument, en même temps colossal et précieux, quelque chose comme le temple d’Angkor, Saint-Maclou, ou les Pyramides, avec une signification beaucoup plus étrange que ces trop incontestables produits d’hommes. » Tous deux traitent de la perception de l’espace, des objets qui l’habitent et des impressions qu’ils suggèrent. L’utilisation de silhouettes de papier découpées permet à Chrissie Macdonald de mettre en scène les élèves de Central Saint Martins dans des poses dangereuses sans avoir à craindre de fâcheuses conséquences, le tout à moindres frais. Par ailleurs on pourrait distinguer un autre type d’image, caractérisé par la planéïté, où la profondeur serait partiellement abolie (Comme dans cette couverture de livre réalisée par Sonya Dyakova pour les éditions Phaidon). Cette manière de procéder permet de pouvoir jouer avec le comportement des matériaux par rapport au plan horizontal ou vertical comme de faire écho au plan du support, qu’il s’agisse de plan rapproché ou large comme dans l’affiche de Sagmeister inc. pour la firme Adobe. Dans cette affiche qui est un appel à participation à l’enseigne des designers, l’aspect intermédiaire entre le dessin et le volume tridimentionnel apparaît avec clarté. C’est sûrement un des intérêts de cette pratique, ce n’est pas uniquement de la photographie, ni de la sculpture, ni du dessin, mais plutôt un mélange de tout cela.

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Sonya Dyakova avec Ingrid Arnell, Sculpture today, couverture pour Phaidon press,2008.

Sagmeister inc., Adobe design achievement awards, affiche, 2500 gobelets en papier, 2003.


NousVous Collective, Man alive !, affiche, 2007. 48

Dan McPharlin, illustration pour la pochette de Moog Acid (Jean Jacques Perrey & Luke Vibert), Lo Recordings, 2007.

Olivier Blanckart souligne ce statut indeterminé des objets réalisés à partir de matériaux usuels comme le carton d’emballage, le papier, le scotch d’emballage dans un texte sur la pratique du bricolage : « La particularité des quasi-objets est d’osciller tour à tour entre le dessin (dans le cas des découpages plats) la sculpture (...) et l’objet à usage réel possible (le bateau, la selle de cheval, les gants de boxe...[note de l’auteur : faisant référence à ses propres œuvres]). À cette ambivalence d’usage s’ajoute l’ambivalence de perception de ces objets suivant qu’ils peuvent être vus dans une vitrine de magasin, un musée ou un lieu de travail professionnel, car outre que le public les perçoit différemment à chaque fois, on ne sait pas toujours bien quel statut accorder à l’activité de celui qui fait ces objets : sculpteur ? décorateur amateur ? bricoleur ?(...)» C’est encore plus criant dans une affiche comme celle réalisée par le collectif anglais NousVous pour une soirée musicale baptisée « Man Alive! », les formes découpées dans des papiers de couleurs s’apparentent à des aplats, qui s’agrémentent d’ombres à la faveur de ce traitement « réel ». Plutôt que de s’évertuer à dessiner avec zèle une scène semblable avec des effets d’ombres virtuoses, autant s’en remettre à cette technique simple. Si on a déjà abordé le côté normatif d’une pratique du graphisme avec l’outil informatique et son opacité, l’illisibilité des moyens mis en œuvre du point de vue du spectateur, on peut imaginer que la pratique du dessin opère elle-aussi une certaine distanciation, le style, la technique du dessin pouvant dérouter. On peut imaginer qu’avec ce genre de procédé on s’extrait alors aussi du caractère indivudualiste de la pratique du dessin, le fait qu’il s’agisse de bricolage avec des formes simples tend à rapprocher le spectateur du créateur. La question du rapport de ces images au dessin est particulièrement intéressante. Pour prendre un exemple frappant, les synthétiseurs et autres matériels d’enregistrement réalisés par Dan McPharlin avec du carton semblent en fait se trouver à l’interstice entre le dessin et son modèle, entre représentation et réalité, c’est comme si le dessin s’incarnait.


Dans le même ordre d’idée, lors d’un entretien où il parle de son travail en volume, le célèbre dessinateur Saul Steinberg, s’emparant d’un petit cube en bois, nous fait une démonstration particulièrement éloquente : il noircit les bords du cube, celui-ci prend aussitôt un aspect dessiné. Steinberg commente en soulignant le fait que d’ordinaire, c’est plutôt l’inverse qui se produit : dans la pratique du dessinateur, « c’est du trait tracé au crayon qu’émerge un volume », dont la profondeur et les caractéristiques sont suggérés. Le lièvre de Pierre Vanni, l’ordinateur de Julien Vallée, la tente de camping de NousVous Collective ou les synthés de Dan McPharlin jouent avec la notion de simulacre. Le type d’objet ainsi crée, présent dans les visuels qui nous intéressent ici, ne se font que très rarement passer pour de véritables objets. Ils profitent en revanche du passage à la photographie pour s’installer dans la réalité et établir une équivalence avec les objets qu’ils représentent, semblant profiter d’une fonction du réel dont Baudrillard suspecte l’existence dans Simulacre et simulation. Il parle d’une fonction dont serait doté le réel consistant à tout réduire à du réel en « dévorant toute tentative de simulation ». La réalité souffre difficilement la confrontation au simulacre : soit ce dernier est assimilé au réel (Baudrillard illustre cette idée en imaginant un braquage de banque dont « le réseau de signes artificiels va s’emmêler inextricablement avec des éléments réels »), soit il est rapporté à une forme d’art, ainsi circonscrit à un périmètre bien délimité et rendu reconnaissable. Une fois encore ces visuels jouent à semer le trouble dans notre façon d’appréhender le monde et notre manière de distinguer les choses des autres (pour en revenir au passage de ces objets à l’étape de la photographie, on peut rappeller le Store où Claes Oldenburg proposait ses sculptures à la vente, comme on mettrait à la vente de véritables objets. Le magasin et la photographies sont deux procédés qui concourent à un projet similaire : tenter d’inscrire les simulacres produits en tant qu’objets réels). On peut à nouveau convoquer les réflexions de Raymond Federman et de Clément Rosset en vue d’offrir une lecture des travaux présentés, on peut percevoir certains visuels comme une manière d’assumer le caractère hautement subjectif de la perception du réel, avec la création et la mise en scène d’univers singuliers. Le réel comme fiction, invention permanente de l’esprit (comme chez Federman). Ou alors, on peut penser qu’ils suggèrent l’idée que nous formulons systématiquement un double du réel, nourri par nos désirs et dissimulant l’angoisse d’un réel inexistant (comme chez Rosset). Plus prosaïquement, on peut penser que les fausses copies ainsi crées relèvent du fantasme d’une harmonisation du monde en une esthétique unique et curieuse. À l’instar de la maison de la maison de pain d’épices et de sucre construite par la sorcière pour attirer les enfants dans Hansel & Gretel, on peut penser que l’idée d’un monde conçu entièrement dans des matériaux insolites, colorés (d’une manière ou d’une autre liés à l’enfance) est ce qui gouverne les orientations prises par ces créateurs. C’est sans doute un fantasme récurrent et comparable à celui de la fable de Borges citée par Baudrillard au tout début de Simulacres et simulation, dans laquelle : « les cartographes de l’empire dressent une carte si détaillée qu’elle finit par recouvrir très exactement le territoire ». Le studio mexicain Cru De Ladies a poussé l’idée à fond dans une vidéo réalisée pour la marque de cahiers Scribe, en recourant à la fois au papier et à la 3D (Mundo de papel, 2009).

