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Une autre femme
Marie-Ève Charron —
Au moment d’écrire ces lignes, une campagne électorale vient d’être lancée au Québec pour l’élection d’un nouveau gouvernement. Les médias traditionnels et numériques sont sur le pied d’alerte et promettent une couverture attentive des politicien.ne.s sur le terrain. Le paysage urbain s’est quant à lui rapidement garni de pancartes électorales mettant de l’avant le portrait des candidat.e.s dans un style qui ne se remarque plus. Malgré cette activité accaparante, plusieurs se disent indifférent.e.s, voire cyniques, face aux élections et à sa classe politique qui, d’emblée, est soupçonnée d’être hypocrite. Kim Waldron pourrait être de ces personnes. Elle admet qu’elle a longtemps pensé que la politique ne pouvait être que mensonge ce qui, entre autres, l’a un jour poussée à faire campagne elle-même en se présentant comme candidate indépendante dans le comté de Papineau aux élections fédérales de 2015.
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Si ce n’était du statut d’artiste de Waldron, et de son intention d’en faire une œuvre d’art, ce projet serait probablement passé inaperçu. Son expérience allait plutôt engendrer Public Office (2014-2016), une œuvre marathon synthétisant plusieurs enjeux de sa pratique qui s’étire sur plus de 15 ans et que cet essai propose d’embrasser. Dans la période préludant sa campagne électorale, l’artiste a présenté à la Galerie Thomas Henry Ross art contemporain une mini-exposition rétrospective qui a donné l’impulsion à cette publication. Une grille dense de photographies présentait des fragments choisis des séries de Kim Waldron, sans le respect des cloisons qui les séparaient habituellement ni la chronologie qui les ordonnait jusqu’alors. Avec cette même approche, mon regard rétrospectif veut considérer le travail de l’artiste sans le confiner à la notion d’autoportrait à laquelle il pourrait être réduit.
Combinant la photographie à la performance, Kim Waldron met en place une imagerie où l’identité du sujet prend forme, trouvant dans les postures empruntées et les rôles joués différents lieux de pouvoir tenus pour naturels. D’une série à l’autre, elle expose les conditions de son agentivité, dans des situations ayant pour terrain le travail, la politique et l’art, et en y développant des représentations non conventionnelles de la femme. Son art est révélateur des inégalités de genre et des rapports de pouvoir asymétriques qui, pour opérer dans le réel, s’élaborent aussi de projections fantasmatiques. Dans cette production qui n’hésite donc pas à confondre les faits et la fiction, les sphères du privé et du public sont éprouvées dans leur distinction de sorte à mettre en relation la vie personnelle et l’engagement citoyen. Les œuvres de Waldron redonnent ainsi raison au crédo féministe voulant que « le privé est politique » et trouvent dans les images et la performance des outils heuristiques capables d’excéder le monde de l’art.
Le roman familial
Quand en 2015 Kim Waldron publie ses mémoires, c’est dans le but de se faire connaître par la population du comté où elle projette de faire campagne pour les élections fédérales. La publication précède la sortie de l’autobiographie de Justin Trudeau, annoncée six mois auparavant sur le site Web de la CBC. À 42 ans, fils d’un ancien premier ministre
notoire et chef de son parti, le geste va de soi. De Waldron, le projet semble plus farfelu, elle qui, âgée alors de 35 ans, n’avait peu ou pas connu les projecteurs. La qualité « ordinaire » de sa vie constitue une résistance face à ce qui devrait fonder la nécessité d’une autobiographie, mais le statut d’artiste octroie à l’acte de se raconter une dimension supplémentaire qui s’inscrit dans une longue tradition, celle des « vies d’artistes ». Depuis la Renaissance, avec des embryons remontant à l’Antiquité, les biographies d’artistes sont émaillées de lieux communs et d’anecdotes qui ancrent la trajectoire personnelle dans le talent inné et la précocité du besoin de créer. Les autobiographies d’artiste ne semblent pas échapper à ce genre de lieux communs. Chez Waldron, le récit expose plutôt avec beaucoup de franchise un parcours semé d’embûches et de grandes hésitations où le don naturel n’a pas sa place. Petits métiers essayés, aspirations délaissées et efforts acharnés font plutôt la trame de l’ouvrage intitulé Honesty, Hope and Hard Work. Un brin moqueur, le titre découle du slogan de la campagne des Libéraux fédéraux : Hope and Hard Work.
