9 minute read

Un portrait inversé

Jacob Wren —

Une femme a un portrait dans son grenier. Pendant qu’elle vieillit, le portrait rajeunit. Non pas sa représentation dans l’image, mais l’image en soi. Il n’existe pas d’autres mots pour expliquer la chose. Vous regardez l’image et, d’une manière ou d’une autre, vous savez que vous êtes en train de regarder une conception différente, inversée, du temps. Le cadre en bois rajeunit, le pigment, les coups de pinceau, l’idée même de réaliser l’œuvre au départ. Là-haut dans le grenier où pratiquement personne ne met les pieds, l’autoportrait, nonchalamment appuyé contre un mur, rajeunit. Pendant ce temps, la femme continue à vivre sa vie. Sa vie est la partie importante du présent récit, même s’il sera difficile de raconter cette histoire pour qu’elle demeure toujours limpide. Le problème qui se pose : elle sait ce qui se passe avec l’image dans le grenier et nous aussi. Ce serait exagéré de dire qu’elle y pense toujours, mais elle y pense de temps à autre, même davantage que de temps à autre. Pour elle, cette image représenterait ses « idéaux », ce sont ses idéaux qui rajeunissent; mais pour nous, du moins jusqu’à maintenant, elle ne représente presque rien. C’est un prétexte, une fausse piste, une image qui vieillit, mais tout vieillit, à chaque minute de chaque jour. Non, je viens déjà de me fourvoyer. L’image ne vieillit pas, comme vous le savez déjà, l’image rajeunit en fait. C’est la partie contre-intuitive, magique, de ce récit. La partie qui n’a pas de sens.

Advertisement

Ai-je déjà mentionné qu’il existe plusieurs images de la femme, qui sont là, de par le monde, des peintures (en fait, celle dans le grenier est la seule), des photos, des dessins, des illustrations. Elle apparaît même sur des images où, apparemment, elle n’apparaît pas, en arrière-plan, ou juste une parcelle d’elle en bordure du cadre. Ces images ont été réalisées pour répondre à une grande diversité d’objectifs. Par exemple, l’une est une image qui a fait partie d’une campagne publicitaire projetée. Cependant, quand les responsables de la compagnie ont vu l’image, ils y ont opposé leur veto. Ils ont pensé à leur produit, et ils ont pensé à l’image, et ils en sont venus à la conclusion pavlovienne que l’une ne pourrait pas vendre l’autre. (Ils ne voulaient pas dire que le produit ne pourrait pas vendre l’image, quoique cela aussi aurait pu être vrai.) Cette image publicitaire non utilisée a été placée non pas dans le grenier, mais dans un classeur. Laissez-moi tenter de retourner à la vie de la femme dont nous savons encore très peu. La partie de cette histoire qui est la plus importante est la partie dont nous en savons le moins à date. Tel que je l’ai mentionné, la partie la plus importante, c’est la vie de cette femme.

Un jour, la femme décide de tenter une expérience. Elle monte au grenier avec un appareil photo grand format et prend des photos du portrait. C’est une femme qui photographie un portrait d’elle-même, pendant que ce portrait rajeunit, pour découvrir si elle peut saisir photographiquement cette inversion peinte, magique, de l’âge. Ce faisant, elle réalise que la plupart des portraits historiques ont été créés sous forme de peintures, puis qu’une bonne part des portraits historiques récents ont été saisis sur pellicule photographique, alors que maintenant les portraits sont saisis de manière numérique et sont souvent appelés égoportraits. (Nous connaissons déjà la représentation proportionnelle du genre des peintres historiques en lien avec celle des sujets historiques. Cette histoire est contemporaine et les choses

