MICHEL 05 "HABITER"

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L’INVITÉ

PETER DOHERTY

En paix en Normandie

HABITER AUTREMENT

HABITER LA MARGE

CONSTRUIRE BIO L’HOMME CHEVREUIL Le retour aux sources de l’architecture

Sa vie dans les bois

FISSURER LE BÉTON

PORTFOLIOS

Un lieu pour créer

EMMANUEL LEMAIRE MARIE-HÉLÈNE LABAT LISON DE RIDDER

LE MOULIN D’ANDÉ

HABITER NUMÉRO 5 — 15 € AUTOMNE 2021

180 PAGES DE RENCONTRES ET D’IMAGES POUR S’ÉVADER EN NORMANDIE


visites

festivals automne curieux.fr

cinéma

stages⁄ateliers

Arts visuels 25 sept. > 21 nov. 2021

Ville de Rouen • DCRP • 08/21

expos


Habiter la Normandie est-ce bien raisonnable ? PAR GUY FOULQUIÉ P RÉSIDENT DES ÉDITIONS LAPIN ROUGE XAVIER GRANDGUILLOT D IRECTEUR DE PUBLICATION FLORENCE DEGUEN RÉDACTRICE EN CHEF

La recherche de l’abri, fonction première de l’habitat, a forgé des réflexes ataviques dont on trouve toujours les traces dans les cabanes des jeux d’enfants en forêt. On a tous besoin d’un toit ou au moins d’une toile, mais les bêtes sauvages ne nous dévorent plus et aujourd’hui la plupart d’entre nous délègue la fabrication de notre habitat à des bâtisseurs, dans un système économique éprouvé (quand le bâtiment va…). Mais bien sûr un toit ne suffit pas pour s’abriter. Il faut aussi « habiter » les lieux. Dans ce cinquième numéro marqué par les assignations à demeure de la crise sanitaire, MICHEL conjugue le verbe habiter, met en lumière des tendances, des exceptions, des curiosités qui foisonnent en Normandie, ses villes, ses paysages. La région est fertile, l’abondance – mal partagée – y règne. Nos passés, nos sensibilités, nos différences se rejoignent sous le même ciel, celui-là même qui impose souvent de s’abriter. Certains veulent reprendre la main et vont jusqu’à bâtir leur propre maison. En remettant en jeu des matériaux à portée de main et de budget, en réinventant des gestes ancestraux. Et des architectes regardent aussi ce mouvement, voire y participent. Souvent cette réflexion va de pair avec un refus de la ville oppressante et le désir de revenir à la campagne, même quand on n’y a jamais vécu, si ce n’est dans des rêves de déracinés.

Pas toujours bienvenus les « néo ruraux », comme les nomades d’ailleurs, par ceux qui ont toujours demeuré… quelque part. On n’a pas toujours le choix ni du lieu, ni des matériaux, ni du décor. Habiter, ça se décide aussi dans l’urgence, à cause des bombes. La bataille de Normandie en 1944 a remodelé nombre de villes mais aussi de villages. L’habitat provisoire comme celui de la reconstruction a laissé son empreinte, et soixante-dix ans après, se laisse encore investir et aimer. Habiter ça se décide aussi dans l’urgence, à cause de la misère et par faute de moyens, de pérennité et de sécurité. De l’abbé Pierre aux Tiny Houses, ceux qui se battent contre cette injustice prouvent que cette guerre-là n’est pas encore finie. Quelques-uns ont aussi renoncé à la douceur d’un toit. L’homme-chevreuil, qui nous interroge sur notre oubli de la forêt et du sauvage. Le clochard céleste dont les mots s’incrustent dans la ville alors qu’il n’a pas de domicile connu. Avant d’habiter, ils sont habités. Comme ces artistes rencontrés au hasard de la préparation de ce numéro et tous ceux que nous n’avons pas rencontrés. Ils nous rappellent que c’est certainement cela le plus important : être habité. En invitant l’ardent Anglais Peter Doherty à témoigner de son installation à sur la Côte d’Albâtre, c’est bien d’habiter et d’être habité que nous voulions parler. Mais attention, la montée du niveau de la mer ne va-t-elle pas bouleverser toutes nos bonnes raisons d’habiter ici ?


NUMÉRO 5 AUTOMNE 2021 michel-larevue.fr

HABITER OUVERTURE

32 P OURRA-T-ON

ENCORE HABITER LA CÔTE NORMANDE EN 2100 ?

1 É DITORIAL

FLORENCE DEGUEN — GUY FOULQUIÉ XAVIER GRANDGUILLOT

4 L A COUV’

ÉTAIT CHEZ LUI EN NORMANDIE

L’INVITÉ

PETER DOHERTY

INTRANQUILLE

« En Normandie, j’ai trouvé la paix » PROPOS RECUEILLIS ET TRADUITS PAR PIERRE LEMARCHAND PHOTOS ALEXANDRA FLEURANTIN

Dans l’Orne, se trouve l’un des plus grands gisements d’outils néandertaliens d’Europe TEXTE : ÉMELINE GIARD

39 DE L’UTOPIE

À LA CONVOITISE

Vivre dans du Perret

TEXTE : OLIVIER BOUZARD — PHOTOS : ANDREAS SIRCH ILLUSTRATION : JULIE AUBOURG

44 D ANS

SES RÊVES

De Gobert réinvente Le Havre de Perret

PORTFOLIO

CHAPITRE 1

HABITER HIER – HABITER DEMAIN 16 L’ÂME

SINGULIÈRE DES BARAQUES D’APRÈS-GUERRE

Fragiles, attachantes et toujours debout

TEXTE : ÉMILIE RICHELLE PHOTOS ET ICONOGRAPHIE : ÉLISABETH BLANCHET

22 I LS AVAIENT

FAIT LEUR TROU

Dans les falaises de Dieppe

TEXTE : TOM IRTHUM ILLUSTRATIONS : FONDS ANCIEN VILLE DE DIEPPE

25 L E DERNIER

TOIT DE L’ABBÉ PIERRE

Toujours ouvert et inspiré TEXTE DE GUY FOULQUIÉ CITATIONS DE L’ABBÉ PIERRE

28 L ES PETITS

TEXTE : VINCENT RONDREUX – LE POULPE ILLUSTRATIONS : JEAN DAVID PETIOT

38 N ÉANDERTAL

GAËL DEZOTHEZ

7 V ISITEUR

Et si le littoral normand finissait englouti ?

CHÂTELETS

Lieu de pénitence hier, d’effervescence aujourd’hui

TEXTE : ÉMELINE GIARD — PHOTOS : CHAPELMELE

30 C ABANES

DE PLAGE THÉÂTRES DE POCHE

TEXTE : FLORENCE DEGUEN PHOTOS : JEAN-MARIE CHÂTELIER

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

47 M ARIE-HÉLÈNE

LABAT

Derniers regards avant disparition

CHAPITRE 2

HABITER LA MARGE

56 L’HOMME-CHEVREUIL

Un humain convaincu

TEXTE : LAURA BAYOUMY PHOTOS : LAURA BAYOUMY, GEOFFROY DELORME

60 S ANS

MAISON ET SANS TOMBE

61 N EXT

DOORS

TEXTE ET PHOTOGRAPHIE : FABIEN CHEVRIER

Regard d’un étudiant indien confiné en cité U à Caen PAR ANIRUDDHA BISWAS

65 J ’IRAI

DORMIR CHEZ VOUS… AU BOUT DU JARDIN

Elle installe son camping-car chez les gens TEXTE : LAURA BAYOUMY PHOTOS : EMMANUEL BLIVET

67 L E CLOCHARD

Psychotic graffitis

CÉLESTE

TEXTE : ÉMILIE RICHELLE ET ANNA FOUQUÉ PHOTOS : JEAN-PIERRE SAGEOT


72 C AMPEMENTS

TOXIQUES

Quand l’itinérance expose les gens du voyage à des risques environnementaux.

TEXTE : ANNA FOUQUÉ — PHOTOS : MARIE-HÉLÈNE LABAT

76 U NE VIE

CHAPITRE 4

HABITACLES INTIMES 122 « TOUTE

MA VIE, J’AI ESSAYÉ DE FOURNIR AUX AUTRES UN ESPACE POUR CRÉER »

À REBÂTIR EN TINY HOUSE

Permettre aux sans-abris de retrouver toit et emploi

TEXTE : MARYLÈNE CARRE À CAEN LAURE VOSLION À ROUEN PHOTOS : MARYLÈNE CARRE — MARIE-HÉLÈNE LABAT

PORTFOLIO

Écrire au Moulin d’Andé

TEXTE : ANNA FOUQUÉ — PHOTOS : COLL. MOULIN D’ANDÉ

128 P LANÈTES 135 IL Y A

83 E MMANUEL

FISSURER LE BÉTON 93 I LS VEULENT

SUR TERRE

REDESCENDRE

Des jeunes ont quitté la ville pour venir s’installer dans l’Orne

PAR ISABELLE LETÉLIÉ — ILLUSTRATION : ÉMERIC OUTREMAN

137 H ABITER,

UNE HISTOIRE INTIME

139 L’HOMME

LUNE

PAR PIERRE GENTÈS

PAR MATHILDE BENNETT

142 H ABITATS

L’ESPACE EN VILLE ?

Les jardins joyeux, occupés car voués à la destruction

TEXTE GUILLAUME HUE PHOTOS MARIE-HÉLÈNE LABAT ET GUILLAUME HUE

101 B ERGÈRE

PAR JENNIFER MACKAY

144 P ROFESSION :

DE MAISONS

146 L E CIMETIÈRE

DANS UN QUARTIER FERTILE

Un projet exemplaire d’habitat participatif à la Grand Mare à Rouen

TEXTE : HÉLÈNE DEVAUX — PHOTOS : JEAN-PIERRE SAGEOT

105 P OTEAUX

TEXTE : GUILLAUME HUE – PHOTOS : MARIE-HÉLÈNE LABAT

109 L’ÉCHANGE

DE MAISON, TOUT SIMPLEMENT

Moins faux cul qu’Air bnb

PROPOS RECUEILLIS PAR ÉMELINE GIARD ILLUSTRATIONS : PAATRICE MARCHAND

112 C ONSTRUIRE

“BIO”

Entretien avec Félix Pareja, architecte PROPOS RECUEILLIS PAR MATHIEU DRANGUET

ET AUSSI

6 ARTISTES HABITÉ·E·S 46 54 82

111

134

162

TEXTE : LAETITIA BRÉMONT — PHOTOS : FRÉDÉRIC GRIMAUD

149 E XPLORATION

EN MODE URBEX

NOUVELLE D’ÉVELYNE BEUZIT — PHOTO : P.-L. BONNARD

151 E NTRE

HÉRITAGE

UN TRAVAIL ARTISTIQUE DE JEANNE DUBOIS PACQUET

155 C I-GISAIENT

ŒUVRES D’ART

Cimetière duchampien pour œuvres décédées

INTIMES ET AMICAUX

Un collectif d’artistes transforme les potelets en objets urbains non identifiés

DES FOUS

Cette dernière demeure excentrée et sauvage va être ensevelie sous une voie rapide

ET MAIRE

103 V IEILLIR

« APAISEUR »

TEXTE : GUILLAUME TODESCHINI — DESSIN : PIERRE GENTES

La reconversion radicale d’une Parisienne PAR GUY FOULQUIÉ — PHOTOS : MARION JOUAULT

TISSULAIRES

Réflexion sur le vêtement, cette seconde peau intime et sociale

TEXTE ET PHOTOS : RAPHAËL PASQUIER

98 S AUVER

DES VOIX DANS MA TÊTE

Quand c’est normal, quand ça l’est moins

LEMAIRE

CHAPITRE 3

INTÉRIEURES

PAR ÉRIC ENJALBERT – PHOTOGRAPHE

TEXTE : PASCALE MARCHAL – PHOTOS : COLLECTION PCMA

PORTFOLIO 157 L ISON

DE RIDDER

Saisir lentement

S’ÉVADER

164 Des lieux,

des livres, des expos, des films, de la musique…

CLÔTURE

168

C ontributeurs — Où trouver MICHEL ? Commander MICHEL — Contacter MICHEL

176 M ICHEL

EST MON AMI

UNE TRITURATION DE JEAN-PIERRE TES ET GF

MICHEL DELAUNAY Il déambule dans l’espace de ses cubes THIERRY TRÃN Un serial painter habité par le paysage MARJOLAINE SALVADOR-MOREL Danseuse d’étoiles JACK-ADRIEN MARTIN Glaneur d’estran et d’espaces abandonnés FRANÇOIS GERVAIS Play time ! LYDIE TURCO « Saisir le déséquilibre »


LA COUV’

Gaël Dezothez est né et vit au Havre, où il travaille la nuit et dessine le jour. Grand fan des dessinateurs Robert Crumb et Charles Berberian, des clairs-obscurs newyorkais de Martin Lewis ou des gravures de Félix Vallotton, son dessin oscille entre hachures nerveuses et ligne claire, innocence et noirceur. Un univers onirique et doux amer qui prend son temps et se balade, des cloisons immaculées du Musée d’art moderne André Malraux aux murs excentrés du quartier Caucriauville.

PAR GAËL DEZOTHEZ Parler de mes dessins, ça ne m’a jamais paru une bonne idée. Je détestais déjà ça quand j’étais étudiant. Il fallait bien, mais j’ai toujours eu l’impression que ça réduisait les possibilités d’interprétation, que l’on perdait quelque chose à mettre des mots sur les images… Quand tu fais un dessin, c’est bien parce que tu ne fais pas un texte ! Et puis j’ai des lunettes en merdoscope, je ne suis jamais totalement satisfait. Au départ, tu as une ambition, et puis à l’arrivée ce n’est pas tout à fait ce que tu aurais souhaité : tu peux visualiser un tigre qui saute d’un hélicoptère, le dessiner c’est autre chose ! Après, je suis toujours surpris par ce que les autres perçoivent. Un peu comme dans ce roman de Kundera, La vie est ailleurs, où plus le poète divague, plus ça parle aux gens… En tout cas j’assume mon petit militantisme anti-glamour pour cette couverture. Moi qui suis né au Havre et y ai habité l’essentiel de ma vie, j’aurais pu dessiner la ville de Perret dont on nous bassine depuis quinze ans. J’ai préféré partir de mon quartier, le quartier Danton près du Rond-Point. Ses façades de briques, avec ces fenêtres où brille une lumière chaleureuse en automne à la tombée de la nuit. Et ce contraste dedans/dehors, avec la rue un peu déglingue, où tu ne peux pas faire deux pas sans shooter dans une canette, sans croiser l’un de ces forçats modernes qui va livrer des kebabs avec sa glacière sur le dos… C’est la vraie ville. Celle où habitent 95 % des gens. Et c’est loin d’être rose, même s’il y a une certaine poésie dans cette misère ordinaire.


L’ INVITÉ PE TE R DO HE RTY



Peter Doherty

visiteur intranquille « EN NORMANDIE, J’AI TROUVÉ LA PAIX » Cela fait quelques années à présent que le musicien anglais Peter Doherty s’est installé en Normandie, sur la côte d’Albâtre. Il y a trouvé, assure-t-il, une certaine paix et semble avoir rejeté loin au large les années de scandale et de confusion, quand il était le chanteur incontrôlable des célébrissimes Libertines, le sale gosse à la peau blanchie par la dope et les flashes, l’enfant terrible qui s’évertuait à rejeter dans l’ombre l’artiste si talentueux. Depuis, exit le grand cirque rock’n’roll. De celui-ci, Peter Doherty a gardé le feu vif d’une inspiration à combustion rapide et les idéaux romantiques d’une jeunesse qui ne l’a pas quitté, à quarante ans et des poussières. Habitant pleinement cette terre normande où il cultive sa nouvelle vie, en même temps qu’il foule les

éternels parages de la création, Peter Doherty dresse pour MICHEL une cartographie de son existence, n’hésitant pas à creuser dans ses années de jeunesse et y puiser l’or de précieux souvenirs. Sous la pagaille de ses cheveux grisés par les années, enfouis sous une élégante casquette ouvrière des années trente, les yeux fiévreux de Peter, que l’on devine derrière la brume de ses éternelles cigarettes, n’ont pas vieilli. Leur mouvement indocile de feux follets, oscillant entre gravité et amusement, rythme notre conversation deux heures durant. Entretien avec un homme apaisé, certes, mais toujours aux aguets et curieux de tout, constamment sur la brèche. PROPOS RECUEILLIS ET TRADUITS PAR PIERRE LEMARCHAND PHOTOS ALEXANDRA FLEURANTIN


8 L’I N V I T É — PE T E R DO HE RTY

MICHEL Pour commencer, Peter, pouvez-vous nous parler de votre enfance et des lieux que vous avez habités dans votre jeunesse ? À votre avis, quelle influence ces endroits ont-ils eue sur l’homme et l’artiste que vous êtes devenu ? PETER DOHERTY Mon père est originaire de Londres et ma mère de Liverpool. Ils ont tous deux quitté leurs foyers quand ils étaient jeunes, à dix-huit ans, ils avaient envie de s’évader de leur milieu. Ils étaient issus de la classe ouvrière. Ma mère est devenue infirmière dans l’armée, elle a rencontré mon père qui était militaire et ils se sont mariés immédiatement ! Ils ont eu trois enfants et je suis celui du milieu. J’ai été éduqué dans un environnement très militaire, j’ai grandi dans des bases de l’armée dans différents endroits en Angleterre, en Irlande, en Allemagne. Nous pouvions rester six mois, parfois jusqu’à deux ans, bougeant sans cesse mais pour retrouver à chaque fois le même environnement militaire. Et à Noël, comme l’été, nous revenions à Londres et Liverpool pour passer du temps avec les grands-parents et les cousins et là, c’était presque l’opposé de l’environnement de l’armée ! Mes sœurs et moi étions des enfants très disciplinés, notre vie était réglée et centrée sur l’école mais, en même temps, j’ai développé un attachement très romantique au monde que je découvrais quand je venais à Londres et Liverpool. Je m’emparais de chaque opportunité d’y venir pour vivre ces expériences de liberté… Mon père et ma mère ne pouvaient pas comprendre l’amour que je pouvais porter aux endroits qu’ils avaient littéralement fuis ! Mais c’est lors de ces come-back que j’ai eu le sentiment de vraiment découvrir la vie. Les pays dans lesquels vos parents travaillaient, vous ne les visitiez pas ? Où que nous allions, il se passait quelque chose ailleurs qui mobilisait mon père… Quand nous étions en Allemagne, c’était la guerre du Golfe. Il était en Irak, en Arabie saoudite. Quand nous étions à Chypre, ce devait être en 1987, il était la plupart du temps ailleurs, l’armée britannique tentant d’intercepter les communications entre la Russie et la Libye. C’était « C’est la première vraiment une période très fois, depuis vingt-cinq étrange et ce n’est que ans, que je m’installe très récemment que j’ai durablement quelque compris, au gré de converpart. » sations avec mon père, ce qu’il faisait réellement MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

dans ces pays, en Irlande du Nord ou au Moyen Orient… Mais alors, je vivais au sein de cette étrange communauté militaire anglaise, coupé de tout, loin de mon pays, étranger à la réalité… Il y a quelques années, vous vous êtes installé en Normandie. Mais auparavant, vous habitiez déjà en France, n’est-ce pas ? Avant de venir vivre ici en Normandie, quand mon adresse était à Paris, je n’y vivais en fait que par intermittence. J’étais toujours en tournée, je menais une vie nomade. Je faisais une pause de cinq jours, parfois dix, puis repartais sur la route pour plusieurs semaines… La première fois que j’ai véritablement vécu en France, de manière permanente, sur la durée, c’est quand je me suis installé ici, en Normandie. C’est même la première fois tout court, depuis vingt-cinq ans, que je m’installe durablement quelque part. Et cela coïncide avec une période de pandémie où, plus largement, je ne peux aller nulle part ni faire aucun concert. Ici, tout a changé : ma vie entière, ma routine, mon existence… Et votre travail artistique… Oui, en effet. Je me suis remis à composer l’été dernier, entre les deux confinements, avec un auteur-compositeur français, Frédéric Lô [grand complice de Daniel Darc, il est aussi chanteur, réalisateur artistique, arrangeur, multi-instrumentiste, ndlr]. La première fois qu’on a travaillé ensemble, c’est quand j’ai interprété une reprise de Daniel Darc pour un album hommage qu’il a réalisé et pour lequel il avait invité de nombreux autres interprètes, comme Jane Birkin par exemple. Sur ma proposition, il m’a écrit une quinzaine de musiques, souvent avec les lignes mélodiques ; puis j’ai écrit tous les textes et je les ai chantées. Je n’avais jamais travaillé ainsi de ma vie, j’ai toujours écrit les mélodies et les paroles simultanément. C’est pour moi la manière naturelle d’écrire ! À la guitare ? Oui. Seul avec ma guitare, ou alors j’écris les paroles et on écrit la musique avec Karl [Barat, ndlr] des Libertines ou Mick [Whitnall, ndlr] des Babyshambles. C’est un changement total pour moi – de méthode, mais aussi de rythme. À présent, je m’assois et je joue du piano ou de la guitare acoustique, mais je n’ai plus de groupe à mes côtés. Cela doit faire douze mois que je n’ai pas touché à une guitare électrique !


« C’est quelque chose d’irrésistible, comme le grand amour. Tu crois que tu as épuisé ta créativité après toutes ces années et cela se passe à nouveau, avec la même force, la même sincérité qu’au premier jour. »

Votre songwriting a-t-il changé depuis que vous vivez ici ? De manière plus générale, les lieux où vous vivez ont-ils une influence sur votre manière d’écrire, de composer ? Non, je pense que j’écris aujourd’hui comme j’ai toujours écrit. Il y a une alchimie qui se passe, sans qu’il faille forcer quoi que ce soit. Ce n’est pas vraiment moi qui décide ! Cela arrive quand j’ai la guitare entre mes mains : la mélodie naît en même temps que les paroles. C’est quelque chose d’irrésistible, comme le grand amour. Tu crois que tu as épuisé ta créativité après toutes ces années, et cela revient, avec la même force, la même sincérité qu’au premier jour. C’est un mystère, l’acte de création. C’est chez vous, dans votre maison sur la côte d’Albâtre, que vous composez et répétez à présent… J’habite dans la maison de la famille de Katia [De Vidas, sa compagne et membre de son groupe actuel, les Puta Madres, ndlr] et il nous faut à présent trouver notre propre foyer, un bout de terre qui nous appartienne ! Je me sens aujourd’hui comme un oiseau qui vivrait dans un nid qui n’est pas le sien… Mais en même temps, c’est un endroit idéal pour travailler et je ne me plains pas ! D’habitude, l’endroit où je vis est le même que celui où je travaille. C’est un tout en un, une chambre en même temps qu’un atelier. J’y crée une sorte de chaos où je parviens à trouver l’harmonie… Certes, je loue à Étretat depuis quelque temps un grand espace où j’ai installé mon atelier mais là aussi, c’est provisoire. Car là non plus, je ne peux ni dessiner ni bomber sur les murs, comme j’aime à le faire d’habitude ; il me faut garder ces endroits propres, je ne peux pas y installer ce chaos auquel j’aspire et au sein duquel, parfois au bout de plusieurs semaines d’allers-retours, une œuvre prend enfin forme : une chanson, une peinture… Je dois concéder que je suis une personne assez désordonnée ! Qu’écrivez-vous sur les murs ? Des fragments de paroles ? Des accords ? Des idées ? Tout un tas de choses ! Des clés qui ouvrent les portes de mon esprit, de mon inspiration. Comme, par exemple, des définitions de mots. Dernièrement, c’est « Quixotic » [que l’on pourrait traduire par « Chimérique », ndlr] qui a retenu mon attention et que j’ai couché dans mon carnet.

J’aurais tant aimé l’écrire sur un mur ! C’est un très beau mot qui, sur un mur, stimulerait facilement mon imagination. Comme « Silhouette », que je me souviens avoir écrit sur un mur, celui-ci… Ce peuvent être des choses bien plus ordinaires, comme un numéro de téléphone, une date… C’est la rencontre de toutes ces informations, concrètes et abstraites, ce sont ces mots qui se mêlent « Les mots indiquent qui indiquent une direction, une direction, comme autant de petits comme autant de soldats qui avancent dans petits soldats qui le chaos et donneront forme avancent dans le à l’imprévu, l’inattendu. chaos et donneront forme à l’imprévu, Le punk anglais, le punk l’inattendu. » new yorkais, le cabaret, la folk, la pop, le reggae, le garage… vous semblez avoir habité plusieurs styles comme on voyage d’un pays à l’autre. C’est quoi la musique qui vous habite au fond ? C’est très juste… et tous ces styles, parfois très éloignés, peuvent se mêler au sein d’une même chanson : cabaret folk, voodoo burlesque… La musique qui m’habite au fond ? Je pourrais l’appeler du « quixotic americana » ! [le terme americana fait référence aux musiques enracinées américaines, telles le blues, la folk et la country, ndlr] De l’americana imaginaire, rêvé… La folk américaine, les vieux blues ont laissé une forte


10 L’I N V I T É — PE T E R DO HE RTY

empreinte dans ma musique. Il y a des mélodies, des chansons qui vivront éternellement en moi, qui me visitent à tout moment, en tout lieu, par surprise. Dans un ascenseur, au milieu d’une conversation… C’est le cas avec Billie Holiday, que j’écoute depuis mes quinze ou seize ans. Ses chansons revêtent pour moi quelque chose de magique. Mais définir la musique en fonction d’un style, d’un genre est un exercice périlleux. Car ce qui compte, au fond, c’est que cela soit authentique et vous touche au plus profond. Un chant amazonien, même si vous n’avez jamais mis les pieds en Amazonie, n’en connaissez ni les us ni la langue, peut vous bouleverser n’est-ce pas ? Vous pouvez danser une danse indigène et faire des faux pas mais ce qui compte, c’est l’expérience, la sincérité de cette expérience…

« J’ai passé de nombreuses années à créer des œuvres qui étaient comme des hymnes à la dépendance. »

chiens, comme un gentleman-farmer, quelle chance… D’autant que le confinement, en France, a été particulièrement strict – les sorties d’une heure maximum, les attestations de sortie, les couvre-feux… Juste marcher dans les champs, dans les forêts, et ne croiser personne, avant huit heures du matin et après dix heures du soir, cela suffit à mon bonheur.

« Vivre ici en Normandie, et pouvoir me promener librement, au regard de ce que nous avons vécu ces seize derniers mois, cela m’a littéralement sauvé la vie. »

À présent que vous vivez depuis quelques années en Normandie, en France, l’Angleterre vous manque-telle ? Ressentez-vous le mal du pays, de la nostalgie ? Oui, bien sûr, j’éprouve de la nostalgie, mais c’est ici, mon foyer. Alors je n’ai pas le mal du pays. Ici, j’ai trouvé la paix que je ne trouvais pas en Angleterre. J’aime la vie que je mène à présent, mon mode de vie a profondément changé, loin des temps chaotiques qui furent les miens à Paris, à Margate ou à Londres. Tout a changé, mon rythme de vie a changé ! Je dors à présent. Auparavant, je pouvais passer quatre jours sans dormir… Je suis plus heureux aujourd’hui, même si les démons me visitent dès que j’entre dans des phases de création : c’est là qu’ils se cachent et m’attendent. Mais ma vie personnelle, ainsi que ma vie spirituelle, sont bien plus heureuses ici, en Normandie.

Vous balader, c’est quelque chose que vous faites souvent ? Vivre ici en Normandie, et pouvoir me promener librement, au regard de ce que nous avons vécu ces seize derniers mois, cela m’a littéralement sauvé la vie. Me promener dans ces paysages, avec mes

Parlons, non pas des démons, mais de la création. Vous êtes musicien mais aussi peintre et dessinateur. La pratique plus solitaire du dessin vous permet-elle d’exprimer quelque chose que la musique ne vous permet pas d’exprimer ? Quand vous composez une chanson, vous la faites naître et c’est entre vous et elle. Puis il y a le travail en studio qui la change – le son, les arrangements l’emmènent dans une autre direction. Le dessin, c’est différent : vous avez un contrôle total, du début jusqu’à la fin, vous créez une atmosphère dont vous êtes l’unique artisan. En ce moment, je fais beaucoup de collages et de pochoirs, qui me semblent combiner les techniques de l’encre et du crayon. Je n’ai jamais beaucoup peint, mais j’ai surtout travaillé à l’encre et au crayon. Et j’ai passé de nombreuses années à créer des œuvres qui étaient comme des hymnes à la dépendance. Pour celles-ci, j’utilisais aussi beaucoup mon propre sang. La dépendance, comme l’amour, peut me projeter entièrement dans le monde de mon esprit, m’y piéger pour que je puisse creuser une vision très singulière, solitaire, qui m’emmène parfois dans des direc-

Vous avez déjà été là-bas, en Amazonie ? Non jamais mais j’aimerais beaucoup… Mais, vous savez, ici en Normandie, vous pouvez vous perdre dans des paysages absolument dépaysants. Je pense à la forêt de Beaurepaire, à côté du Havre : si vous vous y enfoncez, vous découvrez une nature très sauvage et si vous y allez la nuit, alors se dégage une atmosphère très étrange, une sorte de fièvre dans l’air. Je pense que c’est une forêt très ancienne, et il est aisé de s’y laisser hypnotiser, d’y perdre ses repères, de se connecter à la nuit des temps. Ça me rend si triste de voir les hommes détruire toutes ces forêts ancestrales… quel dommage. Il demeure en ce monde de moins en moins de sites intacts et ici, en Normandie, il y en a encore ! À Étretat par exemple, il y a ces falaises incroyables… Je suis impressionné par le tunnel du Chaudron, qui se trouve dans la falaise d’amont, et qui s’ouvre sur une crique et une portion de côte de près de dix kilomètres totalement vierge… Je l’ai découverte à la lumière de la lune, c’était incroyable. Je m’y suis encore rendu hier matin !

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER



MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


tions que je ne pensais pas emprunter… Cela n’a en effet rien à voir avec le fait de jouer avec d’autres musiciens. Vous parlez d’addiction et je pense à cette phrase de Charlie Parker : « Quiconque vous dira que les drogues ou l’alcool aident à mieux jouer est un fichu menteur »… Il a absolument raison. Le fait de prendre des drogues ne vous fera certainement pas mieux jouer. C’est une démarche individuelle, qui affecte profondément votre vie d’homme et d’artiste. Les drogues permettent juste d’emprunter un autre chemin pour créer – pas meilleur, loin de là, mais différent. C’est un chemin bien plus destructeur, et affirmer que l’on prend des drogues pour créer n’est qu’un alibi, un prétexte, un mensonge à soi-même. C’est une expérience indépendante de la création, de l’art. C’est quelque chose de plus personnel. Parlons de vos influences… Y a-t-il des univers artistiques ou des artistes qui vous inspirent, guident votre travail ? Oh oui, et tout cela créée un fantastique cosmos. Mon cosmos. Une forêt touffue d’inspirations si diverses. Y vivent des artistes bien sûr mais aussi des gens que j’ai pu rencontrer. Et beaucoup d’artistes français ont une grande influence sur moi ; les grands poètes et écrivains des siècles passés bien sûr mais aussi des artistes très contemporains. Spontanément, je pense à Alizé Meurisse, qui est une photographe et une peintre de grand talent. Elle a dessiné les pochettes de certains de mes disques, photographié les Babyshambles… [elle a notamment illustré la pochette de l’album solo de Peter Doherty paru en 2009, Grace/Wasteland, ndlr]. Elle m’inspire par son travail même mais aussi par son énergie : elle me donne envie de créer, me donne la force de créer. C’est aussi une grande écrivaine… Vous écrivez vous-même, n’est-ce pas ? Oui, il me semble que j’ai toujours écrit ! Le format que j’ai toujours pratiqué est celui du journal. Ces derniers temps, je pense beaucoup à écrire un livre de fiction. Vous savez, la littérature a toujours été importante « Quand j’étais enfant, pour moi, et ce dès mon la seule manière que plus jeune âge… Quand j’avais de voyager, de j’étais enfant, quand je m’évader, de me créer vivais dans ces bases d’autres mondes, militaires, la seule manière c’étaient les livres. » que j’avais de voyager, de m’évader, de me créer

d’autres mondes, c’était les livres. La poésie et les romans ont été mes premiers grands amours. J’ai littéralement vécu dans le monde des livres durant mon enfance. Et quand j’ai découvert la musique, j’ai tenté de la mêler à la littérature. C’est pour cela je pense que Morrissey [parolier et chanteur du groupe britannique The Smiths, ndlr] a eu autant d’impact sur moi : je recevais chacune de ses chansons, chacune de ses paroles comme une petite histoire de fiction. Et son obsession, son attachement à chanter des mots justes et vrais m’ont bouleversé. Quand tout va mal, où vous réfugiez-vous ? Dans quel lieu, réel ou imaginaire ? Honnêtement ? Oui ! Je me mets dans mon lit et je regarde les Simpson ! Je crois que cela me ramène à ma chambre d’enfant, où ma sœur et moi regardions des dessins animés tous les deux, ou bien de beaux films… Oui, quand je vais mal, j’aspire à me plonger dans un autre monde : imaginaire, M extatique et magnifique. DISCOGRAPHIE

The Libertines : Up the Bracket (2002) / Libertines (2004) / Anthem for a doomed youth (2015) Babyshambles : Down in Albion (2005) / The Blinding (2006) / Shotter’s Nation (2007) / Sequel to the Prequel (2013) Peter Doherty : Grace/Wastelands (2009) / Hamburg Demonstration (2016) / Peter Doherty & The Puta Madres (2019) À paraître, composés et enregistrés en Normandie, deux albums : un en compagnie de Frédéric Lô et un autre avec son groupe The Puta Madres.


SA CARTE ET SES TERRITOIRES Quand on tend à Peter Doherty une carte du monde pour identifier les endroits qui comptent pour lui, on imagine qu’il en choisira trois ou quatre. Mais pas du tout : l’artiste scrute l’artiste scrute chaque recoin de la planète… Et y sème une vingtaine de croix très précises. Il y a bien sûr l’Angleterre : Liverpool et Londres, ses villes de jeunesse… Et Margate, station balnéaire où Peter a vécu et même tenu un hôtel avec ses compagnons des Libertines. « The Albion Rooms » hébergeait aussi un studio de musique, un espace d’exposition, un restaurant et permettait aux musiciens du groupe de se retrouver et travailler. On passe ensuite par Casablanca, Barcelone et bien sûr Paris où Peter a vécu avant de s’installer en Normandie, région bientôt recouverte d’une croix nette. Outre-Atlantique, les empreintes se multiplient. Il y a, inévitablement, les États-Unis, terre natale du rock’n’roll : Peter crayonne Los Angeles, avant de divaguer vers la côte Est et le Sud profond, respectivement lieux de l’avantgarde et du Blues. Au nord, une croix se perd dans les étendues glacées du Groenland - « Je rêve de m’y rendre un jour », sourit-il rêveusement. Au sud du continent américain, Peter vante la beauté époustouflante du Pérou et du Paraguay. « Montevideo est une ville où je pourrais vivre », songe-t-il. Puis, une croix profonde griffe le papier au niveau de l’Argentine :

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c’est Buenos Aires. « Je retrouve la même atmosphère à l’aube et au crépuscule qu’en Thaïlande. On ressent, dans ces momentslà, que la vie est une aventure infinie. J’y suis resté après une tournée, et Buenos Aires est un bon endroit pour écrire : les mots m’y sont venus naturellement. Et j’étais clean : il est curieusement difficile d’y trouver de l’héroïne. Je m’y suis senti vraiment bien. » La main de Peter opère un vaste geste vers la droite et se pose en Thaïlande. « Un endroit très important pour moi, commence-t-il. Pour la spiritualité, la manière dont les gens vivent et comment je me sens quand je suis là-bas. Une part obscure et fascinante de l’histoire s’est jouée dans cette partie du monde, en partie à cause du rôle qu’y ont joué l’Angleterre et la France. » Tout près, il appose une croix délicate sur le Japon. « Un lieu incroyablement riche culturellement, très longtemps isolé du reste du monde. Durant l’ère d’Edo, l’ île était complètement refermée sur elle-même. Personne ne pouvait entrer ou sortir… Les lieux sont empreints de mystère, je crois que c’est pour cela que ce pays m’attire. »

La main descend jusqu’aux confins de l’Afrique – en Afrique du Sud précisément : « Ma fille habite là-bas c’est forcément un endroit très important pour moi. » Puis, lentement, Peter Doherty esquisse une dernière croix : il s’exile dans l’immensité russe, se fixe au nord-ouest du pays, quelque part entre le détroit de Kara et le golfe de l’Ob. « C’est une zone très reculée de la Russie. La mère de ma grand-mère, Chana, était une Juive russe. Au début du xixe siècle, il y a eu les pogroms… Mon arrière-grand-mère a alors nourri le rêve de se rendre aux États-Unis avec ses sept enfants. Elle s’est enfuie de Russie dans un cercueil, raconte la légende familiale ! Mais elle n’a jamais atteint New York. Elle est restée bloquée à Liverpool : elle n’avait plus d’argent et son mari l’a quittée pour retourner en France – il était français… Elle a eu de lui un huitième et dernier enfant, mon grand-père. Il n’a donc jamais connu son père. Quand il a combattu en France en 1944, il l’aurait retrouvé, vieux et sénile… » Peter Doherty relève la tête, comme lorsque l’on sort d’un rêve. Aussitôt il retrouve l’humour et l’élégance qui ont dû le sauver à bien des reprises. « Vous devriez m’arrêter maintenant ! Je crois que je pourrais tracer des croix des heures encore… ». Il sourit. « Ce sont autant de flammes qui attisent ma vision romantique du monde… ».


C H APITR E 1 H AB I T E R HIE R – HA B I T ER DE MA IN


16 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

FRAGILES, ATTACHANTES ET TOUJOURS DEBOUT

L’ÂME SINGULIÈRE DES BARAQUES D’APRÈS-GUERRE

TEXTE : ÉMILIE RICHELLE PHOTOS ET ICONOGRAPHIE : ÉLISABETH BLANCHET

Elles ne devaient pas durer, juste permettre de reloger provisoirement les sinistrés des bombardements. Soixante-quinze ans plus tard, de nombreuses baraques d’après-guerre sont encore habitées. La photographe Élisabeth Blanchet et le guide-conférencier Mickaël Sendra les recensent passionnément. Et vont à la rencontre de ceux qui les bichonnent : leurs propriétaires. MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


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Page de gauche : Plan d’une baraque française Ci-contre Élisabeth Blanchet et Mickaël Sendra

Ils se surnomment eux-mêmes Dupont et Dupond. Improbable duo que le hasard a réuni autour d’une même passion, un peu inattendue, un brin désuète : les préfabriqués construits à la va-vite à la libération. Ces baraques, baraquements, préfabriqués, « préfas », « préfabs », qui ont servi de toit d’urgence aux milliers de sinistrés victimes des bombardements. Des maisons démontables, sans fondations ni décorum, dont l’espérance de vie ne devait pas dépasser dix ou quinze ans… Et qui sont restées debout. Suédoises, américaines, autrichiennes, françaises ou encore canadiennes, disséminées ou regroupées dans des cités provisoires, elles sont encore des centaines à être habitées en Normandie, parmi les mille milliards de mille baraques en France « je dirais même plus » ! Élisabeth Blanchet, Dupont avec un T, photographe, est originaire de la Manche. Le guide conférencier Mickaël Sendra, Dupond avec un D, est Lorientais. Depuis 2014, l’un et l’autre sillonnent la Bretagne et la Normandie pour répertorier ces « maisons de carton » (souvent en bois) qui ne sont indiquées sur aucune carte Michelin. Beaucoup de baraques ont été démontées sans être reconstruites, ou laissées à l’abandon. Mais quand elles ont traversé les âges, il y a toujours une raison. Certaines ont été retapées, d’autres agrandies, d’autres même abritent des personnes qui ignorent leur particularité d’origine et sont attirées par le site – parfois exceptionnel – où elles sont

implantées. Mais c’est bien à ces hommes et ces femmes qui y vivent, y aiment, y font des projets que les baraques d’après-guerre doivent d’avoir si largement dépassé leur date de péremption. Et donc à eux que le duo s’intéresse, chacun avec son tempérament : « Je n’hésite pas à aller à la rencontre des propriétaires accueillants » sourit Élisabeth, « Alors que mon acolyte, Mickaël, me suit timidement pour recueillir l’histoire de chaque baraque, et apporter des infos à ses occupants. » Tout a commencé en 2014, lorsque Mickaël, fondateur de l’association Mémoire de Soye, a contacté Élisabeth en lui adressant un mail en anglais, pensant qu’elle était britannique comme à l’époque elle résidait en Angleterre. Puis la jeune femme est rentrée en France et ces deux nostalgiques ont décidé de prendre la route ensemble au son du générique de K2000, pour un road movie d’agents recenseurs à l’ancienne. Ils s’arrêtent dès qu’ils identifient une « préfabriquée », sonnent directement à la porte des propriétaires, prennent des photos et recueillent des témoignages. Tant qu’il y a matière à travailler, ils reprennent la route, à l’affût de nouvelles découvertes. À ce jour, ils ont répertorié une centaine de maisons dont une cinquantaine en Normandie, en particulier dans la Manche. Un livre va être édité cet automne et une exposition à Dieppe a de grandes chances de voir le jour en 2022. https://sites.google.com/view/prefabuleux


18 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

Élisabeth Blanchet et Mickaël Sendra débarquent presque toujours à l’improviste chez les propriétaires de préfabriqués des années 40/50 pour en recueillir l’histoire, les anecdotes, la manière dont ils ont été retapés, agrandis, transformés.

CELLES QUI SONT HABITÉES

À VILLEDIEU-LES-POÊLES (Manche), une nouvelle vie est devenue possible pour Véronique Williams, une artiste plasticienne de 42 ans qui vit avec sa fille depuis 2019 dans sa baraque autrichienne. En visitant

À AGON-COUTAINVILLE (Manche), Maxime Letellier,

la maison, elle a craqué sur le carrelage de l’entrée

producteur d’huîtres, brandit fièrement la photographie de

en forme de damier, qui lui a évoqué des souvenirs

la baraque française de ses grands-parents. Ils y venaient en

d’enfance. Rapidement, « elle s’est sentie chez elle »,

vacances et l’ont revendue à des amis en 1975, devenus trop

même si la baraque semblait un peu abandonnée et

vieux pour continuer à profiter de cette résidence secondaire.

triste. En aménageant le lieu, rempli d’objets, elle a

C’est là, dans cette « maison de cœur » comme il l’appelle,

rendu la « maison vivante », s’est approprié l’espace en

que l’ostréiculteur a ses meilleurs souvenirs d’enfance. Les

gardant les fenêtres en bois avec son simple vitrage qui

nouveaux propriétaires l’ont toujours accueilli comme chez

permet d’entendre d’un côté les oiseaux et de l’autre

lui. « C’est resté la maison familiale de ses grands-parents »

les trains passer. Le père de l’ancienne propriétaire

explique Élisabeth. La « Géroise » – car originaire de Ger dans

travaillait à la SNCF et avait pu acheter cette maison à

le sud-Manche, la baraque nommée ainsi, a connu une seconde

sa retraite. D’ailleurs, depuis la maison, « son mirador »,

vie. Vers 1952-1953, il n’y avait pas d’électricité, ni eau courante,

à cause du toit pentu, Véronique voit la gare. Très

elle se trouvait à quelques centaines de mètres de la mer,

casanière, elle se sent « épanouie dans cette maison

un cabanon a été rajouté pour faire les toilettes. Ce modèle,

exceptionnelle » et adore y organiser des vernissages.

534.10, a été bien entretenu par le grand-père de Maxime :

« On fait corps l’une et l’autre ».

bardé, enduit, peint et le fibrociment n’a jamais été mis à l’air. La structure avec les dimensions ainsi que les fenêtres et sa porte sont d’origine. Elle a même échappé à la tempête de 1987, où les dégâts ont été peu conséquents. Pour Maxime, elle est « viscéralement ancrée » en lui et il se refuse à la voir détruire : « faire un don à un musée ou la garder mais pas de pelleteuse ! ». MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


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L’Â ME SINGU LIÈRE DES BA RAQU ES D’A PRÈS-GU ER R E

À CHÉRENCÉ-LE-ROUSSEL (Manche), Philippe Pelé, retraité, a hérité de la baraque de son aïeule. Sa famille avait fui Paris en 1939 pour se réfugier dans le sud-Manche et dans les années soixante, la grand-mère de Philippe a acheté un préfabriqué démonté pour le remonter et en faire sa maison. Son petit-fils y a passé tous ses étés et a réinvesti les lieux une fois à la retraite, comme « appelé » par la maison : il travaillait dans le jardin lorsqu’une tourterelle s’est

À DRAGEY (Manche), c’est un couple de diplomates

posée sur son épaule. C’est ce contact qui a fait déclic pour l’inciter à poser

belges retraités qui s’est offert un petit paradis

définitivement ses valises : le dernier animal à avoir partagé la maison de sa

préfabriqué. Chantal et André viennent en vacances

grand-mère était justement une tourterelle. Pour lui, cette baraque représente

dans le Cotentin depuis cinquante ans et ont acheté leur

son adoration pour sa grand-mère : « mon pôle, ma force, c’était elle ».

baraque suédoise à une ancienne famille de pêcheurs. « Nous sommes agréablement coincés depuis 2001 » sourit Chantal : s’ils venaient à décéder, la maison disparaîtrait avec eux car elle est édifiée sur une zone inconstructible. La propriétaire, qui y voit un véritable Éden car elle est entourée d’un jardin et d’un verger, égrène ses qualités : « maison pratique, solide et d’un confort extraordinaire ». Le couple en prend grand soin, même si la bicoque est considérée par d’autres comme une maison sans valeur. Pourtant elle est le témoin de la période de bombardements de 1944, qui rappelle la libération de Bruxelles à laquelle André a participé la même année. Pour ses heureux propriétaires, c’est « un honneur d’habiter dans ce type de maison, c’est une de ces belles créations humaines qui symbolisent l’accueil des réfugiés » et prouvent que dans l’urgence, tout est possible.

AU HAVRE (Seine-Maritime), Benoît Lavoipiere, la cinquantaine, vit dans une baraque française depuis bientôt trente ans. « On a fait pas mal de travaux. À l’origine, c’était des petites pièces, et puis il a fallu mettre

À FOLLIGNY (Manche), Jane,

l’électricité aux normes. » C’est la dernière qui subsiste

la Londonienne, et John son

car les quatre autres baraques avoisinantes ont été

époux écossais, ont d’abord

démontées. Il l’a héritée de ses grands-parents, et enfant,

acquis une maison ordinaire

il y passait beaucoup de temps car il s’y sentait bien « Je

avant de tomber amoureux

l’adore cette baraque, elle a bercé ma jeunesse, je suis un

de leur baraque : un plain-

amoureux du bois ». Il l’aime tellement que son combat

pied lumineux. À l’origine, il

contre la mairie il y a une vingtaine d’années pour la

s’agissait probablement de deux

garder en vie, a été un succès. « J’ai tout fait pour que

maisons mitoyennes séparées par un couloir. Les murs étaient en bois et le

l’on ne me mette pas dehors et que la maison soit toujours

toit de tuiles posé sur le mur. C’est au moment de l’achat que les Whittington

là ». Sa lutte a duré cinq ans car la ville voulait récupérer

ont appris que c’était une baraque d’après-guerre, car en Angleterre, les

les terrains afin de créer un espace vert avec des bancs

« prefabs » sont plus petits et d’architecture plus moderne. Beaucoup de

publics et un monument aux morts. Toujours propriétaire

travaux les attendaient mais ces Brits amoureux de la Normandie ne se sont

du lieu, il n’est pas « près de la quitter cette baraque ! ».

pas découragés. « On veut rester là, jusqu’à la fin de notre vie. »


20 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

CELLES QUI ONT ÉTÉ RECONVERTIES

À VIERVILLE (Calvados), Emmanuel Bunouf, Normand d’origine exilé à Nantes, a transformé l’une de ses deux baraques finlandaises surplombant Omaha Beach en location de vacances. Curieusement, ces deux incroyables maisons jumelles ne sont installées là que depuis 1963 et viennent donc sans doute d’un autre endroit. Ses parents ont acquis la première en 1970, et y ont vécu à cinq dans 50 m2. En 2013, Emmanuel a racheté à ses voisins la

À GONFREVILLE L’ORCHER (Seine-Maritime), la Maison du

seconde maison et l’a rénovée dans la foulée. Depuis, il la

Patrimoine et des Cités Provisoires a été inaugurée en 2019 dans

loue pour rembourser son emprunt. Ce type de baraque

un ancien baraquement de la banlieue du Havre. Ce lotissement de

finlandaise est rare, car peu importée à cause de son coût

baraques a été l’un des plus grands camps de transit, dits aussi « camps

onéreux. Beaucoup sont laissées à l’abandon ou utilisées

cigarette » car financés par les grands cigarettiers américains pour le

par des agriculteurs pour y mettre des animaux. Celles

rapatriement des troupes américaines (chaque lotissement portait le

d’Emmanuel, situées sur un site protégé, classées au

nom d’une marque de blondes). Avec l’Association gonfrevillaise, deux

Patrimoine Mondial de l’Unesco, ne peuvent plus être

baraques ont été reconstituées où l’on trouve des objets et des meubles

agrandies ou modifiées. Mais notre homme s’en contente

qui nous replongent dans l’univers des GI américains et des populations

amplement. « On a deux maisons sur 4 000 m2 de terrain

civiles de l’époque.

face à la mer, c’est le paradis ».

AU VAL SAINT-PÈRE (Manche), dans le bas d’Avranches, une baraque de l’aéroclub a été récupérée en 1946 pour en faire un bar, assorti d’une salle de sport, d’un vestiaire, et d’un logement. En 1947, à l’âge de 20 ans, Jeanine Baily y a vécu quelques mois avec sa mère, laquelle est restée même si elle n’était pas toujours bien logée. Puis en 1971, Jeanine a pris la relève en y emménageant à son tour. Ce qu’elle a toujours aimé, c’est le bar. Et aussi regarder le coucher de soleil à travers la fenêtre. Rien ni personne n’aurait pu l’en déloger. Ce bar a été sa dernière demeure jusqu’à sa disparition début 2021, à 94 ans.

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L’Â ME SINGU LIÈRE DES BA RAQU ES D’A PRÈS-GU ER R E

CELLES QUI ONT RÉSISTÉ… RÉSISTÉ… MAIS ONT FINI PAR TOMBER À VIRE (Calvados), Jean-Pierre Dubuche, l’un des quatre membres de l’association Les Collectionneurs virois, a remonté une baraque américaine de type « UK 100 » et compte bien en faire un musée ouvert au public. En 1945, il ne fallait que six heures pour qu’elle tienne sur pied, mais six mois sont aujourd’hui nécessaires pour la restaurer et fabriquer les panneaux manquants. Les visiteurs peuvent en découvrir l’intérieur, où l‘univers et le mobilier d’Après-Guerre ont été recréés, avec certains meubles d’origine comme la chambre à coucher et même la robinetterie. L’association souhaite la céder à la ville de Vire « En espérant qu’elle puisse être installée dans un lieu qui la valorise ».

À CAEN (Calvados), Franck Thorel a grandi dans sa baraque rose américaine au toit plat, avec le confort d’une salle de bains et de toilettes à l’intérieur, au milieu de grandes villas des années trente du quartier chic du Nice Caennais. Ses parents sont arrivés en 1954 après leur mariage. Franck s’y plaisait bien car la lumière était incomparable avec les grandes baies vitrées, même si l’hiver était plus rude en raison de l’humidité et du froid. En 2018 après le décès de ses parents, et après plusieurs tentatives pour la transformer en musée ou en faire don, l’une des dernières baraques de type UK100 de Caen a été démolie. Franck a décidé de faire construire, au même emplacement, une villa davantage à son goût et à celui de ses voisins, qui considérait l’ancienne baraque comme une verrue dans ce quartier huppé.

À VATIERVILLE du côté de Dieppe (Seine-Maritime), Michel Kot a hérité d’une baraque américaine, achetée dans les années cinquante par son père, pour une somme dérisoire. Il y a installé le gardien d’une pisciculture qu’il a créée sur le terrain attenant. La maison est au bord de l’eau dans un endroit calme, où l’on entend les oiseaux. Un agrandissement avec un toit, cuisine, salle de bains, a permis d’entretenir la baraque et de la rendre plus agréable.


22 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

DANS LES FALAISES DE DIEPPE

ILS AVAIENT FAIT LEUR TROU Misérables et fascinants, les gobiers sont ces familles entières de pêcheurs dieppois qui se sont réfugiées au xixe siècle dans les trous profonds, humides et sombres de la falaise. Un « chez eux » de fortune, qu’ils ont eu bien du mal à quitter. TEXTE : TOM IRTHUM ILLUSTRATIONS : FONDS ANCIEN VILLE DE DIEPPE

Émile Glardon traÎnait ses galoches sur les pavés de la rue Quiquengrogne quand sa mère fut expulsée de son logement de la rue des Trois Marmots. Les hautes autorités parisiennes avaient décidé d’inscrire le port de Dieppe dans le développement industriel national. Pour se faire, la construction d’un port arrière à retenue sur l’embouchure de l’Arques avait été décrétée. Le creusement du chenal qui devait le relier à la mer entraînait la destruction de plusieurs rues et coupait désormais le Pollet en deux parties. Qu’en était-il du relogement de ces quelques cinquante familles de pêcheurs face à la nécessité économique ? Rien ou presque rien. Émile Glardon, ses frères, ses sœurs et sa mère, chargés de leurs grands filets sur le dos, trouvèrent refuge dans les carrières creusées dans la falaise, destinées à l’extraction du calcaire pour la fabrication de la chaux. Outils de pêche vitaux pour la survie de ces familles, ces filets sans cesse ramendés séchaient dorénavant à l’extérieur des grottes, alors qu’un aménagement sommaire s’élaborait à l’intérieur. Ces lieux prirent vite le nom de ces grandes épuisettes qui séchaient au soleil quand il y en avait : les gobes. Les Glardon prirent l’habitude d’habiter ces carrières qui devinrent des cavernes au confort néanderthalien. Ils devinrent des gobiers.

Extrême insalubrité Ils affrontèrent l’humidité des infiltrations, le froid hivernal qu’un poêle bancal n’arrivait pas à faire oublier. MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Chauffer le fond de la tanière nécessitait une longueur de tuyau telle que le Mirus s’étouffait en une fumée asphyxiante. Le placer trop près de la porte, retapée après chaque tempête, revenait à brûler du bois pour chauffer le port. Mais ces nouvelles conditions ne les changeaient guère de leur habitat précédent, maison faite de bois rongé par l’humidité et de matifas ravagé par le temps en guise d’enduit intérieur. Émile et ces familles polletaises, ces gens de l’oultre l’eau comme on les appelait à Dieppe, avaient les os endurcis par des conditions de vie aussi rudes que sommaires. Le plus difficile fût d’affronter la malédiction de la femme grosse. Parmi les nombreuses légendes, inscrites dans chaque esprit polletais depuis des générations, celle du fantôme d’une femme enceinte hors mariage se jetant de la falaise après un rejet du quartier hantait les âmes très catholiques des habitants. Chaque claquement de planche de la cloison précaire du gobe qui faisait office de mur d’entrée, ou de la porte branlante poussée par le vent, devenait une épiphanie de leur mauvaise conscience. Pendant ce temps, de l’autre côté, la petite Marie Lucas aimait flâner et s’amuser le long du port dans son quartier si bien nommé : Le Bout du Quai. Il faisait particulièrement beau ce dimanche de printemps quand elle fut attirée par le spectacle d’un peintre qui avait planté son chevalet face au Pollet. Il avait la taille d’un géant pour cette petite fille haute comme trois pommes. Quand il


© BM DIEPPE – FONDS G. MARCHAND

l’aperçut, plantée à côté de lui, il lui sourit en s’asseyant sur un petit siège pliant. L’invitant à venir sur son genou les bras tendus, la petite fille accepta car la curiosité de voir la toile était plus forte que la crainte de l’étranger. L’homme avait un costume inconnu de Marie, les longueurs de son nez et de son cou lui donnaient une allure qui la terrorisait autant qu’elle l’impressionnait. Elle n’osait pas prendre le pinceau qu’il lui tendait, mais sa voix grave transforma cette invitation en une injonction sans appel. Elle prit une petite touche de rouge et la posa avec délicatesse sur une des maisons du Pollet que Paul Gauguin était en train de peindre.

Émouvants aménagements Les années passèrent, le siècle devint vingtième, Émile se transforma en Crapouillot lorsqu’il devint docker à poisson et allez savoir pourquoi, Dieppe appela Marie Lucas et sa hotte de poissons, Marie Bézette. Ils étaient devenus amis, par leur âge, par leur timidité, par une crainte de l’autre et peut-être aussi par l’odeur du poisson qui émanait de leurs corps et leurs vêtements. Le chantier du chenal ayant coupé le quartier de Dieppe, Crapouillot empruntait la plate de Pollet qu’il propulsait d’une godille dont lui seul avait le secret ; la Marie était du retour dès qu’elle le pouvait. Crapouillot avait aménagé l’accès de son gobe, pour le rendre accueillant. Barrière de bois avec quelques fleurs

Chassées du quartier au pied apportait un air de gaîté du Pollet par la à la vétusté de l’endroit. Il avait construction du chenal voulu aménager l’intérieur de du port de Dieppe, une cinquantaine de son habitation pour mettre en familles s’installèrent scène sa détermination envers dans les carrières de la Marie mais un voisin bienveilcalcaire creusées dans la falaise. lant lui expliqua qu’elle serait bien plus sensible aux sous que le logement tenu en grande précarité pouvait lui rapporter. La fin du siècle passé avait vu le développement d’une activité touristique impressionnante qui allait jusqu’à agrémenter le quotidien des gobiers du Pollet. Les premiers tour-opérateurs de la ville s’aperçurent très vite que le touriste nanti des grandes cités, qu’il soit Français ou Anglais, était friand d’aller s’encanailler dans le quartier du Pollet et payaient grassement toute visite d’un gobe et ce d’autant plus que les familles étaient habillées de guenilles avec écuelles de bois sur une table de fortune le tout baigné par une odeur de poisson fumé à la limite du respirable. La crasse des enfants décorait la scène, l’absence de chaussures faisait couler les larmes des dames aux âmes sensibles incitant les hommes à délier leur bourse pour remplir la sébile discrètement posée à l’entrée. Les gobes du Pollet s’étaient transformés en un musée vivant de la misère.


24 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

es habitations troglodytes dans la falaise L ont pris le nom de gobes, du nom des filets de pêche ronds que ces pêcheurs utilisaient pour attraper le poisson : les gobes, qui séchaient au soleil sur leurs improbables pas de porte. es familles nombreuses, entassées dans C l’humidité crayeuse, ont été beaucoup immortalisées en cartes postales : les touristes étaient fascinés par leur audacieuse misère.

Niches à maladies Quand les revenus de la pêche le permettaient, on faisait bombance dans les gobes pour fêter les mariages, les morts ou les naissances. La vie se déroulait avec les mêmes joies et

peines que dans la ville. Mais les conditions d’habitation étaient permissives à toutes les maladies recensées au début du siècle. L’espérance de vie était aussi mince que la fortune des gobiers, les autorités décidèrent à la veille du premier conflit mondial que les gobes devaient être évacués. Avec le peu de meubles qu’elles avaient pu acheter, les familles partirent vers des logements où le confort les attendait. Plus besoin de remonter l’eau dans le gobe, le Mirus chauffait le logement, les fenêtres coupaient le vent, les toilettes étaient au fond de la cour. Pourtant, Crapouillot, même après quatre années de tranchées avec la boue de l’hiver et la poussière de l’été pour tout confort, décida de revenir dans son gobe. Les années n’avaient pas entaché la relation qu’il entretenait avec la Marie et il était toujours aussi nerveux lorsqu’après quelques verres de cidre, une assemblée à laquelle il était convié attaquait la chanson, la Marie Bézette, devenue pour un temps l’hymne dieppois. MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Crapouillot fut accompagné de quelques familles qui ne virent pas dans les apports du confort moderne le change à un type de vie qui était le leur. Mais la raison principale de ce retour était surtout la gratuité du logement. Le confort avait un prix que les autorités n’oubliaient pas de rappeler à la fin de chaque mois à des pêcheurs aux revenus aussi aléatoires que modestes. Le tourisme changeait, la grande bourgeoisie arpentait dorénavant la promenade de Nice où il n’était plus question de se donner le frisson dans des quartiers infréquentables, une petite bourgeoisie nouvellement promue louait une cabine de plage et ne voulait surtout pas se frotter au Pollet qui aurait pu leur rappeler un passé pas si lointain. Crapouillot et Marie Bézette moururent dès les premières semaines du deuxième conflit mondial. Ils ont bien fait car les soldats allemands réquisitionnèrent les lieux pour entreposer des munitions qui alimentaient les blockhaus au-dessus. Pourquoi Crapouillot était-il revenu dans son gobe ? D’autres familles avaient surmonté l’écueil financier des loyers en appelant à des aides qui se mettaient en place. Crapouillot et quelques autres voulaient revenir dans leur gobe parce que c’était l’endroit où ils pouvaient satisfaire leur mode d’habiter. À condition économique, forme d’habitat, forme de vie. Crapouillot nous laisse une réflexion à méditer. Le changement de la condition économique entraîne généralement un changement d’habitat. M L’inverse est loin d’être démontré.


LE DERNIER TOIT DE L’ABBÉ PIERRE toujours ouvert et inspiré TEXTE DE GUY FOULQUIÉ

CITATIONS DE L’ABBÉ PIERRE

En Seine Maritime, où il a vécu et est inhumé, la résidence de l’abbé Pierre continue à héberger des compagnons d’Emmaüs. Ouvert au public, c’est aussi un musée et un lieu d’expositions d’art. Un endroit très habité. L’abbé Pierre a longtemps été la personnalité préférée des français. Ses actions, ses prises de parole touchaient des gens de tous horizons sensibles à sa colère, ses initiatives pour redonner leur dignité aux plus pauvres, notamment ses actions pour que tous aient un toit. Son appel sur les ondes de radio Luxembourg en 1954 l’a rendu populaire. Il y réclame les dons de matériels qui doivent permettre l’accueil et la protection de milliers de gens démunis de tout, en plein milieu d’un hiver extrêmement froid. Sa conviction a entraîné un afflux de solidarité. Au fil des années le mouvement Emmaüs s’est amplifié et mondialisé. Et ne saurait s’arrêter, la misère est loin d’être vaincue.

« Ce que veulent ceux qui n’ont pas de toit ? Pas l’aumône, pas la pitié, ni la charité. Ils veulent un bail et une clé. »

Il est un lieu privilégié pour lui rendre hommage et rappeler que ses combats ne sont pas terminés, c’est le manoir d’Esteville, un hameau à une trentaine de kilomètres au nord de Rouen où il a résidé plusieurs années à la fin de sa vie, entouré de « compagnons » avec la modestie et la frugalité qu’il a toujours pratiquées. Fervent défenseur de l’œuvre du religieux, Philippe Dupont le dirige depuis dix ans avec pour mission de développer des actions pédago-


26 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

giques et culturelles, en relation avec l’esdécès de l’abbé Pierre, des compagnons, des prit d’Emmaüs. proches, des gens engagés au sein d’Emmaüs Un manoir peut sembler bien peu modeste et des inconnus se rendent sur la tombe de pour commémorer l’œuvre de celui qui se l’abbé Pierre à Esteville. À la place de fleurs et définissait comme « frère des de couronnes, celui-ci disait pauvres ». En réalité, c’est un qu’il préférait qu’on dépose «  Il faut que la voix cadeau offert au mouvement des clés ou des listes de logedes hommes sans voix ments construits dans l’anen 1964 par l’archéologue et empêche les puissants née. « Bien sûr sa demande entrepreneur en bâtiment de dormir ». Georges Lanfr y, alors préétait une sorte de métaphore sident des amis d’Emmaüs mais nous, on l’a pris au pied Rouen. Il l’avait lui-même reçu de la lettre… sourit Philippe de l’ancienne propriétaire qui voulait remerDupont. En 2020, par exemple on a déposé les cier l’ancien résistant pour avoir sauvé avec clés d’un ensemble de vingt-quatre logements ses équipes la cathédrale bombardée, et créé pour des femmes au Burkina Fasso et celles de une école d’apprentis du bâtiment qui porte la ferme Emmaüs Baudonne dans les Landes encore son nom. où sont accueillies des femmes qui finissent À cette époque, inoccupé depuis vingt ans, leur peine de prison en pratiquant l’agroéle bâtiment est restauré par des « chiffoncologie en maraîchage. Un lieu où elles traniers bâtisseurs ». Maison de repos, foyer de vaillent. » vacances pour personnes âgées. L’abbé Pierre y séjourne par intermittence pendant quaDans le parc arboré, du Street Art sur des rante trois ans. Depuis « la Halte d’Emmaüs », panneaux, un conteneur, un combi. Une comme on la nommait à l’époque, continue grande bouquinerie, de livres d’occasion à héberger des membres du mouvement. (on y trouve même les anciens numéros de Chaque année à la date anniversaire du MICHEL). Dans le manoir on accède au musée MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Page précédente : graf d’Erazévir dans le parc du manoir Ci-dessus : l ’abbé Pierre et Georges Lanfry devant le manoir en 1964 PHOTO COLLECTION GUY PESSIOT

À droite : Shinichi Sawada, sculpture en terre cuite


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LE DERNIER TOIT DE L’A BB É PIERR E

LE GÉNIE DES MODESTES RÉCUP ET SPONTANÉITÉ PAR MARGUERITE LONGEON

Canettes, bouchons, tissu… Fidèle à l’esprit « seconde main » du mouvement Emmaüs, l’exposition Le génie des modestes met chaque année à l’honneur l’art brut, ce mouvement créatif qui transforme les matériaux de rien du tout en œuvres artistiques.

où la chambre-atelier-bureau de l’abbé est restée en l’état. C’est le point central d’un parcours muséographique de découverte. De l’homme au parcours extraordinaire : moine, résistant, député, photographe… Mais aussi du mouvement Emmaüs, son histoire, sa diffusion dans le monde et l’actualité de son combat.

« Sur ma tombe, au lieu de fleurs et de couronnes, apportez-moi la liste de milliers de familles, de milliers de petits enfants auxquels vous aurez pu donner les clés de vrais logements. » Et là que se déroule chaque année depuis sept ans une exposition d’Art brut qui illustre bien l’esprit du lieu : montrer que l’on peut réaliser des œuvres magnifiques avec pas grandM chose…

Ce sont deux mots qui s’entrechoquent ici avec profondeur et logique : « le génie des modestes ». L’oxymore choisi par le directeur, Philippe Dupont pour baptiser l’exposition artistique annuelle du centre Abbé Pierre-Emmaüs d’Esteville, n’a pas pour but de définir un concept d’histoire de l’art. Il résume la philosophie, la logique de l’esprit de la communauté. Ici, les plus démunis, nommés travailleurs solidaires, aident leurs semblables à retrouver leur dignité, là où parfois les instances ad hoc ont échoué. Une parole d’un compagnon d’Emmaüs résume cette victoire : « C’est quand même nous “les bons à rien” qui avons réussi à faire là où “les bons à tout” ont échoué ». Il s’agit donc d’une exposition d’Art Brut, appellation que l’on doit au peintre Jean Dubuffet dont la démarche était de provoquer, de bousculer l’ordre établi. Depuis la nomenclature s’est élargie : art singulier, art inculte, art innocent, art immédiat, création franche, art modeste… Des œuvres qui n’émanent pas d’artistes formés dans les règles de l’art. Car pour définir l’artiste de l’art brut il est nécessaire d’entrecroiser des caractéristiques multiples : malades mentaux, marginaux, révoltés, médiums, politisés, outsiders… En tout état de cause, des gens « habités ». Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint Pierre à Paris (haut lieu d’expositions d’art brut) apporte une caution artistique à ce projet. Elle s’y est investie depuis la cinquième édition en tant que commissaire. C’est elle qui choisit les artistes et les œuvres « parfois glauques, répugnantes, répulsives, mais aussi instinctives, spontanées, décomplexées, colorées, protéiformes », qui racontent une histoire qui nous embarquera ou pas. Les matériaux utilisés pour la réalisation peuvent être traditionnels (peinture, dessins, collages), ou issues de la récupération (canettes, bouchons, vaisselles, conserves, tissus), et sur ce sujet, Emmaüs en connaît un rayon. Depuis des décennies les gestes quotidiens des compagnons pour trier ces ustensiles sans valeur, prennent un sens nouveau. Les voilà agencés, collés, ficelés, détournés pour former une sculpture, un tableau… Une œuvre d’art, tout modestement. Exposition jusqu’au 31 octobre 2021. www.centre-abbe-pierre-emmaus.org


28 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

les petits châtelets

LIEU DE PÉNITENCE HIER, D’EFFERVESCENCE AUJOURD’HUI À Alençon, un ensemble d’anciens bâtiments religieux accueille aujourd’hui résidences d’artistes, collectifs et compagnies artistiques. Si le bouillonnement artistique prévaut, il vient recouvrir et presque réparer une période sévère qu’il ne s’agit pas d’oublier. TEXTE : ÉMELINE GIARD — PHOTOS : CHAPELMELE

Écouter l’artiste Pierre Fourmeau parler du lieu dont il est le coordinateur, c’est creuser des strates. Les mettre au jour. Comprendre petit à petit qu’ici, les habitants d’aujourd’hui prennent soin de ceux d’hier. « Les Petits Châtelets », vaste site des pourtours d’Alençon, c’est, en 2021, un lieu chargé d’histoire qui bouillonne de créativité, d’humanité, de bienveillance. Dans ce tiers-lieu se trouvent dix artistes-habitants et jusqu’à trente artistes résidents, qui restent de quelques jours à trois mois. Beaucoup de passage, de brassage, une Amap, des jardins partagés, des lieux pour le spectacle vivant, treize ateliers d’artistes et artisans, des compagnies… Tout un élan culturel de joyeux partage, une vie foisonnante et colorée, ouverte à tous. Il ne se passe pas une journée sans que des curieux chaleureusement accueillis viennent découvrir l’endroit, en comprendre la structure, l’histoire.

Pour y rentrer : une seule porte, témoin du passé quasi-carcéral du lieu. Pendant de très nombreuses années, de 1855 et jusqu’à la fin du xxe siècle, c’est une congréMICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

gation de sœurs qui occupe le lieu, baptisé « La solitude des Petits Châtelets ». On y « accueille » des jeunes filles dont les mœurs sont à corriger. Un rôle ambigu, entre aide sociale, violence et réclusion. C’est dans le cadre du dispositif « C’est mon patrimoine », en 2019, que ces strates sombres remontent au jour, grâce notamment à des recherches effectuées aux archives départementales et municipales. Avant, on parlait d’orphelinat. Cette rumeur permettait de taire un passé indigne.

Les Petits Châtelets, un tiers lieu pour la création à Alençon, la place du Village À droite : Festival du Nouveau Monde de l’Après 2021 : concert de Johnny Sticky Finger


Mais il faut croire que les murs parlent : certains visiteurs et habitants actuels font part d’un ressenti d’enfermement, d’autres évoquent même des présences douloureuses, toujours aux mêmes endroits… Des témoignages de femmes ayant vécu ici ont été recueillis, avec soin. Vous pourrez les écouter en allant sur place. Ont aussi été abrités ici, une école, un foyer d’hébergement, et actuellement une Maison d’Enfants à Caractère Social. L’atmosphère est très différente, mais la vocation semble-t-il entêtante. Aujourd’hui encore, ce lieu amène souvent à lui des personnes en difficulté sociale, qui viennent profiter de l’épaisseur des murs pour se reti-

rer, se reconstruire. Le statut des artistes eux-mêmes est plutôt précaire. Chacun est accueilli comme il est. Cette nouvelle strate débordante d’énergie et de chaleur humaine est fédératrice : ceux qui la font vibrer arrivent d’horizons géographiques différents, aucun d’entre eux ne vient d’ici. Attirer les gens d’ailleurs pour inculquer un nouveau souffle : et si c’était le bâtiment qui choisissait ses habitants, des amoureux de la liberté qu’il sent aptes à apaiM ser son âme ?

CHAPÊLMÊLE VEILLE

Festival du Nouveau monde de l’après 2020 : c oncert dans l’installation de Yabon Paname

Chapêlmêle, association dont une partie des membres habite sur place, fait vivre Les Petits Châtelets : elle organise de nombreux évènements culturels, communique avec le public et la ville, mais entretient également le bâtiment. Les décisions sont prises en commun, sur une temporalité longue qui permet de mûrir les projets, d’être à l’écoute. Le site internet de la structure permet déjà de pousser virtuellement la porte. On y découvre l’histoire des lieux, la programmation culturelle, et la présentation de nombreux artistes, collectifs, associations, compagnies. https://chapelmele.com/tiers-lieu-alencon/


Cabanes de plage, théâtres de poche Les joueurs de pétanque à gauche, les bobos au milieu, les classes aisées plus haut… Et tous les étés, chacun remonte fièrement sur ses planches. Le réalisateur Jean-Marie Châtelier a filmé le petit monde joyeux, sentimental et très stratifié des « cabanistes » de la plage du Havre. TEXTE : FLORENCE DEGUEN PHOTOS : JEAN-MARIE CHÂTELIER

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Leurs rayures colorées façon nuancier Pantone sont mitraillées chaque été par les touristes. Les cabanes du Havre, remises au goût du jour par l’artiste Karel Martens pour les 500 ans de la ville en 2017, sont pourtant aussi anciennes que les bains de mer – toniques et traîtres pour les pieds – de cette immense plage de galets. Une institution, où se perpétue une organisation sociale élaborée… Moins visible que les rayures peut-être, mais toute aussi stratifiée. Cette micro-ville où l’on cohabite joyeusement et sans friction, le réalisateur havrais Jean-Marie Châtelier a eu envie de la documenter. Son film La vie en cabane est une savoureuse baguenaude à la rencontre des hôtes souvent truculents de ces planches de deux mètres sur deux en bois blanc, avec terrasse en caillebotis et toit bitumé bombé. « Quand tu vis au Havre, tu te rends compte assez vite de l’organisation sociale des cabanes » sourit celui qui a passé plus d’un an en repérage et recueil de témoignages pour préparer le tournage. « Plus tu suis la côte et montes vers la falaise, plus tu montes dans la classe sociale. Mais


ça n’a rien de subi. Ce sont des choix. Mado, dont la cabane est au Village, ne rêve pas d’une cabane aux Épis. Elle le dit très bien : “Si c’est pour me retrouver toute seule…” ». Le Village du côté des Bains maritimes, c’est le « canal historique », une zone gouailleuse où les cabanes se font face, sans regarder la mer. Aux Épis, un peu plus loin, elles regardent l’horizon, investies par des Havrais souvent plus jeunes qui enchaînent barbecues et apéros. Puis l’on franchit symboliquement la ligne de démarcation de Sainte Adresse, avec « Les Courlis » où l’aisance devient évidente, seul endroit où l’on peut devenir propriétaire (25 000 € la cabane la plus chère vendue au printemps 2021). « Les Régates » enfin, dont les cabanes toutes simples sont associées au standing du Club de voile et louées pour la saison aux abonnés de la piscine, très chic. Chacun le sait. Chacun s’en amuse. Personne ne rêve d’un autre endroit.

« En 45, les Havrais y ont retrouvé le goût de la vie »

ERIC HOURI

« Ces cabanes, c’est comme un petit théâtre de poche. C’est ce qui a d’ailleurs donné la forme du film : une caméra fixe, un plan large, des portes qui s’ouvrent, un rideau à l’arrière, côté cour, côté jardin… Un théâtre dans lequel se jouent tout un tas de choses politiques, intimes… » Architecte de formation, Jean-Marie Châtelier a tissé sa carrière filmique autour de l’intimité, l’habitat, la chair tendre des souvenirs. Il a même consacré un film à ses propres maisons. Mais c’est avec la fascination envieuse des « sans cabanes » qu’il en a observé le ballet. Les murs rhabillés chaque année de photos de famille ou de posters, le mobilier coquet ou spartiate, les décos kitsch ou décalées… Et puis finalement assez rares, les cabanes qui gardent leur utilité première : un grand placard à seaux de plage qui sent vaguement la crevette… « Derrière tout ça, il y a quelque chose de plus invisible qui est de s’inscrire dans une continuité familiale, his-

L a Famille Lecoat torique, affective. La cabane on dans leur cabane, la choisit, on la bichonne, on la aux niveau des épis transmet à ses enfants… Il y a un Les cabanes cérémonial sacré quand on l’ouvre des Courlis en avril ou la ferme en octobre ». Le réalisateur filmant Un rituel immuable, rassurant, l’écrivain havrais Benoît Duteurtre. hors du temps, sans doute propre à toutes les cabanes de plage. Mais alors pourquoi ont-elles ce « truc en plus » au Havre, sur une côte normande qui en compte des milliers ? « Il y a un attachement qui trouve son explication dans l’histoire de la ville, rasée sous les bombes en 1944 », explique le réalisateur. « Dès avril 1945, quand la plage a été déminée, ces petites baraques sont devenues un lieu de résilience pour tous ceux qui avaient perdu leur maison, leurs proches, l’image même qu’ils avaient de leur ville. C’est ici que les Havrais ont retrouvé le goût de la vie. » Sept cents personnes – toutes strates sociales confondues – ont assisté à la projection du film au Théâtre de l’Hôtel de ville du Havre, à sa sortie en 2019. Une ovation qui aurait dû se prolonger par une tournée des plages, voire une grande projection en plein air sur les galets de la Cité océane, avant l’irruption délétère de la Covid. Dommage. Ces cabanes parlent du Havre. De tous les Havrais. Mais plus largement d’une certaine humanité, sensible au sel des instants suspendus. « Ce qui me frappe, maintenant que la crise sanitaire a tout bouleversé, c’est que ces cabanes représentent un monde peut-être déjà disparu… » conclut Jean-Marie Châtelier. « Quelle légèreté, quelle simplicité, quel bonheur M de vie entre ces petites planches de rien du tout ! » La vie en cabane, documentaire de 52 mn de Jean-Marie Châtelier, co-produit par Scotto productions et la Chaîne Normande.


32 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

Cartes postales : création Jean David Petiot pour l’exposition « Debout les vaches, la mer monte », pour la sensibilisation aux conséquences du changement climatique, une exposition itinérante conçue par le Centre Permanent d’Initiatives pour l’Environnement (CPIE) – Vallée de l’Orne

RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

Pourra-t-on encore habiter la côte normande en 2100 ? C’est un rapport fiable, précis et alarmant paru au cœur d’un été de déluge et de feu. Pour le Giec, la hausse du niveau marin pourrait atteindre deux mètres en 2100 et 5 mètres en 2150. Et si le littoral normand finissait englouti ? L’échéance est suffisamment proche pour que des mesures soient prises d’urgence. On en est loin, selon l’enquête de nos amis du site d’investigation normand Le Poulpe. TEXTE : VINCENT RONDREUX PARU LE 24 MARS 2021 DANS LE POULPE SOUS LE TITRE « HAUSSE DU NIVEAU MARIN : LA VRAIE FAUSSE LUTTE D’ÉLUS NORMANDS », MIS À JOUR EN AOÛT 2021

CARTES : DREAL NORMANDIE ET CLIMATE CENTRAL CARTES POSTALES : JEAN DAVID PETIOT

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


Une grande partie du littoral normand est exposée au risque de submersion Plan d’eau actuel Sous le niveau de l’eau

PROJECTION EN 2050 RÉALISÉE SUR LE SITE CLIMATE CENTRAL (COASTAL.CLIMATECENTRAL.ORG), ORGANISME INDÉPENDANT CONSTITUÉ DE SCIENTIFIQUES ET DE JOURNALISTES.

Des quartiers de Caen, Cherbourg, Dieppe, Le Havre submergés, la presqu’île du Cotentin devenant peu à une île sont pourtant des perspectives de plus en plus probables. Déjà, à Étretat, où les habitants ont pris l’habitude de voir la mer noyer la digue, le maire André Baillard a pu visionner ce que donnerait une grosse tempête avec un niveau de la mer plus haut d’un mètre : un village balayé « par une vague d’un mètre cinquante ». À Cherbourg, un des ouvrages qui protègent la rade, la digue de Colignon, est régulièrement sous l’eau par grands coefficients. Dans certaines conditions tempétueuses, le quartier du Pollet est inondé à Dieppe. À Criel-sur-Mer, pas moins de soixante-dix maisons seront rayées de la carte dans ce siècle du fait de l’érosion. De tels exemples vont se multiplier. Car avec le réchauffement planétaire, la hausse du niveau de la mer est enclenchée pour longtemps, les pluies et les crues d’hiver gagnent en intensité, les tempêtes deviennent plus violentes, les surcotes de marées augmentent, l’érosion peut s’accélérer par endroits… Et il reste encore beaucoup d’in-

certitude du côté des scientifiques. Ces derniers progressent vite, dans le sens d’une aggravation du risque. Ainsi, le rapport 2007 du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec) donnait une fourchette moyenne de plus 18 à plus 59 centimètres à l’horizon 2100. Le rapport 2014 a relevé l’estimation : plus 26 à plus 82 centimètres. Le rapport 2021 enfonce et précipite le clou : il prévoit cette fois un niveau moyen pouvant augmenter d’un mètre en 2100 et de 1,88 mètre à l’horizon 2150, sans exclure une hausse bien plus rapide : 2 mètres en 2100, 5 mètres en 2150. Il envisage pour l’Europe et notamment pour la France, la possibilité d’une probabilité croissante de catastrophes pouvant combiner en même temps fort coefficient, submersion, tempête, pluie diluvienne, crue… Et explique que le « niveau d’eau total extrême » que la mer peut atteindre une fois par siècle, va lui aussi augmenter, en ampleur et en fréquence. Ce niveau est actuellement estimé entre plus 2,5 et plus 5 mètres pour les côtes d’Europe de l’Ouest. Toute s le s de r n iè re s ét ude s avivent l’inquiétude, notamment du fait d’une dynamique de fusion des glaces plus rapide qu’imaginée : l’Aca-

démie des sciences des États-Unis envisage, sur la base d’un réchauffement de plus 5 °C, une hausse pouvant dépasser 2 mètres à l’horizon 2100 et 7 mètres à l’horizon 2200.

111 000 logements, 122 000 habitants et 120 000 emplois concernés En Nor ma nd ie, Benoît La ig nel, membre du Giec international, et président du GIEC normand et du GIEC de Rouen, reste néanmoins « très prudent » face aux prévisions extrêmes. Selon lui, même avec seulement un mètre de plus, des villes comme Le Havre, Dieppe ou encore Caen « auront les pieds dans l’eau ». Outre les falaises de craie qui subissent l’érosion et les zones littorales, « toutes les basses vallées sont concernées, y compris à Rouen où se fait toujours sentir le phénomène de marée », précise-t-il. Car pour ce spécialiste en géomorphologie, hydrologie et sédimentologie, ce qu’il faut prendre en compte, ce n’est pas seulement le degré de hausse du niveau de la mer, c’est également « le phénomène de concomitance entre les différents événements possibles en même temps : submersion marine, tempête, pluie intense, crue… »


34 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

Et, selon lui, « des études mériteraient d’être réalisées » sur ce point. Actuellement, l’Insee estime que 1 000 kilomètres carrés du territoire normand sur 428 communes, sont sujets au risque de submersion marine, avec 111 000 logements, 122 000 habitants et 120 000 emplois concernés. Les secteurs des côtes de Nacre et Fleurie ainsi que de l’estuaire de la Seine sont plus particulièrement concernés, notamment Le Havre. « Deux tiers des logements dans l’estuaire de la Seineaval se trouvent d’ores et déjà sous le niveau marin centennal », estime l’Insee. Tout comme 54 000 emplois. Face à la menace, une stratégie nationale a bien été mise en place. Elle consiste ni plus ni moins à faire des choix entre ce que l’on protège et ce qu’on laissera peu à peu à la mer. Pour Benoît Laignel, qui passe également du temps à sensibiliser les élus, ceux-ci ont « dix ans pour décider ».

EMBOUCHURE DE LA SEINE : un plan de prévention en retard de trois ans… Dans le Cotentin, des actions ont déjà été entreprises, notamment dans le cadre de l’opération régionale « Notre littoral pour demain ». Par exemple,

entre Carentan-Les-Marais et SaintVaast-la-Hougue, différents scénarios d’adaptation à moyen (2060) et à long termes (2100) ont été réalisés, avec une « lutte active » contre la mer d’abord dans les zones les plus denses, et une adaptation ou une relocalisation, d’abord dans les campagnes. Même démarche vers Cherbourg, où la municipalité veut « replacer le sujet du foncier dans un objectif structurant », selon Ralph Lejamtel, adjoint au maire en charge de l’urbanisme. Il y a encore beaucoup à faire. Une grande arme locale pour restructurer l’aménagement du territoire par prévention contre les catastrophes naturelles s’appelle le plan de prévention des risques (PPR) auquel on peut rajouter les termes « inondations » (PPRI) « littoraux » (PPRL) ou encore « multi-risques ». Déterminé sur un périmètre donné, il est validé par le préfet après concertation entre les collectivités locales et les services de l’État, et avec enquête publique. Il fixe de premières zones où plus rien ou presque ne sera constructible et d’autres où il faudra respecter des règles. Les PPR s’imposent aux plans locaux d’urbanisme. Problème : ces PPR sont dans la pra-

tique très long à mettre en place, comme celui du secteur du Havre, prescrit en juillet 2015 mais qui n’est toujours pas approuvé alors qu’il aurait dû l’être dès 2018, à l’époque où Édouard Philippe était Premier ministre. À cette heure, la préfecture de Seine-Maritime ne fournit aucune date d’entrée en vigueur.

AU HAVRE, l’argument du « développement territorial » « Le seul effondrement qui nous menace, pour l’instant, c’est celui de nos volontés », écrivait en 2019 le Premier ministre français de l’époque, Édouard Philippe, à l’occasion de la conférence climat annuelle de l’ONU (COP25). À l’aune de ses propos d’hier, difficile de croire, aujourd’hui, en la volonté inébranlable de l’actuel maire du Havre, le même Édouard Philippe, d’adapter le plus rapidement possible ses aménagements urbains à la hausse future du niveau de la mer. L’ancien Premier ministre a récemment écrit à la ministre de la Transition écologique Barbara Pompili pour, entre autres, lui indiquer que le projet de « plan de prévention des risques littoraux de la plaine alluviale nord de l’embouchure de la Seine (PPRL-PANES),

Projections topographiques de niveaux d’eau avec prise en compte du changement climatique : 5,75 m. (NGF) Cette carte ne prend pas en compte la dynamique des marées et les volumes d’eau concernés. Le niveau « moyen » avec changement climatique retenu est de 5.75 mètres NGF (10.13 mètres CMH, note CEREMA du 22/07/2014) SOURCES : DREAL HAUTE-NORMANDIE — DDTM 761 GIP SEINE-AVAL — IGN BDTOPOPAYS®2007 J IGN SCAN25®2010 — © DREAL DE HAUTE-NORMANDIE - MAGD - PADG — CONCEPTION : MAGD-PADG SEPTEMBRE 2014

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35 POU RRA -T-ON ENCORE HA BIT E R LA CÔTE NORMA NDE EN 2100 ?

à Barbara Pompili, évoqué plus haut, soit de différer une signature dans le cadre de l’élaboration du PPRL Panes. « Le maire a appelé l’attention du ministère sur la situation particulière du Havre où de nombreuses zones urbanisées sont exposées à l’aléa à horizon 2100 et soulignait la nécessité de compléter l’approche réglementaire du PPRL par un plan d’actions sur les ouvrages de protection

qui s’éternise depuis des années à la préfecture de Seine-Maritime, se devait de concilier protection des populations et développement territorial ». Conséquence directe ou pur hasard, selon nos informations, la ministre n’a toujours pas signé le « porter à connaissance des risques », document officiel qui, avant même la validation définitive du PPRL-PANES, devient opposable dans le cadre de l’instruction de permis de construire pour des projets situés dans les zones à risques. Toujours d’après nos informations, le dossier reste en souffrance, depuis plusieurs mois, sur le bureau de la ministre. Le risque de submersion marine concerne pourtant la ville basse et la zone industrialo-portuaire de la cité Océane, reconnue comme « territoire à risque important d’inondation » et truffée de sites Seveso, synonyme de risques industriels. T rès souvent , l’a rg u ment du « développement territorial » est avancé par les élus locaux pour que soient finalement repoussées ou réduites des prescriptions devant s’imposer aux plans locaux d’urbanisme (PLU)…

DIEPPE négocie « un statut unique en France » Surtout, la priorité de nombreux élus semble être moins le risque que court leur ville et ses habitants à moyen

ou long terme, que les projets qu’ils veulent entreprendre. Ainsi, la Ville de Dieppe, qui avait été contrainte en 2017 de stopper l’urbanisation de la zone d’activité Dieppe-Sud du fait de la révision de son PPRI pour que celui-ci intègre le risque de submersion marine, a renégocié avec les services de l’État. Elle a obtenu « un statut unique en France » de « zone à réglementation spécifique ». Et le projet DieppeSud perdure. Avec quelles mesures d’adaptation ? François Lefèbvre, adjoint au maire en charge de l’urbanisme, n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Au Havre, la mairie dément que le but du courrier d’Édouard Philippe

(digues, murets…), tout en rappelant que le règlement du PPRL se devait de concilier protection des populations et développement territorial », explique la collectivité. De son côté, le ministère de l’Écologie rappelle que « comme pour tout PPRL, le PPRL PANES a été prescrit par le préfet de département, qui s’appuie sur la direction départementale des territoires et de la mer de la Seine-Maritime pour son élaboration ». Si le sujet n’avance pas au Havre, il arrive « qu’un plan d’actions sur les ouvrages de protection » puisse avoir l’effet de sortir certains secteurs de zones inondables. La preuve est fournie à Carentan, dans la Manche. Là, le PPRL mis en place en 2015 après


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la tempête Xynthia (en 2010) classait inondable l’ancien site Gloria pour lequel la municipalité avait un projet de lotissement. Après un déplacement de portes à flots de deux à trois kilomètres en aval de la rivière la Taute, le PPRL a été révisé et le terrain est redevenu en partie constructible. Le maire de Carentan, Jean-Pierre Lhonneur, est sûr de son coup : « Les portes à flots, ingénieux système qui stoppe l’eau quand la mer monte, peuvent être renforcées par des batardeaux si besoin. Et en cas de problème, les marais serviront de tampon. » À l’horizon 2100, les scénarios actuels de gestion de la côte est du Cotentin prévoient de toute façon, il est vrai, une « lutte active » contre la mer pour les zones où l’habitat est le plus dense, comme à Carentan, tandis que l’eau irait dans les marais et les secteurs moins habités, coupant peu à peu le Cotentin du continent par une lagune.

À CAEN, le maire agit contre les interdictions de caves, sous-sols, constructions… Sans doute que le secteur de Caen sera également une zone de « lutte active ». Ici on ne s’encombre pas trop de la problématique submersion-inondation. « Projet d’intérêt majeur » soutenu par la Région et l’État, la Presqu’île de Caen, friche industrielle coincée entre la rivière Orne et le canal de Caen à la mer, est en cours de réaménagement afin, notamment, d’accueillir des milliers d’habitants et

de multiples infrastructures sur trois communes : Caen, Hérouville-SaintClair et Mondeville. Dans vingt ans, ce doit être the place to be s’est même félicité le journal OuestFrance. Concernant les risques d’inondation, l’autorité environnementale s’est montrée bien plus sceptique en recommandant, en 2018, « d’analyser la vulnérabilité du projet global au changement climatique », ce qui n’avait donc pas été fait auparavant. Où en est-on aujourd’hui ? La communauté urbaine Caen-la-Mer n’a pas voulu répondre aux questions du Poulpe. En revanche, fin 2017, le président de Caen-la-Mer et maire de Caen, Joël Bruneau (Les Républicains), a bien écrit à la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) du Calvados, pour que les services de l’État prennent notamment en compte, dans le PPR « risques multiples » (inondations, submersion) de la Basse Vallée de l’Orne, « le développement de projets futurs sur l’ensemble du territoire de Caen-la-Mer (…) L’interdiction de caves,

Scénario catastrophe : l ’Académie des sciences des États-Unis n’exclut pas une hausse du niveau marin de plus de sept mètres en 2200. Simple projection topographique de ce que cela donnerait pour le secteur de Caen à Deauville. Sans tempête, grande marée, etc… MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

sous-sols, parkings souterrains, activités en niveau inférieur, doit être revue », demandait-il notamment. Le maire de Caen, réélu en 2020, porte un projet controversé de centre commercial, place de la République, avec parking en sous-sol1. Également à revoir, selon Joël Bruneau, « l’interdiction de construction, extension d’établissements dits « sensibles » (crèches, écoles, maisons de retraite, etc.) »… Manifestement, Joël Bruneau a, au moins, en partie, été entendu. « Entre les versions 0 et 5 du PPRM, des prescriptions ont été gommées, allégées », glisse l’élu d’opposition Rudy L’Orphelin (Europe-Écologie Les Verts).

DIGUES : des réhabilitations qui coûtent déjà cher Des communes plus petites ont moins de « chance ». À Ouistreham, le conseil municipal a émis un avis « très défavorable » sur le même PPRM. En cause, le classement en zone rouge, inconstructible, de l’arrière du Quai Charcot le long du canal de Caen à la mer. « La décision a été prise au doigt mouillé, avec une méconnaissance du terrain, car le Quai Charcot n’est pas un ouvrage de premier rang face à la mer », s’insurge le maire LR Romain Bail. 1 www.lepoulpe.info/a-caen-place-de-

republique-copains/


37 POU RRA -T-ON ENCORE HA BIT E R LA CÔTE NORMA NDE EN 2100 ?

En revanche, pas de prescription en ce qui concerne le front de mer… Et les digues ? « S’il fallait reprendre toutes les digues en vue de la hausse du niveau marin, cela coûterait au moins 50 millions d’euros, rien que pour Ouistreham », ajoute Romain Bail en se basant sur une étude datant d’il y a cinq ans. Pour faire face, les investissements s’annoncent colossaux. À SainteAdresse, le maire Hubert Dejean de La Batie, a décidé d’engager, en ce début d’année 2021, la réfection de la digue du Bout du monde, dans un état de délabrement avancé : « Il y en a pour 300 000 euros. Nous sommes sur le domaine public mais l’État ne veut pas payer. Je me dois de protéger les biens et les personnes. » Donc la commune le fait, « avec ou sans aides ». À Étretat, l’an passé « Deux cents mètres cubes de béton ont dû être injectés pour consolider la digue », indique le maire, André Baillard. Coût de la réfection : 80 000 euros. Dans le Calvados, Caen-la-Mer vient de lancer une opération de réhabilitation pour les ouvrages abîmés situés entre Lions-sur-Mer et Ouistreham. Coût : 1,6 million d’euros. Dans la Manche, l’entretien annuel des digues de la grande rade de Cherbourg est de l’ordre d’un bon million d’euros, à la charge ici des Ports Normands associés et de l’État.

