MEMOIRE (master) Espace d'exposition, exposition d'espace - 2021

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Mémoire d’architecture, présenté par Alexis Leonhart sous la direction d’Elke Mittmann ENSAS janvier 2021

ESPACE D’

D’ESPACE

Spatialiser l’espace, considérer l’exposition comme vecteur 1 paramètre architectural de découverte d’un nouveau



REMERCIEMENTS Avant tout, je tiens sincèrement à remercier, Ma directrice de mémoire, madame Elke Mittmann,

pour

le

temps

et

l’attention

consacrés à l’élaboration de cet ouvrage. Ses connaissances et références dans le domaine d’étude m’ont grandement aidées, tout autant que son regard méthodologique. Mes amies Camille et Sarah, autant pour leur capacité d’écoute et de réflexion que pour leur soutien morale tout au long de ces années d’études en architecture. Et enfin, à ma famille, particulièrement ma soeur Adeline, pour leurs présences et leurs encouragements sans failles. 3


INTRODUCTION p.06 I

E S P A C E La notion d’espace, appréhension d’un constituant unique de l’architecture

p.14

une considération relativement récente

p.16

Un concept fort de son caractère expérientiel

p.22

Le paradoxe de l’exposition d’espace

p.30

II

C

O p.36 p.38

R

P

S

Exposer l’espace, typologie d’un dispositif dynamique et sensible reposant sur l’expérience du corps Le corps en mouvement, la dynamique sujet-espace

p.50

Le corps sensible, prépondérance de la perception visuelle

p.58

Le corps soumis aux limites, rapport de l’espace a ses composants physiques

III

P R A T I Q U E La pratique de l’espace hors de l’exposition, reconsidération de la discipline architecturale p.74 L’architecture comme composition de l’espace, introduction à la notion de virtuel

p.76

La valeur des technologies du virtuel dans l’expérience de l’espace

p.82

Les apports de la typologie de l’exposition d’espace hors de son domaine

p.92

CONCLUSION p.100


SOMMAIRE


INTRODUCTION

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intérêt personnel

L’idée du musée dans le monde de l’architecture a toujours eu une place

particulière quant à mon approche de la discipline. Que ce soit dans sa forme, son organisation, ou ses rapports aussi bien à la ville, au visiteur ou à la culture et son partage, il m’apparaît comme un lieu riche de possibilités et de questionnements. Après quelques généralités, mes recherches se sont vite concentrées sur l’aspect didactique du musée, et sa capacité à transmettre un propos au travers du monde de l’exposition qu’il abrite et de la mise en scène de son propre espace. Bien que très peu exploré dans le cadre des études en architecture, le domaine de la scénographie d’exposition, à l’intersection des pratiques curatoriale et architecturale en emprunte les différents codes et propose une expérience unique au visiteur. Cet aspect d’apprentissage ouvert à tous et permis par l’expérimentation d’un lieu et des objets qu’il contient m’attire. Visiter une exposition pour moi conjugue donc à la fois une soif de curiosité quant à la culture et l’occasion de parcourir des espaces architecturaux toujours plus singuliers. Cette ambivalence cachée sous le voile de l’image personnelle quasi- mythique du musée comme machine complexe nourrissant la curiosité par sa visite et organisé selon des rouages stricts et invisibles résume mon ressenti concernant l’objet d’étude général. Cet ouvrage est donc entre autre un moyen pour moi d’en apprendre plus sur les dispositifs et mécaniques internes du musée offrant à tout visiteur l’accès à une expérience spatiale enrichissante et singulière. Comment par sa conception architecturale l’espace d’exposition et son parcours sont-ils capables de transmettre un propos, partager un point de vue ou concevoir une expérience sensible ? C’est un questionnement encore plus complexe lorsque l’exposition entend donner à voir l’architecture, qui de par l’envergure de son produit est impossible à présenter telle quelle dans l’enceinte du musée. Ces interrogations primaires entre autres ont fait naitre le présent ouvrage.

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Introduction

Les écrits abordant la scénographie d’exposition concernant les pratiques artistiques en tout genre sont nombreux et permettent un point d’entrée concernant les codes et dispositifs particuliers d’un tel domaine. Ainsi, Jérome Glicenstein1 considère l’histoire de l’exposition comme un nouveau regard sur notre rapport à l’art ou encore Arnaud de Sompairac2 explicite les mécanismes permettant la mise en espace d’un discours par l’objet. Le fait est que les approches sont riches et variées lorsque l’on parle de la scénographie d’exposition artistique. Cependant, le genre plus restreint de l’exposition d’architecture n’est pas aussi bien renseigné. Elle est souvent assimilée aux dynamiques classiques de la précédente proposant la mise sur socle ou en vitrine de l’objet exposé. Or, l’architecture, par l’échelle de l’objet considéré, ou les différentes représentations de sa pratique, ne peut pas être comprise par ce seul biais-là. Et bien que les exemples d’exposition d’architecture soient nombreux, certaines étant même des tournants majeurs dans l’histoire de la pratique ou de sa diffusion, on peut souligner un certain manque d’études concernant les expositions d’architecture. Les travaux les réunissant sont présentés, dans la quasi-totalité des cas, sous la forme d’anthologies généralistes et majoritairement chronologiques comme recueil des manifestations remarquables de l’exposition d’architecture. C’est le cas du livre Exhibit A: Exhibition that transformed architecture, 194820003, qui entend explorer les plus grandes expositions d’architecture sur cette période précise. Ou encore de L’objet de l’exposition: l’architecture exposée4 qui bien qu’il rassemble de nombreuses observations et explorations entre le musée et l’architecture, la ville ou l’Homme, reste organisé sous forme chronologique. Ces multiples approches documentaires, bien qu’existantes, ne font que souligner une fois de plus l’absence de point de vue réflexif permettant une thématisation autour du champ particulier de l’exposition d’architecture.

1. GLICENSTEIN Jérôme, L’art, une histoire d’exposition, Edition Presses universitaires de France, Collection Ligne d’Art (2009) 2. SOMPAIRAC Arnaud, Six perspectives critiques, scénographie d’exposition. Edition MetisPresses (2016) 3. PELKONEN Eeva-Liisa, Exhibit A: Exhibition that transformed architecture, 1948-2000, Edition Phaidon (2018) 4. DORÉ Stéphane, HERBIN Frédéric, collectif, L’objet de l’exposition, l’architecture exposée, Editeur Ecole nationale supérieure de Bourges (2015)

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état de l’art

Parallèlement à ce constat, et en lien avec l’étude de la scénographie d’exposition, la prise en compte de l’espace comme un composant de l’architecture s’est révélée comme la base d’un possible support thématique. Car bien qu’incontournable dans les réflexions contemporaines concernant l’architecture, il apparait comme un élément aussi récent que singulier à l’échelle de la discipline. De par son aspect immatériel, il se distingue des autres outils communément manipulés par l’architecte, et son caractère intangible apparait comme l’objet d’interprétations et de réflexions multiples. Cependant, les nombreuses visions ou commentaires le concernant sont majoritairement basés sur des points de vues uniques et spécifiques, d’après l’oeuvre d’un architecte, d’un courant de pensée ou d’une période donnée. Des plus connus on pourrait citer l’auto-analyse de Peter Zumthor dans son livre Atmospheres1, qui entend par l’espace et l’architecture expliquer le rapport sensible qu’entretient l’architecte avec sa discipline et son influence sur son processus de création, ou encore les nombreuses publications explicitant la vision moderne de l’architecture et de son espace associé. L’idée de l’espace comme composant inhérent à toute architecture, non rattaché a quelconques pensées ou personnalités, n’est pas aussi renseigné. L’élément espace souffre d’un manque d’apport théorique généraliste comme on pourrait le trouver concernant l’élément façade ou l’élément toiture quand on évoque l’objet d’architecture générique. D’un côté l’on reproche la systématique approche chronologique des réflexions sur l’exposition d’architecture, qui par son caractère documentaire et non-spécifié empêche une certaine réflexion thématique sur la discipline. D’un autre on regrette un certain manque de support théorique global concernant la notion d’espace architectural, constamment défini par un tiers et donc enfermé dans un point de vue unique. L’ambition de cet ouvrage est donc aussi bien de définir l’espace et sa valeur intrinsèque au sein de la discipline architecturale que de proposer les bases d’une approche thématique de l’exposition d’architecture. Les deux raisonnements se rencontrant lors de la définition de la typologie de l’espace exposé.

1. ZUMTHOR Peter, Atmosphères, Edition Birkhäuser (2008)

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Introduction

Toutes ces orientations et pistes de réflexions soulèvent des questionnements particuliers générant le présent mémoire. Tout d’abord, il est nécessaire d’être au fait des enjeux inhérents au domaine de la scénographie, et de son potentiel à transmettre un propos à travers un espace et ses composants. Au-delà de cela, il est impératif de comprendre comment il est possible, par l’intermédiaire de cette même pratique, de spatialiser, c’est-à-dire de mettre en espace, l’espace architectural luimême. Comment, dans son caractère immatériel, celui-ci peut se trouver exposé et donc être lui-même vecteur de transmission propre de l’expérience. Pour comprendre cela, en plus d’avoir appréhendé ce lieu et ses enjeux de médiation, il faut aussi apprivoiser la notion même d’espace, qu’elle appartienne au domaine de l’architecture ou non. Comment interagit-il avec l’architecture et ses composants, mais aussi quelles relations entretient-il avec l’Homme. Des relations qui seront les tenants et aboutissants de l’expérience de l’espace exposé précisément, mais qui viendront également enrichir notre compréhension de l’architecture elle-même dans son caractère expérientiel. La typologie résultante de l’espace exposé est donc à la fois un moyen de thématiser d’une manière l’architecture exposée et de construire un discours objectif sur la notion d’espace et de sa valeur dans la discipline. En soit, l’objectif ici est de considérer l’exposition comme le vecteur de découverte du nouveau paramètre architectural qu’est l’espace. Et de ce fait, cela implique simultanément l’étude de l’espace dans ce contexte particulier et l’assimilation de ses dynamiques et codes propres au sein du champ global qu’est l’architecture.

Considérer l’exposition comme le vecteur de découverte du nouveau paramètre architectural qu’est l’espace.

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problématiques & structure

Afin de structurer ces différentes orientations, il est préférable de commencer par l’appréhension de cette notion particulière qu’est l’espace, inscrite dans un contexte donné. Celui se construit autour des découvertes scientifiques du début du XXème siècle ainsi que des démarches d’avant-garde artistique de la même époque. Une fois ce cadre énoncé et l’intégration de ce concept nouveau dans différentes disciplines dont l’architecture, la philosophie vient renseigner nos connaissances de ce dernier par la compréhension de notre expérience du corps dans l’espace architectural lui-même. Un regard théorique qui, mis en perspective avec les définitions même de l’exposition ou de l’espace souligne à quel point ce domaine se trouve être approprié à l’étude de tels phénomènes. En soit, l’évocation d’une possible typologie de l’espace architectural exposé vient ici se traduire comme le terrain d’étude propice à l’analyse de l’expérience spatiale construite par l’architecture. Cette partie agit comme le support théorique et contextuel sur lequel se base toutes nos réflexions et analyses prochaines. Elle définit le cadre de cet ouvrage, qui souhaite se concentrer sur la scénographie d’exposition comme un médium privilégié en matière d’analyse de l’espace et de son expérience proposée par l’architecture et vécue par l’Homme. Après cela vient l’analyse d’expériences précises dans le but à la fois d’illustrer les propos théoriques concernant l’espace architectural et d’esquisser les bases de la typologie de son exposition. Toujours dans l’objectif de présenter un regard thématique concernant l’exposition d’architecture, les cas d’études sont choisis et organisés non pas de manière chronologique, mais plutôt selon leurs adéquations et complémentarité en matière de réflexion sur l’expérience. De la sorte, le corps dans son caractère dynamique et mouvant dans l’espace correspond au premier segment considéré, illustré par les pavillons de Mies Van der Rohe1 et de Claude Parent2.Le corps dans son état sensible, lui, vient ensuite via le mouvement De Stijl et les oeuvres de l’artiste Serge Salat. Pour finir, la notion de limites et son rapport avec le corps-sujet de l’expérience vient s’ajouter à ces observations tout en proposant une fois de plus une certaine généralisation nécessaire à la définition des codes et mécanismes structurant la pratique.

1. Pavillon allemand pour l’exposition internationale de Barcelone, par Mies Van der Rohe (1929) 2. Pavillon français pour la biennale de Venise, par Claude Parent (1970)

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Introduction

Suite à cela, et dans une dernière partie, la définition de cette typologie particulière permet de placer l’espace et ses mécaniques dans la grande image de la discipline architecturale. Pour cela, la notion de virtuel, dans son aspect philosophique et son rapport à l’immatériel et à la potentialité semblable à celui de l’espace, vient proposer une définition de l’architecture centrée sur cette notion propre. Un regard particulier, qui une fois mis en lien avec ses technologies associées offrent des nouvelles possibilités en matières d’expérimentations de l’immatériel et donc de l’espace. De par ces derniers, et à travers l’évocation de l’espace mémoriel d’Hayoun Kwon1, nous mettons en valeur la diversité des expériences spatiales possibles, qu’elles se produisent dans le domaine de l’exposition, de l’architecture, ou autre. Mais ce que viennent surtout appuyer ces variantes, notamment celles virtuelles, c’est le fait que l’expérience de l’espace reste invariablement composée des éléments mis en avant par son étude dans le cadre de l’exposition. Même s’il en existe des alternatives de plus en plus variées, les dynamiques et outils considérés sont toujours les mêmes, et ils s’illustrent aussi bien dans l’espace exposé que dans n’importe quel espace architectural. C’est pourquoi, dans l’idée d’expliciter cette universalité de la pratique de l’espace, nous confrontons les codes de la typologie de l’espace exposé à la notion d’habitat. En faisant cela, nous expérimentons la capacité de ces composants à être manipuler par l’architecte dans un autre but que celui de la représentation, en fabriquant ici un espace domestique. Ce qui permet, une dernière fois, de mettre en perspective les différentes observations et réflexions présentées dans cet ouvrage. Un regard qui s’étend de la compréhension même de la notion d’espace jusqu’à son intégration dans une définition de l’architecture valorisant l’expérience du corps, en passant par la constitution de la typologie de l’espace exposé comme référentiel de réflexion.

1. KWON Hayoun JAFFRES Kattell (comissaire), L’Oiseleuse, expérience de réalité-virtuelle (durée variable) - (14 mai - 10 septembre 2017) Palais de Tokyo, Paris, France.

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structure & méthodologie

SCÉNOGRAPHIE D’EXPOSITION

NOTION D’ESPACE

Exposition d’art

L’espace selon A

Exposition de sciences

L’espace selon B

Exposition d’architecture

L’espace selon C

Manque de thématisation propre à ce domaine là de la scénographie.

Manque de théorie générale sur l’intégration de la notion dans l’architecture.

DÉFINIR LA TYPOLOGIE DE L’EXPOSITION DE L’ESPACE ARCHITECTURAL

Proposer une base thématique propre à la pratique de l’architecture exposée

Production d’un propos explicitant le concept d’espace et son intégration dans la pratique de l’architecture

Ci-dessus, diagramme réunissant les différents enjeux du mémoire. Les portions blanches étant les champs d’études manquants que l’on cherche à renseigner. 13


I

E

S

P

A

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C

E


La notion d’espace, appréhension d’un constituant unique de la pratique architecturale.

Une considération relativement récente Un concept fort de son caractère expérientiel Le paradoxe de l’exposition d’espace

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I. Espace

Une considération relativement récente La notion d’espace architectural est récurrente dans les discussions contemporaines autour de cette discipline. Cependant, même s’il semble s’être imposé comme un élément indispensable à la réflexion, l’espace est un concept plutôt récent. Effectivement, on peut observer une vraie reconsidération de cette notion à l’aube du XXème siècle, un temps où les découvertes scientifiques vont re-questionner notre rapport à ce dernier. Nous allons donc tout d’abord étudier ce changement de pensée dans la communauté scientifique avant d’en observer les répercussions sur d’autres domaines tels que l’art et l’architecture. Les travaux d’Einstein, ou l’espace en tant qu’élément dynamique 1 Avant les travaux d’Einstein, au début du XXème siècle, la pensée scientifique était basée sur la vision Newtonienne de l’espace et du temps. Celle-ci considérait ces deux éléments comme immuables. Selon lui, le temps s’écoule toujours de la même manière et ce pour tout le monde. De même que l’espace est compris lui comme un élément inaltérable et impénétrable, comparé à la notion de « vide » n’agissant sur aucun objet même s’il est la toile de fond dans lequel on trouve tout ce que nous connaissons. L’espace était en quelque sorte le décors, ou le support sur lequel tout reposait mais sur lequel rien ni personne n’avait d’emprise et qui réciproquement, n’avait aucune emprise sur quoi que ce soit. Cependant, Einstein, lui, va remettre en cause le caractère immuable de ces deux notions, dans sa théorie de la relativité restreinte et générale en 1916. Une recherche qu’il mène depuis des dizaines d’années, mais qui reste incomprise pour la plupart de ses confrères jusque là, et donc également du grand public. En considérant ces deux éléments que sont le temps et l’espace, non pas comme immuables, mais comme relatif, il propose un changement de point de vue radical. Au lieu d’être deux phénomènes solitaires et inaccessibles, il associe ces deux notions selon le concept d’espace-temps. Grâce à cela, non seulement il relie ces deux notions, chose complètement inédite, mais il prouve par la même occasion qu’elles agissent l’une sur l’autre. Le temps agit sur l’espace et inversement. Le complexe d’espace-temps est donc considéré comme flexible, dans la mesure ou un élément, tel qu’un trou noir, est capable de déformer l’espace-temps lui1. MACLOWRY Randall, GRAHAM Judd, STREETER Sabin, DENOYER Rushmore (réalisation) (2012). La magie du cosmos (2/4) Qu’est-ce que l’espace ? (Série documentaire) Nova Films Ltd, Wgbh, National Geographic, ARTE France (Productions)

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Considération récente

même. Non seulement l’espace peut être affecté par le temps, mais aussi par des éléments extérieurs. Bien que ces réflexions s’appliquent dans des domaines bien loin de celui de la vie quotidienne ou de l’échelle humaine, une telle considération modifie de manière inédite notre compréhension de l’espace. Il n’est alors plus simplement une toile de fond invariable, mais il devient un élément potentiellement dynamique, et ouvre le champ des possibles en matière de réflexions et d’expérimentations sur celui-ci. Puisqu’il n’est plus compris comme élément immuable, il apparait comme potentiel outil, ou du moins élément à prendre en compte dans différentes actions ou démarches. Il devient donc un composant actif de certaines réflexions, et non plus seulement une composante présente par défaut et sans aucun effet.

Ci-contre, figures illustrant une représentation usuelle de l’espace dans le domaine scientifique, associées à la fois à sa conception selon Newton et selon Einstein.

II. L’espace

selon imprénétrable, stable impacté par les environnants.

I.

Newton, et non éléments

Représentation usuelle de l’espace selon un maillage. Il définit l’environnement de toutes choses.

III. L’espace 17

selon Einstein, relatif, flexible et impacté par les différents éléments environnants.


I. Espace

Une nouvelle valeur de l’espace et ses répercussions dans les courants de pensée et pratiques de l’époque À l’aide de cette nouvelle approche, l’espace en tant que tel acquiert une valeur. Il n’est plus perçu uniquement comme ce vide entre les objets. Il est dès lors un vide potentiellement actif, un vide considéré au même titre que des éléments physiques. Si l’on reprend la comparaison énoncée au plus haut et associant l’espace à un décors, admettons de théâtre, on peut dire qu’à partir de ces découverte le décors est devenu interactif. Si jusqu’alors les seuls éléments actifs de la pièce était des acteurs ou des objets, maintenant on peut se permettre d’imaginer une pièce ou le décors s’élèverait au même rang que ces derniers, et agirait sur eux autant qu’ils agissent sur lui. Un tel changement dans notre compréhension de quelque chose d’aussi fondamental et omniprésent qu’est l’espace environnant, bien que complexe et réservé aux élites scientifiques, va pour sûr trouver des échos dans d’autres domaines intellectuels ou courants de pensées. En effet, cette découverte touche à l’espace, un élément qui enveloppe tout et tout le monde. Donc proposer un nouveau regard sur ce dernier, et ce par une réflexion scientifique, va résonner dans d’autres sphères intellectuelles telles que celle de l’art ou de l’architecture. Les deux courants de pensée que nous allons aborder ici et qui, à défaut peut être de la comprendre dans sa globalité, intègre de manière explicite ce changement d’attitude dans ses réflexions sont le mouvement d’avant-garde artistique De Stijl1 et le courant architectural moderne. Le premier est un collectif rassemblant aussi bien des artistes que des architectes et ayant pour ambition de trouver une nouvelle expression dans leur pratique artistique. Celle-ci se voulant non figurative et encore moins cadrée. Cette expressivité nouvelle promeut une harmonie globale entre les arts, tout aussi bien qu’une harmonie entre l’art et la vie. Afin de produire cette harmonie, les acteurs de ce mouvement considèrent l’espace comme vecteur de la conjugaison des arts. Se détacher de la planéité d’une paroi ou d’un accrochage standard permet par exemple de conjuguer notamment peinture et architecture dans une réflexion unique. De la sorte, grâce à leur recherche d’harmonie et leur volonté de s’éloigner de la pratique traditionnelle et plane, le mouvement De Stijl va investir l’espace dans ses trois dimensions et le considérer comme le lieu de production du sensible. Une production qui, en plus d’associer les arts, intègre le sujet qui se retrouve 1. MIGAYROU Frédéric Catalogue d’exposition De Stijl, Centre Pompidou, Paris. Edition du Centre Pompidou (2010)

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Considération récente

à parcourir cet espace. En soit, la pratique artistique ne se restreint plus à un accrochage fini dans un cadre en deux dimensions, mais se veut explorer l’extérieur de celui-ci et donc dans le même temps la troisième dimension. Une vision englobant donc les parois, le sol, le plafond et tout ce qui se trouve entre, y compris le sujet se déplaçant à l’intérieur. Cette nouveauté en matière d’expérimentations artistiques fait écho à l’idée d’espace en tant qu’élément dynamique et acteur d’une expérience singulière. Questionner l’espace et la manière dont on le parcourt est d’ailleurs aussi une des caractéristiques du mouvement moderne en architecture. Si l’idée d’espace à trouvé dans le mouvement artistique De Stijl un champ de réflexion et d’expérimentation, elle va aussi et surtout s’imposer dans la pratique architecturale, principalement au travers du modernisme dans la première moitié du XXème siècle. Ce mouvement, en tirant profit des avancées techniques en matière de structure, va prôner un abandon de l’ornement au profit d’un espace dépouillé, ou l’angle droit et les parois lisses règnent. Une vision qui, au lieu de se focaliser sur la matérialité, le plein ou encore le « décors », va proposer une nouvelle vision de l’architecture qui s’exprime par l’espace; et ce dans sa fluidité. L’architecture moderne s’apprécie dans une certaine aisance, et on parcourt un bâtiment à la manière d’une promenade, phrasé si chère au Corbusier1, figure incontournable du mouvement. Cette vision de la pratique considère le corps et son mouvement deviennent l’essence même du geste architectural. Dès lors, et par extension à cette vision, l’espace architectural est mis en valeur par les autres composants, il devient l’élément clef de la pratique moderne. L’espace architectural bien que « vide », dans le sens où il est ce qu’il se trouve entre les parois de la pièce, ou de l’édifice, devient un élément à part entière de l’architecture. C’est surtout la traduction d’un potentiel, car c’est dans ce vide que je me déplace, moi et mon corps. C’est par lui que j’expérimente l’architecture, d’où l’importance de l’idée de promenade, ou plus généralement du mouvement du corps dans l’espace architectural. En soit, le courant moderne emploie la notion d’espace comme expression privilégié de son discours architectural, étant donné que celui-ci met en valeur les idées de fonctionnalisme, de promenade et de dépouillement. L’espace devient alors terrain de réflexion ici aussi pour la pratique, et se déploie de manière diverse. La plus célèbres de ces illustrations restant l’échelle du Modulor1, qui en se basant sur un corps humain standard et sur les mathématiques, défini les espacements idéals afin d’optimiser 1. CATTANT Julie, Le corps dans l’espace architectural, Le Corbusier, Claude Parent et Henri Gaudin. Extrait de Synergies Europe n11, 2016. p. 31-48

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I. Espace

au maximum les-dit mouvements et donc d’atteindre l’espace de confort maximal. Ces deux approches faisant de l’espace un élément déterminant, et étant apparu à la suite du changement de paradigme scientifique, elles constituent des objets de choix dans l’étude que l’on va proposer sur ce composant architectural unique. L’espace tel qu’il est considéré par Einstein a donc radicalement changé notre rapport à celui-ci, et ce bien au-delà du domaine scientifique. En effet, la question de l’espace architectural, de son rapport à l’usager et de comment celui-ci se trouve affecté par telle ou telle forme spatiale est encore aujourd’hui un terrain de débat. La question reste ouverte, et se réinvente régulièrement. On peut donc dire que l’espace s’est vu transposé en architecture comme paramètre indispensable de la pratique, au même titre que la façade d’un bâtiment ou sa structure. Cependant, même s’il ne fait aucun doute que l’espace prend part aux réflexions sur la pratique, on ne peut pour autant pas le considérer comme d’autres paramètre, plus traditionnel. À la différence de ses homologues matériels, l’espace est par essence intangible et immatériel. Rapproché de la notion de vide, mais appréhendé comme déterminante dans l’expérience faite de l’architecture, l’espace reste difficile à cerner en tant qu’outil de conception. Bien que des réflexions sur le rapport entre espace et corps existent depuis plus d’un siècle, l’espace reste encore aujourd’hui le réceptacle de définitions et de considérations aussi multiples que changeantes. Chaque itération de l’espace architectural étant largement calqué sur une vision particulière de la discipline, associé à un mode de pensée ou des ressentis uniques concernant son expérience. L’idée de l’espace et de sa définition objective comme outil de l’architecte reste ainsi peu exploré car soumis à l’expérience singulière de tout un chacun. Une expérience vécue lors de la pratique du lieu, et difficilement accessible au travers de plan ou coupe lors de son élaboration. L’espace bien que véritablement accessible lors de son parcours dans un objet architectural fini, peut aussi être considéré comme ces homologues comme un véritable outil de conception, à manipuler et façonner comme tel. La résultante de telles constatations fait de l’espace une notion fondamentalement évanescente, et difficilement définissable bien qu’incontournable, et ce de par son caractère subjectif et sensible. L’intention est donc d’explorer l’intégration de cet outil singulier dans la pratique, aussi bien dans son apport au niveau conceptuel pour l’architecte que dans son expérience par le sujet.

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Considération récente

L’artiste contemporain Richard Serra dans la description de son propre travail explicite cette considération nouvelle de l’espace et du temps formant à eux deux un complexe dynamique. Un élément qu’il entend exploiter afin de créer ses expériences artistiques

monumentales

dans

lequel le corps se déplace. Une fois de plus, on trouve une resonnance entre l’idée d’espace comme élément dynamique et sa capacité à prodoire des expériences destinées à celui qui le pratique.

« Mon travail ne se réduit pas à une Gestalt, à une forme. Il vise une expérience directe de la réalité, dans l’espace physique, dans le moment temporel et le mouvement de votre déplacement : espace et temps. C’est ça qui touche les gens dans mon travail, je pense. » extraits de l’entretien de Richard serra avec Michèle Champenois, in: « Richard Serra, les promenades du dompteur d’acier », Le Monde Magazine, 18 avril 2008

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I. Espace

Un concept fort de son caractère expérientiel Bien que nous ayons évoqué une conception nouvelle de la notion d’espace à l’aide du domaine scientifique, le définir précisément et de manière solitaire, hors de courants de pensée spécifiques, s’avère toujours chose complexe. Herman Hertzberger en venait d’ailleurs à dire :

« L’espace est bien plus une idée qu’un concept bien circonscrit. Essayez de le mettre en mot et vous le perdrez. » 1 L’espace serait donc une idée, soit une représentation intellectuelle de l’esprit. Cela souligne un fois de plus que l’espace, et son appréhension, malgré son caractère universel, reste profondément intime. De plus, comme il l’auteur le mentionne, ce n’est pas un concept circonscrit, ou autrement dit délimité. Sa définition, comme son interaction avec autrui, est donc aussi changeante que personnelle. Cependant, même si la considération de l’espace semble se rapprocher d’une affaire de l’esprit, il est aussi inévitable, que le corps dans sa dimension matériel soit aussi parti prenante dans cette expérience. C’est le corps qui occupe en partie l’espace environnant, c’est au travers de ce dernier que l’esprit construit son idée de l’espace. Tout comme l’espace se construit en partie autour de ses limites physiques, telle que les parois, sols etc. En soit, L’expérience de l’espace architectural se révèle toujours plus complexe, et encore une fois explique certainement cette difficulté de définition. Une expérience du corps et de l’esprit qui est, comme nous l’avons souligné par la citation plus haut, foncièrement personnelle et subjective. Un espace particulier n’aura d’ailleurs pas forcément le même effet sur deux personnes différentes. C’est d’ailleurs sûrement pour cela qu’il reste aujourd’hui encore un sujet fertile dans les discussions concernant l’architecture. Chaque architecte, comme chaque personne, a sa propre sensibilité et donc sa propre approche de l’espace. Une approche qui sera traduit dans ses réalisations et potentiellement partagée par les sujets expérimentant les-dites réalisations. L’espace est donc aussi universellement appréciable qu’individuellement compréhensible. Chaque personne peut s’en faire son idée propre, d’où une certaine difficulté à en tirer des propos généralisés. Mais avant de se plonger dans certaines de ses réalisations et idées particulières, nous sommes en mesure de convoquer d’autres disciplines, a côté de celle de l’architecture, afin de construire une base pour cette vision générale de l’idée. Ainsi, 1. HERTZBERGER Herman, 010 Publishers, Rotterdam, 2010, p. 14. [trad. Marc Crunelle & Laura De Caro]

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Concept expérientiel

au travers des sciences et de la philosophie, nous allons construire une idée de l’espace et de son expérience par le sujet à laquelle nous pourrons nous référer facilement, et qui trouvera sa transposition dans des réalisations particulières dans la suite de cette ouvrage. En faisant cela, on cherche à construire un socle d’analyse commun à chaque projet, qui ne se construit pas sur l’idée particulière de l’espace découlant de son concepteur. Socle qui facilitera la comparaison ainsi que l’émergence de propos génériques concernant cet outil particulier de la discipline architecturale. L’espace comme environnement universel de l’Homme En mettant de côté le caractère subjectif de l’idée d’espace, on peut tout d’abords se référer à ce qu’Einstein et la sphère scientifique nous a appris sur ce dernier. Qu’il soit qualifié de vide, de l’air qui nous entoure ou encore d’autre formulations plus complexe et dynamique lié au temps, l’espace est l’environnement universel de l’Homme et de toutes choses. Un environnement pouvant se définir par la somme de l’ensemble des éléments entourant un individu et du vide qui sépare ces éléments. Or, ce « vide », pour faire simple, dans lequel ses éléments sont situés, comme l’Homme lui-même d’ailleurs, est l’espace. Donc, n’importe ou où l’on se trouve, l’Homme est dans une portion de cet espace, dans lequel il évolue d’une manière ou d’une autre. Bien que souvent assimilé au vide, il est cet élément indispensable qui permet à l’Homme de se mouvoir, de faire des choses, ou de vivre tout simplement. Autrement dit, l’espace est l’environnement universel de l’Homme, ou qu’il soit. En haut d’une montagne ou dans sa chambre, l’Homme est et sera toujours intégré dans un espace donné. Cependant, même si cela paraît évident, il faut souligner que les caractéristiques et donc les effets sur l’Homme de ces derniers sont tout à fait différents selon leur nature. L’espace est donc aussi bien omniprésent que changeant. D’ailleurs, notre travail n’a pas pour ambition d’explorer l’espace sous toutes ses formes, ce qui serait impossible, mais plutôt de se concentrer sur l’architecture comme un moyen de composer un espace particulier.

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I. Espace

L’architecture, ou l’espace anthropique L’architecte, artiste et théoricien Max Bill a consacré un grande partie de son travail à la notion d’Espace1. Bien que nous n’allons pas revenir de manière exhaustive là dessus, nous pouvons tout de même mettre en avant qu’il désigne l’espace comme un « milieu anthropique, comme un lieu construit par l’Homme pour y héberger ses propres événements quotidiens, mais aussi comme un lieu de la pensée et des aspirations humaines. »1. En faisant cela, le théoricien différencie donc un environnement naturel, comme la montagne évoqué plus haut, et donc où l’Homme n’a pour ainsi dire pas agi, avec les espaces qui sont eux le fruit d’un travail de l’Homme. Il explique que tout espace crée par l’Homme l’est pour une utilité ou une autre. L’Homme façonne des espaces afin de répondre à des besoins, comme s’abriter par exemple, des envies, ou autres. L’espace crée par l’Homme circonscrit donc l’espace naturel d’une certaine manière, et entretient avec ce dernier certaines relations. Pour faire simple, selon lui, l’Homme domine en quelques sortes l’espace naturel et supposé infini dans une portion qui est là pour le servir de manière précise. Sans explorer l’aspect artistique de son travail, on peut trouver là une certaine vision de l’architecture. En effet, si l’on réduit l’architecture à l’une de ses vocation primaire, celle-ci cherche à loger et donc abriter l’Homme. En soit, les espaces anthropique dont parle Max Bill sont ceux produit par l’architecture, qu’il différencie de la nature sur laquelle on agit pas ou peu. Si l’on se base sur cette vision, parler d’espace anthropique c’est donc parler de ce qui est crée par l’architecture, et dans lequel l’Homme évolue. Cela à le mérite de restreindre l’espace infini scientifique à une portion que l’Homme manipule et expérimente quotidiennement. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, lorsque nous parlerons d’espace, il sera compris comme cet espace crée par l’Homme et étant le résultat de la pensée humaine. Une fraction de l’espace infini qui nous entoure et qui dispose de par sa singularité des caractéristiques propres induite par l’Homme et son action. Voilà pourquoi considérer l’espace, sous le prisme de l’architecture, comme productrice de ce dernier est propice à son étude. Une étude qui entend non seulement observer l’espace, mais aussi et surtout le rapport de celui-ci avec l’Homme. Rapport aussi bien entre l’Homme façonnant l’espace en question que celui le parcourant.

1. FABBRI Roberto, Max Bill, Espaces, Edition Infolio (2017)

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Concept expérientiel

Cela nous amène à repenser notre ambition quant à l’appréhension de l’espace architectural. Maintenant que nous nous sommes mis d’accord l’espace observé et dont on se réfère ici, il nous reste maintenant à observer la relation du sujet avec ce dernier. Plutôt que de circonscrire ce concept en l’observant pour lui-même, il parait plus judicieux, de part son caractère subjectif et singulier d’intégrer le sujet observateur ainsi que ces réactions dans notre étude. Cela permet de mieux comprendre l’expérience sensible qu’est celle de l’Homme face à l’espace architectural. Si précédemment la discipline scientifique nous a renseigné sur la nouvelle compréhension intellectuelle de l’espace et son implication dans des courants de pensées, la philosophie elle va nous permettre d’aborder l’expérience de l’espace architectural et le rapport entre ce dernier et l’Homme. L’idée étant de comprendre comment se construit cette rencontre entre sujet et espace architectural, et ce qu’elle provoque.

ESPACE NATUREL

ESPACE ANTRHOPIQUE

Ci-dessus, figure illustrant la différenciation entre l’espace naturel et anthropique selon Max Bill. Le premier (en vert) est soumis à des dynamiques propres et non liées à l’Homme dans sa genèse. Le second (en orange), dispose de dynamiques différentes résultantes de l’architecture et donc directement de l’action humaine.

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I. Espace

Le rapport du corps à l’espace, apport de la philosophie

1

La discipline philosophique se définit comme une réflexion concernant le monde dans son ensemble, incluant aussi bien l’Homme que l’idée d’espace. Elle nous permet donc, plutôt que de définir l’espace unilatéralement, de conjuguer l’espace et l’homme dans un même raisonnement. Elle questionne l’Homme dans son rapport à l’espace architectural, et propose une vision structurée de cette association. Par de telles réflexions, elle confronte la dichotomie matériel-immatériel, aussi bien dans l’architecture que dans le corps humain, par la relation corps-esprit. Tout cela pour mieux comprendre le ressenti de l’Homme face à l’architecture et l’espace. C’est donc par ce biais que nous allons approfondir notre connaissance de ce sujet particulier. Non pas en s’appuyant sur les définitions ou visions particulières d’architectes concernant leurs idées de l’espace, mais en considérant la philosophie comme discipline renseignant les mécaniques de rencontre entre l’Homme et l’espace architecturé. Car bien que cette rencontre soit quasiment omniprésente dans la vie de l’Homme, ses ressorts restent méconnus, même pour les pratiquants de l’architecture. Ainsi, nous allons nous référer à deux philosophes allemands ayant abordé le rapport sensible de l’Homme à l’espace architectural, August Schmarsow et Theodor Lipps1. Mais avant d’approfondir les points de vues particuliers de ces deux auteurs, nous allons rapidement décrire comment la discipline conçoit cette expérience de manière standard. Celle-ci se développe d’après trois étapes, la première étant la rencontre avec l’édifice ou l’architecture, et donc la perception de sa forme. Perception qui est immédiatement associée à la vie affective du sujet, ce qui encore une fois démontre le caractère subjectif et sensible d’une telle expérience. S’en suit l’expérience du vide, et la constitution de notre entourage, aussi bien matériel qu’immatériel. Considérer le vide permet d’appréhender le potentiel mouvement du sujet dans l’espace et façonne donc l’expérience esthétique, dans le sens d’études des perceptions, du-dit espace architectural. Expérimentation qui se finalise par le mouvement du corps dans l’espace. Celui-ci est évidemment la source de nouvelles expériences spatiales et donc de nouvelles perceptions et sensations dans l’espace. La philosophie considère donc l’expérience de l’espace architectural comme une expérience vécue, singulière et co-construite par le sujet (l’Homme) et l’objet (architecture). Les deux étant actifs dans ce processus. 1. GALLAND-SZYMKOWIAK Mildred. L’engendrement de l’espace architectural: trois modèles (Wölfflin, Schmarsow, Lipps). Construire et éprouver, dans l’espace et dans la pensée. Points de rencontre entre architecture et philosophie, (2017)

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Concept expérientiel

L’espace en trois dimensions, la profondeur comme moteur de mouvement (A. Schmarsow) Sachant cela, nous pouvons désormais décrire ce processus à l’aide des réflexions d’Auguste Schmarsow pour commencer. Selon lui, l’espace s’expérimente par le mouvement, et se structure autour de la tension entre l’ici et le là-bas. Il lie donc la perception du vide et la possibilité du mouvement induit. C’est de cette perception que se crée le mouvement, qui configure et reconfigure constamment l’entre deux sujet-objet. Ou autrement dit, l’espace. De là il est expliqué que l’association corps-esprit est considéré comme le noyau de cette expérience. En effet, c’est autour de notre propre corps que se déploie l’espace, et c’est au moyen de l’esprit, notamment par la perception visuelle, que l’on perçoit le-dit espace. Il associe par la suite ce noyau à l’origine de trois axes dimensionnels, autour desquels se déploient l’espace environnant. S’il définit l’axe vertical comme celui qui permet à l’Homme de se dresser et de croitre, et l’axe de la largeur comme le transport de cette verticale sur le côté, c’est dans le troisième axe étant celui de la profondeur que s’exprime son appréhension de l’espace. C’est la dimension essentielle de l’espace architectural, celle qui donne la direction à la fois au regard et au mouvement. C’est vers cet axe que l’on se dirige sans cesse, et c’est l’absence de profondeur qui apparait comme un obstacle, une limite. Elle est déterminante dans le mouvement, qui est lui-même déterminant dans l’expérience de l’espace architectural. En effet, le mouvement est expressif, puisque tout mouvement est accompagné de Gefühl (sentiment). C’est d’ailleurs pour cela que l’espace architectural produit des expériences sensibles et singulières. Ce rapport affectif à l’espace est primordial dans la vision de Lipps. L’espace empli de vie, où la dimension psychique de l’expérience spatiale (T. Lipps) Selon Theodor Lipps, l’espace est un espace empli de vie. Une vie qui provient du Moi intérieur et que je projette sur les formes perçues dans l’espace. Donc quand je fais l’expérience de l’espace, je projette instantanément et inconsciemment ma propre vie psychique dans les formes environnantes. Ce qui induit que ces dernières soient également emplies d’un caractère esthétique ou Einfühlung. Tout cela pour dire que si je perçois une

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I. Espace

colonne, je perçois l’image de celle-ci mais je l’associe immédiatement à ma vie psychique. Cela ayant pour effet d’engendrer des formes, qui possède toujours un affect, ou caractère esthétique, car provenant de ma vie psychique. Cette forme est ensuite interprétée de manière immédiate et non-consciente. Elle est interprétée d’après une structure basée sur des jeux de forces qui obéissent à des lois et vont lui donner le caractère esthétique évoqué auparavant. Ces lois peuvent être comprises comme des lois de forces mécaniques, dont on ne perçoit que le résultat dans la forme. Pour faire simple, lorsque l’on perçoit une colonne on interprète une forme que l’on associe à l’idée d’élancement, d’une force ascendante qui nous élève. Tous ces jeux de forces et de compréhensions des formes sont, il faut le rappeler, fondamentalement psychiques, et donc largement personnel. Même s’ils sont le résultat de mon propre esprit, le fait que je les transfère dans les objets environnants de manière inconscientes en font d’elles des formes esthétiques à part entière. L’expérience psychique est telle que Lipps considère le corps physique comme un simple outil de médiation. Bien que ce soit par l’expérience physique que nous apprenons les lois du mouvement et du corps que nous allons par la suite retrouver dans l’expérience esthétique et psychique des formes; il est relayé, plus ou moins refoulé, comme appartenant au passé. Il est tout de même indispensable à l’expérience présente car il est l’outil qui permet d’acquérir les expériences passées, mais il ne participe pas à l’expérience présente. Pour Lipps, l’expérience esthétique de l’espace est donc purement psychique, et se traduit par la projection inconsciente de sa propre vie affective sur les objets. Vie affective que je perçoit inconsciemment comme appartenant à la forme observée. Cette idée de l’expérience de l’espace met donc en avant l’impact de nos expériences passées dans la compression de l’espace, et souligne une fois de plus l’aspect subjectif et personnel qui en découle. Contrairement à Schmarsow, le corps physique est absent de l’expérience présente, ce dernier considérant l’association corps-esprit comme noyau de l’expérience spatiale par le mouvement. Mais que ce soit pour l’un est pour l’autre, dans des expressions différentes, il est démontré que l’expérience spatiale se construit à la fois par le corps et ses mouvements et dynamiques et par l’esprit sensible qui perçoit formes et mouvements.

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Concept expérientiel

Au travers de ces deux réflexions, nous avons été en mesure d’établir une certaine compréhension de l’expérience de l’Homme face à l’espace architectural. Cette expérience est donc comprise dans un mouvement du corps, qui interagit en permanence avec son environnement. De plus, cette interaction est essentiellement sensible, de par l’esprit et les expériences passées du sujet, ce qui confirme encore une fois le caractère subjectif de l’expérience architecturale, qui se traduit différemment selon les sujets. Sachant cela, il paraitrait intéressant d’être en mesure d’observer, et d’analyser de telles expériences spatiales toujours dans l’idée d’en saisir la portée d’une telle notion et de son intégration dans la pratique de l’architecture. Cependant, il est évident que pour cela, il est nécessaire de définir des limitations quand au terrain d’étude de ces dernières. Si l’expérience de l’espace architecturale est quotidienne, étant donné qu’elle intervient à chaque fois que l’on pénètre dans un bâtiment, il semble plus judicieux de cibler des expériences particulièrement singulières et parlantes. C’est pourquoi la réflexion se fera autour du domaine de l’exposition. En effet, la pratique qu’est celle de la scénographie d’exposition ou le monde de l’exposition plus généralement sont par essence des lieux associant expériences sensibles, notion de mouvement et considération de l’immatérialité. Des concordances que nous allons dévoiler en plongeant dans les codes et spécificités de cette pratique, avant de la confronter à la notion d’espace architecturale en tant qu’objet d’exposition.