n’ont pas changé autant qu’elles auraient dû.) Elle n’était pas peintre, et donc elle s’est demandé : qu’est-ce que ce serait de peindre le portrait d’une autre personne ? Ou de peindre le sien ? De mêler consciemment ou inconsciemment votre propre personnalité avec la personnalité et l’image du modèle ? Ou avec la personnalité et l’image dans le miroir ? Elle a fait développer les photographies qu’elle avait prises du tableau dans le grenier et a dû admettre qu’elle trouvait que les résultats n’avaient vraiment rien de spectaculaire. Le tableau ressemblait simplement à un tableau normal, il n’y avait pas de preuve qu’il rajeunissait sous ses yeux (ou ceux de l’appareil photo). Tout comme, dans le cas d’une photographie normale d’une personne normale, il n’y a pas de preuve qu’elles vieillissent devant nos yeux. Le processus se fait trop lentement. (Vaut-il la peine de souligner que les yeux d’un appareil photo s’appellent un objectif ?)

La femme sait que plusieurs images d’elle existent quelque part dans le monde. Elle en a vu plusieurs. Elle en a aussi créé plusieurs. Certaines de ces images ont été vendues à petit profit. Un jour, elle reçoit un courriel de quelqu’un qui possède une image d’elle, quelqu’un qu’elle n’a jamais rencontré : « Vous ne me connaissez pas, commence le courriel, mais d’une certaine et étrange manière, j’ai l’impression de vous connaître. Tous les jours, alors que je bois mon café matinal, je peux regarder tout au fond de la salle à manger où est accrochée une image de vous sur mon mur. Peut-être le savez-vous déjà ou peut-être pas, je n’en suis pas certain. » Elle ne le savait pas. Le courriel poursuit : « Je sais que ce n’est pas vraiment vous qui me regardez, sur cette image, depuis le fin fond de la pièce. Ce n’est pas vous, mais je me sens en quelque sorte jugé par ce regard et, donc, d’une certaine manière, j’ai l’impression d’être jugé par vous. Il va sans dire que je suis fort probablement en train d’être jugé par ma propre conscience coupable. Vous avez peut-être deviné la raison précise qui sous-tend ce sentiment d’être jugé. Cela a à voir avec la richesse, avec ma capacité d’acheter votre image ainsi que d’autres nombreuses et remarquables œuvres d’art. La somme d’argent que j’ai payée pour cette œuvre est pratiquement rien pour moi, de la petite monnaie. Si vous ne savez probablement pas que je bois mon café à chaque matin sous le regard réprobateur de votre image, c’est parce que je l’ai achetée sur un marché secondaire. C’est pour cette raison que je sais que, du montant que j’ai payé pour elle, rien de cet argent ne vous est allé directement. Dans ma vie, surtout en vieillissant, je me sens coupable ou repentant à propos de bien des choses et, pour une raison quelconque, celle-ci en est une. Vous trouverez donc ci-joint, si vous choisissez d’accepter, un mandat pour la somme exacte que j’ai payée pour votre œuvre. Comme je l’ai dit, pour moi ce n’est rien, mais je soupçonne que pour vous c’est une somme considérable. Je ne vois pas pourquoi vous n’accepteriez pas. » Elle arrête de lire, transfère le mandat dans con compte (le courriel dit juste; pour elle, c’est un montant considérable) et ferme son ordinateur. Elle ne répond pas au courriel, ni ce jour-là ni les jours suivants. Elle ne peut pas se permettre de refuser l’argent, mais elle ne veut certainement pas l’en remercier. Elle n’entend plus jamais parler de lui. Dans son monde idéal, il l’appuierait financièrement tout en continuant à se sentir coupable. Cette culpabilité le mènerait peut-être à d’autres bonnes actions futures. Elle ne peut qu’espérer.

