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Série sur la nouvelle évangélisation
« La vie consacrée… [reconnait] avec admiration la sublime beauté de Dieu… et [témoigne] avec joie de sa condescendance aimante pour tout être humain. »
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Série sur la nouvelle évangélisation
Suivre l’Amour pauvre, chaste et obéissant : La vie consacrée
— Pape Jean-Paul II
Adrian Walker et Michelle K. Borras
servICe D’INFOrmaTION CaTHOLIque
servICe D’INFOrmaTION CaTHOLIque
La vie consacrée n’est pas une « spécialité » dans l’Église, et elle n’existe pas en vue de quelque fonction limitée. La configuration de la personne consacrée au Christ, en embrassant littéralement la pauvreté, la chasteté et l’obéissance, éclaire la vocation de tous les chrétiens. C’est un rappel en chair et en os de la primauté de Dieu sur toutes choses, une expression de l’amour qui anime l’Église tout entière et fait d’elle « l’accomplissement total du Christ, lui que Dieu comble totalement de sa plénitude » (Éphésiens 1, 22).
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Suivre l’Amour pauvre, chaste et obéissant : La vie consacrée
Adrian Walker et Michelle K. Borras
Table des matières « Viens, suis-moi ! » 1
« Va, vends ce que tu as »
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Un autre jeune homme riche « Me voici, je suis venu pour faire ta volonté »
7
La splendeur de l’amour du Christ
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Un triple vœu « Vous êtes un sacerdoce royal »
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Rois avec le Roi
13
L’esprit des Conseils « Demeurez en moi »
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Un unique état de vie chrétien
19
« Vivre l’Évangile à la lettre » : L’état des conseils « Le roi sera séduit par ta beauté »
22
« Si tu veux être parfait… »
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« Être l’Amour » : Exprimer la nature la plus intime de l’Église
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Sources
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Les auteurs
« L’Esprit du Seigneur est sur moi… Il m’a envoyé… » (Luc 4, 18)
Détail de la main du Père envoyant l’Esprit-Saint sur Jésus. Chapelle Saint-Jean-des-Champs, Institut polonais, Rome. Photo par Giorgio Benni. Image reproduite avec l’aimable autorisation du Centre Aletti.
« Viens, suis-moi ! »
(Marc 10, 21)
« Va, vends ce que tu as » Au chapitre 10 de l’Évangile de saint Marc, un homme riche accourt vers Jésus et, s’agenouillant devant lui, s’exclame : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » Jésus lui répond aussitôt par une autre question : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. (Marc 10, 17-18). Jésus semble nier sa propre bonté mais, en fait, il met en garde le jeune homme riche. En un sens, Jésus l’avertit : Fais attention, parce que tu t’apprêtes à rencontrer la bonté même et tu risques d’avoir une surprise. Lui ayant adressé cet avertissement salutaire, Jésus rappelle au jeune homme qu’il a le devoir d’observer les « commandements » (Marc 10,19) et il les énumère. Il est significatif qu’il n’en mentionne que six sur les dix. Et les six que Jésus choisit ne concernent que la « seconde table » de la loi, qui règle les relations de l’homme avec son prochain. « Maître », répond le jeune homme, « tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse » (Marc 10, 20). Il est facile d’imaginer la question sous-entendue par cette déclaration : Pourquoi alors ne suis-je pas totalement dans la paix ? Me manque-t-il quelque chose ? Alors Jésus « posa son regard sur lui, et il l’aima » (Marc 10, 21), tout en mettant le doigt sur le problème : Oui, il te manque une chose, mais ce n’est
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pas quelque chose que tu peux simplement ajouter à ce que tu as déjà. En effet, c’est un cadeau si grand que tu ne peux le recevoir qu’en abandonnant tout le reste pour l’obtenir. D’où l’invitation étonnante de Jésus : « Va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi. » (Marc 10, 21). Au lieu de manifester sa joie et son soulagement, le jeune homme « devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. » (Marc 10, 22). Jésus lui avait offert ce qu’il avait demandé, et même plus : l’accomplissement, la joie, le « royaume des cieux », la vie. Il avait montré à ce jeune homme ce qu’il nommerait, ailleurs dans les Évangiles, la « perle de grand prix » (Matthieu, 13, 46). Et pourtant, le jeune homme est plus attaché à ses biens qu’à Celui qui fait toutes choses. Il n’y a pas de place en lui pour un cadeau aussi fou. Son attachement montre qu’il a oublié la leçon principale que la Torah, la loi de Moïse, est censée enseigner : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. » (Deutéronome 6, 4). Le jeune homme riche s’en va contristé parce qu’il a oublié que le seul trésor d’Israël est le Dieu « tendre et miséricordieux… plein d’amour et de vérité » (Exode 34, 6), et la gloire incomparable de Dieu. « À ces mots », nous dit Marc, le jeune homme riche fut attristé. Dans l’Ancien Testament, « mot » peut être synonyme de « commandement ». Jésus a donc confronté le jeune homme à un commandement qui ne faisait pas partie des six de sa liste initiale. Lequel ? Certainement celui que Jésus appellera lui-même « le premier » : « Écoute,
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Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. » (Marc 12, 29-30). Le « non » du jeune homme riche à l’appel de Jésus est un refus de confesser la primauté de Dieu sur toutes choses. C’est un « non » à l’amour qui est le commandement principal de la Loi. L’invitation de Jésus au jeune homme a quelque chose de surprenant. Jésus ne se limite pas à inviter le jeune homme à aimer Dieu de tout son cœur, selon l’ordre de Moïse au chapitre six du Deutéronome. Il identifie aussi cet amour pour Dieu à l’empressement à le suivre : « va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres… Puis viens, suis-moi.» (Marc 10, 21. Souligné par l’auteur). Jésus confronte le jeune homme riche à bien plus que ce à quoi il s’attendait: cette invitation à la pauvreté radicale est la révélation inattendue de l’identité de Jésus comme « Fils unique » du Père (Jean 1, 14). C’est une invitation à connaître de l’intérieur le Fils qui est « vrai Dieu né du vrai Dieu »1, à goûter la liberté totale dont il jouit dans une intimité sans ombre avec le Père. Quel autre « trésor dans le ciel », quelle autre « vie éternelle » pourrait-il y avoir en dehors de la communion éternelle du Fils avec le Père ? Avant même que Dieu ait créé le monde pour l’attirer dans son amour, le Père partage sans réserve avec le Fils toute la nature divine dans l’unité du Saint Esprit. Dans l’Évangile de Luc, Jésus se réfère à ce mystère de la Sainte Trinité, qui est le plus grand de tous. Jésus, le Fils de
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Dieu fait chair, est lui-même la révélation selon laquelle le « seul Seigneur » est en fait le Trois-en-Un, une communion de vie et d’amour. S’étant adressé à ses disciples qui rentraient de leur mission tout joyeux, Jésus pria ainsi : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. Oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bienveillance. Tout m’a été remis par mon Père. Personne ne connaît qui est le Fils, sinon le Père ; et personne ne connaît qui est le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. » (Luc 10, 21-22).
