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Editeur responsable : Axelle Fischer • Commission Justice et Paix francophone de Belgique, asbl Rue Maurice Liétart, 31, Bte 6 • B-1150 Bruxelles - Belgique

N° 100 3e TRIMESTRE 2017

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BELGIE(N)-BELGIQUE

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Édito ustice et Paix est ravie de vous présenter le 100ème numéro du Pour Parler de Paix ! L’occasion de rappeler combien la mission d’analyse et d’information visée par notre revue nous paraît cruciale à notre époque. Une époque où les défis restent nombreux pour parvenir à un monde en paix. L’atteinte de cet idéal passe notamment par une juste compréhension des événements qui s’y déroulent. Beaucoup soulèvent des émotions, animent nos passions mais nous devons être capable de prendre du recul, d’activer des outils d’analyse critique, de surmonter les peurs qui peuvent nous mener à des jugements erronés pour devenir des citoyens actifs et responsables. Osons affronter les défis majeurs en remettant l’humain au centre des considérations, au-delà de nos appartenances ethniques, religieuses, culturelles, etc. Nos analyses essaient d’y contribuer en attirant l’attention sur des problématiques ainsi que sur des initiatives positives qui germent en Belgique et ailleurs. Ce 100ème numéro est aussi l’occasion de remercier les volontaires qui enrichissent notre revue de leur regard et les lecteurs qui la font vivre. Porzia Stella

Revue d’analyse des conflits internationaux et des enjeux de paix

L’actualité : regards et positions Pour une UE plus engagée dans la région des Grands Lacs !

Première réflexion : 2017 : Tour d’horizon démocratique page 2

Fatigue électorale, ou renouveau démocratique ? Introduction

Seconde réflexion : Des démocraties à réinventer !

Dossier

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Portrait / Point de vue page 3

Les jeunes Congolais et la démocratie Entretien avec le mouvement la Lucha

Brèves

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L’actualité: regards et positions

Pour une UE plus engagée dans

la région des Grands Lacs ! Au mois de juin de cette année, le Réseau Européen pour l’Afrique Centrale (EurAc), dont la Commission Justice et Paix est membre, a adressé aux décideurs politiques européens toute une série de recommandations visant à mettre fin aux crises politiques, sécuritaires et démocratiques en cours dans la région des Grands Lacs. Les pistes d’action suggérées ont pour objectif d’assurer la stabilité régionale, le pluralisme et l’alternance politique, ainsi que le respect des droits et libertés fondamentaux dans chaque pays concerné 1. L’attention a été posée tant au niveau régional qu’au niveau national, le Burundi, la République Démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda faisant l’objet d’une analyse approfondie et de recommandations spécifiques. ’instabilité politique et la crise de gouvernance qui règnent dans la région sont considérées comme facteurs responsables d’une situation sécuritaire et humanitaire dégradée, où les violations des droits humains sont systémiques, telles que les restrictions des libertés d’expression, d’association et de réunion, ou les arrestations d’opposants politiques et de défenseurs des droits humains.

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❚ D epuis le mois d’avril 2015, le Burundi est plongé dans une crise politique où s’affrontent le gouvernement, l’opposition et la société civile. Le Président Nkurunziza, désireux de briguer un troisième mandat consécutif, souhaite modifier la Constitution afin de supprimer la limitation du nombre de mandats présidentiels. Ce coup de force politique est particulièrement craint par les acteurs de la société civile. De plus, les voix dissidentes font l’objet d’une campagne de harcèlements, d’intimidations et de violences, les obligeant à l’exil. Depuis le début de la crise, on dénombre enfin un nombre considérable de disparitions forcées et de morts (564 entre avril 2015 et août 2016). ❚ L a RDC se trouve dans une impasse politique similaire. L’Accord du 31 décembre 2016 aurait dû permettre une alternance pacifique à travers des élections prévues pour fin 2017 2. Cependant, celui-ci, perçu initialement comme un succès diplomatique grâce à l’entremise de l’Église catholique, a finalement débouché sur la prolongation du mandat du président Kabila et la mise en place par son gouvernement d’une stratégie d’affaiblissement et de division de l’opposition. Une pluralité d’acteurs se

lèvent et dénoncent les restrictions de l’espace démocratique, le manque de transparence du processus d’enrôlement des électeurs, et le nombre croissant d’exécutions sommaires et extra-judiciaires (40 fosses communes ayant été découvertes depuis août 2016). ❚ A u Rwanda, les élections du 4 août 2017 ont soulevé maintes critiques quant aux difficultés rencontrées par l’opposition afin de disposer d’une structure politique, de fonds et du soutien nécessaires pour faire campagne et empêcher le troisième mandat du président sortant.