Dans le grenier, le tableau continue son voyage vers la jeunesse. (Pendant un instant, elle se demande : le tableau sait-il qu’il rajeunit ? Mais comment pourrait-il le savoir.) À tous les deux mois, elle monte au grenier pour une visite. Elle s’assied face au tableau et, un jour, elle finit même par lui parler. Cette conversation est privée, c’est entre elle et le tableau, donc je ne la relaterai pas ici. Bien sûr, c’est elle qui parle, le tableau ne répond pas. Ou il ne répond qu’en rajeunissant à un rythme imperceptible, bien que parfois elle ait presque l’impression qu’elle peut le sentir en train de changer sous ses yeux.

Dans le grenier, il y a plusieurs autres objets qui y ont été apportés parce qu’on n’en avait plus besoin dans le reste de la maison. Je n’en ferai pas la liste. Je me concentrerai seulement sur un article en particulier : un appareil photo polaroïd qui ne fonctionne plus. À une époque, c’était nouveau que de pouvoir prendre une photo et d’en voir presque instantanément le résultat. Maintenant, ce n’est évidemment plus le cas. Elle prend l’appareil et le tient dans ses mains. Il n’a pas fonctionné depuis très longtemps. Elle l’examine sous tous les angles, le faisant passer calmement d’une main à l’autre. Ce qui

fut autrefois une chose nouvelle et excitante n’est aujourd’hui, à peine, qu’un article nostalgique. Étrangement, pendant qu’elle l’examine, il se met soudain en marche, et une image sort de la fente avant en ronronnant. Elle dépose l’appareil et tient l’image devant elle, la fixant, l’observant pendant qu’elle se développe. Elle n’est pas étonnée de voir qu’il s’agit d’une image d’elle-même. Mais pas d’elle aujourd’hui. C’est elle il y a quinze ans, la dernière fois qu’elle se souvient d’avoir utilisé l’appareil photo, la dernière fois qu’elle se souvient de l’avoir vu fonctionner. Il est étrange de voir la version plus jeune d’elle-même se mettre lentement au foyer dans le cadre blanc de la photo polaroïd. Tout comme il est étrange de lever le regard et de voir une version peinte d’elle en plus jeune, appuyée contre le mur. Puis elle a une idée bizarre : les images ne seraient-elles pas toutes des nous-mêmes en plus jeunes. Chaque image, peu importe comment elle est imaginée ou organisée, est simultanément l’image documentaire d’un moment particulier du passé. Même un égoportrait est une image de nous quelques secondes auparavant, quand il a été pris. Elle ne veut pas vivre dans le passé. Elle préfère vivre dans le présent, si l’on peut dire, même, que pareille chose existe. Elle pose l’image polaroïd encore en développement contre le tableau et retourne en bas à sa vie normale.

Dorian Gray avait une image dans son grenier pour raconter une histoire de corruption. Il ne s’agit pas ici d’une histoire de corruption. L’image dans le grenier de la femme n’est qu’une autre image, juste une autre image, bien qu’elle soit dotée de certaines qualités magiques. Ça dépend comment on choisit de raconter l’histoire. J’ai choisi de mal la raconter, peut-être parce que j’ai choisi de la raconter en n’employant que des mots.

La pratique de Jacob Wren est une combinaison étonnante de littérature, de performances collaboratives et d’arts visuels. Parmi ses titres publiés, notons Le Génie des autres, La famille se crée en copulant, Revenge Fantasies of the Politically Dispossessed, Polyamorous Love Song (finaliste du Fence Modern Prize-Prose et recensé parmi les cent meilleurs livres de l’année 2014 par The Globe and Mail) et son récent Rich and Poor (finaliste du Prix Huge MacLennan, Fiction, de la Québec Writers’ Federation 2016). L’essentiel de son travail performatif a été réalisé à titre de codirecteur artistique du groupe interdisciplinaire montréalais PME-ART, qu’il codirige avec Sylvie Lachance. En nomination pour le 27e Grand Prix du Conseil des arts de Montréal, PME-ART a présenté ses créations dans plus de quarante-huit villes au Québec, au Canada, en Europe, au Japon et aux ÉtatsUnis au cours des 20 dernières années.

This article is from: