Michel Croguennec
Histoire(s) de Seine-Maritime
DU PAIN, DU TRAVAIL LES LUTTES OUVRIÈRES EN SEINE-INFÉRIEURE DE 1825 À 1936
numéro 2 décembre 2006
DU PAIN, DU TRAVAIL
Les grandes dates de la législation du travail 1803
Extension à tous les ouvriers de l’obligation du livret ouvrier.
1882
Scolarité obligatoire pour les enfants de six à treize ans.
1841
Loi fixant la durée du travail des enfants dans les ateliers à douze heures de douze à seize ans, à huit heures de huit à douze ans.
1884
Loi Waldeck-Rousseau accordant la liberté de création des syndicats.
1890
Suppression du livret ouvrier.
1892
Loi fixant la durée du travail des femmes et des enfants à dix heures.
1893
Loi posant les normes d’hygiène et de sécurité du travail.
1898
Loi sur les accidents du travail.
1903
Limitation pour tous de la durée du travail à dix heures par jour.
1906
Repos de 24 heures par semaine. Dimanche jour de repos obligatoire.
1910
création du code du travail.
1919
semaine de 48 heures.
1936
Accords de Matignon.
1848
1852
1864
1874
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Décret interdisant le marchandage et fixant la journée de travail à onze heures en province. Loi autorisant, sous certaines conditions, la création de sociétés de secours mutuel. Loi accordant la liberté de coalition. Reconnaissance implicite du droit de grève. Loi réduisant la durée du travail des femmes et des enfants. Création de l’inspection du travail.
Présentation d’une machine à vapeur fabriquée par les établissements rouennais Windsor lors de l’exposition nationale et coloniale de Rouen en 1896. Collection particulière
Éditorial par Jean-Yves Merle Conseiller général du canton de Notre-Damede-Bondeville. Vice-président chargé de la culture, du patrimoine et du tourisme
Il y a soixante dix ans le Front Populaire arrivait au pouvoir, c’est l’occasion pour nous, en cette fin d’année anniversaire, de retracer un siècle de luttes ouvrières dans notre département. Entre 1825 et 1936 la Seine-Maritime a connu, comme beaucoup d’autres départements français, de nombreux conflits sociaux. Il est important de se rappeler que les conditions de vie quotidienne des ouvriers de l’industrie naissante étaient absolument dramatiques et que le travail des enfants, monnaie courante jusqu’à la fin du XIXe siècle, s'effectuait en toute légalité. Victor Hugo se fera d’ailleurs le porte-parole de la cause enfantine, c’est lui qui inventera l’expression « droits de l’enfant ». Ce second numéro de la collection Histoire(s) relate cette période faite de revendications et de luttes souvent sanglantes pour simplement avoir le droit de vivre décemment. En mai 1936, l’arrivée au pouvoir du Front Populaire permettra des avancées sociales sans précédent : semaine de quarante heures, relèvement des salaires, congés payés, conventions collectives… Entre violence et espérance, défaites et victoires, la classe ouvrière a fait entendre sa voix, mais à quel prix ! C’est ce que nous raconte ce nouveau livret d’Histoire(s) en Seine-Maritime.
Photo du patron de la filature des Capucins posant avec son personnel à Sotteville-lèsRouen en 1895. Collection particulière
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DU PAIN, DU TR
LES LUTTES OUVRIÈRES EN SEINE-IN DE 1825 À 1936 L’INDUSTRIE EN SEINE-INFÉRIEURE AU XIXe SIÈCLE
Agricole par tradition, la SeineMaritime possède pourtant, dès le Moyen Âge, des centres de production industrielle importants répartis sur l’ensemble du terri-
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toire : drap de laine dans la région de Rouen, d’Elbeuf ou d’Harfleur, verre dans le pays de Bray, lin dans le pays de Caux, construction navale dans les principaux ports. Activités qui se diversifient encore un peu plus sous l’Ancien Régime avec la fabrication de papier à Maromme, d’horloges à Saint-
Nicolas-d’Aliermont, du travail de l’ivoire à Dieppe, du traitement des peaux à Saint-Saëns, de la production d’indiennes à Bolbec, de l’industrie de la pêche à Fécamp, Ouvriers de l’usine de produits chimiques Maletra à Petit-Quevilly au début du XIXe siècle. ADSM
AVAIL FÉRIEURE
du tabac au Havre… Introduit au début du XVIIIe siècle, le travail du coton devient en quelques décennies l’activité dominante dans le département faisant vivre près de cent mille agriculteurs-artisans qui produisent des cotonnades à bon marché. Cependant, à la veille de la Révolution française, ce paysage industriel commence à évoluer
En haut : intérieur d’une filature à la fin du XIXe siècle. ADSM
vers une concentration de la production dans les centres urbains situés dans les vallées au nord de la Seine, et une mécanisation des processus de production. Dans le domaine textile, l’introduction de métiers anglais pour le filage permet d’augmenter la production. L’utilisation de ces machines nécessitant un surplus d’énergie,
les moulins à eau utilisés depuis le Moyen Âge commencent à être complétés, au lendemain de l’Empire, par l’utilisation de la machine à vapeur comme force d’appoint. La filature va alors connaître un essor spectaculaire dans le département en passant de vingt-trois établissements en 1806 à deux cent dix en 1846. Dans la seconde
A gauche : l’usine et sa cheminée, deux symboles de l’industrialisation du département. ADSM Ci-dessus : déchargement de charbon dans le port de Rouen. ADSM
moitié du XIXe siècle, le renforcement de la mécanisation dans l’industrie textile incite au regroupement des activités de filage et de tissage au sein de vastes usines. Le travail du coton entraîne dans
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Action de la filature la « Foudre » à Petit-Quevilly. Collection particulière
son sillage le développement d’autres branches industrielles. La fabrication de machines destinées aux filatures et de machines à vapeur donne une formidable impulsion à l’industrie métallurgique. Durant la première partie du XIXe siècle se développent, près des centres de production textile, des entreprises de fonderie et de mécanique, en particulier dans les agglomérations rouennaise et elbeuvienne. Parallèlement, l’expansion des chemins de fer à partir des années 1840 se traduit par l’implantation, en 1845, d’importants ateliers de produc-
tion de matériel ferroviaire à Sotteville-lès-Rouen. La croissance du commerce maritime favorise, quant à elle, le développement de chantiers navals et de fabriques d’équipements pour navires en fer en particulier au Havre. Si l’essor de l’industrie textile, depuis le début du XIXe siècle, stimule l’industrie métallurgique, il permet également à la chimie qui fournit les mordants et les matières colorantes des tissus, de s’implanter dans la région rouennaise. À partir des années 1880, ce pôle chimique est renforcé par l’implantation dans la Basse Seine de distilleries de pétrole. Mais loin d’être linéaire, le développement industriel du département est ponctué tout au long du XIXe siècle de crises plus ou moins importantes touchant à peu près tous les secteurs. La classe ouvrière, produit de la révolution industrielle, est alors la première à souffrir de ces convulsions de l’économie qui entraînent fermetures d’usines et licenciements par milliers.
LES CONDITIONS DE VIE DES OUVRIERS L’essor industriel de la SeineInférieure s’accompagne de la mobilisation d’une abondante main-d’œuvre qui transforme l’arRèglement du travail de la filature La Ruche à Rouen au XIXe siècle. ADSM
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Vues de cités ouvrières au Houlme et à Oissel. ADSM
tisan des campagnes en ouvrier urbain étroitement spécialisé et confronté à des conditions de vie souvent effroyables. Les ouvriers employés dans les ateliers près de quinze heures par jour, et cela sept jours sur sept dans la première moitié du XIXe siècle, doivent supporter des environnements de travail pénibles : chaleur des verreries et des fonderies, poussières de coton dans les filatures, émanations toxiques dans les usines de produits chimiques, bruits assourdissants dans les établissements métallurgiques…
Livret de consignes destinées à prévenir les accidents du travail. Coll. part.