Le 4 août 2017, les Rwandais ont voté aux élections présidentielles, dont le résultat a assuré la présidence à Kagame, en charge depuis 1994, avec 98.63% des voix 3. Alors qu’EurAc a condamné la répression des voix dissidentes, les détentions arbitraires et l’absence de procès équitables, l’Union Européenne (UE) a déclaré l’“avancée dans le renforcement du processus électoral” en demandant au pays “qu’il redouble d’efforts pour rendre le processus encore plus inclusif et transparent” 4.

Face à des scénarios et à l’inefficacité des efforts de médiation opérés par des acteurs régionaux, les organisations de la société civile, regroupées dans EurAc, se sont mobilisées afin que l’UE assume son rôle d’acteur et de leader diplomatique dans la région. L’UE est ainsi appelée à réhabiliter le poste de Représentant(e) spécial(e) de l’UE pour la région des Grands Lacs et à entamer un dialogue politique sous l’égide de la Haute Représentante de l’UE aux affaires étrangères et à la politique de sécurité. Par ailleurs, l’établissement d’une nouvelle stratégie pour la région des Grands Lacs et d’une approche intégrée (Comprehensive approach), qui fixe des objectifs communs et des politiques claires pour les réaliser, sont des mesures essentielles pour garantir la gouvernance régionale. D’après EurAc, il est donc impératif que l’UE soutienne davantage les processus démocratiques et électoraux dans les trois pays, afin qu’une sortie des crises politiques actuelles se concrétise et que l’Etat de droit puisse être respecté.

1. EurAc, “Processus démocratiques et impasse politiques dans la région des Grands Lacs”, juin 2017. 2. Le Monde, “En RDC, majorité et opposition s’entendent sur un accord de sortie de crise”, 31 décembre 2016. 3. BBC, “Rwanda election: President Paul Kagame wins by landslide”, 5 août 2017. 4. EEAS, “Déclaration de la porte-parole sur les élections présidentielles au Rwanda”, 6 août 2017.

Véronica Lari


Introduction

Dossier

Fatigue électorale, ou renouveau démocratique ?

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a démocratie est un concept encore jeune à

dans d’autres pays, comme en RD. Congo, les

l’échelle de l’humanité, alors qu’elle est deve-

citoyens luttent toujours pour que règne enfin

nue un des enjeux contemporains fondamentaux. Si, son modèle semble discuté dans certains pays dits “démocratiques”, voire remis en question par les citoyens qui cherchent des alternatives ;

une démocratie électorale, porteuse d’espoir. Anne Berthet


Dossier Première réflexion

2017

Tour d’horizon démocratique “En 2017, donnons de la voix”. C’est ainsi que Justice et Paix annonçait ses vœux en janvier dernier, en délicate référence à tous les enjeux électoraux qui s’annonçaient pour cette année. À l’approche de l’automne, un premier bilan peut d’ores et déjà être dressé. Si certaines élections ont défrayé la chronique quotidiennement, d’autres semblent avoir bénéficié de moins d’attention, quitte à passer parfois totalement sous les radars médiatiques. Ces derniers se sont en effet principalement concentrés sur les différents “périls démocratiques” et autres “replis identitaires”. Alors qu’en est-il réellement ? Est-ce que les populations rejettent définitivement les institutions démocratiques ? Sont-elles lassées de ces mécanismes qui n’apportent que très peu de changements, élections après élections ? Loin de porter un jugement de valeur sur les choix partisans, il peut sembler intéressant d’avoir un bref regard sur les nombreux scrutins électoraux de cette année, ainsi que leurs processus en eux même. Assistons-nous effectivement à une “fatigue démocratique” ? Petit tour d’horizon.

Panel de déclinaisons “démocratiques”

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Un tel panorama ne peut évidemment se faire sans évoquer les cas français et américain, tant ceux-ci ont brillé par leurs lots de surprises, balayant les pronostics des commentateurs politiques les plus chevronnés. La question du “renouveau politique” fut omniprésente pendant les deux campagnes, délaissant les visages connus pour privilégier des candidats hors-normes. Les controverses diverses (népotisme, fuites d’email…) ont réussi à faire la différence et porter des outsiders au pouvoir présidentiel. Si ces polémiques ne sont pas marginales, on peut toutefois rester dubitatif quant au poids qu’ont pu prendre cellesci par rapports aux nombreuses thématiques de fond, trop souvent écartées des débats publics. Ce désintérêt serait-il la cause ou la conséquence des taux d’abstentions remarquables constatés pour ces élections ? Se ferait-il au profit d’autres groupes politiques ? Mais la France et les États-Unis ne sont pas les seuls à vivre des changements importants. En Autriche, Italie, Hongrie, Pologne… On peut voir apparaître – à des échelles différentes – une normalisation des discours d’extrême droite et des politiques de plus en plus conservatrices. Dans un esprit nationalisant et réactionnaire, quelques dirigeants n’hésitent plus à stigmatiser des groupes sociaux bien ciblés : ONG, migrants, monde universitaire, monde la presse. Alors que certains de ces pays contestent