Le texte n’est cependant pas exempt d’anecdotes piquantes qui concourent à instaurer une légende autour de l’artiste dont les éléments biographiques exposés nourrissent invariablement l’interprétation de ses œuvres. Savoir que Kim Waldron se reconnaît un peu dans l’image de sa grandmère paternelle qui fut Rockette à New York et qu’elle ait songé à devenir pilote d’avion dans l’armée américaine résonne avec sa production qui exploite la mise en scène de soi dans différents rôles. Plus que les anecdotes elles-mêmes, le genre de l’autobiographie est à souligner; c’est la forme qu’a choisie Kim Waldron après avoir reçu la Bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain, qui exige en retour de l’artiste une exposition avec publication. Waldron fait un usage significatif de la bourse en délaissant les modes traditionnels en art pour une autobiographie qui jouera un rôle dans sa campagne électorale. Sans le savoir au départ, Waldron venait déjà de croiser la trajectoire de son plus célèbre adversaire de comté dont le principal argentier du parti est Stephen Bronfman.
Le récit personnel de l’artiste appelle aussi ce que Philippe Lejeune a nommé le « pacte autobiographique ». Selon cette théorie, l’auteur.e se raconte avec franchise, sans écarter les faits moins reluisants de sa vie. En retour, le lectorat, qui présume de son authenticité, doit faire preuve d’indulgence. C’est sur cette base construite, mais dite vraie, que s’établissent les conditions pour adhérer au récit. Venant de Kim Waldron, le genre autobiographique ne surprend guère quoiqu’il rende la réception de son œuvre équivoque. D’une série à l’autre, ne tente-t-elle pas d’embrouiller la frontière entre le réel et la fiction, de compliquer les éléments de preuves ? Pourquoi ce témoignage écrit n’userait-il pas des mêmes stratégies ? N’y a-t-il pas, d’ailleurs, matière à le penser ? La volonté d’ancrer le travail dans le matériel biographique remonte aux premières œuvres de l’artiste dont le projet The Dad Tapes/ The Mom Photographs (2007) est d’ailleurs emblématique.
L’œuvre en deux parties regroupe les images de famille prises par ses parents au même moment; le regard de l’un et de l’autre est supporté par deux technologies différentes, mais attentives aux mêmes scènes. La vidéo Chronology compile trente ans de souvenirs, des images fixes et en mouvement qui élaborent sous nos yeux une chronique familiale conventionnelle dont les membres sont occupés à prendre la pose, concourant à la fabrication d’images qui auront la fonction de garder en mémoire des souvenirs heureux. Dans Sunsets, un assemblage de photographies encadrées et une vidéo font quant à eux du coucher de soleil leur seul sujet. La récurrence obstinée du geste dit la fascination des parents pour un spectacle dont les résultats captés ne sont que décevants, en raison du contre-jour, mais se veut à la fois l’expression du désir tenace d’encapsuler la source de leur émerveillement partagé pour la même chose. Cette « mémoire prothétique », comme le dirait Celia Lury, confirme la stabilité de la cellule familiale et l’unité du couple dans une structure qui emprunte autant à la narration qu’à l’image. Ce dispositif, basé sur la sélection et le processus, dévoile les ressorts de l’identité narrative qui se joue dans la vie personnelle, mais que les médias sociaux actuels ont propulsés dans la sphère publique. Les archives de Kim Waldron sont à cet égard les témoins d’une époque révolue où les frontières de la vie privée se faisaient plus étanches. L’artiste a d’ailleurs exploité un caractère vieillot, tiré de son enfance, pour mettre en scène ces
œuvres à Montréal, en 2008 et en 2010. Un décor où des accessoires domestiques encadraient les projets, au sein d’un réel appartement (Gallery Werner Whitman avec le centre Articule) ou dans le corridor d’un centre commercial (Art souterrain, Montréal), ce qui accentuait la redéfinition des rapports entre les sphères privées et publiques.