Ces conditions favorisent le développement de maladies professionnelles, auxquelles viennent s’ajouter les nombreux accidents liés à l’expansion des machines dans l’industrie. Enfin, la discipline de fer imposée dans les ateliers par les contremaîtres qui distribuent amendes et brimades, dont les enfants et les femmes sont les premières victimes, contribue pour beaucoup à assimiler l’usine à une forme de bagne. Le travail dans les établissements industriels connaît aussi de fortes disparités salariales selon les secteurs d’activités, la qualifica-
tion, tio on le sexe et l’âge. En 1848, le e salaire d’un ouvrier dans les le filatures de la région de Rouen varie de 1,92 à d 2,76 F par jour, celui d’une ouvrière de 1,08 à 1,36 F et d’un enfant de 0,50 à 0,75 F. celui d Si un couple d’ouvriers peut, sans trop de difficultés, vivre de ses gains, en revanche la présence de jeunes enfants dans un foyer pas encore en âge de travailler (avant 4-5 ans) est souvent perçue comme une catastrophe. Une hausse du prix du pain, base de la nourriture, une période de chômage ou une simple baisse des salaires suffisent alors à faire basculer la famille dans la misère et l’assistanat. Pour de nombreux ouvriers, les logements occupés sont souvent insalubres, exigus et dépourvus du moindre confort comme a pu le constater en 1840 le docteur Villermé dans son étude
effectuée sur les ouvriers des établissements textiles de la région. Sur le plan alimentaire, le tableau n’est guère plus brillant. La sousalimentation chronique, ajoutée à l’insalubrité des logements et à la dureté des conditions de travail, provoque des maladies comme la tuberculose ou la méningite qui participent aux taux de mortalité élevés de la population ouvrière. Misère sociale aggravée encore un peu plus par le fléau que constitue la forte consommation d’alcool et les phénomènes de violence qu’elle engendre. Prenant conscience de cette situation, certains patrons tentent, dans un élan de paternalisme, d’améliorer le sort de leur personnel. L’un des éléments les plus marquants de ces efforts passe par la construction de plusieurs dizaines de cités ouvrières à travers le département à partir des années 1880, ce qui apporte une réelle amélioration des conditions de vie. En contrepartie, les propriétaires des entreprises entendent s’assurer de la fidélité des travailleurs. Toutefois, si les conditions de vie et de travail du prolétariat dans son ensemble s’améliorent peu à peu au fil des décennies, c’est essentiellement grâce aux luttes que celui-ci va mener pour conquérir des droits et obtenir la juste rétribution de son travail. Ouvrières d’un atelier de confection travaillant sous le regard du contremaître au début du XXe siècle. ADSM
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DE L’ACTION ISOLÉE AUX MOUVEMENTS COLLECTIFS L’ h i s t o i r e d e s m o u v e m e n t s sociaux, liés à l’industrialisation, débute dès la fin du XVIIIe siècle lorsque les premières machines commencent à faire leur apparition dans la production textile. Afin de montrer leur hostilité à l’extension du machinisme qui se fait au détriment de l’emploi, certains ouvriers se livrent à des destructions de métiers à tisser et au saccage d’ateliers comme à Rouen en 1792. Ces manifestations de luddisme (action de destruction menée par les ouvriers contre les machines accusées de provoquer le chômage) vont pourtant rapidement faire place
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à des revendications concernant l’augmentation des salaires et s’accompagner des premières grèves. Durant les deux premières décennies du XIXe siècle, ces mouvements restent rares et isolés se heurtant à deux obstacles de taille : la loi qui interdit les arrêts de travail et les coalitions et l’absence de caisses de grève permettant aux ouvriers de se lancer dans des conflits prolongés. Mais l’augmentation et la concentration de la main-d’œuvre dans les fabriques vont progressivement entraîner l’essor d’une conscience de classe chez les ouvriers et inciter à l’unité d’action. L’un des premiers grands mouvements enregistrés dans le département a lieu pendant l’été 1825 dans la vallée du Cailly. Confrontés à la baisse des salaires, les
Symbole de l’organisation du monde ouvrier, la distribution de la soupe aux terrassiers grévistes à Rouen en 1910. ADSM
ouvriers de plusieurs filatures se mettent en grève et s’organisent pour réclamer une revalorisation de leur rémunération. Le caractère répétitif des crises au XIXe siècle (1830-1832, 1839, 1842, 1846-1850, 1857, 1863) qu’elles soient liées à la cherté des vivres provoquée par de mauvaises récoltes, à des raisons financières ou de surproduction, s’accompagne du licenciement et de la paupérisation de milliers d’ouvriers condamnés à la mendicité.