ouvertement les valeurs démocratiques de l’Union européenne, cette dernière s’est permis de réagir par la voie de ses trois institutions, notamment à l’encontre de la Pologne et de la Hongrie 1. L’élément réconfortant dans ces phénomènes de percée des discours populistes, ce sont également les nombreuses réactions citoyennes qui demeurent et s’organisent pour répondre à ces dérives gouvernementales. Lorsqu’on s’attarde sur des cas un peu plus éloignés, géographiquement et institutionnellement, ces réactions se font de moins en moins audibles. À titre d’exemple, la Turquie et la Russie enchaînent les scrutins, y compris en 2017, qui favorisent la concentration des pouvoirs tout en limitant progressivement la capacité de riposte de la part de l’opposition politique. S’il faut admettre que les relations internationales complexes de ces deux pays rendent leur politique intérieure moins sereine, l’asymétrie qui ressort de chaque période électorale surprend toutefois les observateurs les plus assidus 2. Il serait incorrect de parler de pouvoir totalitaire car les libertés individuelles demeurent bien présentes dans ces pays ; même si celles-ci sont attaquées de façon récurrente. Le dialogue avec la société civile et l’opposition est soit conflictuel, soit rompu. Les partis majoritaires qui y règnent reposent tous deux sur des leaders charismatiques forts, privilégiant un pouvoir exécutif sans entrave. Le pluralisme politique s’en trouve évidemment fort amoindri, et la séparation des pouvoirs… chimérique. L’élection en tant que telle n’est donc qu’une facette de la démocratie telle que nous la considérons. C’est un élément nécessaire, mais non suffisant, qui va de pair avec la liberté médiatique, d’association et d’éducation. Nous pouvons également nous attarder sur ces pays qui attendent toujours leur tour électoral. À l’heure d’écrire ces lignes, le Venezuela est paralysé par un mouvement de contestation sans précédent, refusant la mise sur pied d’un parlement “fantoche” 3. La RD. Congo s’embrase face à l’absence de scrutin, pourtant initialement prévu pour 2016 4. Au Kenya, la réélection du Président en place a mené à de nombreuses mobilisations qui sont réprimées dans le sang 5… Bref, la liste est longue des États qui s’affranchissent encore des contraintes de la représentativité. Et pourtant, malgré ces nombreux écueils, le bon virus de la démocratie semble poursuivre sa propagation ! En Iran, c’est l’espoir et l’ouverture qui prédominent, avec un soutien confirmé à Hassan Rohani en mai 2017. En Colombie, c’est l’ancien groupe militaire des FARC qui s’est transformé en parti politique et s’apprête à aller aux


Et chez nous ? En Belgique, la question de la démocratie bat son plein, même en dehors de périodes de scrutins. Ce sont évidemment les différents scandales et les crises successives qui alimentent aujourd’hui une contestation populaire. Des scandales tels que ceux du Kazakhgate, de Publifin, du Samusocial… sont autant de piqûres de rappel qui maintiennent les citoyens alertes, mais qui poussent également ceux-ci à délaisser les schémas politiques coutumiers. Les sondages nationaux relaient désormais un renversement inédit par rapports aux dernières décennies, reléguant les partis traditionnels dans des positions très inconfortables 7. Si l’image du monde politique belge est indéniablement affectée par l’actualité, il faut bien sûr rester prudent à l’égard des pronostics électoraux, nos prochaines élections ne se tenant qu’en octobre 2018. Cette “fatigue démocratique” pourrait finalement constituer un tremplin pour reconsidérer la “chose politique” dans son ensemble. Il est vrai que certains préfèrent jeter l’opprobre sur l’entièreté de la classe politique, ou se cherchent un “Macron belge” dans l’espoir de vivifier leur actualité politique. Mais d’autres, par contre, précisent leurs préoccupations en matière de gouvernance, de salaires publics, de transparence,… L’opportunité est réelle pour réfléchir aux structures mêmes et aux institutions qui sous-tendent notre monde politique.

Un modèle clef sur porte ? Après ce bref tour – bien entendu non exhaustif – de différents enjeux démocratiques de l’année 2017, il est tentant de questionner à nouveau l’affirmation selon laquelle nos sociétés s’orientent toujours plus vers un rejet massif de la “chose politique”. S’il est clair qu’un long travail restera toujours à faire, nous pourrions finalement (avec un brin d’humour) nous féliciter de ces nombreux scandales qui

alimentent la vie politique belge. La dénonciation et la condamnation qu’ils suscitent témoignent de la vigueur avec laquelle la population souhaite désormais aller plus loin dans la représentation démocratique. Le débat est vif et il faut tout faire pour qu’il ne s’encloisonne pas au sein de différents petits groupes restreints. Il semble aujourd’hui nécessaire de proposer des réflexions profondes sur nos modes de scrutins et de représentation. La démocratie, nous le voyons, est un exercice de longue haleine qui mérite qu’on s’y attarde.

Dossier Première réflexion

urnes en 2018 6. Tant d’exemples qui montre que – si le chemin est long – le courage politique peut payer et offrir de réelles avancées pour les populations locales.

À l’échelle internationale, une veille politique est également importante. Notre modèle démocratique n’est évidemment pas transposable d’un coup de baguette magique 8, mais notre attention donne de la force à ceux qui s’en revendiquent sur place. La démocratie n’est donc qu’un continuum sur lequel chaque pays place son curseur, en fonction de son histoire et de son environnement géopolitique. La Belgique et l’Union européenne peuvent avoir un rôle grâce au poids de leur regard et de leurs différents engagements internationaux. À nous d’en profiter, de ne pas déserter le champ politique mais, au contraire, de le réinvestir à tous niveaux. Timur Uluç

5 1. Le Soir, “L’étau européen se resserre sur la Pologne et la Hongrie”, 16 mai 2017 2. Ovipot, “La campagne du référendum d’avril 2017 à Istanbul : Une lutte visuelle urbaine”, 25 avril 2017 3. France 24, “Le Venezuela riposte à la “menace” américaine par des manoeuvres militaires”, 26 août 2017 4. Justice et Paix, “Élections en RDC : la vigilance est de mise”, mai 2017 5. The Carter Center, “Carter Center Urges Kenyan Election Commission to Finalize Posting of Results”, 17 août 2017 6. Justice et Paix, “Après le référendum, quels défis pour la paix en Colombie ?”, décembre 2016. 7. Le Vif, “Le PTB premier parti de Wallonie dans un sondage”, 01 juillet 2017 8. Iris, “Exporter la démocratie ?”, printemps 2009.

Première réflexion


© Cecosesola

Dossier Deuxième réflexion

Des démocraties à réinventer ! Les dernières élections présidentielles américaines et françaises ont confirmé la tendance de ces dernières années : la confiance en la démocratie s’érode peu à peu dans les sociétés occidentales. Tout d’abord, des deux côtés de l’Atlantique, les taux de participation ont été exceptionnellement bas 1, ce qui s’est traduit par un rejet ou un désintérêt d’une partie importante de la population.

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ar ailleurs, les deux grands vainqueurs, aux visions de la société certes très différentes, ont comme point commun d’avoir bâti une partie de leur succès sur base d’une condamnation de la classe politique traditionnelle de la part des citoyens. Ainsi, l’ascension de Donald Trump s’est clairement construite autour d’un discours “anti-système” incarné par Hilary Clinton. Quant à Emmanuel Macron, il a su exploiter la brèche ouverte par la déroute du parti des Républicains et l’effondrement du parti socialiste pour se frayer une place jusqu’à la plus haute fonction de son pays. Pour Evelyne Pieiller, journaliste au Monde diplomatique, Une bonne partie du peuple ne se reconnait plus dans ses représentants habituels, et se choisit des outsiders, dont certains paraissent dangereusement antidémocrates 2. Ce plébiscite en faveur de figures “providentielles” qui promettent de faire table rase du passé est à la mesure d’un certain ras-le-bol et de l’espoir en un changement profond.

Supériorité de la démocratie A côté de cette méfiance vis-à-vis du monde politique qui se cristallise pendant les périodes électorales, on voit également émerger des discours en faveur d’autres modèles. Le peuple étant capable d’envoyer à la tête de son pays des individus comme Donald Trump, certains estiment qu’il faudrait plutôt confier les clefs du pouvoir à des économistes, des ingénieurs ou un groupe de “sages” soucieux des intérêts de tous. Ces aspirations à une forme de technocratie ou de despotisme éclairé traduisent également un désenchantement vis-à-vis d’un modèle politique consacrant le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple 3. Mais comment mettre en place alors de tels modèles de société ? La prise du pouvoir par la force étant illégitime sous peine de verser dans la barbarie, comment se mettre d’accord sur le choix de ces experts ou de ces sages autrement que par la voie du suffrage universel ? Sans l’obligation de devoir rendre des comptes de ses actes à la population ou à une opposition, comment s’assurer que ces personnes n’abuseront pas de leur pouvoir ? Comment être certain enfin que ces personnes vont défendre l’intérêt commun ?