Kim Waldron explore de manière récurrente la dynamique entre ces sphères. La série Triples (2009) en propose une variante, en insistant cette fois sur l’idée du couple. L’enfant des albums de famille devenue adulte se met en scène dans l’intimité domestique de couples, tous sollicités lors d’une résidence d’artiste à Vienne. Avec leur participation dans l’élaboration des scènes, Waldron s’immisce dans leurs activités quotidiennes (ménage, cuisine, repas, détente…); elle se pose en figure tierce qui perturbe symboliquement l’unité du couple, telle la présence inconsciente de l’altérité qui agit sur la plénitude de leur union. Réalisée au pays de Freud, la série se veut un écho à son ouvrage Malaise dans la civilisation (1929) qui établit face aux pulsions le rôle de la culture dans la régulation des tabous et des interdits sexuels et moraux. Dans ses dimensions les plus autobiographiques, l’œuvre de Waldron fait d’ailleurs résonner la mécanique freudienne du « roman familial », processus fantasmatique et narratif par lequel l’enfant s’invente, en modulant les ingrédients tirés de sa famille réelle pour en établir une fictive.
Aussi se présente-t-elle ensuite dans ses images en future mère. Au terme de Beautiful Creatures (2010-2013), projet qui aura mené Waldron à faire la boucherie d’animaux qu’elle aura elle-même tués, elle invite le public à partager un festin champêtre dans le cadre enchanteur de Deschambault-Grondines où, affairée à la cuisine et au service, elle apparaît enceinte de son premier enfant, arborant le tablier de sa grand-mère. Le passage de la cuisine domestique au repas en public n’est pas anodin et peut se traduire comme l’affirmation d’une réussite sociale qui dépasse la vie privée. Entre Terre-Neuve et Deschambault-Grondines, deux repas privés et quatre buffets publics seront d’ailleurs offerts par l’artiste, cuisinant dans tous les cas sa viande. Le processus entier de Beautiful Creatures pourrait répondre à un besoin d’éprouver les limites de la sphère individuelle pour évoquer un accomplissement social. C’est pour démystifier l’envers de l’assiette et remettre dans son contexte initial l’animal consommé sous forme de viande, que Kim Waldron pose les règles de ce projet né dans le cadre d’une résidence à Terre-Neuve, au English Harbour Arts Centre. Elle documente en photographie les étapes de la transformation qui vont de l’abattage à la cuisine en passant par la boucherie, toutes réalisées par ellemême. L’imagerie proposée se tient loin du modèle industriel qui procure habituellement la viande aux épiceries pour la consommation courante et qui en segmente les opérations dans une chaîne déshumanisante. C’est plutôt avec la complicité de petits éleveurs que l’artiste exécute son plan et dans des conditions d’abattage artisanales qui inscrit sur le champ le travail dans une logique d’autosuffisance. La crudité des images, des gestes assénés aux animaux à la découpe des carcasses, laisse pressentir la charge physique de l’action et le corps réel de l’artiste captés par le déclic d’une photographie néanmoins encore soucieuse de la mise en scène.
La question personnelle de l’artiste sur la provenance de ce que l’on mange se répercute donc dans une mise en vue partagée, tant dans la documentation photographique que dans les festins offerts lors d’événements ouverts aux publics. Le livre d’artiste The Do-It-Yourself Cookbook poursuit également cet objectif de mise en commun, où la culture du faire soi-même redonne à l’individu un pouvoir sur sa vie par le truchement de l’expérimentation et par l’appropriation de gestes autrement pris en charge par des entreprises de plus ou moins grandes tailles.
Parmi la documentation constituée pour ce projet, une rare image nous ramène dans l’univers domestique de l’artiste. Il s’agit d’un des repas partagés, mais cette fois avec quelques ami.e.s, comme le précise la légende du livre de cuisine. Au-dessus de la table où le repas est bien amorcé, trônent les têtes naturalisées des animaux abattus : veau, porc, agneau, poulet, canard et lièvre tendent leur regard de verre tandis que les convives les ignorent. Traiter les animaux
sauvages en trophées de chasse concorde avec une pratique usuelle, mais néanmoins contestée. En réservant le même traitement aux animaux de ferme, Waldron percute autrement et souligne la pratique atypique dont elle se réclame. En empruntant le même processus pour tous les animaux et en les restituant ensemble sous la forme empaillée, elle gomme les distinctions de catégorie entre l’animal sauvage et domestique, la chasse et l’abattage et, surtout, entre l’activité récréative et la production de biens de nécessité.
Les opérations d’abattage et de boucherie qui ont été scrutées – la transparence de la photographie établissant un parallèle troublant avec le dépeçage des carcasses – fournissent des images de l’artiste en action, de l’artiste au travail. Dans Beautiful Creatures, l’artiste va là où elle sera intégralement mise en contact avec la production de ce qui se trouve dans l’assiette, de ce qui est essentiel à sa vie, à la vie de sa famille, de ses amis et de convives. Elle donne littéralement un visage à la vie sacrifiée, celle des animaux, et se fait le sujet-auteure de cette action dont les tenants sont habituellement dissimulés. L’artiste n’emprunte pas pour autant une approche morale ou moralisante, mais semble s’intéresser davantage à la portée identificatoire liée au processus. Pour Waldron, manger ne relève pas uniquement de la nécessité, comme en témoigne le livre de cuisine qui expose davantage un style de vie et un certain type de gastronomie. Ce livre de cuisine, comme la biographie plus tard, fait d’ailleurs écho à l’engouement pour ce genre d’ouvrage qui seraient, suivant Giorgio Agamben, des « dispositifs » pour se dire, qui orientent les conduites et qui façonnent qui nous sommes. Manger, c’est aussi pour le plaisir, pas seulement pour vivre. C’est dans cette perspective également que l’artiste représente le rapport au travail, dans une imagerie qui, si elle doit à la nécessité, se veut aussi en grande partie liée à une quête de soi, dans le processus d’une identité à forger.
C’est pourquoi Beautiful Creatures capte l’exécution au complet du travail et pas seulement le résultat final; le sujet, Kim Waldron, est en apprentissage, sous le regard attentif de l’« instructeur ». Les vêtements de travail trop grands sont révélateurs de sa posture, qui s’inscrit dans la poursuite de la série précédente, Working Assumption (2003), la toute première de l’artiste. Dans le contexte d’une résidence à Paris, au cours de laquelle elle fait une rencontre décisive avec Sophie Calle, elle a approché des étrangers masculins afin de prendre leur place au travail, dans leur habit le temps d’un déclic. L’emprunt temporaire est suggéré par le format feint des 17 photographies en polaroid qui souligne, par le fait même, le caractère performatif de l’identité. Celle-ci s’élabore dans les aspirations soulevées par le travail, en situant l’individu dans des catégories sociales et économiques, mais aussi de genres. La jeune image de Waldron trahit sa préoccupation pour l’avenir dans des rôles qu’elle épouse volontairement avec maladresse comme si ces postures pouvaient lui être refusées ou encore comme si elle pouvait toutes les endosser, sans en élire une particulièrement. Vouloir représenter ce monde du travail avec son corps soulève en effet aussi la question de son devenir-artiste dont l’identité se construit dans l’image. Le mode sériel de plusieurs de ses œuvres soutient cette conception d’un sujet décentré qui se définit constamment dans des opérations d’emprunts, de jeux de rôle et de processus ouvert à l’altérité.
À cet univers relativement familier des travailleurs parisiens fait suite le dépaysement de la Chine en 2015. C’est dans le contexte de deux résidences, à Beijing (Red Gate Residency) et à Xiamen (Chinese European Art Center), que l’artiste réalise Made in Québec, une série composée de 29 photographies où elle introduit sa personne vêtue d’un uniforme de style Mao gris dans différents milieux de travail. Elle est partie avec l’idée de donner de son temps là-bas, en retour des nombreux produits procurés à l’Occident par la maind’œuvre bon marché chinoise. La série dévoile les accès accordés à une artiste étrangère qui a su obtenir des faveurs auprès de ses contacts. Certains domaines lui étaient d’office proscrits, ou plus difficiles d’accès, pour être occupés par des hommes seulement. L’invariance de son uniforme met en relief encore une fois le processus; il lui octroie la capacité de jouer au caméléon, en se fondant dans les contextes, mais il souligne à la fois sa blanchitude occidentale qui tranche avec les autres personnes. Les mises en scène montrent une Chine ouverte avec ses institutions d’enseignement et ses nombreux ateliers et manufactures (atelier de métal, de moulage et fonderie de bronze par exemple), des lieux fréquentés par les artistes occidentaux.
Ces ateliers offrent en effet leurs services en anglais à des clients internationaux qui peuvent les retrouver sur le Web (Xiamen Kangsi Art Limited, XiaMen DingYi Sculpture Co. Ltd). La gamme des services offerts par ces fournisseurs est large et répond à des besoins variés qui vont de la commande décorative à la production pour des œuvres d’art public contemporain, ce dont témoigne leur catalogue en ligne. En somme, la fabrication de l’art connaît une délocalisation similaire aux autres productions de biens.
Par le hiatus visuel provoqué par son corps dans l’image, Kim Waldron éclaire le monde du travail chinois et expose par le fait même un aspect de la mondialisation. En tant que deuxième puissance économique mondiale, et donc principale rivale des États-Unis, la Chine a tout à fait à voir dans nos vies, semble dire l’artiste. Avant d’être des citoyen.ne.s, les personnes travaillent et consomment. Ce seraient là, suggèrent les œuvres, les principales voies de subjectivation, dans un sens foucaldien, disponibles dans le régime néolibéral qui prévaut actuellement. De plus en plus, les œuvres de Kim Waldron interrogent d’ailleurs les rouages de la démocratie et ses rapports inextricables avec le système économique dominant.
Démocratie Inc.
Avant même de plonger en politique fédérale, le temps d’une campagne électorale, la citoyenne Kim Waldron a pris la parole dans l’espace public lors de la grève étudiante de 2012. Elle a fait publier dans le quotidien Montreal Gazette une lettre adressée au Premier ministre du Québec Jean Charest, dont le gouvernement avait décrété une hausse drastique des frais de scolarité. L’étudiante en colère a rédigé cette lettre que l’artiste a transformée en œuvre. Dans Même jour_Same Day (2012), elle a exposé la version originale de sa lettre traduite vers le français dans le contexte simulé du Devoir et, à côté, la reproduction de sa publication dans le quotidien montréalais anglophone pour qui, précise l’artiste sur son site Web, elle a dû accepter que sa « pensée soit gazettifiée ». En plus de partager ses doléances personnelles, critiquant, entre autres, le refus de négocier et les mensonges du gouvernement, l’artiste a réuni les unes de six quotidiens pour les journées du 17 et 23 mai, respectivement marquée par l’adoption de la loi spéciale 22 (ou projet de loi 78), limitant le droit de manifester, et la marche de protestation historique qui s’en est suivie. Dans cette installation, l’artiste pointait le cul-de-sac vicieux entraîné par le gouvernement qui, reprochait-elle, attisait les tensions en se servant des médias, des tribunes aux orientations idéologiques bien marquées.
Après cette incursion dans un média pour se porter à la défense d’une cause politique, le projet Public Office (2014-2016) apparaît finalement comme une suite naturelle dans le parcours de Kim Waldron. En ne respectant pas le calendrier électoral, c’est-à-dire en amorçant sa campagne un an à l’avance, l’artiste a fait d’emblée de cette démarche une œuvre d’art qui allait d’ailleurs devoir combiner ses contraintes personnelles, en conciliant carrière artistique, maternité et engagement politique. En effet, c’est enceinte de huit mois que Waldron se lance en politique, processus qu’elle interrompt pour ses résidences en Chine qu’elle a réussi à orchestrer grâce à un congé de maternité et en faisant suivre le reste de sa famille avec elle. C’est là-bas qu’elle fera faire les copies en peinture, par le peintre commercial Wang Wei, son portrait de politicienne mis au point en photo pour ses pancartes électorales. Elle y montre sa silhouette de grossesse avancée, une image atypique de la femme en politique. Très rapidement, son processus montre le rôle important joué par l’image en politique, dimension plus cruelle encore pour les femmes, toujours moins nombreuses que les hommes dans ce domaine et trop souvent identifiées ou réduites à leur image. Alors que sa pancarte arborait son statut de candidate « Indépendante », elle fut surprise de voir que son inscription officielle, encadrée par la loi fédérale, ne prévoyait pas d’en féminiser le terme; c’était pour elle la preuve d’un système discriminatoire envers les femmes.