Un autre jeune homme riche Dans la France de la fin du dix-neuvième siècle, l’histoire évangélique du jeune homme riche semblait sur le point de se répéter, avec un autre jeune homme bien moins préoccupé de gagner la vie éternelle. Charles de Foucauld, un jeune et riche aristocrate qui avait perdu ses parents dans son enfance et sa foi dans son adolescence, était élève officier dans la prestigieuse école militaire de Saint-Cyr.2 Il profitait bien de la vie. Ou bien peut-être n’était-il pas si différent du jeune homme de l’Évangile de Marc, éprouvant un vide inexplicable qu’il tentait de remplir avec tous les plaisirs du monde. Ainsi l’évoquait un de ses camarades : « Si vous n’avez pas vu Foucauld dans sa chambre… nonchalamment vautré… dans un confortable fauteuil, dégustant un pâté de foie gras arrosé d’un Champagne de choix, vous n’avez jamais vu un homme profiter de la vie. »3
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Après ses études, Foucauld embarque pour une campagne militaire, puis pour une dangereuse expédition géographique en Algérie. Là, dans le profond silence du désert, parmi les nomades dont le mode de vie est si différent du sien, le jeune soldat se met à éprouver ce vide qu’il avait tenté de remplir de ses biens. Une sourde interrogation commence à poindre en lui. S’il avait pu l’exprimer, il aurait formulé la même question confuse que celle que le jeune homme riche adressa à Jésus : « Que dois-je faire ? Que manque-t-il ? Où est la plénitude de vie ? ». Foucauld commence à prier : « Mon Dieu, si vous existez, faites que je vous connaisse ».4 Un jour de l’automne 1886, de retour en France, Charles, âgé de 28 ans, confie son combat à un prêtre qui l’invite à se confesser. Ce qu’il fait. Il trouve la foi et, avec elle, l’invitation que Jésus avait adressée au jeune homme de l’Évangile en le regardant avec amour : « Va… vends tous tes biens… viens ! ». Foucauld sent le regard de Jésus se poser sur lui, de manière aussi soudaine que pour l’autre jeune homme riche, deux mille ans plus tôt. Il sait qu’il lui est demandé de répondre à cet amour par sa vie. C’est ici que divergent les histoires de ces deux jeunes gens. Foucauld écrira plus tard à propos de ce jour : « Aussitôt que je crus qu'il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour lui. »5 Il va, il vend et il vient, d’abord dans des monastères trappistes en France et en Syrie. Après des études en vue du sacerdoce, puis son ordination en France, il discerne un appel à retourner dans le désert. Au Sahara, il vivra la vie simple et
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austère d’un ermite parmi le peuple nomade touareg. Il désire être un adorateur dans le désert, un frère pour « les plus abandonnés ».6 Le Père Charles voulait évangéliser « non par la parole mais par la présence du Très Saint Sacrement… la prière, la pénitence… une charité fraternelle et universelle ».7 Dans ses notes à l’attention des frères qui, espérait-il, viendraient partager sa vie, mais qui ne se présentèrent jamais, il écrit : « Toute notre existence… doit crier l’Évangile ».8 En 1916, le Père de Foucauld est assassiné par des bandits. Sa vie et sa mort solitaire « crient » haut et fort que le Dieu unique, miséricordieux et bon, est l’origine et la fin de tout amour. Le frère solitaire dans le désert a incarné la grande « confession » que le pape Jean-Paul II décrivit comme l’essence de toute vie consacrée. Par une profonde « ‘configuration’ au mystère du Christ », écrit le pape dans l’exhortation apostolique Vita consecrata, « la vie consacrée réalise à un titre spécial la confessio Trinitatis [confession de la Trinité] qui caractérise toute la vie chrétienne, reconnaissant avec admiration la sublime beauté de Dieu Père, Fils et Esprit Saint, et témoignant avec joie de sa condescendance aimante pour tout être humain ».9 La « confession de la Trinité » du Père de Foucauld a porté du fruit : après sa mort, ce ne fut pas seulement la communauté religieuse qu’il avait rêvée, mais de multiples communautés qui vinrent à l’existence. En 2005, le pape Benoît XVI béatifia le Père Charles de Jésus, martyr, un jeune homme riche qui avait vendu tout ce qu’il avait pour suivre le Seigneur.