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I. Espace

Le paradoxe de l’exposition d’espace La scénographie d’exposition, ou la spatialisation d’un discours La pratique de la scénographie, ou mise en scène de l’espace muséal, a comme son nom l’indique l’ambition de structurer l’espace de l’exposition. Et ceci dans un but précis, qui est la transmission d’un propos par l’intermédiaire des artefacts composants l’exposition et par leur organisation. Jérôme Glicenstein, dans son livre L’art, une histoire d’exposition1, considère cette dernière comme le lieu privilégié de rencontre entre l’art, ou l’objet, et le sujet, autrement dit le visiteur. C’est dans cet espace particulier que se produit une rencontre sensible et organisée à destination du visiteur. C’est par l’intermédiaire de l’exposition que l’art et son caractère sensible est transmis au sujet. L’exposition étant, par définition une organisation spatiale de différents objets ou artefacts, elle induit une relation certaine avec la notion de parcours évoqué plus tôt. Celle-ci s’appréhende en mouvement, dans des effets de rapprochements ou d’éloignement, et la prise en compte du sujet et de son corps mouvant est donc essentielle dans cette discipline, tout autant qu’elle l’est dans la composition d’un espace architectural. Nous l’avons évoqué précédemment, mais le mouvement est accompagné d’une certaine approche sensible, caractère qui est lui aussi déterminant pour le scénographe. En effet, l’art, dans son essence, s’adresse aux sens et appelle l’usager à faire l’expérience de nouvelles sensations à sa rencontre. Par extension, la pratique organisant la rencontre entre le sujet et l’art est donc elle aussi profondément sensible. Arnaud Sompairac, dans son ouvrage nommé Scénographie d’exposition: 6 perspectives critiques2 parle d’une dualité présente dans l’espace d’exposition. En effet, cet espace est à la fois un espace d’accueil physique, du corps et des objets, mais aussi et surtout un espace fictionnel proposant un autre monde, plus sensible et mettant en place un propos particulier. Pour ainsi dire, par l’organisation spatiale d’objets d’art, ou autres artefacts selon l’exposition, le scénographe est capable de créer une expérience sensible et de transmettre un message venant d’ailleurs. Et s’il en est capable, c’est car il manipule non seulement les objets et donc l’environnement physique, mais aussi et surtout l’espace immatériel qui sépare ces objets. Arnaud Sompairac voit dans cette pratique une certaine similitude avec l’art du théâtre, ou le visiteur depuis les gradins, et donc son monde physique, observe un monde fictionnel présent sur scène. La grande différence étant qu’ici, 1. GLICENSTEIN Jérôme, L’art, une histoire d’exposition, Edition Presses universitaires de France, Collection Ligne d’Art, (2009) 2. SOMPAIRAC Arnaud, Six perspectives critiques, scénographie d’exposition. Edition MetisPresses (2016)

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L’exposition d’espace

gradins et scène se mélangent dans le même environnement, et les deux mondes par la même occasion. L’espace est donc partie intégrante de la réflexion du scénographe, en tant qu’outil structurant son récit et reliant les deux mondes présent simultanément dans l’exposition. Ce double aspect à la fois physique et fictionnel fait écho à l’expérience du corps, à la fois ancré dans son environnement mais emprunt de sensibilité propre à l’esprit. C’est pour cela que le domaine de l’exposition apparait comme le terrain d’étude propice à l’observation et la thématisation de l’expérience spatiale de l’architecture, dans la mesure ou il partage les aspects dynamique et sensible. Cette description de la scénographie d’exposition correspond évidemment aux domaines privilégiés de l’institution muséal tels que la peinture, la sculpture ou autre pratique dont le produit est matériel, tangible et observable dans les musées depuis leurs créations. Or, exposer l’architecture, bien que celle-ci soit dorénavant bien intégrée dans l’imaginaire collectif comme une pratique culturelle et étant donc légitimement exposable, implique des dispositions particulières, de part l’échelle de l’objet pris en compte. Et ce encore plus si l’on considère l’exposition d’espace architectural. L’exposition d’architecture, un médium unique dans la transmission de la pensée architectural L’introduction institutionnelle du domaine de l’architecture dans celui plus large de la culture qui s’expose peut trouver une origine, ou plutôt un tournant majeur lors de la création de l’ICAM (International Confederation of Architecture Museum) en 1979. L’organisation, spécialisée dans la médiation et l’exposition de cette pratique particulière va évidemment aider au développement de la pratique de l’exposition d’architecture1. Ceci-dit, le médium de l’exposition va vite se définir comme un vecteur privilégié de la pensée et théorie en architecture, aux côtés du plus traditionnel livre et autres dérivés. En effet, l’exposition de par son potentiel immersif et imagé par toutes sortes d’artefacts, plans, maquette ou autre, se distingue et se révèle être un médium particulièrement efficace. Le discours de l’architecture trouve dans l’exposition un nouveau moyen de médiation unique et accessible au plus grand nombre. Mais pour remettre les choses en perspectives, bien que les-dites manifestations traduisent un discours ou un point de vue sur l’architecture, celle-ci sont 1. Sous la dir. de Stéphane DORE, Frédéric HERBIN L’objet de l’exposition: l’architecture exposée, ENSA de Bourges (2015)

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I. Espace

globalement constituées comme nous l’avons mentionné de dessins d’architecture, de maquettes ou autres reproductions. Ces outils, bien qu’indéniablement et profondément ancrés dans le travail de l’architecte, souffre d’un défaut notable, surtout lorsque l’on va vouloir parler d’espace architectural. Ce défaut est celui du saut d’échelle. De par son emprise, ou plutôt son objet, l’architecture ne peut se retrouver transposer telle quelle dans un espace d’exposition. Pour cela, il existe deux angles largement utilisés afin de rendre possible cette transition. Le premier est la réduction de l’objet, on parle donc ici de maquette au centième, ou même de plans ou autres dessins. S’ils montrent l’architecture dans son ensemble, il biaise le rapport de cette dernière avec le corps étant donné que l’immersion dans des objets de telles tailles et pour ainsi dire impossible. Le second angle est celui de la fragmentation, qui consiste à proposer un fronton ou une portion d’un édifice reconstitué à l’échelle une. Celui-ci à le mérite de conserver une partie de l’expérience du corps et du phénomène d’immersion, mais si celle-ci ne peut être totale étant donné que l’architecture en question elle-même ne l’est pas. Si l’exposition d’architecture sous ces formes là restent toujours des médiums efficaces en matière de transmission de théorie architecturale, l’idée plus singulière d’exposer l’espace reste elle encore différente. Présenter non pas l’architecture et sa théorie au moyen d’objets tangibles tronqués ou réduits, mais plutôt d’exposer l’espace architectural lui-même, dans son caractère immatériel et donc sa potentielle expérience sensible est donc très différente. De plus, exposer l’espace permet de créer une immersion toujours plus forte et donc une expérience plus riche. Seulement, nous l’avons compris, la notion d’espace occupe une place particulière dans la pratique architecturale. De part son immatérialité, elle ne répond pas au même questionnement et ne s’appréhende pas de la même manière. C’est pour cela qu’on ne peut ni considérer toutes les expositions d’architectures comme des expositions d’espace architectural, ni se limiter aux expositions traitant d’architecture comme le seul champ possible. Pour justifier ce dernier point, nous pouvons rapidement souligner que, bien que tenant rôle de lieu de réception à l’exposition internationale de 1929, le pavillon allemand de Mies Van Der Rohe apparait comme un exemple de l’exposition de l’espace architectural à l’ère de l’architecture moderne. Dans un autre domaine, le travail de l’artiste James Turrell entend questionner notre rapport à l’espace dans ses installations lumineuses. Tout cela pour dire que l’exposition d’espace se révèle une pratique hybride, méconnu et qui mérite d’être approfondie de par son potentiel expérientiel.

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L’exposition d’espace

I.

II.

III.

Ci-dessus, comparaison schématique entre les manières classiques d’exposer l’architecture et leurs rapports à l’espace architectural. La maquette (I) présente un objet complet dont l’espace réduit est non-accessible. Le «fronton» (II) propose un objet partiel dont la dimension est conservée, l’espace est donc accessible mais pas dans son intégralité. L’espace exposé, dans un pavillon par exemple (III), propose lui un objet complet à échelle humaine et donc entièrement accessible.

Exposer l’espace, singularité d’une pratique protéiforme D’après nos précédentes observations, nous sommes en mesure de souligner à la fois les similitudes entre les notions de scénographie et d’espace architectural, mais aussi et surtout les différences inhérentes à l’exposition d’espace. Tout d’abord, les deux domaines se construisent autour de l’idée de parcours et de sujet en mouvement1. Un mouvement qui permet aussi bien de comprendre l’espace que de découvrir des oeuvres les unes après les autres et donc d’établir une relation sensible avec l’expérience. La scénographie est d’ailleurs elle même une mise en espace produite dans un but particulier de présentation sensible. Cependant, la majeure différence tient justement au rôle que l’on accorde à l’espace, selon s’il est l’objet même de la scénographie ou s’il n’est qu’au service d’une autre discipline. En effet, si l’on prend de manière exemplaire une exposition de peinture, le rôle du scénographe sera la mise en espace de celles-ci afin de les mettre en avant et de créer les meilleures conditions d’observation possibles de ces dernières pour le visiteur2. En définitif, en manipulant les intervalles, le parcours ou encore les distances entre les 1. SOMPAIRAC Arnaud, Six perspectives critiques, scénographie d’exposition. Edition MetisPresses. (2016) 2. DELOCHE Bernard, Le musée virtuel: Vers une éthique des nouvelles images. Edition Presses Universitaires de France Collection Questions actuelles, (2001)

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I. Espace

tableaux, il manipule l’espace au service des objets matériels qui produisent l’expérience sensible. On pourrait bien sûr argumenter sur le fait que cette manipulation, elle aussi, fait sens et produit donc dans une certaine mesure du sensible, mais là n’est pas la question. Car si l’on prend en compte l’espace en tant qu’objet exposé, on voit ces dynamiques inversées. En effet, l’objet de l’expérience étant cette notion intangible qu’est l’espace, son organisation et la structure de l’expérience associée va passer par tous les éléments matériels annexes. Ceux-ci devenant des outils au service de l’espace, qui est lui source de l’expérience. Cela implique également de reconsidérer les paramètres cités plus haut que sont les intervalles ou les limites en rapport à ce composant unique. Car s’il est coutume d’instaurer une distance entre le visiteur et le tableau afin de préserver ce dernier, l’espace lui se déploie et s’apprécie par le mouvement du sujet, par son immersion au coeur de ce dernier. L’espace exposé ne peut être réduit, il se doit de rester à l’échelle de l’Homme et être largement accessible. De plus, l’espace étant par essence immatériel et intangible, le mettre en scène afin de le présenter au public n’est pas chose évidente. La pratique de l’exposition d’espace remet donc en question les rapports fondamentaux entre éléments exposés, méthode d’exposition et sujet observateur. Des relations qui seront explorées aussi bien par les architectes exposant leur théorie à travers l’espace et l’architecture que par des artistes exprimant leur sensibilité ou réflexions par ce médium.

Thématiser la pratique de l’exposition d’espace, ambition et méthodologie Ces différentes réflexions mettent en avant la distinction de l’exposition d’espace comme une discipline unique et singulière, transversale aux domaines de l’exposition, de l’architecture et de l’expérience du corps. Tout d’abord, nous avons mis en avant la considération nouvelle d’un élément tel que l’espace dans la discipline architecturale d’après un changement de paradigme scientifique. Ce dernier, en le présentant comme élément dynamique pouvant potentiellement agir sur son environnement et inversement, il s’est retrouvé au centre des discussions de l’époque, aussi bien en art qu’en architecture. De là a découlé nombreuses interprétations et expérimentations architecturales autour de ce concept intangible, invisible et proteiforme. Afin de synthétiser la valeur d’un tel élément, nous nous sommes appuyés sur la discipline philosophique qui décrit la rencontre de l’espace architectural avec l’Homme par l’intermédiaire de l’expérience du corps et de l’esprit. Par cette base, et dans l’optique d’établir un support théorique concernant cette notion, nous nous sommes intéressés au 34


L’exposition d’espace

domaine de l’exposition comme champ d’étude particulier car celui-ci réunit les idées de parcours et de rencontre sensible évoqué par la philosophie. Cette pratique se place en effet en tant que médium particulièrement efficace en matière de transmission d’une vision en architecture. Elle se distingue de n’importe quel ouvrage ou outil de représentation par son caractère immersif. L’espace architectural exposé, en plus d’associer la pratique à la théorie par l’expérience du corps, s’émancipe des règles ou contraintes de la construction d’un édifice traditionnel. L’exposition étant généralement temporaire, et n’ayant pour ambition rien d’autre que de s’offrir en tant que manifestation sensible, elle s’affranchit des nécessités fonctionnelles d’un bâtiment standard. C’est pourquoi considérer l’exposition d’espace comme champ d’étude permet de se concentrer uniquement sur l’expérience par l’Homme de cette notion particulière, dans un contexte dédié à cette dernière. L’objet d’architecture étant libéré de contraintes ou fonctions annexes, il se dévoile uniquement comme le réceptacle d’une expérience valorisant cet élément singulier. Nous l’avons évoqué, l’exposition propose une expérimentation sensible, et celle-ci n’a pas toujours pour sujet l’architecture. Il est donc possible d’observer aussi bien des architectes que des artistes manipulant l’espace dans le domaine de la scénographie. Des approches diverses et variées qui auront le mérite d’enrichir les connaissances liées à cette pratique. L’ambition de cette vaste réflexion est donc de dresser une typologie permettant d’exposer l’élément intangible qu’est l’espace. Et de par cette typologie, d’être en mesure d’en apprendre davantage sur la valeur de cette notion dans l’architecture et son processus. L’étude est donc concentré sur les rapport matériel-immatériel entretenu par l’exposition entre élément exposé et méthode d’exposition, mais aussi entretenu par l’Homme dans sa dualité corps-esprit. Pour comprendre ces différentes mécaniques, et comment par le médium de l’exposition est permise la compréhension plus global de ce nouveau paramètre architectural, nous allons étudier plusieurs cas particuliers faisant office de démonstrations. Dans un soucis de méthode et de compréhension des outils et dispositifs, nous nous intéresserons dans un premier temps à ceux se rapportant à l’idée de corps en mouvement et d’espace d’exposition comme d’un parcours signifiant. Ensuite, nous étudierons l’espace dans son aspect sensible, notamment par l’intermédiaire des perceptions visuelles du corps-observateur. Finalement, dans une attitude hybride et en rassemblant quelques peu les deux points de vue, nous questionnerons le rôle des limites, aussi bien physique que visuelle, dans l’expérience de l’espace architectural. Tout cela permettant d’esquisser une typologie de l’exposition d’espace, ainsi que des méthodes et outils la façonnant. 35


II

C

O

R

36

P

S


Exposer l’espace, typologie d’un dispositif dynamique et sensible reposant sur l’expérience du corps.