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Cru De Ladies, Mundo de papel, film publicitaire pour la firme Scribe, 1 min, 2009.


Diego Velasquez, Las meninas, huile sur toile, 318 × 276 cm, 1656. Ciara Phelan & Tom Rowe, Open days, affiche, 2008.

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On a pu observer avec Harmen Liemburg, Femke Herregraven & Jeroen Disch, ainsi que dans l’affiche de Sagmeister inc. que le créateur est mis en scène dans l’image elle-même en plein travail (le procédé n’est pas neuf, il n’est qu’à prendre pour seul exemple le célèbre tableau Les ménines, peint par Vélazquez en 1656, pour s’en rendre compte). On a l’impression que le travail se poursuit indéfiniment, sous nos yeux. Le temps de la réalisation est figé dans un présent permanent, faisant écho au temps vécu par le spectateur. On participe encore ici de ce discours de lisibilité des moyens déjà évoqué, alors que la technique employée est simple et donc potentiellement partagée avec le spectateur, on signale une nouvelle équivalence entre le créateur et son lecteur : celle du temps. Au reste, lorsque ce n’est pas le graphiste qui est montré à proprement parler, des outils ayant présidé à la conception de l’image participent à établir une complicité avec le spectateur, comme, par exemple, l’escabeau laissé visible par Ciara Phelan dans son affiche pour les portes ouvertes de l’Université de Brighton en 2008. Dans ces affiches, ou plus généralement dans ces supports ou la part du texte est limitée par rapport à la part dédiée au visuel, on a pu observer un mécanisme de séduction opérant vis-à-vis du spectateur. On est en quête d’une certaine connivence à même de donner à ses yeux une certaine importance au message véhiculé. On a aussi pu observer le caractère ambivalent de ces images, mi-plan, mi-volumes, m-dessins, mi-sculptures. Ces mécanisme semblent participer d’une forme de réenchantement du réel, en dotant les objets et les individus d’une physique et d’un habillage subtilement décalés ou en trouvant un nouvel usage aux objets qui nous entourent. C’est une autre vision du monde qui nous parvient à travers le prisme de ces images qui s’installent dans l’espace réel. Mais ce réenchantement opère à la lumière du jour. Les principes concrets liés à la fabrication de ces visuels sont souvent consciencieusement rendus lisibles sous forme d’indices. Il faut également considérer les sujets traités dans ces travaux : manifestations culturelles, musique, vidéo, cinéma, enseignement (le plus souvent artistique) ...est-ce à dire que ce type de travail est réduit uniquement à ce type de commandes ?


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« Ce qui fascinait le futur écrivain, ce n’était pas le rébus, c’était la lettre. Elle était représentée en relief, avec une ombre portée, et elle était habitée, ou infestée, de petits pantins plats, avec des chaussures, des yeux et un sourire. Ainsi l’un d’eux faisait de la barre fixe sur la barre du A et un autre du toboggan sur le côté ; il y en avait un couché à plat ventre au sommet du B, un autre qui escaladait le trait vertical comme un alpiniste, et un troisième qui passait la tête par-dessus la barre : il y en avait un couché sur le dos dans la boucle inférieure du C, les jambes croisées et les bras derrière la tête, en regardant un autre suspendu par les jarrets à la boucle supérieure. Je ne puis m’empêcher de penser que cette expérience précoce des lettres en tant que lieux s’ancra profondément dans l’imagination d’Edwin et fit que lorsqu’il parla plus tard de bâtir un monde de mots, il devait penser pour partie à un lieu réel où il aurait pu jouer, grimper aux lettres, passer inopinément la tête par des ronds, se balancer aux barres et se laisser glisser le long des déliés. » Jeffrey Cartwright à propos d’un abécédaire offert par sa mère à Edwin Mullhouse. Dans La vie trop brève d’Edwin Mullhouse, écrivain américain, 1943-1954, racontée par Jeffrey Cartwright, Steven Millhauser, 1972.