Réunion syndicale chez les dockers fort nombreux dans le département dans les années 1930. ADSM
Cette situation provoque la multiplication des manifestations et des grèves qui prennent généralement un tour violent. Les ouvriers, qui n’ont souvent plus rien à perdre, n’hésitent pas à s’en prendre physiquement à des patrons refusant pour beaucoup la négociation ou à s’attaquer aux usines comme en mai 1846 à Elbeuf. Au mois d’avril 1848, ce sont de véritables émeutes qui éclatent dans la cité elbeuvienne et à Rouen avec édification de barricades dans les rues. Si les grands centres industriels sont des foyers d’agitation importants, la campagne n’est guère épargnée en cette année 1848. Bellencombre, Fleury-surAndelle, Gueures, ou Tocquevilleen-Caux sont également touchés par des mouvements revendicatifs qui concernent aussi bien les ouvriers batteurs en grange que les papetiers ou les fileurs. Durant la période 1869-1871, la SeineInférieure assiste de nouveau à une multiplication de grèves dont
l’objectif est la hausse des salaires et la réduction du temps de travail. Mais comme souvent, ces mouvements ne débouchent que sur de très rares améliorations. À partir des années 1880, les classes populaires sont gagnées par une intense mobilisation collective encouragée par l’émergence de la classe ouvrière sur la scène politique et par l’embellie de l’économie. Sur le terrain des luttes, cette tendance se traduit par un allongement des conflits facilité par la constitution de caisses de grève. C’est le cas en avril et mai 1904 où un mouvement de grève touchant l’ensemble du département s’échelonne sur une durée de cinquante jours. Quatre ans plus tard, le conflit qui éclate dans les verreries de Blangy pour réclamer la réintégration d’un représentant syndical licencié va durer quatrevingt-huit jours et mobiliser plus d’un millier d’ouvriers. En 1922, les métallos havrais réussissent même à faire durer leur grève
cent onze jours. Parallèlement, les mouvements revendicatifs prennent de l’ampleur et deviennent, sous l’action des syndicats, de plus en plus interprofessionnels afin de déboucher sur la grève générale. C’est le cas, en 1910, au Havre où les arrêts de travail concernent aussi bien les employés de restaurants, que les chaudronniers ou les machinistes du Grand Théâtre. À partir de 1911, le combat contre la vie chère et la réduction du pouvoir d’achat fédère le monde ouvrier. Majoritaires dans l’industrie textile, les femmes sont particulièrement en pointe dans la lutte. Pour les mêmes motifs de contestation, éclate en 1917 un vaste mouvement de grève dans tout le département. Rien que pour Rouen et sa région, où elles durent du 1er au 11 juin, on recense jusqu’à 23 037 grévistes. De nouveau en juin 1919, une forte proportion de la population ouvrière arrête le travail. Mobilisation payante, les employés de la branche textile réussissent à obtenir une augmentation de salaires de 15 %, chiffre inimaginable encore quelques années auparavant.