Le corps en mouvement, la dynamique sujet-espace Le corps sensible, prépondérance de la perception visuelle Le corps soumis aux limites, rapport de l’espace à ses comopsantes physiques

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II. Corps

Le corps en mouvement, la dynamique sujet-epace Dans un premier temps, nous allons observer cette pratique sous le prisme du corps en mouvement, caractéristique rassemblant l’idée de parcours dans l’exposition et la notion d’expérience de l’espace architectural. Le but est donc par ce dernier, de comprendre comment se construit l’expérience singulière du sujet pratiquant l’espace exposé. Pour cela, nous allons nous baser sur deux études de cas, celle du pavillon Barcelone de Mies van Der Rohe, et celle du pavillon français de la biennale de Venise de Claude Parent. À travers ces derniers et d’après les connaissances acquises par la philosophie, nous allons mettre en avant les outils et dispositifs capable d’induire, diriger et qualifier le mouvement du visiteur au sein d’un espace particulier. Bien que très différents, ces deux manifestations traduisent d’une manière unique l’idée d’espace comme vecteur à la fois d’un mouvement du corps, et de sensations associées. L’injonction du mouvement par l’architecture Le corps se déplace dans l’architecture, et ce dans une certaine liberté. Celle-ci est bien sûr permise par l’espace proposé par l’architecte, qui manipule les différents éléments physiques de son architecture afin de plus ou moins entraver les mouvements de l’Homme. En soit, même si l’Homme éprouve une sensation de grande liberté dans l’espace architectural, son mouvement sera toujours plus ou moins guidé, de manière consciente ou non. En reprenant la pensée de Schmarsow, il est principalement dirigé par la tension que l’espace instaure entre l’ici et là-bas. Plus cette profondeur qui s’étend en face de lui et grande, plus il sera incité à s’y rendre. Et cela de manière bien plus marqué que l’extension de l’espace dans la largeur ou dans sa hauteur, qui bien qu’elles aient une influence sur notre corps, ne déclenchent pas la volonté de mouvement. Une telle suggestion du mouvement par la profondeur est observable dans le pavillon Barcelone de Mies van der Rohe1. En effet, celui-ci se construit comme une boite dont deux de ces parois auraient été étirées de manière significative2. Ces dernières se déploient dans une longueur remarquable selon l’axe nord-sud, tandis que les quelques parois axées estouest sont plus réduites dans leurs dimensions. De plus, de par la structure indépendante 1. Pavillon allemand pour l’exposition internationale de Barcelone par Mies Van der Rohe (1929) 2. Etude en partie inspiré par le travail de séminaire de LEPLEY Agathe, Une critique esthétique complète, Le pavillon Barcelone Mies Van der Rohe. (ENSAG 2015)

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mouvement, dynamique sujet-espace

du pavillon, les parois sont placées de manières complètement libre ce qui permet des vues largement dégagées, dirigées par ces parois et projetant le regard du visiteur d’un bout à l’autre de l’espace. Bien que le pavillon se présente à nous par sa façade est, ce qui pourrait induire une déambulation est-ouest direct de franchissement, les escaliers permettant d’y accéder sont eux-mêmes placés en bordure de la façade selon l’axe fort nord-sud; comme un point de départ à ce parcours élancé. En faisant cela, l’architecte met en position le visiteur afin qu’il puisse au mieux apprécier cette profondeur nord-sud. Ainsi, de par ses perspectives filantes le long des parois du pavillon, Mies van der Rohe déploie un espace continue et libre qui stimule le visiteur par sa profondeur. Caractéristique qui, associé à son ouverture et à sa continuité l’invite au cheminement dans cet axe précis. L’espace dans sa forme même, dicté par ses parois, agit sur le mouvement en créant une dynamique longitudinale forte. Celle-ci venant complètement éclipsé une possible dynamique traversante nord-sud. Avant d’observer la réalisation de ce parcours et ses caractéristiques, nous allons maintenant observer une autre dynamique de déclenchement du mouvement par l’espace.

Ci-dessus, illustration de la profondeur caractéristique induisant le mouvement du corps. Les parois longitudinales accentuent la profondeur et invite au parcours dans son axe nord-sud.

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II. Corps

Nous allons donc maintenant nous intéresser au pavillon français présenté lors de la biennale de Venise en 19701. Celui-ci est la réalisation de l’architecte Claude Parent, qui définit son architecture par l’assertion de l’oblique sur l’horizontale. Une vision de l’architecture, et de l’espace relativement singulière qui trouve son illustration dans ce pavillon. De manière plutôt concise, Claude Parent propose une architecture faite d’obliques, de rampes et de pentes, qui supprime l’horizontalité au profit de plans inclinés qui relient les espaces et les plans, mais surtout qui propose une relation dynamique et instable du corps avec l’espace. En effet, en transformant l’espace du pavillon en praticable fait des pentes, contre-pentes et rampes, l’architecte propose une nouvelle conception de ce dernier, qui induit inévitablement de nouvelles sensations et de nouveaux comportements. Comme il l’explique lui-même, l’Homme dans son mouvement est constamment dans un certain déséquilibre, contrairement à l’équilibre éprouvé lorsqu’il est immobile. Le mouvement est donc, comme l’espace architectural, lié à cette notion de déséquilibre. C’est pour cela que son architecture se construit dans l’oblique, car celle-ci provoque cette sensation de déséquilibre et induit donc le mouvement du corps. Contrairement à Mies van der Rohe qui appelle en quelques sortes le visiteur à l’aide d’une profondeur et d’une continuité claire,

Source / cf. iconographie p.113

Ci-contre, croquis de Claude Parent exprimant les rapports de force présent dans l’expérimentation de l’oblique. Le corps déséquilibré est ici présenté comme le déclencheur du mouvement et donc de l’expérience spatiale.

1. Description du pavillon d’après : MIGAYROU Frédéric, RAMBERT Francis, Claude Parent, l’oeuvre construite, l’oeuvre graphique, Edition HYX. (2010)

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Claude Parent lui le déstabilise, le stimule et remet en cause le rapport classique du corps à l’espace. Ici le mouvement est provoqué par le déséquilibre, et se traduit de manière instinctive, soit dans un effort d’ascension de la pente ascendante, soit dans un certain lâché prise dû à l’appel du vide dans la pratique de la pente descendante. Nous avons évoqué ici deux manières d’induire, voire de provoquer le mouvement du corps par la composition de l’espace. Deux attitudes desquelles résultent deux sensations bien distinctes, si l’horizontalité et la profondeur de l’espace de Mies van der Rohe inspire un parcours clair et fluide, reflétant le courant de pensée moderne, l’espace oblique de Claude Parent, bien que relativement fluide en terme de continuité et de connexion des pentes entreelles, implique plutôt un rapport d’effort du corps par rapport à l’espace. Ceci amorce l’idée de parcours lui-même, qui suit comme nous l’avons déjà évoqué l’idée d’appréhension de l’espace comme vide dans lequel je me déplace. Il semble donc maintenant logique, suite à la compréhension de ce ressenti précédant le mouvement du corps, de s’intéresser à l’expression de ce dernier et à l’expérience sensible qu’il constitue pour le corps. Déploiement du-dit mouvement et des sensations associées Le mouvement, dans son action même et son caractère plus ou moins intuitif, nous renseigne également sur l’influence de l’espace architectural sur le sujet. De la sorte, il explicite dans sa réalisation propre la vision personnelle de son concepteur concernant l’espace et sa dynamique dans l’architecture. Si l’on se réfère au pavillon Barcelone, on parle de mouvement linéaire et continu, produit de l’effet de profondeur de l’architecture. Ce parcours se déploie tout en fluidité, en effet, aucun obstacle ne vient interrompre l’expérience. Les portes présentes dans le pavillon n’étaient pas prévues dans l’idée originale de l’architecte, qui souhaitait au plus possible connectés les espaces entre-eux et les unifier plutôt que de les séparer en entravant le cheminement. C’est pourquoi en tant que sujet visiteur, je suis capable de parcourir la profondeur nord-sud dans son entièreté et dans un sens comme dans l’autre sans aucun blocage strict ni visuel ni physique. Et même lorsque j’atteins une extrémité du pavillon, pourtant fermer sur trois de ces côtés, je ne ressens aucun sentiment d’enfermement ou d’étroitesse. En effet, le bassin et le ciel se reflétant dans celui-ci provoque une sensation forte d’espace se dilatant dans sa verticalité,

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comparé à l’horizontale dictée par le parcours. Une verticalité qui permet un moment de pause mais aussi le retournement du corps et la poursuite de la visite en atteignant le salon intérieur du pavillon. Celui-ci étant toujours ouvert à la fois sur ce bassin et sur la portion sud du pavillon par différentes échappées. Finalement, les parois structurent l’espace sans jamais l’enfermer, ce qui permet de créer une unité et une fluidité concernant l’espace entier du pavillon, tout en qualifiant différemment les sous-espaces qui le composent. Ainsi, dans le salon intérieur on se sentira plus enveloppé, bien que jamais enfermé ou restreint, tandis qu’au niveau du bassin sud on sera marqué par cet espace qui s’ouvre devant nous de manière claire et libre. Une telle unité provoque l’expérience d’un parcours dans une certaine simplicité, ou calme, où le corps déambule sans aucun obstacle d’un espace à l’autre et se laisse surprendre par les différentes caractéristiques de chacun. On retrouve ici donc l’illustration éminemment moderne de l’idée de promenade architecturale, aménageant des points de vues et espaces successifs au sein de l’architecture du pavillon et s’appréciant dans le mouvement. Ainsi, l’espace lui-même dans sa pratique est une transcription dynamique de la pensée architecturale de son auteur. Un mouvement qui est également expressif, à sa manière, dans la pratique du pavillon de Claude Parent. En effet, si Mies van der Rohe recherche une continuité associée à l’idée de promenade, ou encore de calme et de pérennité, l’espace oblique produit lui un mouvement plus instinctif, écarté de l’idée de cheminement précis. La pente questionne le sujet, son rapport au sol, à l’espace et à l’architecture en général. En effet, la pente contrairement au sol plan, propose une ascension aussi bien qu’une descente, c’est-à-dire le déploiement d’un espace à plusieurs niveaux inter-connectés. Si le pavillon Barcelone structure ces espaces sans les enfermer en ouvrant radicalement les espaces les uns sur les autres, La ligne de la plus grande pente, de son nom, lui différencie ces espaces en les présentant sur des altitudes différentes. Néanmoins, tout comme à Barcelone, ces derniers sont foncièrement en relations les uns avec les autres dans une certaine unité par leur rapport à la pente. Comme l’explique l’architecte lui-même, si la paroi horizontale peut séparer, la pente, elle, relie. Sachant cela, et comme nous l’avons déjà mentionné, l’expérience de l’espace oblique s’apparente plus à un effort d’un corps en déséquilibre plutôt qu’à une promenade épurée. Ainsi, l’espace du pavillon invite les visiteurs à expérimenter ces sensations nouvelles, à tester son propre corps dans cet environnement inhabituel. L’installation dans ce sens ne

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Ci-dessus, coupe schématique du pavillon Barcelone. L’espace du bassin s’étend dans sa verticalité de par son ouverture vers le ciel et le reflet de celui-ci dans le bassin. Une verticalité qui permet à la fois une pause et le retournement du corps avant la poursuite de l’expérience dictée par l’horizontale et la profondeur.

se construit pas comme un parcours précis fait de points de vue successifs et structurés, mais plutôt comme un champ des possibles. On est capable, et même encouragé, à tester, à grimper, à descendre et même à s’asseoir sur ce terrain fait d’oblique afin de confronter notre corps à ce dernier. L’expérience est libre et intuitive, en rapport avec l’espace naturel, inspiration de Claude Parent dans sa théorie. Selon lui, le déséquilibre présent dans la nature est source d’une dynamique unique et vecteur d’une évolution pour l’Homme. Ainsi, il entend reproduire ses rapports singuliers entre l’Homme et son espace dans ses projets. C’est pourquoi, la conception de son pavillon et de ses pentes provoque ce mouvement différent d’une architecture plane et basée sur l’équilibre. Son contraire organisé de manière délibérée se voulant être un terrain d’expériences nouvelles pour le sujet. Si l’expérience du pavillon Barcelone provoque un mouvement fluide et continu se déployant dans l’horizontalité, celui de Venise explore de manière singulière et instinctive pour le corps des tangentes et altitudes différentes. On a donc affaire d’un côté à une déambulation précise induite par les effets de perspectives et de déploiement de l’espace dans sa profondeur, de l’autre nous avons la provocation d’un déséquilibre comme déclencheur d’une expérience intuitive, sous forme d’initiation à l’oblique. Si le premier se base plutôt sur un certain effet de cohérence entre perception et parcours, le second lui invite à la découverte et à une certaine forme d’inattendu dans la pratique. Dans les deux cas, l’architecture et l’espace qu’elle propose traduisent en mouvement un point de vue expérientiel précis. Et c’est en partie dans la réalisation de ce mouvement par le sujet-visiteur que se trouve la transmission de ce même point de vue. C’est de par son parcours et les sensations qu’il procure que le sujet se voit transmettre le propos, et non à travers une maquette, un plan ou autre artefact matériel que l’on observe. Ici l’expérience intangible de l’espace transmet.