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Typographie & espace tridimensionnel


Parmi les travaux évoqués ici tous ne recourent pas à une matérialisation de la lettre dans l’espace réel. La création tri-dimensionnelle n’intervient alors que dans la création d’un visuel élaboré indépendamment du texte qui se voit quant à lui intégré à la composition en aval, sur la photographie, la plupart du temps par le biais de l’outil informatique. Aussi la volonté singulière d’accorder à la lettre une dimension physique, de la travailler afin de lui donner une forme architecturale, de lier composition du texte et perspective, bref, de l’intégrer au réel mérite notre attention. Elle exprime un rapport particulier à la lettre alors que celle-ci est généralement perçue comme immatérielle, deux-dimensionnelle, s’accordant avec la planéité de la page sur laquelle le texte est inscrit. Il faut préciser que cette obsession n’est pas nouvelle et qu’elle n’est pas expressément liée à l’outil photographique. Elle s’exprimait déjà au début du XIXe siècle (la photographie devra attendre le milieu des années vingt pour être popularisée comme outil privilégié du graphiste pour la publicité) avec la création de caractères d’imprimerie ornementaux ombrés, simulant ainsi une épaisseur, une profondeur dans le support plan (sans parler des enluminures Moyen-Âgeuses où les lettres étaient parfois « habitées » par des personnages). À travers ces créations se manifeste la volonté, qui répond à de nouveaux besoins, de produire un impact sur un lectorat de plus en plus nombreux. Ainsi la création typographique se fait à partir des années 1820 le théâtre d’une concurrence visuelle où prévaut l’aspect décoratif (dont les alphabets gravés de Louis John Pouchée constituent un exemple caractéristique). Cet effet tridimensionnel est encore souvent utilisé de nos jours (comme dans une campagne récente pour un opérateur de téléphonie mobile pour ne citer qu’un exemple). 54

Qu’il s’agisse de dessin suggérant le volume ou de réalisation concrète dans l’espace, la typographie prend, dans ces images, une dimension architecturale en même temps qu’elle entretient un rapport au corps tout à fait singulier.

Louis John Pouchée, Alphabet ornemental.

Campagne publicitaire SFR, 2007.


La typographie comme architecture Andreas Janser, historien d’art, parle de typotecture pour exprimer la « faculté de la typographie à établir des connections hybrides avec les formes architecturales ». Aussi, ce terme désigne indifféremment le titre de la célèbre affiche de Lutz Rohrbach pour le film Ben-Hur (1960), celui du film West Side Story (1961), ou encore celui de l’exposition Chicago/Naissance d’une métropole/1872-1922 sur l’affiche réalisée en 1987 par Philippe Apeloig (pour ne citer que quelques exemples).

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Sur un même travail de mise en perspective de lettres « plates »

citons les affiches crées par Vincent Perrottet pour le Nouveau

Ces trois traitements de la lettre se distinguent : chez Rohrbach elles sont représentées taillées dans le marbre avec une tranche en perspective, de plus des figures humaines s’y trouvent juchées ; Dans l’affiche pour West Side Story dont l’auteur est anonyme la lettre en elle-même ne donne pas d’indication de profondeur, son dessin est de type « stencil », c’est tout au plus si leur ancrage suggère les irrégularités d’un mur de brique et c’est en fait le dessin d’un escalier de secours et de silhouettes y évoluant, mises en relation avec la typographie, qui rend l’idée d’ un espace 3D ; Chez Apeloig les lettres du mot « Chicago » ont été déformées de manière à accompagner la perspective de la photographie historique sur laquelle il est placé, au contraire de Ben-Hur ici le texte ne possède pas de tranche, il est montré comme un plan incliné, il reste « plat »2.

Relax, théâtre de la ville de Chaumont, qui exemplifient une prise en compte de l’espace dans le travail typographique. Elle sont, si on peut dire, des plus typotecturales. Ces affiches répondent à une charte : sur une photographie (noir et blanc ou tramée en une couleur) prise dans la ville - qui possède le plus souvent une certaine profondeur de champ, parc, quai de gare, rue, même si on a parfois affaire à des portraits en gros plan – le titres, les informations, images des spectacles viennent s’intégrer (par le biais de logiciels d’infographie) au cliché sous forme de pancartes, de tracts, d’enseignes ou de panneaux qui viennent parfois se superposer, se substituer à des éléments visibles dans l’image de base. Ces informations sont placées

Ce rapprochement entre typographie et architecture doit beaucoup à la littérature - en particulier la poésie - du début du XXe siècle qui s’est intéressée à l’idée du texte comme image, à sa matérialité et à la création de sens qu’induit sa mise en place dans la page (on pense ici particulièrement au symboliste Stéphane Mallarmé avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, publié une première fois en 1897, mais seulement en 1914 sous sa surprenante forme typographique). Cette fusion, cet alliage du texte et de l’image n’est pas sans rappeler les propos quasi prophétiques tenus dans les années 20 par les tenants de la « nouvelle typographie » à propos du concept de typophoto développé par Moholy-Nagy pour parler de l’art de la combinaison du texte et de l’image dans le domaine de l’imprimé alors bouleversé par l’avènement de la photographie. La typophoto affirme un rapport d’égalité entre les deux constituants qui sont tous deux contraints à se soumettre la grille typographique. Moholy-Nagy parle ainsi de « photographie utilisée comme matériau typographique », de « phototexte » dans lequel les images pourraient à l’envie venir « se substituer aux mots ». Tschichold qui s’approprie à son tour la notion n’hésite pas à présenter la photographie comme « un caractère d’imprimerie, […] un autre moyen optique du langage ». Ces propos semblent ouvrir la voie à un monde où texte et image répondraient aux mêmes fonctions, aux mêmes usages au sein d’une « nouvelle littérature visuelle ». La typotecture, le texte intégré à l’image semble s’offrir comme un prolongement à ces discours empreints d’un certain lyrisme, pétris d’un idéalisme caractéristique des avant-gardes du début du XXe siècle. L’écriture s’acquitte traditionnellement de deux tâches : comme texte elle transmet un contenu linguistique, comme élément graphique elle s’offre au regard comme un ensemble de signes visuels. C’est cette deuxième caractéristique qui fait l’objet de notre attention. Alors que d’ordinaire typographie et image sont clairement distincts, ici cette séparation est abolie de manière plus ou moins franche. La typographie se fait objet en tant que tel et intègre le monde pictural. Nous nous trouvons face à des figures hybrides : comme architectures elle se posent en éléments graphiques, participant du récit pictural mais dans le même temps elles demeurent de simples signes linguistiques. Le mot passe ainsi de l’état de signifiant réduit au plan à celui de signifiant-objet intégré à un univers en trois dimensions.

de telle sorte qu’elles respectent la perspective, se pliant aux lignes de forces qui émargent des photographies. Malgré cette illusion, la transmission de l’information demeure très efficace puisque loin de vouloir tromper son monde en tentant de faire passer ces éléments pour réels et intégrés dès le départ au motif photographique, Vincent Perrotet s’appuie sur la dichotomie entre le noir et blanc de la photo et les couleurs dont se parent ses ajouts pour appuyer la lisibilité et la hiérarchisation du tout. Cette intégration de l’information sur une photographie qui montre le quotidien (pas ou peu de mise en scène à chaque fois) participe à communiquer une idée de proximité forte.

