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EN COUV :LOBBY DE L’ALIMENTATION

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CHRISTOPHE SÉMONT

CHRISTOPHE SÉMONT

Lobby de l’alimentation Rennes sous influence

Visite au Space de rennes, en septembre 2017

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Pollution, scandales sanitaires, soupçons de maltraitance sur les animaux... Souvent pointées du doigt, l’agriculture et l’industrie agroalimentaire veulent redorer leur image. Pour y parvenir, les « agri-communicants » imaginent de nouvelles stratégies de lobbying, dont certaines s’inspirent directement des méthodes utilisées par les anti-viandes. Une guerre de l’image qui se joue en partie à Rennes.

« Q ue tous ceux qui vivent de l’élevage se lèvent ! Regardez ce que vous leur faites subir. Certains ne peuvent plus vivre ! » A cet appel, ils sont une centaine à se dresser, mine revêche. Ambiance tendue ce matin de septembre à l’école de commerce de Rennes. L’association anti-viande L214 participe à un débat avec les pontes locaux de l’agro-business, devant un parterre d’exploitants. La profession a décidé de profiter de l’occasion pour dire tout le mal qu’elle pensait de cette ONG et de ses vidéos chocs prises dans des abattoirs. Diffusées sur les réseaux sociaux, reprises par les médias, elles créent régulièrement la polémique. En apprenant que L214 avait été invitée à cette conférence, l’interprofession a fait pression sur les organisateurs pour pouvoir s’exprimer en premier et délivrer un contre-message, confie un pro du marketing agricole, présent à ce rendez-vous, organisé en marge du Space, le deuxième salon agricole français.

L’émotion change de camp

Sur la scène, Brigitte Gothière, porteparole de L214, encaisse. D’habitude, c’est elle qui maîtrise ce type d’happening. Cette région d’éleveurs, ce n’est pas son terrain. Christiane Lambert, présidente de la FNSEA 1 , l’interpelle : « Vous êtes très présents sur les réseaux. Mais maintenant, on va montrer ce qu’on sait faire ! » Le lendemain, la scène fait les gorges chaudes dans les allées du Space à Bruz. La rencontre n’a pas fini en boucherie. Elle symbolise une inversion des rôles dans une guerre de l’image où se joue une partie de l’avenir des agriculteurs et de la filière alimentaire. Un marché juteux pour une nouvelle génération d’« agricommunicants » rompus aux nouvelles techniques de lobbying. La consommation de viande rouge diminue en France. En raison de son prix, mais aussi pour des questions éthiques. L’impact de l’élevage sur les

animaux et l’environnement sont devenus des enjeux économiques. Ils conditionnent les aides publiques. Se mettre aux normes de bien-être animal a un prix. Remplacer les cages d’une exploitation de 100000 poules (la moyenne bretonne) coûte 1,2 million d’euros 2 , par exemple. A la crise économique s’ajoute aussi le contrecoup des scandales sanitaires. En juin, une campagne de L214 a accusé des fournisseurs du groupe breton Hénaff de maltraiter les bêtes. Deux mois plus tard, les rejets d’une usine de lait intoxiquaient La Seiche (lire p.16). Jusque dans les années 1970, le paysan breton était considéré comme un héros de l’indépendance alimentaire. Il se retrouve aujourd’hui sur le banc des accusés. « Ce n’est pas la réalité de notre métier ! », protestent les agriculteurs, qui veulent désormais se réapproprier le sujet. En faisant de l’élevage « à la française », par exemple, un argument marketing contre les superfermes (chinoises, notamment) où les vaches voient rarement la couleur du pré. Le dernier Space proposait ainsi des conférences comme « le bien-être animal, un atout pour les élevages de l’Ouest ». « La crise du monde agricole n’est pas due à un problème de com’, nuance Carine Abecassis, directrice du réseau d’agri-communicants Syrpa. Mais il est de plus en plus important qu’ils puissent expliquer d’où viennent leurs produits. C’est une partie de la solution. » C’est pourquoi le métier de communicant spécialisé dans l’agriculture et le bien-être animal prend « de