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LA RÉPRESSION DES MOUVEMENTS OUVRIERS À la promulgation de la loi Le Chapelier, interdisant les corporations professionnelles, le législateur inscrit en 1810 dans le Code pénal l’interdiction aux coalitions d’ouvriers de mener toute action pouvant empêcher ou perturber la bonne marche des ateliers. Cette interdiction est assortie de peines de prison s’échelonnant pour les grévistes de un mois à cinq ans d’emprisonnement. En outre, les maires reçoivent tous pouvoirs pour maintenir la « tranquillité publique » et le maintien du bon ordre dans les lieux et lors des réunions publiques. Ce dispositif permet d’interdire les rassemblements d’ouvriers grévistes et d’arrêter les contrevenants. L’accord, durant une grande partie du XIXe siècle, entre le patronat et une majorité des municipalités de villes industrielles, favorise la répression des mouvements ouvriers. Répression qui se fait souvent de manière sanglante à l’exemple de la grève de l’été 1825 dans la vallée du Cailly qui tourne à l’émeute. Face à la violence des ouvriers, la Gendarmerie intervient sans ménagement à coup de sabre et de baïonnettes provoquant de nombreuses victimes chez les manifestants. Les industriels du textile effrayés par l’ampleur de cette mobilisation ouvrière, licencient sans pitié ceux
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qui y ont pris part. De son côté, la justice sanctionne lourdement les meneurs. Peines de prison, travaux forcés et condamnations à mort doivent montrer l’exemple à une classe laborieuse que l’on a vite fait de qualifier de classe dangereuse. Jusqu’à la suppression du délit de coalition en 1864, rares sont les mouvements qui ne se terminent pas sur des arrestations tions
Livret utilisé pour le contrôle des ouvriers par les patrons au XIXe siècle. Collection particulière
La Garde nationale en action à Rouen en 1848 contre les ouvriers grévistes. ADSM
d’ouvriers et parfois même par la mort de manifestants tombés sous les balles de la Gendarmerie ou de la Garde nationale comme les six ouvriers tués à Lillebonne en avril 1848. Même scénario quelques jours plus tard à Rouen où les forces de l’ordre n’hésitent pas à donner du canon contre la
Portrait du syndicaliste havrais Jules Durand. Collection particulière
foule, provoquant une quarantaine de victimes. Si cette répression, menée par les autorités, prend souvent un tour violent, celle mise en œuvre par les patrons n’en est pas moins redoutable. Outre les licenciements, l’inscription de mentions défavorables sur le livret ouvrier, qui doit être présenté à chaque nouvel employeur, demeure une mise à l’index qui constitue un lourd handicap pour retrouver du travail. La reconnaissance progressive, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, du droit de grève et de coalition des ouvriers va quelque peu faciliter les actions revendicatives. Mais sur le terrain, l’exercice des droits syndicaux se heurte souvent à l’hostilité de patrons déterminés à rester maîtres dans leurs entreprises et à se débarrasser de délégués syndicaux jugés
dangereux parce que plus instruits que les masses laborieuses. L’un des cas les plus emblématiques dans ce domaine demeure l’affaire Jules Durand. Lors du conflit qui oppose, en 1910 au Havre, la Compagnie Générale Transatlantique au syndicat des charbonniers dont Durand est le secrétaire, un banal fait divers offre à la direction de l’entreprise le moyen de briser le mouvement de grève. On accuse en effet l’organisation syndicale et son représentant d’avoir prémédité l’assassinat d’un ouvrier non-gréviste lors d’une rixe. Durand, arrêté et jugé par la cour d’assises de Rouen en novembre 1910, est condamné à mort malgré la plaidoirie de son avocat René Coty. Alors que la presse conservatrice se déchaîne contre le syndicaliste et les méfaits des libertés syndicales, au Havre les ouvriers se mobi-
Le Havre, 26 août 1922 La violence de la répression policière ne se limite pas au XIXe siècle à l’image de la manifestation du 26 août 1922 au Havre. On y relèvera quatre morts et de nombreux blessés suite à l’intervention de la gendarmerie à cheval et à la troupe armée. ADSM
Arrêté préfectoral du 5 septembre 1830 réglementant les mouvements de grève. ADSM
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DU PAIN, DU TRAVAIL VAIIIL L
lisent contre cette injustice. Rapidement, le cas Durand prend une envergure nationale en devenant l’affaire Dreyfus du monde ouvrier et en entraînant un vaste mouvement d’opinion en sa faveur. La rétractation de ses accusateurs permet d’obtenir en février 1911 la libération de Jules Durand. Mais l’homme est mentalement brisé et finira ses jours dans un asile psychiatrique. La répression envers les syndicalistes s’illustre une nouvelle fois en mai 1920 avec la grande grève des cheminots qui a pour mot d’ordre la nationalisation des compagnies de chemin de fer. Plusieurs milliers de cheminots du département entrent dans le mouvement en particulier à Sotteville-lès-Rouen, grand centre ferroviaire. Le mouvement dure trois semaines sans atteindre son but. Pire, les dirigeants de la compagnie de l’État révoquent, pour faits de grève, plusieurs centaines de cheminots et en priorité les responsables syndicaux. À Sotteville, cent quatre-vingt-seize d’entre eux se retrouvent au chômage, ce qui affaiblit considérablement ce bastion syndical. Malgré la rudesse des coups portés contre le mouvement syndical, l’élan revendicatif reste vivace pour continuer de faire avancer la cause ouvrière. Dans ce domaine, les grèves de 1936 vont s’inscrire dans la mémoire collective comme l’une des plus belles victoires jamais remportées.
