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Paysages amplifiés
Philippe Mouillon
Assis dans l’autocar garé en surplomb de la vallée de Roussillon, je pense à une femme… plus précisément à Ingeburge du Danemark. La jeune princesse avait épousé en 1193 le roi de France Philippe Auguste. La belle était malheureuse car le roi était bigame: il s’était secrètement marié avec Agnès de Méranie quelques jours après les noces officielles. Le pape Innocent III tenta de dénouer l’affaire et de remettre de l’ordre dans les lits, mais en vain. Il décida de détruire les rythmes de la vie quotidienne qui étaient alors profondément marqués par les liturgies catholiques. Il interdit dans tout le royaume de France de faire sonner les cloches et de célébrer les messes, ruinant ainsi l ’ordre établi. En septembre 1200, le roi céda et répudia publiquement sa belle Agnès. La suspension de l’interdit donna lieu dans tout le royaume à de grandes manifestations de liesse populaire, tandis que les cloches des églises sonnaient à nouveau à la volée1 …
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Huit cent dix-huit ans plus tard, dans le lointain de la vallée, j’entends une cloche sonner quinze heures. Cette empreinte symbolique est vivace, nouée profondément dans notre corps, même si notre vie quotidienne distraite semble en être émancipée. J’entends aussi le grand orchestre des oiseaux conduit par un couple de merles sopranos. Ils chantent la plénitude du soleil d’été alors qu’il pleut doucement et que nous sommes en janvier. Avec une agilité de faussaire, Henry Torgue a faufilé des leurres entre les sons qui nous parviennent et la réalité concrète du paysage sur lequel ils se superposent. Et cette dissonance entre les situations aiguise notre attention auditive au paysage. Les chants d’oiseaux nous portent, nous allègent, amplifient nos vies, mais nous ne leur en sommes guère reconnaissants. Cette indifférence énigmatique participe de l’effondrement dramatique des écosystèmes qui nous enveloppent.
Nos paysages auditifs sont cet assemblage subtil de souffle d’air dans les feuilles, de rythmes symboliques et de mélodies animales, largement désaccordés de scansions industrielles invasives. L’état des lieux proposé par Paysages amplifiés est à la fois joyeux et grave. Il nous plonge dans un temps infini du paysage, d’une stabilité apparente, et dans les ponctuations ordinaires plus ou moins grotesques, du Boeing au scooter. Il nous ajuste les oreilles pour nous aider à percevoir l’équilibre précaire de chaque paysage, et inviter notre attention à se porter en priorité sur l’à-venir2 de ceux-ci, plus que sur leur état passé.
1 Jean-Claude Schmitt, Les rythmes au Moyen-Âge, Gallimard, 2016. 2 Jean-Louis Tornatore, «Patrimoine vivant et contributions citoyennes. Penser le patrimoine “devant” l’Anthropocène», In Situ – Revue des patrimoines, n° 33, 2017
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