Et les centrales nucléaires ? Et les sites Seveso ? En bord de mer et dans l’estuaire de la Seine, il y a aussi des centrales nucléaires et des complexes industriels dangereux. Silence radio du côté du ser vice communication d’EDF. À Penly, le sable s’accumule tellement du fait de la présence de la jetée de la centrale nucléaire qu’il peut gêner le conduit de refroidissement. EDF en a déjà fait retirer 300 000 mètres cubes en 2019. Or, le changement climatique, ce sont aussi des modifications de mouvements de sédiments : érosion par endroits, accrétion à d’autres… Silence éga lement du côté de Synerzip, association visant pourtant à renforcer la culture de la sécurité dans la zone industrialo-portuaire du Havre, ainsi que de l’Office des risques majeurs de l’Estuaire de la Seine (Ormes), sur la stratégie d’adaptation des industries. Et pourtant. La vallée de la Seine compte, particulièrement au Havre, Rouen et Port-Jérôme, plusieurs dizaines de sites SEVESO, dont beaucoup classés « haut ». Outre ceux qui se trouvent sur les terrains poldérisés du Havre, « certains pourront être touchés par crue modérée dès 2050 », avertit Benoît

Laignel du Giec. Selon la préfecture de Seine-Maritime, en amont du pont de Tancarville, la vallée de la Seine est bien « concernée par deux PPR : celui de la boucle de Rouen, approuvé en 2009, et celui de la boucle d’Elbeuf, approuvé en 2001. » Au vu de l’ancienneté de ces plans, il n’est pas acquis que les dernières projections scientifiques aient été prises en compte. Les PPR qui intègrent le risque de submersion marine devraient prochainement évoluer. Actuellement, ces derniers s’appuient encore sur le rapport du Giec de 2007 et tablent sur une augmentation du niveau marin… de 60 centimètres à l’horizon 2100. « Il est tout à fait probable que les hypothèses pessimistes dépassent le mètre et rendent nécessaire une révision », anticipait en début d’année Charles Costa, chef de service au centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), un établissement public qui épaule les territoires dans l’adaptation au changement climatique. Cela alors que dans son scénario le plus pessimiste, le rapport 2021 évoque une augmentation qui pourrait atteindre 2 mètres vers 2100. Nos voisi n s, pa r e xemple en Grande-Bretagne et aux Pays Bas, ont eu le nez creux : ils ont déjà choisi des niveaux de hausse du niveau de la mer pouvant être bien plus élevés que la moyenne relative provisoirement prévue… Plus d’un mètre aux Pays Bas, 3 mètres à l’embouchure de la Tamise en Grande-Bretagne. Comment donc maintenant éviter en France une révision des PPR, dans un sens bien plus strict et avec de nouvelles restrictions de construction dans les zones concernées ? Dans ce cas de figure, il y a fort à parier que de longues tractations s’engagent, à nouveau, entre l’État et les collectivités locales. M La mer, elle, ne négociera pas.


38 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

Néandertal était chez lui en Normandie La région est plus célèbre pour son passé viking que pour sa préhistoire. Et pourtant. L’un des plus gros gisements d’outils néandertaliens d’Europe se trouve dans l’Orne, et atteste de la présence de l’homme il y a 150 000 ans. TEXTE : ÉMELINE GIARD

Jean-Jacques Rivard, passionné d’archéologie depuis ses recherches et découvertes d’outils préhistoriques en Tunisie, revient da ns l’Or n e en 1977. L e bouche-à-oreille ne tarde pas : l’instituteur d’Écouché-les-Vallées, au sud de Fa l a i s e, voit ve n i r à lu i quelques paysans des villages voisins de Rânes et Saint-Brice-sous-Rânes. Ils © MUSÉE DE LA PRÉHISTOIRE DE RANES viennent solliciter son œil d’expert sur ce qu’ils trouvent très régulièrement dans leurs champs : des silex taillés. En quantité importante. Parcourant à son tour la campagne, l’archéologue amateur trouve lui aussi de nombreux outils, à même le sol. Et comprend qu’il marche sur un trésor. Après de nombreuses années de démarches, JeanJacques Rivard a fini par obtenir de la Direction régionale des affaires culturelles que des fouilles officielles soient entreprises. Elles dureront trois ans, de 1999 à 2002. Et seront récompensées. Sur ce site de cinq cents hectares, 120 m² seront sondés. Bingo. Entre les outils complets et les éclats, on dénombre mille objets au mètre carré. C’est un des sites les plus fournis d’Europe en silex néandertaliens. Il atteste de la présence de l’homme entre - 150 000 et - 40 000 ans. Entre-temps, leur « découvreur », qui a fondé l’association « Les amis de la préhistoire dans l’Orne », obtient du Château de Rânes la mise à disposition de ses entresols pour exposer les bifaces, racloirs ou pointes les plus significatifs. Ce sont les tout débuts du Musée de la Préhistoire de Rânes. En 2015, l’espace est complètement rénové et agrandi, MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

avec l’aide du Parc Normand ie -M a i n e e t de mu s é o graphes. Le parcours proposé, à la pédagogie fine et vivante, permet autant aux néophytes de s’initier qu’aux amateurs éclairés d’approfondir leurs connaissances. Les illustrations précises et sensibles de Benoît Clarys, spécialisé en préhistoire et archéologie, immergent le visiteur avec humanité dans ces temps lointains. Jean-Jacques Rivard, décédé en 2016, a su rendre pérenne son travail et son enthousiasme. Les membres actuels de l’association sont tous des passionnés férus d’histoire, qui discutent vivement quant à la construction d’éoliennes sur le site, mais se retrouvent à l’unisson pour évoquer les émotions ressenties à tenir dans leurs mains un outil lui-même manié par un autre être humain, il y a 150 000 ans. Tous ont des anecdotes, des précisions, des élans, à apporter lors de la rencontre. Un de leur sport favori ? La formulation d’hypothèses, induisant de se mettre en situation. « Par exemple, nous savons que des outils de ce site ont été retrouvés à 300 km d’ici… fait unique ou courant ? Transportés par qui ? Pourquoi ?… à vous de jouer ! » Par ailleurs, de nombreuses activités de qualité autour du feu, de la chasse, de la musique et de l’art pariétal à la préM histoire sont proposées au long de la saison. Musée de la Préhistoire de Rânes, ouvert du 1er sept au 30 juin, les premier et troisième samedis du mois, de 15 h à 17 h. Renseignements : au 02 33 39 73 87


VIVRE DANS DU PERRET

DE L’UTOPIE À LA CONVOITISE Longtemps ignorée sinon dénigrée, l’architecture de la reconstruction au Havre a retrouvé les faveurs de ses habitants. Et devient même tendance auprès de ceux qui la découvrent. Très en avance sur son temps au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la conception de l’habitat d’Auguste Perret épouse de nombreuses aspirations convoitées aujourd’hui : confort, modularité, luminosité, matières brutes… Et relations apaisées avec l’environnement. TEXTE : OLIVIER BOUZARD PHOTOS : ANDREAS SIRCH ILLUSTRATION : JULIE AUBOURG


40 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

Découvrir l’Appartement-témoin Perret, c’est faire un bond dans le passé et… le futur. Dans ce micro-musée ouvert en 2006 dans la foulée de l’inscription du centre reconstruit du Havre sur la Liste du Patrimoine mondial par l’Unesco, les rêves futuristes des années cinquante semblent en effet s’être cristallisés. Cet espace de cent mètres carrés, conforme au plan et aux aménagements présentés par l’architecte Auguste Perret à Paris en 1947 puis au Havre en 1949, est entièrement équipé comme l’aurait rêvé une famille modèle de l’époque : électroménager, baignoire, toilettes séparées, survitrage des fenêtres… C’est donc aussi se projeter dans l’imaginaire d’anticipation de l’après-guerre, tant les propositions de Perret semblaient audacieuses et avant-gardistes dans une France encore pétrie de normes classiques à l’aube de ses « Trente Glorieuses ». Adieu le style campagnard, les armoires normandes n’ont plus leur place dans cette architecture qui multiplie les portes-fenêtres pour laisser entrer l’air et la lumière. Bienvenue au mobilier design d’inspiration scandinave (signé René Gabriel, Marcel Gascoin ou André Beaudoin), au chauffage collectif à air pulsé,

aux premières cuisines et salles de bain intégrées, aux vide-ordures… Grâce à une construction reposant sur une trame régulière (tous les 6,24 m) de piliers et de poutres, aucune cloison n’est porteuse, la modularité des espaces devient totale. Pour la première fois, l’espace s’adapte à ses habitants, non l’inverse. En pénétrant dans leurs nouveaux appartements, les Havrais relogés changent littéralement d’époque… et de vie !

Très cher Perret Car c’est bien aux sinistrés qu’Auguste Perret pense en créant ses ensembles d’habitation. C’est pour cela qu’il a été choisi par l’État, et pour faire de la ville martyre l’une des plus belles cités d’Europe. Il n’hésite pas à offrir une double voire une triple orientation à ses appartements, permettant d’observer ce qui se passe aussi bien côté rue, théâtre de la cité moderne, que côté cour, aire de jeux des enfants et agora du voisinage, en bas d’immeubles disposés pour abriter des vents dominants et dont l’ombre portée est savamment réduite. À ceux qui ont tout perdu dans les bombardements, le maître du béton apporte un

Les photographies sont extraites d’une série réalisée par le photographe Andreas Sirch d ans l’appartement témoin, à l’occasion des dix ans du classement de la ville au patrimoine mondial de l’Unesco.

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


confort digne de la modernité. Les installations techniques, même invisibles, tiennent leur promesse de bien-être : réseau de chauffage par surpression, poche d’air sous toiture et survitrage des fenêtres pour l’isolation thermique, sols sur lit de sable pour l’isolation phonique, huisseries en chêne massif… Dans le contexte de pénurie, cette multiplication d’équipements inédits et la qualité exigée pour les matériaux employés est presque scandaleuse. Certains immeubles coûtent d’ailleurs très cher à l’État car, à l’instar de ses réalisations parisiennes de prestige comme le Palais d’Iena (1937), Perret veut le meilleur pour Le Havre. Du spectaculaire à l’intime, l’architecte joue ainsi sur toute la palette de son savoirfaire, donnant une impulsion puissante à la

redéfinition du confort de l’habitat et donc à la manière dont s’envisage le foyer aprèsguerre. Les guides conférenciers de l’Appartement-témoin ne disent pas autre chose à ses quelque 23 000 visiteurs annuels. Qu’en est-il sept décennies plus tard ?

Fenêtres sur cour et mixité Plus que leurs caractéristiques techniques, c’est – de l’aveu même des habitants – « la vie » qui caractérise encore à ce jour le mieux l’ambiance des îlots imaginés par Auguste Perret. À contre-courant de nombreuses copropriétés, plusieurs d’entre eux n’ont d’ailleurs pas (encore) cédé à la tentation du repli sur soi et peuvent être traversés librement par le quidam. C’est le cas des îlots V40 et V41, érigés par le maître lui-même, et


42 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

L’Appartement-témoin Perret se visite toute l’année, accompagné d’un guide. Maison du Patrimoine 181 rue de Paris 76600 Le Havre 02 35 22 31 22 maison-patrimoineinfo@lehavre-etretattourisme.com lehavreseinepatrimoine.fr

objets d’un classement aux Monuments historiques sous l’impulsion de leurs résidents (voir plus loin). Ce n’est pas seulement le bâti mais tout un état d’esprit qui est ainsi préservé. La multitude de fenêtres donnant sur la cour intérieure semi-privée de chaque îlot est propice au sentiment de communauté de voisinage : pour les V40 et 41, par exemple, toutes les entrées sont sur cour, non sur rue, une configuration qui favorise les rencontres et réduit l’anonymat des résidents. L’uniformité des façades brouille également la notion de classe sociale. Impossible, vu de l’extérieur, de savoir auquel des seize types de logements elles appartiennent, du studio au sept pièces. Cette grande variété que l’on retrouve dans chaque immeuble participe à une relative mixité sociale.

Revers de destin Derrière la puissance et la poésie du béton d’Auguste Perret se cache une utopie moderniste. L’architecte pionnier a laissé son empreinte sur l’urbanisme du xxe siècle et contribué à imaginer le nouveau quotidien de ses contemporains. Le style d’une époque, où simplicité et modernisme rimaient avec qualité et originalité, est plus que jamais à la mode, comme en témoignent les demandes régulières de tournage de films et séries, de MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

shooting photo pour magazines et marques ou de visite des appartements de la reconstruction. Cet attrait retrouvé a changé le regard des habitants, bailleurs et agents immobiliers sur les appartements Perret. Aujourd’hui très recherchés à la location comme l’achat, leurs prix s’envolent d’environ 30 % depuis 2018. De logement pour sinistrés à objet de convoitise, l’habitat Perret en hyper-centre témoigne du génie de l’architecte : son utopie est devenue une référence et une source d’inspiration pour notre mode d’habiter contemporain. Furieusement tenM dance !


« Notre appartement classé Monument historique »

OLIVIER BOUZARD

MICHEL : Depuis quand habitez-vous votre appartement de l’îlot V40 ? Frédéric Hervé : « Nous sommes propriétaires depuis le 2 octobre 2009. Nous n’étions pas Havrais mais cherchions à acheter dans cette ville pour laquelle j’ai ressenti un choc à l’âge de treize ans. Originaire d’Angoulême, ma classe et moi nous rendions en car en Angleterre. En avance pour l’embarquement, nous avons sillonné la ville reconstruite à quatre heures du matin. Je l’ai trouvée monumentale, pour tout dire fantastique ! C’est seulement jeune adulte, travaillant en région parisienne, que j’y suis retourné. À force d’y revenir avec moi, Pascal est aussi tombé sous le charme ».

Pascal Denécheau : « Moi c’est surtout l’architecture Perret qui m’a charmé. Quand l’agent immobilier nous a proposé cet appartement dans son jus, nous avons craqué. Le bloc Cepac (Construction d’éléments pour l’amélioration du confort) d’origine dans la cuisine est une rareté. En nettoyant l’appartement de ses vieux habits laissés par le temps, l’état originel s’est révélé, dont une colonne d’entrée bouchardée en parfait état. Y travaillant chaque week-end, on échangeait aussi avec les guides de l’Appartement témoin. Lorsqu’un voisin a remplacé ses portes-fenêtres en chêne massif et avec survitrage d’époque, on les a récupérées et posées chez nous. On nous prenait pour des fous ! » Comment est née l’idée d’une inscription aux Monuments historiques ? P. D. : « Quand je suis entré au conseil syndical de la copropriété, il était question de remplacer le système de chauffage par air pulsé. Chargé du projet, j’ai réalisé sa valeur historique. Idem pour les luminaires de la copropriété produits par la maison normande Holophane, puis pour la façade que j’ai fait ravaler par l’entreprise Pierre Noël, chargée de celle du Palais d’Iena, œuvre de Perret.

OLIVIER BOUZARD

C’est même deux îlots, les V40 et V41 situés face à la place de l’Hôtel de Ville du Havre, que Frédéric Hervé et Pascal Denécheau ont fait classer. Histoire d’un coup de foudre.

J’ai dû faire preuve de beaucoup de pédagogie pour convaincre de conserver ou restaurer l’existant ». F. H. : « On s’est alors étonné que l’immeuble ne soit pas inscrit aux Monuments historiques. En août 2014, on envoie un courrier à la DRAC de Haute-Normandie. Une visite plusieurs mois plus tard a confirmé le bien-fondé de notre démarche. À la clé, un inventaire complet jusqu’au moindre bouton de sonnette. Informés, les élus de la Ville ont alors lancé une procédure similaire pour l’Hôtel de Ville. Notre inscription est intervenue en juin 2016. Le 2 octobre 2017, huit ans jour pour jour après notre emménagement, le classement Monument historique a été prononcé. C’est une source de fierté pour les copropriétaires et habitants. Nous avons même édité une brochure d’accueil destinée aux nouveaux résidents pour les sensibiliser à la valeur patrimoniale de leur habitat ». L’îlot V40 se visite avec Pascal lors des Journées européennes du Patrimoine Maison du Patrimoine, 181 rue de Paris 76600 Le Havre – 02 35 22 31 22 maison-patrimoine-info@lehavre-etretattourisme.com


44 C hapitre 1 — H A B I T E R HIE R – HABITE R DE MAIN

DE GOBERT RÉINVENTE LE HAVRE DE PERRET

Dans ses rêves

Au MuMa, Musée d’art moderne André Malraux du Havre, l’exposition phare de l’année 2021 propose la vision poétique du photographe Philippe De Gobert sur l’œuvre de l’architecte Auguste Perret, maître de la reconstruction du Havre. MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


hilippe De Gobert, P LH 1212, 2019. TIRAGE NUMÉRIQUE 1/3, 104 x 148 CM COURTESY GALERIE ALINE VIDAL © PHILIPPE DE GOBERT © ADAGP, PARIS 2021

hilippe De Gobert, P LH 1636, 2019. TIRAGE NUMÉRIQUE 1/3, 104 x 138 CM COLLECTION PARTICULIÈRE © ADAGP, PARIS 2021

Troubler les sens, brouiller les échelles, renouveler le regard. Telle pourrait être l’ambition de l’exposition « Philippe De Gobert. Du merveilleux en architecture » au Muma du Havre, qui plonge le visiteur dans ce qui a tout du rêve éveillé. En jouant avec les repères de l’architecture et du plan urbain hérité de Perret au Havre, l’artiste passionné d’architecture moderniste a visiblement pris grand plaisir à s’emparer d’un terrain de jeu aussi immense en surface qu’en valeur patrimoniale. Intouchable Perret ? De Gobert prouve l’inverse, dans une sorte de démonstration à tiroirs où chaque geste artistique semble avoir été réfléchi pour dérouter progressivement le spectateur. Fidèle à son habitude, Philippe De Gobert a d’abord exploré la ville pour en saisir l’esprit, puis a construit des maquettes résultant de son immersion. Entre exactitude, respect des codes et écarts délibérés ou non, la liberté de l’interprétation est revendiquée. La preuve, l’artiste fournit au visiteur la matière-même de son inspiration, faite de photographies, documents d’archives ou encore maquettes.

Le Havre au pinacle Parce qu’il est artiste et non pas architecte, Philippe De Gobert ne s’arrête pas en si bonne voie. Ses constructions seraient une tentative stérile de parodie sans la dimension

onirique qu’apporte leur présentation subjective sur tirages photographiques grand format. Tout à coup, dans un jeu d’aller-retour mentaux, le monde miniature se métamorphose en univers parallèle, aussi grand que nature pour le spectateur. L’illusion est presque parfaite, le changement d’échelle le plonge dans la dimension intime de la ville voire de chaque appartement, tutoyant ainsi le voyeurisme. D’où l’impression confuse (et néanmoins suggérée) de « reconnaître » Le Havre dans cette évocation finalement très poétique. Une ville fantasmée, certes, mais si proche sans doute du rêve qu’Auguste Perret lui-même pourrait avoir fait avant de s’atteler à l’œuvre finale de sa carrière. Son chef-d’œuvre est en cela respecté par l’artiste qui a su s’immiscer et donner substance – presque vie oui – à l’imaginaire du célèbre architecte. Le Havre rejoint ici le pinacle singulier des villes réinterprétées par la fusion qu’effectue Philippe De Gobert, entre architecture, merM veilleux et utopie. Philippe De Gobert, Du merveilleux en architecture au conte photographique Jusqu’au 7 novembre 2021 au MuMa Musée d’art moderne André Malraux 2, boulevard Clemenceau au Havre – 02 35 19 62 72 Du mardi au vendredi de 11 h à 18 h, le week-end de 11 h à 19 h – Tarifs : 7 € / 4 €


ARTISTES HABITÉ·E·S #01

Michel Delaunay

IL DÉAMBULE DANS L’ESPACE DE SES CUBES ANCIEN PROF DE PERSPECTIVE À L’ÉCOLE DES BEAUX-ARTS DE ROUEN, DEVENUE L’ESADHAR, MICHEL DELAUNAY A LE CALCUL OBSÉDANT ET MAGIQUE. SON ŒUVRE EXPLORE LES SECRETS DU NOMBRE D’OR, QU’IL APPLIQUE DANS SES CRÉATIONS PLASTIQUES. TEXTE : GUY FOULQUIE - PHOTO : BRUNO MAUREY

on travail, assure-t-il, est « intimement lié à des questions d’ordre philosophique sur l’approche de la vérité ». Quel rapport entre la philosophie et les formes cubiques qui signent l’essentiel de son œuvre ? « Ce ne sont que des images, des reflets d’un cube que je dessine suivant un code qui remonte à la Renaissance. Il s’agit de visions monoculaires. Ce n’est pas le volume que je dessine face à moi, sinon j’y mettrais mes affects. Non, là, c’est une approche objective du cube. » Cette approche est d’autant plus précise et singulière que Michel Delaunay est un expert de la perspective : ses recherches pour donner à voir le cube sur une surface plane sont issues de son expérience de plasticien, professeur de perspective à l’École des Beaux-Arts de Rouen et du Havre. Inspiré par son travail sur les « solides de Platon », il rattache ses œuvres à la représentation qu’en ont donné au XVIe siècle Léonard de Vinci et le mathématicien Luca Paccioli dans La divine proportion. « Parmi ces dessins c’est le cube, l’hexahedron, qui m’a donné le plus de satisfactions. Mis à plat, on y voit trois faces, trois directions. Il est vu en plongée, il est en lévitation. » Les lamelles qui constituent la mise à plat de ses cubes d’abord en papier découpé sont aussi réalisées en plexiglas. Et la rencontre avec les Copeaux Numériques, coopérative d’artistes et d’informaticiens installés à Petit-Quevilly à côté de Rouen, a permis l’accès à des machines de découpe laser.

La lettrine S de cet article est tirée de l’alphabet de Luca Pacioli, contemporain de Léonard de Vinci, auteur de La divine proportion comprenant un alphabet de 23 lettres majuscules « exécutées simplement avec la règle et le compas, en utilisant les seules figures du cercle et du rectangle ».

« Je fais du découpage pour obtenir un objet qui se détache du fond et donne l’illusion de profondeur. L’épaisseur du trait et l’espace entre les traits sont toujours les mêmes sur une face. Je dessine puis je calcule et j’ajuste. » Des expositions de Michel Delaunay sont programmées en mars 2022 à Barentin (Seine-Maritime) et dans les jardins de l’abbaye de Fontaine-Guérard dans l’Eure, l’été prochain.


PORTFOLIO MARIE-HÉLÈNE LABAT Le cheminement de Marie-Hélène Labat s’apparente à un processus de macération. Elle utilise d’abord une matière brute initiale issue d’un travail de documentation sur des programmes de renouvellement urbain dans plusieurs quartiers en Normandie. Elle photographie méthodiquement le moment d’avant la démolition, le temps de la destruction et le vide laissé. En parallèle, et dans une certaine urgence, parce qu’elle n’était pas toujours autorisée à le faire, elle entre dans les appartements inoccupés et elle photographie les bribes de vies abandonnées, les traces laissées par les résidents. Marie-Hélène y collecte notamment les restes de papiers peints jusqu’à l’obsession, parce que, dit-elle « Ils offrent à voir les aspirations et les rêves des habitants. » Elle constitue ainsi une archéologie des lieux.

À cette archéologie, elle intègre des hommes et des femmes qu’elle avait photographiés en d’autres circonstances « Ici, il y avait des gens » précise-t-elle. Enfin elle transforme, transmute, pourrait-on dire, cette matière en y intégrant parfois des éléments d’un travail plus intime qu’elle a appelé « adopter un arbre ». C’est ainsi que Marie-Hélène Labat opère une alchimie poétique donnant naissance à une écriture photographique singulière, une anthropologie onirique. Elle nous transporte dans un voyage qui questionne profondément la place de l’humain dans ces processus de transformations urbaines. Des déconstructions/reconstructions qui se décident loin de ceux qui en sont les bénéficiaires obligés. Mais plus encore avec ces incrus tations d’arbres adoptés, ne serait-ce pas, la place, la responsabilité de l’Homme qu’elle interpelle ?

DERNIERS REGARDS AVANT DISPARITION


Avant

Après


Série Point de vue perdu


Série Mix-cité


Série Derniers regards avant disparition


Série Adopter un arbre



ARTISTES HABITÉ·E·S #02

Thierry Trãn

UN SERIAL PAINTER HABITÉ PAR LE PAYSAGE « LE PAYSAGE N’EXIGE PAS FORCÉMENT DE LIGNE D’HORIZON. PARFOIS JE SUIS ABSORBÉ PAR LE TALUS ». EN EXTÉRIEUR OU EN ATELIER, THIERRY TRÃN PEINT TOUS LES JOURS. ET NE S’ÉLOIGNE JAMAIS DE SON CARNET POUR ENRICHIR SON « VOCABULAIRE » : LES ÉLÉMENTS QU’IL VA RÉEMPLOYER DANS SES TOILES POUR ENGENDRER DES SÉRIES. PAR GUY FOULQUIÉ

Dans son atelier du vieux Rouen, il fouille et dépose sur l’établi une pile de plus de cinquante feuilles d’un épais papier format double raisin, emplies d’arbres et de branches captées sur les bords de Seine il y a quelques années. Et l’on comprend soudain la notion de « vocabulaire pictural » chère au peintre et plasticien Thierry Trãn. Il explore, glane, archive… et puise dans ces dictionnaires personnels la substance de ces « séries ». Pour celle des bords de Seine, c’est la variété inattendue des nuances de noir tirant dans le brun ou le bleu qui donne une filiation à chaque toile. « Le noir est un révélateur de la couleur, il l’intensifie. » assure-t-il. Pas de figuration, pas de narration mais un regard inspiré de la variété des tons de noir chez le peintre baroque néerlandais Franz Hals, une recherche autour de l’abs trait qui puise ses sources dans les œuvres du Titien ou de Delacroix. Comme des références paradoxales. Fasciné par ce qu’il voit sur le terrain, les pieds dans l’eau parfois, le paysage continue à hanter le peintre de retour à l’atelier.

’atelier comme un scriptorium, L où les images sont des mots attendant une main pour les assembler en phrases, puis en texte.

Depuis peu, Thierry Trãn s’est mis à créer des séquences vidéo à la manière de très courts dessins animés donnant une autre façon de voir la dimension sérielle de son travail. Pour certaines, c’est la couleur elle-même qui devient personnage. On trouve aussi un hommage pictural et sauvage à Jour de fête de Jacques Tati. Thierry Trãn se dit habité par le paysage. Il est en lui, comme inné, qu’il soit d’ici ou du Vietnam, pays de son père dont il rêve parfois et qui lui donne envie de faire et refaire, de réutiliser les noirs, les trouées, les gestes. Et au fond de ses toiles en mouvement c’est peut-être bien lui qui habite le paysage.


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L’hommechevreuil

un humain convaincu Entre 19 et 26 ans, Geoffroy Delorme a habité au cœur d’une forêt de l’Eure. Pas dans une cabane, non. En pleine nature… au sein d’une communauté de chevreuils. Onze ans après son retour à la civilisation, il raconte cette immersion extrême dans un livre devenu best-seller. Et revient sur la philosophie pleine d’humanité qu’il en a tiré. TEXTE : LAURA BAYOUMY– PHOTOS : LAURA BAYOUMY, GEOFFROY DELORME

Le lieu de rendez-vous donné par Geoffroy Delorme n’a rien d’une adresse. C’est une suite de chiffres. En cliquant sur le lien, les coordonnées GPS se transforment en une tache vert pastel sur la carte de France. Nous sommes à une dizaine de kilomètres de Louviers, dans l’Eure, au Rond de Cobourg. C’est là, assis en tailleur au cœur des 4 500 hectares de la forêt domaniale de Bord, que ce Normand de 37 ans a choisi d’évoquer son livre, L’homme-chevreuil, sept ans de vie sauvage, paru en février 2021 aux éditions Les Arènes. Panier de cueillette au bras et montre connectée au poignet, il revient sur ses sept années passées dans les bois. Des années pendant lesquelles ce photographe animalier a enchaîné des séjours de plus en plus longs loin des humains. Jusqu’à devenir cet « homme-chevreuil » qui suscite fascination et incrédulité. Un parking, un sentier de randonnée, de nombreux marcheurs du dimanche. Difficile d’imaginer que c’est tout près de ce chemin très fréquenté que Geoffroy Delorme a basculé de l’autre côté du miroir. Qu’il a survécu sans tente, sans abri, juste vêtu de quelques laines. Qu’il s’est lié avec les cervidés en les observant. Et même si des MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

esprits chagrins l’ont accusé de fabuler, son récit est une bulle d’oxygène après ces longs mois de confinement.

Son échappatoire d’enfant La nature, elle a été son refuge dès sa plus tendre enfance. Éduqué par des parents qui pratiquaient l’école à la maison, dépourvu d’activités sportives, musicales, sans amis ni contacts sociaux, sa maison était séparée de la forêt par un champ. C’est dans cette direction qu’il partait dès qu’il le pouvait. Fuguant même parfois la nuit. Cet homme à la silhouette fine est devenu de plus en plus attentif à son corps, a appris à se connaître en se servant de ses sens pour survivre. « Le premier sens sollicité, c’est la vue, on voit la plante. Ensuite c’est l’odorat, on la sent. Le troisième, c’est le goût énumère-t-il. Enfin, on accueille ce que nous procure la pousse, si elle est rassasiante, par exemple. » Glands, plantin et autres orties crues n’ont plus de secret pour lui. Il a connu des états d’hypothermie, lové dans un petit nid pour y dormir à poings fermés la nuit. Grave erreur. « J’ai fini par comprendre, qu’il valait mieux dormir le jour, car les températures sont plus élevées, on risque moins


de tomber malade. La nuit, il vaut mieux ne pas s’assoupir trop longtemps et changer de lieu régulièrement pour être en mouvement et ne pas s’engourdir. »

Ralentir son métabolisme en hiver

Geoffroy Delorme a passé des années à peaufiner ses parades pour survivre en forêt en étant le seul de son espèce. Et y est parvenu. Alors pourquoi être sorti du bois ? « Je n’aurais pas pu continuer ainsi, admet-il bien volontiers. Les chevreuils répondaient à leurs autres besoins de vie de chevreuil : trouver un territoire, se reproduire pour perpétuer l’espèce. Moi je me contentais de trouver de quoi me nourrir et résister aux conditions climatiques. »

Puis quand le froid de l’hiver se fait mordant et qu’une pellicule de neige vient recouvrir les poils des faons, il imite les chevreuils qui ralentissent leur métabolisme et restent « quasi immobiles toute la journée ». Geoffroy Delorme Une forêt de moins interrompt son récit et touche le sol, étonnamment tiède en moins nourricière en cette après-midi émaillée d’averses. La chaleur moite de Au bout d’un certain temps d’ailleurs, la quarantaine de l’herbe le plonge au cœur d’intactes réminiscences. « Une chevreuils que côtoie le jeune homme semble le pousfois, nous étions allongés là, avec Daguet – l’un des cheser à « retourner sur les voies humaines ». « Pour eux, il vreuils qu’il a apprivoisé –, sa tête posée sur ma cuisse. Des n’y avait plus de surprise, plus randonneurs nous ont croisés et de curiosité, plus de jeu. » Mais m’ont salué sans réagir, s’amuse« Quand je vois un homme faire la l’autre raison de la fin de son t-il. Ils ont dû croire que c’était manche sous un châtaignier, je me immersion, c’est la présence de mon chien. » dis qu’à sa place, je cueillerais les l’homme. « Je ne trouvais plus L’homme a appris à se paschâtaignes et les cuirais. » ma nourriture dans la forêt » ser d’eau et de savon. Il n’en est assure-t-il. Geoffroy Delorme sorti que plus vigoureux. « Au observe l’urbanisation grignodébut, j’éprouvais le besoin de ter le territoire des animaux. Lors de sa septième et derme laver chaque fois que je rentrais chez mes parents. Puis nière année, il comprend que s’il veut survivre, il devra, quand je retournais à la forêt, j’étais à nouveau dévoré par soit migrer vers la plaine et les jardins nourriciers des les tiques. Au fur et à mesure, j’ai compris qu’il valait mieux humains, soit se résigner à trouver sa nourriture auprès que je me lave moins pour faire barrière aux parasites. »


cevoir les incohérences de la société. « Quand je vois un de « champs d’arbres » qui poussent à l’engrais : « de la homme faire la manche sous un châtaignier, je me dis qu’à junk food pour chevreuil ». sa place, je cueillerais les châtaignes et les cuirais. » La rencontre avec sa compagne achève de le convaincre et transforme le photographe en ambassadeur de la forêt. Défi et défiance C’était en 2009. Il expose ses photos et publie Dans l’inL e succès de son l iv re lu i timité des chevreuils. Onze ans a amené beaucoup de sympaplus tard, son plaidoyer pour « Beaucoup de personnes qui croient thies mais aussi pas mal de laisser place à la faune et la qu’il faudrait revenir à Cro-Magnon défiance de la part des écoloflore dans les zones habitées me félicitent, mais ce n’est pas le gistes, des chasseurs ou même par l’homme trouve un écho sens de mon propos. » des journalistes qui ont douté inespéré : il est repéré par la de sa sincérité. À ses détracmaison d’édition Les Arènes. teurs, Geoffroy Delorme se « Mon texte n’a quasiment pas contente de renvoyer sa vision du monde. Intarissable. été retouché. Ils ont juste changé le titre. » « Je distingue trois types d’écologie, dont celle qui me dit Le récit est inaltéré mais l’homme, lui, a changé. Car que je n’ai rien à faire dans la nature parce que je bouscule durant cette décennie où il est retourné sur les « voies l’écosystème des animaux. À celle-là, je réponds que l’homme humaines », bilan et discours ont pris de l’épaisseur. fait partie de la nature. » Quant à l’écologie politique, « qui Celui que l’on surnomme à souhait « le Mowgli des temps s’attaque plus aux effets de la cause qu’à la cause en ellemodernes » n’a rien d’un hurluberlu planqué dans les bois. même », elle lui semble vaine. « Ce n’est pas en faisant un Cette immersion en pleine nature ne l’a pas éloigné de la chèque à la planète qu’on résoudra le problème. » civilisation. Elle l’en a même rapproché, sous la forme L’homme-chevreuil, lui, défend une troisième voie qu’il d’un éveil à la « conscience écologique ». surnomme « l’écologie corporelle » ou immersive. « Si le « Je ne me suis jamais considéré comme vivant à côté corps s’adapte c’est grâce à la conscience et si la conscience de la société. J’ai quitté la civilisation et en y revenant, je est forte, c’est aussi grâce au corps. » Il plaide simplement crois que je peux l’améliorer. » Sensible aux enjeux climapour un « changement de paradigme » qui passe par une tiques, le bon sens acquis pour survivre l’amène à perMICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


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L’ HOMME-CHEV REUIL

meilleure connaissance de soi, de son fonctionnement physiologique et psychique. Aligner corps et conscience, assouvir sa curiosité sans oublier d’où l’on vient sont autant de thèmes qui lui ont ouvert les portes des librairies spécialisées dans le développement personnel et spirituel. Lui reste prudent : « Je ne veux pas qu’on voie la forêt comme un médicament. Et ce que je dis ne fait pas de moi un influenceur. Je ne vais pas occuper tout l’espace des réseaux sociaux et proposer une tonne de produits dérivés ». Quitte à doucher les espoirs de sa maison d’édition, ravie de l’emmener en promotion pour deux années et de traduire son livre en plusieurs langues. Car son regard critique sur l’écologie vaut aussi pour le développement personnel, quand il pousse à l’extrême l’absurde et l’individualisme. « Aujourd’hui, c’est la mode du camping-car car c’est l’esprit de liberté. À la base, c’était un van Volkswagen pas cher. Ceux qui n’avaient pas les moyens l’aménageaient pour pouvoir partir en vacances. De nos jours, on vend la liberté et le retour aux sources 80 000 €, plus cher qu’une vie de vacances en quarante ans de travail ! » Reconnaissant à la civilisation d’avoir apporté un « monde de douceur, de confort, de facilité », il regrette de constater à quel point les villes égoïstes empiètent sur le territoire des animaux. « Dans les champs, les vignes et forêts, les forestiers vont planter des arbres et estimer que les chevreuils sont des concurrents industriels. Si on réintroduit des loups et des lynx, on considère qu’ils forment une concurrence alimentaire. » Or selon lui les espèces

fonctionnent en partenariat, tirent profit de toutes les intelligences : « Chacune collecte, met de côté, mais il n’y a pas de possessivité. Je n’en voulais pas à un écureuil de chiper mes noisettes ». Pour lui, « il ne s’agit pas d’idéaliser la nature », mais de partager l’espace grâce à des « corridors biologiques », par exemple. « Il faut ouvrir nos villes, créer des zones de quiétude, ouvrir nos parcs et nos jardins pour permettre aux espèces de migrer. » Ceci dans l’intérêt de toutes les espèces confondues, y compris l’humaine. « Beaucoup de personnes qui croient qu’il faudrait revenir à Cro-Magnon me félicitent, mais ce n’est pas le sens de mon propos ». Son discours est d’ailleurs sans équivoque. « S’il n’y avait qu’une espèce à protéger, ce serait l’humain », conclut Geoffroy Delorme avant de remonter dans son SUV blanc. « Il faut arrêter de voir l’homme comme une menace pour la planète et pour la nature. En le considérant ainsi, on l’en M extrait. Or il fait pleinement partie de l’équation ».

L’homme-chevreuil, Geoffroy Delorme, paru en février 2021. Éditions les Arènes, 256 pages, 19,90 €. L’émission Les Pieds sur terre de France culture lui a consacré un épisode, intitulé « L’homme-chevreuil », le 19 mai 2021. Disponible en podcast.


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SANS MAISON ET SANS TOMBE TEXTE ET PHOTOGRAPHIE : FABIEN CHEVRIER

Pour Jacques la barbe n’est pas une coquetterie, l’hiver il fait si froid chez lui que l’eau gèle dans ses bassines et qu’il renonce à tout rasage pour des mois. La vie ne lui tient pas plus chaud qu’un vieux châle, comme disait l’autre. Jacques est arrivé ici sans maison avec pour seule richesse la vie qui habite son corps. Pendant des mois je n’ai su où il vivait, nous lui portions des boites, des denrées non périssables et nous buvions parfois l’alcool très fort et bon marché des déshérités. Jacques a dû avoir une famille, il n’est pas fils d’une génération spontanée mais, de ça, il ne parle jamais. Je sais de Jacques qu’il est arrivé ici torse nu et en short, papier d’identité dans l’une de ses chaussettes. Jacques habite mon village, le Bec Hellouin dans l’Eure, mais pour beaucoup ici il est sans nom. C’est le clochard au pré, un pauvre type…. Un jour Jacques m’a invité chez lui, nous avons marché longtemps, les branches me giflaient à tour de bras à travers le bois, d’un coup Jacques s’est arrêté au milieu d’un dépotoir sauvage… J’étais chez lui. Jacques vit au milieu de nos déchets, palettes, plastiques, sacs et rien du tout. Au troisième verre, j’en sais un peu plus. C’est un réfugié de la ville, la crise l’a foutu torse nu sur la route et va-nu-pieds. « Depuis je n’ai plus rien et ne veux plus rien » Je lui propose de construire une cabane mais il est déjà trop tard, je comprends que Jacques habite notre monde mais qu’il est déjà ailleurs. Il est en terrain vague où viennent crever les nomades que nos sociétés jettent à l’eau.

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Au fil des verres j’entrevois que cet Ailleurs qui héberge Jacques sous les étoiles, est un lieu où je n’ai pas accès, je comprends qu’il vit sa vie comme le mime revêt son habit de scène, il porte la vie mais l’a déjà quittée, seule cette barbe toujours plus longue atteste que sa biologie interne grouille en lui. La bouteille se vide et je l’entends me dire qu’il est sans maison et sans tombe. « Un soir Maman m’a empoigné, elle ne le savait pas encore mais elle venait de m’épargner un long et dernier voyage en wagon plombé. Maman m’a serré près de son cœur et ainsi commence ma vie d’errance » Jacques me raconte son métier et la chute faute d’emploi. Il quitte Paris qu’il a tant aimé et rejoint le peuple des sans grades, des exclus, des oubliés : La Marge. Jacques me dit sa honte en ville, il me dit être devenu un paquet de chairs couché sur le trottoir, petit monument humain de cette grande capitale. « Les passants enjambaient mon corps immobile, j’avais pris la couleur du mobilier urbain pour eux. Je vivais là endormi aux bouches des métros avec pour seul matelas un carton et pour unique couverture la bâche bleue en plastique, drapeau des déshérités, qui m’abrite encore aujourd’hui de la pluie… » Jacques est mort en novembre dernier, sans maison et sans tombe… Je lui souhaite de vivre enfin là où il est.


NEXT DOORS

Regard d’un étudiant indien confiné en cité U à Caen ANIRUDDHA BISWAS HOTOS : © ANIRUDDHA BISWAS – 2020-2021 P

Originaire d’Inde, je ne connaissais pas la France. Ma vision de l’environnement, à mon arrivée ici, a donc été façonnée par l’endroit où j’ai posé mes valises : mon bâtiment de la résidence à la Cité universitaire du Crous de Caen. Depuis lors, les interactions avec mes voisins et les mille et une petites choses vécues dans cet environnement ont influencé mon ressenti d’étudiant étranger. Et nourri ma réflexion sur la ville. La période de confinement m’a fait passer plus de temps dans mon bâtiment, ce qui m’a donné de nombreuses occasions de rencontrer mes voisins et de leur parler. Je les ai approchés avec l’idée de les photographier dans leurs espaces personnels ainsi que dans les espaces partagés pendant ces longues semaines claustrées. La photographie est devenue une méthode pour interagir avec les gens autour de moi. L’acte photographique s’est transformé en un outil pour explorer le bâtiment, son environnement, découvrir les personnes qui y vivent. La photo n’est plus le « produit fini » ou le « résultat » figé d’un instant de pause, elle devient le cœur de nos interactions. Un espace d’échange, de partage d’expériences, de souvenirs et d’opinions. Un « acte de participation » des deux côtés de l’appareil photo.


Une discontinuité Une désolation Un détachement absolu Je me suis retrouvé dans un espace complètement coupé de la ville environnante. Contrairement à mes séjours en résidence universitaire en Inde, le silence qui régnait dans ma chambre ne semblait pas influencé par mes voisins. Halimé m’a accueilli dans la sienne avec un bol rempli de nourriture faite maison, sucrée et sèche, à base de graines de sésame. C’est sa mère qui l’avait préparé et elle l’avait rapportée de chez elle, le Tchad. Je me suis découvert une affinité naturelle avec les étudiants des pays africains. J’ai été surpris de leur découvrir une affection pour la culture indienne. En particulier leur amour pour les films de Bollywood. Ils peuvent chanter de nombreuses chansons en hindi tirées des films, même sans en comprendre un mot.

De temps en temps, je peux sentir des odeurs de cuisine très étranges et exotiques en descendant les escaliers ou en passant devant les portes. Il y a une salle de cuisine de chaque côté du couloir, à chaque étage. Nous n’avons accès qu’à une seule d’entre elles, car les femmes de ménage occupent l’autre pour stocker leur matériel. Comme me l’a rappelé Ibrahim un jour que nous discutions, la cuisine est le lieu de jonction des humains qui vivent dans ce bâtiment déconnecté de son environnement. “It is the kitchen where you meet new people; can you remember that the first time we met, it was in the kitchen too ?” * * C’est dans la cuisine qu’on fait de nouvelles rencontres. Tu te souviens que lorsqu’on s’est rencontré, c’était dans la cuisine ?

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J’irai dormir chez vous… au bout du jardin La plupart de ceux qui optent pour une vie en camping-car rêvent de liberté et d’aventure, seuls. Pour la Manchoise, Catherine Laigre, c’est presque tout l’inverse : aller de maisons en maisons, faire souche çà et là, pour rendre service et expérimenter une forme de vie en collectivité. TEXTE : LAURA BAYOUMY PHOTOS : EMMANUEL BLIVET

Elle a tourné la page de l’habitat fixe pour ouvrir celle de l’habitat mobile sans transition. À 37 ans, en 2019, Catherine Laigre, originaire d’Isigny-le-Buat, près d’Avranches, a quitté maison et jardin en Bretagne pour revenir dans sa Normandie natale… s’installer dans un camping-car. Avec l’idée d’en faire sa maison à l’année sans passer chez le notaire. « Il y a eu plusieurs éléments déclencheurs, tente d’expliquer aujourd’hui la tren-

tenaire aux cheveux roses. Une rupture difficile, une envie de changement, l’idée initiale de partir visiter la Floride, aux États-Unis, pour laquelle j’avais fait des économies… » En investissant dans un habitat léger, Catherine Laigre a surtout allégé son esprit. « On n’arrive pas à cette manière de vivre par hasard. Il y a un processus, avec, au départ, un désir de liberté… mais aussi une remise en question de ses valeurs », poursuit-elle. Un questionnement qui


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e camping-car, L pour une nouvelle vie

restaure et veut y développer des habitats insolites, tout en vivant de son potager et de ses animaux.

Échange gîte et couvert contre du temps de travail

a rapidement trouvé un écho concret quand elle a dû se délester de meubles et autres affaires. « On habite dans un camping-car comme on vit sur un bateau, analyse-telle. Au quotidien, je prends tout ce qui peut me faire avancer. Puis je jette tout ce qui est superflu pour ne garder que l’essentiel. »

Garde de chat, papotage, cueillette Alors en principe, camping-car rime avec mobilité. Catherine Laigre le reconnaît : c’est aussi pour « avoir la possibilité de se réveiller chaque matin avec une vue différente », qu’elle s’est lancée. Mais loin d’adopter le nomadisme pour mode de vie, la jeune femme n’a jamais eu l’intention d’avaler des kilomètres de bitume ou de franchir la Loire. Ce qu’elle veut, au contraire, c’est s’ancrer sur un territoire. L’explorer certes mais surtout s’y poser, s’y faire des amis, et se rendre utile auprès des habitants. Outre la recherche d’un emploi fixe, elle s’est donc lancée en quête d’un bout de jardin contre échanges de services. Elle a gardé un chat pendant les vacances de son maître. Elle a également occupé le terrain d’un homme âgé et isolé. « Nous parlions autour d’un café, je me souciais de sa santé… explique-t-elle. Ce n’est pas grand-chose mais dans nos campagnes, nos anciens peuvent vite se sentir seuls et oubliés. » Elle a trouvé du boulot à SaintJames dans une industrie… Et après deux années de camping-squat cordial et utile, elle semble avoir trouvé son point de chute idéal à Saint-Georges-de-Reintembault, à la frontière entre Bretagne et Normandie. Claudia Pigui, qui l’accueille, est une ex-Caennaise revenue à la terre, qui a investi dans un vieux corps de ferme breton. Elle le MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Ici, se mêlent compétences et cultures grâce à la présence de woofers, ces vacanciers à qui sont offerts gîte et couvert contre quelques heures de travail. Les deux trentenaires semblent s’être bien trouvées. Catherine et Claudia ont en commun de vouloir s’extraire des rapports marchands pour laisser place au lien social. Terrain, électricité et eau sont troqués contre quelques coups de pioche, plantations, cueillettes… « Le travail ne manque pas, entre la permaculture au jardin, le nourrissage des chèvres et des poules, la collecte d’œufs, les légumes à mettre en bocaux. Sans compter le théâtre de verdure que nous sortons de terre pour accueillir des spectacles d’art vivant. »

Projet en commun Dans une autre vie, Catherine Laigre avait ouvert un bar repaire de motards, à Coutances. Seule aux commandes, elle avait vite su créer l’engouement autour de son projet. « La clientèle m’avait aidée à meubler l’endroit avec de la récup, on y organisait des concerts pour valoriser les groupes des copains du bar, on mangeait tous ensemble… Chacun payait puis se servait, dans des rapports de confiance. Il y avait probablement là, déjà les prémices du projet en commun que j’attendais », sourit-elle. Un melting-pot où l’échange se célèbre. Tout ce qu’elle a trouvé en tirant le frein à main pour se poser sur son « spot » actuel. Chaque fin de chantier se fête autour d’une dégustation de fromage de chèvre sur un lit de chutney et autour d’une bolée de cidre. Le tout est fait maison et se savoure en musique. Sous les airs du violon de Claudia Pigui ou sous les instruments des voisins, toujours partants. « C’est exactement ce que j’imaginais M de ma nouvelle vie ! »


PSYCHOTIC GRAFFITI

Le clochard céleste Il grave ses mots avec la pointe d’un clou sur les murs au pied desquels il s’installe. À Rouen, Alain Rault s’est littéralement « incrusté » dans la ville qui le considère aujourd’hui comme un de ses artistes majeurs. Portrait impressionniste d’un sans-abri habité, qui s’exprime beaucoup mais dont personne ne sait rien. TEXTE : ÉMILIE RICHELLE ET ANNA FOUQUÉ — PHOTOS : JEAN-PIERRE SAGEOT


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Qui ne connaît pas Alain Rault à Rouen ? L’homme, toujours paré d’une couverture, ne passe pas inaperçu avec sa chevelure massive, sa barbe bien prononcée et son regard habité. Sa présence surprend, intrigue et peut même glacer le sang lorsqu’il se met à vociférer en pleine rue. Car cet homme farouche est un être essentiellement volubile. « Il part dans des soliloques. Il parle comme ça, sans interruption, raconte Pascal Héranval, artiste rouennais qui est l’un des rares à l’avoir approché pour lui consacrer un documentaire. On le voit partout, il hurle, c’est un phénomène de la rue. Une figure locale qui marque les esprits. » Il marque les esprits… et les murs, les portes, les palissades. Alain Rault laisse des traces partout où il passe. Partout où il s’installe, en réalité. Cet homme habite la ville au gré de ses gravures, prolongement concret de ses hurlements. Des enchevêtrements de lettres, de cris obsessionnels et saisissants qui

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laissent une marque impressionnante, bien reconnaissable des Rouennais. Cela fait tellement d’années que l’on peine à dater quand tout cela a commencé. Et que plus personne n’oserait qualifier ses gravures de graffitis. Alain Rault fait partie de la « short list » officielle des artistes répertoriés sur le site de la ville de Rouen, dans la catégorie Street Art depuis 2016, qui ne compte que vingtneuf œuvres. Pas besoin de lui demander de décorer vos façades, portes de garage ou gouttières, il le fait directement pour vous, sans vous consulter. Alain est ainsi. Ce sont des cadeaux qui ne se refusent pas.