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L’ÉMERGENCE DES PREMIERS SYNDICATS Souvent associé à l’industrialisation du XIXe siècle et à l’exploitation du monde ouvrier qu’elle génère, le syndicalisme plonge pourtant ses racines dans un passé beaucoup plus lointain. Les syndicats, qui apparaissent en Seine-Inférieure dans la seconde moitié du XIX e siècle, sont les héritiers d’organisations qui trouvent leur origine au Moyen Âge. Jusqu’à la Révolution de 1789, le travail, les rapports entre patrons et ouvriers ou les salaires sont réglementés par les corporations qui regroupent les ouvriers par grands corps de métiers. Mais les réformes dans le domaine social et économique qui accompagnent la Révolution se traduisent par l’abolition de ces structures. Celles-ci sont jugées comme un frein à l’innovation technique et un obstacle à la libéralisation souhaitée des rapports entre salariés et patrons. La loi du 14 juin 1791, dite Le Chapelier, interdit dès lors la formation d’associations professionnelles et
l’établissement d’accords fixant le prix du travail. La première moitié du XIXe siècle laisse ainsi à la merci du patronat, des ouvriers sans moyen de défense. Avec l’arrivée de Napoléon III au pouvoir, les choses commencent à bouger. Celui-ci applique en effet une politique de tolérance envers les associations de secours mutuel qui se forment parmi les ouvriers. Si elles sont officiellement limitées à l’organisation de la solidarité, elles sont le creuset de mouvements beaucoup plus revendicatifs qui vont donner naissance aux premiers syndicats encouragés par l’Association Internationale des Travailleurs formée en 1864. La Fédération ouvrière rouennaise est ainsi la première organisation à se présenter comme mouvement de défense de la classe ouvrière. Forte en 1869 de trois mille adhérents, elle étend son action aux agglomérations de Rouen et d’Elbeuf et regroupe des travailleurs de l’ensemble des branches professionnelles. Mais de tels rassemblements sont mal vus du pouvoir qui en interdit
Deux symboles de la mise en place de l’organisation du monde ouvrier à la fin du XIXe siècle : les chambres syndicales et les sociétés coopératives de consommation. Coll. part.
