Jean-Marc Montaigne
Histoire(s) de Seine-Maritime
numéro 1 mai 2006
D’ici… à la terre du Brésil
D’ici… à la terre du Brésil
Détail de la carte de la Normandie de Jolivet de 1545. Clichés BNF
Dieppe
Rouen
Fécamp
Les villes du département, mentionnées dans les contrats de voyages maritimes pour le Brésil Quevillon
Saint-Valery-en-Caux Le Havrede-Grâce Vatteville-la-Rue Jumièges
Harfleur La Bouille
Clichés ADSM
Saint-Pierre de Manneville
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Caumont
Carte de 1547 de la partie nord-est du Brésil dans l’atlas dieppois
Éditorial par Jean-Yves Merle Conseiller général du canton de Notre-Dame-deBondeville. Vice-président chargé de la culture, du patrimoine et du tourisme
L’année dernière, on a beaucoup parlé en France, du Brésil. À l’inverse, on parlera bientôt beaucoup de la France au Brésil et, notamment, des précurseurs dans les échanges que furent les nombreux navigateurs d’ici. « D’ici », ce sont les villes et villages, de ce qui deviendra la Seine-Maritime, et qui furent témoins de ces voyages lointains et aussi pourvoyeurs de marins audacieux. « D’ici à la Terre du Brésil », c’est une phrase qui revient à la Renaissance dans tous les contrats maritimes évoquant ce pays, à peine découvert, du Nouveau Monde. Quelques siècles plus tard, ça et là, souvent de façon inattendue, on redécouvre des fragments de mémoire de ces voyages aventureux, qui sont, pour beaucoup, réunis dans les pages qui suivent. Cette plaquette, premier numéro d’une série destinée à révéler de multiples « Histoire(s) de Seine-Maritime », revient donc sur un épisode peu connu de notre histoire, celle des gens d’ici et de la Terre du Brésil.
« Vallard ». Sur cette carte, comme sur beaucoup d’autres à cette époque, le nord est encore figuré au sud. Cliché Huntington Library
Ci-contre : ligne de texte d'un contrat maritime : « À la terre du Brésil »
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D’ici… à la terre du Brésil
Puisque la Terre est ronde…
Longtemps le Brésil fut considéré comme une île, délimitée par ce qui se révélera, plus tard, être les estuaires gigantesques des fleuves « Maranhao » et Plata. C’est le cas sur ce détail d’une carte de 1542 du Dieppois Jean Roze. Cliché British Library
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À la Renaissance, l’idée s’affirmant que la terre puisse être ronde, inspire la possibilité de nouvelles routes, cette fois maritimes, vers l’Extrême Orient et ses richesses. Jusque-là, c’était par caravanes terrestres que les épices, les pierres précieuses, les soieries, les teintures, les parfums parvenaient aux rivages de la Méditerranée et de là à Venise, pour être ensuite redistribués dans toute l’Europe. Malgré des prix exorbitants, la demande pour toutes ces « nouveltés » est alors énorme et permet la constitution chez les marchands d’immenses fortunes. L’appât du gain va ainsi encourager Espagnols et Portugais à accéder à l’Asie, soit en contournant l’Afrique, soit en navigant droit vers l’ouest à travers l’océan Atlantique, sans imaginer cependant l’existence d’une barrière : le continent américain. Explorateurs et premiers découvreurs, ceux-ci se partagèrent en 1494, avec la bénédiction du Pape, le Nouveau Monde. Aucun autre pays européen n’avait désormais le droit de s’y rendre. Ainsi le futur Brésil, découvert en 1500 par le Portugais Cabral se trouva intégré à la zone d’influence portugaise,
France
Océan Atlantique Nord
Brésil
Bahia Rio
tandis que le reste de l’Amérique revint aux Espagnols. Cette confiscation des Terres Nouvelles déclencha l’opposition violente des Normands ; « Os Normandios », cette expression qui apparaît dans les plaintes répétées des Portugais au Roi de France, désigne les marins issus du littoral du Pays de Caux, de Dieppe au Havre, et des rives de la Seine, de Rouen à Honfleur, prêts à combattre pour défendre la liberté des mers et du commerce. Aussi, moins d’une quinzaine d’années après Christophe Colomb, ils tentèrent eux aussi la « grosse aventure » vers ce nouveau continent et notamment les côtes de l’actuel Brésil.