Sept mille abonnés à sa page Facebook Son succès est tel que ce playboy – comme il se qualifie lui-même, « C’est moi le playboy » – a sa page Facebook, bien alimentée de photos, textes, commentaires… Et « likée » par plus de sept mille personnes. Une vraie star malgré lui.

Page précédente : Alain Rault, âgé maintenant de 69 ans, grave essentiellement près de la gare de Rouen. uand il manque Q d’espace, Alain superpose les mots.


Beaucoup de rumeurs circulent : l’accident de voiture, le meurtre de sa femme, le prof de fac qui a perdu son boulot. C’est l’image du fou, fauché, artiste, tellement intelligent qu’il pète un câble.

En témoigne la façon dont il crève d’ailleurs l’écran dans le documentaire Playboy communiste réalisé en 2009 par Pascal Héranval et son complice le graphiste David Thouroude. « C’est une anti-star en réalité, car il ne s’intéresse pas vraiment à l’effet qu’il peut provoquer chez les autres, rectifie le réalisateur. C’est un homme qui vit au moment présent ». Pour autant Alain s’est vite prêté au jeu. Approché un an avant le tournage, en 2008, via l’édition d’un livret rassemblant ses œuvres, il a pris un plaisir manifeste à regarder la caméra et à jouer les réalisateurs. « Il jubilait, il était à l’aise » assure Pascal Heranval. Une relation de confiance, voire de fascination, s’est installée entre eux. « Alain habite nos imaginaires, nous les Rouennais. Beaucoup de gens disent qu’ils le connaissent depuis très longtemps. Il a vraiment une existence dans la psyché de la ville ». C’est aussi un mythe largement fantasmé, car personne - pas même les deux réalisateurs - ne sait réellement qui il est ni pourquoi il s’est laissé aller à vivre dans la rue. Beaucoup de rumeurs circulent : « L’accident de voiture, le meurtre de sa femme, le prof de fac qui a perdu son boulot. C’est l’image du fou, fauché, artiste, tellement intelligent qu’il pète un câble ». Autant de spéculations qui alimentent la légende urbaine. Tout comme ses gravures qui semblent incompréhensibles, enchaînent les lettres et les mots avec une logique qui n’appartient qu’à lui, dans une langue inconnue et interpellante. Car de son débit rapide et énergique jaillit toujours en vrac des noms propres familiers : Violette Nozière, Guy Môquet, Molière, Jacques Anquetil, Renaud… Pour puiser son inspiration, Alain « capte » les signaux de la société qui l’entourent. Les deux cents mots de vocabulaire qu’il utilise reflètent son environnement immédiat : conversations de trottoirs et manchette de journaux… Il en va ainsi de son propre surnom, le fameux « playboy ». Il l’a intégré dans

son escarcelle en 1987, lors de l’affaire Pierrette Le Pen qui avait posé nue dans ce magazine pour se venger de son mari. Les mots qui l’habitent, qu’il crie, qu’il grave, sont-ils le reflet du monde extérieur qui s’entrechoque dans sa tête ? Certains de ceux qui le connaissent un peu y voient l’expression sublimée d’une schizophrénie d’un genre particulier. Son « cas » interpelle même des professionnels de santé, qui aimeraient analyser son comportement et comprendre sa façon de s’approprier la ville…

Un jeu de pistes d’œuvres en œuvres Indifférent aux questions qu’il suscite, Alain

outres, pierre, métal P ou même les murs de la Synagogue, Alain grave sur tous les supports et les endroits selon son inspiration.


a transformé au fil du temps la ville de Rouen en musée à ciel ouvert. Près de la gare, c’est la porte d’un garage. Rue Maladrerie, une plaque en métal. Son atelier, c’est la ville tout entière : « Il a une technique de gravure bien particulière, avec des clous et des vis. Je comparerais son travail à un travail de termite, tente d’éclairer Pascal Héranval. Il grignote le bois, les supports, inlassablement. Il trace comme une machine. C’est comme ça qu’il obtient quelque chose de très maîtrisé sur des supports parfois difficiles comme le métal. ». Plus qu’une exposition itinérante, ce marginal crée un jeu de pistes dans les rues : « Quand il grave un nom, c’est un repère, chaque lieu rejoint un autre. Ce sont des parcours dans la ville. Boulevard des Belges, il y a écrit Herbouville. Rue d’Herbouville, tu peux trouver une nouvelle gravure d’Alain. » Cette cartographie nous emporte bel et bien dans « sa » ville. « Il est rare, assure Pascal Heranval, de voir à ce point des gens dans le refus des conventions ». Si Alain transforme les murs de la ville pour créer une immense toile, il a aussi le pouvoir de faire évoluer le regard des citadins sur l’artiste. Loin de l’homme isolé dans sa tour d’ivoire, il évolue à l’air libre pour créer devant les passants : « Quand il est sur un truc, il ne s’arrête pas tant qu’il n’a pas MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

ravure près de la G gare, rue Maladrerie et depuis ce point il n’hésite à prendre le train pour aller aussi graver dans la capitale.

fini. Il est toujours dehors, il ne supporte pas de rester enfermé. C’est le contraire de l’agoraphobie ».

Un héros pour les jeunes graffeurs Alors comme tout artiste remarqué, le personnage est controversé. Contesté par les

omme un jeu de piste C au coin de la rue


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LE CLOCHA RD CÉLEST E

uns, admiré par les autres. Quand certains propriétaires portent plainte pour dégradation, d’autres s’arrachent ses œuvres. Littéralement. Plusieurs portes de garage ont en effet disparu, volées par des fans ou des collectionneurs. Rue Maladrerie, un propriétaire ainsi dépossédé en a remis une autre à sa disposition, l’invitant à graver de nouveau. Comme un pygmalion qui rend hommage à un précurseur. Car c’est bien le statut d’Alain aux yeux des jeunes graffeurs. « Pour eux, c’est une figure de conte, un superhéros, un maître, s’enflamme Pascal Héranval. Il est hyper inspirant. ». Son pouvoir de création, de fascination, d’inspiration est immense… Mais tout ça, Alain l’ignore. Contrairement aux artistes qui (s’) exposent, lui, continue d’arpenter l’obscurité des nuits rouennaises, hirsute, vêtu de sa couverture grise, psalmodiant des incantations à l’adresse d’inconnus qui se retournent sur son passage. Il ignore son talent, tout comme les controverses qu’il crée ou les mouvements artistiques qu’il fait naître. Alain continue de peupler la ville de ses toiles inqualifiables, de graver sur les murs les voix qui hurlent dans sa tête. Ces parois qui séparent le dedans du dehors — des fenêtres, des volets, des portes — sont autant de seuils à franchir qui nous invitent aussi à interroger les limites entre la folie et le génie, les conventions et le refus de celles-ci, la marginalité et ses frontières. Et puisqu’il affirme « je suis le playboy », pourquoi pas aussi nos représentations du M sex-symbol…

n pouvoir de création, U de fascination, une inspiration immense

PLAYBOY COMMUNISTE

Documentaire de 46 minutes réalisé par David Thouroude et Pascal Héranval en 2009. Le tournage a duré un an et demi, pendant lequel les deux réalisateurs ont suivi de près Alain, lui laissant même empoigner la caméra par moments. Sans voyeurisme, le regard des réalisateurs suit son errance créative, son quotidien dans la ville. Des plans rapprochés permettent de s’immerger dans le travail du sans-abri, d’en connaître le tracé, de l’observer gravant sur le métal ou le bois des mots qui finissent par former de curieux dessins. Tel un termite fou, l’homme grignote peu à peu « sa » cité… Entre les cris et chuchotements, le bruit des voitures, son flot de paroles, on découvre de nouvelles facettes de ce personnage singulier et exalté qui émeut, captive et parfois amuse. Le film a été produit par Mil Sabords et présenté au colloque du cercle freudien sur l’écriture à Paris et dans de nombreux festivals comme à Nantes, Mulhouse ou La-Roche-surYon, où les réalisateurs sont allés défendre le film sans jamais pouvoir y entraîner leur personnage principal. Quelques images du film ont été montrées au Festival Art et Déchirure à Rouen. Pour commander le film : http://playboycommunistedocumentaire.unblog.fr/


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CAMPEMENTS TOXIQUES TEXTE : ANNA FOUQUÉ — PHOTOS : MARIE-HÉLÈNE LABAT

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Des caravanes parquées au pied de stations d’épuration, déchetteries, lignes à haute tension… L’itinérance expose souvent les gens du voyage à des risques environnementaux. En témoigne la catastrophe industrielle de Lubrizol, à Rouen, révélatrice de la politique calamiteuse des aires d’accueil… implantées là où personne ne veut (peut) habiter.

Ils ont été aux premières loges d’un sinistre spectacle. Le 26 septembre 2019, à deux heures du matin, dans la zone industrielle de la rive gauche de Rouen, l’usine Lubrizol classée Seveso seuil haut prend feu. À quatre cents mètres, les résidents d’une aire d’accueil implantée dans cette zone dès la fin des années 1990, sont réveillés par les explosions, les flammes, les nuées rouges qui strient le ciel, les vapeurs suffocantes de fumée et d’amiante.

Les familles cherchent à se protéger, en vain. Elles ne sont pas évacuées mais sommées de se confiner dans leur caravane. Aucun local de confinement n’est prévu malgré la réglementation Seveso. « Les familles qui voulaient prendre leurs caravanes et fuir ont été coupées net dans leur élan. On leur a signifié qu’elles pouvaient partir, à condition de laisser leurs caravanes sur place » explique Gaëlla Loiseau, anthropologue, docteure en sociologie et réalisatrice

du documentaire Des Aires. Vivre en habitat mobile. « Dans les jours qui ont suivi, les voyageurs ont demandé aux autorités un lieu provisoire pour se protéger des émanations toxiques, en vain ». Deux ans plus tard, près d’un rondpoint, l’aire d’accueil pour les voyageurs est toujours là. Avec les mêmes familles. Entre les panaches des cheminées de la zone industrielle, se dresse une large place, un grand parking grisâtre, sans herbe, bordé de


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grilles, où s’entassent familles, caravanes et voitures. « C’est un lieu où pour prendre une douche, il faut demander les clés au gestionnaire qui passe entre 14 h et 16 h » précise l’anthropologue. Nous allons à leur rencontre. Vanessa Moreira, brune aux yeux noirs, la quarantaine, se souvient. « On nous a dit de rester dans les caravanes avec la fumée qui entrait partout. On a des problèmes de santé depuis le soir de l’incendie. C’était intenable. »

Comment un campement a-t-il pu être installé ici ? Gaëlla Loiseau, qui milite depuis plusieurs années pour la reconnaissance des droits des voyageurs, ne s’étonne même plus : « William Acker a recensé les lieux d’accueil à partir de google maps. Il a publié un ouvrage intitulé Où sont les gens du voyage ? C’est le résultat d’un travail de terrain militant pour dénoncer les traitements aberrants réservés aux nomades ». La jeune femme prépare elle-même un rapport sur la localisation de l’offre publique d’accueil et d’habitat des gens du voyage. « Ces travaux ont pour but de faire évoluer la gestion des aires d’accueil, en montrant notamment comment les gens du voyage sont exposés à des risques environnementaux. »

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Violette dormait lorsque l’incendie de Lubrizol s’est déclaré. Réveillée par les explosions, elle et sa famille sont sortie de la caravane affolées. Page précédente Près de Rouen, un terrain des gens du voyage à 500 m de l’usine de Lubrizol. Ci-dessous Lors de la soirée solidaire après la catastrophe Lubrizol, une soupe populaire avait été organisée.

Comment expliquer cette politique de gestion des aires d’accueil ? D’abord, les pouvoirs publics estiment que le campement est provisoire, donc que la faible durée du séjour peut en quelque sorte compenser la dangerosité des lieux. On justifie ces choix de localisation par l’itinérance même : « On postule presque que la toxicité des lieux est réparée par la reprise continuelle du voyage s’indigne Gaëlla Loiseau. Ce système n’est pensé qu’en termes de suspension de la présence, du départ des familles. » Puis, ces choix de localisation s’appuient aussi sur les « compétences des gens du voyage ». Par exemple, les premières aires d’accueil rouennaises sont apparues en même temps et dans le même secteur géographique que le centre de tri intercommunal. « Les chineurs et ferrailleurs vivaient alors à proximité de lieux où ils pouvaient faire du tri et de bonnes affaires. » Enfin, ces choix de localisation excentrées reposent sur la volonté de rendre invisibles les campements de voyageurs des villes… et donc de la sphère publique. Faire comme s’ils n’existaient pas : 58 % des aires recensées sont à moins de 500 mètres des limites communales. Cet isolement physique, qui alimente un isolement sociétal et politique, pourrait s’accentuer via les nouvelles mesures qui visent à lutter contre le dérèglement climatique. La loi Égalité et citoyenneté a récemment abrogé le port et le visa obligatoires des titres de circulation qui entraînait une série de discriminations dans la vie quotidienne (droit de vote notamment). Or la loi Climat et résilience, adoptée le 29 juin 2021 pourrait déplacer la discrimination sur un autre terrain. L’ensemble des personnes dont l’habitat est constitué de résidences mobiles, les gens du


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CA MPEMENTS TOXIQU E S

OÙ SONT LES GENS DU VOYAGE ? DE WILLIAM ACKER

L’aire d’accueil de Sotteville-lès-Rouen (située en zone inondable) faisant apparaître les zones rouges et bleues du plan de prévention des risques inondation. L’aire d’accueil de Petit Quevilly, située dans une zone industrielle à proximité immédiate de deux usines SEVESO : Total Lubrifiant et Lubrizol. CRÉDIT CARTOGRAPHIQUE : LORIS GRANAL

voyage, mais aussi les travailleurs saisonniers ou ceux qui vivent en camion, risquent de se voir interdire l’accès aux villes du fait de l’entrée en vigueur des « zones à faible émission », ces périmètres dans lequel la circulation des véhicules les plus polluants est limitée ou interdite, comme à Rouen. Les associations de gens du voyage ont d’ailleurs rédigé et cosigné une pétition pointant ce risque. Pourtant, le mode d’habitat des gens du voyage permet bel et bien de lutter contre le réchauffement climatique estime l’anthropologue. « C’est toujours l’étiquette du « pollueur » qui colle à la peau des voyageurs » se désole celle dont le documentaire détaille les vertus environnementales de ces habitats nomades. « Beaucoup d’habitants en yourte, en camion ou en cabane, se trouvent en situation d’expulsion car on les accuse de détériorer le paysage. Mais le mode de vie nomade est précisément organisé autour de l’économie des moyens, de la faible capacité de stockage, du peu de consommation d’énergie… »

William Acker est d’origine tzigane. Il signe ici son premier livre aux Éditions du commun, dans lequel il cartographie les lieux d’accueil pour les voyageurs en France. Les espaces officiels dédiés aux gens du voyage sont en effet souvent situés dans des espaces hostiles, voire dangereux. Parmi les 1 481 sites recensés sur la France métropolitaine, 63 sont à moins de 750 mètres d’une ou de plusieurs usines Seveso. « L’aire d’accueil de Sottevillelès-Rouen se trouve dans une zone inondable en plein cœur d’une zone d’activité dans laquelle se trouve une gravière (poussières) et une déchèterie. À Port-Jérôme-sur-Seine, les terrains familiaux sont à côté d’une station d’épuration, d’une ligne à haute tension et d’une zone Seveso ». Le quotidien est difficile car à la dangerosité s’ajoutent les nuisances sonores. « Certaines personnes travaillent dans des secteurs fatigants. Or, qu’est-ce qu’un espace dédié à l’habitat qui ne permet pas le repos ? Je dirais que ça devient un espace de contrainte. Mais par précarité, certaines familles ne peuvent se reloger sur d’autres espaces plus modernes, où le coût de l’emplacement et des fluides est plus cher. »

Plus encore, ces habitants souvent considérés comme « marginaux » sont ceux qui peuvent nous alerter sur les risques environnementaux parce qu’ils y sont bien souvent les premiers exposés comme l’a montré l’épisode de Lubrizol (test du saturnisme par exemple). « Au lieu d’être uniquement des pollueurs, sans cesse culpabilisés par leurs activités salissantes, conclut Gaëlla Loiseau, les voyageurs devraient davantage être appréhendés comme de possibles dé-contaminaM teurs de nos mondes ». Pour visionner le web documentaire Des Aires, vivre en habitat nomade : http://www.desaires.fr/#Copie_ de_Les_Menuires_Parking


Une vie à rebâtir en Tiny House C’est un concept de mini-maisons né aux États-Unis après les ravages de l’ouragan Katrina et la crise des subprimes. En France, les « Tiny Houses » astucieuses, confortables et écolos ont d’abord séduit les particuliers avant d’intéresser les associations de lutte contre la précarité. À Caen, comme à Rouen, des projets sont sur les rails pour permettre aux sans-abris de retrouver toit et emploi. TEXTE : MARYLÈNE CARRE À CAEN LAURE VOSLION À ROUEN PHOTOS : MARYLÈNE CARRE MARIE-HÉLÈNE LABAT

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À Caen

L’association « Castor méditatif », du surnom scout de l’abbé Pierre, commence en fin d’année la construction d’une première Tiny House qui sera « faite maison » par ceux qui y habiteront. C’est une mini-maison, avec tout le confort d’une habitation, écologique et solidaire. Une mini-maison conçue pour et avec ses futurs occupants : des sans-abris, des personnes en situation de violence domestique et des jeunes sans ressources. « La crise sanitaire a révélé et accentué le phénomène d’urgence sociale et on n’en mesure pas encore tous les effets », explique Arnaud Cottebrune. Éducateur spécialisé à Caen, fourmillant d’idées, il est devenu porteur de projet pour les réaliser. Il a créé l’association Vélisol à Caen en 2011, un atelier d’aide à la réparation de vélos, qui deviendra deux ans plus tard la plus grande Maison du vélo de France. Une fois le projet sur les rails, il s’est engagé dans la création d’une ressourcerie, qui accouchera de la Coop 5 %. En 2016, il est salarié d’Emmaüs 14 et décide de créer une antenne de

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communauté à Pont-L’Évêque, qui accueille aujourd’hui huit compagnons. Son nouveau projet, c’est la construction de Tiny Houses solida ires. Pour le mener à bien, il a monté l’association « Castor méditatif » avec cinq autres personnes, dont un charpentier et un autoconstructeur. « C’est ainsi que les scouts appelaient l’abbé Pierre, parce qu’il était toujours en train de bricoler quelque chose tout en pensant à autre chose, raconte Arnaud. Nous voulons inscrire notre action dans le prolongement de son œuvre et ne jamais oublier le sens historique de son combat : servir en premier le plus souffrant. »

Des micro-maisons à usage social Le mouvement Tiny House est né aux États-Unis au début des années 2000. Après les ravages de l’ouragan Katrina en 2005 et la crise financière de 2008, ces micro-maisons sont apparues comme une alternative économique et écologique à l’habitat traditionnel. En France, les premières Tiny Houses arrivent en 2014 et le mouvement explose quelques années plus tard, pour les particuliers d’abord, puis pour un usage solidaire : logements étudiants à SaintBrieuc, habitat social pour les jeunes en milieu rural dans les Deux-Sèvres, accueil de migrants à Montreuil, hébergement d’urgence à Lyon… Ces derniers mois, la petite équipe de « castors » rencontre ses futurs

partenaires et potentiels acheteurs pour présenter dans le détail son projet. « L’idée est de proposer à la vente ces Tiny à des collectivités ou des associations du secteur social, puis de collaborer avec elles pour trouver le bon emplacement, la meilleure installation, en fonction des besoins de ses occupants et, une fois

« Ceux qui savent dans l’histoire, ce sont les sans-logis euxmêmes ou ceux qui les accompagnent au quotidien. »

la Tiny en place, de continuer à les accompagner », poursuit Arnaud. Lui s’est assuré auprès de la Caisse d’allocations familiales que la location ouvre des droits aux allocations logements. Et surtout, au bout de cinq ans de loyers honorés, l’occupant deviendra propriétaire s’il le souhaite. « Le logement est le premier poste de dépense. Quand on l’a supprimé, c’est plus facile de ne pas avoir à choisir entre le logement, les soins ou l’alimentation. » Arnaud conçoit la Tiny comme un outil supplémentaire dans la palette des travailleurs sociaux. Mais ça ne fonctionnera que si la micro-maison répond aux besoins de ses occupants et leur permet réellement d’accéder à l’autonomie. Or, « ceux qui savent dans l’histoire, ce sont les sans-logis


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U NE VIE À REB ÂTIR EN TINY HOU S E

L’équipe de l’association «Castor méditatif». L a construction des Tiny Houses du projet commencera en fin d’année. © MARYLÈNE CARRE

eux-mêmes ou ceux qui les accompagnent au quotidien ». Ainsi, les premiers échanges avec les associations d’insertion ont fait bouger les lignes. « On a compris que lorsqu’ils sont relogés, les anciens sans-abri dorment plus souvent dans le salon ou la cuisine que dans la chambre, que dans les cas de violences domestiques, c’est peut-être l’agresseur qu’il faut reloger ailleurs, plutôt que la personne agressée… »

Une communauté Emmaüs de construction Les Tiny seront fabriquées par les deux constructeurs de l’association, localement, avec des matériaux en partie issus du recyclage (rebuts de bois de charpente, éléments et maté-

riels de construction récupérés sur les chantiers de démolition, mobilier d’Emmaüs). Sans être autonomes en énergie, elles seront économes, avec des toilettes sèches. « On esquisse les plans, mais rien n’est figé, prévient Guillaume Voisin, le charpentier. La conception va évoluer avec les premiers retours d’expérience et avec les usagers eux-mêmes qui seront invités à participer au chantier ». À terme, le chantier participatif pourrait devenir une communauté Emmaüs de construction, comme Cédric Roya a créé une communauté Emmaüs de maraîchage dans la vallée de la Roya. Les personnes accueillies dev iendraient ainsi des compagnons, constructeurs de Tiny pour d’autres sans abris.

La fabrication du premier prototype devrait démarrer d’ici la fin de l’année, dans d’anciens ateliers industriels mis à disposition par la ville de Mondeville, à côté de Caen. Guillaume mise sur trois mois de fabrication pour la première Tiny, qui ser vira de maison témoin , ava nt d’at teind re un r y t h me de croisière de si x semaines de chantier par Tiny, vendue trente mille euros prête à être installée. « On ne prétend pas détenir la solution, conclut Arnaud. C’est un pari qu’on tente et pour le moment, tous nos interlocuteurs valident nos hypothèses. On fera le bilan dans un an, trois ans, cinq ans sur la viabilité du projet et surtout l’expérience des habitants. »


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À Rouen

La Yoop est une petite maison en bois, nomade, autonome et destinée aux personnes sans domicile, sortie de l’imagination fertile d’un homme de terrain… et qui a déjà un premier locataire. « Si nous devions réunir l’ensemble de l’humanité pour une fête interplanétaire, sachant que chaque fêtard dispose d’un mètre carré, de quelle surface aurions-nous besoin ? s’amuse Franck Renaudin en regardant tout un chacun se mettre au calcul mental. Il faudrait 7 milliards de mètres carrés, soit l’équivalent de la Seine-Maritime ». Inutile de douter, l’homme a le sens de la mesure tout comme celui de la démesure ! Ainsi, début 2019, il crée Un toit vers l’emploi qui propose un programme d’offres sociales pour les personnes sans domicile. L’association est installée depuis le début de l’année dans un lieu dédié, La case départ située rue de Bapaume à Rouen. Outre les différentes prestations proposées, s’y trouve la première maison en bois, normande, nomade, autonome, esprit Tiny house, déjà investie par l’un des bénéficiaires. Baptisée Yoop, elle a été entièrement réalisée dans le grand atelier de La case départ, en chantier d’insertion. Avec une

surface au sol d’environ 12 m 2, elle comprend couchage, cuisine, salle de bains et WC. La question qui se pose alors légitimement est donc : combien de personnes rentrent dans la Yoop pour la boom ?

Un accueil inconditionnel L’idée est de la multiplier en autant de petites Yoops, pour la mettre à disposition de personnes sans domicile. Pour l’heure, c’est Yori, un Roumain qui a roulé sa bosse, arrivé de Marseille à Rouen en début d’année, qui se l’est « approprié ». Celle-là même qui sert de prototype pour ses jumelles à venir. « Ici, on assume un accueil inconditionnel, explique Franck. Si quelqu’un a besoin, nous le prenons vraiment en charge, nous cherchons des solutions… » Jeunot, Franck voulait être véto. Puis il s’est dit que s’occuper de personnes en grande précarité était une mission qui l’attirait davantage. Plutôt qu’étudier les sciences sociales, il s’inscrit en école de commerce

Franck Renaudin, initiateur de la « Case départ » nouveau lieu d’accueil et d’insertion pour les personnes à la rue. MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

« car cela ne ferme pas les portes ». Après quelques années à s’ennuyer dans de grands groupes industriels, il se lance dans des programmes de micro-crédit pour les femmes de Haïti puis des Philippines. En 1998, il fonde Entrepreneurs du monde, une ONG basée à Lyon, pour s’atteler à l’accès à l’énergie et à l’aide à l’entreprenariat dans une dizaine de pays en voie de développement. « Il y a deux ans, j’ai regardé plus attentivement la précarité chez nous, en me demandant ce que je pouvais faire en restant dans le domaine de l’entraide. On pense vite à ceux et celles qui sont à la rue. Je me suis donc posé la question de l’insertion économique des personnes en grande précarité. Cela passe inévitablement par le problème de l’accès au logement où un grand nombre d’acteurs sont déjà positionnés. Avec des solutions pas toujours adaptées ».

40 Yoop d’ici à 2026 C’est dans le principe de la Tiny house qu’il trouve la réponse, un beau jour de 2017. Mobile, écolo, pratique, la petite maison en bois façon roulotte offre un toit trois étoiles à ceux et celles qui n’en ont pas. Grâce à une levée de fonds, la somme récoltée permet l’achat de quatre Tiny houses, installées depuis à Rouen dans le quartier Luciline et le parc de la RPA (résidence pour personnes âgées) Jeannine Bonvoisin. L’enjeu, maintenant que le prototype est au point, est de produire la Yoop en série pour


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De haut en bas Alexandre vivait depuis quelques mois dans la rue, dormant quotidiennement dans les hébergements proposés par le 115. Mis en contact avec Franck Renaudin qui cherche des personnes dans le cadre de son projet de réinsertion, Alexandre sait qu’investir l’une des tiny houses est pour lui une opportunité pour retrouver un emploi. Il accepte et peu de temps après, signe un contrat dans un Ehpad. C’est le grand jour et une réelle fierté pour l’équipe qui a fabriqué la Yoop. Durant quelques semaines, architectes, menuisiers et stagiaires ont élaboré et construit le prototype. La première « Yoop » d’une longue série destinée aux hommes et aux femmes sans abri qui s’engagent dans un processus d’insertion. Yori a participé à la fabrication de la première Yoop. Sitôt finie, il a pu installer ses affaires et commencer à l’aménager à son goût.

faire chuter son coût de fabrication puis d’y conditionner un loyer proportionnel aux revenus de son locataire. Reste également de la rendre entièrement autonome (du chauffage à l’eau et électricité) pour que le bénéficiaire puisse la bouger en cas de stage ou d’emploi, sans avoir forcément besoin des raccordements en eau et électricité généralement nécessaires. L’objectif affiché : produire quarante Yoops d’ici cinq ans ! Pour autant de bénéficiaires et l’occaM sion rêvée de faire la fête…


ARTISTES HABITÉ·E·S #03

Marjolaine Salvador-Morel DANSEUSE D’ÉTOILES

MARJOLAINE SALVADOR-MOREL EST CONSTITUÉE DE CETTE POUSSIÈRE D’ÉTOILES VENUE DU FOND DES TEMPS. ET CE QUI MEUT CETTE ARTISTE ORNAISE, C’EST DE LES FILER, CES ÉTOILES. C’EST SA FAÇON DE CONTRIBUER : RELIER LE TOUT. SA FAÇON À ELLE D’HABITER LE MONDE. PAR ÉMELINE GIARD

Rencontrer les œuvres de Marjolaine Salvador-Morel, c’est faire l’expérience d’être mû, d’exister par le mouvement venu des confins de l’univers, et de danser avec lui. Celle qui se définit comme « passeuse » explique que quelque chose vient habiter en elle et prend de l’ampleur jusqu’à exister en dehors d’elle. « Marjolaine a tendu son fil de nylon entre l’amibe, l’étoile et mon âme, et j’ai pu sentir le cosmos vibrer », témoigne Carole Martinez, amie de l’artiste et auteure de Le cœur cousu, chez Gallimard. Ce conte est un des deux déclics qui a amené Marjolaine Salvador-Morel à développer son travail artistique. Dans cette histoire foisonnante, il est notamment question d’une boîte à couture mystérieuse. L’héroïne en utilise les fils colorés de façon désintéressée, authentique et émerveillée, et (re)donne vie à tout ce qu’elle coud : tissu, plaies, ombres…

Dans la réalité de son atelier de Montgaroult dans l’Orne, entourant délicatement de ses mains tendres et déterminées une œuvre en gestation, Marjolaine Salvador-Morel reprend cette magie à son compte : « Je vais bientôt sentir son cœur palpiter ». Son deuxième déclic, elle l’a eu grâce au musée des Beaux-Arts et de la Dentelle d’Alençon, qui l’a sollicitée pour présenter la technique de la dentelle à l’aiguille à des personnes mal et non voyantes. Le fil de nylon s’est invité : à la fois souple et rigide, il permet de voir avec les doigts ce que l’œil lui-même a parfois du mal à détecter dans les pièces de dentelle traditionnelle. « Le fil de nylon me permet de tisser la transparence et la lumière, de palper l’invisible, l’essence même du monde », explique la plasticienne. Dentellière de formation, Meilleure Ouvrière de France, cette « danseuse d’étoile » est la fille de Mylène Salvador-Ros, elle-même Dentellière Maître d’art, et d’un professeur de philosophie passionné par le travail du tour à bois. Observer, contempler, manier, comprendre, des verbes qui tissent du lien entre son enfance et sa vie actuelle, entre l’univers et son monde intérieur. Curieuse, ouverte, cette façon d’être au monde guide ses ressentis et son aiguille. Passionnée par les symboles depuis ses années estudiantines, celle qui ne jurait que par le nombre d’or – qui parcourt tout son travail – a pourtant eu une attirance pour le chiffre quatre, découverte lors de la préparation d’une exposition sur l’île de Tatihou. Pétrie de science et de symboles, de savoir-faire et d’intuition, Marjolaine Salvador-Morel permet l’éclosion d’œuvres puissantes, qui « s’imprègnent du lieu, de son histoire et de sa lumière. Elle[s] se métamorphose[nt] à chaque instant. », assure-t-elle. Or, qu’est-ce qu’habiter le monde si ce n’est vivre son mouvement ? Marjolaine Salvador-Morel et Jardin mystérieux : installation composée de neufs sculptures 216 cm x 216 cm, H. entre 23 cm et 130 cm. Fils de nylon, fil d’or ancien,

acier patiné par Thomas Morel, dentelle à l’aiguille et ses improvisations.


PO RTFO LIO EM MA N U E L LE MA IR E Une question revient souvent quand je dessine : est-ce que mon dessin est à l’intérieur ou à l’extérieur du trait ? Autrement dit, quelle place accorder au vide dans la composition de l’image ? Dans ma tête, une ville se définit par la manière dont les constructions s’organisent autour des espaces laissés vides pour y circuler. C’est ainsi que quand je dessine un paysage urbain, mon trait se transforme en une frontière délimitant les différents endroits observés ou imaginés. Dans mes bandes-dessinées, qu’elle soit mégalopole ou minuscule, intime ou étrangère, la ville est omniprésente. Mes traits bataillent pour délimiter les espaces et quand je les arrondis, c’est pour tracer des phylactères afin de donner la parole au récit. Les traits sont le fil de mes dessins, les trames urbaines autant de récits.

Dessin extrait de Rouen par cent chemins différents (Warum éditeur)


Rouen, gare Rouen, rue du Bec Rouen, rue Croix de fer Rouen, Tour des archives


Illustration pour un faire part de nouvelle année



Foire à tout, croquis d’observation

Compositions réalisées pendant le confinement 2020.


Paris À droite : Montreuil vue du ciel



Paysages imaginaires, recherches

Bibliographie sélective Rotterdam un séjour à fleur d’eau, Delcourt, 2016 Rouen par cent chemins différents, Warum, 2018 Ma voisine est indonésienne, Delcourt, 2021 instagram.com/emmanuelemaire


C H APITR E 3 FI SSU R E R L E B É TO N


92 chapitre 3 — F I S S U R E R L E BÉ TO N

Ces dernières années, plusieurs groupes de jeunes ont quitté la ville pour venir (ou revenir) s’installer dans l’ouest du département de l’Orne. Dans un territoire en déclin démographique et économique, ils tentent d’inventer d’autres façons de se loger, de travailler, de se rencontrer. Promenade à travers bourgs et champs au-devant de ces nouveaux agitateurs du bocage.

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ILS VEULENT REDESCENDRE SUR TERRE TEXTE ET PHOTOS : RAPHAËL PASQUIER


94 chapitre 3 — F I S S U R E R L E BÉ TO N

À l’extrémité est du Pays du Bocage, le toponyme de Champcerie est peu trompeur quant au caractère paisible et verdoyant de ce village de cent soixante habitants. Depuis Caen il faut moins d’une heure (essentiellement de la quatre-voies) pour rallier ce joli coin de campagne. Si on vient de Flers, la ville-centre du bocage ornais, on franchit enfin le barrage de Rabodanges. Cet édifice de cent soixante mètres de longueur et dix-sept mètres de haut se dresse en travers de l’Orne, et prouve que le paysage environnant n’a rien d’une nature inviolée. Elle reste suffisamment fière et verdoyante, toutefois, pour accueillir ceux qui ont opté pour un retour à la terre. Ces « néos-ruraux », souvent jeunes et de plus en plus nombreux, qui n’ont pas toujours attendu l’épreuve du confinement pour répondre à l’appel de la campagne. Parmi les derniers arrivants de Champcerie figure un couple de quasi-trentenaires. Pour les trouver, inutile de toquer à la porte de leur ancien corps de ferme. Il faut plutôt se diriger vers les serres et se laisser guider par les aboiements du chien qui les accompagne durant leurs journées de travail. Victoria et Pierre ont quitté Lille en novembre 2021 pour démarrer une exploitation maraîchère dans le bocage. Ils louent la propriété à un couple de Britanniques, avec qui ils sont entrés en contact par l’intermédiaire de l’association Terre de Liens.

Moins de pression Cultures diversifiées et scrupuleusement choisies, gestes maîtrisés et techniques agroécologiques assumées, les deux maraîchers n’en sont pas à leur coup d’essai. Tous deux formés en agriculture par choix, ils se sont rencontrés lors d’un apprentissage à la ferme, et se sont déjà essayés à un premier projet à Lille. Puis rapidement l’envie de bouger, et cette opportunité dans le bocage qu’ils ont saisi sans Victoria et Pierre, Champcerie

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Igor et Aline, T ourailles

hésiter. « Il y a moins de pression ici, résume Pierre. On travaille chez nous, nos obligations on ne les doit qu’à la nature : le lever et le coucher du soleil, les aléas climatiques. » Locataire de la parcelle, le couple a aussi assuré ses arrières en adhérant à Rhizome, une coopérative d’activité et d’emploi normande. Ils bénéficient ainsi d’un statut d’entrepreneur salarié, de formations, et de l’appui d’un réseau de porteurs de projets agricoles dans la région. Les trois ans que dure cet accompagnement leur laissent le temps de développer leur activité. Ils ont commencé à faire les marchés, fournissent l’épicerie d’un village voisin, envisagent de proposer de la vente directe à la ferme. Victoria aimerait aussi faire de cet endroit « un lieu de vie, de rencontres », pour accueillir fêtes ou étals de producteurs. Cela lui pèse parfois de « parler agriculture tout le temps ». Passionnés par leur métier, les deux nordistes n’imaginent pas forcément rester maraîchers toute leur vie. « On le voit comme une étape explique Pierre. C’est une expérience qu’on avait envie de vivre, mais on veut garder une porte de sortie. »

Réfléchir local Une vingtaine de minutes en voiture, direction Flers, et on se retrouve au cœur du bocage, dans le village des Tourailles. La bourgade bucolique et ses alentours accueillent depuis quelques années un groupe hyperactif de néoruraux pur jus. Les mains plus souvent sur les touches d’un clavier d’ordinateur que malaxant la terre, eux aussi sont engagés pour défendre une agriculture durable et locale. Le collectif est par exemple à l’initiative d’une expérimentation de filière légumière. Igor, pilier de l’équipe, insiste sur la dimension participative de ce projet. L’idée est née lors d’un apéro citoyen, auquel participaient plusieurs parents d’élèves, inquiets du contenu de l’assiette des petits à la cantine. La solution testée : « reconnecter les agriculteurs du territoire et la restauration collective dans des écoles et des Ehpad ». Les établissements concernés ont décidé de repartir pour une nouvelle année, et la collectivité (Flers Agglo) s’engage désormais dans une démarche plus large de Programme Alimentaire Territorial.


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El Capitan un tiers-lieu ouvert à tous les habitants, un «espace passerelle» entre la ville et la campagne.

Après une journée de rencontres en visio autour des tierstan et La Coop des Territoires. El Capitan est un tiers-lieu lieux, Igor et Rémi s’installent autour d’un thé dans la petite ouvert à tous les habitants, mais surtout un coliving. Des maison des colocataires Aline et Laure. Tous les quatre font jeunes urbains peuvent venir se mettre quelques jours partie des nombreux participants de au vert dans cet « espace passela démarche Territoires en Commun. relle entre la ville et la campagne », « Le plus dur est d’apprendre Cet objet politique insaisissable est explique Igor. Plus de trente perà se confronter à la réalité de désormais bien implanté sur place. sonnes se sont installées aux Toula saisonnalité et de la météo » Ni parti, ni mouvement, ni associarailles et dans les alentours après Laure tion. Seul un livre blanc formalise et leur passage au coliving. Salariant détaille l’intention originale d’Igor. plusieurs des pionniers du groupe – En 2017, il quitte un poste dans l’aide dont Igor et Aline –, la Coop des Terau développement au Ministère des Affaires Étrangères. ritoires propose ses services aux collectivités et institu« J’étais stimulé, mais ça perdait du sens quand on pensait tions locales pour produire des études prospectives. à l’impact concret ». Il s’installe dans le Pays du Bocage, pour Au départ, l’arrivée de ces jeunes bardés de diplômes et se recentrer sur le local. « Qu’est-ce qu’on peut faire à l’échelle de bonnes intentions a pu susciter l’inquiétude des habid’un territoire, d’un bassin de vie ? » tants historiques. Igor estime que c’est pourtant l’expectative qui domine, plus que la défiance. Après quelques Un espace passerelle années d’existence de Territoires en Commun, les nouPas d’existence juridique donc pour Territoires en Comveaux arrivants bénéficient aujourd’hui d’une certaine mun. Juste un fil conducteur des projets menés par Igor bienveillance. Laure, installée aux Tourailles depuis l’an et ceux qui l’ont rejoint. « On n’a pas envie de mettre des dernier, raconte ainsi avoir été « accueillie à bras ouverts étiquettes, l’important c’est qu’il se passe quelque chose », par les voisins », malgré ses préjugés. Pour elle, le plus dur assure Aline, qui a préféré il y a trois ans rejoindre le a été d’apprendre à « se confronter à la réalité de la saisonbocage que passer en CDI dans une grande entreprise à nalité et de la météo ». la Défense. La démarche repose essentiellement sur des Certains habitants du coin ont même été charmés rencontres avec les acteurs locaux et leur mise en réseau, instantanément. Marc, ancien menuisier, a quitté Paris avec le plus d’humilité possible. « Loin d’une position pour s’installer dans l’Orne dans les années soixanteexperte, on facilite plus qu’on ne prescrit », expose Rémi, dix. Il habite à Chênedouit, le même village qu’Igor, non volontaire en Service Civique désireux d’explorer ici les loin des Tourailles, entouré d’horloges anciennes qu’il alternatives concernant l’habitat et le travail. retape. Marc est admiratif de cette « mouvance », comme Pour développer ces activités, il faut un minimum d’oril la qualifie avec malice pour ses « valeurs tout à fait ganisation, et en l’occurrence deux structures : El Capilouables ». « Ils fuient cette vie matérielle vaine métro-


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boulot-dodo ». Ami avec plusieurs d’entre eux, il participe activement à leurs projets autour de l’alimentation et de l’éco-construction.

Retour à la terre très connecté « Ils amènent à la campagne le modèle de la ville, en allant encore très vite : il faut plus d’internet, plus de connexions, plus de communication. Ça me fait peur ! » Lucille trouve sympas les néoruraux des Tourailles, mais elle ne les comprend pas, surtout « quand ils parlent en novlangue ». Avec sa colocataire Agathe elles habitent la commune voisine, Sainte-Honorine-la-Guillaume, où elles sont membres des Sonorines, qui animent un café associatif. Les deux trentenaires se qualifient de « revenantes » dans le département. Elles s’y sont ennuyées ados et l’ont déserté pour les études, avant un retour aux sources. Agathe a l’endroit « dans les tripes » et Lucile se sent « en phase » avec cet environnement. Leur attachement à l’Orne et au bocage rend d’autant plus viscéral leur malaise vis-à-vis des membres de Territoires en Commun. Agathe a réussi à nommer ce sentiment : elle se sent dépossédée. « J’ai l’impression qu’on me vole quelque chose, qu’on porte un regard utilitariste sur ce que je dis et fais. » Lucile les voit comme des colons bien intentionnés qui débarquent en terra incognita. « Ils n’ont pas envie de détruire ce qu’il y a sur place : ils ont l’impression qu’il n’y a rien et qu’on a besoin d’eux. »

Mue pseudo-écolo du capitalisme ? Sceptiques sur l’affichage non-partisan de ces agitateurs du bocage, leurs inquiétudes se cristallisent notamment sur le coût de la vie. Originaire du Perche, Agathe a vu ses amis souffrir de la flambée des prix de l’immobilier. Elle voit poindre ici cette même mécanique de gentrification. « On n’a pas envie que des gens se fassent virer parce qu’ils n’ont plus les moyens de vivre dans ces endroits-là. » Les deux amies s’interrogent aussi sur l’aspect collaboratif de la démarche, une posture selon elles. « Ils ont appris à faire semblant d’écouter, estime Lucille. À quel point la population est vraiment impliquée ? », rebondit Agathe, assimilant le groupe à un nouveau genre de « professionnels de la politique ». Du côté des Tourailles, on se désole d’une attitude qui tient en partie d’une certaine « méconnaissance » des actions menées. « Leurs préoccupations me semblent légitimes », assure Igor, invitant à une discussion ouverte avec ses contradictrices. Trouveront-ils un terrain d’entente ? Rien n’est moins sûr, à en juger par la sévérité d’Agathe envers ceux qu’elle considère comme « les MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Agathe et Lucille, S ainte-Honorine-la-Guillaume

accompagnateurs d’une mue pseudo-écologiste du capitalisme. » Mais cela convient très bien à Lucille si « on peut continuer à s’engueuler joyeusement ».

Courant alternatif L’arrivée d’Igor, Aline et les autres sur le territoire, et les projets qu’ils mettent en œuvre s’inscrivent dans une dynamique plus large. Si bien que trois tiers-lieux ont décidé de mettre leurs forces en commun au sein de la Fabrique du Bocage. Le coliving des Tourailles, l’association Familles Rurales de Briouze et le café associatif de Rabodanges s’allient pour « mutualiser leurs ressources » et « donner envie aux personnes d’agir », explique Aline, qui pilote le regroupement. À Rabodanges, à quelques minutes du barrage hydroélectrique, le K-Rabo a ouvert ses portes en avril. Avec la Fabrique du Bocage il va accueillir un espace de coworking et des actions de médiation numérique. Les usagers pourront aussi profiter du grand comptoir qui trône au centre de cette grange réhabilitée. Pouvoir se retrouver de manière conviviale sans faire des kilomètres était au cœur du projet initial, porté par un groupe d’amis parents d’élèves et musiciens. Carine a quitté une vie citadine à Caen il y a une vingtaine d’années, elle est aujourd’hui co-gérante du lieu. Avec les créateurs du K-Rabo, ils ont associé les autres habitants, pour ne pas troubler le charme tranquille de ce petit bourg. « Dès le départ il y a eu un engouement, une cinquantaine de personnes nous suivaient régulièrement lors des réunions publiques. » Le café culturel est aussi un commerce de proximité (épicerie, livres, jeux de société), qui a tout de suite trouvé sa clientèle. À mi-chemin entre Argentan et Flers, la commune de Briouze est un gros village de mille six cents habitants. Antoine y préside depuis quelques années l’antenne locale de Familles Rurales. Originaire de l’Orne et revenu


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LES CLÉS DU BOCAGE

Le K-rabo, à Rabondanges, café culturel et commerce de proximité mais aussi espace de co-working et de médiation numérique

en 2015 au bras d’une Briouzaine, il a donné un nouvel élan à son association. « On a aujourd’hui vingt-sept ateliers : qi gong, yoga, tricot ou anglais à partir de six mois… c’est très large et varié ».