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« Me voici, je suis venu pour faire ta volonté »
(Hébreux 10, 9)
La splendeur de l’amour du Christ Saint Benoît, père du monachisme occidental du Vème siècle, écrivit : « Nihil amori Christi praeponere » : « Ne rien préférer à l’amour du Christ »10. Par ces mots, il résumait efficacement le point central de l’histoire évangélique du jeune homme riche. Il résumait certainement aussi le sens de la vie du Père Charles de Foucauld. Benoît disait à ses moines : Le Christ est votre Seigneur et votre Dieu, et vous devriez donc l’aimer « de tout votre cœur », ce qui signifie aussi « de toute votre âme, de toute votre force et de tout votre esprit » (Luc 10, 27). Mais pour pouvoir reconnaître que le Christ mérite notre amour, il faut d’abord que nous percevions la splendeur unique de son amour. En d’autres termes, il faut que nous percevions la « sublime beauté de Dieu » dont parlait JeanPaul II. La beauté trinitaire nous est révélée dans le Verbe fait chair, mort et ressuscité par amour pour l’humanité. Le Père Charles de Jésus, saint Benoît et bien d’autres qui ont tout quitté pour suivre Jésus, ont été touchés par ce qu’ils ont réalisé en contemplant la vie de leur Seigneur : lorsque Dieu aime, il ne s’agit pas simplement d’une sorte
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de caractéristique secondaire de sa divinité. L’expression : « Dieu aime », bien qu’elle soit tout à fait vraie, ne suffit pas à décrire ce qui a été révélé lorsque le Fils de Dieu est mort pour nous sur la croix en remettant son esprit à son Père. Ces mots n’expriment pas totalement ce qui s’est passé quand, dans le Christ ressuscité, l’Esprit de Dieu a été répandu sur « toute chair » (cf. Joël 2, 28). Saint Jean l’Évangéliste, témoin oculaire de la crucifixon, nous dit que non seulement Dieu nous aime, mais qu’il « est amour » (1 Jean 4, 8). Par et dans l’amour de Jésus pour le monde qu’il est venu racheter – un amour qui est allé « jusqu’au bout » (Jean 13, 1) – nous avons vu bien plus que l’amour d’un homme pour l’humanité. Cette humble charité a révélé l’amour éternel du Père pour le Fils et l’amour éternel du Fils pour le Père, dans l’unité du SaintEsprit. Saint Jean dit la même chose lorsqu’il déclare, dans le prologue de son Évangile : « Nous avons vu sa gloire, la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique » (Jean 1, 14). Quelle est cette « gloire » sinon le rayonnement de l’amour du Fils pour le Père, l’amour qu’est Jésus lui-même, éternellement ?
Un triple vœu Le titre de ce livret contient trois mots que l’on associe toujours aux disciples de Jésus : pauvreté, chasteté et obéissance. Mais avant d’être ce que pratiquent les disciples de Jésus, ces « conseils évangéliques » sont ce qu’est Jésus lui-même. Ils sont ce que nous voyons, comme les pre-
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miers disciples, quand nous contemplons Celui qui est mort et ressuscité. Lorsque les disciples ont vu Jésus, le Maître, leur laver les pieds, ou quand ils l’ont entendu pleurer sur Jérusalem, ou qu’ils l’ont observé prendre toutes ses décisions du plus profond de la prière qu’il adressait à son Père, ils virent ce que beaucoup d’autres allaient réaliser après eux : Jésus est le Pauvre, il est le Chaste, il l’est l’Obéissant. Nous n’aurions pas tort de résumer ces mots en disant : Il est Celui qui aime. Oui, il est Celui qui nous aime, nous qui sommes la création de son Père. Mais il est cela parce qu’avant tout, il est Celui qui aime le Père. En fait, la pauvreté, la chasteté et l’obéissance tracent le modèle trois-en-un de la « gloire » – l’amour filial – du Fils unique. Comme l’explique Jean-Paul II dans Vita consecrata : Sa forme de vie chaste, pauvre et obéissante apparaît, en effet, comme le mode le plus radical de vivre l’Évangile sur cette terre, un mode pour ainsi dire divin, parce qu’il a été embrassé par lui, l’Homme-Dieu, afin d’exprimer sa relation de Fils unique avec le 11
Père et avec l’Esprit Saint.
« Mais lorsqu’est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils » (Galates, 4, 4), notre Rédempteur. Le Fils accepte avec joie cet « envoi » – en latin, « missio » – comme une occasion de prouver, dans le temps, son amour éternel pour le Père. Il se lie donc à sa mission par un vœu irrévocable d’amour filial : « Me voici, je suis venu pour faire ta volonté » (Hébreux 10, 9). Ce vœu fait de sa véritable « entrée dans le monde » (cf. Hébreux 10, 5) l’expression de son
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ferme engagement pour notre sanctification « par l’offrande qu’[il] a faite de son corps, une fois pour toutes » (Hébreux 10, 10). Fidèle à sa mission de salut, Jésus devint « obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » (Philippiens 2, 8). Il accepté de recevoir toute sa vie, et tout ce qu’elle contient, de la main de son Père. Le même don de soi radical illumine son amour virginal – désintéressé, libre, fidèle et exclusif – pour son unique Épouse, l’Église, pour laquelle il « s’est livré lui-même » sur la croix (Éphésiens 5, 25). Ce don n’est pas moins évident dans sa pauvreté, cette volonté radicale du Fils de Dieu de se faire « pauvre à cause de vous », jusqu’à mourir pour « que vous deveniez riches par sa pauvreté » à sa place (2 Corinthiens 8, 9). En tout ceci, nous voyons l’unique vœu d’amour de Jésus, les trois dimensions du don de soi filial qui exprime l’amour du Fils non seulement pour nous, mais « porté au Père… dans l’unité du Saint Esprit ».12
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« Vous êtes un sacerdoce royal »
(1 Pierre 2, 9)
Rois avec le Roi Pauvreté, chasteté et obéissance sont comme trois rayons émanant de la gloire unique de l’amour de l’homme-Dieu pour son Père et pour nous. Elles manifestent le caractère « aimable » qui lui est propre et qui fait que lui, et lui seul, est digne de notre entière dévotion. Elles participent de la splendeur par laquelle son amour « saisit » tous les croyants (2 Corinthiens 5, 14) et les incite à le suivre et à vivre comme lui. Mais le Christ ne nous éblouit pas simplement par la beauté de sa pauvreté, de sa chasteté et de son obéissance. Lors de la Transfiguration, quand Pierre, Jacques et Jean furent impressionnés par la soudaine vision de la gloire de Jésus, il ne les laissa pas terrifiés. Il « les toucha et leur dit : « Relevez-vous et soyez sans crainte ! » (Matthieu 17, 7), invitant les disciples – et nous-mêmes – à vivre la pauvreté, la chasteté et l’obéissance en sa compagnie. En prenant part au triple vœu de Jésus de se donner par amour, nous apprenons à être des fils et des filles dans le Fils. Cela signifie : être rois avec le Roi. Comme l’écrit Paul aux Corinthiens, « car tout vous appartient, que ce soit… le monde, la vie, la mort, le présent, l’avenir : tout est à vous, mais vous, vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu »
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(1 Corinthiens 3, 21-23). Saint Ignace de Loyola, un autre jeune et riche soldat qui a tout quitté pour suivre Jésus, offre une vivante illustration de l’appel de Jésus à partager sa pauvreté, sa chasteté et son obéissance royales. Dans les Exercices spirituels, Ignace compare le Seigneur à un roi qui invite ses sujets à prendre part à sa mission et au mode de vie que celle-ci exige. « Quiconque voudra me suivre, dit le roi, doit être disposé à n’avoir d’autre vêtement, d’autre aliment que ceux que j’aurai moi-même… Qu’il s’attende aussi à essuyer les mêmes travaux, à supporter les mêmes veilles… À ces conditions, ayant part à ma victoire, il participera à ma gloire et à mon bonheur… selon qu’il aura marqué plus de zèle et plus de courage à me suivre dans les travaux et les dangers ».13 Ignace soulignait la « libéralité et l’amabilité »14 de cette invitation. Le roi ne revendique pas sa dignité unique ; il veut donner à d’autres une occasion de la partager sur un pied d’égalité avec lui. De même, Jésus ne retient pas jalousement son égalité avec Dieu. Il est le roi qui « s’anéantit » (Philippiens 2, 6-7) pour que nous puissions partager la dignité du Fils devant le Père. Il ne veut pas paraître seul devant son Père ; sa fierté est d’être le « premier-né d’une multitude de frères » (Romains 8, 29). Exactement comme le roi d’Ignace appelle ses sujets à se joindre à lui dans sa noble entreprise, le Christ appelle ses disciples à vivre pour le but qu’il est venu réaliser, « m’assujettir le monde entier » pour la « gloire de mon Père »15 par sa vie, sa mort et sa résurrection. En d’autres termes, il est venu pour aimer le Père en lui remettant la création rachetée, et ainsi, pour aimer le monde en le menant à sa perfection en Dieu. Il invite donc tous les chrétiens – et
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bien sûr, tous les hommes – à se lier par le même vœu missionnaire de don de soi au Père « pour la vie du monde » (Jean 6, 51). Il leur donne sa propre offrande de lui-même pour le bien de la création de son Père, comme voie royale pour participer de son identité éternelle comme Fils unique de Dieu. Vivre avec Jésus comme fils ou fille dans le Fils, c’est partager son amour filial pour le Père et ainsi se joindre à lui dans son dévouement total au salut du « monde entier »16. C’est le suivre en aimant Dieu par-dessus toutes choses et notre prochain comme nous-mêmes.
L’esprit des Conseils Comme Ignace, Madeleine Delbrêl, une jeune femme française du XXème siècle, athée, qui est soudain devenue « éblouie de Dieu »17, avait une vue pénétrante de cette invitation – ou ce commandement – contenue dans les Écritures et dans la vie du Seigneur. Elle faisait remarquer : « Dieu n’a pas dit ‘Tu croiras’, mais ‘Tu aimeras’ »18. C’est le commandement que le jeune homme riche de l’Évangile n’a pas su reconnaître et que, de différentes manières, le Père de Foucauld, saint Benoît, saint Ignace et Madeleine Delbrêl elle-même ont observé comme forme de vie. Madeleine Delbrêl expliquait que le commandement « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » (Deutéronome 4, 6) signifie ceci : Ta vie criera « l’amour pour un Dieu préféré, préféré à ce que touchent les mains, à ce que connaissent les intelligences »19. De plus, cela signifie qu’en lui, à cause de lui et avec son amour, tu aimeras chaque homme et chaque femme comme ton prochain. Delbrêl écrivait aux jeunes femmes qui
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venaient partager sa vie de consécration à Dieu au milieu de leurs voisins radicalement athées et communistes : « C’est à cause de Dieu que nous aimons le monde ».20 Nous – c’est-à-dire tous les chrétiens – observons le double commandement de l’amour de Jésus de la même manière que lui : par une vie de pauvreté, de chasteté et d’obéissance – au moins en esprit, sinon à la lettre. Ces « conseils » donnent à l’amour chrétien sa forme et sa vigueur. Grâce à eux, l’amour n’est pas un vague sentiment mais un acte d’adoration, une offrande sacerdotale de soi à Dieu : « Présenter votre corps – votre personne tout entière – en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte » (Romains 12, 1). La pauvreté, la chasteté et l’obéissance sont l’âme de ce que le Concile Vatican II nommait le « sacerdoce commun des fidèles » .21 « Dans l’Église, tous… sont appelés à la sainteté »22. De même, tout le monde est aussi appelé à laisser ces conseils façonner sa vie. Pour saint Paul, même ceux « qui ont une femme [ou un mari] » devraient être « comme s’ils n’avaient pas de femme [ou de mari] » (1 Corinthiens 7, 29). Cela signifie qu’ils devraient vivre l’esprit de virginité – un amour désintéressé, libre, fidèle et exclusif – dans l’intimité même de leur union conjugale. Dans le même esprit, tous les croyants doivent être préparés à préférer le service de Dieu à l’esclavage vis-à-vis de Mammon (cf. Matthieu 6, 24) et à embrasser l’esprit de pauvreté évangélique. Enfin, tous les chrétiens sont appelés à prendre sur eux le « joug » (Matthieu 11, 29) de l’obéissance filiale du Christ, en communion avec le Seigneur lorsqu’il prie le Père dans l’EspritSaint : « Abba, Père… non pas ce que moi, je veux, mais ce
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que toi, tu veux ! » (Marc 14, 36). Chacun de nous est membre d’ « un sacerdoce royal » (1 Pierre 2, 9) ; chacun de nous est appelé à s’offrir au Seigneur dans l’esprit des conseils. Cet « esprit » n’est finalement rien d’autre que le Saint-Esprit, qui est l’amour entre le Père et le Fils. Il est l’Esprit qui, comme nous le dit Jésus, « reçoit ce qui vient de moi pour vous le faire connaître » (Jean 16, 15) – l’esprit de pauvreté, de chasteté et d’obéissance qui nous sanctifie afin que nous puissions offrir un « culte à Dieu d’une manière qui lui est agréable » (Hébreux 12, 28). Heureusement, nous n’avons donc pas besoin d’inventer cet « esprit des conseils » par nous-mêmes. À l’origine de l’Église, l’Esprit de Dieu a déjà pris sous son ombre quelqu’un qui incarne parfaitement ce que nous sommes tous appelés à être : une « vierge pure » (2 Corinthiens 11, 2) qui permet au Verbe de porter du fruit en elle, attachée à l’Époux de l’Église par un amour pauvre, chaste et obéissant. Nous tous qui cherchons à laisser l’Esprit nous former dans cet amour, nous recevons une part de la confession exemplaire de la Trinité par la Bienheureuse Vierge Marie : Marie est celle qui, dès son Immaculée Conception, reflète avec la plus grande perfection la beauté divine. « Toute belle », c’est le titre sous lequel l’invoque l’Église… Marie est en effet un exemple sublime de consécration parfaite, par sa pleine appartenance à Dieu et par le don total d’elle-même… La vie consacrée la considère comme un modèle sublime de consécration au Père, d’union avec son Fils et de docilité à l’Esprit, consciente qu’embrasser « le genre de vie virginale et pauvre » du Christ signifie faire sien 23
également le genre de vie de Marie.