Saisir la nouvelle donne du commerce maritime Pour pouvoir s’aventurer au Nouveau Monde encore fallaitil détenir les moyens financiers importants que nécessite une expédition maritime. A la différence du Portugal où le commerce maritime était facilité et soutenu par le Roi, ici les négociants ne durent toujours compter que sur eux-mêmes. Souvent, ils avaient de plus, à se défendre d’initiatives diplomatiques désastreuses du pouvoir royal leur interdisant périodiquement d’armer pour le Brésil. Les capitaux amassés à Rouen et à Dieppe dans les négoces tels la laine, le sel, le poisson ou le vin, la présence d'importantes communautés espagnoles et italiennes, relais familiaux à Rouen des grands marchands de Séville ou des banquiers lombards, favorisaient les initiatives marchandes. La situation géographique de ports tels Dieppe et Fécamp en relation maritime avec Londres, Bruges ou Anvers, la démographie dynamique, Rouen est alors la deuxième ville du royaume, et la proximité
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de Paris, tout ceci permettait d’absorber ou de constituer tous les types de cargaisons. Armer un bateau pour le Brésil était une opération très coûteuse car à la fourniture du navire équipé de voiles et cordages s’ajoutaient les gages de l’équipage, de nombreuses pièces d’artillerie pour attaquer ou se défendre, une cargaison pour le troc, des vivres pour six mois et parfois, ce qui fut inventé à cette époque, une assurance. C’était aussi une opération très risquée à cause des dangers de la mer et des possibles rencontres avec des pirates ou des Portugais. Aussi, un affrètement impliquait-il les apports de plusieurs associés se partageant les risques, mais aussi les profits éventuels qui pouvaient atteindre 500 % !
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01. Marchands sur un quai à l’arrivée d’une nef. Détail de l’enluminure accompagnant un « chant royal » du navigateur Dieppois Jean Parmentier en 1527. Cliché BNF 02. A Saint-Valery-en-Caux, la demeure de Guillaume Ladiré, appelée Maison Henri IV, bien que construite en 1540. L’ornementation fait la part belle aux thèmes issus du Nouveau Monde. 03. Vue du XIXe siècle de l’intérieur du manoir de Jehan Ango, richissime armateur et gouverneur de Dieppe. Ici, à Varengeville le décor est exclusivement italien contrairement à sa demeure dieppoise, aujourd’hui disparue, qui offrait des représentations liées à l’outre-mer. Cliché ADSM 5
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Une « logistique » innovante adaptée à l’Atlantique
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Traverser l’océan atlantique nécessita à cette époque de faire évoluer la construction des navires pour les rendre plus résistants aux grandes tempêtes, pour en augmenter la capacité de charge et aussi la vitesse. Mâts, voiles, châteaux furent alors multipliés et les formes devinrent moins rondes et plus allongées. Sur le littoral ou disséminés le long de la Seine, notamment à Vatteville, les chantiers navals se fournissaient en bois dans les forêts voisines et n’hésitaient pas à recruter des maîtres charpentiers en Europe du Nord, en Italie ou au Portugal. L’augmentation du tirant d’eau des navires rendit bientôt difficile leur accueil par les petits ports naturels de la Seine ou de la côte. Les navires devaient être alors allégés d’une partie de leur charge au moyen de barges, c’était ainsi le cas pour les nefs remontant à Rouen.
Aussi la construction d’un port plus adapté aux navigations outre-mer fut-elle décidée dès 1517, et c’est ainsi que naquirent le port et la ville nouvelle du Havre-de-Grâce.
Demander son chemin au soleil et aux étoiles Avec la navigation interocéanique, pour les pilotes, capitaines et marins tout était à découvrir, comme les vents dominants ou les courants marins, et à assimiler, notamment les nouveaux outils de la science nautique, arbalestrille, tables de déclinaison, etc. Jusque-là, que ce soit dans la Manche ou la Méditerranée, les marins n’étaient jamais très éloignés des côtes et pouvaient alors naviguer à vue, « à l’estime ». Mais traverser l’océan Atlantique pour aller au Brésil pouvait prendre trois mois, pendant lesquels comme l’indique un fameux pilote Dieppois, Germain Sorin « les navigans de la mer de ponent, ils
01. Détail d’un des premiers plans du Havre, dessiné par le pilote Jacques De Vaulx, sur lequel apparaît la grande place dite Marché des cannibales en référence à la côte nord du Brésil. Cliché BNF 02. Détail d’un plan de Dieppe de 1575, avec la jetée en bois et l’église Saint-Jacques. 03. Navires ancrés sur la Seine à Rouen, détail du Livre des fontaines de Jacques Lelieur en 1525. 03
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04. Rare navire sculpté du XVIe siècle dans l’église de Veules-les-Roses. 05. Graffito d’une grosse nef gravé dans l’église Saint-Jacques de Dieppe. 06. Le navire La Roumaine, détail d’un vitrail de 1528 de l’église de Vatteville04
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la-Rue.