Quelles que soient les crises sérieuses que notre système politique traverse, la démocratie demeure le meilleur système, car, comme l’énonce Pierre-Etienne Vandamme, chercheur à l’UCL, Les risques d’abus et d’injustices sont moindres quand on donne le pouvoir ultime à tout le monde (même si ce pouvoir est ensuite délégué) 4. Pour quelles raisons ? Tout d’abord, la prise de décisions ouverte à une grande diversité de représentants d’un peuple offre une plus grande probabilité d’arriver à des choix de société justes car le nombre d’informations pertinentes sur un sujet augmente. Pour donner une image, il y a plus d’idées potentiellement intéressantes dans cent têtes issues d’horizons différents que dans dix têtes d’individus occupant des positions similaires dans la société. Par ailleurs, l’ouverture de la politique au plus grand nombre permet de prendre connaissance de la diversité des préoccu-

LE POUVOIR DE L’ARGENT Certains dysfonctionnements de notre démocratie s’expliquent notamment par le pouvoir excessif des détenteurs de capitaux sur le destin des peuples. Comme l’affirme Paul Robin Krugman, Prix Nobel d’économie en 2008, la concentration extrême des revenus est incompatible avec la démocratie réelle. Est-ce que quelqu’un de sérieux peut dénier que le système politique est déformé par l’argent ? 5 Au niveau européen, le phénomène est manifeste. La pression exercée par les lobbies des multinationales, des banques et des pouvoirs financiers sur la Commission européenne 6 a des répercussions importantes sur les lois votées au Parlement européen, lesquelles orientent les politiques économiques des États. Par ailleurs, bon nombre de décisions politiques sont prises sur base de conjonctures économiques internationales, sans débats sereins et transparents préalables. Au final, les citoyens sont dépossédés d’un grand nombre de moyens d’agir sur leur destin !

pations d’une société, notamment celles des multiples minorités. Ensuite, à travers le débat contradictoire, cœur même de l’expérience démocratique, le raisonnement de chacun a la possibilité d’être testé par la confrontation aux raisonnements des autres, ce qui permet une progression d’idées qui serait moins féconde dans le cadre de réflexions menées par une seule personne ou un petit groupe d’individus au profil homogène. Toutefois, proclamer la supériorité de la démocratie sur tout autre système politique ne dispense pas de prendre au sérieux de nombreuses critiques adressées aux fonctionnements de notre société. Sous plusieurs points de vue, nos démocraties sont malades. Nos régimes souffrent d’une crise de légitimité et d’efficacité. Ainsi, tandis que les classes populaires ne se sentent pas écoutées et très peu représentées, de nombreuses personnes ont de sérieux doutes quant à la capacité de nos représentants politiques à relever les grands défis de société comme la lutte contre le changement climatique, la réduction des inégalités ou l’accès à une activité épanouissante pour tous et chacun. Ce constat doit être une invitation à expérimenter d’autres modèles de démocratie ou à repenser nos modes d’organisation de vie en société !

Dossier Deuxième réflexion

Dès lors, un modèle conférant le pouvoir à une certaine élite parait impossible à mettre en place sans violence et peu susceptible de garantir la meilleure recherche du bien commun ou de justice.

Place à l’imagination ! Pour la grande majorité des gens, la démocratie est synonyme d’élections. Mais comme le montre Yves Sintomer 7, la démocratie existe depuis 2500 ans et cela ne fait que 200 ans qu’elle se décline quasi exclusivement sous sa modalité électorale. Dans la Grèce antique, la démocratie représentative s’organisait par le tirage au sort et non par les élections. Ce qui était alors le fondement de la démocratie n’est pas le suffrage universel mais le débat public entre citoyens. Cela montre que la démocratie n’est pas un bloc immuable. Au contraire, ce régime politique peut se décliner selon une grande variété de modèles.