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Rapport de l’espace immatériel à ses composantes matérielles Nous avons souligné comment l’espace et son organisation est capable d’influer sur l’expérience du sujet. Or, comme nous le savons, l’espace bien qu’élément dynamique et intangible par nature, reste intimement lié aux autres paramètres plus classique de la discipline architecturale qui le construit. C’est pourquoi nous allons maintenant nous pencher sur ces éléments matériels afin de comprendre comment il participe à la structure de ces espaces particuliers. Chez Mies van der Rohe, et selon les principes du mouvement moderne, l’espace est construit autour d’une certaine dichotomie entre structure porteuse et élément d’enveloppe tel que les parois, mur ou plafond. Ainsi, on retrouve cela dans le pavillon Barcelone, qui tient sur des poteaux de manière très concrète, et permet une liberté totale concernant les parois et le couvrement du pavillon, qui sont complètement dissociés de quelconque rôle structurel. Les parois et les poteaux sont deux éléments distincts ayant leur propres fonctions. Les poteaux sont porteurs, tandis que les parois définissent les différents espaces, tout en permettant la connexion de ces derniers. Les poteaux sont déterminants dans la mesure où ce sont eux qui permettent la large ouverture du pavillon et la liberté de conception. Les parois elles, façonnent les espaces mais toujours en gardant à l’esprit cette idée d’ouverture. En effet, si l’on considère de façon caricaturale l’espace moderne comme un volume cubique fait de six parois, les espaces du pavillon eux trouvent toujours une de leur face, voire plus, ouverte et donc connectée avec un autre espace. Elles revêtent donc à la fois le rôle d’enveloppe ouverte, mais aussi et surtout de guide visuel le long desquelles le sujet bouge et parcours l’espace. En effet, dans l’expérience du pavillon selon l’axe nord-sud, le visiteur trouvera toujours à ces côtés une paroi déterminante l’accompagnant dans cette traversée en longueur. Dans la même idée, le débordement de la toiture dans la partie centrale du pavillon qualifie cet espace à la fois couvert et extérieur, à l’inverse de l’espace du bassin le jouxtant étant lui à ciel ouvert. Ou encore l’espace nord du bassin, qui bien que fermé sur trois de ces côtés s’étale largement dans sa verticalité par l’absence de toiture et le reflet infini du ciel dans l’eau du bassin. Finalement, les parois et l’absence de celles-ci permettent à l’espace de s’étendre plus ou moins dans une direction précise et donc de guider le visiteur avec lui dans son déploiement. Un étirement qui se manifeste

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pareillement par la création de vues précises, et cadrés encore une fois par l’architecture dans ses composantes matérielles. Ainsi, les parois agissent ici comme un cadre largement ouvert présentant l’espace dans sa forme particulière, étendue et continue. Un cadre car sans ces dernières l’espace anthropique du pavillon serait comparable à l’espace naturel, sans limites et infini, et ouvert dans la mesure ou son expérience se fait de manière libre et fluide. Matériellement, comme théoriquement, l’espace du pavillon de Claude Parent ne considère pas l’horizontale ou la verticale et donc pas nécessairement les parois ou toiture. Au contraire, on a affaire à un environnement unique et unitaire fait de pentes construites en bois et négligeant complètement la configuration initiale du lieu dans lequel il se trouve. Cet environnement, bien qu’unitaire par sa mise en place et son dispositif, crée des espaces différents et donc des expériences différentes. Afin de mettre ces dernières en valeurs, et de stimuler le visiteur de manières différentes, toujours à la recherche d’une certaine élévation de l’Homme. Tout cela en relation avec le grand cadre de la manifestation qu’est la biennale de Venise, qui était « La confrontation internationale de l’art expérimental », le pavillon abrite également des oeuvres et interventions d’artistes entrant en relation avec l’espace oblique du pavillon. L’idée ici étant de retranscrire par l’art, en plus de la traduction par l’architecture du pavillon, la vision de l’architecte et les caractéristiques de cette vie à l’oblique. Par exemple, l’artiste Samuel Buri habite plusieurs espaces du pavillon de manière plus ou moins littérale1. Par exemple, il inscrit en lettres décroissantes « espace pincé » dans un espace ou deux pentes se rencontrent, afin de signifier le phénomène observé. André Bellaguet, peintre, lui va recouvrir un espace particulier de l’installation de miroirs, afin de proposer un apport visuel de notre propre-corps faisant l’expérience de la pente et de son déséquilibre. De par cette action, on est capable en tant que visiteur, d’observer son propre corps et ses propres réactions, et cela permet donc une certaine prise de recul de l’action, qui ajoute à la compréhension de l’espace architectural. En effet, en plus de ressentir les effets et sensations liées au mouvement de mon corps dans cet espace, je suis capable de l’appréhender visuellement. Ici ont trouvé donc une organisation d’objets d’arts dans l’espace qui pourrait supposer un rapport similaire à celui du domaine général de la scénographie d’exposition. Cependant cette structure se différencie par les rôles accordés à chaque élément. Dans notre cas, l’élément signifiant est l’espace et son 1. Description du pavillon d’après : MIGAYROU Frédéric, RAMBERT Francis, Claude Parent, l’oeuvre construite, l’oeuvre graphique, Edition HYX. (2010)

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expérience, tandis que les objets présents sont des médiums participant ou explicitant cette dernière. Dans une exposition traditionnelle, les objets seraient signifiants et leur organisation dans l’espace organiserait leurs différents rapports sensibles. Or chez Claude Parent, si l’on dissocie les interventions artistiques de l’espace construit par l’architecte, ceux-ci perdent de leur sens. Les éléments matériels sont donc ici des transcriptions plus ou moins littérales des dynamiques spatiales présentes. Ils s’ajoutent à l’expérience signifiante du corps, ils ne la définissent pas. Cela met en valeur à la fois le potentiel signifiant de l’espace intangible par son expérimentation, mais aussi l’interaction de celuici avec son environnement physique afin d’expliciter cette dernière. La valeur du reflet, perception de son propre corps dans l’espace exposé Le reflet du corps, comme nous l’avons mentionné juste au-dessus, permet la perception visuelle de sa propre expérience de l’espace. De plus, nous l’avons également évoqué, la compréhension de l’espace se fait en plusieurs étapes, dont on peut souligner celle de la prise en compte du vide environnant ou encore celle de l’action du corps en mouvement dans ce vide. Or, si l’on considère la première comme une perception visuelle, l’apport du miroir ou la possibilité d’un reflet dans un espace architectural exposé semble réunir ces deux actions. De par mon propre reflet dans la surface, j’appréhende non seulement le vide qui m’entoure, mais je suis aussi en mesure d’observer mon propre corps évoluer dans l’espace. On retrouve des itérations plus ou moins strictes d’un tel rapport dans nos deux cas d’études. Claude Parent et l’artiste André Bellaguet propose une version quasi-littérale de la notion de reflet du corps. Cependant, celle-ci est associée à un autre dispositif, celui de « ballons guides » attachés à la structure de l’espace par des filins et qui sont décris comme des « mobiles aériens verticalisant l’espace ». En associant ces deux outils, on peut en voir une mise en relation entre le corps déstabilisé par l’oblique et l’orthogonalité des ballons flottants. Cela permet, en plus s’observer, de comparer la position du corps à une stature standard qui est celle de l’élément vertical associé au corps faisant l’expérience de l’espace orthogonal. On peut donc voir ici les ballons comme un élément de repère de l’espace traditionnel, qui ici est complètement transformé par l’installation de l’architecte. Cela

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crée un lien avec un autre processus évoqué lors de l’approche philosophique du corps à l’espace qui est celle de la notion d’expérience passée du corps. En effet, nous avons mis en avant le fait que nos réactions ou sensations par rapport à un espace donné soit largement influencé par une certaine mémoire du corps et de ces expériences passées. C’est pourquoi introduire un élément de repère de l’espace traditionnel plan au sein de cette exposition permet d’accentuer l’expérience sensible d’un espace si particulier. La vision de l’orthogonal, présente également sous la forme d’un quadrillage proposé par un autre artiste, évoque des sensations en contradiction avec l’expérience présente. En tous les cas, proposer un élément permettant la réflexion permet d’une manière ou d’une autre de susciter une certaine mise à distance et permet un certain décodage, conscient ou non, de l’expérience du corps confronté à l’espace architectural. Dans le pavillon Barcelone, bien que l’on ne trouve à aucun moment un miroir en tant que tel, les reflets sont aussi exploités. Nous avons déjà parlé des bassins et de leur capacité à refléter le ciel afin de faire s’étendre l’espace cloisonné de ces trois côtés dans sa verticalité. Evidemment, la surface de l’eau reflète également plus ou moins précisément le corps du sujet. Un reflet également observable dans les parois lisse et brillante ou encore dans les parois vitrées qui constitue le pavillon. Mais même si cela reste un outil de compréhension du rapport corps-espace dans le pavillon, le véritable repère peut se cacher autre part. En effet, la statue de George Kolbe, représentant une femme et donc faisant écho au corps propre du visiteur, accompagne ce dernier tout le long du parcours. Posée sur le bassin nord elle permet elle aussi une réflexion sur le corps dans l’espace. Bien que figée, celleci se révèle, se reflète ou encore se voit caché par le jeu des parois et des transparences auxquelles on fait face lors de promenade. Ainsi, on peut la considérer comme un guide, apparaissant au bout d’une percée visuelle, se reflétant dans les parois du salon ou au contraire disparaissant derrière ces dernières lorsque je suis dans l’espace extérieur couvert. De par sa perception, elle permet à sa manière de transcrire la fluidité propre à l’espace du pavillon. En effet, en étant visible depuis de multiples points de vue, elle illustre l’idée d’un espace ouvert et fluide. Cependant, chaque point de vue étant différents, parfois aveugle sur la statue, elle souligne également la capacité de l’espace à proposer des environnements propres et singuliers selon l’endroit où l’on se trouve. La déambulation est fluide mais l’espace n’est pas unitaire. Qu’on soit couvert, ouvert sur le ciel, entouré de parois ou

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complètement libre, qu’on ai la statue dans notre champ de vision ou non, l’expérience du pavillon est à la fois variée et fluide; encore une fois à l’image d’une promenade. Au travers de ces deux analyses croisées, nous avons été en mesure de mettre en relation le corps du sujet et l’espace architectural qu’il rencontre, précisément dans sa dimension dynamique. Bien que les deux expériences soient foncièrement différenciées, elles nous ont permises de mettre en avant un certain schéma de mise en scène de l’espace intangible par le mouvement. Ainsi, dans sa structure et sa forme, l’espace est capable d’induire un mouvement particulier, qui dans sa réalisation transcrit la vision de son concepteur. Ainsi, l’architecte en composant l’espace façonne l’expérience qui elle est dynamique et signifiante pour le sujet-visiteur. Mais on a aussi été en mesure d’observer une certaine compréhension et démonstration de cette expérience au travers de dispositifs physiques. Ainsi, proposer un repère ou un moyen de percevoir son propre corps expérimentant l’espace apparaît comme un outil de démonstration de la dynamique corps-espace. De même que des interventions artistiques ou objets mise en scène sont capables d’expliciter eux-aussi cette dernière. On a donc un dispositif qui se construit autour d’un parcours signifiant dans son mouvement intrinsèque et les sensations qu’il produit, qui peut être accompagnés d’artefacts matériels appuyant la compréhension de celui-ci. Dans la même logique, l’organisation et l’orientation des parois d’un espace accompagne ou non l’idée de profondeur qui appelle au mouvement. Tout cela présentant les éléments physiques de l’architecture considérés comme des médiums de conception mais aussi d’expression et de manifestation de l’espace lui-même. Ils sont donc par extension des outils de sa mise en scène dans le cadre de la typologie de l’espace exposé. Assurément, toute cette réflexion considère la perception visuelle comme omniprésente, dans la mesure où c’est elle qui perçoit la profondeur, les repères potentiels et les points de vue particuliers. La vision est donc largement sous-jacente dans la compréhension du corps en mouvement dans l’espace, mais elle est aussi de par sa nature intégrée dans l’expérience sensible de celui-ci. En effet, nous l’avons dit elle se construit en associant corps et esprit, mouvement et affect. La prise en compte de la perception visuelle va donc être notre fer de lance concernant ce volet de l’appréhension sensible de l’espace par l’Homme.

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Source / cf. iconographie p.113 Ci-dessus, photo du pavillon français de Claude Parent, La ligne de la plus grande pente, pour la biennale de Venise, Italie (1970). Ci-dessous, schéma présentant l’action du reflet sur le visiteur.

Pente + paroi miroir = appréhension de sa propre expérience de la pente

+

+

++

++

mobiles verticaux = signification de la verticalité standard du corps immobile

quadrillage lumineux = évocation de l’espace traditionnel orthogonnal

Les différents dispositifs présentés permettent à la fois la prise en compte visuelle de l’expérience du corps par le sujet ainsi que sa mise en parrallèle avec l’image standard de l’espace orthogonal.

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Le corps sensible, prépondérance de la perception visuelle Outre la prise en compte de la vision comme vecteur du mouvement, nous allons revenir sur une autre particularité de celle-ci lors de l’expérience de l’espace. En revenant en arrière sur l’expérience de l’espace architectural, nous savons que c’est par la vision que nous percevons l’espace dans son caractère « vide ». Et c’est dans cet espace que nous nous déplaçons, et qui du coup vient solliciter sans cesse une nouvelle appréhension de l’espace par la vision selon les nouveaux points de vue offerts. Chaque mouvement de l’espace implique de manière immédiate un nouveau point de vue. Le sens qu’est la vue est donc constamment sollicité dans notre expérience de l’espace, même lorsque notre corps est lui immobile. C’est pourquoi nous allons maintenant observer cet outil qu’est la perception visuelle comme nous venons de le faire avec le corps en mouvement. L’idée étant de comprendre comment celle-ci peut, à sa manière, être déterminante dans l’appréhension et l’expérience cette fois sensible de l’espace architectural. Car comme nous l’a mentionné Lipps, l’expérience de l’espace quelle qu’elle soit, est toujours foncièrement sensible. Pour cela, nous allons commencer par nous référer aux réflexions et expérimentation du mouvement européen d’avant-garde De Stijl. Spatialité sensible, l’utilisation de la couleur par le mouvement De Stijl Courant datant du début du XXème siècle, les acteurs du mouvement De Stijl1 recherchent une harmonie générale réunissant l’art sous toutes ses formes, et réunissant par la même occasion l’art et la vie. Pour cela, artistes, peintres, architectes expérimentent et conjuguent leurs pratiques à la recherche de cette harmonie et d’une nouvelle expression artistique. L’une des associations les plus marquantes, et qui va nous servir dans notre étude de l’espace exposé, est celle de la peinture et de l’architecture. Celle-ci permet alors de libérer la peinture de son cadre traditionnel et de sa planéité, et voit là-dedans également une possibilité de dynamiser l’espace architectural. La conjugaison de ces deux pratiques permet à la fois la transposition de la peinture dans l’espace en trois dimensions puisqu’elle investit toutes les parois constituant l’architecture, et propose un nouveau rapport à ces dernières en tant que paramètre architectural définissant l’espace.

1. MIGAYROU Frédéric Catalogue d’exposition De Stijl, Centre Pompidou. Edition Centre Pompidou (2010)

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Afin d’explorer ces applications de manière concrète, nous allons nous pencher sur l’installation Composition - Espace - Couleur (1923)1 de Vilmos Huszàr et Gerrit Rietveld. L’espace, relativement sommaire, trouve sa qualification principalement au travers de sa mise en couleur. En effet, l’espace est scindé en deux sous-espaces, certes par une paroi et une toiture partielle, mais aussi est surtout par un traitement coloré. L’espace couvert, qualifié d’intérieur, est associé aux couleurs rouge, jaune et bleu, palette réduite et caractéristique du mouvement De Stijl, tandis que l’espace non couvert est lui associé au noir, gris et blanc. Ainsi, par ce traitement fait de compositions colorées recouvrant aussi bien les parois que le sol, l’espace global se manifeste dans une opposition couvert non-couvert autant que dans une opposition couleurs non-couleurs. La couleur et donc la perception visuelle de celle-ci est donc essentielle dans l’appréhension de cet espace différencié. Dans le cas contraire, la matérialité unique du lieu aurait eu pour conséquence de produire une expérience rappelant celle du pavillon Barcelone, soit celle d’un espace continu et unitaire. La couleur vient ici briser cela et dynamiser le pavillon par l’opposition décrite, mais aussi par l’association des formes dans ces compositions colorées. Cellesci, faites de rectangles ou carrés associés ont, dans la pensée De Stijl, pour objet de dynamiser l’espace architectural et de le transposer dans une certaine abstraction. Ainsi, on retrouve des éléments colorés à cheval sur une paroi et le sol, questionnant les rôles de ces derniers et créant encore une fois une harmonie globale des plans aussi bien horizontaux que verticaux en valorisant l’approche tri-dimensionnelle. De plus, de la même manière que l’étirement des parois verticales provoquaient une profondeur invitant le corps à se déplacer, les formes peintes horizontalement peuvent elles aussi être considérées comme une sorte d’incitation au mouvement. Un mouvement traduit de manière littérale par des flèches dessinées au sol et indiquant un parcours circulaire au visiteur. Tout cela permet de mettre en avant la vision certes comme outil d’appréhension de l’espace dans sa globalité et son immédiateté, mais également de lui accorder un certain degré de configuration de notre expérience architecturale selon sa sensibilité, aux couleurs dans l’exemple choisi. Par sa perception des couleurs, le sujet distingue deux espaces différents qui pourtant sont très similaires dans leur construction et dans leur expérience physique. C’est spécifiquement la dimension colorée et donc l’appréhension sensible de celle-ci qui vient modifier notre expérience de l’espace architectural. Une sensibilité pouvant aller jusqu’à complètement transformer cette expérience. 1. RIETVELD, projet d’intérieur Composition Espace Couleur, en collaboration avec Vilmos Huszar, (1923), pour la Juryfreie Kunstchau de Berlin.