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07. Couverture du magnifique traité de science nautique, composé au Havre par Jacques de Vaulx, en 1583. Ce manuscrit rassemble tout ce qui convient pour bien et sûrement naviguer par le monde. 08. Détail d’une planche sur les roses des vents du manuel de Jacques de Vaulx. 09. L’art de construire les cartes selon 07
de Vaulx. Clichés BNF
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01. Détail d’une carte à mécanisme du traité de Jacques de Vaulx centré sur le nord du Brésil. 02. Deux détails du « routier » dit « Cordier » précisant les hauteurs en latitude du Brésil et de points particuliers comme Rio de Janeiro et le cap de Fry. Cliché BNF
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Dieppe et Le Havre furent les deux pôles principaux où se constitua la science nautique en France. 03
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03. Dans l’église de Varengeville, un des marins sculptés sur les piliers en grès. 04. Visage de marin sculpté dans l’église de Veules-les-Roses, un perroquet jaune pour les Indiens. 05. Détail d’un vitrail de l’église de Neuville-les-Dieppe figurant deux marins à bonnets rouges. 06. Marin à barbe rousse d’un vitrail de Jumièges. Cette caractéristique permettait aux Indiens de les distinguer des marins portugais à barbe noire. 8
fault qu’ils demandent leur chemyn au soleil et aux estoilles et qu’ils usent des instruments dastrologie ». Au milieu de l’océan, tracer sa route, faire le point quotidiennement en latitude, tenter d’évaluer les distances en longitude, nécessitait désormais pour le pilote de maîtriser impérativement des connaissances nouvelles notamment mathématiques et astronomiques. Dieppe et Le Havre furent les deux pôles principaux où se constitua la science nautique en France. Au début elle le fut à partir des connaissances soutirées aux Portugais, puis par les échanges d’informations et d’expériences rapportées par les pilotes et
mises à jour à chaque retour de navire. Élite scientifique et humaniste, les pilotes étaient parfois aussi poètes comme les frères Parmentier ou Pierre Crignon de Dieppe ; ou excellents cartographes comme Guillaume Le Testu, au Havre, qui ne dédaignait pas cependant un peu d’aventure en compagnie du pirate anglais Drake, ce qui lui coûta la vie en tentant de piller un chargement d’or espagnol à Panama.
Partir au Brésil, ni vu, ni connu… Une fois les capitaux rassemblés pour armer le navire et le pilote
engagé, il appartenait au capitaine ou maître de navire de recruter un équipage – dont un tiers en moyenne succomberait en route – prêt à affronter les tempêtes, le scorbut et les Portugais. Car ceux-ci ne restaient pas inactifs pour défendre leur chasse-gardée, en Afrique comme au Brésil. Ils entretenaient ainsi un réseau d’espions dans les ports, notamment à Dieppe, pour être tenu informés des préparatifs de départ et essayer de les interrompre, soit par voie diplomatique, soit en envoyant des flottes de guerre couler les navires empruntant les routes maritimes interdites. Archivés, ces rapports d’espions de Lisbonne, mais aussi de Venise, sont aujourd’hui les premières sources sur l’histoire de ces voyages qui essayaient de se faire discrets…
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07. Représentation d’une partie de la Terre dans Jacques de Vaulx. Puisqu’elle est ronde, elle ne peut être nommée en Pays de Caux autrement que Figure de la pomme… Cliché BNF 08. Scène de combat naval, sur ce vitrail de l’église de Villequier.