Émulation Il ne compte pas en rester là puisqu’il porte un projet de tiers-lieu dans la gare du village, point d’arrêt sans guichet depuis deux ans. Inquiet un temps d’une possible concurrence, Antoine plaide la complémentarité avec le groupe des Tourailles. « C’est une chance pour un territoire comme le bocage d’avoir cet outil. Ils arrivent avec des compétences, des envies d’habiter ici. Tout ce qui est en train de germer là-bas est extraordinaire. » Dernière étape : Bréel, à quelques kilomètres des Tourailles et de Sainte-Honorine-La-Guillaume. Encore un tiers-lieu, sans rattachement pour l’instant à un réseau formel. La Menuise est avant tout un lieu de coworking, cogéré par une dizaine de travailleurs : graphiste, vidéaste, réparateur de vélos… qui voulaient sortir de l’isolement. « Le télétravail oui, mais chez nous c’est difficile de faire la part des choses, explique Juliette, coordinatrice bénévole. On a tendance à trouver plus de sens au contact des autres, ça crée une émulation. » Après une dizaine d’années à Bruxelles, cette musicienne et réalisatrice a choisi le retour à la campagne comme nouvel écrin. L’association loue ses bureaux et ateliers dans l’ancienne menuiserie du village et voudrait devenir propriétaire. Elle travaille aussi à consolider son projet, autour du collectif et de l’écologie. Juliette en est convaincue : « On ne peut pas arriver ici avec ses gros sabots ». Elle s’inquiète de l’impact croissant du tourisme sur ce territoire magnifique mais fragile. « Je vois les chemins s’agrandir, manger un peu plus sur la forêt. Si on veut que cet endroit reste sain, protecteur, rassurant, nourrissant, il faut absoM lument le protéger. »

54 HABITANTS AU KM2 C’est la densité de population du bocage, terme qui caractérise des régions rurales dans lesquelles les champs et les prés sont délimités par des talus fournis de haies et d’arbres. La forte présence d’espaces bocagers spécifique de ce territoire a donné son nom au Bocage ornais : 88 % des espaces y sont dédiés à l’agriculture.

emploi sur quatre est dans l’industrie, notamment agroalimentaire et métallurgique.

5 600 HABITANTS ont quitté le Pays du Bocage Ornais depuis quarante ans, soit près de 6 % de la population. Cette diminution a été quasi constante, à l’exception d’une période de maintien au début des années 2000. Ces dernières années, cette perte d’habitants résulte à la fois d’un déficit naturel (plus de décès que de naissances) et d’un déficit migratoire : l’arrivée de nouveaux habitants ne compense pas le départ de ceux qui partent.

96 000 ÂMES vivent dans le Pays du bocage, dans 86 communes et quatre intercommunalités. Avec quasiment 16 000 habitants, Flers est la ville principale de ce bassin de vie regroupé dans un établissement public baptisé Pôle d’Équilibre Territorial et Rural, destiné à porter des projets de développement local, doté de plusieurs millions d’euros de fonds d’aides européens.

1 COMMUNE SUR 3 ne possède pas de commerce alimentaire dans le bocage ornais, et le chiffre est en hausse. Le nombre de communes n’ayant aucun commerce est en revanche en diminution. Ce sont principalement les établissements dédiés à l’automobile ou aux soins esthétiques qui se développent. Concernant la santé, le territoire perd des médecins généralistes mais gagne des infirmiers.

19 380  € C’est le niveau de vie médian des habitants du Pays du Bocage. Il est inférieur de plus de 1 000 € à celui de résidents d’espaces comparables. Le territoire compte notamment un tiers d’ouvriers, et un tiers de retraités. Un

LA MENUISE

TOUS LES CHIFFRES SONT ISSUS DU DIAGNOSTIC DÉMOGRAPHIQUE ET ÉCONOMIQUE DU PAYS DU BOCAGE ORNAIS PUBLIÉ PAR L’INSEE EN JUIN 2021.

LES SONORINES EL CAPITAN

Champcerie

Bréel

Sainte-Honorine-la-Guillaume

FLERS

LE K-RABO

15 km

Rabondanges Les Tourailles

LES LÉGUMES DU MOULINET

Briouze

FAMILLES RURALES

ORNE


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LES JARDINS JOYEUX

Sauver l’espace en ville ? Exploiter le moindre espace libre en centre-ville pour éviter de continuer à grignoter la campagne alentour : la « redensification urbaine » part d’une bonne intention. Mais condamne aussi les citadins à ne plus voir le ciel… Le collectif des Jardins Joyeux, au centre de Rouen, s’y oppose et occupe 4 000 m2 de verdure destinés à être construits. TEXTE GUILLAUME HUE PHOTOS MARIE-HÉLÈNE LABAT ET GUILLAUME HUE

Au 2 rue de Joyeuse, à Rouen, se trouve un ancien couvent du xviie siècle. Jusqu’en 2015, il abritait le foyer pour jeunes filles Sainte-Marie. Depuis, à part des squatteurs éphémères venus s’abriter de la pluie normande ou des graffeurs inspirés par le romantisme de l’abandon, personne n’a occupé les lieux. Et puis en juin 2021, un collectif d’une trentaine de « joyeux occupants » s’en est emparé. Ils se sont baptisés « Les Jardins Joyeux » et se sont fixés pour objectif de bloquer le projet du propriétaire, un promoteur immobilier de Caen. Son but : raser une grande partie des bâtiments, sauf la chapelle et la partie encore debout de l’ancien couvent, et faire disparaître les jardins pour Au fond du jardin, un kiosque se love a l’ombre des arbres.

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

y construire cent vingt logements de standing avec parking souterrain. Sur le papier, cela paraît aller dans le sens des évolutions des villes, celle de la redensification des centres et péricentres. Seulement voilà : la rue de Joyeuse est dans le quartier Saint-Nicaise, juste au-dessus de l’hôtel de ville de Rouen et derrière le lycée Corneille. En plein centre, autrement dit. Urbanisé depuis des siècles, c’est un labyrinthe de ruelles et venelles sur lesquelles se penchent les façades de vieilles maisons ou de petits immeubles. C’est un espace très dense, au bâti très concentré. Si l’on a l’impression de se promener dans le passé en se baladant dans ses rues, les habitants du quartier disent aussi manquer d’air. Et au 2 rue de Joyeuse, on respire. Pourquoi ? Car on y trouve 4 000  m2 de jardins, répartis sur trois


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terrasses. Un poumon vert en plein cœur de ce quartier très compact.

Comblement des interstices La dynamique de redensification des centres doit-elle se faire au détriment de la qualité de vie des habitants ? Les centres-villes et les péricentres sont-ils condamnés à être de plus en plus denses, privés d’espaces « pour respirer » ? Le collectif des « Joyeux Jardins » essaie de faire entendre une autre voix. D’abord, qu’est-ce que la redensification ? L’espace urbain est un espace densément bâti dans lequel s’agglutine 80 % de la population française. Sa tendance naturelle est donc à l’étalement, c’est-à-dire qu’il grignote les espaces ruraux autour de lui pour s’agrandir : aménagement de zones commerciales ou de lotissements en périphérie des

villes… Pour contrer cette expansion, et limiter l’artificialisation des terres, l’idée est de concentrer l’habitat urbain là où il est déjà présent : en ville. Pour cela, on remplit les interstices dans le bâti urbain : terrains vagues, bâtiments abandonnés… On y construit des logements collectifs ou on réhabilite des bâtiments existants pour y aménager des logements principalement, mais aussi des bureaux. Depuis une vingtaine d’années, nombre de projets immobiliers répondent à cette politique. À Rouen, on peut citer la réhabilitation du quartier Pasteur autour du Pôle Universitaire des Sciences du Tertiaire (« La fac de Droit »). Et c’est bien l’objectif affiché du promoteur caennais qui a racheté l’ancien foyer Sainte-Marie en 2017 : combler cet interstice urbain avec des appa r tements de sta nding.

Vue des bâtiments depuis le jardin sur la dernière terrasse. Sur la droite derrière le feuillage les briques rouges de la chapelle qui se devine.

Construire de nouveaux immeubles au cœur de la ville va dans le sens des politiques du logement élaborées par la municipalité et surtout la Métropole. C’était sans compter sur la volonté de certains habitants qui ne voient pas les choses de la même manière.

Sentiment de bétonisation D e p u i s u n e d i z a i n e d ’a n n é e s , Rouen connaît une construction soutenue de logements neufs (il y a eu près de dix-sept mille logements neufs construits entre 2012 et 2017 sur la Métropole, dont près de cinq mille sur Rouen même).


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Le quartier Luciline (cent treize logements), à côté des Docks 76, en est l’exemple type. À la place de vieux hangars, d’immeubles du siècle précédent et de terrains vagues, ont poussé les immeubles de cet écoquartier. Un sentiment de bétonisation se développe chez une part croissante des Rouennais. L’espace leur paraît se réduire sur eux. Il faut dire que Rouen n’est pas la ville la plus « verte » de France. Sur son territoire, on compte seulement trois jardins publics : le square Verdrel en face du musée des Beaux-Arts (0,9 ha) et les jardins de l’hôtel de ville (2,5 ha) rive droite, le jardin des plantes (10 ha) rive gauche. Le 2 rue de Joyeuse, c’est 0,4 hectare en plein cœur d’un des quartiers les plus densément bâtis de Rouen. Les occupa nts des lieu x le répètent : ils ne sont pas des squatteurs, mais de « joyeux occupants ». Une partie des habitants du quartier a eu du mal à saisir la nuance mais les rencontres, les visites des jardins, les échanges ont modifié les regards et fédéré autour de leur projet. Le collectif veut faire de cet ancien foyer un lieu multi-associatif.

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

En réhabilitant les bâtiments, il souhaiterait permettre aux associations rouennaises d’avoir des locaux pour construire leurs projets : artistiques, sociaux, sportifs… Il pourrait y avoir des expositions, des concerts, des ateliers et, même, des représentations théâtrales. L’un des bâtiments abrite en effet un théâtre de poche sur la scène duquel trônent encore quelques décors défraîchis. Faire des jardins en terrasse des jardins partagés, où les habitants du quartier pourraient respirer, cultiver un bout de potager, flâner sous les arbres immenses, coupés des bruits de la ville par la végétation abondante. Et pourquoi ne pas confier la réhabilitation à un chantier d’insertion ? Créer du lien entre les habitants du quartier mais aussi au-delà, n’est-ce pas un bon moyen pour faire société ?

Faire bouger les lignes Le maire PS Nicolas Mayer Rossig nol et son équipe, qui développent un plan de renaturation de la ville, sont coincés : les obligations contractuelles avec le promoteur, prises par la municipalité précédente, empêchent d’agir. Et l’ambition des Jardins Joyeux coûterait cher à la municipalité qui a d’autres projets sur le feu. Si l’adjoint à l’urbanisme promet qu’une bande de 1 000 m 2 , placée sur la pente au fond, sera aménagée pour les habitants, cela ne satisfait pas le collectif. Et puis il y a le patrimoine. Intégrer un bâtiment neuf aux côtés de l’ancien risque de dénaturer complètement les lieux. La Boise Saint Nicaise, association pour la défense

Le théâtre de poche En bas : L e propriétaire des lieux a lancé une procédure d’expulsion, annulée par le tribunal début juillet 2021, mais une nouvelle procédure est engagée.

du patrimoine du quartier, s’en est émue. Si elle soutient le projet de transformation de l’église Saint-Nicaise en Brasserie-église non loin, elle n’apprécie pas de voir de vieilles pierres noyées dans le béton de ces projets immobiliers d’envergure, où le souci de la rentabilité passe souvent avant l’intérêt patrimonial. Le combat est séduisant. Mais loin d’être gagné. Les délais pour les recours contre le permis de construire sont tous épuisés. Le propriétaire des lieux a lancé une procédure d’expulsion. Elle a été annulée par le tribunal début juillet 2021, mais une nouvelle procédure d’expulsion est engagée. Le collectif a juste gagné un bien précieux : du temps. Alors les Joyeux Occupants tentent de faire bouger les lignes. Sensibiliser, d’abord, les habitants du quartier et les passants. Il suffit de pousser la porte et de se laisser guider dans le dédale des lieux pour une visite guidée inspirée et convaincante. Et puis élargir, essaimer : les réseaux sociaux relaient les témoignages et les appels à soutien, les médias ont fait des reportages sur l’occupation, pétitions en ligne et papier glanent chaque jour des participants… Cela suffira-t-il ? « Notre projet est viable, humain, confiait un des membres du collectif, alors on est confiant et on ne M lâchera pas. »


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STÉPHANIE MAUBÉ

Bergère et maire Ancienne parisienne, Stéphanie Maubé est devenue éleveuse d’agneaux de prés-salés dans le Cotentin, avant d’être élue à la surprise générale maire de Lessay (Manche) puis conseillère régionale. Avec l’intention d’habiter la fonction comme elle s’est installée dans la région : en portant un regard neuf et impliqué sur la ruralité. PAR GUY FOULQUIÉ — PHOTOS : MARION JOUAULT

« Ma vie est une dinguerie, je rappelle dans une heure… » Sur la côte ouest du Cotentin, le temps s’écoule aussi vite que dans les grandes métropoles. À 9 heures ce samedi d’avril, elle a déjà sorti les mères qui restent encore la nuit à la bergerie, jeté un œil aux jeunes qui arpentent les prés-salés, changé ses habits d’éleveuse pour une tenue plus urbaine, non pas pour l’interview – elle a lieu par téléphone – mais pour assurer la permanence de la boutique de productrices qu’elle assure ce matin. Par ces temps de

confinement, l’effervescence joyeuse de sa réponse rapide donne le regret de ne pas être sur place. Mais une heure plus tard, comme promis, Stéphanie Maubé rappelle. On s’est rencontrés – en vrai et en public – l’automne dernier pour parler avec son co-auteur, le journaliste Yves Deloison, de leur livre, Il était une bergère, paru aux éditions du Rouergue en 2020. Nous y découvrons le parcours de cette jeune parisienne venue ici en vacances en 2007. Immergée au hasard d’une tempête dans le sauvetage d’un troupeau, elle n’a de cesse de revenir, s’installe comme elle peut, achète des avranchines, se heurte aux manigances de quelques jaloux et réussit une reconversion radicale en éleveuse de brebis, productrice d’agneaux.


Page précédente Pierre Van Ingelhandt, boucher médaillé à Hazebroucq (Nord) se fournit en agneaux de prés salés chez Stéphanie Maubé Stéphanie Maubé é lève des avranchines dans le havre de Saint-Germain-sur-Ay.

Anticiper la montée des eaux

Si la nature, l’intérêt pour les animaux, pour une vie plus vraie ont une grande part dans le livre, celui-ci aborde aussi des questions plus techniques et économiques : comment s’organise la production ? Quels rôles jouent les élus dans les orientations agricoles ? Une réflexion étayée sur les enjeux politiques qui a poussé Stéphanie Maubé à se présenter aux élections municipales en avril 2020. Elle est depuis maire de Lessay, 2 250 habitants, connue pour sa foire de mille ans, gros bourg du bocage à deux pas de la côte. Pas vraiment un lieu de villégiature pour bobos en mal d’aventure.

L’habit fait la fonction « Il m’arrive de passer une journée à Paris et je redécouvre la sophistication des parisiens, leur coquetterie et leur mise soignée. On accorde peu d’attention à ces signes extérieurs dans le monde rural, on s’habille pratique ! » Pour autant, Madame la maire de Lessay reconnaît avoir parfois besoin d’endosser tailleur-pantalon et chemise blanche bien repassée. « Signe de respect pour mes électeurs, tout autant que pour ceux qui n’ont pas voté pour moi ou ceux qui ne se rendent même plus aux urnes. Et puis dans les rencontres avec les officiels, c’est le code incontournable pour être prise au sérieux. »

Valoriser la reconstruction De très nombreux villes et villages ont été touchés par les combats de la reconquête du Cotentin en juin et juillet 1944. Lessay n’a pas échappé à la bataille des haies, comme dans l’ensemble du pays Coutançais les destructions ont laissé le village en ruine. Si l’abbaye millénaire a été remontée à l’identique ce n’est pas le cas du centre bourg dont même les rues ont été remodelées. Les choix de matériaux, d’organisation de la cité et de dessin des immeubles de petite taille caractérisent la ville aujourd’hui. Pour Stéphanie Maubé c’est une œuvre remarquable qu’il faut valoriser, expliquer, et faire aimer. Près de soixante-dix ans se sont écoulés. « Les générations se sont renouvelées. Circulation, hygiène, harmonie architecturale peuvent être reconnus, valorisés en particulier dans le cadre du tourisme mémoriel. La commune pourrait légitimement s’inscrire dans le programme label « Patrimoine de la Reconstruction en Normandie » que la Région a instauré. » MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Les havres de Blainville, de Régnéville, de Saint-Germainsur-Ay, de Geffosses, de Portbail sont autant d’estuaires paresseux qui serpentent jusqu’à la mer. Les prés-salés sont de longtemps recouverts par les grandes marées, ici on connaît l’eau et ses caprices et les implantations humaines en tiennent compte. Les risques de voir la côte changer de tracé imposent de réfléchir aujourd’hui à une densification de l’habitat dans les centres bourgs. « Les grands lotissements excentrés, c’est un modèle qui doit s’arrêter assume-t-elle. L’idée c’est de dynamiser, d’augmenter la sociabilité, et ainsi d’assurer un meilleur brassage des populations, des gens nés ici et des néo-habitants. » On constate l’arrivée de citadins qui souhaitent changer de vie. La maire de Lessay en a fait partie en son temps, ce n’est pas elle qui va regretter ce phénomène. Elle est moins tendre en ce qui concerne les résidences secondaires. À ses yeux leurs occupants ne viennent pas longtemps. « Ils se contentent de consommer la ruralité, au lieu de contribuer à la faire vivre toute l’année. »

Circuit court ou court circuit ? Une éleveuse de prés-salés ça élève des moutons. La race avranchine produit de la laine et de la viande d’agneaux de qualité, recherchés par de nombreux professionnels. Ces brebis rustiques vivent en permanence en extérieur sauf pendant l’agnelage qui a lieu en janvier février. Mais il y a toujours à faire pour surveiller, soigner, tondre et organiser la vente et l’abattage. Or depuis plusieurs années, il n’y a plus d’abattoirs dans la Manche capables de traiter les ovins et les agneaux sont transportés jusqu’en Vendée. Le trajet ajoute du stress et empêche une consommation en circuit court. L’ouverture en septembre d’un équipement moderne à Carentan-les-Marais va changer la donne. Un sujet parmi d’autres que Stéphanie Maubé a porté dans la campagne des régionales en se présentant aux côtés d’Hervé Morin, auprès duquel elle s’est engagée « à la condition – dit-elle – de pouvoir défendre les races locales, aussi bien les bovins que le Canard de Duclair, l’abeille noire et bien sûr les brebis Avranchines, Cotentines, Roussines ». Elle fait maintenant partie de la majorité. Saura-t-elle mieux faire passer ses idées de l’intérieur d’un pouvoir régional où siègent depuis longtemps des élus porteurs d’une idée plutôt différente de l’agriculture et de la ruraM lité ?


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Vieillir dans un quartier fertile La « Grand’Mare » à Rouen traîne la réputation de quartier sensible où l’on n’a pas envie de s’éterniser. Mais pour ceux qui ont toujours habité là, impossible d’envisager vivre ailleurs. Alors pour la première fois, des habitants ont imaginé ensemble comment organiser une vie plus solidaire au long cours. Une opération d’habitat participatif exemplaire, racontée de l’intérieur par la psychosociologue qui a accompagné le projet. TEXTE : HÉLÈNE DEVAUX — PHOTOS : JEAN-PIERRE SAGEOT

Pouvoir continuer à croiser des v isages fa m ilier s, ga r der ses repères, s’activer à son rythme… rester le plus longtemps possible en lien avec le monde, son monde. C’est ce qui a poussé des habitants

seniors du quartier de la Grand’Mare, à Rouen, à prendre en main leur avenir il y a six ans. À imaginer, ensemble, dans quels logements accessibles physiquement et financièrement ils pourraient passer leurs

vieux jours. Rester dans le quartier, vivre avec toutes les générations, ne pas se recroqueviller sur euxmêmes, ni surtout finir transplantés dans un Ehpad loin de tout. Une utopie devenue réalité. Six


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Les Quatre Saisons un habitat partagé, de un à quatre-vingt-huit ans

ans après le premier « pourquoi pas », une quarantaine de « voisins solidaires » anciens habitants du quartier rejoints par d’autres, qui viennent parfois de loin, ont emménagé aux Quatre Saisons au printemps 2021. Da ns un immeuble entièrement pensé par et pour ceux auxquels il est destiné. Âgés de un à quatre-vingt-huit ans, ils se partagent trente-cinq logements adaptés, mais surtout deux cents mètres carrés d’espaces accessibles à tous les habitants pour une vie au quotidien facilitée : une grande salle commune, une salle d’activité, un atelier de bricolage, une buanderie partagée, deux chambres d’amis, et surtout un jardin commun. Les bricoleurs dépannent, les anciens aident les plus jeunes (ou vice-versa), on mutualise, on partage… Chacun est chez soi tout en partageant bien plus qu’un couloir ou un escalier avec ses voisins. C’est l’une des premières opérations d’habitat participatif menée à bien en Normandie, et une occasion symbolique pour la Grand’Mare de reprendre son destin en main, elle qui a connu tous les étiquetages depuis trente ans : zone urbaine sensible, zone franche urbaine, zone de sécurité prioritaire, quartier de MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

reconquête républicaine… Car même si le bailleur Logéo Seine et la ville de Rouen ont permis et largement accompagné l’opération, c’est bien l’a ssociat ion des habita nts qu i a été au cœur du projet. Et le chemin parcouru par les membres de l’association Bien Vivre et Vieillir à la Grand’Mare (BVGM) est au fond aussi intéressant que les résultats.

Un jardin partagé Car il y en a eu, des questions, des réflexions – et des réflexes à dépasser – pour que les Quatre Saisons voient le jour. Comment concevoir un habitat qui favorise les liens entre voisins, la solidarité et le maintien à domicile ? Comment dépasser l’image d’un quartier dit « sensible » ? Comment toucher les personnes âgées isolées, faire participer le plus grand nombre aux réunions et créer un projet commun ? Pourquoi ne pas créer un grand jardin partagé ? A-t-on la place ? Il a fallu passer du « On n’a jamais fait, donc non, ce n’est pas possible » à « On n’a jamais fait, alors va essayer de trouver des solutions et innover ! ». Il a fallu mettre de l’huile dans les rouages, apporter des méthodes nouvelles de gestion de projet, pour convaincre qu’on peut faire autre-

ment. Maquettes, visites, prises de décisions, repas partagés… Nombre de personnes qui ont participé le disent, le « faire ensemble » a été l’un des ingrédients magiques du projet. Tout a été travaillé collectivement. Et l’engagement des plus actives et actifs s’est maintenu pendant toutes ces années. L’association a même reçu le grand prix du concours « s’engager pour les quartiers », solennellement remis à l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, Bien Vivre et Vieillir à la Grand Mare est un cœur qui bat qui donne un pouvoir de faire et la force de monter des projets collectifs. Ce sont ses adhérents qui s’occupent de deux mille mètres carrés de jardin partagé juste à côté de la résidence : une forêt nourricière, des parcelles pour faire pousser des légumes et de la bonne humeur entre jardiniers. Ce sont aussi des ma rches, des ateliers… Et pour mettre des mots sur tout cela, une « recherche-action » participative avec des chercheurs universitaires pour valoriser tout ce travail accompli… Les gens se parlent, prennent le temps, font ensemble, réfléchissent au chemin à prendre vers un quartier plus solidaire, apaisé. Un quartier riche des cultures, qu’elles soient M du monde ou potagères.


POTEAUX INTIMES ET AMICAUX Les potelets, ce sont ces petits cylindres d’acier gris qui plombent les trottoirs de toutes les villes, dans lesquels on se cogne le genou et explose son pare-choc … Sauf à Rouen ! Rue des Bons Enfants, un collectif d’artistes les a transformés en Objets Urbains Non Identifiés… pour tisser du lien sur la chaussée. TEXTE : GUILLAUME HUE PHOTOS : MARIE-HÉLÈNE LABAT


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De son pas vif et décidé, la jeune femme au Bombers rouge avise le trottoir d’un hochement de bonnet noir, à gauche, à droite, à gauche, à droite… Alison Petit, ne lève même pas le nez vers les illustres colombages des façades. Ce qu’elle recense joyeusement du regard, c’est la forêt de petits poteaux plantés sur le trottoir. Co-fondatrice du collectif « Les Bons Enfants Terribles », clin d’œil à cette rue des Bons Enfants en plein centre du vieux Rouen, la danseuse professionnelle a participé à les colorer. Et en est fière. Au croisement de la r ue Dinanderie, devant la vitrine de MC l’artisan pastier dont les pâtes bio régalent les palais rouennais, la jeune femme marque le pas. Un visage de madone à la longue chevelure bleue semble enlacer un potelet. L’artiste-peintre Françoise de Chaume l’a peint à la main. Littéralement. La chevelure de sa dame bleue est une succession de griffures. Chaque mèche un mouvement d’ongle. « Françoise est une artiste qui a l’habitude de travailler en atelier, raconte Alison. Pour elle, s’exprimer en extérieur était une nouveauté totale. Alors elle

s’est emparée de son potelet, a créé une bulle autour d’eux, est entrée dans une transe artistique… ». Malgré les passants et leurs regards, les bruits, il n’y avait plus que cet atelier à ciel ouvert dont l’artiste et son support occupaient tout l’espace. « C’est exactement ce que l’on voulait, explique Alison. Amener de l’intimité dans l’espace public ». La ville n’a rien imposé à part un budget : quinze euros de matériel par poteau. Aux soixante-dix artistes (et des poussières) réunis au sein du collectif de s’approprier la rue et son mobilier. Et c’est d’abord l’éclectisme de cette forêt de potelets qui frappe. Couleurs et motifs diffèrent totalement de l’un à l’autre. Chaque artiste a posé sa propre technique sur l’acier. Et comme les poteaux sont nombreux – près d’une centaine – certains ont pu « s’étaler » et réaliser diptyques et triptyques.

S’approprier le paysage urbain pour briser la monotonie de la rue À l’entrée de la rue, c’est au marqueur doré Poska que l’artiste Semilou a orné de motifs MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Page précédente Sur le gris du trottoir, les potelets dressent fièrement leurs couleurs cosmopolites. Des travaux de voiries ont fait craindre que certains potelets à l’entrée de la rue ne disparaissent. M ais le contrat obligeait l’entreprise de les replacer au même endroit, offrant à cet as de la draisienne un slalom bigarré. À gauche Recréer le secret de son atelier sur la bordure d’un trottoir, un préalable à la création pour certains artistes, comme Françoise Dechaume.


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POTEAU X INTIMES ET A MICAU X

un potelet préalablement noirci. Puis, sur un fond bucolique, les formes nues et charnues des Trois Grâces en acrylique d’Aurore Vasseur semblent surgir d’un songe blanc. À quelques pas de là, les pages d’un journal hors d’âge recouvrent la métallique éminence, fruit du travail du comédien havrais Jérôme Boyer. Rue Écuyère, perpendiculaire à la rue des Bons Enfants, les stickers d’Emma Poppy, sont si finement réalisés que de loin, on s’imagine une fresque à la bombe. Il y a aussi ces deux potelets qui se font face et sur lesquels s’accrochent deux paniers de basket. Au sol, à la bombe, le rectangle d’un terrain. Il y a autant de potelets qu’il y a d’artistes. Pour certains, customiser les petits pylônes était un vrai challenge. Peindre à l’acrylique sur une bitte en métal n’est pas du tout la même chose que d’user d’une bombe de peinture. Le peintre d’atelier doit se confronter aux contraintes du street art, au vent, au soleil, aux va-et-vient, quand le street artiste doit se contenter d’un simple poteau alors que résonne en lui l’appel de murs immenses et vierges. Ces potelets sont aussi soumis à l’un des éléments essentiels de l’art de rue : l’éphémère. La pluie, le froid, le vent ont eu rai-

son de certaines réalisations. Amy Wood, plasticienne, avait réalisé une structure en papier mâché autour d’un potelet. La première ondée a ruiné sa création. C’est aussi ça, créer en extérieur, accepter que tout ne reste pas. Le foisonnement de galeries d’arts et d’ateliers colore depuis longtemps la rue des Bons Enfants d’une dimension artistique, mais ces deux jours de performances, en septembre 2020, l’ont transformé en une immense fresque humaine. L’occasion aussi, de tendre le pinceau aux riverains. « Ce poteau-là, précise Alison attendrie en désignant un potelet couvert d’étoiles, c’est une habitante qui l’a fait » Les artistes réunis

« Tiny Street ball », ou quand la rue devient un terrain de jeu pour cet artiste canadien. À gauche e triptyque d’Emma L Poppy, rue Écuyère, ses stickers comme des trompe-l’œil.

LES BONS ENFANTS TERRIBLES UN COLLECTIF FOURMILLANT D’IDÉES

Créé en 2017 à l’initiative de deux artistes et résidentes de la rue, Alison Petit et Maëva Yger, cette association d’artistes est avant tout un rassemblement des artistes et artisans de la rue des Bons Enfants à Rouen, célèbre pour son enfilade d’ateliers et de galeries. Peintre, dessinateur, chorégraphe ou tatoueur, tous ont l’envie de faire vivre les 380 mètres de cette artère centrale et de créer du lien entre eux et les habitants. Organisation de festivals, de vernissages collectifs, d’ateliers, tout est bon pour faire vivre l’endroit. Mais ce projet va au-delà des humains qui forment le collectif. Comme le dit Alison Petit, « si les galeries disparaissent, la rue existera toujours ». Customiser les potelets entre dans cette ligne directrice. Qu’ils soient de la rue ou d’ailleurs, les artistes vont et viennent, mais leurs potelets restent. www.collectifbonzenfants.com/


Entre les œuvres se mêlent aussi des discours plus politiques. I ci, du jaune pour dénoncer les conséquences sur les habitants de l’incendie de Lubrizol. Aurore Levasseur, artiste rouennaise connue pour ses nus, a troqué la toile pour un potelet. Un défi !

pour l’occasion ont beau s’être approprié la rue, le collectif n’imaginait pas faire sans la participation des habitants, avant, pendant et après.

Artistes et riverains : créer du lien autour des potelets. L’objectif de la ville était d’embellir le cadre de vie. Celui des Bons Enfants Terribles était de créer une émulation tout au long de la rue entre tous ceux qui l’animent, la traversent, la connaissent par cœur (ou pas) : artistes, commerçants, artisans, copropriétaires de toujours et locataires de fraîche date. Pour connaître les idées et les envies des riverains, le collectif a organisé des micros-trottoirs. Et les habitants s’y sont laissés prendre. Ils ont donné leurs avis sur les thèmes, les couleurs, ce qui peut être représenté ou non. Au-delà de la performance artistique, l’aventure a matérialisé un espace partagé. Il est ressorti de ces petits sondages à la volée que les habitants voulaient de la couleur, pourquoi pas même flashy. Et il suffit de se promener dans la rue pour s’en convaincre : leurs souhaits ont été pris en compte. Durant le week-end où ont été peints les potelets – entre deux confinements – la rue était tout sauf bloquée. Vous arriviez du centre-ville, traversiez la rue Jeanne d’Arc et tombiez sur des personnes assises un feutre à la main, le geste d’une précision chirurgicale, accroupies à secouer une bombe en zyeutant, concentrées, la rotondité de l’obMICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

jet. Debout au milieu de la chaussée, prenant du recul sur le travail déjà effectué. La réalisation des potelets s’est faite en direct. Alison le confirme : si nombre de personnes se sont contentées d’un coup d’œil curieux, d’autres n’ont pas hésité à s’arrêter et à poser des questions. Beaucoup étaient surprises. Mais toutes semblaient enthousiasmées. Ces retours positifs ont convaincu le collectif de proposer la même opération à la Métropole de Rouen et à d’autres villes du département. La rue des Bons Enfants ferat-elle des petits ?

Customiser les potelets et la rue est un peu plus « chez nous ». Quant aux habitants de la rue des Bons Enfants que le projet laissait perplexes, ils ont laissé faire. Aucun n’a hurlé au sacrilège. Le collectif craignait les dégradations volontaires. Mais à part des blazes posés sur quelques potelets, des stickers ici ou là, c’est la météo qui est la plus vindicative. Aujourd’hui, les potelets se parent encore des arabesques colorées des artistes. « C’est l’expression de gens qui ont envie d’embellir la ville, résume une Rouennaise. Et c’est ça qui est merveilleux ». L’effervescence de la réalisation, le temps consacré à sa mise en œuvre, les échanges avec les habitants ont permis de créer un lien visuel entre la rue et les personnes qui y habitent. Alison couve du regard ses potelets. M « On se sent davantage à la maison ».


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[MOINS FAUX CUL QU’AIRBNB]

L’échange de maison, tout simplement Prêter son logement à des inconnus pour partir en vacances chez eux, c’est une pratique de longue date chez les Pécout. Pour cette famille de Cormellesle-Royal récemment installée à Caen, ce troc intime est un « échange de confiance » simple et enrichissant, bien au-delà des économies réalisées. PROPOS RECUEILLIS PAR ÉMELINE GIARD — ILLUSTRATIONS : PAATRICE MARCHAND

MICHEL : Qu’est-ce qui vous a amenés à tenter l’échange de maisons, la première fois ? Sandrine : C’est une pionnière qui nous a donné l’idée : une institutrice de notre fille, il y a vingt-cinq ans. J’aimais bien la philosophie de vie de cette personne, très ouverte. Tout paraissait simple. Franck : Elle avait une petite maison HLM, avec très peu d’objets, et les échanges fonctionnaient. Elle partait comme ça dans le monde entier !

Sandrine : L’idée nous a plu directement. Franck n’est pas trop camping, et je n’aime pas les locations impersonnelles où tant de personnes défilent. Elles sont rarement pensées de façon pratique : il y manque toujours quelque chose. Et il y a aussi la question financière. Avec les échanges, pendant que les citadins profitaient de notre petite maison dans la campagne de Pont-l’Évêque, on a pu organiser à moindres frais des week-ends à Paris avec nos trois enfants.

Et ça fait quoi, d’habiter chez des inconnus ? Sandrine : Ce sont vraiment des inconnus. En fait, on se croise très rarement. On laisse un mot dans lequel on explique les petits détails de fonctionnement de la maison, les activités que l’on aime faire dans les parages, les lieux à visiter, des infos sur les commerces… ça permet de s’intégrer facilement dans la région, et puis on laisse aussi de quoi préparer un premier repas, et quelques spécialités locales. Les


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clefs, on les récupère généralement chez des voisins. À Paris, c’est plus souvent chez les commerçants. En fait, on se sent vite chez soi, même si on passe surtout beaucoup de temps à sillonner le coin. Et puis l’un de nos enfants se repère très facilement, du coup, c’est toujours à lui que l’on demande quand on cherche un objet ! Ce qui me plaît, c’est que ces logements ont une âme : ils sont habités. Quand on arrive, ce que l’on aime faire en premier, c’est regarder ce qu’il y a dans les bibliothèques. Une fois, après avoir fait le tour d’une maison, on n’avait trouvé aucun livre, les enfants étaient dépités ! Vous avez eu des surprises parfois ? Sandrine : Oui, il est arrivé qu’un de nos ados se retrouve dans un lit pour enfant. Qu’un appart’ parisien soit situé dans un quartier hyperactif la nuit. Qu’on trouve une table de petit-déjeuner pas débarrassée, avec la vaisselle sale dans l’évier. Qu’on soit dans une maison tellement clean qu’il y avait de la moquette dans le garage ! Ça fait travailler l’imaginaire ! Ce sont des petites choses, on s’adapte vite et tout se passe bien. Pareil quand il y a de la casse, on informe les MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

habitants et on remplace quand c’est possible, ça n’a jamais posé de problèmes. Ça me fait penser à ces jeunes qui, très gênés, pensaient avoir cassé notre barbecue. On l’avait rafistolé à la va-vite avant de partir, et ça n’avait simplement pas tenu ! L’été 2019, on a oublié un trousseau de clefs. Les gens nous l’ont renvoyé, tout naturellement, sans se poser la question des frais de port. Les relations sont simples. Est-ce que ces expériences ont changé votre façon d’habiter votre logement ? Sandrine : Je suis clairement beaucoup moins stressée sur les tâches ménagères ! Au tout début, avant de partir, je lavais même les oreillers ! Maintenant je me prends beaucoup moins la tête, on propose notre maison telle qu’elle est, je fais juste un peu de place dans les placards pour que les personnes installent leurs affaires. Et même dans mon quotidien, en voyant que chez les autres, c’est tranquille, je suis devenue beaucoup moins pointilleuse. Quels conseils donneriez-vous à des personnes qui souhaitent se lancer ? Sandrine : Se demander si on

est prêt à laisser notre maison à des inconnus. C’est un échange de confiance, sans cautions ni contrats. Certains ferment des pièces ou des placards à clef. Nous, non. Et on n’a jamais rencontré de soucis. Et surtout, ne pas se dire « mon logement ne se prête pas à l’échange ». On ne pense pas à ça, on prend les lieux tels qu’ils sont. Franck : Sur les sites d’échanges, le plus simple c’est de chercher d’abord des personnes qui veulent venir en Normandie. Et à partir de là, suivant ce que vous trouvez, vous pouvez choisir votre destination. Nous, on utilise switchome, c’est un site collaboratif et gratuit. On trouve facilement à échanger ? Franck : La gestion de la recherche est vraiment simple, les gens répondent vite, et dès les premiers coups de fil, il y a un vrai échange pour l’organisation : horaires, clefs, nombre de lits, itinéraire, etc. Sandrine : Et puis il faut savoir que les échanges peuvent aussi se faire en différé : les personnes chez qui vous allez ne viennent pas forcément chez vous simultanément. Franck et Sandrine : Donc go go go ! Et même s’il arrive de vivre une expérience pas top, la prochaine M sera sans doute géniale !


ARTISTES HABITÉ·E·S #04

Jack-Adrien Martin GLANEUR D’ESTRAN ET D’ESPACES ABANDONNÉS

LA PLAGE EST À TOUT LE MONDE. L’ARTISTE CHERBOURGEOIS JACK-ADRIEN MARTIN EN A FAIT SA POURVOYEUSE INLASSABLE DE MATÉRIAUX À TRANSFORMER EN ŒUVRES D’ART. UN CHANTIER DÉMESURÉ QUI L’A POUSSÉ À INVESTIR DES ESPACES DE CRÉATION EXTRAORDINAIRES… COMME UNE ANCIENNE PORCHERIE OU DES BAINS DOUCHES À L’ABANDON. PAR ANNE BOURGET

Glaner des objets rejetés par la mer et gisant sur l’estran, c’est une activité traditionnelle sur la côte. Elle faisait même l’objet d’un droit de la mer au Moyen-Âge en Normandie : le « gravage, ou droit de varech ». D’une certaine manière, Jack-Adrien Martin perpétue la tradition. Et la sublime. Ratissant les plages de la presqu’île du Cotentin depuis plus de quarante ans, cet artiste cherbourgeois a accumulé un trésor inquantifiable de cordages, plastiques, ustensiles, bois flottés… Son obsession ? « Les faire passer du statut inférieur de déchet au statut d’œuvre d’art ». Or à matière première presque infinie, besoins en espace toujours plus grands. « J’ai commencé à stocker un fonds d’éléments de gravage à partir duquel je réalisais des installations chez moi. Puis quand je me suis fixé en ville, à Cherbourg, j’ai dû entasser mes trouvailles dans deux garages de location. Quand ils ont débordé, j’ai cherché un lieu dédié. Et j’ai trouvé… une ancienne porcherie ». Un hangar improbable, tout près de Cherbourg, avec une belle orientation, un volume exceptionnel et une fosse à lisier… qu’il a transformé en bassin. Ainsi est née la première Cité d’Art Gravage de France, dont il a réservé une partie pour exposer des amis et des artistes. « Avec le temps, c’est moi qui ai saturé l’endroit par mes installations !  » Cette aventure a surtout donné à Jack-Adrien Martin le goût de conquérir de nouveaux espaces de création et d’exposition.

L’atelier d’Art Gravage de JAM installé dans une ancienne porcherie

Il a progressivement cessé d’aller à gravage pour entreprendre un nouveau chantier : la création d’une galerie d’art contemporain, dans d’anciens bains douches du quartier du Vœu à Cherbourg, à l’abandon depuis des années. Le lieu était voué à la destruction. « J’ai amené à la ville le projet de galerie d’art contemporain et le financement des travaux, et en contrepartie je suis réputé propriétaire pendant trente ans ». Il a baptisé sa galerie « La Bouée » en hommage au poème de Philippe Soupault qui est toujours plié dans son portefeuille. Mais aussi à un joli cadeau venu des entrailles du chantier, comme un clin d’œil à ses années de gravage. « Quand j’ai pris possession du lieu, la toiture était crevée, du mobilier et des vêtements tapissaient le sol, noyés dans la mousse… sourit-il. Et dans tout ce fourbi, une bouée impeccable était là dans les débris ! »


CONSTRUIRE

“bio”


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Terre, paille, roseau… Dans une région fertile où les matières premières sont légion, reviendra-t-on progressivement aux constructions en matériaux biologiques à l’ancienne, plus respectueuses et mieux intégrées à leur environnement ? C’est le sens de l’histoire, mais ce n’est pas si simple, si l’on en croit Félix Pareja, architecte et enseignant chercheur normand. PROPOS RECUEILLIS PAR MATHIEU DRANGUET

MICHEL : Durables, locaux, naturels… La tendance est aux constructions écologiques de l’habitat à partir de matériaux « biosourcés ». Est-ce un phénomène observable en Normandie ? FÉLIX PAREJA : C’est un double phénomène. D’abord il y a le désir de renouer avec une architecture locale tout en s’inscrivant dans la prise de conscience de plus en plus forte de la crise environnementale. Ensuite, il y a l’accessibilité accrue à la disponibilité des ressources via internet, qui rend visibles des exemples et des solutions correspondant à ces aspirations : des opérations architecturales contemporaines écoresponsables qui ont toujours existé depuis une cinquantaine d’années. Sauf que ces petits îlots un peu perdus auparavant forment désormais un archipel, grâce au lien numérique. Internet a donné une vraie visibilité à la « contre-culture » architecturale et à sa créativité en matière d’écologie. Avec ses colombages ou ses toits de chaume, notre territoire a une identité architecturale forte avec un ancrage historique important. Retourner à des matériaux naturels, n’est-ce pas aussi vouloir mieux s’insérer dans le paysage et le patrimoine bâti régional ? Au sens premier du terme, l’écologie c’est l’organisation des ressources. De ce point de vue, regarder les savoir-faire et les manières de construire d’autrefois donne une indication sur les ressources potentielles du territoire que l’on habite. La pensée des bio-régionalistes invite à voir comment les gens faisaient avant, leur équilibre de fonctionnement était installé sur une expérience accumulée pendant des milliers d’années. Alors évidemment cette approche écologique n’explique pas tout : il y a aussi une aspiration à s’inscrire dans un carac-

tère d’identité architecturale et à revendiquer une esthétique du bio ou du naturel dans l’architecture. Dans ce dernier cas, les architectes qui conçoivent ces projets revisitent les éléments locaux de manière plus contemporaine, avec un effort de traduction de l’époque. Quels sont les matériaux biosourcés les plus répandus dans les constructions contemporaines normandes ? Il n’y a plus de grande variété régionale aujourd’hui. D’un point de vue purement statistique, la filière béton reste en tête, très puissante parce que très industrialisée et compétitive, puis vient la filière bois qui se développe. On ne peut pas parler d’exception normande. En tout cas, le pourcentage de matériaux locaux reste très faible, même le bois vient finalement assez rarement de Normandie. On est donc plutôt sur de l’importation de matériaux, surtout du béton et du bois. Si on regarde uniquement la construction contemporaine – en dehors de la réhabilitation de vieux bâtiments et de l’architecture vernaculaire qui se fait sans architecte – le bois est ultra-majoritaire au sein des matériaux biosourcés. La terre ou la paille porteuse sont encore très peu développées. C’est un problème de coût et de savoir-faire ? Il est compliqué d’avoir accès à de très bons artisans, parce qu’ils ne sont pas nombreux à être formés à des techniques bien particulières. Et puis en termes de coût, ces techniques de construction sont encore hélas assez peu compétitives en comparaison des matériaux de l’industrie, ultra-standardisés et rentabilisés par les quantités. Les matériaux biosourcés ne coûtent pas plus cher à la base, mais il y a un effet d’échelle qui rend plus attractifs les matériaux standards. Pour donner un ordre


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d’idée, le coût moyen pour une maison neuve en France est de 1 400 € du mètre carré. Pour le prix moyen des constructions biosourcées, que ce soit en terre coulée, brique de bois, paille porteuse, roseau ou encore béton de chanvre, on est bien au-dessus de 1 400 €. Seuls la bauge, qui est de la terre crue empilée, et certains réemplois comme les containers, ou des formats d’habitat originaux tels la yourte, la géonef ou le kerterre, permettent de descendre bien en dessous de ce tarif. Et encore, ça ne prend pas en compte la tâche bénévole. Or certaines techniques peuvent parfois demander une cinquantaine de personnes selon les phases et la taille du projet… Les personnes qui font construire en biosourcé sont-elles plus investies dans le processus de conception ? Acceptentelles ce surcoût pour ne plus être des consommateurs passifs mais au contraire, parties prenantes aux côtés des architectes ou des artisans ? Ces personnes ont bien souvent réfléchi en amont et ont le désir d’avoir un regard sur la conception et l’envie d’orienter le projet, et après tout c’est normal puisque c’est leur MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

argent. Mais il y a aussi des gens qui vont aller chercher une agence d’architectes qui rentre vraiment dans leur aspiration et vont s’en remettre à elle. Le parcours typique, c’est de se renseigner, notamment auprès des Conseils d’Architecture d’Urbanisme et de l’Environnement (CAUE) pour avoir une liste d’architectes qui font des bâtiments passifs en bois par exemple. Puis

Les Ponts Douve ( 50) Maison du Parc des Marais du Cotentin et du Bessin, 2008 CONCEPTION PROJET ET COPYRIGHT ATELIER 970 – YVETOT

Parois ossature bois avec mélange terre et copeaux de bois PHOTO ATELIER 970


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CONSTRU IRE “BIO”

de choisir une agence, voir ce qu’elle fait, trouver ça très bien et lui demander de faire une proposition. Les clients se sentent en confiance, en phase avec ce qu’ils voulaient et vont alors se laisser davantage guider. Quel serait le profil type de l’architecte et de l’agence qui propose ce type d’architecture ? C’est une question de génération ? Je vais utiliser un parallèle avec l’agriculture. Vous pouvez avoir de vieux agriculteurs qui ont toujours fait du bio, simplement on ne le sait pas, parce qu’ils n’ont pas le label ou parce qu’ils trouvent juste normal de faire des produits de qualité. De la même manière, on peut estimer qu’il y a des agences qui font certainement de l’architecture « écologique » depuis très longtemps sans communication particulière. Ceci étant, il y a une aspiration militante et une posture architecturale plus forte chez les nouvelles générations d’architectes, et à voir le concours annuel des Albums des Jeunes Architectes Paysagistes (Ajap) ou les jeunes agences plutôt spécialisées dans l’architecture écologique, on a quand même un profil qui se dessine : celui de trentenaires tardifs ou quadragénaires, dans une aspiration à la formation continue et qui n’hésitent pas à évoluer. Un certain nombre d’agences ont fait la bascule, elles se sont mises, dans les quinze dernières années, à la construction biosourcée, passive et écologique. Il y a une pression de la part du public dans ce domaine bien sûr, mais aussi une pression législative qui finira par imposer les bâtiments écoresponsables. Dans un avenir proche, n’importe quelle construction devra être labellisée. À terme, même les architectes qui ne seraient pas intéressés seront bien obligés de s’y mettre. Les chantiers de construction en matériaux biosourcés sont souvent moins mécanisés, parfois plus silencieux. On fait avec les mains, on a un contact direct avec la matière. Cet aspect marque-t-il un besoin de plus d’authenticité ? Ce qui est intéressant quand on parle d’écologie, c’est que l’on aborde aussi des sujets

FÉLIX PAREJA

Ancien étudiant de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Normandie de Rouen-Darnétal, diplômé en 2016. Installé à son compte, il a conçu et coréalisé de petits objets architecturaux ou des scénographies pour le théâtre. Il a aussi accompagné des chantiers participatifs, fait des missions de médiation et réalisé des maquettes manipulables sensibles à destination du grand public, notamment pour des projets urbains. Félix Pareja a également été médiateur et régisseur du « Pavillon », une salle d’exposition dédiée à la transmission de l’architecture à Caen. Ce jeune architecte normand enseigne enfin depuis cinq ans le projet d’architecture à l’Ensa Normandie. Il prépare actuellement une thèse de doctorat sur le thème de l’appropriation et de la transmission de l’architecture au grand public, et dans ce cadre, est accueilli par la Maison de l’architecture - Territoires pionniers à Caen.