IL FAUT DÉCHIANTISER LE DISCOURS AG R ICOLE

HERVÉ LE PRINCE,

expert en communication stratégique

plus en plus de place dans le paysage agricole ». Une petite révolution culturelle. L’influence de l’opinion publique a longtemps été le point faible de l’agriculture bretonne, qualifiée de « lobby invisible » par Clarisse Lucas, auteure du Lobby breton 3 . Pour contrer les anti-viandes et autres lobbies vegans, maîtres dans l’art d’uti liser Internet pour jouer sur la sensibilité du consommateur, les nouveaux influenceurs de l’alimentation ont décidé de reprendre leurs méthodes. Compte Instagram, chaîne Youtube, offensives sur les réseaux sociaux… Voici l’arsenal d’Agriculteurs de Bretagne. Une association rennaise créée en 2012, la Némésis de L214. Elle est de tous les événements locaux. Début septembre, l’asso a présenté à Rennes un clip Youtube qui résume sa philosophie, avec le Morbihannais Jo, star de L’Amour est dans le pré, l’émission de M6. Musique cheezy, images de gamins qui dévorent des carottes... La voix off débite : « Pour Jo, bien produire, c’est bien le dire et surtout le prouver », « la Bretagne est l’une des meilleures agricultures au monde », etc.

« Redonner du courage »

Greenwashing ? L’association préfère parler de « communication positive » pour « redonner le courage d’affronter les consommateurs ». Parmi ses sou tiens, on compte une centaine de mastodontes de l’agro-agri comme Bigard, Triskalia ou Triballat. Beaucoup y voient l’opportunité de se défaire de leur image d’industriels. Pour affiner sa stratégie, Agriculteurs de Bretagne peut aussi compter sur l’Institut de Locarn, puissant lobby des patrons bretons

Action des jeunes agriculteurs à Rennes, février 2015

et siège de Produit en Bretagne. Une marque qui a 25 ans d’expérience dans la promotion des produits locaux. Des contacts ont lieu régulièrement avec son président, Jakez Bernard. Les deux entités se veulent complémentaires : à l’une la promotion des produits bruts, à l’autre les transformés. Une alliance de circonstances qui n’est pas sans remous. La participation de E.Leclerc ou Intermarché à Produit en Bretagne est parfois source de tensions, au gré des relations entre les agriculteurs et la grande distribution.

Vers de terre et big data

Agriculteurs de Bretagne doit aussi sa montée en puissance à l’expertise d’un Rennais : Hervé Le Prince, fondateur de Newsens, cabinet spécialisé dans la communication de crise. Avec sa silhouette en stylo, sa barbe marengo et son vocabulaire techno, il a un air d’un Steve Jobs des champs. C’est l’archétype de cette nouvelle vague de communicants qui proposent des formations à la com’ numérique dans les grands rendez-vous agricoles. Des quadras, très diplômés, souvent issus de l’agro-agri. Salaire moyen dans la profession: 52800€ bruts par an 4 . Leur mantra?

Twitter est dans le pré

Des animaux blessés dans des cages minuscules : c’est souvent ce qu’on trouve en cherchant « éle vage » sur Twitter. Pourtant, ces images trash cohabitent de plus en plus avec des photos bucoliques de vaches dans leur pré. Depuis deux ans, Vincent, producteur laitier de 31 ans à Sulniac (56), partage sur Twitter vidéos et selfies avec ses bêtes. « Je les envoie en direct du champ. Il faut montrer la vérité sur ce qu’on fait. » E t cela cartonne : V incent a 2 756 abonnés à son compte, dont un tiers hors secteur agricole. Même succès chez Antoine, alias Agriskippy. Cet éleveur-Youtubeur filme son métier à travers des sujets délicats, comme la séparation du veau et de sa mère. Les géants de l’agro-agri ont compris qu’il serait contre-productif de « télécommander» ces jeunes si spontanés. Ce qui ne les empêche pas de les soutenir discrètement. La Chambre d’agriculture de Bretagne propose ainsi des stages photos avec des pros. Sodiaal (Yoplait, Candia...) donne de la visibilité aux vidéos d’Agriskippy. Vincent est invité à des réunions d’analyse des réseaux sociaux avec sa filière. Les deux font partie du mouvement #Agridemain, qui promeut une image positive de l’agriculture depuis 2015. A sa tête : la puissante FNSEA. Instrumentalisation des « petits » par les lobbys du secteur ? Pas pour Vincent. « Je pens e que c’est complémentaire. »