Vincent Perrotet, affiche pour le Nouveau Relax, théâtre de la ville de Chaumont, 2008.

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1.  Lutz Rohrbach, Ben-Hur, affiche de film, 1959. 2. Anonyme, West Side Story, affiche de film, 1960. 56 3. Philippe Apeloig, Chicago/Naissance d’une métropole 1872-1922, affiche d’exposition, 1987. 4. Mihály Biró, Humanic/Schuhfabrik, affiche, 188 x 126, 1924.

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Une affiche de 1924 réalisée par Mihaly Biro (1886 -1948) pour la fabrique de chaussures Humanic me semble particulièrement bien incarner ce fantasme de la lettre comme architecture. Sur cette affiche dessinée on voit de grandes lettres rouges formant le mot « Humanic » se dresser dans la perspective d’une rue traversée par des voitures, des tramways et des passants. Le mot est en fait l’usine de chaussures ellemême, percée de nombreuses fenêtres et surplombée d’une pancarte indiquant la fonction du bâtiment. La tour qui compose le «I» s’élève dans le ciel alors qu’un soulier est posé sur son extrémité en contre-jour d’un soleil orangé. Dans le prolongement de la route un bâtiment de la ville s’élève qui, avec la profondeur, semble finalement d’une taille modeste comparé à notre « Shuhfabrik ». À l’extrémité inférieure droite de l’affiche, le texte indiquant les points de vente à Vienne fait l’objet d’un traitement quant à lui classique. On peut considérer que Biro ne s’est ici finalement contenté que de pousser plus loin l’idée de l’enseigne commerciale, puisque celle-ci désigne au public l’endroit où la fonction ou/et la marque s’incarne, prend corps. Aussi il apparaît comme un mouvement naturel de vouloir faire gagner en épaisseur le mot, de lui donner un caractère concret et de lui donner dimension humaine. La typographie se posant comme lieu pouvant être parcouru, éprouvé à l’instar d’un magasin. Ainsi on peut avancer l’idée que les enseignes commerciales qui font de leur logo un objet tri-dimensionnel participent du même désir (en même temps qu’elles répondent à l’enjeu pratique d’attirer le regard) et viennent marquer le passage d’une expérience uniquement visuelle (par exemple la lecture d’un logo sur un prospectus) à une expérience de tous les sens lors de la visite d’un magasin, restaurant, centre de loisir, etc. Ces enseignes, véritables mises en relief littérales, se présentent également souvent comme des extensions des bâtiments sur lesquels elles sont installés. Un peu comme le type d’enseignes auxquelles appartiennent celles, par exemple, des bureaux de tabac qui se dressent fixées à quelques centimètres des murs permettant au magasin de ne pas être signalé que de face. Aussi l’enseigne est mise en avant comme un élément relativement autonome par rapport au bâtiment, aspirant a une existence concrète dans l’espace réel, hors du mur plan (on pourrait aussi mentionner le panneau « Hollywood » installé en 1923 sur une colline surplombant le quartier du même nom sur les hauteurs de Los Angeles comme inspiration notoire de cette pratique). Le film court Logorama réalisé par le studio français H5 et récemment primé aux Oscars 2010 a littéralement fait de l’incarnation du logo le moteur de sa narration : dans un monde peuplé de silhouettes AOL Messenger, du Fido Dido de la marque Seven Up, du Mr Pringles de la célèbre marque de chips ou du bonhomme Haribo, des policiers (en forme du Bibendum Michelin) poursuivent un Ronald McDonald armé du pistolet du logo James Bond 007 dans les rues d’une ville de Los Angeles faite logo. L’énumération des logos serait infinie, la fin du film est un plan séquence où la « caméra » s’éloigne de la terre, croisant la planète Pepsi et son anneau composé de toutes ses marques satellites, le logo de la N.A.S.A. ou encore celui de la pâte à tartiner Milky Way, « voie lactée » en français. Le projet d’Aram Bartholl baptisé Map (2006-09) recèle un intérêt certain par rapport au thème de l’incarnation concrète d’un phénomène que l’on peut qualifier de virtuel - non pas dans le sens du probable, du conditionnel, du prévisionnel mais dans le sens d’une réalité bel et bien effective mais profondément inconsistante, qui ne trouve d’existence qu’à travers un écran. L’oeuvre de Bartholl part d’une constatation : sur l’interface web GoogleMap, les marqueurs qui servent à désigner tel ou tel endroit ainsi que les bulles d’information qui les accompagnent revêtent des particularités qui semblent les rendre « réelles ». D’une part une ombre est portée derrière ces marqueurs sur la photographie satellite sur laquelle ils se placent et leur dimension semble varier selon que l’utilisateur zoome ou dé-zoome sur l’image (ils conservent en

Enseigne de restaurant Mc Donald’s.

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1. H5, Logorama, film d’animation, 16 min, 2009. 2. Aram Bartholl, Map, installation dans l’espace public, 2006-2009. 3. Antoine Bardou-Jacquet, The Child, clip vidéo pour la chanson d’Alex Gopher, 3 min 12, 1999.


fait toujours la même taille à l’écran mais pas par rapport à la photo). Bartholl se met alors à construire de véritables marqueurs sur le même modèle, à taille humaine. Leurs dimensions correspond précisément à celle d’un marqueur à l’écran au zoom maximum. Cette fois l’ombre portée n’est plus le fruit d’une simulation numérique. On peut faire un parallèle entre le caractère abstrait de cet élément d’une interface web - abstrait dans le sens où il demeure inconsistant dans l’espace réel, intangible - et le caractère impalpable d’un logo à l’état d’impression sur une en-tête de papier à lettre ou encore sur un catalogue. D’une certaine façon il relève d’un même «niveau de réalité» que s’il était montré sur un écran d’ordinateur, ce qui distingue les deux résulte simplement du fait que leur application met en jeu deux technologies différentes, celle du numérique et celle de l’imprimerie. Pour en revenir à la représentation dessinée du texte dans l’espace de l’image, il faut souligner le fait que cette pratique demeure très vivante, alors qu’elle s’est enrichie de l’apport des outils de dessin numériques (en témoignent la campagne SFR citée dans l’introduction de cette section, ou encore le fameux clip du morceau The child d’Alex Gopher réalisé par Antoine Bardou-Jacquet en 1999,dix ans avant Logorama). L’œuvre interactive de Jeffrey Shaw baptisée Legible city (littéralement la « ville lisible ») dans laquelle le spectateur, en pédalant sur un vélo, a la possibilité de déambuler dans une ville dont l’architecture est faite de lettres, et dont l’image est projetée devant lui) est un peu le pendant « concret »  de ce clip.