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Un chassé-croisé permanent le long des côtes Les contrats maritimes, les archives diplomatiques, un « routier » rouennais encore conservé, les lettres des missionnaires jésuites portugais au Brésil, quelques
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Si les Portugais baptisaient leurs possessions territoriales
d’assimiler l’Amérique au Brésil. Ceci est visible ici, sur cette
de noms religieux, ainsi la « Terre de la Sainte Croix » pour
carte de 1550, réalisée à Arques, par Descelliers.
le Brésil, les navigateurs d’ici, sans doute plus mécréants
Les cartes du Brésil réalisées au Havre et à Dieppe, il en reste
ou plus pragmatiques, ne parlaient eux que de « Terre du
une petite trentaine disséminées de part le monde, sont
Brésil », du nom de l’arbre trouvé en grande abondance
d’une richesse ethnographique exceptionnelle. Dans ces
dans les forêts du littoral. À en croire les premiers historiens
deux villes, les enlumineurs étaient en contact direct avec
brésiliens l’habitude normande l’emporta, ce que déplore
les navigateurs et pouvaient ainsi dessiner d’après leurs
par exemple, vers 1560, le chroniqueur João de Barros :
descriptions, sans dérives « artistiques ». Après la disparition
« changement inspiré par le démon, car le vil bois qui teint le
des cartes portugaises brûlées dans le tremblement de
drap en rouge ne vaut pas le sang versé pour notre salut. »
terre de Lisbonne en 1755 et le massacre des Indiens, les
Une habitude qui dure maintenant depuis cinq siècles…
témoignages normands deviennent de première importance
Une autre habitude, qui dura jusqu’au XIXe siècle, était
sur les sociétés primitives du Brésil. Cliché British Library
cartes marines et récits de voyages, nous révèlent les principales zones d’atterrissage des navires d’ici au Brésil : la côte nord appelée Côte des Cannibales, et surtout la côte est, la Terre du Brésil, entre Recife et Bahia ou plus au sud le Cabo Frio et Rio. Les « Ports aux Français » changeront d’implantation, tout au long du XVIe siècle, en fonction de rapports de force militaires qui n'étaient pas toujours favorables aux Portugais.
Des « Sauvages » d’un commerce agréable Contrairement aux Portugais qui s’intéressèrent à la mise en valeur des terres agricoles pour la culture de la canne à sucre, les Normands n’avaient pas de visées coloniales au Brésil, n’ayant d’autre projet sur place que d’effectuer du commerce de troc. Il faut dire que le Brésil, à la différence des Indes orientales qui regorgeaient de tout ce dont rêvait l’Europe, s’était montré décevant en termes de ressources : peu de poivre, pas d’or, pas de soie… Néanmoins, le peu qu’on y trouvait pouvait s’échanger facilement, contrairement aux épuisantes tractations nécessaires en Asie. Passées les surprises de la rencontre (essayons d’imaginer un marin cauchois face aux Tupinambas, des « Sauvages » nus
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01. Détail de la première carte de la baie de Rio par le Dieppois Jacques de Vau de Claye. Ce qui deviendra le célèbre Pain de sucre était alors appelé par les marins d’ici Pot à beurre… Cliché BNF 02. Détail d’une carte de l’atlas du Dieppois Jean Roze, représentant une scène de troc sur le littoral brésilien. Cliché British Library
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03. Perles de verre incorporées à un manteau de plumes des Indiens Tupinamba. 04. Détail d’un « dictionnaire » de conversation annexé au routier dit « Cordier ». À l’usage des marins il contient en langage Cauchois et Indien, de quoi alimenter un dialogue fort convivial.
Cliché BNF
05. Détail d'une Sauvageresse sur une carte de Le Testu. 06. Unique représentation sculptée d’une sauvageresse, tenant dans une main un miroir obtenu en troc, dans l’église de Veules-les-Roses. 07. Mention dans un contrat de l’embarquement de Jean Blondel truchement demeurant en cette ville de Rouen. 11
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01. Indiens transportant le bois de braise. Détail d’une carte de Guillaume Le Testu. Cliché SHAT
02. Fleurs du « Pau-brasil ». 03. Détail de l’écorce très particulière de l’arbre. 04. Un des rares « Pau-brasil », bois de braise, dans le parc botanique de Rio. Cet arbre aujourd’hui très rare est interdit à l’abattage.