Pour reconquérir le consommateur, l’agriculture doit montrer un nouveau visage à la fois productif et écolo. C’est «le mariage des vers de terre et du big data » 5 . « Il faut déchiantiser le discours agricole », traduit Hervé Le Prince, mi-septembre, devant un parterre d’agri-communicants réunis à Rennes. L’exploitant doit parler « émotion », pas statistiques. « Quand ils s’expriment, certains se prennent pour le ministre de l’Agriculture, ils sont plantés en trente secondes. » Alors que coachés comme il faut, dans leur ferme, « ils parlent avec passion». Avec 60% de surfaces agricoles, la Bretagne va-t-elle devenir l’Eldorado de ces nouvelles techniques d’influence ? Pas tout de suite. Agriculteurs de Bretagne ne dispose que de 25 agriculteurs-ambassadeurs. « Au départ, on a pensé naïvement que les exploitants nous suivraient spontanément : 68000 actifs, c’est 68000 communicants demain ! C’est pas le cas. Ils ont subi un choc économique et un choc moral. Ce sera très long. » La stratégie de reconquête, balbutiante, se limite pour l’instant aux vidéos et photos en ligne. Elle n’a pourtant pas de temps à perdre. De leur côté, les antiviandes adaptent aussi leur communication. Beaucoup misent désormais sur une image « cool et non culpabilisante» au travers de vidéos Youtube humoristiques. De quoi reprendre une longueur d’avance ?

1. Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles 2. Jean-Paul Louédoc, Ouest-France, 10/9 3. Le lobby breton, par Clarisse Lucas, aux éditions Nouveau monde, 2011 4. Observatoire Syrpa 2016 5. Les agriculteurs à la reconquête du monde, Maximilien Rouer, Hubert Garaud, éd. JC Lattès

Visite du ministre de l’Agriculture (à droite) le 17 septembre au Space en compagnie de la présidente de la FNSEA

Space A Rennes, les lobbies tiennent salon

En septembre, le Space, le grand salon des filières agricoles à Rennes, est aussi l’occasion de « réseauter » pour les lobbies qui agissent en leur nom.

e Space de Rennes, ce L n’est pas que des ministres au cul des vaches et des kilomètres de bouchons à SaintJacques-de-la-Lande. Concours d’animaux, rencontres internationales, conférences sur la génétique ou la méthanisation… Avec 1 441 exposants sur 10 ha et 114 653 visiteurs courant septembre, le Space apparaît comme la meilleure vitrine de l’agriculture bretonne. Mais aussi celle des jeux d’infl uence qui la sous-tendent, de Rennes aux couloirs de Bruxelles. En première ligne, la FNSEA, syndicat agricole majoritaire en France. JeanMichel Lemétayer, décédé en 2013, a dirigé la FNSEA pendant dix ans. Il a aussi cofondé et présidé le Space. La FNSEA est inscrite au registre de transparence des lobbies (ou « représentants d’intérêt ») de la Commission européenne. En 2015, elle employait à cette activité onze personnes dont trois équivalents temps plein, pour un budget entre 100 000 et 200 000 €. La FNSEA est également membre du CopaCogeca, le grand lobby agricole européen. Cette représentation est cruciale pour défendre les intérêts de ses membres et anticiper, voire infl uencer la législation européenne. Ses thématiques de travail comptent, sans surprise, l’élaboration de la Politique agricole commune (Pac).

Prendre la température du secteur

Dans la même liste, on trouve Breiz Europe. Souvent citée comme « le » lobby breton à Bruxelles, l’association représente les intérêts de l’agroalimentaire au parfum de beurre salé auprès de la Commission européenne. « Breiz Europe a deux permanents à Bruxelles. Ils sont à l’écoute de ce qui se décide et le répercutent au niveau de l’agroalimentaire breton », explique Frédérique Le Gall, journaliste du Télégramme spécialiste du monde agricole. Dans le viseur de Breiz Europe, les normes environnementales, sur lesquelles elle peut peser en faveur des éleveurs bretons. Elle fait aussi entendre leur voix lorsque se décident des sanctions diplomatiques, comme en 2014 pendant l’embargo vers la Russie. Courroie de transmission entre ses membres et la stratosphère bruxelloise, elle transmet des informations stratégiques comme les fl uctuations