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« Or, Marie avait pris une livre d’un parfum très pur et de très grande valeur ; elle versa le parfum sur les pieds de Jésus, qu’elle essuya avec ses cheveux ; la maison fut remplie de l’odeur du parfum. » (Jean 12, 3)
Détail de la crypte du sanctuaire de Saint Pio de Pietralcina, San Giovanni Rotondo, Italie. Image reproduite avec l’aimable autorisation du Centre Aletti.
« Demeurez en moi »
(Jean 15, 4)
Un unique état de vie chrétien L’existence chrétienne commence avec la foi et le baptême, qui effectue un passage radical de la mort à la vie en la compagnie du Seigneur mort et ressuscité. Nous pourrions dire, en effet, que l’essence même du christianisme est la « vie » dont s’est enquis le jeune homme riche – la plénitude de vie « qui ne connaîtra ni corruption… ni flétrissure » (1 Pierre 1, 4). Le christianisme est le Christ, « la résurrection et la vie » (Jean 11, 25), loin de qui nous ne pouvons qu’habiter « dans les ténèbres… dans le pays et l’ombre de la mort » (Matthieu 4, 16). Notre passage de la vie à la mort, nous le devons à l’initiative du Père, qui « nous arrachant au pouvoir des ténèbres, [il] nous a placés dans le Royaume de son Fils bien-aimé » (Colossiens 1, 12-13). Le verbe grec employé par Paul pour « placés » (metestêsen) évoque l’idée d’un changement de « statut » ou d’ « état ». Devenir chrétien, nous dit Paul, signifie recevoir un nouvel « état de vie » dans le Christ, une nouvelle manière d’être en tant qu’enfants adoptifs de Dieu. C’est le seul statut qui « compte » vraiment à ses yeux : « Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs, et cet Esprit crie « Abba ! », c’est-à-dire : Père !
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Ainsi tu n’es plus esclave, mais fils, et puisque tu es fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu. » (Galates 4,6-7). Pour faire de nous ses fils et ses filles, le Père nous donne son Unique comme le « lieu » où nous tenir en sa présence. « Père », prie Jésus avant sa passion, « ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent ma gloire, celle que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde » (Jean 17, 24). Être chrétiens, c’est être « rassemblés » (cf. Jean 11, 52) au lieu où est le Fils, le lieu auquel se réfère Jean lorsqu’il déclare solennellement qu’ « au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jean, 1, 1).24 Jésus lui-même initie ses disciples à l’ineffable intimité de cette présence intérieure, par la parabole bien connue de la vigne et des sarments : « Demeurez en moi, comme moi en vous », dit-il. « De même que le sarment ne peut pas porter de fruit par lui-même s’il ne demeure pas sur la vigne, de même vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi. Moi, je suis la vigne, et vous, les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit, car, en-dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. » (Jean 15, 4-5). Ces paroles font écho aux tout premiers versets de l’Évangile de Jean : « En lui » – et, pourrions-nous ajouter, en lui seul – est la vraie « vie » (Jean, 1-4) car il est Celui sans lequel rien ne s’est fait (cf. Jean 1, 3). Finalement, nous n’avons donc qu’une option : soit « demeurer en » Jésus (Jean 15, 4) soit ne pas être vivants du tout. C’est le seul « état » dans lequel nous pouvons espérer
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avoir « la vie, la vie en abondance » (Jean 10, 10). Toutefois, cet unique état de vie chrétien est pleinement réalisé sous deux formes distinctes : d’un côté le mariage, et de l’autre, la virginité consacrée. Chacun de ces deux états façonne définitivement la totalité de la vie d’une personne en la faisant participer de manière spécifique au don de soi filial du Christ. Même ceux qui, sans avoir commis de faute, ne trouvent pas leur voie dans un engagement concret – comme cela arrive en temps de guerre, de famine ou lors de tout autre bouleversement social grave – demeurent néanmoins orientés vers l’un de ces deux états. La plupart des chrétiens demeurent dans le Seigneur en se livrant complètement dans le sacrement du mariage, tandis que d’autres reçoivent un appel particulier à renoncer au bien de la vie conjugale pour participer directement au mariage du Christ avec son Église. Chacun de nous est tourné vers un choix irrévocable entre ces deux états de vie, mais l’élection elle-même couronne le même engagement total à demeurer dans le Christ par le baptême dans sa mort et sa résurrection. La véritable sainteté réside dans une promptitude mariale à laisser « le Créateur et Seigneur lui-même… disposer [l’âme] pour le chemin qui le servira le mieux »25, dans le mariage ou dans la virginité consacrée.