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Jeffrey Shaw, Legible city, installation interactive, 1989-1991. Dans le texte introductif du livre Typotecture Felix Studinka déclare : « Il n’est rien de surprenant dans cette attraction latente qui s’exerce entre la typographie et la forme architecturale : typographes et architectes emploient tous deux les termes de grilles, de hiérarchisation, de proportion et d’équilibre visuel, se demandent comment harmoniser clarté et obscurité (...) Aussi il ne s’agît certainement pas d’une coïncidence si certains des graphistes à l’origine des travaux présentés ici, ont également travaillé ou travaillent comme architectes. » Ce propos trouve un écho particulier dans un projet personnel de Mathieu Mermillon baptisé Font blox : « Il s’agit ici d’établir un lien entre typographie et architecture. J’énonce un monde où urbanisme et dessin de caractère ne font qu’un. Cette idée rejoint celle de Steinbrüger, architecte utopiste du XVIIIe siècle, qui imagina une cité faite de monuments typographiques. » Des lettres en volume sont réalisées à l’aide de carton-plume de manière à évoquer des maquettes de projets architecturaux, le spectateur peut se projeter dans ces espaces, préaux, mezzanines, terrasses ménagés dans


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5. 1. Mathieu Mermillon, Font blox, 2006. 2. Fortunato Depero, pavillon-livre pour les ĂŠditions Bestetti, Tuminelli et Treves, Monza, 1927. 3. Lou Dorfsman posant devant le Gastro-typographical assemblage. 4. Flag, Handmade, 2005. 5. Multistorey, signalĂŠtique pour le London Design Festival, 2007. 6.

6. Karina Petersen, une typographie en trois dimensions, 2008.


la lettre (on pense aussi avec ce travail aux lettres que certains bâtiments dessinent sur les images satellites offertes par Google Map). Parmi les créations typographiques en volume qui dépassent le cadre du design graphique et s’inscrivent d’avantage dans le design d’objet (signalétique, décoratif) ou l’architecture à proprement parler, citons par exemple un travail du Futuriste italien Fortunato Depero (1892-1960), artiste pluridisciplinaire (graphiste, peintre, décorateur et metteur en scène de théâtre), la conception d’un éphémère pavillonlivre pour les éditions Bestetti, Tuminelli et Treves, dans la ville Monza en 1927. Un bâtiment qui semble véritablement fait de lettres, on n’est ici vraiment pas loin de la vision de Biró antérieure de trois ans, la typographie se fait lieu. En 1966, Lou Dorfsman, directeur de la création chez CBS, s’associe à Herb Lubalin et Tom Carnase pour créer le Gastro-typographical assemblage pour la cafétéria de l’immeuble de la chaîne. En fait une paroi de 10,5 m de long sur 2,5 m sur laquelle est fixé le nom de tous les aliments qui sont proposés aux clients. Le tout se présente comme une sorte de haut-relief typographique avec une composition très étroite (un interlignage quasi inexistant, de fins filets qui sont autant d’étagères). Les mots aux polices de caractères variées semblant s’empiler, se pousser les uns vers les autres parmi des aliments factices et des objets liés à la cuisine. Ici les mots se font aussi palpables que les objets qu’ils désignent et auxquels ils sont associés. Dorfsman considérait cet ouvrage comme son magnum opus, son legs créatif au monde (à titre de comparaison, on pourrait voir la décoration de vitrine réalisée à Zürich par le duo suisse Flag pour une exposition de posters baptisée Handmade en 2005 comme un travail similaire mais où apparaît une esthétique autrement plus contemporaine) .  Pour aborder un travail plus contemporain on peut évoquer la création d’éléments graphiques accompagnant la signalétique et les éléments de communication du London Design Festival par le studio Multistorey en 2007. On citera aussi les expériences d’alphabets gyroïdes et anamorphiques comme celles du collectif Think Experimental, de Yoan De Roeck ou de Karina Petersen qui abordent la question de la position de la lettre dans l’espace et de sa lecture en lien avec le déplacement du spectateur. Dans l’espace tridimensionnel la lettre, le mot, la phrase, pour être rendus lisibles et intelligibles demandent à être déclenchés par le placement du corps du lecteur à un certain point de vue.

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La typographie et le corps Avec cette intégration de la lettre dans l’espace se joue par voie de conséquence un calcul nouveau du rapport de la lettre au corps humain. La lettre se fait architecture à pratiquer, objet à utiliser, voire être à part entière. Les échelles se croisent, la lettre s’incarne, se confronte physiquement au corps, encombre l’espace, trouve une forme d’équivalence à l’homme par anthropomorphisme. Parmi les travaux qui opèrent un rapprochement du corps humain avec la lettre citons la série de posters de Benoît Lemoine sur le « Corps typographique ».  « Chaque poster reprend un terme (du lexique typographique) en particulier qui est expliqué à travers une scénette. Une image par lettre. La variation des corps est mesurée dans chaque image, une mesure correspondant à une lettre. Ex : « Graisse » La largeur du buste est mesuré et permet d’obtenir les lettres G.R.A.I.S.S.E. Le corps humain mis en scène, apporte une double lecture : il énonce et définit picturalement chaque terme. »

Kalle Mattsson avec Backbreaker travaille sur le thème réccurent de la création d’une typographie élaborée à partir de photographies de modèles humains prenant la pose. Elle s’est inspirée d’anciens caractères en bois. Sur son modèle la lettre « P » fait intervenir un voile pour générer la courbe. Son travail reprend ce procédé mais de manière concrète et l’endroit choisi pour la prise de vue est parmi les plus venteux des alentours, lui permettant de multiples variations formelles utilisant le voile.