éthiques autour des conditions de fabrication. Tous les chantiers durables ne sont pas silencieux, notamment dans la construction bois. Mais ils mettent sans doute moins en danger les ouvriers par rapport à des matériaux polluants ou à l’usage de certains produits cancérigènes comme les accélérateurs, les adjuvants… C’est la première chose qui me semble significative. La seconde, c’est qu’au-delà d’un sentiment « plus zen », c’est beaucoup plus valorisant pour les ouvriers. Ils ont conscience qu’ils fabriquent un beau produit dont ils peuvent être fiers. On retrouve une dimension qui est plus propre à l’artisanat. Mais je ne crois pas que ce type de chantiers rajoutent de dimension manuelle : un chantier de béton est aussi très manuel, on porte des choses lourdes, on s’active dans tous les sens… Il s’agit donc plus


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d’une question de valorisation de savoir-faire et de compétences. Beaucoup de domaines de construction écologique requièrent un peu plus de main-d’œuvre et un peu moins de machines. C’est aussi une manière de faire de la sauvegarde d’emploi. C’est là où ces réflexions deviennent intéressantes, quand elles arrivent à être pertinentes à la fois dans le domaine de l’économie sociale et solidaire et dans le domaine de l’environnement. Les futurs architectes sont-ils de mieux en mieux formés à ces matériaux et les professionnels et les artisans sont-ils mis dans la boucle ? Je pense que le partage des connaissances avec le monde extérieur, la société, les artisans, n’est pas encore vraiment arrivé dans les écoles d’architecture… Je souhaite évidemment que cela finisse par se faire, c’est plus que nécessaire ! En revanche, les savoirs se sont beaucoup développés depuis dix ans sur toutes ces questions des matériaux et de l’architecture écoresponsable, et on peut dire qu’il y a maintenant une transmission de ces connaissances. Il y a eu des remontées d’expériences via des architectes qui avaient aussi une activité de recherche, ou de chercheurs qui se sont intéressés à ces domaines-là, donc aujourd’hui, c’est enseigné et même très bien enseigné. En revanche, on n’est toujours pas dans la relation au praticien, et même si tout le monde admet que les savoir-faire sont dans les mains des gens avec lesquels on travaille, ils ne sont pas encore vraiment invités « à la table » de la transmission… Odeurs, ressentis sonores, ambiance… D’un point de vue plus sensoriel, y a-t-il un impact physique et psychologique quand on vit dans une maison en matériaux naturels ? Il y a des effets, très certainement. Les uns objectifs, d’autres beaucoup plus subjectifs. On sait que la thermique du matériau, sa couleur, sa texture, la symbolique culturelle aussi, tous ces éléments ont une influence sur la perception sensorielle, ce que l’archiMICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

tecte suisse Peter Zumthor appelle « l’atmosphère ». Même la réverbe d’un matériau compte. Un mur de tissu a une qualité spatiale par exemple, de par son acoustique particulière. Cette question des perceptions est éminemment culturelle. Dans une société qui aspire à plus d’écologie et qui a conscience qu’elle mange, boit et respire du poison depuis longtemps, il y a une sensation sécurisante à vivre dans une architecture où les matériaux sont visiblement écologiques et biosourcés. Je dis « visiblement » car pendant longtemps, les bâtiments étaient déjà relativement biosourcés mais on peignait ou on mettait un enduit par-dessus, ce qui ne permettait pas forcément d’en avoir conscience. Aujourd’hui, on aime montrer et laisser à voir que c’est écologique et sain. Il y a un rapport plus direct à la matière et cela renvoie directement à la symbolique culturelle liée au matériau. Le béton peut

Matériau bio-sourcé ossature bois et remplissage isolation paille PHOTO : ARPENORMANDIE.ORG


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CONSTRU IRE “BIO”

PAILLE DE L’AGRICULTEUR DU COIN, TERRE EXCAVÉE SUR UN CHANTIER VOISIN…

Un accompagnement pour rénover en matériaux locaux Plusieurs photos de ce dossier nous ont été confiées par le Centre d’initiation aux énergies renouvelables du Calvados, le CIER 14 basé à Souleuvre-en-Bocage. Au-delà de ses activités de sensibilisation autour de la maîtrise de l’énergie, l’association accompagne les habitants qui souhaitent rénover ou agrandir leurs résidences en faisant appel aux matériaux locaux, dans le contexte d’une architecture sans architecte avec un certain retour aux techniques traditionnelles. Et pour elle, la vertu de la construction bio-sourcée ne fait aucun doute, malgré les coûts importants de main-d’œuvre : « Les matériaux euxmêmes s’avèrent souvent bien moins onéreux que leur équivalent industriel, voire gratuits ! » insiste Tom Lacheray, membre de l’association. L’homme a pris l’habitude de décrire l’activité de l’association « comme tenant non pas du bâtiment mais de l’habitat », tant la réflexion sur l’organisation du travail et l’appropriation

Il y a une pression de la part du public dans ce domaine, mais aussi une pression législative qui finira par imposer des bâtiments écoresponsables

sociale du bâti est au cœur de la démarche : « Les matériaux biosourcés permettent la création de liens. Entre les habitants et leur milieu, d’abord, mais aussi au travers de la relation avec le voisinage, bien souvent mobilisé : terre excavée du chantier de l’école d’à côté, paille du champ voisin… » Parce que leur technique de mise en œuvre s’avère rapidement appropriable, ces matériaux mettent les habitants au cœur de leurs projets de construction/rénovation. « Nous visons la réduction des coûts en travaillant essentiellement avec des publics que l’ANAH, l’Agence Nationale de l’Habitat, qualifie de « modestes » et qui sont éligibles à l’aide financière à la rénovation. Et nous y parvenons ! » Son association n’est d’ailleurs pas la seule en Normandie à pousser et porter des projets de rénovations « bio » : l’Arpe (Association Régionale de Promotion de l’Éco-construction), qui a beaucoup valorisé et promu les matériaux bio-sourcés ces dernières décennies, fédère nombre de professionnels. Et l’on trouve aussi des collectifs tels que le réseau régional Reno’Acc (dont fait partie le CIER14) qui regroupe les structures pratiquant l’accompagnement à l’auto-réhabilitation et à la construction : Enerterre, Cruelles Truelles, Les chantiers de demain…

avoir de grandes qualités plastiques par exemple, c’est un excellent matériau dont on a besoin pour beaucoup d’infrastructures, même si on peut s’interroger sur tous les endroits où il est envisageable de s’en passer. Mais construire une maison passive dans son champ au milieu de la campagne mais dans lequel il a fallu faire viabiliser trois kilomètres de réseau pour avoir de l’électricité, c’est beaucoup moins intelligent que de réhabiliter un hangar en béton armé qui existait déjà… Il faut toujours trouver un juste équilibre entre ce que l’on veut bien nous vendre et la réalité des choses ! Le mythe des trois petits cochons a-t-il encore la peau dure, avec l’idée que la maison en briques est solide contrairement à la maison en bois qui brûle ou à celle en paille qui s’envole ? L’histoire des trois petits cochons traduit des ancrages culturels très importants, mais

je ne crois pas que ce soit possible, voire souhaitable, de totalement les déconstruire. Ça se fera avec le temps, par l’usage. Par ailleurs, je ne suis pas sûr que ça ait du sens. Mettez un enfant devant un mur en bottes de paille, il comprend immédiatement en regardant et en touchant que c’est robuste et solide. Confrontés à l’expérience spatiale, les enfants se créent leur propre histoire, leurs propres connaissances empiriques. D’une manière générale, si quelqu’un ne veut pas d’une architecture en bois, ce sera très difficile de la lui vendre. Après, il y a aussi une question de pédagogie et de transmission de la part des architectes. Quand j’explique aux gens que les pompiers préfèrent les structures en bois aux structures en acier, ils comprennent très vite. La structure en bois, on sait où elle en est quand elle brûle, on sait à peu près quand elle va tomber ; la structure acier, on ne sait pas et elle tombe façon château


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Maison en bauge (Taillebois, 61) Auto-construction d’Anne Lequertier et Sarah Martin, citée en exemple par Félix Paréja. © ORNE COMBATTANTE

de cartes. De la même manière, essayez de faire brûler une botte de paille, à moins d’avoir un jerrican d’essence, vous aurez beaucoup de mal… Il y a des a priori qui existent sur tous les matériaux. Pour les dépasser, il y a un travail d’information et de pédagogie à mener et c’est aussi notre travail en tant qu’architectes.

Parmi les écoquartiers, on trouve de très bonnes initiatives qu’il faut encourager, mais aussi toute une récupération un peu malsaine destinée à vendre des choses inutiles ou survendues mais emballées en papier recyclé…

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Certaines récompenses comme le Fibra Award mettent en lumière des projets utilisant les matériaux en fibres végétales avec de grandes capacités structurelles et de hautes performances thermiques et hygrométriques. Les labels, la recherche, les récompenses contribuent-ils à informer le public ? Le public ne s’informe certainement pas via le canal des écoles d’architecture, des laboratoires ou des publications de recherche, mais beaucoup plus via les médias mainstream. Si quelqu’un s’intéresse à la construction en paille porteuse par exemple, les vidéos, les formations en ligne ou les podcasts sont tellement abondants que cela constitue la première école et la première source d’infos pratiques. Beaucoup de gens partagent leurs savoirs. La numérisation des ressources permet cet échange aujourd’hui, et même si les connaissances ne sont pas toujours parfaites, elles ont le mérite d’exister.

Avez-vous en tête un projet d’habitat écologique intéressant en Normandie ? Je peux citer le bel exemple d’une maison en bauge à Taillebois, petit village de l’Orne, un projet en auto-construction mené par un couple de jeunes ingénieurs en bâtiment, Anne Lequertier et Simon Martin. Les piliers sont en bauge, de la terre crue empilée, l’isolation en paille. Ils ont aussi utilisé de la pierre pour la dalle, du bois, de la chaux et un enduit en terre projeté sur la paille pour protéger le tout. Le coût total a été de 81 000 € pour une surface de 100 m 2. C’est une petite maison à l’écriture simple mais assez contemporaine, qui s’intègre bien dans la tradition locale des constructions paysannes en terre crue. Des projets comme celui-là, il y en a un peu partout, il suffit de se balader à la campagne pour s’en apercevoir. Ce phénomène reste surtout rural. En ville, c’est encore un événement. À chaque fois qu’un immeuble de trois étages est construit en bois quelque part en milieu urbain, ça fait la une ! Cela dit l’évolution vers l’architecture écologique ou écoresponsable arrive par le privé, mais aussi par un volontarisme croissant des collectivités territoriales. La plupart des appels d’offres de construction de salles des fêtes, par exemple, en pleine campagne comme en ville, va désormais au-delà de ce que la réglementation impose


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Torchis tissé formant banche pour correction thermique terre-paille PHOTO CIER

en termes de performances énergétiques. C’est à la mode chez le politique !

justifie comme cela des opérations parfois très contestables par bien des aspects.

Il y a donc un réel élan de la part des collectivités locales ? Cela fait quelque temps déjà. C’est encore plus vrai depuis dix ans : tous les gens qui sont entrés dans les services à cette époque commencent à peser et compter pour cette voie-là. Il y a aussi une aspiration de la population de plus en plus affirmée qui se reflète dans les programmes politiques. Si l’on ajoute les effets du renouvellement et de la formation continue, on est passé d’une situation où toutes ces questions étaient encore assez marginales, à la situation actuelle où les services eux-mêmes poussent dans le sens de l’évolution. Tout cela se fait lentement car il existe toujours une certaine inertie dans ces milieux, mais la dynamique est réelle. Ce phénomène a en revanche un revers de la médaille : celui d’un effet de mode qui peut parfois être en contradiction avec ce qu’il faudrait vraiment faire. Une sorte de greenwashing, un masque environnemental ou un maquillage « vert » qui cachent des projets parfois très pauvres et peu utiles. Nous devons toujours prendre du recul sur les projets, tant à l’échelle du bâtiment qu’à l’échelle urbaine. Prenez l’exemple des « éco-quartiers ». Il est très difficile de s’opposer à un quartier ainsi qualifié. C’est ce que le management de ces dernières années a inventé de pire, c’est-àdire l’emploi de terminologies auxquelles on ne peut pas s’opposer, très fréquent dans le domaine de l’urbanisme et de la construction. On fait du « participatif », les citoyens peuvent donner leur avis et on

Tous les éco-quartiers ne le sont pas ? On trouve de très bonnes initiatives qu’il faut encourager, mais aussi toute une récupération un peu malsaine destinée à vendre des choses inutiles ou survendues mais emballées en papier recyclé… Si on construit un bâtiment passif, qui a son « label écologique » mais qui a une conception douteuse, des mètres carrés perdus, une domotique numérique tellement complexe qu’on ne sait même plus comment cela fonctionne quand ça tombe en panne, on est davantage dans le marketing que dans une écologie intelligente apportant une vraie plus-value environnementale. C’est là où le savoir des architectes est intéressant car ils sont à même de faire la part des choses, si tant est qu’ils aient voix au chapitre. Encore une fois, les véritables solutions se trouvent en recherchant le point d’équilibre, il faut toujours se poser la question de savoir si un projet est bien nécessaire, s’il répond vraiment aux besoins, en prenant en compte un contexte plus large que des concepts marketing creux. Prenons l’exemple du puits canadien, qui fait souvent partie de la batterie de solutions techniques mises en œuvre dans les bâtiments écologiques et passifs. On peut en construire un de cinquante mètres et se satisfaire de l’avoir fait parce que c’est « écolo ». Mais parfois, il est plus intelligent d’installer un simple radiateur ou une climatisation. Il faut être capable d’assumer cela aussi. Dans tous les cas, la pensée complexe est nécessaire et c’est ce qu’on apprend avant tout dans les écoles M d’architecture !

Dans une société qui aspire à plus d’écologie et qui a conscience qu’elle mange, boit et respire du poison depuis longtemps, il y a une sensation sécurisante à vivre dans une architecture où les matériaux sont visiblement écologiques et biosourcés.


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BIENNALE D’ARCHITECTURE ET D’URBANISME DE CAEN

Construire de nouvelles façons d’habiter Face à la crise sanitaire et à l’urgence climatique, inventer la ville d’après devient crucial. La Biennale d’architecture et d’urbanisme de Caen s’empare de cette nécessité pour sa sixième édition, du 6 au 10 octobre. Avec un thème qui fait de l’œil à MICHEL : « Habiter demain ».

Elle revient une année sur deux et fait désormais partie du paysage… Ce paysage dont elle questionne le bâti et l’agencement. La biennale d’architecture et d’urbanisme de Caen, programmée cette année sur cinq jours du 6 au 10 octobre 2021, fête ses douze ans. D’existence… mais aussi de succès populaire. « Il y a un engagement croissant de la société civile pour participer à la fabrication des territoires » se félicite Nathalie Montigné, coordinatrice de l’évènement en tant que directrice du Pavillon, cet espace dédié à l’architecture, l’urbanisme et le paysage situé sur la presqu’île de Caen. « Ça répond aux attentes des habitants, qui sont nombreux à venir découvrir les expositions. L’objectif de la biennale c’est de croiser les regards et d’ancrer le débat ». Et cette année, sur fond de pandémie et de dérèglement climatique, la nécessité de débattre se double d’une nécessité d’agir. Articulée autour du thème « Habiter demain, de l’imaginaire au faire », la biennale 2021 souhaite explorer en profondeur les alternatives concrètes qui s’offrent à l’être humain pour adapter sa façon d’habiter à son fragile écosystème. « Réemploi des matériaux, urbanisme participatif… Depuis deux ans, on observe une accélération de MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

la prise de conscience écologique, des acteurs qui deviennent de plus en plus militants. L’idée c’est de provoquer des lieux où on puisse en débattre, et faire émerger de nouvelles pratiques. » GRAND PUBLIC Parfois un peu hors-sol ces dernières éditions, avec des séries de conférences d’architectes stars, la biennale se resserre dans le temps et développe l’aspect participatif. « On va tester des formats qui permettent de donner davantage la parole au public, d’être plus dans la rencontre que dans la conférence. » Beaucoup d’ateliers seront proposés, « dans le but de décortiquer les expériences réussies, pour comprendre comment elles ont été mises en place et les reproduire. » Le mercredi et le jeudi seront notamment consacrés au jeune public : parlement des enfants pour les 8-13 ans, rencontres avec collégiens et lycéens… La journée du vendredi s’adressera aux professionnels, pour leur « donner des ouvertures et des clés sur de nouveaux possibles ». Le soir et le week-end, les rencontres et ateliers seront ouverts à tous les curieux. Avec aussi des propositions originales : anti-conférence, théâtre d’improvisation… Et des moments

STEVEN-PATERS

PAR RAPHAËL PASQUIER

de convivialité pour échanger de manière moins formelle. Les invités de la biennale ont été scrupuleusement choisis, en accord avec les enjeux abordés. Mercredi soir, le philosophe de l’urbain Philippe Simay, animateur de la série Habiter le monde sur Arte, viendra inaugurer le débat. Et vendredi soir, Christophe Hutin, concepteur du pavillon français à la biennale de Venise 2021, inaugurera l’exposition Transformation à grande échelle, nouveau défi de la durabilité, visible jusqu’en février, qui présente deux projets de transformation – plutôt que démolition – de grands ensembles. L’édition 2021 ne dure que cinq jours, mais elle n’a pas vocation à être un moment isolé. Au contraire, elle va permettre d’affiner les sujets qui vont occuper les deux ans à venir, d’ici à 2023. « L’idée, c’est de faire ressortir les besoins collectifs. » conclut Nathalie Montigné, « et de devenir à terme un laboratoire de réflexion permanente avec les habitants ». Informations et programmation détaillée sur biennalearchi-caen.com


C H APITR E 4 H AB ITACLE S I N TIME S


ÉCRIRE AU MOULIN D’ANDÉ

« Toute ma vie, j’ai essayé de fournir aux autres un espace pour créer » François Truffaut, Romy Schneider, Jeanne Moreau, Georges Perec… Le Moulin d’Andé, au bord d’un bras de la Seine dans l’Eure, est habité par l’âme de ceux qui y ont séjourné. À 92 ans, Suzanne Lipinska, propriétaire et muse de ce lieu distingué « Trésor de la culture cinématographique », accueille toujours artistes, réalisateurs ou scénaristes… TEXTE : ANNA FOUQUÉ PHOTOS : COLLECTION MOULIN D’ANDÉ

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


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ÉCRIRE AU MOU LIN D’A NDÉ

des résidents, penser aux concerts qui ponctueront l’été musical, avec l’aide et l’appui de son petit-fils — Stanislas Lipinski — qui se dit prêt à assurer l’avenir du Moulin. Elle commence son récit d’une voix claire. D’un coup, tout se met en branle, une grande fresque de cinquante ans d’histoire du cinéma, de la littérature et des arts. MEUNIER, TU DORS ? « C’est un lieu habité depuis 1957. Je venais de divorcer. J’ai investi le Moulin tel qu’il était, c’est-à-dire, trois chambres, une cuisine et une salle à manger » rembobine Suzanne Lipinska. « Je me suis installée là avec mes très jeunes enfants. C’était une maison de campagne rudimentaire, avec une étable et une écurie. ». Au fil du temps, le Moulin s’est transformé, l’orangerie est devenue un théâtre, l’étable, l’écurie et la remise ont été rénovées en salles de travail, bibliothèques ou salles de réunion. « Des bâtiments ont été ajoutés. Au début il y avait trois chambres, maintenant, on en a trente-cinq. » En fin de m atinée, le Moulin semble encore endormi. La Seine qui traverse les deux rives du parc de quinze hectares inscrit au Patrimoine historique, suit son cours. C’est incroyable comme le temps s’écoule sans bruit ici, dans ce cadre bucolique, entre les maisons à colombages, les toits recouverts de mousse, surmontés par de grandes rangées d’arbres, le lierre qui pousse entre les briques, les balustrades et les fenêtres à petits carreaux qui rappellent que cette bâtisse a été construite au Moyen-Âge. Tout semble à l’arrêt, silencieux. Il ne ma nque pa s g ra nd-chose pou r que l’aube du Moulin s’anime. L’arrivée de Suzanne Lipinska peut-être. 92 ans, regard bleu intense, élégante, une longue natte blonde qui tombe sur son foulard aux couleurs chatoyantes. Elle reçoit dans son bureau, dans un clair-obscur qui met en valeur les immenses bibliothèques lambrissées de la pièce. Du sol au plafond. Celle qui a été nommée en 2018 Commandeur des Arts et des Lettres est encore à la houlette du Moulin. Ce matin, elle a pu assurer l’accueil

Suzanne Lipinska devant le Moulin. Construit à la fin du XIIe siècle, le Moulin d’Andé était une propriété seigneuriale. Le Moulin appartient au père de Suzanne Lipinska, qui lui offrira le domaine en cadeau de mariage en 1949.

ART ET POLITIQUE Au début de cette aventure incroyable, on trouve plusieurs artistes et intellectuels regroupés autour d’idées politiques. Deux Haïtiens, le poète René Depestre, auteur du recueil Étincelles, et Jacques Stephen Alexis. Les deux auteurs militaient pour l’indépendance des peuples et la décolonisation. Jacques Stephen Alexis a participé au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, réunis à la Sorbonne en 1956. Art et politique se mêlaient, animant de vifs débats au Moulin : « Il y avait beaucoup de discussions politiques sur l’indépendance des peuples. On était un groupe d’artistes. Ça faisait une communauté, et puis on s’est agrandis. On faisait comme Monsieur Jourdain de la prose sans le savoir, de la résidence, de l’échange, de la vie en commun, on a même créé des pièces de théâtre ici, que l’on jouait ensuite. » BERCEAU DE LA NOUVELLE VAGUE En 1962, l’Association Culturelle du Moulin d’Andé est créée pour promouvoir et soute-


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nir les arts. La Nouvelle Vague – mouvement du cinéma français né à la fin des années cinquante – investit les lieux grâce à Maurice Pons. « C’est lui qui connaissait François Truffaut. Maurice venait de publier Les Virginales, un recueil de nouvelles, et François a demandé à Maurice d’adapter cette nouvelle pour le cinéma. Ça a été le premier court métrage de Truffaut. » Le film adapté de cette œuvre qui a obtenu le Prix de la Nouvelle en 1955 s’intitule Les Mistons. Il a révélé l’actrice Bernadette Lafont. Puis Truffaut revient peu après pour son premier long métrage, Les 400 coups. Plusieurs scènes ont été tournées aux alentours. La grande course de Jean-Pierre Léaud jusqu’à la mer, immortalisée par un long travelling. Ou encore les scènes où le jeune homme se retrouve au pénitencier. « On a disposé plein de matelas dans le grenier et on l’a transformé en dortoir pour les jeunes qui jouaient dans le film ». Charmé par la magie des lieux et leur inépuisable source d’inspiration, le réalisateur revient l’année suivante pour tourner la fin de Jules et Jim (1962) : « On assistait aux répétitions avec Jeanne

« Ça me nourrit toujours de recevoir des artistes ici. Je suis mariée avec le Moulin. On a vécu une histoire d’amour. »

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Moreau. Elle mangeait léger. Lui, Truffaut était très concentré pendant les films. Il travaillait beaucoup. Jean Paul Rappeneau a écrit aussi ici tous ses premiers scénarios. Il disait souvent que, sans le Moulin, il ne serait jamais devenu cinéaste. Ce sont des souvenirs émouvants pour moi. » Truffaut et d’autres cinéastes séjourneront au Moulin, donnant naissance à plusieurs œuvres, parfois inspirées directement du site, Louis Malle, Alain Cavalier, Robert Enrico, Jean-Paul Rappeneau… C’est au Moulin qu’Alain Cavalier a écrit son premier film — Le combat dans l’île (1962) avec Romy Scheider et Jean-Louis Trintignant. Le titre est inspiré de l’île située sur l’autre rive du Moulin, où a été tournée toute la fin du film et que l’on visite avec émotion en fin de journée, en passant devant les chèvres qui musardent au soleil. Considéré comme le berceau de la Nouvelle vague, le Moulin a reçu en 2020 une distinction rare, celle de « Trésor de la culture cinématographique ». « On est le deuxième centre, en France à recevoir cette qualification. L’autre, c’est l’Institut Lumière à Lyon, qui a vu la naissance du cinéma. » se réjouit Suzanne. Cinéastes et écrivains ont trouvé refuge dans ce lieu exceptionnel. Georges Perec qui avait reçu le prix Renaudot avec Les Choses en 1965, s’est retiré ici pour écrire : « Perec vivait mal l’ambiance parisienne. Il était anti-mondain, alors Maurice Pons lui avait

Jeanne Moreau, dans la salle de la Meule, au Moulin, pendant le tournage de Jules et Jim de François Truffaut. Romy Schneider et Alain Delon


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Romy Schneider et Henry Serre

« La période qui m’a le plus marquée, c’était celle avec Georges Perec, ça créait une émulation. »

Georges Perec avec sa femme Paulette a u Moulin d’Andé en 1969. Maurice Pons

proposé de venir au Moulin. » Il y a séjourné… cinq ans. Et y a écrit La Disparition (1969), célèbre lipogramme reposant sur l’absence de la lettre E. « C’était agréable quand il était là, il demandait à tout le monde d’écrire un texte, ou au moins une phrase, sans utiliser la lettre E. On essayait mais c’était difficile. On n’était pas toujours brillant. Et dire que lui, il en a fait un roman… », s’amuse celle que tous ces célèbres hôtes ont surnommée Suzon. L’auteur d’Un homme qui dort, au tempérament très joueur passe son temps dans une petite chambre au deuxième étage, seul, pour rédiger cette œuvre ahurissante avec une contrainte formelle qui témoigne de sa participation à l’Oulipo. « Perec s’enfermait dans sa chambre pendant des heures et des heures. Il aimait les mots croisés, le bridge. D’une manière générale, tous les artistes qui sont venus ici travaillaient beaucoup. Ils consacraient tous beaucoup de temps à leur art. C’était impressionnant ». DES RETRAITES PLUS OU MOINS LONGUES Si Perec passe cinq ans au Moulin, Maurice Pons, lui, vient une fois pour ne plus jamais

repartir. L’auteur des Saisons (1965), récit inclassable parfois qualifié de « fable noire » y reste jusqu’à sa mort, à 56 ans. « Le Moulin lui doit beaucoup. Pour Maurice Pons, c’était presque une souffrance d’écrire, c’est plus facile, comme il disait d’écrire que de s’empêcher d’écrire. » Suzanne Lipinska, spectatrice de la genèse des œuvres, et du quotidien des auteurs, garde un souvenir vivace de ses échanges avec les artistes. « Ça m’a donné envie d’écrire, tous ces auteurs talentueux autour de moi… Mais le revers, c’est qu’ils étaient trop prestigieux. J’ai préféré permettre


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aux autres d’écrire. J’ai rencontré des écrivains d’un tel talent que ça m’a impressionnée. C’est pourquoi toute ma vie, j’ai essayé de fournir aux autres un lieu, un espace pour exprimer leur créativité. » L’histoire de ce lieu extraordinaire continue, étonnante, jalonnée d’événements et d’aventures exceptionnels. En 1998, le Moulin crée un espace d’envergure internationale, le Centre des écritures cinématographiques, qui accueille des scénaristes ou réalisateurs toute l’année pour des résidences. Catherine Bizern, la directrice artistique, a chapeauté plusieurs projets de films. « J’entends souvent dire qu’on n’a jamais aussi bien travaillé qu’ici. On se coupe du monde. Pour les artistes, c’est une retraite dans un lieu idéal. Chacun est dans sa solitude, mais peut échanger sur sa solitude. » Car la solitude, au cœur du mouvement créatif est entrecoupée par des moments partagés entre artistes. Sur la terrasse, le temps suspendu du déjeuner est l’occasion d’un de ces précieux moments quotidiens d’émulation. Suzanne y retrouve plusieurs auteurs en résidence, dont Hassan Doğan et Arnaud Khayadjanian. LES RÉSIDENCES, QUAND LE MOULIN INSPIRE LES ARTISTES « Le pitch, c’est tout un art. » Hasan Doğan, 35 ans, yeux noirs, voix grave, et Arnaud Khayadjanian, 34 ans, yeux clairs, élégant, MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

se sont extraits de leur session de travail matinal pour se restaurer ensemble, face au fleuve, avec les autres artistes. Le buffet fume encore, alléchant. Entre deux bouchées d’un fabuleux plat au saumon, on discute de l’art de « pitcher » son projet. Cette étape qui consiste à présenter à des producteurs de cinéma son script dans les grandes lignes, pour les convaincre, fait monter la pression. L’enjeu est grand : « Tu sais que tu dois convaincre des spécialistes en dix minutes, qui en voient passer tous les jours. Ça t’oblige à sortir de ta timidité et surtout à te confronter à ton écriture pour la rendre accessible à tous. » éclaire Hasan. « Ici, on a des ateliers pour pitcher, et à la fin des producteurs viennent nous écouter » complète Arnaud. En résidence ici depuis quelques jours, loin de la rumeur du monde, Hasan, après son précédent film Hic Sunt Dracones, revoit le scénario de son prochain court-métrage. « Menu Fretin s’intéresse à la relation qu’entretient un sans-papiers avec le monde qui l’entoure, et comment chaque relation est liée par un mécanisme de domination » explique-t-il. Le héros du film – Amadou, sénégalais – est en quête d’une promesse d’embauche pour obtenir un titre de séjour. Mais il est recalé, travaille au noir, est exploité par des proches. Plongé dans la réécriture, Hasan peaufine la énième version de ce scénario qui met en tension deux mondes que tout oppose, pour mieux en cristalliser les enjeux. « Je travaille beaucoup plus

Hasan Doğan a obtenu une bourse d’aide à la réécriture du CNC. Il a eu le choix entre plusieurs lieux de résidence et a choisi le Moulin d’Andé. C’est la deuxième résidence au Moulin pour Arnaud Khayadjanian. En 2019, il a pu bénéficier de la résidence franco­ phone. Il est venu sept ou huit fois au Moulin pendant un an.


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que d’habitude, environ cinq heures par jour. Ici tu te détaches de ton quotidien, ce quotidien qui te fait perdre du temps ». DIANA, UN SCÉNARIO À QUATRE MAINS Arnaud, auteur de plusieurs courts-métrages, dont Bad Girl et Cœurs sourds, travaille lui avec son co-auteur Vincent Germain autour d’un projet intitulé Diana. « On vient une semaine pour écrire la seconde version du scénario. C’est indispensable d’avoir quelqu’un pour écrire, c’est un jeu de ping-pong permanent. On avance comme ça, et on en est à notre deuxième film écrit ensemble. ». Le film écrit à quatre mains se déroule en Arménie et retrace le parcours d’une jeune femme qui essaye de garder sa fille, dans un village isolé où l’on pratique couramment l’avortement sélectif. Le scénario montre la dialectique entre tradition et modernité, conservatisme et jeunesse qui s’émancipe. Et le Moulin évite de perdre le fil. « Je travaille beaucoup mieux ici. On échange avec les autres scénaristes, on partage nos idées. C’est précieux, ces moments ensemble. Après une journée en solitaire devant son ordi, c’est l’idéal pour créer. » assure-t-il, avant d’aller se dégourdir les jambes dans le parc. Depuis la terrasse, on entend un air de piano résonner dans la salle de la Meule. En grimpant par l’escalier en bois, dépassant quelques chèvres, on retrouve Adrien Roze et Mélodie Adda, un jeune couple de 23 et 24 ans, en résidence pour la réécriture de leur premier court-métrage. Mélodie, une grande brune élancée aux yeux d’un vert déroutant, écoute Adrien, qui compose sur le piano à queue de la pièce. « Il y a douze pianos au Moulin ! s’amuse la jeune femme. Adrien ne peut pas vivre dans une pièce sans piano. Alors ici tu penses… », sourit-elle, assise à côté du canapé où Jeanne Moreau s’est allongée pendant le tournage de Jules et Jim. « Nous,

« On est nulle part et à toutes les époques, c’est inspirant !  »

on est scénaristes et amoureux » ajoute-t-elle, entre deux silences. Ils sont arrivés hier soir, accueillis par Suzanne, et logent dans une chambre du premier étage. « Au Moulin je me sens bien. C’est hors du temps, inspirant. On est nulle part et à toutes les époques. Suzanne fait l’âme des lieux !  ». Leur projet est né vite, une nuit, après avoir vu un film de Rohmer. « Depuis longtemps, je me disais qu’il fallait qu’on écrive quelque chose ensemble. Adrien réalise des clips, et je sentais qu’il voulait faire grandir cette envie-là. Il en avait besoin. Alors on s’est donné les moyens ». Lui quitte son piano et glisse : « on voulait une douceur dans l’écriture et de l’intensité dans les sentiments. » Leur dossier a séduit le CNC qui a décidé de leur offrir une aide avant réalisation. « Pendant cette résidence, on reprend tout. Au début, c’est un processus impulsif et créatif, et là, on est dans le lisible pour être visibles. On revoit les didascalies, on retravaille. On apprend beaucoup, on voit que des gens qui bossent depuis dix ans ont les mêmes difficultés que nous. C’est rassurant. » conclut-elle. La lumière tombe peu à peu et pourtant on ne sait plus trop quelle heure il est, ni quel jour on est. Tout est passé si vite… On repart avec M l’envie de rester. Avec l’envie d’écrire. Le Moulin d’Andé est ouvert en visite libre le samedi de 9 h à 12 h et de 14 h à 18 h. On peut y visiter le Parc qui est inscrit au monument historique. 02 32 59 90 89.

oursiers du CNC en B résidence au moulin d’Andé, Mélodie et Adrien se définissent comme « scénaristes et amoureux ».


PLANÈT Jean Marie Paillette, s culpteur


TES INTÉ Catherine Hémery-Bernet, é ditrice, enseignante


ÉRIEURE Julie Aubourg, plasticienne


ES

PAR ÉRIC ENJALBERT – PHOTOGRAPHE

Frantz Zisseler, p eintre sculpteur

Les confinements successifs nous ont amenés à réfléchir, à ruminer sur le thème « rester chez soi ». La question est posée, qu’est-ce qu’un chez soi ? Chacun a, sans doute, sa réponse. Voilà notre monde, notre refuge, plus ou moins modelé à notre image, encombré, décoré par


nos soins. Entre vie privée et vie sociale, nos murs parlent de nous. Ce monde s’est avéré bien bancal justement, lorsqu’on a fermé la porte aux visiteurs. Certains ont moins souffert de la situation : ceux qui ont besoin de solitude et excluent la vie sociale pour leur travail. Ils réunissent dans un espace dédié, les

Jean-Philippe Gomez, p eintre

outils de leurs pratiques, les traces de leur parcours. Un espace auto-suffisant, un monde univers, façonné par et à l’usage de son seul habitant. Entre dépouillement et profusion, peut-on y lire ou comprendre la genèse d’une œuvre. Dérivées, par un procédé mathématique, des panoramas sphériques à 360° des


visites virtuelles, les petites planètes sont généralement réservées à des endroits ouver ts et monu mentau x… Lors de réglages de matériel, j’ai réalisé une telle photo dans mon séjour. Quelle surprise, le procédé fait apparaître une « planète intérieure », une image d’une précision chirurgicale (rien n’échappe à l’objectif)

Frandol, musicien, home studio « Rabais Road »

et en même temps, c’est un espace poétique et fantasmé qui jaillit. Depuis, je visite d’autres ateliers chez les artistes qui m’ouvrent leur « chez eux », une seule règle : aucune mise en scène, aucun rangement, sans rien déplacer, juste le temps de lire les murs.


ARTISTES HABITÉ·E·S #05

François Gervais PLAY TIME !

ARTISTE, CHAUDRONNIER, MENUISIER, ÉBÉNISTE… FRANÇOIS GERVAIS A DE L’OR ENTRE LES MAINS MAIS PEANUTS SUR SON COMPTE EN BANQUE. UN LIEU COMMUN REBATTU, QUI N’EMPÊCHE PAS CET ALCHIMISTE DE FABRIQUER DES FLEURS AVEC DES MOTEURS DE VOITURE ! TEXTE : ANNA FOUQUÉ

À Rouen, rive droite, se trouve l’atelier de François, son havre moderne, haut en couleur. Un garage où il passe son temps à créer avec ses compagnes d’aventures : les machines. François porte un bleu. Il vient vers nous, les épaules massives et traînantes, les mains abîmées par le travail. Une voix grave, un regard expressif. Et derrière ce grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix, une petite fleur rose en métal avec des pétales couleur cuivre, ça tranche un peu. Comme ses cheveux blonds autour de son visage noirci par le cambouis. « Je suis dans une quête permanente de connaissance, de faits, d’anecdotes, d’images industrialo-scientifico-historiques. Pour entrer dans l’intimité de l’objet, et ainsi faire des œuvres avec plus de poésie. » Ça vous fait retrouver

une âme d’enfant, un atelier. Entre les odeurs de courroies, les liquides de refroidissement pour l’usinage et le bois fraîchement coupé, il flotte un cocktail d’odeurs d’usine et un parfum de génie. Car la singularité des œuvres de cet artiste inclassable repose sur la création d’alchimies inédites. « Les objets ont une âme. Je veux la révéler, aller au plus profond de la connaissance des objets par les sens ». « Déjà petit, je faisais ça. J’adore bricoler, construire. Cette passion ne s’est jamais évanouie. » Les influences qui ont déterminé son univers singulier sont variées, cet univers qui nous emmène dans les gargouillis des machines qui font splach, plow. D’abord, le cinéaste Jacques Tati. « Ça a commencé avec le film Playtime. J’étais impressionné de découvrir le monde secret, froid et brut des usines. » Les autres références sont la peinture, Marcel Duchamp, Pierre Soulages, le designer Jean Prouvé, et le graffeur, Azyle. LA MANUFACTURE D’ART GERVAIS Il faut de l’imagination pour transformer le monde, et des compétences. Qui font de l’artisanat, un art, et inversement. « Les matériaux sont au service de ma création. Comme je les connais, je peux concevoir des œuvres. » Un artisanat qui repose aussi sur des choix. Après un diplôme d’ingénieur, François travaille dans une usine à Lyon. Un matin, il claque tout. « J’en avais marre de l’industrie lourde. On finit par rouiller et grincer comme les machines !  ». Il déménage à Rouen, trouve un garage, crée son site. En quelques mois, son entreprise est montée : la Manufacture d’Art Gervais. Alors jeter un œil vers les ateliers d’artistes c’est avoir la chance de faire de belles rencontres. L’opportunité de se trouver face à l’œuvre qui va devenir la compagne d’un moment, d’une maison, d’une vie. Des œuvres qui nous éloignent des productions sérielles des grandes enseignes de distribution. « C’est tellement important que les gens libèrent leur curiosité et fassent confiance aux designers. Ça permet de consommer autrement. » À nous de jouer ? François Gervais, sculpture de la série Roses Engine


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IL Y A DES VOIX DANS MA TÊTE Qui ne se sent jamais habité par d’étranges et dérangeantes pensées ? Pourquoi parfois cet « obscur soi » prend-il le contrôle ? A quel moment faut-il s’inquiéter ? Petite exploration de ces voix à soi seul audibles… et des phénomènes qui requièrent – ou non – de consulter ! PAR ISABELLE LETÉLIÉ — ILLUSTRATION : ÉMERIC OUTREMAN

Être habité.e, spontanément, m’évoque deux visages aux antipodes : celui de l’artiste « habité », autrement dit passionné, et celui du possédé. On peut certes considérer qu’une forme de folie les unit, plutôt positive dans un cas et pas vraiment dans l’autre. Quoi qu’il en soit, dans cette perspective le phénomène reste exceptionnel, réservé à des « cas » singuliers. Vraiment ? J’ai plutôt tendance à penser que nous ne sommes pas des vases clos, que nous sommes tous habité·e·s en permanence par des pensées, des personnes, et que nous ne les choisissons pas toujours. Parfois même on dit, ressent, accomplit des choses qui ne nous ressemblent pas, paraissent commandées par une autre instance que notre conscience… Cela m’arrive, à moi, en tout cas ! Bref, j’ai décidé d’aller consulter des spécialistes. Ces voix dans ma tête, quand deviennent-elles pathologiques ? Katia Blanbaton, psychologue spécialisée dans les TCC (thérapies cognitives et comportementales), Jacques Hébert, psychanalyste et Jean-Marc Limare, psychiatre, tous trois installés au Havre, ont bien voulu éclairer ma lanterne.

Distinguer le fugace du répétitif Premier soulagement : je ne suis probablement pas folle. En effet, il arrive à tout le monde d’avoir des flashs, des voix pernicieuses, des impulsions brutales… Qui nous encouragent à trucider le chien de la voisine parce qu’on n’en peut plus de l’entendre aboyer de l’autre côté de la cloison. Qui nous soufflent que le gars dans la rue derrière nous s’apprête à nous coller un couteau entre les reins. Qui cherchent à nous persuader que chaque objet touc hé est conta m i né par un virus mortel. Qui nous poussent à dévorer le stock de chocolat, etc. En général ces pensées désagréables ne durent pas, et n’entraînent pas d’action irrémédiable. L’affaire se complique quand elles persistent dans la durée, et qu’elles débouchent sur une action, et même des actions répétées. Autrement dit quand elles prennent le contrôle. On est alors dans le trouble anxieux, tel le TOC (trouble obsessionnel compulsif) ou la névrose obsessionnelle : si chaque bruit de pas dans la rue derrière vous vous terrorise au point de vous empêcher de sortir, il est sans doute temps d’en parler.


136 C hapitre 4 — H A B I TAC L E S INTIME S

Des origines complexes à démêler Quand le comportement journalier vient à l’appui de ces « voix », qu’elles vous occupent en permanence l’esprit, qu’elles conditionnent votre mode de vie, alors il y a problème. Quand vous ne pouvez pas vous empêcher de récurer en permanence tout ce que vous touchez, tous les jours, parce qu’il y a risque de maladie, c’est que la voix est devenue persuasive, ou tout du moins qu’elle a pris le contrôle sur vous. On peut considérer qu’elle vous habite, et que vous n’êtes plus simplement habité par des pensées provisoires. Mais d’où cela vient-il ? Le fait est que cela n’arrive pas comme un cheveu sur la soupe. Pas par hasard non plus. Les raisons pour lesquelles ces voix s’incrustent et dominent sont difficiles à démêler. Bien souvent, cela remonte à l’enfance : des affirmations répétées comme quoi le monde est dangereux, la saleté se niche partout, toi tu es un vrai trouillard, toi tu ne trouveras jamais de mari, etc. pénètrent la psyché, se muent en croyances et induisent parfois des comportements qui peuvent déboucher sur de véritables troubles. Il peut aussi y avoir un trauma violent, type attentat, qui crée dans la psyché des sortes de voix. Celles-ci répètent la peur du trauma et remodèlent la perception du monde selon ce prisme, avec le danger comme lecture première de l’environnement et des fuites mécaniques. Il y a alors ce qu’on appelle perte de la subjectivité : on n’est plus qu’une victime, encore et encore1.

répétant en boucle « T’es fou, t’es mort, j’veux voir ta gueule en sang ». Il disait qu’il leur avait donné des prénoms car il y avait deux hommes et une femme. Et il dialoguait avec elles. Mais souvent elles devenaient trop envahissantes, au point qu’il avait envisagé de se suicider. Puis il était allé à l’hôpital, « parce qu’(il) avait dans l’idée de prendre la vie de quelqu’un. Pour dire aux voix : c’est vous qui l’avez tué. » L’actualité judiciaire regorge de meurtres et de violences perpétrés par ces personnalités pathologiquement « habitées » par des voix qui leur dictent des actes auxquels elles sont incapables de se soustraire. La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui la médication est efficace : non seulement pour faire disparaître les voix, donc les réactions associées, mais aussi permettre à ces malades de mener une vie normale. Il existe un phénomène plus étrange : celui des bouffées délirantes. Ces sortes d’épisodes psychotiques, où l’on peut être en proie à des hallucinations auditives, une excitation extrême, tout un tas de phénomènes et comportements irrationnels, peuvent arriver n’importe quand, durer quelques jours puis disparaître sans séquelles… et arriver à (presque, les avis divergent) n’importe qui. Il est rare néanmoins que ces moments de folie passagère débouchent sur des violences. À ce propos, toutes les pathologies évoquées jusqu’ici ont un point commun : les voix ne tiennent jamais de propos agréables. Sauf parfois dans le cas des bouffées délirantes…

Voix assassines

L’inconscient est bavard

Plus graves sont les cas de psychose : paranoïa et schizophrénie. Les phénomènes hallucinatoires, très souvent auditifs, sont fréquents, même s’ils ne sont pas systématiques. Là les malades sont persuadés de la réalité de ce qu’ils sont seuls à entendre, et il est parfaitement vain d’essayer de leur faire croire le contraire : pour eux, les voisins qui chuchotent derrière leur cloison leur veulent vraiment du mal et le présentateur télé leur affirme vraiment que la voisine a empoisonné leur poisson rouge. Il fut un temps où j’assistais à des « présentations de cas » à l’hôpital psychiatrique : un psychanalyste s’entretenait avec un patient en public, constitué pour l’essentiel de psychologues en formation. J’ai retrouvé mes notes concernant un jeune homme expliquant d’une manière très calme et presque rationnelle qu’il était habité par trois voix lui

Globalement, les trois psys sont plutôt d’accord sur ces différentes pathologies. La perte de contrôle est ce qui caractérise à différents degrés ces façons d’être habité·e. Ce qui varie d’un spécialiste à l’autre ce sont surtout les approches et thérapies proposées. Mais ce qui en ressort, c’est que toutes ces voix, des plus « normales » aux plus envahissantes et violentes, que ça nous plaise ou non, sont finalement quand même… à soi. C’est notre inconscient, nourri des événements passés, des phrases et phénomènes ingérés, qui se manifeste. Ce qui nous habite finalement, toutes et tous, c’est lui. Lui l’étranger familier en nous, qui prend la parole et le dessus parfois. Rassurant ? Sans doute pas ! Ce qui l’est en revanche, c’est que tout est semble-t-il surmontable avec la bonne prise en charge. Ce qui me rappelle une blague entendue pendant le premier confinement. Un syndicat de psychiatres, débordés par les appels de personnes isolées, diffusait le message suivant : « Inutile de consulter si vous parlez à votre plante, appeM lez-nous seulement si elle vous répond ».

1

Le TOC a aussi une origine génétique, ai-je appris. Cela rejoint la fameuse phrase de Jacques Lacan, “N’est pas fou qui veut”, comme quoi il faut un terrain favorable à l’éclosion de ces pathologies.