Des cargaisons hétéroclites et insolites
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et anthropophages…) les navigateurs semblent avoir apprécié très vite l’hospitalité des Indiens et plus particulièrement celle des Indiennes, au point de se fixer dans les tribus, après avoir déserté des bateaux. De plus, de jeunes enfants d'ici étaient souvent amenés et laissés sur place, pour apprendre la langue et devenir de futurs « truchements », c’est-à-dire des interprètes, « correspondants locaux » des armateurs. Les marins proposaient à l’échange, du verre, façonné en miroirs ou en perles, de l’acier sous forme de couteaux, de haches ou d’hameçons, des textiles divers, produits qui, même de peu de valeur ici, représentaient alors le sommet de la technologie européenne. On comprend pourquoi les Indiens n'hésitaient pas à se moquer des Normands qui affrontaient de si grands périls pour des plumes, des troncs d’arbres, du coton, des animaux…
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Tous ces produits, sans valeur à l’ouest de l’océan en acquéraient cependant beaucoup, une fois acheminés ici. Ainsi ce coton si facile à filer et si pratique pour les mèches des bougies, ces plumes aux couleurs si vives, dont raffolent les élégants seigneurs
de la Renaissance pour orner leurs chapeaux, ces perroquets auxquels les marins apprennent quelques mots de français sur les navires, ces petits singes si recherchés à Paris ! Et puis, il y a aussi cette herbe étrange dont les navigateurs habitués du Brésil ne peuvent déjà plus se passer : le pétun des Indiens, rouleau de feuilles séchées que l’on enflamme et dont on aspire la fumée, qui deviendra vite le tabac au succès si controversé aujourd’hui…
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05. Conservés au musée départemental des Antiquités à Rouen, ces deux panneaux représentent l’abattage et le chargement à bord d’une nef du bois de Braise. Cliché Y. Deslandes / musée Départementaux de la Seine-Maritime
06. Bas relief de l’Hôtel de
L’or rouge du Brésil Mais par-dessus tout il y a le bois de braise, le bresil, un bois de teinture procurant un très beau rouge, importé à Harfleur et à Rouen depuis le Moyen Âge, en provenance de l’Extrême Orient via Venise. De mise en œuvre très facile, le bain était préparé à partir d’une simple décoction des billes réduites en poudre, la couleur obtenue avait cependant un grave défaut, celui de passer assez vite à la lumière. À une époque où le rouge était encore la couleur la plus appréciée, l’importation en grande quantité, depuis les côtes brésiliennes, de ce bois, permit, le prix ayant baissé, la teinture et reteinture régulière des vêtements… tout en les lavant. Le défaut n’était plus alors un problème.
Bourgtheroulde à Rouen, détail des coiffes à plumes de quelques 06
seigneurs de la suite royale. 07. Lorsqu’il signait un contrat maritime, le maître de navire Loys Thierry se représentait en train de fumer. C’était en 1543 et c’est sans doute la première image d’un fumeur. Cliché ADSM
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08. Détail des Ordonnances concernant les teinturiers de Rouen en 1359. Le bresil est déjà couramment utilisé à Rouen depuis le XIIIe siècle.
Cliché BNF
09. À défaut de représentation, pour cette époque, des cuves d’un atelier de teinturiers à Rouen, en voici la transposition religieuse (diable 08
compris) dans l’enluminure d’un « chant royal » du pilote dieppois Jean Crignon, Pourpre excellent pour vestir le grand roy. Le Brésil est également le thème d’autres « chants royaux », notamment celui de Jean Broyse, de Harfleur, Terre a bresil dont l’escarlatte est faicte. Cliché BNF
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À Nouveau Monde, idées nouvelles
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01. Cette sculpture utilisée en réemploi sur le linteau de porte d’une chaumière à Ermenouville, pourrait provenir d’un meuble Renaissance fabriqué à Dieppe ou à Rouen. 02. Toujours à Saint-Valery, ce très rare culte du soleil, alors farouchement combattu au Brésil par les premiers missionnaires jésuites portugais. 03. Dans l’église Saint-Jacques de Dieppe, détail de la frise des Sauvages figurant des Indiens du Brésil munis de leurs ornements de plumes. 04. Indien schématisé sur un pilier en grès de l’église de Veules-les-Roses. 05. Visage d’Indien, sculpté sur la maison Ladiré à Saint-Valery. Il possède des scarifications indiquant le nombre d’ennemis tués dans les combats.