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Source / cf. iconographie p.114 Figure I, l’installation composition-espace-couleur de Vilmos Huszàr et Gerrit Rietveld (1923).

Figure II, l’espace dénué de son traitement coloré. On a alors une unité des différents sous-espace couvert ou non.

Figure III, figure associant la dichotomie coloré-non coloré à une représentation de son espace associé.

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La perception visuelle, outil d’une certaine déconstruction de l’espace physique Le rapport du sujet à sa perception visuelle en tant que perception sensible lors de l’expérience de l’espace est donc aussi déterminante que son rapport au corps et aux mouvements associés. Or de la même manière que le corps est possiblement dirigé et conditionné par l’architecture afin de construire une expérience particulière, la vue peut elle aussi être manipulé dans le même but. Encore une fois, l’utilisation de la couleur comme dispositif permet de qualifier deux espaces différents, mais permet aussi de modeler ou orienter d’une certaine façon la perception visuelle du sujet, afin de modifier par la même occasion l’expérience spatiale elle-même. En effet, les peintres de la mouvance De Stijl attribuaient à la couleur des propriété capable de dynamiser l’espace architectural, outre que simplement un contraste entre espace coloré et espace non-coloré. Pour résumer, le bleu était associé au froid et à un mouvement de recul tandis que le jaune était lui rapproché de la chaleur et de l’avancée. Le rouge lui se situe entre les deux. Utiliser ces couleurs dans leurs compositions était donc une manière de mettre en mouvement l’architecture ellemême, dans une certaine abstraction bien sûr. Les surfaces colorées permettaient donc une projection de leur planéité dans l’espace lui-même, se dissociant de la paroi comme surface réductrice de l’expression de la couleur. Un phénomène qui a pour effet d’altérer la rigidité classique de l’architecture dans une dynamique s’étendant dans la profondeur de l’espace, dans un élan similaire au corps observateur qui lui aussi navigue dans cette profondeur. La couleur se matérialise au-delà de la simple surface plane de la paroi et matérialise par la même occasion l’espace architectural lui-même. Un effet atteint par l’harmonie des deux pratiques si chère au mouvement. La perception visuelle peut donc, comme nous venons de le souligner, être à la fois un outil d’appréhension de l’espace architectural mais également un vecteur d’une certaine interprétation ou transformation de celui-ci. Afin de mieux démontrer l’ampleur de cette transformation, nous allons prendre appui sur le travail de l’architecte, artiste, et écrivain Serge Salat au travers de ses installations fractales1. Celles-ci proposent une expérience spatiale unique, ayant pour vocation la rencontre d’un espace virtuel, en total déconnexion avec l’espace réel traditionnel. Il oppose, dans ses dires, l’espace réel et l’ordre à l’espace virtuel et au chaos qu’il cherche à manifester dans ces installations. Il conçoit l’espace 1. SALAT Serge, La relève du réel. Edition Hermann (1997)

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comme matière principale de son travail, matière qu’il entend plier, tordre, ou même déstructurer. De manière plus analytique, les-dites installations se traduisent par la mise en place d’un espace clos dans lequel il déploie un parcours. La fermeture de ce dernier appuie la différence entre l’extérieur de l’installation et donc l’espace réel et l’intérieur et son espace virtuel. Un espace virtuel qui se construit à l’aide de multiples miroirs positionné de sortes à qu’ils se reflètent mutuellement et donc multiplient de manière infini la perception visuelle de l’espace par le sujet. Celui-ci perçoit donc au travers de ces miroirs un espace sans limites, fait d’innombrables reflets de lui-même ou des objets présents dans l’installation. On voit donc ici comment, d’une manière complètement différente que chez Claude Parent ou Mies van Der Rohe, le miroir et ses reflets sont capables de construire une expérience visuelle, et par extension spatiale, unique. Il n’est plus ici l’objet d’un seul reflet du corps comme d’un repère dans une expérience. Au contraire, il est l’outil qui permet la déconstruction de l’espace physique et donc la perte des repères classiques. L’espace étant infiniment étendu visuellement, cela brouille complètement les limites physiques que sont les parois se trouvant derrière les miroirs. Un tel dispositif a plusieurs effets notables sur l’expérience du visiteur, qui peuvent être généralisés concernant l’étude de la perception spatiale. La première étant, dans une toute autre expression, de déconstruire l’espace architectural environnant tout comme le faisait à sa manière la peinture dans le mouvement De Stijl. Ces mécaniques, de par leurs actions sur la perception visuelle, permettent donc au sujet d’expérimenter des espaces complètement différents de l’espace physique traditionnel. La seule expérience du corps en mouvement ne saurait d’ailleurs pas faire l’expérience d’un tel infini, puisqu’elle se construit autour de la notion de limites qui inscrit l’espace dans un environnement physique fini et orienté. Environnement qui par sa forme agit sur le corps. Or la vision permet de se projeter, du moins par l’esprit, dans ces espaces inaccessibles ou simplement différents de ceux proposés par l’expérience seule du corps. En d’autres termes, la vision et son interprétation subjective par l’esprit de l’Homme expérimentant l’espace est autant un outil de compréhension de l’espace architectural que de potentielle transformation de celui-ci. Celle-ci est par exemple capable aussi bien de planifier une expérience cohérente et fluide comme c’est le cas dans le pavillon Barcelone, où la vision guide le mouvement dans des lignes claires et prévisibles. Mais elle est également capable de provoquer tout l’inverse,

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comme lorsque l’on pénètre dans l’espace intérieur des cubes de Serge Salat et que l’on découvre l’espace virtuel infini fait de reflets. Espace perçu comme infinie par l’esprit alors même qu’il sait pertinemment qu’il se trouve dans un environnement physique fermé et fini. Et bien que ces deux événements soient contradictoires, ils participent tout deux à l’expérience de l’espace exposé, puisque ces deux réactions sont organisées dans des buts précis bien que très différents.

I.

Source / cf. iconographie p.115

II. Perception sensible

Espace physique

Perception sensible

Figure I, photo de l’installation Beyond Infinity de Serge Salat (2011). Figure II, Coupe schématique mettant en avant le principe de refléxions des miroirs étandant la perception visuelle du visiteur.

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II. Corps

L’ambivalence de l’expérience spatiale, entre actions physiques et interprétations sensibles Tout cela révèle la dualité présente dans l’expérience sensible de l’espace architectural, notamment au travers de la perception visuelle. En effet, nous venons de voir que même si celle-ci est constamment sollicitée par le corps en mouvement afin de se repérer, et d’évaluer l’espace lui-même en vue d’un mouvement spécifique à l’intérieur de ce dernier, elle est également potentiellement un outil de transformation de ce dernier. Elle se situe donc à mi-chemin entre l’appréhension physique de l’espace et son interprétation par l’esprit. Elle conjugue finalement les deux aspects de l’expérience de l’espace architectural, à la fois physique et intimement sensible. Cela permet donc encore une fois de montrer à quel point cette expérience est sensible, et à quel point le sujet-visiteur est amené à interpréter l’espace physique qu’il rencontre, de manière plus ou moins consciente. La rencontre sujet-espace ne sera jamais uniquement un phénomène physique, dominé par l’injonction et le déploiement du mouvement de manière objective. Celle-ci sera sans cesse infusé d’un apport sensible, à la fois provenant du sujet lui-même et de ces anciennes expériences mais aussi possiblement du sujet-producteur d’espace et des manipulations effectuées par ce dernier, en matière de couleurs et de reflets par exemple. Par ces actions sur la perception visuelle, le concepteur d’espace est en mesure de transformer l’essence même de l’expérience spatiale proposée. Par l’intermédiaire de celle-ci, le sujet-visiteur est capable d’appréhender des configurations spatiales inatteignables par l’expérience unique du mouvement. De la sorte, l’esprit dans sa capacité à percevoir et interpréter fabrique l’expérience de l’espace tout autant que le corps. Ainsi, exposer l’espace implique non seulement la production d’un parcours signifiant pour le corps, mais également d’un objet perceptible singulier pour l’esprit. L’espace exposé est en mesure de produire du sensible dans sa représentation visuelle, tout autant que dans son caractère dynamique. En associant les deux, on propose une expérience dynamique et sensible mettant en scène l’espace lui-même. Avant de poursuivre, il est nécessaire d’évoquer le fait que, bien qu’élémentaire dans notre propos, la perception visuelle n’est évidemment pas la seule à disposition du corps humain. Sans aller profondément dans les détails ici, on peut supposer qu’au même titre que la vue, l’odorat, l’ouïe ou le toucher puissent également modifier notre rapport à 56


perception visuelle et sensible

l’espace architectural. Pour cela on peut mentionner l’exposition Sensing Spaces1, qui en 2014 à la Royal Academy of Arts de Londres proposait à des architectes de sensibiliser les visiteurs face à la notion d’espace. Qu’on parle d’ambiance, d’atmosphère ou autres, l’idée est ici de caractériser l’espace d’une manière ou d’une autre afin que le visiteur en fasse une expérience singulière. Kengo Kuma par exemple, lui, investit l’espace par une structure de bambous parfumés d’une odeur lui rappelant selon-lui son enfance. Il décrit son expérience de l’architecture comme multi-sensorielle, d’où l’utilisation de ce procédé. Et nous pouvons aussi également souligner l’aspect affectif de ce choix, lié à un souvenir personnel de l’architecte, qui encore une fois appuie sur l’aspect aussi bien sensible que personnel de la sensation d’espace. Bien que toutes ces caractéristiques liées aux sens peuvent être associées au concept d’atmosphère présent dans l’oeuvre de Peter Zumthor, nous pouvons tout de même relier ces dernières à la notion d’espace, dans la mesure ou elle modifie notre appréhension de celui-ci. En effet, en pénétrant dans l’espace de Kengo Kuma, le changement d’odeur induit un changement d’espace, dans la mesure ou notre corps est soumis à des perceptions sensibles nouvelles. Cela bien sûr en étant toujours associé à la dynamique du corps en mouvement et de l’esprit sensible de manière générale. L’expérience de l’espace par l’Homme est donc, comme nous l’a renseigné la philosophie, simultanément dynamique et sensible. Afin de mettre en scène cet élément particulier, il est donc nécessaire de considérer les deux aspects présentés et leurs mécaniques propres. Le mouvement est dicté par des dispositifs propres évoqués plus haut, et la perception sensible elle se base sur l’appréhension visuelle d’un environnement et de ses caractéristiques. Ces dernières étant capable d’appuyer comme de décomposer le-dit espace. C’est pourquoi tout élément inclus dans le champ visuel ou sensoriel de l’espace peut être considéré comme un dispositif signifiant pour son exposition. Que ce soit la couleur, la matérialité, l’odeur, ils transforment l’espace par leur présence et leur appréhension par le sujet. De ces deux lignes de réflexions apparaissent une convergence entre expérience dynamique et sensible, celui de l’importance de la limite dans l’expérience spatiale. Celle-ci, par sa présence, signifié par une paroi, un changement coloré, ou autre dispositif permet par son appréhension de qualifier l’espace. Un espace longitudinal sera marqué par des limites latérales étendues et un espace coloré se délimitera lui-même de son environnement neutre. C’est pourquoi nous allons désormais observer les valeurs de la notion de limite comprise dans l’expérience de l’espace anthropique. 1. GOODWIN Kate (comissaire) Sensing Spaces, Londres Royal Academy of Arts (2014).

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II. Corps

Le corps soumis aux limites, rapport de l’espace à ses composants physiques La limite et l’absence de celle-ci, ressort de l’expérience spatiale La limite, dans son essence, contient et façonne l’espace architectural. Un espace, qui dans sa configuration particulière est expérimenté par l’Homme. Donc on peut dire que la limite agit également sur l’Homme, en plus d’agir sur l’espace. Celle-ci peut se manifester de différentes sortes, allant de la limite infranchissable qu’est le mur jusqu’à des déclinaisons plus sensibles comme la différenciation colorée entre des deux espaces. La différence de traitement agit sur le visiteur comme marqueur de deux espaces différents, créant ainsi une limite implicite. La limite caractérise et façonne donc l’expérience spatiale de l’individu, selon son caractère plus ou moins franchissable. Cependant, Si la limite permet à la fois l’appréhension d’une portion de l’espace infini dans un cadre particulier et induit un certain comportement du corps par rapport à son organisation, celle-ci n’est valable que de manière complémentaire à son absence. En effet, si elle définit l’espace, c’est l’absence de la limite et donc le déploiement de l’espace qui permet le mouvement et l’expérience du corps. On comprend ici la dualité présente dans la conception de l’espace architectural. Celui-ci est défini par ses limites, qui se matérialise de façons diverses; mais il n’est possible d’en faire l’expérience qu’en considérant à la fois la limite et son contraire. La limite borne un espace donné d’une façon particulière, et c’est entre ses bornes que se produit l’expérience du corps. Les deux semblent être comme les deux faces d’une même pièce, dépendante l’une de l’autre et intimement liées. L’objectif ici est donc d’étudier la limite en tant que concept, et pour cela en la considérant comme un élément générique duquel on propose des déclinaisons afin de définir quels types de limites impliquent quels types d’effets sur l’espace et sur l’Homme. Avant de déterminer cette classification, et afin de souligner le caractère indispensable de cette dernière dans l’expérience spatiale d’un individu, nous allons tout d’abord convoqué le travail de l’artiste contemporain James Turrell. L’environnement perceptuel de James Turrell, ou l’espace dépourvu de ses limites Si l’on cherche à définir le terme d’environnement perceptuel, on pourrait dire qu’il s’agit d’un lieu dédié à la perception des sens. De quelle manière l’artiste crée-t-il de tels espaces ? Dans les oeuvres qu’il nomme Ganzfelds1, l’artiste invite le corps dans un espace dénué 1.TURRELL James, Breathing Light (Ganzfeld), (2013), LACMA, Los Angeles, Etats-Unis.