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Dans un même ordre d’idées Jocelyn Cottencin conçoit avec le danseur Tiago Guedes une typographie élaborée à partir du corps humain et d’un ou plusieurs de ses vêtements. La prise de vue s’effectue en plongée, l’intervention se fait à même le sol. A la différence du travail cité précédemment la conception de la lettre ne fait à chaque fois intervenir qu’un seul acteur, qui pour les besoins de la typographie devra parfois se déshabiller partiellement. Le corps se fait médium typographique et ses actions sont assujetties aux caractéristiques des lettres.  Avec un workshop animé par le studio RBG6 sur la typographie expérimentale à la Konstfack, University Collage of Arts, Crafts and Design de Stockholm, la typographie prend vie différemment et donne lieu à une partie de « football alphabétique ». Ici la lettre sert de déguisement revêtu par les étudiants, parfois seulement signalés par leurs jambes, qui forment autant d’excroissances à des lettres qu’on imagine se mouvoir avec une agitation maladroite. Ce dernier travail m’interpelle d’avantage, dans le sens où il tend à faire disparaître le corps de l’homme et semble jouer d’avantage sur l’idée d’une lettre comme être autonome, avec son existence propre. On est ici dans le déguisement, la fantaisie, on pense à la série de livres pour enfants des Monsieur Madame de Roger Hargreaves ou encore aux objets qui prennent vie dans le film d’animation des studios Disney La Belle et la Bête réalisé par Gary Trousdale et Kirk Wise en 1991.

Que ce soit à travers la lettre comme lieu ou comme incarnation vivante à part entière, on est avec le déploiement de la lettre dans l’espace tridimensionnel confronté à des visions fantasmées du rôle assumé par la typographie dans nos vies. Les échelles se distendent, la lettre s’émancipe de son rôle dans la transmission par le langage, et ces mots qui nous servaient à dialoguer parlent à présent entre eux ou nous servent d’habitat, réduits à un certain mutisme, dans l’attente d’être intégrés au sein de nouveaux mots.


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1. Benoît Lemoine, Corps typographique, série de poster, 2008. 2. Kalle Mattsson, Backbreaker., typpographie réalisée sur la plage de Zandvoort aan Zee (Pays-Bas). . 3. Jocelyn Cottencin avec Tiago Guedes, Vocabulario, 2007.

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4. RBG6, Football typographique, workshop réalisé à la Konstfack, University Collage of Arts, Crafts and Design de Stockholm.


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« Nous accueillons facilement la réalité, peut-être parce que nous soupçonnons que rien n’est réel. » Jorge Luis Borges,  L’immortel.


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La part de la photographie


La photographie tient évidemment un rôle déterminant dans la pratique d’un graphisme dans l’espace tridimensionnel puisqu’en documentant la mise en scène d’éléments dans l’espace elle fournit le visuel lui-même ou la base sur laquelle on pourra éventuellement additionner d’autres éléments via l’outil informatique.

Une photographie invisible ?

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Si c’est un lieu commun que de réaffirmer ici le fait que l’image photographique constitue un outil élémentaire du graphiste dans un exercice de communication tel que l’affiche, on peut en revanche souligner le fait que dans le cadre de ce graphisme tactile cette image ne se présente plus tant comme un support passif malléable à l’envi une fois produite mais se trouve dynamisée par l’action antérieure du graphiste, qu’elle a convoqué en son sein pour venir la documenter. Ces images semblent poursuivre l’idée d’une image invisible, transparente, qui tend à se placer au niveau de la réalité elle-même dans sa lecture, les objets magnifiés par la mise en scène s’incarnent presque (les bricolages entretiennent un rapport de proximité avec le spectateur). Lorsque les éléments textuels sont directement intégrés par le biais d’une mise en scène, on n’est plus devant un support de communication tel qu’on s’en fait une idée conventionnelle (photographie + additions d’éléments (typographiques, etc.) qui révèlent la planéïté de la photographie utilisée, comme, par exemple dans le travail de Vincent Perrotet pour le Relax même s’il se place à la lisière). Nous nous trouvons devant une photographie dont les éléments de communications constituent la curiosité. Le statut des éléments constitutifs du visuel étant modifié voire renversé (les éléments graphiques sont dans l’image), la lecture de l’image s’en trouve elle-même modifiée et s’opère à présent selon un cheminement inhabituel : dans un cas extrême, là où le support communicationnel était immédiatement perçu comme tel puis déchiffré (ou non!), on tend ici à percevoir d’abord le fait qu’il s’agisse d’une photographie, puis on réalise seulement dans un second temps le fait qu’on soit en face d’un support de communication avec ses éléments textuels. C’est le recours à ce mécanisme de lecture inversée qui fait l’intérêt de ces images dans le contexte du design graphique. Cet effet de surprise (bien que relatif) doit éveiller la curiosité du spectateur et l’encourager à s’informer du message contenu dans le visuel. Il va de soit que la question de l’accession à un juste équilibre entre lisibilité et expressivité se pose dans ce genre de travaux de manière plus prégnante que dans le cas d’une superposition du texte sur l’image. On parlait plus haut d’une image qui se voudrait invisible, transparente, trouvant une équivalence avec sa façon d’être perçue et la perception du réel lui-même. Cet effet de trompe-l’oeil, plus ou moins recherché, suggère une utilisation particulière de la photographie. Dans Leçon de photographie - La nature des photographies, Stephen Shore relève une particularité propre à certaines photographies : « Certaines