1. Seulement 53 pourcents des électeurs se sont déplacés vers les urnes aux Etats-Unis tandis qu’en France, l’abstention pour le second tour des présidentielles a été estimée à 25.3 pourcents, score historique depuis 1969. 2. Evelyne PIEILLER, Pathologie de la démocratie, dans le Monde diplomatique, juin 2017. 3. Cette célèbre formule est attribuée à l’anti-esclavagiste et ex-président des États-Unis, Abraham Lincoln, au XIXème siècle. 4. Pierre-Etienne VANDAMME, La route démocratique vers la justice, thèse pour l’année académique 2016-2017, Louvain-la-Neuve. 5. http://www.atlantico.fr/decryptage/cri-alarme-josephstiglitz-democratie-mise-en-danger-inegalites-laurentpinsolle-471925.html 6. Valéry WITSEL, Les nouvelles luttes citoyennes. Mise en perspective à travers le TTIP, Etude Justice et Paix 2016, p.21. 7. Yves SINTOMER, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, Éditions La Découverte, 2011.

Deuxième réflexion

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Dossier Deuxième réflexion

Depuis les dernières décennies, de nombreuses expériences alternatives se multiplient. Celles-ci visent à donner davantage le pouvoir de décision et de contrôle aux citoyens sur la vie individuelle et collective. Du coopérativisme au municipalisme, de l’intelligence collective aux assemblées citoyennes, tant au niveau des quartiers qu’au niveau des villes ou des régions, des citoyens ou des élus mettent en place des méthodologies nouvelles ou anciennes de démocratie participative. Dans tous les cas, il s’agit de concevoir le citoyen comme un acteur responsable, capable de proposer, innover et délibérer, et non plus seulement comme un électeur dont l’implication politique se résumerait périodiquement au glissement d’un bulletin de vote dans une urne. Toutes ces expérimentations doivent nous servir d’inspiration pour donner vie à des dispositifs qui (re)donnent une juste place au débat et à l’action citoyenne !

BOLOGNE, UNE VILLE EN ÉBULLITION ! Depuis 1995, la Mairie de Bologne en Italie a mis sur pied le réseau citoyen Iperbole dont l’objectif est d’associer à un modèle de démocratie représentative une “démocratie continue” qui donne une large place aux débats entre citoyens 9. La création de nouveaux espaces de débats, avec des médiateurs et facilitateurs, en relation directe avec les élus locaux, reconnecte les habitants avec “la chose publique” et redonne du souffle à la démocratie. Plus qu’une simple consultation publique où chacun parle pour soi sans se confronter à l’autre, ces lieux réels ou virtuels permettent à différentes composantes de la société de se connaitre, d’échanger des arguments et de peser sur les choix de société.

MARINALEDA, UN VILLAGE “AUTOGÉRÉ” Marinaleda, village andalou de plus ou moins 3000 habitants, fonctionne depuis 1979 en “autogestion” 8. Ce modèle implique, entre autres, que chaque proposition politique est discutée et prise lors d’assemblées générales auxquelles chaque citoyen à la possibilité de participer. Le maire du village estime qu’une décision est représentative de la volonté collective lorsqu’environ 80% des personnes y adhèrent. Ce modèle alternatif de démocratie a débouché sur des résultats étonnants : du travail pour tout le monde via une coopérative, une absence totale de délinquance et de police ou une politique de logement accessible à tous (des matériaux gratuits et 15 euros de loyer par mois) pour autant que chacun se retrousse les manches, avec l’aide des voisins, pour construire sa maison.

Bibliographie ❚ Véronique KLECK, Entretien de Leda GUIDI, Vers une démocratie continue, 24 avril 2007. http://grit-transversales.org/dossier_article.php3?id_article=175 ❚ Axel LECLERQ, Marinaleda : démocratie directe, 0 chômage et 0 misère, 10 août 2015. http://positivr.fr/ marinaleda-espagne-village-utopie/ ❚ B ernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1995. ❚ Evelyne PIEILLER, Pathologie de la démocratie, dans le Monde diplomatique, juin 2017. ❚ Yves SINTOMER, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, Éditions La Découverte, 2011. ❚ P ierre-Etienne VANDAMME, La route démocratique vers la justice, thèse pour l’année académique 20162017, Louvain-la-Neuve. ❚ David VANREYBROUCK, Contre les élections, Babel, 2013. ❚ V aléry WITSEL, Les nouvelles luttes citoyennes. Mise en perspective à travers le TTIP, Etude Justice et Paix 2016.