Kim Waldron a fait pleinement usage de son corps de femme enceinte, puis de sa fille née, les instruments de la mise en marché de son image de politicienne. Elle a fait le jeu du spectacle auquel s’adonnent les politiciens dans un système démocratique dont les rouages reposent sur les médias traditionnels et les réseaux sociaux. Pendant la campagne officielle à l’automne 2015, elle participe ainsi à des entrevues télévisées. Elle ramène aussi
de Chine la vidéo Superstar qui met en vedette sa fille alors que sa famille est en visite à la Cité interdite, symbole d’un pouvoir d’un autre temps. Le point de vue subjectif est celui du bébé dans sa poussette; il montre en plan-séquence la meute de touristes asiatiques en train de la filmer avec leur téléphone intelligent, jouant du coude pour obtenir l’image de cette enfant blanche aux cheveux blonds. De la Chine, l’artiste rapporte également ses portraits peints qu’elle présente pendant sa campagne lors de l’exposition La très honorable Kim Waldron. L’intitulé donne à cette production de commande le caractère officiel des portraits de cour ou de propagande, semblable à ceux retrouvés au pays du parti unique qu’est la Chine, ou à ceux prisés par Stephen Harper quand il était au pouvoir et qu’il encourageait les vieux symboles de la monarchie.
Aux élections de 2015, le règne de Harper touchait toutefois à sa fin et la victoire de Justin Trudeau dans le comté de Papineau semblait, elle, gagnée d’avance. Pour Kim Waldron, le cynisme envers la politique vient entre autres de la puissance des grands partis sur qui le chef exerce un ascendant incontestable; il en est l’image et dicte la discipline à ses député.e.s. En tant qu’« Indépendante », Kim Waldron se présente au contraire comme une figure autonome qui croit pouvoir apporter avec sa voix une diversité que l’hégémonie des partis établis ne rend pas audible. C’est pourtant avec ce statut de « candidate indépendante », mis de l’avant dans ses pancartes électorales, qu’elle a rendu possible dans son œuvre des portraits de groupe inédits. Un premier portrait a pris forme lors du débat électoral organisé par le centre Optica et par VIVA! Art Action qui lui a permis de partager une tribune avec d’autres candidat.e.s de son comté, rencontre captée par la caméra. Le facsimilé du bulletin de vote officiel, où les noms de tous les candidat.e.s figuraient assemblés, en constitue une autre incarnation visuelle. L’exposition Public Office rendait compte dans l’espace de ces insertions réelles de Kim Waldron, aspirante politicienne, dans un groupe qu’elle ne pensait pas rejoindre au départ et dont elle s’est également efforcée de présenter les points de ressemblances, comme de disparités. Sur des affiches en carton coloré placées dans la vitrine de la galerie FOFA, elle a compilé les données budgétaires relatives à la campagne de chacun.e des candidat.e.s, incluant leur résultat aux élections. Les chiffres alignés invitent à la comparaison et précisent des luttes de forces inégales. Avec leurs données transcrites à la main, les aplats rouges, bleus, verts, oranges et blancs formaient une mosaïque visible dans l’espace public, un clin d’œil à l’affichage sauvage du collectif new-yorkais Group Material (Dazibaos, 1982) dont l’artiste admire l’engagement politique.