finalement l’existence en 1872. Un an plus tard se crée pourtant la première chambre syndicale de Seine-Inférieure pour défendre les intérêts des typographes rouennais. La victoire des républicains aux élections législatives de 1876 donne alors un nouvel élan aux mouvements de défense des travailleurs dans le département : création d’une chambre syndicale de la métallurgie au Havre et d’une chambre syndicale des peintres à Rouen en 1877, syndicat des peintres à Dieppe en 1879… En 1884, la Seine-Inférieure compte quarante-sept organisations réparties entre les villes de Rouen, du Havre, d’Elbeuf, Bolbec, Lillebonne et Dieppe qui revendiquent plus de quatre mille adhérents. Malgré la loi du 21 mai 1884 instaurant la liberté de création des syndicats, l’hostilité du patronat et la réticence d’une grande partie du monde ouvrier à se syndiquer par crainte de licenciement sont un frein puissant à leur développement. En fait, il faut attendre une décennie pour que le mouve-
ment prenne de l’ampleur et que le monde syndical divisé sur le plan idéologique entre courants anarchistes, réformistes ou progouvernementaux ne commence à s’organiser à l’échelle du département. En 1892, les organisations ouvrières de Seine-Inférieure se regroupent au sein de la Fédération départementale. Ces premiers pas vers l’unification des chambres syndicales, qui ne sera effective qu’avec la création de l’Union Départementale en 1913, sont suivis par l’ouverture de bourses du travail dans les principales villes industrielles : Rouen en 1896, Le Havre 1897, Elbeuf 1899… Ces structures permettent d’enraciner le mouvement ouvrier dans l’espace quotidien des travailleurs. Dans le même temps, se forment les premières coopératives ouvriè-
res de consommation destinées à faciliter le ravitaillement de leurs sociétaires. Au nombre de dix-huit dans le département en 1895, ces sociétés sont au service de près de trente mille consommateurs. À la veille de la guerre de 14-18, le monde ouvrier haut-normand est particulièrement bien « armé » pour faire entendre sa voix et avancer ses revendications de progrès social.
LES GRÈVES DE 1936 SYMBOLES DES LUTTES OUVRIÈRES Suite à la crise économique de 1929, les conditions de vie des travailleurs dans les entreprises du département se sont considérablement dégradées depuis le
Défilé de grévistes à Rouen en juin 1936. ADSM
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début des années 1930 : baisse des salaires, chômage, brimades, refus de négocier des patrons… La victoire des partis de gauche aux élections législatives d’avril et mai 1936 constitue pour le monde ouvrier un formidable espoir de changement. Sans attendre l’arrivée de Léon Blum et de son gouvernement au pouvoir, éclate à travers tout le pays un mouvement de grève spontané pour réclamer l’application du programme du Front populaire. Mais comparé aux actions habituelles, celui-ci surprend par son ampleur et surtout par sa forme. Le mouvement parti de la base et hors du cadre syndical, se traduit, chose inédite
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Aspects des grèves de juin 1936 dans l’agglomération rouennaise entre occupations d’usines et manifestations. Collection particulière
en France, par l’occupation des usines par leurs ouvriers. C’est au Havre, dans les établissements d’aviation Bréguet qu’a lieu le 11 mai la première grève du pays pour réclamer la réintégration de deux ouvriers injustement renvoyés et qui va, en quelque sorte, servir de modèle pour les autres mouvements. Face à la détermination des cinq cents grévistes qui occupent l’usine, la direction de l’entreprise est obligée de concéder la réintégration des deux licenciés, le paiement des jours de grève et la fin des
brimades. L’exemple des ouvriers de Bréguet qui se qualifient euxmêmes de « ceux qui les premiers ont osé » encourage, à partir du 22 mai, le personnel des autres entreprises havraises à se mettre en grève pour faire avancer leurs revendications. Le 4 juin, le mouvement se répand dans l’agglomération rouennaise à partir des établissements de chimie et de métallurgie de la rive gauche. Le 5 juin, Elbeuf et sa région connaissent leurs premières grèves. Le lendemain, le mouvement commence à toucher les
Défilé du Front populaire à Rouen en 1936. ADSM
