ENTRE NOUS - NO 45 – juin 2020

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« AVEC LE COVID-19, NOUS NOUS DÉCOUVRONS VULNÉRABLES » La pandémie de coronavirus constitue un événement sans précédent en Suisse. Après le semiconfinement du printemps dernier, la population, à risque ou non, apprend maintenant à vivre avec le virus. Explications sur les conséquences psychologiques de cette situation d’exception avec le professeur Friedrich Stiefel, chef du Service de psychiatrie de liaison du CHUV. LA CRISE SANITAIRE QUE NOUS TRAVERSONS A DÉBUTÉ PAR UN SEMI-CONFINEMENT DE PLUSIEURS SEMAINES AU DÉBUT DU PRINTEMPS DERNIER, VÉRITABLE ÉPREUVE DU FEU. QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES PSYCHOLOGIQUES DES MISES EN QUARANTAINE ? Elles dépendent de beaucoup de facteurs, comme la société dans laquelle le confinement a lieu, la compréhension de son objectif par la population ou sa durée. De manière générale, c’est la rupture du lien social consécutive à l’isolement qui s’avère la plus problématique. Passé un certain cap, on peut en arriver à des situations dramatiques. Il n’y a qu’à penser aux orphelinats qui ont vu le jour en Roumanie sous l’ère Ceausescu suite à la politique nataliste forcenée menée par le dictateur. Les enfants abandonnés dans les structures de l’État ont été privés de contacts humains – pourtant essentiels à leur développement –, menant certains d’entre eux au bord de la dépression sévère ou de la mort. L’expérience que nous avons vécue n’a évidemment rien de commun avec cela. Reste que l’isolement peut être d’une grande violence pour les animaux sociaux que nous sommes.

TOUT COMME AVEC LE SEMI-CONFINEMENT, LA NÉCESSITÉ, AUJOURD’HUI, DE RESPECTER UNE CERTAINE DISTANCE PHYSIQUE MODIFIE LES CONTACTS SOCIAUX, VOIRE EN RÉDUIT LE NOMBRE. LES PERSONNES ATTEINTES DE CANCER SONT-ELLES PLUS VULNÉRABLES QUE LES BIEN-PORTANTS FACE À CETTE FORME D’ISOLEMENT ? Nous sommes tous différents. Tristesse, irritabilité, angoisse, dépression, etc. : la palette de nos réactions face à la perte de nos repères, par essence sécurisants, est large. Tout dépend des parcours de vie, des expériences passées. Les patients oncologiques présentent bien sûr une fragilité propice à les faire basculer du mauvais côté en période de crise. Ils ont déjà perdu la santé et se voient confrontés à une nouvelle perte, douloureuse, celle du lien social. Mais il faut se méfier des généralisations. L’isolement est difficile pour ceux qui n’en n’ont pas l’habitude : certaines personnes atteintes de cancer peuvent être mieux armées qu’on pourrait le penser. Quand on est malade, on évolue dans un monde rétréci, rythmé par les rendez-vous médicaux. Les patients sont déjà souvent coupés du monde, en marge, avec une maîtrise limitée de leur vie. Certains d’entre eux peuvent donc puiser dans leurs ressources, car le confinement ou une vie en retrait n’ont rien de nouveau. En clair, le balancier peut aller dans les deux sens.

AUJOURD’HUI, LA POPULATION APPREND À VIVRE AVEC LE VIRUS. UN VIRAGE DIFFICILE À NÉGOCIER ? Difficile oui, parce qu’on ne sait pas quand la menace prendra fin. Et plus ardu encore pour les personnes atteintes de cancer, qui voient leurs défenses immunitaires souvent amoindries. Le dialogue oncologuepatient est encore plus important que jamais pour que le malade puisse continuer de mener sa vie en prenant des risques raisonnables.

ensemble sa tristesse comme c’était le cas avant l’apparition du Covid-19. Tout ce qui peut diminuer le sentiment de solitude est bon à prendre dans ces moments-là. Les nouvelles technologies, par exemple, peuvent permettre de se réunir autrement – de manière certes moins incarnée. Et on peut imaginer que, dans le futur, de nouveaux rites funéraires émergeront ou que les gens vivront différemment leur deuil.