photographies sont transparentes. Le spectateur est entraîné à travers la surface dans l’espace illusionniste de l’image. » C’est la netteté de l’image qui rend possible cette projection dans l’espace illusionniste, l’oeil n’est pas arrêté dans sa lecture, le regard circule et l’esprit change la mise au point dans notre image mentale du cliché, comme l’oeil qui accommode face au réel. Pour que la suggestion tactile fasse son effet, la mise au point doit être faite sur les éléments mis en scène sans quoi l’oeil ne pourrait pas se projeter avec cette facilité. Dans ces images c’est le plus souvent l’idée d’une photographie idéalement absente, d’un écran invisible, d’un filtre nié qui opère. Une photographie purement pratique à même de fournir une image en toutes parts nette. C’est encore cette idée de la photographie perçue comme véhicule apparemment neutre de l’image du réel qu’évoque encore Rosalind Krauss dans son texte Note sur la photographie et le simulacre recueilli dans l’ouvrage Le photographique - Pour une théorie des écarts. Dans ce commentaire qui s’appuie sur l’émission Une minute pour une image lancée en 1983 sur FR3 par Agnès Varda, elle s’arrête sur le fait que les personnes interrogées face à différentes photographies recourent à une forme uniformément descriptive pour parler des images face auxquelles elles sont placées. Ainsi, abordant le commentaire de la photographe Martine Frank : « Mais ce qui est frappant, c’est que sa brève méditation traverse l’image comme si celle-ci était transparente, pour se situer au-delà d’elle, au niveau du « c’est ceci ou cela ». Elle étaye ainsi la thèse de Pierre Bourdieu selon lequel : « Le jugement photographique le plus commun ne porte pas sur la valeur mais sur l’identité car il lit les choses d’un point de vue générique et se représente la réalité en fonction de la nature du « sujet »(...) » Bien sûr, la poursuite de l’idée d’une photographie absente, invisible, met en jeu celle de la prétendue objectivité du médium, et tout concorde dans ces images à rendre indiscernable l’écart entre la chose montrée et sa représentation par le biais du médium photographique (la netteté se posant comme un élément déterminant dans ce processus). Cependant la photographie est d’abord utilisée dans ces exercices de communication comme moyen et non comme une fin en soi. Difficile en effet d’assimiler ces clichés à de purs reflets du réel puisqu’ils s’appuient invariablement sur des mises en scène sophistiquées, des constructions plus ou moins élaborées perçues souvent d’emblée par l’oeil dans toute leur singularité. De telles photographies ne s’appuient pas sur l’image du réel comme une surface neutre mais d’avantage comme un terrain de création, un auxiliaire puissant leur permettant de jouer avec l’idée du réel. André Rouillé parle de la possibilité en photographie d’une « image antireprésentative » qui, allant de l’image à la chose, ne sacrifie pas à l’obsession du référent et « reconnaît aux photographies la capacité d’inventer des mondes. » Ici on se trouve à l’inverse dans une démarche représentative mais à un niveau semble-t-il intermédiaire, puisqu’il s’agît aussi bel et bien d’« inventer des mondes », mais à l’intérieur du réel lui-même. Souligner ces caractéristiques de l’image photographique et celles liées à son appréhension peut paraître quelque peu accessoire mais cela me paraît nécessaire tant le graphisme tactile s’appuie sur ces phénomènes.

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La photographie : Une manière de s’approprier le réel Dans Le mystère de la chambre claire, Serge Tisseron évoque l’utilisation de la photographie dans une optique que l’on pourrait qualifier de thérapeutique : « Toute photographie témoigne à la fois de deux mouvements psychiques complémentaires : (1) Un travail d’assimilation psychique qui vise à la symbolisation de l’ensemble des composantes de l’expérience. Ce travail débute dès le moment de la prise de vue, notamment sur un mode sensori-affectivo-moteur. Il se prolonge ensuite à travers les mots prononcés sur l’image et autour d’elle. (2) Un fantasme conservateur qui « gèle » les caractéristiques de l’événement autour de son image. Ce fantasme, agi dans l’acte de photographier, est un équivalent du fantasme d’incorporation par lequel notre psychisme enferme dans une vacuole psychique les événements provisoirement inassimilables. » Si Serge Tisseron généralise cette réflexion à l’ensemble des photographies, il nous appartient néanmoins de nuancer et de considérer les caractérisques propres à la pratique de la phototgraphie qui nous intéresse. La nécessité d’introjection psychique n’est évidemment pas le premier des desseins du graphiste « tactile », plus loin Tisseron explique d’ailleurs : « Faire une photographie c’est déjà toujours penser à ceux à qui elle sera montrée et avec qui elle pourra être commentée. » Voilà qui nous sied d’avantage. Par ailleurs on peut avancer que, dans toute leur diversité, les images relevant d’un graphisme tactile nous montrent différents types de réalités, parmi lesquels on peut distinguer deux types :

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- les maquet tes, les plans serrés, qui font inter venir d e s é l é m e n t s c r é e s p o u r l ’o c c a s i o n e t g é n è r e n t d e s « nouveaux mondes ». Des images qu’on peut assimiler à du dessin en volume, où l’imaginaire domine ; -les plans larges qui se rapportent, eux, au réel tel qu’on se le figure, avec la présence d’objets du quotidien. À l’inverse il s’agiraît ici d’utiliser les objets du quotidien, quitte à détourner leur usage. On pourrait aller plus avant en considérant que le premier type est de l’ordre de la transcendance, il recquiert des éléments nouveaux qui viennent se superposer au réel, tandis qu’avec le second on est dans des images qui relèveraient plutôt d’une logique de l’immanence, on emprunte directement au réel, à des éléments existants (bien sûr, il existe entre ces deux possibilités une infinité de nuances possibles, je ne fais ici que souligner les pôles qui se distinguent). L’idée d’appropriation du réel trouve une illustration plus évidente dans la cas des plans larges. C’est le réel tel qu’on le connaît, tel qu’on en fait l’expérience au quotidien. Dans le type d’images ainsi produites le « fantasme conservateur » dont nous parle Serge Tisseron semble agîr à plein. On « emprisonne le réel »,