des restitutions à l’exportation. Breiz Europe a été dirigée de 2007 à 2014 par un Finistérien haut en couleurs, Jean Le Vourc’h. Cet ex-président du Crédit agricole du Finistère pilotait aussi la puissante coopérative laitière Even, qui tient stand à l’entrée du Space. Il n’hésite pas à ferrailler face caméra contre l’écotaxe, à remettre en cause l’implication de l’agriculture dans les algues vertes ou tancer le ministre de l’Agriculture sur le prix d’achat du lait. Pour les groupes d’intérêt comme Breiz Europe, le Space représente un précieux vecteur d’influence. Les professionnels de l’agro-agri y sont sur leur terrain pour faire entendre leurs doléances aux décideurs. «En 2016, Breiz Europe avait organisé la venue au salon du commissaire européen à l’Agriculture Phil Hogan », se souvient Clarisse Lucas, journaliste à l’AFP et auteure du Lobby breton. Ce fut l’occasion d’une rencontre à huis-clos avec les filières bretonnes, dans un hôtel près de Rennes, pour causer Pac et distorsions de concurrence. En période électorale, le salon fait partie des figures imposées de la politique. En 2016, on a pu y voir Emmanuel Macron parler quotas ou François Fillon passer un tablier pour servir des assiettes de poulet aux visiteurs ébahis. Hors campagne, le Space reste un canal ouvert avec les représentants du monde rural. Des élus avalent les kilomètres pour y prendre la température du secteur. Comme Jean Arthuis, eurodéputé de l’Ouest qui, entre une barquette de tomates et un robot chasse-poules révolutionnaire, en profite pour serrer la pince aux représentants d’intérêts qu’il croisait quelques jours plus tôt à Bruxelles.

Un réseau en or

Toutefois, d’année en année, on voit émerger une nouvelle génération d’influenceurs qui jure moins par les méandres de l’Europe que par ceux des réseaux sociaux. Au Space, ils se retrouvent dans les conférences dédiées au marketing, où ils partagent leur expérience. Venus du business, spécifiquement formés au lobbying, ils se taillent une place aux côtés de l’ancienne école. Celle du carnet d’adresses rempli au fil des carrières dans les bureaux des ministres ou des parlementaires. Dans la liste d’exposants du salon, on ne retrouve pas que l’organigramme de Breiz Europe. Les patrons du cru aiment mêler les réseaux. Comme Alain Glon (Matines, Michel Robichon...), membre

LE SPACE REPRÉSENTE UN PRÉCIEUX V E CTEUR D’INFLUENCE

de Breiz Europe et président du think tank Institut de Locarn (à l’origine de Produit en Bretagne). Il fait aussi partie du très discret Club des trente. Un réseau où l’on entre par cooptation, et où il a pu croiser Louis Le Duff (Brioche dorée, Pizza Del Arte) ou le géant de la charcuterie Jean-Jacques Hénaff. Malgré leurs intérêts parfois concurrents, les membres de ces réseaux y trouvent des ressources pour résister aux crises. Longtemps miné par l’entre-soi et un discours hors-sol, l’agroagri breton cherche aujourd’hui à peser sur les sujets de société qui touchent ses entreprises. Comme le bien-être animal, le réchauffement climatique et les questions sanitaires. Au prix, parfois, de quelques contradictions. En 2011, Produit en Bretagne a accompagné le lancement d’une chaire de développement durable à l’école des mines de Nantes. Tout en refusant de bannir les OGM de ses produits. Ces liens politico-industriels permettent aussi à ce lobby de la bouffe de bénéficier d’un impact à tous les niveaux de décision. Il a l’oreille attentive de Jean-Yves Le Drian et par conséquent de l’Elysée. Loïg Chesnais-Girard, son successeur à la Région, n’est pas en reste. En marge du Space, il s’est taillé un succès auprès des éleveurs en déclarant : « Je ne tolérerai pas qu’on m’interdise de manger de la viande. » Promesse dans l’air du temps, alors que démarrent les états généraux de l’alimentation. Cette année, le ministre de l’Agriculture, Stéphane Travert, est lui aussi venu faire son pèlerinage à Rennes. Ses interlocuteurs lui ont répété cette phrase : « M. le ministre, le bien-être animal, c’est bien, mais celui des éleveurs, c’est mieux ! » Le lobbying, c’est parfois simple comme un bon slogan.

A SAVOIR En Bretagne, 65,9% des entreprises jugent l’influence « importante ou très importante », selon un rapport de la Chambre de commerce et d’industrie de 2015. 37,4% y ont déjà eu recours. Parmi celles qui ne le font pas, 47,6% expliquent que c’est parce qu’elles ne savent pas comment faire.