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❚ w ww.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/05/07/ Angela Ocampo et Valéry Witsel

8. A xel LECLERQ, Marinaleda : démocratie directe, 0 chômage et 0 misère, 10 août 2015. http://positivr.fr/marinaleda-espagne-village-utopie/ 9. Véronique KLECK, Entretien de Leda GUIDI, Vers une démocratie continue, 24 avril 2007. http://grit-transversales.org/dossier_article.php3?id_article=175

Deuxième réflexion


Entretien entretien avec la Lucha La Lucha (Lutte pour le Changement) est un mouvement citoyen, non-violent et nonpartisan, composé de jeunes Congolais (RDC) de tous milieux, origines, religions. La Lucha a signé le 18 août dernier, avec une dizaine d’autres associations de la société civile congolaise, un “Manifeste du citoyen congolais” qui réclame le départ du président Joseph Kabila, la tenue d’élections ainsi que la mise en place d’une période de “transition citoyenne”. Nous avons rencontré Victor Tessongo, membre de ce mouvement, emprisonné pour son activisme.

Dossier Portrait Point de vue

Les jeunes Congolais et la démocratie

Victor, 27 ans, a déjà vécu l’emprisonnement pour son activisme en RD. Congo

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Portrait


Dossier Portrait Point de vue

“Je me suis dit qu’en m’engageant dans la Lucha je connaissais les risques. Cela fait partie du parcours

Après 7 jours, nous avons enfin eu à manger. Après, chacun a subi un interrogatoire de 18h à 22h. On nous posait juste deux questions : pourquoi faites-vous ça ? qui vous soutient ? Ils n’arrivaient pas à comprendre que des jeunes puissent lancer seuls une telle initiative. On a fait près de 4 mois de prison. Je me suis dit qu’en m’engageant dans la Lucha je connaissais les risques. Cela fait partie du parcours de militant en RDC.

de militant en RDC”. Pourquoi le processus démocratique est- il bloqué ? D’où vient votre engagement citoyen ? J’ai grandi à Kisangani, un coin très reculé, où la jeunesse est délaissée. Je me suis dit que je pouvais faire avancer les choses à mon niveau. J’ai débuté par des associations de quartier, puis au lycée et surtout à l’Université de Kinshasa. J’ai constaté un véritable système de corruption dans l’attribution des distinctions par certains professeurs et administrateurs. Avec un groupe d’étudiants, on a pu faire partir certains professeurs, et même des doyens, pour leurs mauvaises pratiques. A la fin de mes études, j’ai rejoint la Lucha.

Et puis vous avez été arrêté… Je n’ai pas été arrêté… mais plutôt enlevé (rires) le 15 février 2016. La Lucha organisait une journée “ville morte” pour commémorer le “massacre de chrétiens” de 1992 1. On souhaitait commémorer ces morts et revendiquer la tenue des élections présidentielles. J’ai été enlevé la veille de la manifestation sur le boulevard du 30 juin de Kinshasa, par 12 hommes en treillis, cagoulés et lourdement armés.

Le principal problème aujourd’hui réside dans le manque de volonté politique, tous bords confondus. On est en présence d’irresponsables qui ne comprennent pas la souffrance du peuple. Ils ne voient que leurs intérêts : demeurer au pouvoir au détriment de la constitution. Il faut un retour à l’ordre constitutionnel.

Quelle est la place des jeunes dans ce combat ? Les jeunes ont commencé à se révolter quand ils ont compris les manœuvres du pouvoir pour bloquer le calendrier électoral. On ne se bat pas contre la personne de Kabila mais contre un système de corruption, de mauvaise gouvernance et de clientélisme qui a commencé avec Mobutu. Si Kabila est remplacé par une autre personne qui refait la même politique, on se lèvera… encore et encore. La Lucha est un mouvement non violent : les jeunes revendiquent leurs droits de manière pacifique. On n’a pas d’armes, on ne jette pas des pierres. Quand on manifeste, on respecte la loi.

Êtes-vous optimiste ? Quelles ont été les conditions de votre détention ?

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Les militaires m’ont cagoulé et jeté dans le coffre d’une jeep. J’étouffais. On a roulé pendant deux heures suivies de deux heures de marche. Je suis resté dans une cellule pendant 5 jours avec trois de mes collègues. Au 6ème jour on nous a donné à boire, de l’eau non potable. Un officier de la police judiciaire s’est présenté mais j’ai refusé de lui parler. Juriste de formation, je connaissais mes droits. Je lui ai dit que je refusais de parler menotté et sans la présence de mon avocat. On m’a battu et menacé avec une arme. J’ai fini par signer mais en glissant la mention sous réserve. On a encore passé deux jours en cellule avec un gobelet d’eau chacun. Ensuite, on nous a emmenés aux services des renseignements.

La situation va changer. Coûte que coûte il y aura des élections cette année. Kabila est devenu illégitime. La pression que nous exerçons va produire ses effets.