« Vivre l’Évangile à la lettre » : L’état des conseils De même que tous les chrétiens sont appelés à demeurer dans le Christ, tous les chrétiens sont appelés à imiter sa
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pauvreté, sa chasteté et son obéissance. Le mariage aussi exige un engagement concret à l’esprit des conseils par une vie d’offrande eucharistique de soi par Jésus, avec Jésus et en Jésus. Mais comment l’esprit de pauvreté, de chasteté et d’obéissance pourrait-il rester vivant pour tous dans l’Église si au moins quelques-uns n’étaient pas appelés à observer les conseils à la lettre ? L’Église pourrait-elle prétendre à une fidélité totale au Christ si aucun de ses membres n’était prêt à le suivre, comme Benoît et Ignace, le Père Charles de Jésus et Madeleine Delbrêl, dans la pauvreté, la chasteté et l’obéissance au sens littéral ? La personne consacrée se fait littéralement eunuque pour le Royaume (cf. Matthieu 19, 12), elle va et vend tout ce qu’elle a, au sens littéral, pour suivre le Christ, et elle se soumet littéralement à l’autorité d’un supérieur qui l’ « envoie » de la même manière que le Père envoie le Fils. À toutes les époques, certaines personnes acceptent de réaliser ce que saint Ignace a exprimé au cœur de ses Exercices spirituels, lorsque le symbolisme guerrier disparaît soudain pour ne laisser que cette simple prière adressée au Seigneur : « Vous m’avez tout donné… ». Alors, moi aussi, je dois tout vous donner : mes biens, ma fécondité corporelle, mes dons spirituels, ma capacité à disposer des détails de ma vie. Pourquoi ? « À chaque tournant des âges, écrit Madeleine Delbrêl, « il semble bien que le Seigneur ait voulu donner à certains la vocation de vivre son Évangile à même le texte, pour que leur chair et que leur sang en soient comme l’édition providentiellement destinée aux hommes de leur temps. »26
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Pour Jean-Paul II, c’est le sens strict de ce terme qui donne à la vie consacrée une « excellence objective » par rapport au mariage – même si ce dernier demeure l’appel principal à aimer adressé à la personne humaine, sans lequel la vie consacrée est impossible à comprendre.27 Une autre manière de présenter cet enseignement consiste à dire que le mariage ne peut incarner l’esprit des conseils et être ce qu’il est vraiment aux yeux de Dieu, que si quelquesuns sont appelés à renoncer au mariage afin d’incarner aussi la lettre de ces conseils. C’est précisément en servant humblement la sainteté du mariage que la vierge consacrée montre la « supériorité » de son chemin de vie. Jean-Paul II écrit ceci : La vie consacrée, profondément enracinée dans l’exemple et dans l’enseignement du Christ Seigneur, est un don de Dieu le Père à son Église par l’Esprit. Grâce à la profession des conseils évangéliques, les traits caractéristiques de Jésus – chaste, pauvre et obéissant – deviennent « visibles » au milieu du monde de manière exemplaire et permanente et le regard des fidèles est appelé à revenir vers le mystère du Royaume de Dieu, qui agit déjà dans l’histoire, mais qui attend de prendre sa pleine dimension dans les cieux.28
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« Le roi sera séduit par ta beauté »
(Psaume 44, 12)
« Si tu veux être parfait… » « Un homme ne peut rien s’attribuer, sinon ce qui lui est donné du Ciel » (Jean 3, 27). Ces paroles de Jésus dans l’Évangile de Jean sont particulièrement pertinentes pour la vie consacrée, qui n’est pas quelque chose que nous pouvons prendre de notre propre initiative, encore moins où nous pouvons nous frayer un chemin par la force, mais quelque chose que nous ne pouvons que recevoir par un appel particulier du Seigneur lui-même. C’est l’une des leçons à tirer de l’épisode du démoniaque gérasénien. « Comme Jésus remontait dans la barque, le possédé le suppliait de pouvoir être avec lui. Il n’y consentit pas, mais il lui dit : « Rentre à la maison, auprès des tiens, annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde. » (Marc 5, 18-19). Mais à quoi Jésus appelle-t-il exactement la personne consacrée ? Dans l’Évangile de Matthieu, Jésus dit au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait… » (Matthieu 19, 21) ; une réponse traditionnelle serait donc : « l’état de perfection ». Cette réponse est juste à condition que nous la comprenions correctement. Il serait en effet totalement faux
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d’imaginer la vie consacrée comme une forme de musculation spirituelle, qui nous hisserait au-dessus des rangs pitoyables des chrétiens de deuxième zone ou « imparfaits ». La personne consacrée passerait complètement à côté de son appel si elle le voyait comme une chance en or d’accumuler des richesses spirituelles. Comment cette personne pourrait-elle prétendre être disciple du Seigneur, alors que le Fils « ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur » (Philippiens 2, 6-7) ? La personne consacrée ne vit pas seulement pour ellemême, mais elle ne vit pas non plus uniquement pour son prochain. Elle n’est pas appelée à donner simplement un exemple de vie sainte aux autres chrétiens ou à leur rappeler de chercher « les valeurs durables » parce que ce monde passe. Elle n’est pas appelée non plus simplement à quelque fonction purement humaine, que ce soit dans la société ou dans l’Église. Mère Teresa de Calcutta, dont les sœurs remplissent, bien sûr, de nombreuses fonctions sociales en prenant soin des personnes démunies et mourantes, insistait sur ce point : « Nous ne sommes pas des travailleuses sociales. Nous devons être des contemplatives au cœur du monde, parce que nous touchons le corps du Christ »29. Elle savait que la liberté à laquelle est appelée la personne consacrée (cf. Galates 5, 13) va bien au-delà de tout objectif limité. Quel est alors le but ultime de la vie consacrée ? Nous en avons déjà eu un aperçu dans la vie du Père Charles, qui manifestait la grande « confession » que Jean-Paul II a
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décrite comme le trait essentiel de cet état de vie. Le pape défunt nous indiquait à nouveau la réponse lorsqu’il écrivait : Rapporter les conseils évangéliques à la Trinité sainte et sanctifiante, c’est révéler leur sens le plus profond. En effet, ces conseils expriment l’amour porté au Père par le Fils dans l’unité de l’Esprit. En les pratiquant, la personne consacrée vit avec une intensité particulière le caractère trinitaire et christologique qui marque toute la vie chrétienne. 30
Comme le montre clairement ce passage, le but principal de la vie consacrée est à la fois de contempler et de révéler le don de lui-même, par amour, du Fils au Père dans l’unité du Saint-Esprit. En prononçant ses vœux judicieusement nommés « vœux perpétuels », la personne consacrée manifeste cette révélation en se donnant à son tour, une fois pour toutes. Le reste de sa vie devient ensuite une tentative pour parvenir à ce don de soi définitif par une obéissance à la règle de sa communauté jour après jour. L’existence de la personne consacrée ne lui appartient plus, mais elle appartient à Dieu, de sorte qu’elle vit « le temps qui reste à passer dans la chair, non plus selon les convoitises humaines mais selon la volonté de Dieu » (1 Pierre 4, 2). La personne consacrée est appelée à révéler l’amour de Jésus, à la fois en aimant Jésus et en aimant ce que Jésus a aimé. Comme nous l’avons vu, ce que Jésus a aimé par dessus tout était son Père et l’œuvre de salut que son Père avait remise entre ses mains pour qu’il l’accomplît (cf. Jean 4, 34). La personne consacrée est appelée à partager