entreprises du pays de Caux. Le 8 juin, c’est au tour de la région dieppoise de se lancer dans la lutte. Les grèves et les occupations d’usines, maintenant solidement encadrées par les syndicats, concernent dès lors l’ensemble des branches professionnelles du département. Partout, les grévistes réclament hausses des salaires, application de conventions collectives et réduction de la durée du temps de travail. Défilés dans les rues, meetings, occupation dans le calme et dans un esprit festif des usines ponctuent ce mouvement qui à son maximum d’intensité totali se cent quatre-vingt-sept établissements occupés et trente-sept mille grévistes dans le département. Afin de remettre le pays en route, les accords de Matignon sont signés dans la nuit du 7 au 8 juin 1936 par les représentants des syndicats et la Confédération Générale de la Production Française. Ceux-ci entérinent des augmentations de salaires de 7 à 15 %, la généralisation des conventions collectives, la désignation des
délégués ouvriers au terme d’élections au sein des entreprises et la garantie de la liberté syndicale. Mais sur le terrain, on reste prudent face à ces annonces. Il faut maintenant que ces accords soient ratifiés, entreprise par entreprise par des patrons qui rechignent à devoir accorder des hausses de salaires, la diminution du temps de travail de quarante-huit it à quarante heures par semaine e et l’attribution de deux semaines de congés payés. s. De fait, la reprise du travaill ne s’effectue que graduelle-ment jusqu’à la fin du moiss de juin (mais parfois au-delà)) au rythme de la signature des s accords d’établissements. La victoire ouvrière du printemps et de l’été 1936 s’accompagne d’une importante vague de syndicalisation notamment au profit de la CGT qui voit le nombre de ses adhérents multiplié par
huit en Seine-Inférieure. Malheureusement, l’euphorie provoquée par ces avancées sociales est éphémère. Pour le patronat, l’occupation des usines et les concessions faites aux ouvriers, « les salopards en casquette », constituent un camouflé qu’il souhaite effacer à la première occasion venue. La chute du second gouvernement Blum le 8 avril 1938 sur fond de tensions internationales et l’arrivée de Daladier au pouvoir sonne l’heure de la revanche. Le nouveau gouvernement reviendra sur plusieurs des acquis du Front populaire dont la semaine de quarante heures, et prendra prétexte de la signature du pacte germano soviétique le 23 août 1939 pour interdire plusieurs centaines d’organisations syndicales.
Été 1936 : vivent les congés payés ! Collection particulière
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DU PAIN, DU TRAVAIL
Bibliographie Alexandre (Alain), « Les “événements” du Houlme d’août 1825. Une révolte d’ouvriers fileurs dans la banlieue rouennaise », in Études Normandes, n° 4, 1981. Barbarot (Sylvie), « Le monde ouvrier dans la région rouennaise de 1830 à 1884 : l’exemple de la vallée du Cailly », in Études Normandes, 1982. Institut d’Histoire Sociale de Seine-Maritime, 1936 ils ont osé, ils ont gagné. Histoire des grèves en Seine-Maritime, Rouen, 2006. Largesse (Pierre), Les grèves dans le textile elbeuvien, Gavroche, 1992. Largesse (Pierre), La bourse du travail et les luttes ouvrières, Elbeuf 1892-1927, Union Locale des syndicats CGT de l’agglomération elbeuvienne, 1996. Legoy (Jean), Le peuple du Havre et son histoire en 4 volumes. Noiriel (Gérard), Les ouvriers dans la société française XIXe-XXe siècle, Éditions du Seuil, Paris, 1986. Villerme (Louis-René), Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Études et documentation internationales, Paris, 1989. Une vallée, des usines et des hommes, Musée industriel de la Corderie Vallois, Notre-Dame-de-Bondeville, 1994 La CGT en Seine-Maritime, centenaire du syndicalisme social, VO éditions, Paris, 1993.
Ouvriers d’un chantier de construction navale à Dieppe au début du XXe siècle. Collection particulière
Aspects de la mémoire sociale dans la vallée du Cailly, in Les Cahiers de Sylveison, n° 10, septembre 2006. Le fil rouge, revue de l’institut CGT d’histoire sociale de Seine-Maritime.
DU PAIN, DU TRAVAIL de Michel Croguennec Remerciements : Alain Alexandre, Frédéric David, Cécile-Anne Sibout, Hélène Schney. Archives départementales de la Seine-Maritime (Didier Tragin, Catherine Dehays) Département de la Seine-Maritime : Serge Martin-Desgranges. Crédits photos : archives départementales de la Seine-Maritime Conception graphique et mise en page : L’ATELIER de communication Impression : Quebecor En couverture : photo du patron de la filature des Capucins posant avec son personnel à Sotteville-lès-Rouen en 1895. supplément à Seine-Maritime le magazine
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Dans la même collection : « D'ici… à la terre du Brésil » de Jean-Marc Montaigne