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Les bateaux quittant le Brésil pour revenir ici, faisaient donc le plein de marchandises mais aussi d’idées et d’impressions nouvelles. La découverte d’un mode de vie différent favorisait comparaisons et interrogations, notamment sur l’organisation sociale, militaire et religieuse, sur le partage dans les tribus, l’absence de pauvreté, la solidarité. Dans une période où débutent en France les guerres de religion, le Brésil offrait des repères inattendus et instillait le doute sur la légitimité de pratiques de pouvoir considérées ici comme naturelles et éternelles. Il n’est donc pas surprenant que ce « choc des civilisations » ait laissé des traces dans le triangle Rouen-Dieppe-Le Havre. Car les souvenirs ramenés et racontés ensuite sur ce pays, ne l’étaient pas simplement par quelques voyageurs isolés, mais par des équipages entiers, du matelot au pilote, dans les tavernes comme dans les palais. L’Indien dans l’imaginaire n’est pas une brute barbare mais un être qui fascine, comme sa parure de plumes qui va en devenir le symbole. En le faisant sculpter sur la façade de sa demeure, l’armateur enrichi veut proclamer sa réussite, mais n’a pas honte d’en célébrer l’origine, la Terre du Brésil.
Une présence éphémère, riche de témoignages L’éloignement des populations normandes avec un Brésil, vécu pour certains, et imaginé pour les autres, diminuait parfois avec la venue à Dieppe, mais aussi à Rouen, d’Indiens ramenés sur les navires : les influences étaient donc à double sens. La fête « brésilienne » de Rouen, en séduisant le Roi, provoqua un vif intérêt pour le Brésil à Paris. À la cour, des visées colonisatrices se manifestèrent pour prendre le relais des relations d’échange. Après une tentative militaire et religieuse commandée par Villegagnon dans la baie de Rio, vite anéantie par les Portugais, ces
derniers décidèrent de déloger définitivement les Normands de toute la côte brésilienne. Après plusieurs batailles très dures dans différents ports, ce fut chose faite vers 1575 avec la prise du Cap de Fry. Selon le chroniqueur Rocca Pita, en partant de Recife les marins gravèrent sur les rochers : « Le monde va de mal ampis ». Déjà à cette époque ! Aujourd’hui, alors que cette histoire est oubliée et qu’ont disparu les ateliers de teinturiers, le bois de braise et les Cannibales, le promeneur de Dieppe ou de SaintValéry, dont le regard est attiré par de curieuses sculptures, est probablement plus intrigué que ne l’était le passant du XVIe siècle, qui pouvait parfois aussi croiser un Indien dans la rue.
En 1550, lors de l’entrée du roi Henri II à Rouen, de nombreux « spectacles » furent organisés à travers la ville, plus ou moins liés à l’Antiquité. Un peu à part, rive gauche, vers les Emmurées, un village brésilien fut reconstitué. Pour l’occasion, on avait réquisitionné tous les singes et perroquets se trouvant à Rouen et fait venir cinquante naturels sauvages freschement apportes du pays, auxquels s’étaient joints deux cent cinquante truchements et marins ayant fréquenté le pays au point d’en parler le langage. L’ensemble des « figurants » étaient nus (un premier octobre !), parés de plumes et la peau décorée du rouge de l’urucu. À l’évocation de la vie quotidienne dans le village, s’ajouta le simulacre d’un combat entre tribus ennemies et bien sûr l’abattage et le transport du bois de braise. Le spectacle obtint un grand succès auprès de la reine et des dames de la cour. On ne sut jamais ce qu’il advint des cinquante naturels ! 15
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Carte du Brésil de l’atlas du Havrais Guillaume Le Testu, 1556
Cliché SHAT
D’ici… à la terre du Brésil de Jean-Marc Montaigne Remerciements : Maria-Dulce Regis de Oliveira, Jacques Lévêque de Pontharouart Archives départementales de la Seine-Maritime : Xavier Laurent, Catherine Dehays, Didier Tragin, Eric Lévêque Département de Seine-Maritime : Isabelle Maraval, Catherine Scelles, Serge Martin-Desgranges. Crédits photos : ASI-Editions sauf mention contraire. Conception graphique et mise en page : L’ATELIER de communication Impression : Quebecor En couverture : détail de la carte du Brésil d’un atlas dieppois de 1547, dit atlas Vallard, représentant une scène de troc entre un marin et des Indiens. Cliché Huntington Library (Californie) supplément à Seine-Maritime le magazine
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Sculpture sur la maison Henri IV à Saint-Valery-en-Caux d’un Indien abattant du bois de bresil.