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l’attachement sans réserve de Jésus à la volonté du Père. En vivant sous l’autorité d’une règle, elle imite le Seigneur luimême, qui a laissé la « gestion » de son temps entièrement dans les mains du Père afin de concentrer toute son attention sur la tâche qui lui était confiée. Ou, pour le dire d’une autre manière, afin d’aimer mieux à la fois le Père et ses frères. Jésus appelle ses disciples consacrés à partager sa liberté totale au service de sa mission de racheter le monde : « De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie » (Jean 20, 21). En répondant à l’appel du Seigneur – qui est toujours un appel à prendre sa croix – ils deviennent une preuve tangible, en chair et en os, que Jésus n’est pas simplement un homme mais le Fils de Dieu venu sur la terre et déjà totalement consacré à sa mission rédemptrice : « Mais lorsqu’est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et soumis à la loi de Moïse, afin de racheter ceux qui étaient soumis à la Loi et pour que nous soyons adoptés comme fils. » (Galates 4, 4). Il n’y a qu’un Rédempteur, mais la Tête invite généreusement certains de ses membres à consacrer leur vie pour être ses mains et ses pieds – ceux-là mêmes qui ont été cloués au bois brut de la croix, pour le salut du monde. La vie consacrée est le signe de l’amour cruciforme du Christ marqué dans la chair de l’Église. Ce modèle en forme de croix est l’unique « orgueil » (cf. 1 Corinthiens 1, 29) de la personne consacrée et la seule « perfection » qu’elle s’applique à rechercher.
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« Être l’Amour » : Exprimer la nature la plus intime de l’Église L’Église est le Corps du Christ, mais elle est aussi son épouse. Son identité sponsale resplendit d’une clarté particulière dans la vie consacrée, ainsi que l’explique Jean-Paul II dans Vita consecrata. « Ainsi, écrit-il, la vie consacrée devient une expression particulièrement forte de l’Église-épouse qui, conduite par l’Esprit à reproduire en elle les traits de l’Époux, apparaît devant lui « toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée » (Éphésiens 5, 27). »31 Revenant sur ce point dans un autre passage, le pape insiste : « L’Église ne peut absolument pas renoncer à la vie consacrée, parce que celle-ci exprime de manière éloquente son intime nature « sponsale. »32 Si l’Église est l’épouse du Christ, son mariage avec l’Époux est célébré au Calvaire, où le Christ « a aimé l’Église, il s’est livré lui-même pour elle » (Éphésiens 5, 25). C’est pourquoi la vie consacrée, qui exprime la nature la plus intime de l’Église comme épouse, ne prend son véritable sens que sur le Golgotha. Se tenant « près de la croix de Jésus » (Jean 19, 25), Marie représente l’épouse virginale, tout en incarnant la conformité de l’épouse au Christ dans la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. Cependant, elle ne remplit pas cette tâche seule, mais dans une union féconde avec l’ami de Jésus, « le disciple… qu’il aimait » (Jean 19, 26). Au moment de mourir, le Seigneur dit à Marie, « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère. » Et à
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partir de cette heure-là, le disciple la prit chez lui. » (Jean 19, 26-27). Dans la mesure où elle représente la nature intime de l’épouse, la vie consacrée n’est pas simplement une « spécialité » dans l’Église. L’homme – ou la femme – consacré n’est pas un « expert » dans quelque sujet hautement technique, ni un « spécialiste » dans quelque domaine obscur. La personne consacrée est tout au plus un « amateur » tout au long de sa vie, au sens originel du terme, c’est-à-dire « aimant ». Ceci, parce que le but ultime de la vie consacrée n’est pas une tâche ou une fonction particulière mais la « seule [chose] nécessaire » (Luc 10, 42) : l’expression sans réserve d’un amour qui anime l’Église tout entière et fait d’elle « l’accomplissement total du Christ, lui que Dieu comble totalement de sa plénitude » (Éphésiens 1, 23). Cette vérité a rarement été saisie avec autant de vivacité que par sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : La Charité me donna la clef de ma vocation. Je compris que si l’Église avait un corps, composé de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous ne lui manquait pas, je compris que l’Église avait un cœur, et que ce cœur était brûlant d’amour. Je compris que l’Amour seul faisait agir les membres de l’Église, que si l’Amour venait à s’éteindre les apôtres n’annonceraient plus l’Évangile, les martyrs refuseraient de verser leur sang… Je compris que l’Amour renfermait toute les vocations, que l’amour était tout, qu’il embrassait tous les temps et tous les lieux… en un mot, qu’il est éternel ! Alors, dans l’excès de ma joie délirante, je me suis écriée : O Jésus, mon Amour… ma vocation, enfin je l’ai trouvée, … dans le cœur de l’Église, ma Mère, je serai l’Amour… ainsi je serai tout.33
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Toutes les formes de vie consacrée, qu’elles soient contemplatives ou actives, anciennes ou modernes, existent pour « être l’Amour » au cœur de l’Église. En d’autres termes, la vie consacrée existe pour incarner l’Amour que Marie de Béthanie exprimait lorsqu’ayant « pris une livre d’un parfum très pur et de très grande valeur ; elle versa le parfum sur les pieds de Jésus, qu’elle essuya avec ses cheveux ; la maison fut remplie de l’odeur du parfum » (Jean 12, 3). Une offrande d’elle-même sans calcul et sans bornes, en réponse au Christ qui « m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi » (Galates 2, 20) : existe-t-il un acte humain plus beau que celui-ci ? Y a-t-il une reconnaissance plus vraie de ce que « le Seigneur est l’Unique » (Deutéronome 6, 4) et que la suprême beauté de la Trinité est la source et la fin de tout notre amour ? Au IVème siècle, saint Augustin d’Hippone a écrit sur la beauté trinitaire – de l’amour – révélée en Jésus-Christ. Beaucoup d’autres, tels le Père de Foucauld, saint Ignace et Mère Teresa, contempleraient cette beauté après lui : « Il est beau, le Verbe auprès de Dieu... beau sur la terre... beau quand il appelle à la vie et beau quand il ne s’inquiète pas de la mort... ; beau sur la Croix, beau dans le tombeau, beau dans le ciel.... »34 Tous, qu’ils aient vécu en religieux apostoliques, en ermites, comme contemplatifs cloîtrés, missionnaires ou laïcs consacrés, savaient que face à face avec un amour si beau et sans mesures, si divin, ils devaient aller, tout vendre et venir ; ils devaient consacrer leur vie entière à confesser la gloire du Dieu trinitaire.