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


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HABITER,

une histoire intime

Notre corps est notre seconde maison. La première maison que nous avons habitée est celle de notre mère, qui fut la Maison Idéale. Franchie l’étroite porte de son sexe, il nous a fallu découvrir ce nouveau lieu que l’on appelle notre corps. Ce corps nous contient, nous loge, nous définit et semble nous en imposer plus qu’il se soumet à notre conscience qui tente de l’envahir, de le maîtriser, de l’éduquer, de le transformer et c’est lui qui en mourant a le dernier mot en nous faisant disparaître. Mais dans quelle partie du corps habite vraiment notre conscience ? Est-elle dans notre cerveau qui est dans la boîte crânienne que certains percent du troisième œil pour permettre la connaissance du soi ? De tout temps, notre corps a cherché un abri pour se protéger de la brutalité des éléments et de la cruauté de l’environnement. Si le pelage, ce premier vêtement, conféra à notre corps une certaine autonomie, la Nature Humaine l’inclina à artificialiser sa façon de vivre en abandonnant les primitives cavernes, souvent âprement disputées aux ours qui, eux aussi, trouvaient ce simulacre de ventre maternel très confortable. Il y a presque cinquante mille ans l’invention de l’aiguille à chas permit de se vêtir et d’abandonner la proximité protectrice des grottes. En quittant les pores de la terre il fallait inventer des abris. Ils furent sans doute ronds, mêlant mur et plafond,

NATIONAL MUSEUM OF AUSTRALIA

COLLECTIONS AMERICAN LIBRARY OF CONGRESS

LIBRARY OF CONGRESS

PAR PIERRE GENTÈS

percés d’une ouverture unique à l’image d’un ventre. L’aiguille à chas, par la peau liée et cousue des abris nervurés de bois, permit le départ rapide sans l’inquiétude de la recherche de matériaux d’étape en étape. La boue, la paille, les branches ou la neige figeaient un peu plus, sans les retenir, les populations qui s’inventaient, se structuraient. ERSATZ UTÉRINS Les igloos des Inuits, les yourtes d’Asie, les tipis d’Amérique, les gourbis d’Afrique du nord, les yuus d’Australie, ces nids d’humains à l’unique ouverture, ces frêles cocons à l’image tellement maternelle, ne sont pas abandonnés et protègent, encore de nos jours, la tranquillité de beaucoup d’êtres. Nous n’avons pas attendu de les connaître pour, enfants, les imiter d’une chaise recouverte d’un drap, reproduisant inconsciemment la fabrication d’un nid avec ce que l’environnement nous offrait. Si ces constructions n’ont pas de porte au sens d’élément solide de fermeture, elles ont une obturation faite de paille, de tissu, de branches ou de peau. Cette obturation, aussi légère soit-elle, allant même jusqu’à son absence physique, est suffisante pour distinguer le commun de l’intime. Franchir le pas peut-être une marque d’agression, d’autorité, de familiarité humaine ou de divagation animale plus ou moins dangereuse. La porte, au sens d’élément dur de fermeture, arrivera plus tard, on en trouve


138 C hapitre 4 — H A B I TAC L E S INTIME S

une trace il y a plus de trois mille ans en Égypte et elle ne fermera nos chambres à coucher qu’à partir du xviie siècle. Du plus petit abri à la « Tour Trump », des toilettes publiques au blockhaus, il y a en commun la porte et la serrure, mais surtout la porte qui, dans les châteaux de nos rois servait de table. La porte domestique, timide rempart de notre intimité, est l’expression de la civilité : on y frappe, elle s’ouvre ou se barricade, elle filtre et accueille, mais ne protège que de l’aimable quotidien. Fermé, l’huis nous clôt, nous libérant de l’inquiétude de la surprise et nous permet de vivre, sans entraves émotionnelles, notre corps et son fonctionnement. AVOIR SA CLÉ Il est impossible de séparer la porte de sa serrure et de séparer la serrure de sa clé. Avoir une clé c’est avoir une porte et avoir une porte c’est avoir un toit… autrement dit c’est habiter quelque part. On nous remet les clés à la signature d’un bail et on en fait un double pour une cohabitation, car la clé n’ouvre qu’une porte, hors l’infidélité du rossignol qui coulisse dans les serrures interdites, fussent-elles complices. Prêter sa clé est un signe de confiance, de nécessité ou de mise à l’épreuve créant une vaste obligation à respecter les lieux physiques et moraux comme l’apprit à ses dépens la femme de Barbe Bleue. Perdre sa clé, l’oublier, la chercher… La porte est muette, son état est de refuser : sans clé pas d’habiter ! Il y a bien sûr la violation, l’effraction, mais ces indélicatesses n’ont rien à voir avec l’habiter qui se doit d’être « bon père de famille ». Sans clé, habiter est difficile et souvent précaire. C’est le squat. Là intervient une autre dimension de l’habiter, que l’« occupation sans droit ni titre » interdit : la boîte aux lettres dans laquelle une facture atteste de votre adresse et en conséquence de votre existence. Il est une expérience simple que nous pouvons tous vivre, celle de parcourir, à pied, une ville inconnue ou même la sienne, la nuit de préférence, si possible sous un petit crachin, de n’y avoir ou vouloir ni hôtel ni lieu de résidence, et de regarder ces milliers de fenêtres aux lumières confortables au travers d’aucune il ne vous sera possible de voir la brillance de la rue dans laquelle vous errez… comme ceux qui n’habitent que la semelle de leurs chaussures et qui n’ont, bien souvent, que la déshumanisation de l’entre-deux-autos pour faire, ce que porte close, nous appelons le transit. Il y a bien pire dans le fait de n’avoir pas de clé, c’est de vivre au bruit des clés, celles que possèdent les autres et que vous ne pouvez toucher. MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

En ce cas habiter est une réclusion. Là, les portes ne s’ouvrent que de l’extérieur, les serrures claquent sous le chant aigrelet et tintinnabulant des trousseaux. Portes de mausolées fermées sur des vivants en mort sociale, la prison chante de leurs grincements. La clé rythme notre vie, nos gestes. On l’égare, on la cherche, on tâte nos poches – elle est dans la dernière et c’est la dernière du trousseau qui est la bonne. Il faut se rassurer, bientôt ces petits bouts de métal dont certains ancêtres dorment au musée de la Ferronnerie à Rouen, seront remplacés, comme ils le sont déjà dans les lieux hautement protégés, par la pose de votre index, l’analyse de votre iris, la caresse de votre carte magnétique, l’impulsion de votre téléphone… Barjavel, dans son roman La Nuit des temps avait pensé à une bague à tout faire dont chaque habitant de Gondawa était doté… Mais pouvait en être privé… Les Chinois sont davantage téléphone, caméra et note sociale, ce qui réduit, là aussi, le « Charbonnier est maître chez soi » et réduit l’habiter à une tolérance administrative. DERNIER CHEZ SOI Des peuples entiers, constellation de familles, de clans ou de métiers, vivent par habitude, philosophie, culture ou tradition en caravanes. On les rencontre aux bords des villes, dans des terrains sans arbres, près des manèges ou des chantiers. On les dit « gens du voyage ». Ils sont une société. Les retraités à quatre roues cachent les horizons touristiques d’une alignée de camping-cars ou se retrouvent dans des endroits aménagés. Ils ont une sociabilité. D’autres, n’ont que leurs autos, souvent immobiles, pour vivre ce qu’un toit dit habiter. Ils sont isolés. D’autres, encore, n’ont que les dessous d’un pont, les bords d’une voie rapide et quelques palettes pour s’abriter. Ils sont réfugiés. ON IRA TOUS AU PARADIS ! Certains prendront le mausolée, la pierre, une simple couverte de sable ou l’enfouissement hasardeux d’une catastrophe de quelques tonnes de terre ou de l’immensité de la mer, pour faire le voyage vers une éternité idéalisée, laissant sur place la poussière de leurs os et, pour certains, la vanité de leurs sépultures. Que restera-t-il de notre passage sur Terre si ce n’est nos gênes, transmis de génération en génération dans ces maisons sans cesse mouvantes que nous avons brièveM ment habitées et que nous nommons nos corps ?


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L’HOMME LUNE UNE DRÔLE D’HISTOIRE ÉCRITE ET ILLUSTRÉE PAR MATHILDE BENNETT


Les parois oppressent mes tempes. J’entends à peine la musique qui résonne dans le salon. J’avance : seule la partie inférieure de mon corps bouge. Je recule : je crois que la partie supérieure va se dissocier. J’ai le tournis, le sang me monte à la tête. Cette tête, cette énorme tête ronde que je supporte tous les jours sur mes épaules fatiguées devenues très musclées, qui pèse sur mon cou plus douloureux que jamais. Je sens qu’elle rougit. CETTE TÊTE ! Cette tête que je déteste, cette tête que j’ai fini par coincer dans l’encadrement de la porte. Les murs semblent rétrécir. La maison que j’ai bâtie de mes propres mains se retourne aujourd’hui contre moi. J’ai imaginé ses plans durant des années avant de la construire, de sorte que chacun de ses murs, le plancher et le plafond soit amovible et que je puisse l’adapter à chaque nouvelle et malheureuse évolution de ma morphologie… Aujourd’hui, elle me raille. Une raillerie de plus à ajouter à celles de la longue liste de mon existence. Hier encore, mon large crâne passait la porte de ma construction modulable. Mais ce matin j’ai commis une erreur. Je me suis levé avec beaucoup de difficulté comme toujours, la tête lourde et le corps courbaturé par les positions improbables que j’adopte pour dormir. Somnolant, encore dans mes rêves torturés de la nuit, j’allumai la radio comme tous les matins pour que la musique m’aide à revenir à moi… doucement… et qu’une danse permette à mes articulations de se délier. Je me suis dirigé vers la cuisine, passant entre les meubles sphériques construits par mes soins, trouvés ou offerts par des sponsors intéressés. ERREUR, j’oubliai mon rituel quotidien : LA MESURE. Inconsciemment, j’ai dû espérer que ma tête ait finalement arrêté de grossir… Mais non… Un centimètre de plus aujourd’hui… J’ai été distrait, je n’ai pas vérifié. Je n’ai pas mesuré et je n’ai donc pas ajusté les murs de la maison, de ma tanière, de mon abri… 1 CENTIMÈTRE, ASSEZ POUR ME PIÉGER ! Je suis maintenant coincé ici, au cœur de ma maison, bâtie avec l’argent durement gagné en jouant dans des publicités, appâté par des chasseurs de têtes féroces. « Blue Suede Shoes ». Je reste figé, bloqué entre les deux murs au rythme de cette musique sur laquelle je me déhanche habituellement. Inutile de crier pour appeler à l’aide, les voisins ne m’entendraient pas… Les voisins… La pression me fait perdre la raison, je n’ai même pas de voisin. J’ai acheté ́ ce terrain au cœur de la campagne, loin de toute forme humaine. Je construis mes meubles, cultive ma nourriture, et me fais livrer ce dont j’ai besoin. J’ai essayé ́ de vivre au contact des autres hommes mais je viens d’un autre monde, c’est sûr. J’avais par exemple essayé de côtoyer des gens très prétentieux, mais ils n’avaient jamais assez la grosse tête pour moi… Je ne peux pas vivre près de ces êtres à la tête minuscule que la vue de la mienne répugne. Au mieux j’arrive à les faire rire… Ce rôle m’a suffi pendant un temps, les faire rire. Mais je ne veux plus être leur clown. Je me suis donc reclus ici, avec l’espoir de trouver d’où je viens réellement. Cette maison est un lieu de haltes entre mes différentes excursions. Je voyage beaucoup pour trouver d’où je viens et essayer de me sentir mieux. De ces voyages je ramène toutes sortes d’objets ronds. J’entrepose ces collections. Je me sens bien entouré par toutes ces sphères accumulées sur les larges et vertigineuses étagères qui recouvrent les murs de ma maison ronde. Je les collectionne dans l’espoir de trouver à quelle famille j’appartiens. Enfant, j’ai par exemple longtemps cru que j’étais un dérivé, une malformation d’une balle de ping-pong. Je me suis alors lancé à corps perdu dans cette pratique sportive : si je devenais le champion de cette discipline, je me sentirais enfin apaisé… Mais non. MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

L’HOMME LUNE


J’ai alors testé de nombreux autres sports avec la même attente… et le même résultat… Toutes ces balles trônent aujourd’hui dans mes étagères au côté de nombreux objets sphériques : souvenirs, simples trouvailles du quotidien, témoins de mes expériences ou juste agréables pour mon œil et mon âme. Balles, perles ramenées de Tahiti, pièces de monnaie de toutes les époques et pays, cerceaux de toutes les couleurs, pelotes de laine jamais entamées, horloges aux aiguilles arrêtées, boules de Noël lustrées… Ma collection est toutefois majoritairement composée de diverses roches et cailloux ramassés durant mes longues marches. Tous plus arrondis les uns que les autres, j’ai vite compris que je n’appartiens pas à cette famille, dont les membres ne sont jamais parfaitement sphériques. Mais leurs courbes suffisent à leur offrir une large place dans mes étagères et je leur ai rapidement attribué le statut de cousins éloignés. Dans la cuisine, tomates, pommes, potirons, grains de raisin, pommes de terre tiennent compagnie aux murs courbes. Chaque pièce est ainsi tapissée de formes bombées, voûtées, bulbeuses, arrondies, orbitales, potelées… Des mots doux à mes oreilles. Mes oreilles qui brûlent tellement elles sont compressées contre les murs… « PO-TE-LÉE » Je me souviens de cette femme, rencontrée durant mes heures de gloire, alors que j’étais encore l’égérie d’une grande marque de stylo. Une femme ronde aux courbes parfaites qui m’avait finalement quitté pour un certain monsieur propre, bien plus musclé que moi. Mes muscles. Mes muscles et mes épaules me font mal, de plus en plus mal. Je laisse mon corps tomber petit à petit et relâche mes forces. Je voudrais être dans mon lit rond mais je suis ici, coincé dans l’encadrement de la porte. Ma collection. Je pense à ma collection pour apaiser les douleurs qu’endure mon crâne qui semble se déformer. Une mappemonde trône au cœur de la collection. Pièce maîtresse, elle témoigne de mon récent tour du monde. J’ai effectué ce voyage en calculant un itinéraire qui m’a permis d’effectuer un trajet d’un cercle parfait. Je ressentais le besoin de parcourir la plus grosse sphère que je pouvais côtoyer : la planète Terre. J’ai naïvement cru qu’après ce tour, je serais apaisé sans pouvoir expliquer pourquoi. J’avais sûrement besoin de me rassurer en vérifiant qu’il existait une sphère bien plus grosse que ma tête, et pensais que cela minimiserait ma déformation… Mais non, à mon retour, je me sentais plus mal encore, toujours sans identité. La lune : mon prochain objectif. Je veux aller sur la lune. Je la regarde tous les soirs, encore plus longtemps lorsqu’elle est pleine. Je me sens bien. J’en suis de plus en plus certain, je ne me trouve pas sur la bonne sphère. Quelqu’un a dû se tromper en me déposant ici, il faut que j’aille vérifier. Mais pour l’instant je suis bloqué ici, mal. Juste réconforté par la présence de toutes ces sphères… Triple champion du monde de billes, ancienne star de la publicité, espoir dans de nombreux sports, clown, grand persécuté, grand voyageur, monstre, homme à la grosse tête, homme-lune, homme qui n’est pas un homme, coincé, immobile. Je deviens entre ces deux murs, dans l’encadrement de cette porte, un objet de ma collection.


Habitats tissulaires Le mot français habit vient du latin habitus qui signifie « manière d’être habituelle » et a pris très tôt le sens de vêtement. Mais cet habit qui découle de l’habitude peut aussi plus oniriquement s’entendre comme un dérivé d’habitation : les fibres intimes, saisonnières et sociales dans lesquelles le corps habite. PAR JENNIFER MACKAY, ARTISTE PLASTICIENNE

C’est un peu par hasard, si le hasard existe, que ma pratique artistique m’a amenée à me plonger littéralement dans de beaux draps. Un déménagement brusque, chassée de mes murs par les eaux exubérantes, destructrices et répétées de ma voisine ou plus exactement de sa chaudière. L’espace restreint de ce nouvel habitat et l’inexistence d’atelier, empêchaient tout épanouissement de mes pinceaux sur les murs et de l’odeur enivrante de térébenthine. Confinée dans ma pratique et mes habitudes ne restait plus que l’idée lénifiante du repli sur soi, de la position fœtale, claquemurée dans mes quatre murs… Où est le tombeau que je me larve dans un linceul et basta ! Oui, il ne s’agit que d’un déménagement, me direz-vous. Il y a cependant une dimension plus subtile, ce n’est pas que MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

déplacer des meubles d’un lieu à un autre, c’est aussi selon l’étymologie desmanagier « Porter hors de la maison ». Dans mon esprit et sa façon de raisonner il y a la notion de se déloger de soi, sortir d’habitudes et d’automatismes sécurisants. Trouver une nouvelle mécanique à son corps dans l’espace. Comment évoluer dans le nouvel habitat ?

On se décale, on invente. Quelques semaines passent avant que je me désincruste du linceul de mes idées noires grâce à un carton oublié. Des draps, beaux et vieux draps légués ou plutôt largués par ma belle-mère quelques mois auparavant. Par défis, pour sortir de ma zone de confort, j’ai commencé à tailler des formes dans le tissu. Très vite le plat du tissu a commencé à se remplir de bourre acrylique ou de fibres


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végétales pour prendre place dans l’espace, pièces par Et puis parfois, l’habitat du corps, l’habit vous fait des pièces, s’emboîtant ou s’accrochant l’une à l’autre pour ponts (d’or) entre votre présent et votre passé pas si passif… Un jour, j’ai trouvé une aube de communiante dans un donner des formes invasives, une prolongation de mon tiroir perdu de la maison de mon arrière-grand-mère… propre corps. Une scénographie d’un état d’être, une mise En soi, belle relique d’un temps passé dans des rituels en scène de la pensée. séquencés par des passages d’un âge à un autre, d’un état Le tissu, sa trame m’évoque un foyer de mémoire et de à un autre. mythologies puissantes : le temps, la vie, la mort. Les Par De ces passages ritualisés par une religion, je n’en ques et leur fil qu’elles peuvent décider de couper. Pénéai pas connu. Mais j’ai assisté au passage d’autres… De lope qui tous les soirs défait son ouvrage pour éloigner jeunes filles en particulier. Le cérémonial autour du choix les prétendants. Ariane et son fil, qui permit à Thésée de de ce qui symboliserait la parure d’entrée dans la comsortir du Labyrinthe et d’échapper au Minotaure. Peu à peu, le travail du fil a fait munion avec un royaume invison action sur moi. Du canapé, au sible, céleste. De cette parure lit, de la table à manger au bureau, blanche vêtue et de l’alignement « Du lange au linceul, nous sommes en contact permanent avec le lieu, ma maison ou l’atelier de ces jeunes chairs devant des fibres textiles qu’elles soient n’avaient plus d’importance. L’ail’autel, filles et garçons, inconnaturelles ou non » guille est légère et le tissu malsciemment, je le comprends léable. Ils se transportent et me aujourd’hui, portaient sur eux portent avec eux. Une idée ténue le sceau d’une fin : celle de l’ena fait son nid : toute matière textile est liée au propre comme fance. Cérémonial et attachement à un groupe. À l’image au figuré à l’existence de l’humain, pour sa protection, sa surdes costards cravates, des tripotées d’ados en sweat vie, mais aussi le paraître, la filiation, le lien social qu’il soit à capuche, des tailleurs, des bleus de travail, des fripes réel ou inventé de toutes pièces. La sculpture souple ou ferme, bobos à la sempiternelle robe noire… C’est toujours la fragile ou solide ainsi obtenue prend place tant dans le porté même chose, le même désir d’être à l’image de… C’est un que dans l’espace. Comme l’idée que je me fais de la maison, code d’accession à une identité et par là même à l’idée ou l’utilisation du textile est apparue comme une source de bienl’illusion, peu importe d’un statut. être. Entendez le terme : l’être est bien. Être. Et où je suis ? Mais revenons à l’habit, l’aube des années trente ou quarante du tiroir de la maison matrimoniale. Congestionnée En moi. Dans moi. dans l’amidon, la robe d’organdi et fripée de son abandon, Le premier foyer de notre personne n’est fait que de m’a évoqué toute la généalogie de ces femmes à peine ou chair et de sang, et il est fort probable que nos cellules jamais vues qui partagent des cellules communes à moi. cherchent inlassablement et durant toute notre existence Ce vêtement de rituel a ancré de façon subtile la penà retrouver l’entière symbiose que nous faisons quelques sée d’une filiation plus grande que celle que l’on crée soimois avec cet habitat de chair. même. Le fil du secret et de l’oubli comme les archéologues Du lange au linceul, nous sommes en contact permafossoyeurs de tombes. Seuls perdurent le calcium des os et nent avec des fibres textiles qu’elles soient naturelles ou les fibres tissulaires d’un autre temps. Mon patrimoine (ou non, pour nous protéger, sauvegarder notre intégrité de matrimoine) cellulaire s’est réveillé au contact de la fibre la pudeur du regard des autres ou du nôtre. Se protéger amidonnée de cette robe de communiante… Parce que j’ai du froid ou du soleil, de soi ou des autres, c’est finalement communié, dans le sens étymologique du terme, communila même chose que le désir et le besoin d’avoir un lieu où care, donnant par la suite communiquer, avec la peau et le se retrouver en sécurité. L’habit est l’habitat premier, la ressenti d’une ou plusieurs jeunes filles venant d’un passé nature humaine dans sa forme sociétale, sociale et par là oublié mais qui m’appartient. même identitaire. Que cela soit pour affirmer sa caste ou Et puis pour jouer, je suis rentrée dans la robe. De mes son statut, ses goûts bons ou mauvais, son appartenance. pieds ancrés au sol de terre de la terrasse, mon esprit s’est Quand on s’habille le matin, que ce soit pour sortir ou resenvolé. Une voix m’a dit : « cadeau » ! ter chez soi, c’est dans cette habitude mécanique que nous Alors j’ai pris, revêtons l’humeur, l’émotion, l’idée qui nous caractérise un Et j’ai créé avec, pour et par le ressenti de ce tissu sur jour après l’autre. Les corps moulés ou dévoilés deviennent ma peau toutes les fibres de l’être qui grandit dans l’haM les miroirs de l’état de l’être ou de son mensonge. bit(at) que je suis.


144 C hapitre 4 — H A B I TAC L E S INTIME S

Profession :

« APAISEUR » DE MAISONS Il est appelé à la rescousse par des Normands qui pensent leur maison perturbée par de mauvaises ondes. Le géobiologue rouennais Guillaume Todeschini explique à un MICHEL fasciné et perplexe en quoi consiste son drôle de métier. TEXTE : GUILLAUME TODESCHINI — DESSIN : PIERRE GENTES

La géobiologie a pour but de minimiser et amoindrir les effets néfastes que l’environnement peut avoir sur les êtres vivants. Je vais essayer d’expliquer simplement mon métier, sans rentrer dans les détails. Je n’ai rien à̀ vendre, mieux vaut le préciser d’emblée. Tout d’abord sachez que je ne sais rien. Je ne vais parler que de ma propre vérité. Je suis un homme sans convictions religieuses particulières. Comme tout le monde, je me suis fait au fil des rencontres et des expériences. Dès mon adolescence je me suis senti attiré par des maisons, des bâtiments, des endroits précis d’une pièce ou d’un jardin et j’étais comme hypnotisé sans pouvoir en trouver une explication. Rien dans mon éducation, dans l’environnement familial dans lequel les mots fantôme, médium ou chamanisme n’avaient aucune raison d’être cités, ne pouvait justifier cette sensibilité. J’ai continué ma vie, passant de l’adolescence à la vie de jeune adulte, puis j’ai travaillé, mais il me manquait quelque chose qu’il fallait que je comprenne. J’ai cherché et rencontré des gens que l’on nomme médiums ou guérisseurs, ils m’ont cru et m’ont éclairé des mots de leurs expériences. Ils m’ont dit que ce monde ressenti était un monde d’énergie, que chacun avait une façon personnelle de le percevoir, que pour moi cela passait par les mains, que j’avais une sensibilité mais qu’il me fallait encore chercher et apprendre. Je suis entré en apprentissage avec beaucoup d’appréhension, cherchant l’appui de personnes raisonnées, fuyant le mysticisme et la fantaisie, conscient d’un gouffre qui pouvait m’engloutir. Puis, j’ai suivi une formation de géobiologue. Ne riez pas, les géobiologues sont formés et vous en trouverez partout au travers le monde. Ils sont beaucoup plus acceptés chez nos voisins européens, mais aussi en Asie et ailleurs. Ce métier, car c’est un métier, avec ses méthodes, sa déontologie et bien sûr son approche commerciale, nous amène à considérer l’environnement de l’habitat, mais aussi son intérieur. La conductivité électrique du sol, la présence de galeries, de marnière, de ruines, de rivière ou les évènements qui s’y sont produits, sont autant de facteurs qu’il est nécessaire de prendre en compte pour comprendre ce qu’humains ou animaux peuvent ressentir à vivre dans un lieu particulier. Bien sûr, l’habitat lui-même, par sa forme, l’histoire des matériaux qui le composent, sa résistance aux éléments naturels, interagit avec l’énergie que véhiculent ses occupants. MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


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On ressent l’âme d’un lieu. Certains, dès l’abord, nous sont effrayants, d’autres nous appellent et l’on s’y sent immédiatement chez soi. Le métier est un métier d’observation, de mise en rapport, d’hypothèse. De croyance aussi : il est difficile d’écarter la dimension occulte, ce que communément on nomme magie, sorcellerie, ésotérisme… Les énergies du sol et des constructions peuvent se combiner aux énergies psychiques d’âmes perdues ou de corps énergétiques qui devront quitter ce monde pour libérer les vivants de leur emprise. Celle-ci peut prendre différentes formes, comme un bruit ressemblant aux pas d’une personne qui marcherait dans un grenier ou un miroir qui se brise dans la chambre avec la marque d’un poing en plein centre, comme quand un homme le frappe. Ou un ressenti de froid assez conséquent comme si un vent glacial vous traversait. Enfin tout ce qui réveille vos sens et qui n’est pas habituel au lieu. Ce travail est un travail de doute. Vous avez bien lu, de doute. Sans cesse il faut écarter l’évidence, avancer à petits pas, revenir en arrière, regarder de très haut, de très loin dans le temps et l’espace, pour revenir sur un détail qui accroche sans se livrer. En amont de la visite, j’utilise souvent les photos de vue du ciel ou de géolocalisation sur internet pour préparer la zone de travail à harmoniser. Mes sens sont éveillés comme si j’étais déjà sur place. Je vois et/ou je ressens des picotements, des fourmillements, des images liées au passé, constructions diverses, image de guerre, toutes informations qui me viennent et vont orienter mon soin. Sur place, avec la personne qui fait appel à moi, j’écoute et me laisse guider. Je lui fais les remarques que je juge nécessaires pour recadrer l’endroit qui me semble à̀ soigner. Nous visitons, doucement, chambres, cour, grenier, salon, grange, cave, dépendances, puits… Aidé de mes sens, de mon expérience, de mon écoute, j’essaye au mieux de rassurer, d’apporter un regard neuf, une compréhension sur les faits et les effets qu’occasionnent ces gènes et ainsi de rendre la tranquillité au lieu et à ses habitants. Mon métier est souvent mal jugé, on me dit charlatan ou pire encore. Je ne force rien ni personne. Je suis un médiateur dont le travail est d’apaiser le conflit de M l’habitant et de son habitat.


LE CIMETIÈRE DES FOUS

va disparaître sous l’asphalte Pendant plus d’un siècle, les patients de l’hôpital psychiatrique de Navarre, près d’Évreux, ont été inhumés dans le petit cimetière attenant à l’établissement. Aujourd’hui à l’abandon, cette dernière demeure excentrée et sauvage va bientôt être ensevelie… sous une voie rapide. TEXTE : LAETITIA BRÉMONT – PHOTOS : FRÉDÉRIC GRIMAUD

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

On y accède par un petit chemin de campagne symboliquement condamné par une chaîne. En ce printemps 2021, il suffit encore d’une simple enjambée clandestine pour s’offrir une promenade silencieuse dans les allées envahies par la végétation du « cimetière des fous ». La nécropole oubliée de l’hôpital psychiatrique de Navarre est vouée à disparaître. Est-ce ce qui rend l’endroit plus poignant encore ? Bientôt ces sépultures à l’écart du monde seront englouties sous le remblai du contournement sud-ouest de l’agglomération d’Évreux. Trente-cinq mille voitures rouleront chaque jour sur la dernière demeure de ceux qu’on disait aliénés. Deux fois ensevelis. Deux fois oubliés.


Bordées par un bois, quatre cent quatrevingt-une tombes ont été creusées ici, à flanc de colline en périphérie de la préfecture de l’Eure. Ceintes par un mur, elles sont dispersées sur deux mille sept cents mètres carrés, sans ostentation. La plupart des morts sont signalés par une croix en bois, avec un simple nom gravé sur une plaque de métal. Un christ crucifié trône au centre du cimetière, veille sur les marques d’affection – plaques rouillées, plantes et faïences cassées – déposées là. Le portail d’entrée a aujourd’hui disparu, un siège auto pour enfant fait office de luge, tandis que la nature reprend doucement ses droits. Il faut dire que le lieu n’est plus entretenu depuis une dizaine d’années. Depuis que l’hôpital, qui se situe à quelques mètres, a vendu le terrain à l’État en vue du chantier routier. Mais de rebondissements en ralentissement, la déviation qui devait effacer rapidement cet endroit, n’est toujours pas construite, offrant l’occasion d’un troublant voyage dans le temps. Une dernière occasion de se souvenir de malades longtemps considérés avec crainte et relégués loin des regards. L’asile d’aliénés, c’est sa désignation officielle alors, est inauguré en août 1866.

« À cette époque, il était interdit à un asile d’avoir son cimetière » raconte Jacques Vassault, infirmier psychiatrique à l’hôpital de Navarre, aujourd’hui à la retraite et cofondateur d’un espace muséal consacré à l’établissement. « Mais en septembre de la même année, une épidémie de choléra se déclare. » Pour éviter la contagion, le médecin directeur demande l’autorisation d’inhumer les corps dans ce qu’il appelle « le champ du repos ». Bientôt, les malheureux seront rejoints par des cancéreux, des suicidés, des

81 tombes à flanc 4 de colline bientôt remplacées par une voie rapide…


morts de leur belle mort. Le dernier défunt y sera enseveli le 2 février 1974. « Au total, mille six cents inhumations ont eu lieu au cimetière de Navarre. Les dépouilles les plus anciennes ont été déposées dans l’ossuaire attenant au fur et à mesure, pour libérer les tombes » poursuit Alain Desgrez, également infirmier psychiatrique à la retraite, cofondateur du musée de l’hôpital de Navarre, créé à l’occasion des cent cinquante ans de l’établissement. Ce sont ainsi deux mille personnes qui reposent en ce lieu. « Il y a dix ans, l’hôpital a recherché et contacté les familles pour qu’elles puissent exhumer les corps si elles le souhaitaient » complète Benoît Dupuis, chargé de la communication de l’établissement. Un peu plus de quatrevingts corps ont été déplacés. Les dépouilles qui reposent encore là, elles, seront simplement recouvertes par la route. « On appelle ce lieu le cimetière des fous ou des indigents mais des infirmières, des religieuses et des médecins y reposent également », remarque Philippe Massot infirmier psychiatrique à l’hôpital à la retraite MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

et guide du musée. Parmi ceux-là, le docteur Got, décédé en 1957 à l’âge de cinquante ans. « Hémiplégique, il se déplaçait en fauteuil roulant, poussé par une religieuse ou un patient » raconte Jacques Vassault. Celui qui avait formé le vœu d’être inhumé auprès de ses patients s’y trouve toujours. Et subira donc le même sort. Bientôt il ne restera rien de ce lieu qui constitue une partie de l’histoire du nouvel l’hôpital de Navarre, reconstruit en 2010. Mais l’espace muséal et ses guides continueront de raconter la construction de cet édifice et ses évolutions, la vie des malades et des soignants, la place de la religion, la façon dont la société percevait la folie… Un questionnement historique et sociologique qui passionne des milliers de visiteurs chaque année. Une façon de mettre en lumière ces « illuminés » longtemps craints et cachés. Mais qui gardent, aujourd’hui encore, leur part d’obscurité. M www.nh-navarre.fr/le-nouvel-hopital-de-navarre/ lhistoire-du-nhn/ www.nh-navarre.fr/virtual-visit/CHS2019/

es crucifix rappellent C la place de l’Église dans les soins donnés aux « fous ». Créé il y a cent cinquante ans le cimetière des fous nous interroge lui aussi la façon dont on traite la folie…


EXPLORATION EN MODE URBEX

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UNE NOUVELLE D’ÉVELYNE BEUZIT PHOTO : PIERRE-LOUIS BONNARD

Claire s’arrêta sur le seuil, son reflex Canon D70 calé entre ses

part et d’autre d’une table boiteuse. À l’opposé de la baie, des fenêtres

mains. À travers les carreaux éventrés de la baie vitrée, le soleil de

hautes, presque intactes, encadraient un graff élaboré, jaune criard,

l’automne se déversait sur les meubles du salon. Décidément, la « villa

qui jurait dans le décor. Pas de fantômes à l’horizon. Au-dessus d’elle,

soleil » portait bien son nom. Dans l’air flottait un parfum subtil qui

une latte grinça, un « bong » retentit et un juron étouffé dégringola

mêlait humidité, poussière accumulée et… Claire renifla, perplexe.

jusqu’à elle. Elle esquissa un sourire : Antoine s’était encore cogné

Oui, pas de doute, un relent de jasmin perçait en arrière-plan. Sans

contre un plafond trop bas.

doute un courant d’air qui le charriait de l’extérieur.

Elle plaça son objectif devant elle et balaya à nouveau la pièce,

— Antoine ? appela-t-elle d’une voix légèrement cassée.

l’œil accroché au viseur. Une façon comme une autre de se calmer.

Elle sentit son cœur battre plus fort, incapable de le maîtriser. Elle

Aussitôt, ses réflexes de photographe prirent le dessus, et la peur

n’avait jamais réellement su se débarrasser du frisson qui la prenait

cessa de malmener ses nerfs. Il aurait fallu tirer un bout de rideau sur

lorsqu’elle brisait la solitude d’un lieu abandonné ; sa poitrine qui s’en-

les fenêtres afin de souligner la courbe des causeuses et accentuer la

serrait, le nœud qui se formait au creux de son estomac, comme si elle

cheminée, mais ça aurait été contraire à la quatrième règle de l’urbex,

sentait la présence éthérée des fantômes qui peuplaient l’endroit. Au fil

et elle mettait un point d’honneur à les respecter toutes.

du temps, elle avait appris à l’apaiser par la magie de son objectif. Elle

Sauf la dernière… Antoine, quand est-ce que tu te ramènes ?

modifia sa position pour alléger le poids de sa sacoche, et le plancher

Dix minutes devaient s’être écoulées depuis l’instant où elle avait

craqua sous ses pieds. Elle appela une deuxième fois, plus fort.

pénétré dans la pièce. Elle se mordit une lèvre, hésitant à l’appeler

à nouveau. C’était la première fois qu’ils s’aventuraient dans cet

— Antoine ?

— À l’étage ! lui répondit une voix rauque qui percuta les parois de

ancien manoir normand. Les amateurs d’urbex l’avaient baptisé la

la cage d’escalier, dans le dos de Claire.

« villa soleil », à cause de la faïence à peine dégradée ornant la ter-

La jeune femme déglutit. Depuis deux ans qu’elle pratiquait l’ex-

rasse sud : un soleil stylisé dans le plus pur style Art déco. Une façon

ploration urbaine en compagnie d’Antoine, elle n’avait jamais dérogé

comme une autre de l’identifier entre connaisseurs tout en gardant

aux règles qu’ils avaient établies entre eux.

son emplacement secret.

Vérifier que l’endroit est vide et abandonné depuis longtemps.

« Clic », « clic ». Brandissant son appareil comme un bouclier, Claire

Vérifier la solidité d’un escalier ou d’un plancher.

actionna le déclencheur, une fois, deux fois, trois fois, se laissant

Ne rien déplacer ou modifier.

parfois surprendre par un détail inattendu. Une céramique délicate

Ne jamais, au grand jamais, partir explorer en l’absence de l’autre.

qui tenait en équilibre sur un bout du linteau. Un accoudoir éventré,

La dernière règle, c’était elle qui l’avait instaurée. Antoine l’avait

par l’orifice duquel dégoulinait un amalgame de fibres blanches et

accepté, en s’imaginant avec bon sens qu’elle craignait de tomber

de moisissures verdâtres.

sur des squatteurs ou de se casser une jambe en passant à travers

Elle passa rapidement sur le reflet pâle que lui renvoyait le miroir.

un escalier. Claire ne l’avait pas contredit. Pourtant, ce qui l’effrayait

Son œil s’arrêta sur une petite porte qu’elle n’avait pas remarquée en

était plus primaire, instinctif. Une peur qui venait du fond des âges ;

entrant. Par le ventail entrouvert, un rai de lumière s’étalait sur le

celle que l’on ressent lorsqu’on descend dans une cave obscure. Celle

sol. Claire s’approcha. Les lattes délabrées gémirent sous ses pieds.

qui vous hante quand vous roulez de nuit sur une petite route de forêt.

En écho, juste au-dessus d’elle, d’autres craquements se propagèrent

Après une longue inspiration pour calmer son angoisse, Claire

dans le silence de la demeure. Celui-ci était si profond, si palpable,

parcourut du regard le salon figé dans le temps. Sur le mur du fond,

qu’en tendant bien l’oreille, elle percevait la semelle des Docs de son

une cheminée au linteau lézardé soutenait une ligne de bibelots pous-

compagnon qui foulaient le sol de l’étage, et le clic lointain de son

siéreux, disposés là par des gens morts depuis longtemps. Un miroir

appareil.

au tain piqueté le surplombait. Claire déglutit. Elle n’aimait pas les

Claire frissonna, réprimant une nouvelle fois l’envie de faire

miroirs. Dans les films d’horreur qu’ils regardaient le dimanche soir,

demi-tour et de courir rejoindre la Clio blanche stationnée devant

ceux-ci affichaient toujours la silhouette inattendue du fantôme, la

la grille. À quoi bon ? C’était la voiture d’Antoine ; elle n’avait jamais

faisant sursauter entre les bras d’Antoine.

pris la peine de passer son permis. Il ne manquerait pas de se moquer

Deux causeuses au velours rongé de pourriture se toisaient de

d’elle lorsqu’il la découvrirait, après ses deux heures d’exploration,


pelotonnée sur le siège passager. Non, il fallait qu’elle continue. Elle

grande conversation avec une silhouette aux contours flous assise

raffermit la prise sur son appareil et, d’un pied, poussa la porte qui

en face d’elle, une main diaphane posée sur la soucoupe…

exhala une plainte sonore.

Soudain, elle comprit l’odeur. Celle du thé qu’on a laissé trop long-

Un couloir vitré, éclaboussé de soleil, s’ouvrait sur ce qui ressem-

temps infuser et qui a croupi au fond de la théière.

blait à un jardin d’hiver. Le carrelage, autrefois bicolore, s’était au

Claire baissa son appareil et sentit un hurlement silencieux naître

fil des ans recouvert d’un tapis de feuilles mortes, dont les nuances

dans sa gorge. Les deux apparitions se tournèrent paresseusement,

ocre, brunes, rouges et mordorées se confondaient avec les brisures

révélant leur face grimaçante aux orbites creuses, aux joues mangées

des carreaux. « Clic ! » L’harmonie des couleurs n’échappa guère à

par des vers qui grouillaient et se tortillaient entre les lambeaux de

Claire et à son objectif. Elle avança encore, fronçant le nez. L’arôme du

chair pourrissante. Et cette odeur, cette odeur… infecte, douceâtre,

jasmin s’était renforcé, mêlé à une odeur plus aigre et plus prégnante.

écœurante.

Dans la véranda, la végétation avalait tout : meubles éventrés,

Létale.

vases ébréchés, mobilier grignoté par la rouille, dallage enfoui sous l’humus, sauf… Claire baissa lentement son appareil, incrédule devant

Antoine photographiait la chambre lorsque, un étage plus bas, le

le spectacle étrange qu’offrait ce guéridon de fer forgé, à peine abîmé,

fracas d’un objet lourd qui heurtait le sol le fit sursauter. Il appela

cerné de deux chaises assorties, peintes dans un blanc pur, le même

Claire, deux fois, trois fois, et redescendit aussi vite que l’escalier

blanc que la théière et les deux tasses de porcelaine posées sur leur

branlant lui permettait. Il traversa le salon, emprunta le couloir et

soucoupe, attendant le retour de leur propriétaire, quand bien même

déboucha dans le jardin d’hiver. Il avisa le guéridon et son service à

ceux-ci étaient morts depuis des lustres.

thé, puis l’appareil de Claire, gisant sur le carrelage. Dans un réflexe

Et cette lumière ! Elle se réfractait dans les vitraux encore intacts

stupide, il s’en empara et fit défiler les photos sur l’écran numérique.

de la coupole, se faufilait entre le lierre, le sureau et le chèvrefeuille,

Le salon, le couloir, le jardin… les deux tasses posées sur leurs sou-

jouait avec les particules de poussière en suspension. Le souffle

coupes. Antoine se redressa, sourcils froncés. Claire ne jurait que

coupé, Claire plissa un œil et, contournant une chaise tombée sur

par les sacro-saintes règles de l’urbex, et la quatrième ne faisait pas

le côté, réajusta son viseur pour capturer la scène. La fragrance

exception.

écœurante aux accents de jasmin agressa de nouveau ses narines.

Ne rien déplacer ou modifier sur un lieu d’urbex.

« Clic ! », « clic ! ». Elle actionna le bouton avec frénésie pour ne

Il regarda à nouveau l’écran, les deux tasses, les deux chaises dis-

manquer aucun détail. Une volute du fer forgé de la table, le haut de

posées de part et d’autre de la table, comme une invitation à prendre

la théière, l’anse délicate de l’une des tasses. Elle dévia son viseur

le thé par un bel après-midi d’automne. Releva le menton. Déglutit.

vers l’assise de la chaise, qui esquissait les contours nébuleux d’une

Devant lui, auréolée de soleil sur sa soucoupe immaculée, une troi-

personne. Impossible… Elle n’existait pas. Elle ne pouvait pas être là.

sième tasse en porcelaine, pleine d’un thé au jasmin encore fumant,

Engoncée dans une robe d’un autre temps, elle lui tournait le dos, en

attendait d’être bue.

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


Entre héritage UN TRAVAIL ARTISTIQUE DE JEANNE DUBOIS PACQUET C’est un un projet global commencé en 2016 et toujours en cours… àdécouvrir ici : https://jeanneduboispacquet.com/?p=688

La maison

Travail photographique dans la maison du Clos du Puits

Pourtant, je suis aux premières loges lorsqu’il s’agit de ressentir la nostalgie d’un temps que je n’ai même pas connu. Pourquoi ?

Suis-je conservatrice ? Suis-je en train d’essayer de fixer le temps ? Est-ce cela être conservateur ?

Comment peut-on être nostalgique Comment le Clos du Puits aurait pu être une fin,

de ce qu’on ne connaît pas ?

et en fait, non.

Les gens sans histoire les gens sans Histoire les Jean sans Histoires


Mais voilà, je ne sais pas encore comment commencer. Est-ce le principe de l’archivage dans le temps qui m’intéresse ? La sélection ? Que gardons-nous ?

Pourquoi ? Pour qui ? Devons-nous tout

garder ? Devons-nous tout dire ? Comment en savoir plus ? La lisibilité ? Comment prendre du recul sur un document, une information ? Comment réussir à être neutre ? Est-ce possible ? Pourquoi cette course contre le temps ? Quels sont les effets sur nos vies ?

Qu’est-ce que je veux influencer ? Qu’est-ce

que je crois ? Qu’est-ce que je dois croire ? Est-ce bien ? Et si ça ne l’est pas, dois-je arrêter ?

Il y a dans cette quête je crois, un terrible

sentiment de fatalité. L’histoire se répète. L’histoire se répète-t-elle ? Et si il y a un but ? Et si le but était d’arrêter de croire qu’il y en a un ? Comment je vais me sortir de ce foutoir ? Dois-je sortir de ce foutoir ?

Vous voyez, l’histoire se répète.

« Au jour d’aujourd’hui », ce terrible pléo-

nasme a sa place dans cette phrase, car je sens l’histoire qui recule, ou du moins qui bascule.

Je crois que l’art peut être le mécano de ce

boulon. Le boulon desserré de l’histoire.

Photographies de famille permettant d’apercevoir les tableaux d’Henri

Pacquet dans le décor.


Les tableaux

Photographies prises lors de l’exposition « Henri Pacquet, Un Impressionniste du Pays de Coutances » Festival Normandie Impressionniste, Musée Quesnel-Morinière, Coutances, 2016

La Maison, L’Histoire, La Mémoire les archives

Comment pourraient-elles changer le cours de ma vie ? Me rapprocher d’une vie que je n’aurais ou que je ne devrais pas vivre. Les ponts ont été brisés, les routes déviées, les chemins changés. Comment reconstruire un avenir là-bas ? Quel sens ça a de reconstruire un pont ? Ce pont cassé, modifié, n’est-il pas mon héritage ?


Au-dessus de la cheminée de ma maison, il y a un grand tableau qu’on nommerait volontiers miroir d’eau ou reflets, quelque chose comme ça. Je ne sais pas où il l’a peint et s’il a peint ce qu’il avait sous les yeux, mais ces arbres, ces peupliers, ils me rappellent ceux de son village, de sa région natale. Ça fait partie des choses que j’adore dans ce village, le son du vent dans les feuilles légères de ces grands arbres.

Garde partagée Texte écrit au moment de l’exposition

du peintre Henri Pacquet à Coutances. À cette occasion, les membres de la famille ont prêté leurs tableaux.

Ce «mouvement» a inspiré ce texte qui entre en résonance avec

Dans la maison de Jacques, mon grand-père, la plus grande pièce s’appelle la grande salle. C’est un véritable petit musée. On y trouve de nombreux tableaux de l’Oncle Henri, mais aussi des vieux portraits photographiques de nos aïeux. Ils côtoient sans complexe les dessins et autres peintures de mes cousins ou moi-même. Dans l’angle, on trouve un buste en bronze d’un membre de notre famille qui a fait une belle carrière à Paris, mais nous ne le connaissons pas vraiment. Il y a une grande table et des chaises en cuir, une grande cheminée et un banc d’école récupéré quand l’école du village a fermé. C’est là que les

les recherches sur l’héritage.

petits enfants réalisaient leurs « œuvres d’art ». Ma mère m’a raconté que lorsqu’elle était enfant, c’était la seule pièce de la maison dont le sol était

habillé, celui des autres pièces n’étant alors que de la terre battue. C’est ici qu’on se réunit quand nous sommes nombreux ou à certaines occasions, à Noël par exemple. Dans la grande salle de la maison de mon grand-père, il y a deux tableaux à peu près de même dimension. L’un en noir et blanc semble être du fusain, représente une femme assise. L’autre, peint en couleur, représente un homme au visage fin, avec des lunettes.

« C’est la grand-mère et le grand-père » qu’on dit. Tout le monde les appelle comme ça, mais ce sont

les parents de l’Oncle Henri. La sœur de mon grand-père avait, dans sa maison, le même tableau en symétrique, c’est-à-dire, le grand-père en noir et blanc dessiné au fusain.

Il y avait aussi un tout petit tableau, avec une matière de peinture très épaisse. Je ne me souviens

plus exactement où il était accroché dans la maison. Le genre de peinture très impressionniste car on ne comprend rien de près, et le motif apparaît seulement lorsque l’on se recule. Il représentait aussi la grand-mère assise près d’une table, cette fois en pleine action. Peut-être qu’elle cousait quelque chose. Elle avait une longue robe noire. Alors que nous avions la petite étude, l’autre famille avait le grand tableau de la même scène, réalisée dans un second temps.