DES LOBBIES DIFFICILES À ENCADRER Le lobbying est aussi vieux que le pouvoir. Par le passé, il s’exerçait forcément au plus près, comme à la cour du roi. L’origine du mot se trouve dans les couloirs qui mènent aux antichambres des décideurs. Avec l’arrivée de la démocratie et des médias, les lobbyistes s’étendent à ce qui influence indirectement les élus. A partir de 1990, ils essaiment dans des cabinets spécialisés, gagnant une visibilité inédite. En 1991 est créée l’Association française de conseil en lobbying, dotée d’une charte déontologique. Le terme désigne aujourd’hui des entreprises, des associations de consommateurs ou encore des groupements d’élus. L’objectif reste d’anticiper et d’influer sur le processus politique dans le sens de ses intérêts. Qui ne coïncident pas toujours avec ceux du grand public : industrie du tabac, scandale de l’amiante… Depuis 2017, en France, les lobbies doivent s’inscrire sur un nouveau registre pour rencontrer ministres, élus et certains hauts fonctionnaires. « Insuffisant », jugent des associations comme Anticor.

A Rennes, le Centre culinaire contemporain apparaît comme un haut lieu d’infl uence pour les industriels de l’agroalimentaire.

Groupes d’intérêt Les élus sous infl uence ?

Pour les politiques, les lobbies sont vus comme des sources d’information. Impossible également de fermer la porte à ceux qui représentent une partie de leur électorat. Cependant, gare aux dérapages.

ennes est le centre du R pouvoir breton. Comme toute capitale de région, cela fait d’elle un haut lieu du lobbying. Dans ses institutions comme dans des lieux plus offi - cieux. Sans exagérer leur portée, il ne faut pas minimiser leur rôle dans la vie de la cité. D’autant que celle-ci s’épanouit hors des places sacralisées comme l’hôtel de la Métropole. Ainsi, la Chambre d’agriculture partage désormais son infl uence avec des cénacles comme le Club des trente, qui compte des patrons de l’agroagri et a pesé de tout son poids en faveur de l’arrivée de la LGV en Bretagne. Les restaurants sont aussi des lieux de réseau par excellence. Avenue Janvier à Rennes, au sortir du TGV, Le Galopin rassasie élus et patrons dans son salon privatif. L’artiste Ar Furlukin, célèbre pour ses omniprésents radis, y travaille comme maître d’hôtel. Combien de dossiers sensibles dénoués dans cette brasserie emblématique ? Parmi les « cantines » des décideurs, il y a aussi Léon Le Cochon, le Carré des Lices, ou encore Il Toscano. A l’opéra de Rennes, les maires avaient

LE PROBLÈME, CE N’EST PAS QUE LES LOBBIES EXISTENT, C’EST LEUR FAÇON DE TRAVAILLER YANNICK JADOT, eurodéputé EELV

leur loge réservée, bien visible du public. Aujourd’hui, c’est dans les loges VIP du Roazhon Park qu’il faut être vu. Nathalie Appéré ou Jean-Yves Le Drian y croisent François Pinault (Kering), Daniel Jeulin (Repro Conseil), Christian Roulleau (Samsic)… L’occasion de faire passer des idées. Dans ce petit monde, l’infl uence se mesure au nombre d’électeurs ou d’employés que le chef d’entreprise représente. Dès lors, faire entendre son point de vue est simple comme un coup de fi l. Anecdote : le Rennais Le Duff (Brioche dorée) veut implanter un snack au Colombier mais n’a pas la licence adéquate 1 . Un cadre du groupe harcèle au téléphone les services de l’urbanisme, qui entament de pénibles négociations auprès de la préfecture pour faire valoir les intérêts du restaurateur. Licence accordée. En France, les lobbies ont mauvaise presse. Les élus, eux, les voient comme un rouage utile de la démocratie. Les fréquenter fait partie du job. « Le législateur les rencontre pour fonder son opinion sur des informations fi ables, explique le centriste Jean Arthuis, eurodéputé de l’Ouest. C’est normal que les parties concernées par un projet

fassent connaître leurs réserv es et leurs attentes. Il faut rester transparent et indépendant. » Pour son homologue écolo Yannick Jadot, « le problème, ce n’est pas que les lobbies existent, c’est la façon dont ils travaillent. La corruption est souvent passive. Une entreprise m’a déjà proposé de participer à des confé rences dans un endroit idyllique, avec ma famille… » Des méthodes que le député européen réprouve.

Petits cadeaux

Il y a aussi les petits cadeaux. En 2016, un industriel du tabac a envoyé un total de 6629€ en «avantages» et «invitations» à 29 députés dont Marcel Rogemont. Bien que non-fumeur, l’alors député PS d’Illeet-Vilaine avait défendu en commission la présence du tabac dans les œuvres culturelles. Un rapport ? Difficile à dire. Subsiste le doute. Autre ficelle répandue : tenir la plume aux élus. « Des sociétés envoient des projets d’amendement tout faits, avec une vraie expertise sur des sujets compliqués, relate Jean-Louis Tourenne, sénateur PS d’Ille-et-Vilaine. Plus qu’à déposer à l’Assemblée. Inacceptable. » Mais tentant. « Aujourd’hui, les vrais lobbies ne font pas de la corruption. Ils font de l’idéologie, c’est plus efficace », explique, en « off», un ancien consultant auprès des collectivités et des entreprises. « Ils préfèrent avancer masqués, se présentant comme des défenseurs du territoire, de l’identité bretonne. Ils diffusent un discours sans locuteur qui passe pour celui de gens raisonnables en matière économique. L’Institut de Locarn est le prototype du lobby intelligent qui a réussi avec son outil marketing Produit en Bretagne. » S’afficher contre NDDL ou la LGV «passe alors pour de l’irresponsabilité, poursuit cet ancien consultant. Car c’est être contre le “développement économique”. Toute analyse technique passe alors à l’as. A Rennes métropole, j’ai entendu des discours de prospective qui étaient des discours d’entreprises maquillés en analyses scientifiques. C’est ce que font les groupes agroalimentaires ici ».

Joël Labbé Sénateur breton «Je suis celui qui dérange »

Le sénateur breton Joël Labbé (ex-EELV), fraîchement réélu en septembre, est à l’origine d’une loi visant à mieux encadrer les pesticides. Cet iconoclaste a dû batailler ferme contre les lobbies de l’agrochimie.

Le Mensuel : Quelle influence exercent les lobbies sur les décisions des élus ?

JOËL LABBÉ : Cela passe notamment par le chantage à l’emploi pour les bassins d’activités agroalimentaires. Certains, comme (le syndicat agricole majoritaire) FNSEA, font aussi en sorte que leurs adhérents intègrent les conseils municipaux. En Bretagne, on voit ça avec Olivier Allain, vice-pré sident à la Région chargé de la question agricole (et ancien vice-président de la FNSEA, NDLR).

Avez-vous reçu des pressions de la part d’entreprises du secteur quand vous avez présenté votre loi encadrant les pesticides ?

Ce n’est pas de la pression directe. C’est très insidieux. Je sais comment ils travaillent. Ils me fréquentent peu car je suis celui qui dérange. Ils me consi dèrent comme irrécupérable. Les firmes d’agrochimie et les fournisseurs de pesticides sont montés au créneau contre ma loi. Ils ont essa y é d’utiliser l’association des Maires de France en leur disant que le texte serait inapplicable et insupportable financièrement pour les communes. Puis ils ont essayé d’attaquer la loi pour incompatibilité avec la réglemen tation européenne, via leurs relais à Brux elles. J’ai v oulu lancer une contreattaque par une résolution européenne demandant à l’Europe d’avancer vers l’application de cette loi dans tous les pays de l’Union (cette résolution est toujours en discussion, NDLR).

La loi aurait-elle été différente sans l’implication de ces influenceurs ?

Oui. Par exemple, les délais d’application ont été rallongés. On a cependant eu de la chance. (L’ancienne ministre de l’environnement) Ségolène Royal a été très nettement dans notre sens malgré le lobbying du ministère de l’ Agriculture.

Joël Labbé a été réélu au Sénat fin septembre.

CE N’EST PAS DE LA PRESSION DI RECTE. C’EST TRÈS INSIDIEUX

Qu’est-ce qui a changé dans les techniques d’influence pratiquées ?

Ils utilisent les réseaux sociaux pour allumer des contre-feux contre l’action des ONG. A chaque fois qu’une étude scientifique ne va pas dans leur sens, ils lancent une contre-exper tise menée par des scientifiques qu’ils payent très cher. On appelle ça « la fabrique du doute ». Heureusement, grâce à Internet notamment, l’opinion publique est de moins en moins dupe.

Les écoliers sont à la fois les consommateurs de demain et des mini-infl uenceurs pour les parents.

Infl uence Les enfants d’abord

Le lobby de l’agro-business multiplie les opérations de com’ dans les écoles, sous couvert de pédagogie. Pour cela, il prend l’apparence d’associations et d’instituts scientifiques.

ous ne savez pas quoi V faire ce soir ? Cela tombe bien, le journal annonce une conférence passionnante sur les céréales à la Maison des associations. Pardon, un « Voyage dans l’imaginaire des céréales ». Le 29 novembre dernier, 200 personnes ont écouté des VIP raconter leur amour du blé, du riz ou du maïs. Freddy Thiburce, cofondateur du Centre culinaire contemporain, Jean-Marie Baudic, chef étoilé... Nathalie Appéré, député-maire de Rennes, retenue à l’Assemblée nationale, était excusée. Ce n’était marqué nulle part, mais l’organisateur, Passion céréales, est plus qu’une joyeuse bande de fanas de graminées. C’est un paravent de l’industrie céréalière, inscrit au registre européen des lobbies. Son credo : « Réenchanter la consommation de céréales. » Il y a urgence : le sans-gluten, régime d’abord réservé aux malades cœliaques, séduirait de plus en plus de Français. Des faux-nez dans le genre l’agrobusiness n’en manque pas. Les lobbies usent volontiers de noms ronfl ants d’associations de consommateurs ou environnementales. Sucre-info ? Géré par le Cedus, la fi lière sucre française. Le Centre d’information des viandes (CIV) ? Le bras armé de l’Interbev-les métiers du bœuf, 32 millions d’euros de budget annuel.

1 700 mallettes gratuites

Parmi ces structures, Passion céréales est particulièrement actif sur la toile avec un site et une page Facebook, l’Ecole des céréales, destinés aux enseignants. Les écoliers étant à la fois les consommateurs de demain et des mini-infl uenceurs pour les parents. En 2015-2016, 1 700 mallettes pédagogiques ont été fournies gratuitement aux écoles et accueils de loisirs qui en ont fait la demande. 42 500 enfants ont été « sensibilisés » aux vertus du pain et des pâtes. Les profs de SVT, qui manquent de matériel pédagogique, en redemandent. Taux de satisfaction : 98%. L’association intervient directement dans les cantines, avec un jeu gourmand, Graines de détectives (« Mène l’enquête sur les céréales ! »). En 2015, 265 000 enfants y ont participé. De son côté, l’Interbev distribue un kit dans les cantines et envoie des animateurs parler élevage et nutrition en classe. Le Cniel (la fi lière du lait) est un pionnier du genre, qui a mis en place dès 1982 des « classes d’éveil au goût » sous le patronage de Jack Lang. La com’ représente 54% de son budget de

39,8 millions d’euros (hors subventions européennes). En période de débats sur l’impact de la viande ou du lait sur la santé, venir défendre son steak sur le temps scolaire peut faire tiquer. Mais rien d’illégal. En 2016, l’académie de Rennes et le Cniel ont signé une convention de cinq ans portant notamment sur la fourniture de supports pédagogiques. Depuis 2009, 124 000 élèves ont participé à sa campagne « A table pour grandir » dans les classes de CM1-CM2. Objectif: convaincre les enfants de consommer trois à quatre produits laitiers par jour. Les ateliers sont animés par un diététicien. Les entreprises de l’agro-agri ont pris l’habitude de faire appel à des spécialistes du secteur en guise de caution scientifique. Lors des Assises de l’agriculture à Rennes, en septembre, les conférences sur la viande et la santé comptaient un éminent membre de l’Inra de Rennes. Bémol : ses recherches sont soutenues par une société de nutrition animale. A la maison, les enfants retrouvent les lobbies à la télé. Pas dans les spots publicitaires. Mais dans des dessins animés signés Passion céréales et produits par Disney channel. Près de 200000 vues rien que sur Internet. Le CIV, lui, squatte les journaux jeunesse. Comme dans ces

DES FAUX-NEZ, L’AGRO-BUSINESS N’EN MANQUE PAS

« éditions spéciales » faites maison et insérées dans des journaux jeunesse comme L’Actu. Message diffusé : l’élevage, c’est écolo! Passion céréales préfère éditer son propre magazine, Epok’Epi, destiné aux 7-11 ans. Au sommaire: Les pâtes quelle aventure ou Les secrets du pain. Plus de 6000 enseignants sont abonnés, pour une diffusion d’environ 500000 exemplaires. Un soft power que les interprofessions préfèrent présenter comme des « actions d’information sur l’alimentation ».

Le futur du cyber-lobbying

chaque scandale sanitaire, la toile fleurit de « sites d’info » et de forums À alimentés par les communicants de l’agro-agri. Contre une dîme aux géants du web, ces contenus partiaux remontent dans les moteurs de recherche au détriment de sources neutres. Et des internautes soucieux de leur santé. Internet est aussi un moyen de déminer les polémiques. L’interprofession bovine ne jure que par un logiciel mouchard développé par Thalès, qui brasse tout ce qui s’écrit à propos de viande. Blogs et forums sont classés selon leur degré de « c ontestation ». Il peut détecter des signaux faibles sur des sujets de société et déterminer une réponse graduée. Exemple : en 2015, l’OMS publie un rapport sur des liens entre la viande et certains cancers. Cellule de crise à l’Interbev, qui analyse heure par heure les réactions des internautes sur cette thématique. La profession identifie le timing et les supports adaptés pour allumer ses contre-feux. Les porte-parole constatent que beaucoup tournent le sujet en dérision. Et ajustent leur réponse officielle en minimisant les conclusions de l’étude. Prochaine étape ? La cyberdémocratie. Les industriels noyautent aujourd’hui le site participatif des états généraux de l’alimentation. Ils utilisent aussi la masse phénoménale de données personnelles que Facebook revend aux entreprises. Les algorithmes permettent déjà de déterminer si un utilisateur tend à devenir végétarien. Bientôt, les spécialistes de la com’ en ligne seront à même de lui envoyer des articles ciblés pour le faire revenir dans le troupeau.

Maxime de Rostolan, fondateur de Fermes d’avenir, et Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique, à Rennes lors du « F ermes d’avenir tour »

Associations citoyennes Graines de lobbys

L’association Fermes d’avenir veut prouver que l’agroécologie est plus rentable que l’agriculture conventionnelle. En pointe sur la communication, elle vante son modèle auprès des politiques, des citoyens et des autres agriculteurs.

es lobbies détestent qu’on L les appelle « lobby». Ils préfèrent «groupement d’intérêts», «cabinet de communication » ou simplement « a ssociation ». Une pudeur de violette que ne partage pas Fermes d’avenir, asso qui pratique l’agroécologie et veut le faire savoir. « On fait du lobbying pour porter la voix des citoyens. On n’a rien d’autre à offrir que l’image du monde d’après », explique son président, Maxime de Rostolan. Blabla de doux rêveur? Non. L’ingénieur de 36 ans a fait ses preuves. Ce costaud à petite barbe, sourire Colgate et cheveux fous, a le ton de celui qui maîtrise son sujet. Originaire de Boulogne, il pilote depuis deux ans une ferme expérimentale à la Bourdaisière, près de de Tours. Là-bas, la fertilisation des sols se fait par décomposition de matière organique. Les insecticides sont remplacés par des plantes qui repoussent les nuisibles et les cochons s’occupent des labours. Mardi 29 août, Maxime de Rostolan était de passage à Rennes dans le cadre du « Fermes d’avenir tour ». Un voyage à travers la France pour présenter son modèle, via 220 exploitations. Dans la capitale bretonne, il a visité une ferme de La Prévalaye en compagnie du ministre de la Transition écologique, Nicolas Hulot. « Il a vu de ses propres yeux que des modèles alternatifs et vertueux

ON N’A RIEN D’AUTRE À OFFRIR QUE L’IMAGE DU MONDE D’APRÈS MAXIME DE ROSTOLAN, président de Fermes d’avenir

étaient déjà en place. La Bretagne a des atouts, comme (l’association) Agrobio 35, très bien implantée. » Pour Maxime de Rostolan, faire ne suffit pas. Il faut montrer qu’un autre modèle est possible, en utilisant les mêmes leviers de com’ que l’autre camp. « Plus je fréquente les ministres, plus je découvre qu’ils font face à de nombreux interlocuteurs aux intérêts antagonistes. Je comprends mieux leur difficulté à prendre des décisions qui devraient être simples. On aimerait bien qu’il suffise de dire “on arrête le glyphosate (composant du Roundup, NDLR)” pour que ça arrive, sauf que ça mettrait toute la FNSEA dans la rue. » Alors, le lobbyiste en herbe observe et apprend. « Aujourd’hui, notre but est, un, d’avoir un réseau d’influenceurs et, deux, des soutiens qui pèsent pour crédibiliser nos propositions. » Pas question de rester dans l’entre-soi. « Sur le tour, on est allé à la rencontre des céréaliers chimiques et je continue à en rencontrer régulièrement. » Fermes d’avenir compte aujourd’hui quatorze personnes. Trop peu pour ses ambitions ? Maxime rembarre : « Il y a un an et demi, on n’était que quatre. » L’association a des projets plein les cartons. « En ce moment on travaille sur la comptabilité en triple capital. » C’est-àdire ? « C’est une forme de comptabilité qui, en plus du capital financier, prend en compte les coûts environnementaux et sociaux de l’agriculture, comme la pollution. Avec ça, on verra qu’au final l’agroécologie est bien plus rentable pour le consommateur. »

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