une forme idéale du réel (les maquettes, n’appartenant pourtant pas moins à la réalité s’écartent de cette vision idéalisée). Ce point de vue fait écho à l’assimilation de l’idée de « réel » à l’idée d’« espace réel ». Si on projette une image plus ou moins précise de la réalité, il ne fait aucun doute qu’elle s’affirme de manière concrète à travers celle d’un espace. Ce besoin systématique de recourir à une image plus ou moins vague, à une figure typique du réel pour se figurer un concept d’ordre général m’interpelle. On peut prendre le parti de tenter de définir les contours de cette figure idéale à travers un travail dans l’espace, tenter de dégager à travers l’image ce qui fait l’essence du réel. On peut s’intéresser au choix des éléments que l’on choisit de photographier dans cette pratique du graphisme. Ce sont la plupart du temps des matériaux « pauvres », d’usage courant, peu valorisés, bon marché... En résultent des travaux dont la conception et la réalisation ne réclame que peu de frais. Cela explique peut-être le fait que le recours à de tels moyens touche avant tout la sphère culturelle, la plus encline à réfléchir nos modes de vie et de consommation, et donc notre économie. Il serait cependant tout à fait exagéré d’avancer l’idée que ce type de pratique intègre de manière intrinsèque une forme de réflexion sur ces enjeux. On peut seulement noter qu’elle révèle une curiosité pour le bricolage et des formes modestes de création à une époque où la poursuite d’une logique de croissance économique s’accompagne de questionnements importants relatifs à nos modes de vie. Si on prend le cas des clichés qui mettent en scène des objets fabriqués avec ces matériaux pauvres, on peut affirmer que la photographie accompagne un processus de sublimation de ces matériaux, engagé dès leur transformation en simulacres d’objects existants. À tout le moins, si on est pas devant l’expression d’une idéologie clairement établie, on est forcé de s’interroger sur les questions que posent ces objets vis-à-vis des objets qu’ils représentent, lorsqu’ils font office de fausses copies. Et ce d’autant plus que la génération des graphistes concernés intervient à une époque d’abondance, de profusion d’objets manufacturés. C’est aussi la génération de la démocratisation des consoles vidéos. Un moyen peut-être d’exprimer l’inanité de la boulimie consommatrice dans laquelle nous évoluons par la production d’artefacts aussi réels, aussi présents au monde que les originaux. On sublime ici aussi un aspect regressif, on manifeste une forme d’ironie par rapport aux moyens qui nous sont disponibles. Car enfin les enfants d’aujourd’hui semblent tous naître avec un Nintendo DS ou une PSP (Playstation portable) dans les mains, il y a peut-être ici l’idée de se retrouver autour de pratiques désuettes, pratiques dont nous serions les derniers garants. Ces matériaux, réinvestis dans l’espace offrent un moyen de jouer directement avec le réel, de mettre l’imagination à l’épreuve de la réalité. Il est offert au graphiste de définir les modalités de cette confrontation, dans quel réel interviendra-t-il ? Celui confiné d’un studio ou au contraire, l’espace social, celui de la rue ? Quel réel s’approprier ? Quel réel inventer ?

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CONCLUSION

Si la photographie ne peut jamais constituer qu’une représentation d’un réel forcément lacunaire, qu’une vue subjective sur une réalité par ailleurs fuyante, impossible à restituer en l’état, dont le reflet ne peut se superposer à son modèle selon les mots de Clément Rosset, on ne peut cependant pas s’affranchir de l’idée de la photographie comme témoignage du réel. Lacunaire, subjectif, restreint à son cadre mais possiblement riche. Le graphisme tactile se propose d’agrémenter ce témoignage et d’assumer sa subjectivité en intégrant la scène de la réalité, en y mettant en scène ses éléments, visuels et typographiques. Ces productions expriment le désir d’ancrage dans le réel, d’investissement concret, loin de l’abstraction et de l’éloignement qui guette derrière un écran, et tentent d’établir un rapprochement entre le lecteur et l’élément de communication. Cela peut-être le moyen d’inscrire l’imaginaire de plein pied dans un réel, qui sous certains aspects se révèle décevant ou alors de dégager du réel luimême des qualités intrinsèques la plupart du temps négligées, en mettant à profit les objets du quotidien et en en détournant l’usage initial. Dans tous les cas on propose un relecture du réel, avec une infinité de nuances possibles. Travailler dans l’espace réel peut être une manière simple d’aborder un travail, en mettant en scène l’espace concerné par le sujet traité. Le faste kitsch des effets photoshop constituerait l’antithèse de cette démarche, en ne s’appuyant sur aucune réalité, ouvrant le spectateur sur un graphisme qui ne fait que déguiser la réalité, au risque de réduire son usage à un rôle de cache-misère. C’est tout l’inverse d’un investissement concret de l’espace où les moyens sont rendus lisibles et où la photographie est utilisée, à dessein, pour restituer le réel, ses textures, ses lumières, et toutes ses imperfections qui font l’intérêt du cliché obtenu. Aussi, au-delà de l’attrait que peuvent susciter ces images pour l’oeil, au delà de leur aspect formel, ils ouvrent à une pratique du graphisme qui s’attache d’avantage à son inscription dans le réel. Une inscription qui ne doit pas à mes yeux se réduire à une esthétique particulière mais qui peut être introduite de différentes manières. Au graphiste de trouver les moyens de manifester cette volonté, avec le dosage nécessaire. À travers cette analyse d’une pratique particulière du graphisme, qui se caractérise par son approche concrète, physique, par opposition à un travail effectué sur ordinateur, j’ai vu mon intérêt se porter sur un discours qui tente d’approcher la notion particulière de Réel et d’en dégager les caractéristiques. C’est une notion délicate à appréhender. Le réel est idiot, fuyant, impalpable et en même temps bien présent. L’idée de se l’approprier à travers la représentation (au moins partiellement puisqu’un double du réel semble inenvisageable), si elle paraît devoir se heurter à l’échec, n’en demeure pas moins séduisante. En somme, tenter d’aborder le Réel par le réel, le concept par la matière. Un graphisme tactile, s’appuyant sur le réinvestissement d’objets du quotidien, peut sembler offrir les moyens de poursuivre cette chimère qu’est le Réel. Exhalter les qualités propres aux objets et aux espaces concrets pour se l’approprier, à sa manière.

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REMERCIEMENTS

Merci à mes professeurs pour leur patience et leur confiance, À mes amis Alsaciens et Lorientais dispersés pour leur soutien, À mes camarades pour leur solidarité, À ma famille pour tout, Aux musées de Vannes pour les heures de lecture subventionnées, Aux films noirs américains, expressionnistes allemands et français du début du XXe siècle, & un merci teinté de réserve à l’endroit d’Internet, des réseaux sociaux et autres séries T.V. qui ont rythmé mes pauses.

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