Avec Public Office, la figure corporelle de Kim Waldron finit par s’effacer. Elle y a substitué son nom sur une liste électorale, puis finalement les données de sa campagne. Le corps de l’artiste devient information. C’est ainsi qu’elle expose les fondements de notre démocratie dont le système travaille à la perpétuation de lui-même, sans même que la classe politique se mette réellement à l’écoute des besoins de la population et des iniquités croissantes. Dans l’année qui a suivi Public Office, survient dans les journaux l’affaire des Panama Papers laquelle, grâce à une fuite d’informations historique, met en cause 140 personnalités pour leurs implications dans des sociétés extraterritoriales. L’artiste raconte avoir pris connaissance à cette époque d’un schéma à bulles publié dans The Independant montrant que l’occupation des personnes impliquées en plus forte concentration était celle du monde politique. Ce lien faisait étrangement écho à sa propre démarche déjà amorcée et pour laquelle elle avait décidé d’ouvrir une compagnie extraterritoriale, et ce, avec le financement d’une subvention dûment reçue du Conseil des arts du Canada. Cet usage particulier de sa subvention par l’artiste éclaire indirectement le laxisme entourant les paradis fiscaux par le gouvernement canadien, ce dont le philosophe Alain Deneault se fait l’infatigable dénonciateur. Dans son ouvrage Une escroquerie légalisée (Écosociété, 2016), il fait entre autres la brillante démonstration que les politiques d’austérité se font sur le dos des plus démunis tandis que les plus fortunés et les grandes entreprises ont recours en toute légalité aux paradis fiscaux. Le manque à gagner pour maintenir les services publics en les finançant adéquatement échappe ainsi au gouvernement qui se fait le complice retors de telles manœuvres.
En ouvrant sa compagnie Kim Waldron Limited à Hong Kong, l’artiste met le doigt sur cet écheveau et se lance dans une autre
aventure qui lui permettra, espère-t-elle, de comprendre de l’intérieur les rouages complexes d’un fonctionnement a priori très hermétique et réservé à des initiés de classes supérieures, ce qui laisse présager des obstacles plus importants. Comme dans ses projets antérieurs, elle consigne les traces de son processus, incluant le certificat d’authentification qui permet de prouver la création de ladite compagnie. Le corps de l’artiste s’est réincarné dans une nouvelle entité légale et administrative qui sera à l’origine d’œuvres d’art, des produits dérivés que l’entreprise mettra en marché. Déjà habituée d’être entrepreneure d’elle-même, Kim Waldron donne ici une nouvelle orientation à son art, qui pourrait bien exemplifier ce que la professeure en sciences politiques Wendy Brown observe dans les sociétés démocratiques à l’ère du néolibéralisme. La forme entrepreneuriale proposée au sujet, ce que Michel Foucault appelait l’entrepreneurialisation de soi, glisserait selon elle maintenant davantage « vers une autre forme profondément infléchie par la financiarisation », faisant des agences de notations, des classements, du capital financier et des institutions qui s’en occupent les entités gouvernant désormais nos vies.
Ce tournant dans la pratique de l’artiste promet des développements féconds, un élan qui entraîne l’autoreprésentation ailleurs en proposant de nouvelles formes de subjectivation qui ne passent plus par l’image de son corps réel. Aucune image ne saurait mieux rendre compte de cette transition que celle captée par la caméra de Kim Waldron à Hong Kong, depuis la tour qui abrite sa compagnie. Les édifices de verre environnant disent combien la transparence du matériau n’est rien à côté de l’opacité des secrets financiers de ce monde. Elle trahit aussi subtilement la présence de l’artiste, dans le reflet fugace d’un mouvement qui nous ramène à elle et à sa capacité de se réinventer.
Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2007.
Wendy Brown, propos recueillis par Jean-François Bissonnette, « rien n’est jamais achevé » : un entretien avec Wendy Brown sur la subjectivité néolibérale », Terrains/ théories, 6, 2017 [consulté le 15 octobre 2018].
Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Amsterdam, 2006.
Marie-Ève Charron, Kim Waldron. Made in Québec, Montréal, CIRCA, 2017.
Alain Deneault, Une escroquerie légalisée. Précis sur les « paradis fiscaux », Montréal, Écosociété, 2016.
Ernst Kris et Otto Kurz, L’image de l’artiste. Légende, mythe et magie, Paris, Rivages, 1987.
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
Celia Lury, Prosthetic Culture: Photography, Memory and Identity, New York et Londres, Routledge, 1998.
Chantal Mouffe, Agonistics : Thinking the World Politically, Londres et New York, Verso, 2013.
Critique d’art au quotidien montréalais Le Devoir et commissaire indépendante, l’auteure enseigne l’histoire de l’art au Cégep de Saint-Hyacinthe ainsi que comme chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal. En 2018, elle a été avec sa sœur jumelle, l’agroéconomiste Isabelle Charron, commissaire de la 6e édition de ORANGE, L’événement d’art actuel de Saint-Hyacinthe.