Que peut-on faire depuis la Belgique ? La question des droits humains est très préoccupante dans le Kasaï, à l’Est du pays… surtout avec l’insécurité que le pouvoir sème lui-même. La Communauté internationale doit agir et vite. L’Union Européenne a un rôle crucial à jouer. Elle doit intensifier la pression, en sanctionnant les responsables mais aussi en aidant la RDC à se développer pour qu’elle puisse aller de l’avant. Achille Sommo

1. Le16 février 1992 la marche de l’espoir était réprimée dans le sang par le régime de Mobutu. Les manifestants pacifiques revendiquaient la bonne gouvernance et le départ de Mobutu.


Brèves

RENCONTRE AVEC LA CENCO

C

ette semaine du 25 septembre, la Commission Justice et Paix accueille ses partenaires de la Cenco, la Conférence épiscopale nationale du Congo. C’est l’occasion pour ces deux partenaires de partager leurs points en de vue en matière de démocratie, de ressources naturelles, ou encore de migrations ; ainsi que de rencontrer de nombreux partenaires politiques !

CONFÉRENCE - DÉBAT

Nouvelle technologies, à quel prix pour le sud ? Les conséquences négatives de l’extraction minière en Afrique centrale

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es besoins grandissants en nouvelles technologies ont un coût environnemental et humain, qui repose largement sur les épaules des populations du Sud. En RD Congo, là où on extrait les matières premières nécessaires à la fabrication de nos dispositifs électroniques, les populations qui creusent dans les mines font face à de nombreuses difficultés : dégâts environnementaux, conflits, corruption, conditions de travail indécentes. Quels éléments du contexte international alimentent cette situation ? Comment peut-on agir, en Belgique, pour changer cela ?

La Commission Justice et Paix du Brabant Wallon invite Antonio Gambini du CNCD-11.11.11 et Vincent Georis du journal L’Echo ainsi que tous les citoyens de la province à discuter de ces enjeux. En collaboration avec le CNCD11.11.11 QUAND ? jeudi 19 octobre 2017, de 19h30 à 21h30 OÙ ? Salle paroissiale de Blocry, Rue Haute 2 1340 Ottignies-Louvain-la-Neuve

Brèves

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ABONNEMENT DE SOUTIEN À “POUR PARLER DE PAIX” DE JUSTICE ET PAIX À PARTIR DE 15 € À VERSER AU COMPTE BE30 0682 3529 1311

Arnaud Gorgemans, président Axelle Fischer, secrétaire générale Miguel Arrimadas, Chantal Bion, Géraldine Duquenne, Laure Malchair, Porzia Stella, Timur Uluç, Valéry Witsel, permanents

Dons

Abonnements

e groupe de travail “Pédagogie” de la Commission Justice et Paix s’est interrogé, pendant plusieurs mois, sur les liens entre l’éducation permanente et le monde de l’école. Ces deux lieux d’éducation, même si leurs approches et méthodologies sont très différentes, partagent un objectif commun : vouloir favoriser l’émancipation de leurs publics respectifs. À l’issue de cette réflexion, l’étude explore ce concept, tel qu’il

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Une école hors les murs Transmission, émancipation et citoyenneté est envisagé d’une part et de l’autre. Une intuition : le monde de l’école pourrait s’inspirer par les réflexions du mouvement d’éducation permanente pour relever le défi de l’émancipation. Sous la coordination de Laure Malchair Prix : 8 euros, à commander auprès de info@justicepaix.be (+32 2 738 08 01)

Soutien financier : à partir de 40 €, déductible fiscalement À verser au compte BE30 0682 3529 1311 avec la mention “DON”. Pour tout renseignement à propos d’un don ou d’un legs, merci de bien vouloir prendre contact : Tél. +32 (0) 2 738 08 01 miguel.arrimadas@justicepaix.be

N’hésitez pas à nous contacter ! Commission Justice et Paix francophone de Belgique, asbl Rue Maurice Liétart 31/6 B - 1150 Bruxelles - Belgique

Volontaires ayant collaboré à ce numéro : Anne Berthet, Esi Darko, Véronica Lari Sylvain Lauwers, Angela Ocampo, Achille Sommo.

Tél. +32 (0) 2 738 08 01 - Fax +32 (0) 2 738 08 00 E-mail : info@justicepaix.be Facebook : facebook.com/justicepaix Twitter : @Justice_et_Paix

Design : www.acg-bxl.be

www.justicepaix.be

Dessin : www.sylvainlauwers.be

Publié avec le soutien de la Direction Générale de la Coopération au Développement et Aide Humanitaire et de la Fédération Wallonie-Bruxelles


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