En parlant de grand-mère, ça me fait penser à une autre image… Louise Hervieu est une peintre

qui est liée de près aussi à l’histoire de notre famille. Je ne sais pas si elle et l’Oncle Henri se sont connus mais c’est fort possible qu’ils se soient croisés ! Mon arrière-arrière-grand-père a acheté la maison de mon grandpère, le Clos du Puits, à la famille Hervieu. Louise Hervieu était très proche de sa grand-mère, c’est la seule qui l’a soutenue lorsqu’elle a fait le choix d’être artiste. C’est sûrement pour ça qu’elle les a peints et qu’elle aimait revenir au village. Elle a mené une carrière d’écrivaine et de politicienne par la suite. C’est quand même fou tant d’histoires et de destins incroyables dans ce petit village. Jeanne et Jacques étaient les plus proches parents de l’Oncle Henri, ce dernier n’ayant pas eu d’enfant. C’est d’ailleurs lui qui a insisté pour emmener Jeanne à l’autel le jour de son mariage. Le frère de l’Oncle Henri, et donc mon arrière-grand-père, Auguste Pacquet, est décédé des suites de la guerre. Jeanne n’avait donc pas de père pour l’y conduire et Henri Pacquet a pris ce rôle très à cœur. Il lui a aussi offert une peinture de fleurs pour l’occasion il me semble. Je crois qu’elle l’aimait beaucoup.

Je suis persuadée que je ne connais pas tous ses tableaux. J’ai toujours entendu dire qu’il y avait

un peintre dans la famille et qu’il s’était toujours retrouvé dans des endroits « de fou » : il était en loge pour la Villa Médicis à la veille de la guerre, ou bien encore qu’il était devenu un ami de Claude Monet ! Il paraît qu’il était dans le même wagon que Pétain, en tant qu’interprète, à la signature de l’armistice ! Je suis son arrièrepetite-nièce et j’ai décidé il y a quelque temps de m’intéresser à l’histoire de ma famille. Si je ne connais pas tous ses tableaux c’est qu’ils étaient dans d’autres maisons. Certains ont été confiés depuis longtemps au musée de Coutances. Peut-être que certains sont perdus, je crois aussi qu’il avait la fâcheuse habitude de ne pas signer tous ses tableaux. Il a vécu humblement toute sa vie et ne pouvant pas toujours s’acheter le matériel nécessaire, il paraît qu’il repeignait sur ses toiles. J’ai appris très récemment, qu’il aurait pratiqué l’autodafé sur ses œuvres. Tante Paule, sa femme, n’a pas réussi à l’empêcher de détruire une grande partie de ses tableaux… Chez la génération suivante, c’est-à-dire chez les enfants de Jeanne et de Jacques, aucun d’eux ne se souvient avoir vu de ses yeux l’Oncle Henri peindre. Pourtant ses tableaux sont un véritable héritage. Au moment venu, ils se sont de nouveau séparés son œuvre, et c’est comme ça que les peupliers se reflétant dans l’eau sont arrivés au-dessus de ma cheminée.

Jeanne Dubois-Pacquet


CI-GISAIENT ŒUVRES D’ART La Normandie a eu le privilège d’accueillir sur ses terres le Premier cimetière mondial de l’art, le PCMA à Nolléval, près la gare, en Seine Maritime (439 habitants). Une des ferventes admiratrices de son créateur, Patrice Quéréel dit PQ, rend ici hommage à cet homme qui perpétuait avec verve la mémoire de Marcel Duchamp. TEXTE : PASCALE MARCHAL – PHOTOS : COLLECTION PCMA

À vous iconoclastes et iconodules ; à toi, homme en rose parce que Rrose Sélavy, à toi PQ, notre Patrice Quéréel, duchampien en diable. On te voyait déambuler dans Rouen, un seau de pisse à la main, aller parler au maire, te battre contre l’immobilier qui pourrissait la ville chère à Flaubert, Maupassant, chère à Marcel Duchamp,

« Duchamp, l’homme le plus intelligent du siècle » selon André Breton. Tu faisais guide aux journées du patrimoine en décrivant le Rouen-érotique, les détails architecturaux les plus grivois ; tu racontais la légende de Saint Jean L’hospitalier ;


156 C hapitre 4 — H A B I TACL E S INTIME S

Patrice Quéréel dit PQ (photo page précédente) s’était mis en tête d’enterrer les œuvres d’art décédées dans les règles (de l’art funéraire). Gardien d’un cimetière unique au monde, ce « Duchampien » de première est passé de vie à trépas en 2015… et son cimetière avec.

tu militais contre la destruction de la piscine Gambetta. Mais ton œuvre c’est le PCMA, Premier cimetière mondial de l’art. Un coin de verdure à Nolléval, des œuvres d’art enterrées selon un protocole de fête païenne nourrie de pâtés en croûte, de Neufchâtel crémeux en forme de cœur et de bons vins qui te retournaient la tête et les sangs les projets et les rires les enterrements avaient fière allure et toi de façon bonhomme tu faisais visiter ton cimetière en procession selon un rituel étudié urbi et orbi, dans le sol et hors-sol. Les monuments somptueux : — L’arc de triomphe dédié à Jean-Pierre Duprey, étudiant au lycée corneille de Rouen, écrivain surréaliste, « le soleil noir », qui se piquait à l’éther. Arrêté pour avoir pissé sur la tombe du soldat inconnu contre la guerre d’Algérie, interné à Sainte Anne, il se pendra à 29 ans. — Le mausolée d’Emma Bovary peint par Dominique Vervisch, tel que l’imaginait Homais avec un génie portant une torche éteinte : stat viator amat… LHOOQ — Conversation, les trois urinoirs de Pinoncelli « j’irai pisser sur ma tombe » — César : concrétion et extensions plastiques — Château d’eau où trône le cercueil de verre d’Emma Bovary — Le plus petit musée du monde, le musée des arts défécatoires… — Les 6 J de la gloriette aujourd’hui à l’entrée du cimetière monumental, seule œuvre non détruite à la mort de PQ. MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Le cimetière de l’art pour conjurer la mort, sublime paradoxe « D’ailleurs c’est toujours les autres qui meurent » Jamais triste la mort, fuck la mort, ton esprit flaubertien l’avait transfigurée, sublimée on a mangé Duchamp, on a mangé ses seins, on a performé, on a trouvé l’appétit pour bouffer Duchamp ras la gueule, ras le gueuloir Jouissif d’a-bite-r ce cimetière, jouissif d’y penser On a enterré un poussin, un vrai buffet de bois On a enterré le prince charmant On a enterré nu décent dans l’escalier-escabeau Pierre Pinoncelli, le casseur d’urinoir Fontaine, R Mutt s’y est fait enterrer vivant On a enterré madame Bovary, Emma dans son cercueil de verre Dominique Vervisch a enterré fukushima mon amour… On a enterré tant d’œuvres d’art, tant de concepts et ready-made que les iconodules ont manifesté contre les iconoclastes Et puis on a enterré le cimetière Le PCMA créé en 2001 a fonctionné jusqu’en 2015 Patrice Quéréel est mort en 2015, il repose au cimetière monumental de Rouen. Pour en savoir plus, le site de Pascale Marchal conserve la mémoire du PCMA : https://pascalemarchal.wordpress. com/2017/01/22/pcma-2014/


P ORTF OLIO

LISO N DE R IDDE R


LISON DE RIDDER « SAISIR LENTEMENT » Ces dessins ont été réalisés lors du premier confinement lorsque l’on échangeait nos recettes avec les voisins. Cette série se nourrit de rencontres entre collapsologie, bricolage joyeux et émerveillement du savoir-faire. Des conseils parfois avisés parfois décalés pour questionner nos manières, nos modes de vie et nos habitats.





ARTISTES HABITÉ·E·S #06

Lydie Turco

“SAISIR LE DÉSÉQUILIBRE” ARTISTE ENGAGÉE, LYDIE TURCO A PASSÉ SEPT MOIS DANS UN SERVICE PSYCHIATRIQUE À SOTTEVILLE-LÈS-ROUEN. LOIN DE FIGER ET FIXER LA MALADIE, SES PHOTOGRAPHIES METTENT EN MOUVEMENT LA PSYCHÉ DES PATIENTS. TEXTE : MARGUERITE LONGEON — PHOTO : LYDIE TURCO

Être malade est un état qui emporte tous les autres. Et dans le cas de la maladie mentale, c’est une tranchée qui vous sépare du reste du monde. Elle condamne à l’exil, souvent sur une île loin d’être paradisiaque. De loin, comme de près, vous êtes tenus à distance, enfermés dans cette case de « malade avec troubles mentaux », quels qu’ils soient. Pourtant notre identité est à la fois singulière et multiple, changeante et constante. La réduire c’est amputer notre âme, ne laisser qu’une impression floue et inexacte de notre individualité. Changer l’image qu’on a de soi et celle qu’on observe dans les yeux de l’autre est un long et difficile processus. Artiste engagée, Lydie Turco travaille à la fois sur la dimension filmique, mais aussi photographique, de l’humain. La question du sens est centrale dans son travail. Elle s’attarde auprès des plus fragiles et des gens aux idées émancipatrices. Elle cherche à changer le regard en favorisant la réflexion… viser l’espoir d’un meilleur. Le projet photographique, « Paraître et être, » est né à la suite d’un reportage-documentaire, commandé par l’atelier 231 (Centre National des arts de la rue) au sein du service psychiatrique de l’hôpital de jour Voltaire à Sotteville-lès-Rouen.

Ce projet photographique a été pensé comme une perche tendue pour aider à sortir de cet embourbement de la psyché, dont les patients peinent à s’extraire. Ouvrir une brèche, laisser apparaître d’autres fragments de leur identité, ne plus être assigné. La série de portraits concerne à la fois les patients et les soignants volontaires, permettant un effacement des rôles attribués à chacun, une certaine porosité. Fruit de sept mois de présence, de partages, de dialogues et d’écoute, elle s’est enrichie de moments de vie capturés pendant le quotidien de l’hôpital de jour. SYMBOLES EN SURIMPRESSION Parce que la photo fige un état, la photographe a cherché à limiter cet effet. Rendre la photo plus mouvante, laisser passer quelque chose de l’ordre de l’inconscient, de la sensibilité des personnes. Les volontaires ont donc réalisé une série de dessins à l’encre de chine, sur le même principe que les tests de Rorschach, consistant en une série des tâches non figuratives, proposées à l’interprétation des patients. Chaque volontaire a choisi l’un des dessins, qui a ensuite été accolé plastiquement à son portrait, permettant ainsi un dialogue entre conscient et inconscient au sein de la même image. La photographe a fait de même, sur les photos du quotidien, laissant percevoir une part de sa sensibilité et de son ressenti. Pour douze des photographies, les tests ont été gravés sur des plaques de plexiglas positionnées devant la photographie en transparence ; ce qui a pour effet de les animer. Les ombres des tests se déplacent, projetées par la lumière du téléphone du visiteur. L’ambition est double : donner une sensation de mouvement sur une image fixe, et offrir la possibilité aux patients et aux soignants de sortir d’une représentation préconçue. Dans une société où l’image est omniprésente, avec impératif de bonheur et de réussite, déconstruire le regard porté sur la psychiatrie est ici tout aussi important que de redonner une image positive d’eux-mêmes à ces personnes malades. Marie-Jeanne, t irage 60 x 60 cm

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


S ’ É VA DE R


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DR

Des lieux, des livres, des expos, des films, de la musique…

Tournage du film Les deux Anglaises et le Continent à Flamanville devant les vestiges des anciennes mines de fer de Diélette (Manche), 1970 © JEAN-MARIE LÉZEC

VISITER

ACTION ! UNE EXPOSITION SUR LE PATRIMOINE NORMAND AU CINÉMA

Diversité des paysages du littoral comme de l’arrière-pays, lumière particulière, proximité de Paris… Au total, 670 longs-métrages français et étrangers qui ont été tournés en Normandie depuis plus d’un siècle, transformant la région en extérieur-jour / extérieur-nuit majeur pour le septième art. Conçue par le Musée de Normandie à Caen, l’exposition Action ! Le patrimoine normand au cinéma renouvelle le regard porté sur ce patrimoine – naturel mais surtout monumental – en le confrontant à la vision des nombreux cinéastes attirés par la Normandie. Extraits de films, documents d’archives, scenarii, affiches, maquettes de décor, photographies de tournage… permettront de (re)découvrir la variété du patrimoine normand connu ou moins connu : bâti industriel ou de la villégiature, architecture —GF rurale ou de la Reconstruction…

LE GOÛT DES RUINES

Voilà un roman habité, qui parle de ces terres que l’on quitte et celles que l’on entreprend d’arpenter… L’histoire ? Simon, qui habite une librairie – ancienne échoppe de lingerie fine tenue par sa tante – largue une vie qui ne lui ressemble plus, avec des règles du jeu délétères. Une mise en mouvement que l’auteur Bernard Allays, qui habite à Flers dans l’Orne, transforme en grand poème dont chaque chapitre est une strophe, un monde intime… Simon se détache de son environnement. Le lecteur se retrouve dans la torpeur d’un été caniculaire, à enterrer des chiens et caresser la peau des femmes. Et il marche. De bout en bout. Habiter ailleurs pour s’habiter autrement. Livrer la fin reviendrait à le trahir, retenez juste le titre : Le goût des ruines publié par la maison d’édition Le Soupirail basée — EG au Mesnil Mauger, dans le Calvados. Le goût des ruines, Bernard Allays, Le Soupirail, 2018, Prix Littéraire des Grandes Écoles 2018

S’HABILLER

DÉFILÉ DE MODE DÉCALÉ À CHERBOURG

DR

Action ! Le patrimoine normand au cinéma à partir du 18 décembre 2021, et jusqu’en août 2022, musée de Normandie, Château de Caen.

LIRE

L’artiste cherbourgeois Jack Adrien Martin (voir page 111) propose une performance autour de son activité de collecte de bois flottés, filets et autres éléments rejetés sur les grèves. Les modèles présentés sont constitués des éléments de récupération entreposés à la Cité d’Art Gravage, du nom de cette pratique qui consiste à glaner les matériaux rejetés par la mer. Cette fois c’est un nouveau lieu qu’a investi l’artiste, la bien nommée galerie La Bouée dans le quartier du vœu à Cherbourg. Le défilé de mode aura lieu les 18, 19, 25 et 26 septembre, puis les costumes seront exposés jusqu’à fin octobre — AB avec projection du making of de la collection. Galerie la Bouée, 10 rue du Vœu, Cherbourg.

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


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LIRE, ÉCOUTER, VOIR

POÉSIE ET DAVANTAGE

Six jours de poésie, et plus si affinités ! C’est la proposition réjouissante du festival « Poésie et Davantage » qui promet de belles rencontres à Alençon (Orne) du 10 au 16 octobre prochains. Un dimanche en famille ouvrira le festival, dans le cadre attrayant des Petits Châtelets, avec l’association Chapêlmêle : danse sur des poèmes arabes, lectures musicales, performances… Puis la semaine sera rythmée par du cinéma, un atelier d’écriture, une balade botanique et poétique, des rencontres avec les poétesses Mélanie Leblanc et Albane Gellé (éditions Cheyne). Le parrain de cette édition 2021 est l’auteur, poète et désormais directeur de la collection Points Poésie Alain Mabanckou. C’est d’ailleurs son invité, Souleymane Diamanka, qui clôturera le festival à la Scène Nationale 61, avec un « One poet Show », comme un voyage où il sera question de métissage, de transmis— GF sion et d’amour pour les mots. Poésie & davantage est un festival porté par l’association Salon du livre d’Alençon, avec la complicité de la librairie Le Passage et de l’écrivain Rémi David. Lieux et rendez-vous sur le site https://salondulivrealencon.fr/

MILITER

LADYFEST, UN FESTIVAL FÉMINISTE À ALENÇON

Transtopie, association productrice de culture, et le Collectif des droits des femmes 61 s’unissent pour proposer un week-end festif, les 2 et 3 octobre, à Chapêlmêle à Alençon dans l’Orne. Un évènement qui met en valeur la création artistique féminine largement sous-représentée encore aujourd’hui, et ouvre la réflexion sur la cause des femmes à travers des concerts, rencontres littéraires, spectacles, débats, projection, expositions, performances, ateliers. Avec un cercle de libération de la parole sur les violences sexistes – réservé aux femmes –, un atelier réservé aux hommes sur le féminisme, un atelier de collage féministe, un confessionnal éro— EG tique ou un cabinet de curiosité sur… le poil. Ouvert à tou·te·s, à Chapelmêle, 41 rue des Châtelets à Alençon Entrée à prix libre et conscient. Toutes les infos sur https://www.transtopie.fr

REGARDER

© ILKA KRAMER

DU BÉTON BIEN VIVANT DANS L’OBJECTIF La Maison de l’Architecture de Normandie met à l’honneur l’architecture Perret de la reconstruction du Havre à travers le regard de la photographe Ilka Kramer. Depuis des années, l’un des axes de créations photographiques de cette artiste Suisse est de saisir le lien entre les espaces créés par l’homme et la nature. En découvrant le Havre il y a peu, elle est frappée par ses espaces, ses échelles et sa

lumière. Son travail transforme et déplace l’architecture pour interpeller sur la perception de l’espace et de l’œuvre de Perret. Les photos d’Ilka Kramer proposent des espaces imaginaires dans une dystopie — O.B. post-énergétique. L’herbe folle, l’angle droit, l’horizon et la girafe (l’espace du vivant dans Le Havre de Perret), du 16 octobre 2021 au 26 février 2022 au Forum – Maison de l’Architecture de Normandie – 48 rue Victor Hugo – Rouen. Entrée libre et gratuite.


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FAIRE LA PAIX

NORMANDIE POUR LA PAIX

PHOTOS CHRISTEL JEANNE ET MARIE HÉLÈNE LABAT

Une pléiade de personnalités sont attendues à Caen pour le 4e Forum de Normandie pour la Paix, les 30 septembre et 1er octobre prochains. Pendant ces deux jours, plus de vingt débats et deux conférences auront lieu : la première jeudi 30 septembre au matin aura pour question Pourquoi la paix nous échappe ? et accueillera le directeur général de l’Organisation Mondiale de la Santé, Adhanom Ghebreyesus. Le lendemain, des visiteurs du bout du monde se retrouveront autour de la question Comment reprendre la paix en main ? Quant aux débats, ils balayeront de nombreuses thématiques régionales, ou porteront sur des axes économiques. La culture n’est pas en reste, avec une soirée Musique et Bande Dessinée, animée par le journaliste de France Inter Michka Assayas. Et une rencontre particulière aura lieu avec deux personnalités passées du reportage au roman, Florence Aubenas et Jean Hatzfeld. Normandie pour la Paix est une initiative de la Région dont le Forum est la manifestation principale. À cette occasion, le Prix Liberté est décerné par des jeunes de tous pays qui ont voté en ligne. Il sera remis cette année à Sonita Alizada, rappeuse afghane engagée contre le mariage forcé des enfants. — GF

ZIGZAGUER

ZIGZAG, FESTIVAL D’ARCHI LE LONG DE LA SEINE

De Vernon au Havre, dans les replis et boucles du fleuve, c’est un festival qui s’intéresse aux hommes et à l’espace qu’ils occupent : le festival ZIGZAG fédère sous son label plus de trente évènements sur le parcours normand de la Seine. Ce sont autant d’occasions d’échanges entre des regards d’experts et ceux des riverains, mais la 3e édition de ce « festival d’architecture » joue surtout un rôle d’amplificateur des nombreuses initiatives locales avec lesquelles il noue des partenariats. Parmi elles, le collectif Les Gens des Lieux, au Havre, qui propose jusqu’à fin octobre GENIUS 2021 : ça roule ! une scénographie éphémère pour révéler la poésie cachée de la place ultra-urbaine Albert René. Et le festival Espace d’œuvres photographiques (EOP) consacré à la photo documentaire avec deux expositions en extérieur accessibles à tous, l’une de notre contributrice Marie Hélène Labat (Rouencentre, rue Victor Hugo) et l’autre de Christel Jeanne (Bois-Guillaume, aux Portes de la Forêt) qui questionnent le rapport entre — GF l’urbain et la nature.

Les 30 septembre et 1er octobre à Caen, gratuit sur inscription préalable, dans le respect des règles sanitaires. Le programme détaillé est disponible sur le site https:// normandiepourlapaix.fr/forum-2021-gouverner-la-paix

RÉGION NORMANDIE

Zigzag – festival d’architecture et des arts de l’espace. De Vernon au Havre, organisé par MAN Le Forum, du 25 septembre au 10 octobre — festivalzigzag.fr

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


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DÉCAPER

FACES ET FAÇADES LIRE

https://motshameaux.cier14.org/

Ouvrage ironique moquant notre architecture quotidienne – ou pour nous moquer nous-mêmes d’y attacher tant d’importance – Faces et Façades est un ovni décapant que l’on doit à deux artistes normands multiformes. Roland Shön y légende de ses courts récits inspirés des photos prises par son

FACES & FAÇADES : 12 € (16 € par courrier) : shon.roland@orange.fr ou lksirone@yahoo.fr

ÉCOUTER

LADY ARLETTE

PHOTO TYG !

Dans les confins du Calvados, entre Vire, Villers-Bocage et Flers dans l’Orne, les communes sont nombreuses et peu peuplées. Or quand on habite à Le Tourneur, on est à 50 km aller-retour d’une librairie. L’idée d’aller à la rencontre des lecteurs est née d’une réflexion commune de l’association CIER (Centre d’initiation aux énergies renouvelables) et la librairie Quartier Libre à Flers. Ainsi le camion « Mots Hameaux » a démarré cet été ses voyages dans le bocage. La première semaine de chaque mois on le retrouve, avec Lucile et Tom ses deux libraires ambulants, auprès de permanences de producteurs comme Le Tour du Bocal à Le Tourneur le mardi, Bio-en-Druance le jeudi, ou encore au Marché de la Carneille le dimanche. Cinq cents livres, c’est à la fois beaucoup et peu. Aussi peut-on passer commande en ligne, et récupérer sa commande lors du passage suivant. Pour la librairie de Flers, base arrière du camion-librairie, cette annexe mobile est une expérimentation qui sera pérennisée si elle — GF trouve son public.

LKSIR

DR

UNE LIBRAIRIE ITINÉRANTE DANS LE BOCAGE

comparse LKsir : des façades qui évoquent la forme ou les rictus d’un visage. Extrait : « Au commencement (…) l’arcade était romane, percée dans un mur qui s’obstine encore à rester debout, sa porte en lourdes planches de chêne s’ouvrait à deux battants devant la foule des fidèles que les flammes des barbares vinrent réduire en cendres, la foule comme la porte, ainsi l’arcade resta béante pendant quelques siècles, puis de nouveaux bâtisseurs la firent gothique et la dotèrent d’une porte en bois magnifiquement sculptée que les barbares modernes prirent soin de transformer en une cendre en tout point identique à celle qu’avaient obtenue leurs prédécesseurs, enfin, il y a quelques dizaines d’années, des bâtisseurs qu’on pourrait fort bien confondre avec des barbares, l’ont bouchée hâtivement de pierres et de briques dessinant involontairement une face à la bouche édentée qui va certainement ricaner jusqu’au prochain déferlement de démolisseurs. »

Son prénom d’artiste, c’est de famille, quant au titre de Lady, elle se l’est offert pour ses quarante printemps. Depuis douze ans, Lady Arlette fait partie du paysage rock normand, mais bien malin celui qui voudrait mettre cette Rouennaise dans une case. Avec sa guitare Gretsch White Falcon et ses textes décalés, intimistes et généreux, celle qui mène de front sa vie de professeur de français, de famille et de rockeuse revient aux sources avec son 7e album Autobiographie pirate. Un détour poétique en pleine crise de la Covid, produit grâce à un financement participatif qui a bien fonctionné. « L‘idée d’artisanat pour définir mon travail de compositrice et d’arrangeuse me convient bien, je me sens libre » sourit cette disciple de Gaston Bachelard. Le philosophe, rarement cité comme inspirateur dans le milieu du rock, a changé sa vision des lieux et des objets. — ML Et lui a apporté peut-être cette douceur et cet ancrage apaisé. Lady Arlette, Autobiographie pirate, sur toutes les plateformes et en vente sur Bandcamp. https://www.lady-arlette.com


168 C LÔT U RE

Les contributeurs ELLES ET ILS ONT FAIT MICHEL …

LE PILOTAGE FLORENCE DEGUEN

GUY FOULQUIÉ

XAVIER GRAND­G UILLOT

journaliste et formatrice le havre

animateur rouen

édition et graphisme le havre

Après 25 ans à capter l’air du temps dans une rédaction parisienne, Florence est revenue vivre en 2016 sur la terre de ses ancêtres. Elle anime des ateliers d’écriture, enseigne le journalisme et explore les champs subtils qui l’ont toujours attirée : elle accompagne les personnes dans des enquêtes intimes sur leurs transmissions psychiques familiales.

Animateur de rencontres littéraires, Guy n’attend qu’une chose : avoir la chance d’échanger dans une librairie ou au coin d’un salon du livre. Facilement reconnaissable, il tient son MICHEL sous le bras.

Consultant en communication, graphisme et édition, Xavier a créé l’association Éditions Lapin rouge pour développer la revue MICHEL. Il collabore et conçoit des projets éditoriaux et culturels sur le territoire, en partageant savoir-faire et créativité.

LE COMITÉ DE RÉDACTION

LES CONTRIBUTEURS

EMMANUEL BLIVET

LAURA BAYOUMI

LAËTITIA BRÉMONT

photographe caen

journaliste évreux

Géographe de formation, originaire du SudManche, Emmanuel Blivet effectue des commandes et des cartes blanches pour la presse nationale ou des entreprises locales. À chaque projet son langage : il ne souhaite pas s’enfermer dans un style et ouvre sa pratique à tous les types de médias, pour raconter le monde avec une approche sociale et environnementale.

Les livres et l’écriture sont des compagnons de route depuis son enfance. Cela n’a pas empêché Laëtitia de suivre des études scientifiques… qui l’ont amenée à devenir journaliste pour la presse agricole départementale (L’Eure Agricole et Rurale). Depuis 2018, elle explore de nouveaux horizons journalistiques, notamment à travers son blog Espérance 27.

ANNA FOUQUÉ

enseignante et scénariste rouen Passionnée de littérature et de cinéma, Anna partage joyeusement son temps entre l’enseignement du français et l’écriture de courts scénarios de BD.

journaliste caen

Laura a commencé son parcours journalistique dans la presse spécialisée mais la bougeotte l’a vite rattrapée. Après avoir sillonné l’Égypte et l’Australie, elle a pris le parti d’explorer la Normandie, la Bretagne et les Pays de la Loire pour la presse locale. Son credo ? L’humain, sa culture, ses valeurs, l’empreinte qu’il laisse sur son territoire et les défis qui l’animent.

ÉLISABETH BLANCHET

photographe et journaliste avranches

Indépendante depuis 2001, Élisabeth travaille principalement pour la presse et sur des projets à long terme, tels que les baraques d’après-guerre, les nomades irlandais et les orphelins de Ceausescu en Roumanie. Après 15 ans au Royaume-Uni et quatre à Marseille, elle est aujourd’hui retournée vivre dans sa Manche originelle.

ANNE BOURGET

auditrice cherbourg

L’énergie et les projets guident le parcours d’Anne : MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

écouter, retranscrire, révéler, mettre en lumière… avec l’intuition comme boussole. Attachée à la presqu’île du Nord Cotentin, Elle a découvert Michel par hasard après un Paris-Cherbourg, même si tout le monde sait que le hasard n’existe pas.

OLIVIER BOUZARD

journaliste le havre

Prendre la plume, comme prendre la mer, c’est partir à l’aventure et à la découverte de pages blanches comme l’écume. Sauf qu’Olivier préfère la piscine… Celle du Havre bien sûr, sa ville natale, la plus inspirante.


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FABIEN CHEVRIER

Mathilde (Bennett) et Jeanne (Dubois Pacquet), artistes plasticiennes issues de l’Ésam de Caen, ont fondé Le Collectif Caboisett pour s’inscrire dans le territoire, en échangeant avec le public et en collectionnant des souvenirs communs. Après La Maison des Normands au Quatorze en 2016, elles sont parties explorer Le Bord du Monde et ont créé une exposition itinérante dans une caravanelaboratoire : La Base des Explorateurs.

MARYLÈNE CARRE

journaliste caen

Journaliste de presse écrite indépendante, Marylène touche à tout : webdocumentaire, reportage sonore, film documentaire… Elle travaille pour Ouest-France, Le Monde, Le Poulpe… et a fondé “Grand format”, un webmagazine qui prend le temps de raconter des histoires vraies en Normandie. Elle transmet son savoirfaire à l’Université de Caen et dans de nombreux projets d’éducation aux médias.

enseignant en arts plastiques évreux À la campagne, il anime des sessions de cirque avec les mômes de son bled, et expose depuis des lustres à Art et Déchirure et la Galerie 75. Son père, un jour, lui a dit « Tu veux une montre ? » Il a arraché un pneu famélique d’un squelette de vélo enfoui dans un tas de ferraille, et y a découpé un bracelet sur lequel il a dessiné des aiguilles… Fabien n’a rien oublié, et voue un culte à la résilience. Humaine ou matérielle.

LISON DE RIDDER

dessinatrice rouen

Lison dessine quotidiennement, autant pour des projets personnels que collectifs. Dans les films, les dessins ou les performances, elle fait évoluer son travail dans les lieux, les collectifs (Hsh et les Vibrants défricheurs) où elle est impliquée.

MATHIEU DRANGUET

étudiant en architecture rouen

Historien de formation, Mathieu est étudiant en architecture à l’École

Nationale Supérieure d’Architecture de Normandie et vient d’achever une année d’étude à l’Université polytechnique et économique de Budapest. Dans la continuité de son parcours de chercheur, il s’intéresse aux problématiques urbaines et aux défis architecturaux contemporains.

ÉRIC ENJALBERT

photographe et web designer sainte adresse Homme d’images depuis plus de 50 ans, Éric a traversé la bande dessinée, l’illustration, le dessin de presse, la photographie, le graphisme, l’enseignement… mais aussi la direction artistique et le web design.

ALEXANDRA FLEURANTIN

photographe étretat

Diplômée de l’ENS Louis Lumière, Alexandra exerce son activité de photographe indépendante depuis 2002. Elle partage son temps entre recherches personnelles et commandes pour la presse, l’édition, collectivités, créateurs et diffuseurs.

photographie : Laure Ledoux / Graphisme : Département de la Seine-Maritime, Direction de la Communication et de l’Information Perroquet amazone emprunté par Gustave Flaubert au muséum d’histoire naturelle de Rouen pour la rédaction d’Un cœur simple, dépôt du muséum au musée Flaubert et d’histoire de la médecine. Le Musée Flaubert et d’Histoire de la Médecine, Réunion des Musées Métropolitains.

CABOISETT

collectif artiste - caen

OSEZ FLAUBERT ! 1er > 20 OCTOBRE 2021 terresdeparoles.com

Terres de Paroles est financé par :

Un festival labellisé :


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GUILLAUME HUE

PIERRE GENTES

galeriste – rouen Briseur de laisse (même longue), animateur de la plus grande galerie de la rue Bouvreuil à Rouen où s’ébrouent les artistes artisans d’un art qui n’est surtout pas le fruit d’une gestuelle hasardeuse, Pierre partage l’essentiel avec la revue MICHEL : le fondamental du regard et de l’échange.

ÉMELINE GIARD

écouché-lesvallées (orne) Émeline aime aller à la rencontre, savourer les découvertes, et, à travers les mots qui s’invitent, partager ces cueillettes. Elle aime aussi profondément son territoire : l’Orne.

FRÉDÉRIC GRIMAUD

photographe évreux En numérique ou en argentique, Frédéric cherche à associer idée et esthétisme. Il photographie l’Humain mais aussi ses peurs, ses angoisses et son bonheur. Instants d’histoires qui constituent la trame de ses images et s’entremêlent parfois avec la sienne.

enseignant rouen

Don Quichotte de salle de classe, Guillaume délaisse parfois le moulin à vent institutionnel pour noircir des pages… Des histoires, des portraits, et des papiers pour MICHEL.

TOM IRTHUM

éclairagiste rouen

Architecte défroqué dès son jeune âge, Tom agit ensuite comme éclairagiste de spectacles et en guise d’apothéose à sa carrière, publie Le regard du lampiste, propos sur la lumière (Beslon éditions).

MARIEHÉLÈNE LABAT

auteure photographe rouen Marie-Hélène mêle la photographie et la vidéo dans une démarche documentaire qui interroge la place de l’homme dans son environnement. Des quartiers en renouvellement urbain de la métropole rouennaise (où elle vit), au village tamberma de Warengo au Togo, des habitants du quartier Maison Rouge à Louviers aux musiciens acadiens du Québec, ses terrains d’exploration n’ont pas de frontière.

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

ISABELLE LETÉLIÉ

EMMANUEL LEMAIRE

auteur de bande dessinée – rouen Il débute par l’autoédition et le fanzinat, puis en parallèle de son emploi de bibliothécaire à Rouen, il publie sa première BD en 2010 : Si j’avais rencontré les Frères Lumières Il vient de publier Ma voisine est indonésienne, (Delcourt, 2021)

PIERRE LEMARCHAND

auteur - rouen

Parallèlement à son activité dans une association humanitaire, Pierre Lemarchand est journaliste et écrivain rock. Il est l’auteur de plusieurs livres dont Karen Dalton, le souvenir des montagnes (Camion Blanc, 2016) et Nico The End… (Densité, 2020), ainsi que producteur de l’émission de radio Eldorado. Aux côtés de Dominique A, il impulse dans sa ville, Rouen, le collectif « Des Liens », qui entend lutter contre l’exclusion culturelle.

ANDREAS SIRCH

auteure – journaliste le havre

photographe paris

Le Havre et l’écriture sont les deux passions principales d’Isabelle. Elle les entrecroise depuis de nombreuses années au travers d’ouvrages documentaires, de fictions romanesques, d’articles, ou encore d’ateliers d’écriture.

dessinateur rouen

Né à Kirchheim, il travaille depuis 1990 en tant que photographe indépendant. Aujourd’hui, Andreas se consacre principalement à la photographie publicitaire ou institutionnelle. www.andreassirch.com

Paatrice sait lire, écrire et dessiner. http://paatrice. canalblog.com/

JEAN PIERRE SAGEOT

JENNIFER MACKAY

artiste - rouen Écrire des dessins, broder des histoires, créer des espaces de poésie. De fil en aiguille, Jennifer crée du lien pour donner du sens à l’existence… www.mackayjennifer. com

PASCALE MARCHAL

poète, anartiste, duchampienne rouen Elle écrit dans un souffle, en état second, au gré du roulis et du tangage. Le bateau de Pascale l’entraîne au lointain des brisées et des siècles, au large des océans : elle fend les rythmes et les flots, les mots et les images, sans ratures et sans repentirs : libre ! https://pascalemarchal. wordpress.com

PAATRICE MARCHAND

ÉMERIC OUTREMAN

artiste - le havre Peintre et graphiste issu d’une formation universitaire à la Sorbonne, Émeric est toujours en quête d’aventures et d’expériences nouvelles. C’est un touche à tout inconséquent dont les illustrations proposées pour ce numéro proviennent d’une série de grands formats, à la peinture à l’huile, consacrée au portrait.

RAPHAËL PASQUIER -

journaliste caen

Journaliste multimédia et amoureux de radio. Raphaël aime raconter des histoires vraies : : inspirantes, éclairantes, déconcertantes…

photographe rouen

Attentif à l’humain sous toutes ses formes et aux mondes dans lequel il évolue, Jean-Pierre inscrit l’intériorité de ses sujets au cœur de ses images. Sensible à la densité des êtres et à leur ancrage dans l’espace, il tente de restituer l’authenticité fragile des instants partagés.

LAURE VOSLION

journaliste rouen Elle est tombée amoureuse de la littérature avant même de savoir lire, vers l’âge de 9 mois. Après un DEA de littérature comparée, Laure se tourne vers le journalisme et la presse écrite, domaine où elle exerce, en Normandie principalement, depuis plus d’un quart de siècle.


LE CENTRE ABBÉ PIERRE - EMMAÜS ET LA HALLE SAINT PIERRE PRÉSENTENT

LE GÉNIE DES MODESTES

GUY BERAUD JENNIFER MACKAY G. & N. CREPEL Mme & M. GORGÔ

ESTEVILLE EXPOSITION DANS LA FILIATION DE L’ART BRUT DU 1ER MAI AU 31 OCT 2021 (TLJ 10H-18H)

CENTRE ABBÉ PIERRE - EMMAÜS 76690 ESTEVILLE WWW.CENTRE-ABBE-PIERRE-EMMAUS.ORG

ENQUÊTE · REPORTAGE · DÉCRYPTAGE · INTERVIEW

La Normandie mérite son journal d’investigation ! LE POULPE EST DÉSORMAIS UN MÉDIA NORMAND DE PRESSE ÉCRITE, PAYANT ET TOTALEMENT EN LIGNE, BASÉ SUR L’ENQUÊTE, LA RÉVÉLATION ET L’EXCLUSIVITÉ. Raison d’être. Proposer et défendre l’investigation en Normandie, un genre journalistique souvent aux abonnés absents dans les medias locaux et régionaux. Le Poulpe préfère toujours l’information qui éclaire à l’actualité qui submerge. Et puisque tout n’est malheureusement pas rose dans notre belle Normandie, il aime verser dans la polémique et se mouiller dans des débats sulfureux. A son humble niveau, il entend jouer un rôle de contre-pouvoir. Il s’agit aussi, doux rêve, d’endiguer la défiance généralisée qui touche aujourd’hui les journalistes. S’il se

LEPOULPE.INFO

FREDERIC HEGO FABIEN CHEVRIER MELANIE DUCHAUSSOY CLOVIS PIERRE GENTES PASCAL HERANVAL MIGUEL SOSA EMILIE THOMAS MARGAUX SALMI RAPHAËLE DE GASTINES MELISSA TRESSE PIERRETTE CORNU FRANCOIS AUDEMAR NICOLAS GASIOROWSKI LIONEL LESIRE

75 rue Bouvreuil 76000 Rouen

L’oeuvre n’a pas de date de péremption l’artiste oui consommez-le vivant


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OURS

OÙ TROUVER MICHEL ?

La revue MICHEL est conçue et réalisée par l’association éditions Lapin rouge. Le contenu est décidé par le comité de rédaction, auquel s’adjoint le conseil d’administration de l’association.

NUMÉRO CINQ AUTOMNE 2021 ISSN 2492-8372 ISBN 979-10-92522-10-5 Dépôt légal : sept. 2021 Directeur de publication : Xavier Grandguillot Rédactrice en chef : Florence Deguen Coordination générale : Guy Foulquié Comité de rédaction : Emmanuel Blivet Laëtitia Brémont Florence Deguen Anna Fouqué Guy Foulquié Xavier Grandguillot Direction artistique et mise en page : Xavier Grandguillot Illustration de couverture : Gaël Dezothez Impression : Corlet imprimeur 14110 Condéen-Normandie

MERCI AUX CONTRIBUTEURS qui ont développé les contenus de ce numéro et ont tous accepté de travailler bénévolement. MERCI à Patrick Galais, aux annonceurs, aux lecteurs impliqués, aux bénévoles, aux amis, aux copains, aux familles qui nous accompagnent et nous soutiennent. MICHEL est collaboratif. MICHEL a besoin du soutien de tous ceux qui croient au partage, à l’intelligence et à la joie. MICHEL est une publication éditée par l’association éditions Lapin rouge 52, rue Saint-Jacques 76600 Le Havre Président Guy Foulquié Trésorière Laëtitia Brémont Tous droits réservés contact@michel-larevue.fr www.michel-larevue.fr

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

EN NORMANDIE LIBRAIRIES ET LIEUX PARTENAIRES

ALENÇON L ibrairie Le Passage A RGENTAN L ibrairie La Curieuse — Librairie Demeyere AVRANCHES M ille et une pages — Café associatif le Ti’Boussa B AYEUX M etropolis BUCHY l ibrairie Autres Rivages C AEN Le Pavillon — L’Artothèque — La Bibi — Librairie Guillaume — Au brouillon de culture — Librairie Eureka Street — Comme un cheveu sur la soupe C HERBOURG L ibrairie Ryst — Club Dinette DEAUVILLE L ibrairie du marché DIEPPE L e Plumier — La Grande Ourse E LBEUF L a Pléiade E U L’encre marine E VREUX Librairie L’oiseau Lyre FALAISE L ibrairie du Conquérant FÉCAMP Le Chat Pitre — Librairie Banse — Musée des Pêcheries GRANVILLE l ibrairie le Détour HONFLEUR À plus d’un titre L’AIGLE D es mots dans la Théière L E HAVRE C oiffeur Torture Garden — La Galerne — L’air du Thé — Le Tetris — Le Zazou Bar — Mascarade galerie LOUVIERS Q uai des mots MONDEVILLE T héâtre de la Renaissance M ONT-SAINTAIGNAN L ibrairie Colbert — OUISTREHAM L ibrairie Des vagues et des mots P ONT-AUDEMER L ibrairie Mille Feuilles ROUEN Au Grand Nulle Part — Echelle Inconnue — Galerie 75 — Maison de l’architecture — Le Café de l’Époque — librairie BD Funambules — Librairie l’Armitière — Librairie le Lotus — Galerie Point Limite S AINT-LAURENT-DE-TERREGATE L ’autre café S AINTLÔ Art Café — Les Racontars S AINTE-ADRESSE L e Chat Bleu T ROUVILLE l ibrairie La Petite marchande de prose V ERNON La Compagnie des Livres V EULES-LES-ROSES L a Quincaillerie Y VETOT L ibrairie la Buissonnière

COMMANDER MICHEL ?

Les anciens numéros sont en vente au prix de 10 € sur commande dans les librairies de Normandie ou sur le site michel-larevue.fr

10 €

LES ANCIEN S NUMÉROS


EXPO ! ACToIinOe nNormand

Le patrim cinéma au

1.08.22

- Conception : Tartière Graphisme

|2 18.12.21

musee-de-normandie.caen.fr 02 31 30 47 60

Illustration :

Visites et animations au musée et au château toute l’année


MICHEL A RT, C ULT URE & SOCIÉ TÉ EN NOR MANDIE

Vous avez lu ? Ça vous plaît ? Vous souhaitez participer à l’aventure ?

MAINTENANT VOUS POUVEZ… COMMANDER Proposez MICHEL à votre organisme, collectivité, entreprise : un beau cadeau que votre structure pourra faire à ses visiteurs.

ADHÉRER Adhérez à l’association Éditions Lapin Rouge qui édite MICHEL : 15 € par an pour affirmer votre adhésion à nos objectifs et participer à l’avancée du projet.

CONTRIBUER Écrivez, photographiez, dessinez… Le prochain MICHEL se prépare déjà : vous avez des idées, des suggestions ? C’est le moment.

RENCONTRER Organisez des rencontres avec des membres de l’équipe de MICHEL dans les lieux que vous fréquentez. Nous proposons des débats autour de la thématique ou d’autres sujets dans les différents lieux de diffusion… et ça peut s’étendre.

COLPORTER Emportez dans votre besace un paquet de 3, 5 ou 10 MICHEL que vous vendez en direct auprès de vos tontons et amis qui ne vont pas en librairie, ou que vous offrez à vos cousins et copains.

CONTACTER MICHEL www.michel-larevue.fr contact@michel-larevue.fr MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER


Théâtre Musique Danse Jeune public

Saison 2021-2022

Pleins feux

letincelle-rouen.fr

3, quai Capitaine Jean Recher 76400 Fécamp 02 35 28 31 99 - musee@ville-fecamp.fr

Conception graphique et impression : DuranD Imprimeurs - Fécamp

Théâtre(s) de la Ville de Rouen


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MI C HE L E ST M ON AM I — ÉPISODE V —

UNE TRITURATION DE JEAN-PIERRE TES ET GF ÉPISODE PRÉCÉDENT Michel s’est trouvé un acolyte polonais amoureux de la Normandie. Pour échapper à un casting scabreux, ils atteignaient le bout d’un quai douteux et crurent à un bateau… Mais comment habiter dans cette histoire loufoque ?

À chaque numéro l’équipe de MICHEL, invite ses lecteurs à poursuivre cette histoire. Un cadavre exquis littéraire ouvert à toutes les plumes. Si l’aventure vous tente, contactez MICHEL !

MICHEL NUMÉRO CINQ — HABITER

Derrière la porte métallique qu’ils poussèrent dans une pluie de rouille et dans un horrible hurlement de gonds, Michel et Pavel n’entendaient plus que leurs cœurs. Quelques rares traits acérés de lumière perçaient une tôle rongée et atténuaient la pénombre. Nul mouvement, si ce n’est celui de courants d’un air chargé de remugles. Un immonde couloir au carrelage gluant de mousse les mena vers un escalier. Un affreux dilemme s’empara d’eux. Monter ou descendre ? Dans cette exploration ils oublièrent une règle majeure de ce qui commençait à ressembler à de l’Urbex : ne pas se séparer. Ils décidèrent de tenter les deux voies. Alors que Pavel descendit, notre héros au nom si doux monta — ignorant qu’il n’allait jamais revoir son compagnon d’un chapitre. Une senteur âcre tirait Michel vers le haut. Il déboucha sur une immense salle glacée au toit crevé. Au sol on devinait une allée, rectiligne, entre ce qui ressemblait à des sarcophages blafards où l’on devinait des plaques aux commémorations passées. Pavel ne répondant pas, Michel était très seul désormais dans ce cimetière abandonné. La brise nauséabonde l’accompagnait tandis que le plafond effondré laissait entrevoir une lourde traînée noire. Il commença à dériver d’une allée à l’autre, zigzagant entre les tombes, s’arrêtant devant de gigantesques mausolées portant des noms de maires, d’industriels, de notables oubliés, collant son nez aux vitraux de véritables chapelles au béton fissuré mais aux portes blindées interdisant autant l’intrusion que la sortie, peut-être même plus la sortie… L’odeur était de plus en plus gênante. Effluves d’hydrocarbure, elle semblait monter des tombes où l’on distinguait de sombres taches noires, brillantes, gélatineuses. Et la brise qui parcourait elle aussi les allées s’amplifiait et démultipliait les sensations olfactives. Parmi les noms encore lisibles sur les pierres soudainement il déchiffra… Gustave Fl… le reste était effacé. Gustave, carrément, c’était donc qu’il était arrivé au Monumental, à Rouen même, comme télétransporté. Et en effet, le jour pointait. On commençait à entrevoir la flèche de la cathédrale, toute emmaillotée de son grand pansement blanc, comme un doigt désignant un long nuage noir. Un fort vent poussait Michel sans répit. Il était temps de trouver un abri. Avisant une sortie, il vit un camping-car qui manœuvrait, courut à la portière demander à l’accorte conductrice s’il n’y aurait pas une petite place… que nenni elle accéléra. Derrière elle des caravanes s’ébranlaient aussi, tous fuyaient le nuage. Ne resta visible qu’une cahute avec de la terre glaise et des troncs d’arbres, ouverte à tous les vents désastreux qui devenaient tempête. Négligeant cette référence littéraire1, il courut, sautant, bondissant vers le couvert des bois où le scrutaient où le couvaient déjà les yeux de la harde de ceux qui allaient devenir ses nouveaux amis, des chevreuils. Michel dans ses nombreux moments de solitude n’était qu’amabilité et sociabilité, fût-elle forestière. Mais il avait trop besoin d’un abri, d’un havre, d’un lit pour se reposer de ses fulmineuses aventures. Allait-il trouver dans les bois le toit qui lui faisait tant défaut ? Vous le saurez en lisant peut-être les prochaines aventures de Michel. À SUIVRE…

1

Facile, l’auteur est presque cité plus haut



4

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ÉDITION

PAIX MONDIALE ET SÉCURITÉ GLOBALE : COMMENT GOUVERNER LA PAIX ? CONFÉRENCES, DÉBATS ET VILLAGE POUR LA PAIX

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