L’APPARITION DU CORONAVIRUS NOUS RAMÈNE IMMANQUABLEMENT À NOS PEURS ARCHAÏQUES FACE À L’INCONNU ET À LA MORT. QUE DIT CETTE CRISE DE NOUS ? Avec le Covid-19, nous nous découvrons vulnérables, fragiles. La pandémie nous rappelle que nous ne sommes jamais hors de danger, même si nous aimons à penser que la civilisation nous garantit la sécurité. Au fond de nous-mêmes, nous le savons, mais préférons évacuer la question. C’est toute la différence entre le savoir intellectuel et le savoir expérientiel. L’humain n’est plus le même après avoir acquis un savoir expérientiel. Survivre à un tremblement de terre n’équivaut pas à connaître l’existence des tremblements de terre. Bref, c’est un savoir gênant, mais précieux ! Car bien dosée, une certaine anxiété peut être utile à notre survie et à la manière de concevoir notre existence.

FAUT-IL S’ATTENDRE À CE QUE CETTE PANDÉMIE PROVOQUE DES DOMMAGES COLLATÉRAUX PSYCHOLOGIQUES IMPORTANTS AU SEIN DE LA POPULATION DANS LES MOIS À VENIR ? Nos angoisses ne vont évidemment pas disparaître d’un coup. Tout changement, même vers le mieux, peut en outre susciter de la peur et nécessite qu’on s’y adapte. Cela semble être un truisme, mais le temps est un allié important. Le psychisme a parfois du retard sur la réalité. Le psychiatre et psychanalyste français Jacques Lacan distinguait ainsi l’instant pour voir, le temps pour comprendre et le moment de clore. Et sur l’échelle de cette temporalité, chacun a son propre rythme.

NOUS VIVONS UNE SITUATION INÉDITE. L’IMPACT DE CETTE CRISE SANITAIRE LE SERA-T-IL AUSSI ? Impossible de le savoir. Cette secousse a donné de la visibilité aux métiers de l’ombre ainsi qu’aux personnes en situation de vulnérabilité. Que se passera-t-il une fois les projecteurs éteints ? Il faut espérer qu’une prise de conscience s’opère et que, dans une société où les risques sont partagés, la solidarité l’emporte – avec, à la clé, des améliorations sur le plan social. Propos recueillis par Béatrice Tille

ON SE RETROUVE EN EFFET FACE À UN PARADOXE : ON A BESOIN DE SON PROCHAIN, MAIS POUR SE PROTÉGER ET PRÉSERVER CEUX QUE L’ON AIME, IL FAUT S’EN DISTANCER… L’autre devient effectivement une personne à éviter. Et même si nous savons que cette attitude est raisonnable, elle est désagréable, voire même douloureuse. Ceci est d’autant plus vrai pour les individus atteints de cancer et leurs proches. Faisant face à la menace existentielle que la maladie fait peser sur eux, les patients réalisent souvent que ce sont les relations d’amour et d’amitié qui comptent le plus à leurs yeux : l’éloignement d’avec leur entourage n’en est que plus pénible. Et certains proches qui se savent potentiellement vecteurs du virus sont confrontés à un véritable dilemme. Chaque situation doit être pondérée pour concilier au mieux soutien au malade et distance à respecter. Rompre toute forme de contact avec un patient peut dangereusement le fragiliser sur les plans psychologique et social. Pour d’autres, c’est la garantie de ne pas être infecté qui prime.

LORS DES DÉCÈS, LES PROCHES SONT MIS À L’ÉCART POUR DES RAISONS SANITAIRES. QUELS CONSEILS DONNER POUR FAIRE FACE À UN TEL TRAUMATISME ? Certaines familles sont plus résilientes qu’on ne le pense. Les professionnels de la santé ont été surpris : nombreuses sont celles qui ont trouvé des ressources même s’il était impossible de partager

© Eric Déroze, CHUV

Friedrich Stiefel : « Nous ressortirons différents de cette crise. Reste à espérer que ce changement sera positif. »

Selon l’Académie française, s’agissant d’une maladie, Covid-19 est du genre féminin. Toutefois, l’usage du masculin s’est largement imposé en Suisse romande et pour cette raison, nous écrivons ici « le Covid-19 ».


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