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Pour reprendre les célèbres paroles de Dostoïevski, la beauté sauvera le monde.35 C’est un encouragement pour les personnes consacrées, car la beauté de leur forme de vie pauvre, chaste et obéissante est un rappel indispensable de l’unique vérité dont dépendent toutes les autres : la primauté de Dieu, dont l’amour – pour nous et en lui (cf. 1 Jean 4, 8) – est la raison même pour laquelle nous existons. Comme l’écrit Jean-Paul II : Notre monde, dans lequel les traces de Dieu semblent souvent perdues de vue, éprouve l’urgent besoin d’un témoignage prophétique fort de la part des personnes consacrées. Ce témoignage portera d’abord sur l’affirmation du primat de Dieu et des biens à venir, telle qu’elle se révèle dans la sequela Christi et dans l’imitation du Christ chaste, pauvre et obéissant, totalement consacré à la gloire de son Père et à l’amour de ses frères et de ses sœurs.36
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Sources 1 2
Credo de Nycée. Pour une brève biographie de Charles de Foucauld, voir http://www.eglise.catholique.fr/approfondir-sa-foi/saints/ temoins/371742-bienheureux-charles-de-foucauld-1858-1916/
3
Charles de Foucauld, Charles de Foucauld (Modern Spiritual Masters Series), ed. Robert Ellsberg (Maryknoll, New York : Orbis Books, 1999), 16.
4
Charles de Foucauld, http://www.vatican.va/news_services/liturgy/ saints/ns_lit_doc_20051113_de-foucauld_fr.html
5
Ibid.
6
Ibid.
7
Charles de Foucauld, 23 juin 1901, in Lettres à Henry de Castries, Grasset, 1938, p. 84.
8
Charles de Foucauld, http://petitessoeursjesus.catholique.fr/ foucauld/foucauld8_evangile_vie.html
9
Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Vita consecrata, [La vie consacrée], 16.
10 Saint Benoît de Nursie, Règle, chapitre 4. 11 Jean-Paul II, Vita consecrata, 18. 12 Ibid., 21. 13 Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Éditions Payot et Rivages, 2014, 93. 14 Ibid., 94. 15 Ibid., 95. 16 Ibid.
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17 Cité in Jacques Loew, « Introduction », in Madeleine Delbrêl, Nous autres, gens des rues, Textes missionnaires présentés par Jacques Loew, Seuil, Paris, 1966, p. 19. 18 Madeleine Delbrêl, Missionnaires sans bateaux. Publié dans le tome 7 des œuvres complètes : « Sainteté de la vie ordinaire », Nouvelle Cité, oct. 2009. 19 Id., Ville marxiste, terre de mission, Paris, Cerf, 1970, p. 147. 20 Id., Communautés selon l’Évangile, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p.29. 21 Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium, 10. 22 Ibid., 39. 23 Jean-Paul II, Vita consecrata, 28. 24 Non souligné dans le texte. 25 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 15. 26 Madeleine Delbrêl, Nous autres, gens des rues, cit., p. 145. 27 John Paul II, Vita Consecrata, 18. 28 Ibid., 1. 29 Mère Teresa de Calcutta, Discours au petit-déjeuner de prière national, Washington, D.C., 3 février 1994. 30 Jean-Paul II, Vita consecrata, 21. 31 Ibid., 19. 32 Ibid., 105. 33 Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Manuscrits autobiographiques, Lisieux, Office central de Lisieux, 1957, p. 226. 34 Saint Augustin d’Hippone, Discours sur les psaumes, XLIV, 3, cité par Jean-Paul II in Vita consecrata, 24. 35 Cf. Feodor Dostoïevski, L’idiot, IIIème partie, chapitre 5. 36 Jean-Paul II, Vita consecrata, 85.
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Les auteurs Adrian Walker a un doctorat en philosophie de l’Université grégorienne de Rome. Il a enseigné la philosophie et la théologie à l’Institut Jean-Paul II à Washington, D.C. et il est actuellement rédacteur à la Revue catholique internationale Communio. Il est l’auteur de nombreux articles et a traduit un certain nombre d’ouvrages, entre autres, de Joseph Ratzinger-Benoît XVI. Michelle K. Borras, Ph.D., est directrice du Catholic Information Service. Elle a un B.A. en littérature anglaise de l’Université Harvard, une licence canonique en théologie de l’Institut Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille à Rome, et un Ph.D. en théologie de l’Institut, section de Washington, D.C., avec une thèse sur l’interprétation du mystère pascal par Origène. Michelle K. Borras a enseigné à l’Institut Jean-Paul II de Washington comme professeur adjoint pendant l’année académique 2010-2011 et a donné des séminaires en littérature catholique, en interprétation patristique de l’Écriture et en théologie de Hans Urs von Balthasar. Outre de nombreux travaux de traduction, elle a publié des articles dans le domaine de la littérature catholique et de la théologie.
Le « Service d’information catholique » Depuis sa fondation, l’Ordre des Chevaliers de Colomb est impliqué dans l’évangélisation. En 1948, les Chevaliers ont lancé le Catholic Information Service (CIS) pour fournir des publications catholiques au grand public ainsi qu’aux paroisses, écoles, maisons de retraite, établissements militaires, prisons, assemblées législatives, au corps médical et aux personnes individuelles qui en font la demande. Depuis plus de 60 ans, le CIS a publié et distribué des millions de livrets et des milliers de personnes ont suivi sa formation catéchétique. « Catholic Information Service » est une marque déposée des Chevaliers de Colomb.
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