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de ses limites. Pour cela, il plonge le lieu, et donc l’espace, dans une lumière colorée. L’intensité de celle-ci, se répercutant sur les parois blanches et lisses de l’espace a pour effet de complètement gommer les-dites parois et par la même occasion les limites de l’espace physique. Le sujet pénétrant dans cette oeuvre est alors immergé dans un espace sans limites, où il est incapable de différencier le sol du plafond ou encore des murs. Si bien qu’il en ressort une expérience d’un espace infini dont il est quasiment impossible d’appréhender les limites, ou même les particularités si ce n’est la couleur saturée omniprésente. Une lumière colorée et intense, qui reste imprimé dans la rétine du sujet pendant un moment même lorsque celui-ci ferme les yeux. Par cette méthode, l’artiste explique plonger le spectateur dans un monde spirituel, déconnecté du monde physique et propice à l’introspection grâce à son dispositif intervenant sur la perception visuelle. De manière concrète, le sujet faisant l’expérience d’un tel environnement est amené à l’introspection et au questionnement de son propre ressenti justement par la négation des limites. L’espace étant ressenti comme infini et unitaire, l’oeil aussi bien que le corps ne distingue aucun repère, aucune direction induite à laquelle il serait susceptible de se rattacher afin de guider son expérience de l’espace architectural ou physique. La profondeur a disparu au profit d’un voile coloré, et le dernier repère qu’il reste donc au sujet est luimême, même s’il n’est pas en mesure de s’observer comme il pourrait le faire dans un miroir. D’où encore une fois la volonté d’expérience de l’esprit et des sens primant sur celle du corps dans cette réflexion particulière. Tout cela pour dire qu’en retirant de l’espace toutes ses limites, et donc repères, même si limite et repère ne sont pas forcément liés, l’artiste parvient à proposer un espace complètement stérile en terme de stimulation. Certes la couleur a un intérêt dans l’idée d’environnement sensible et de questionnement psychologique, seulement elle apparaît ici comme une nappe effaçant tout autre dispositif ou élément constituant de l’espace architectural environnant. Ainsi, les mécaniques exposées plus tôt par la philosophie qui considère la profondeur comme vecteur de mouvement du corps, ou la vue et les sens comme vecteur sensible de l’expérience se retrouve ici complètement anesthésiés. En résulte une expérience pour ainsi dire entièrement psychique et intérieur, dictée par la couleur et ses variations qui occupe l’esprit du visiteur comme unique paramètre observable. Visiteur qui ne bouge

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II. Corps

que très peu dans cet espace étant donné qu’il ne dispose d’aucun repère ou direction qui pourrait induire un mouvement particulier. Cela nous montre que l’espace architectural, afin d’être pleinement saisi et expérimenté par l’Homme, et ce à la fois par l’intermédiaire du corps en mouvement et du corps sensible, a besoin de limites. Des limites observables par le visiteur, car bien sûr l’espace investi par l’artiste James Turrell est un espace intérieur limité, seulement ces dernières sont complètement occultées par son travail de la lumière. Sachant cela, nous pouvons désormais débuter notre déclinaison des limites, allant de la limite infranchissable et contraignant le corps et l’espace jusqu’à son inverse, la non-limite, celle qui autorise le déploiement dans toute son envergure.

Source / cf. iconographie p.115

I. II.

Figure I, photo de l’installation Breathing Light (Ganzfeld) de James Turrell, espace plongé dans une lumière en effaçant ses limites. Figure II, représentation schématique de l’espace dans ses limites physiques. Différenciation entre l’espace construit et le ressenti sensible de ce dernier.

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rapport aux limites

La limite infranchissable, ou la contrainte primaire délimitant d’un espace. C’est la limite la plus évidente, puisque c’est celle-ci qui contraint à la fois l’espace et le corps de la manière la plus claire. La limite, par définition, sépare. Elle sépare un espace d’un autre, ou plutôt dans notre cas elle constitue un espace architectural fini au sein d’un espace plus vaste. L’espace est circonscrit dans ses limites, et ces dernières participent à la caractérisation de ce dernier. La limite infranchissable contraint et définit, selon sa forme, ses dimensions et son rapport avec ses homologues, l’espace auquel elle est associée. C’est celle-ci et ses dimensions qui sont capables de façonner un espace plus ou moins profond, large ou élancé. C’est donc en partie la limite infranchissable qui induit les caractéristiques de l’espace et les mouvements spécifiques qui vont avec. En effet, de par la création d’une limite claire, on guide le sujet d’une certaine manière car on le restreint dans ses possibilités de déplacements. Toutes les directions ne sont plus possibles, un mouvement particulier est donc privilégié. Et c’est en partie ce processus de limitation des mouvements qui construit l’expérience particulière du corps dans l’espace que nous avons observé plus tôt. Une telle limite permet donc de passer d’un espace potentiellement infini à un espace fini, cadré et en quelques sortes orienté par ses composantes et leur organisation. Comme son nom l’indique, on ne traverse pas une telle limite, ni par le corps ni par les sens comme la vue par exemple. La limite infranchissable induit donc un rapport physique entre cette dernière et le corps du sujet-visiteur. En effet, le corps en mouvement doit composer d’après cette masse tangible et a priori immobile. Il peut la longer, la contourner, s’en approcher ou s’en éloigner, le fait est qu’il est quasiment constamment en relation avec elle lors de son expérience d’un espace architectural. Même si comme nous l’avons déjà mentionné, le corps agit dans l’espace dit « vide », dans cette portion intangible de l’architecture qui permet le mouvement, il est foncièrement lié aux limites dans la mesure ou ce sont elles qui définissent et caractérisent le-dit espace. Si l’on devait caricaturer l’objet de l’architecture, et ce afin de le mettre en relation avec cette notion de limite et les rapports qu’il entretient avec, on pourrait le considérer comme une forme géométrique basique, tel qu’un pavé droit. On évitera le cube parfait car il confond les idées de profondeur, de hauteur et de largeur puisqu’elles sont identiques. De ce fait, notre parallélépipède est composé de six faces, qui en terme architecturaux pourrait être considéré comme le sol, la toiture ainsi que quatre murs. Voilà notre objet 61


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d’architecture générique nous permettant de nous questionner sur les limites. Si cellesci sont infranchissables, comme expliqué au-dessus, cela voudrait dire qu’ils sont tous constitués de matière pleine, opaque et ne disposent d’aucunes ouverture ou altérations quelconques. Encore une fois, nous avons acquis l’idée que les limites définissent, en le contraignant, l’espace architectural. Celui-ci se trouve donc à l’intérieur de ce pavé, restreint par ses six faces. Or, de par leur essence, ces limites sont infranchissables, il n’y a donc aucun lien entre l’espace extérieur et l’espace intérieur crée par cet objet d’architecture. Ce dernier est donc inévitablement inaccessible pour l’Homme. D’après ce constat, et en soulignant encore une fois que de telles limites sont l’outil qui définit en grande partie l’expérience du corps en mouvement dans l’architecture, et qu’elles peuvent être le support d’une certaine expérience sensible; on ne peut concevoir l’architecture uniquement par de telles limites radicales. Malgré son caractère restrictif et sa vocation à borner une portion d’espace, celle-ci nécessite fondamentalement son opposé pour être à même de proposer une expérience spatiale. L’absence de limite ouvre l’espace, permet au corps de se mouvoir, et au visiteur d’expérimenter l’espace. L’espace aussi borné soit-il nécessite une relation avec son environnement, avec les espaces adjacents afin d’être accessible. Si l’on reprend l’idée de l’architecture comme une discipline productrice d’espace, on peut désormais dire que cela se fait par l’intermédiaire de la manipulation des limites. En effet, ce terme rassemble une grande partie des éléments qui définissent l’architecture, comme ceux évoqué plus tôt tel quel les murs etc. Cependant, des limites dans leur caractère brut, et infranchissable ne permettent pas l’accessibilité. Ainsi, l’architecte se doit de manipuler aussi bien ces limites brutes que leur contraire, aussi bien qu’il peut manipuler la limite dans son essence en l’altérant, la transformant, la découpant afin de créer son objet architectural. C’est par ses maniements de la limite que la connexion et l’accès sont créés, et que l’expérience spatiale est permise. Encore une fois, l’espace architectural se révèle être un objet convoquant les contraires, il se repose sur des éléments matériels pour se constituer bien qu’il soit foncièrement immatériel, et nécessite des limites physiques pour le façonner mais n’est accessible et ne peut être parcouru qu’en altérant ou en supprimant par endroit ses dernières. Cela permet de nous questionner à présent sur une idée d’une limite franchissable, car comme nous le rappelle la définition du mot, celle-ci est un élément qui sépare deux étendues (ou plus). En aucun cas il n’est mentionné qu’une limite est strictement infranchissable. 62


rapport aux limites

Figure I, illustrant l’objet d’architecture générique considéré ici. Dans son état actuel, composé de limites infranchissables, l’espace architectural associé n’est donc pas accessible par l’Homme.

La limite poreuse, seuil de transition entre différents espaces La porosité est une idée qui peut se définir, au sens figuré, comme la capacité d’une chose à être perméable aux éléments extérieurs. Dans ce sens, la limite poreuse, contrairement à son alternative infranchissable, peut être traversée. Il est possible, selon son degré de porosité, d’être plus ou moins franchissable. En terme d’architecture, cette limite peut se rapprocher de la notion de seuil. Le seuil est précisément l’endroit où l’on peut pénétrer dans un espace. C’est l’accès à ce dernier, et dans notre cas c’est la limite dans sa porosité qui permet cela. C’est par l’intermédiaire de ce mécanisme qu’est en grande partie permise l’immersion, clef de l’expérience spatiale. Le seuil se trouve être une limite, ou partie de cette dernière, qui a la particularité d’être traversable d’une certaine manière. Cependant, cette porosité peut prendre plusieurs formes et donc proposer plusieurs notions de seuil différentes, que nous allons parcourir ici, en identifiant à la fois leur niveau de porosité et ses conséquences sur l’expérience de l’espace architectural. L’objectif étant d’à la fois observer un seuil marqué et peu traversable aussi bien qu’un seuil très ouvert et franchissable de manière très fluide. Ceci en reprenant notre image de l’objet d’architecture sous forme de pavé, qui sera ici altéré afin de le rendre plus ou moins poreux lui aussi. 63


II. Corps

Prenons un exemple classique de seuil dans le répertoire de l’architecture, celui de la porte. Cet élément, en altérant une paroi infranchissable permet de la traverser à un endroit précis. C’est un lien qui rassemble deux espaces et permet aux visiteurs de passer de l’un à l’autre. C’est souvent d’ailleurs elle qui marque l’entrée dans un espace. Avant la porte on se trouve à l’extérieur, une fois celle-ci franchie, on est à l’intérieur. Un tel seuil peut définir le début d’une expérience spatiale particulière. C’est le cas dans la plupart des installations de Serge Salat. Rappelons-le, l’artiste cherche dans son travail à proposer l’expérience d’un monde virtuel et chaotique, en contradiction avec le monde physique traditionnel. La porte qui sert donc de point d’entrée dans ses installations est donc un symbole à la fois de connexion entre ces deux mondes, mais surtout de différenciation. En effet, le visiteur, en traversant ce seuil, acte son passage d’un monde à l’autre de manière claire. Avant le seuil le monde physique, après le monde virtuel. Ici le seuil, bien qu’il soit traversable, est véritablement un élément de séparation entre l’expérience spatiale et ce qui l’entoure. Une séparation qui se fait également par le fait que l’ensemble de l’espace soit borné par des limites infranchissables afin de bien détacher l’espace intérieur de son contexte et de proposer une immersion particulière. Bien sûr, la matérialité ou l’aspect formel d’un tel seuil accentue ou non cette idée de délimitations, ainsi une porte classique sera moins poreuse qu’une baie constamment ouverte. Plus l’action demandée pour traverser le seuil est importante, plus celui-ci est marqué. Ainsi le fait d’ouvrir une porte, de traverser la baie et la refermer est plus signifiant qu’uniquement traversé une baie ouverte. De plus, leur nombres induit un certain rapport de l’espace en terme de liberté de mouvement et de parcours, un unique seuil agirait comme l’accès privilégié autant pour l’entrée que la sortie de l’espace en question, deux permettront un cheminement avec un début et une fin tandis que la multiplication de ces derniers et de leurs dimensions offriront toujours plus de liberté quitte à brouiller le parcours imaginé. Différentes échelles de porosité que l’on peut illustrer sur notre pavé architectural, qui nous sert d’objet d’étude en matière de limites et d’espace architectural.

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rapport aux limites Figures I & III, présentant la transformation du pavé par une limite poreuse, respectivement une porte et une large baie. Les deux induisant un parcours différencié du visiteur.

Les portes induisent un accès unique et précis et donc un cheminement dans la même idée. La baie largement ouverte elle offre une plus grande liberté et une multitude de parcours associés.

Dans un autre rapport de porosité, et en rappelant que l’expérience de l’espace architectural repose constamment sur la vision du sujet-visiteur, nous allons maintenant observer les limites poreuses permettant la traversée de la vision mais pas celle du corps. Cette particularité rendent de telles limites relativement peu poreuse, étant donné qu’elle n’accorde l’accès qu’à une partie du corps-sujet, son penchant sensible, en empêchant le corps mouvant de se déployer. De la même manière que l’élément de la porte fait partie du répertoire universelle de l’architecture, ici l’on va considérer la baie vitrée comme manifestation de cette limite particulière. En effet, une paroi vitrée de par sa matérialité et sa transparence, permet à la vision de la traverser tout en contraignant le corps. On a donc ici encore une fois un seuil relativement marqué mais ici que partiellement traversable. Dans le cas du pavillon Barcelone, Mies Van Der Rohe se sert de ce dispositif afin de connecter différents espaces entre eux tout en gardant le contrôle du parcours du visiteur. Par exemple, si l’on se place à l’entrée du pavillon une fois les quelques marches montées, marches qui peuvent être assimilées à un seuil se rapprochant lui de la définition précédente en plus fluide, on peut observer au travers de deux parois vitrées l’extrémité ouest. Direction qui constitue la fin du parcours du visiteur, mais de par l’association des parois pleines et vitrées, cette direction bien qu’observable est différente du parcours qui lui se fait toujours 65


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selon l’axe nord-sud afin d’expérimenter les différents espaces constituants le pavillon. De cette manière, la paroi vitrée peut être un outil reliant des espaces visuellement tout en ayant toujours le contrôle du parcours du visiteur et de son mouvement. Finalement, cela se rapproche d’un seuil visuel, permettant de se projeter dans un espace adjacent, associé à un obstacle pour le corps physique et donc à un mouvement particulier. Encore une fois, on peut utiliser cette notion de limite poreuse dans notre pavé droit expérimental. La paroi vitrée ici se trouve être un outil connectant notre espace intérieur à son environnement extérieur proche. Une connexion qui n’aura pas la même valeur selon sa position dans l’espace évidemment. Dans un autre exemple, celle-ci reprend l’idée d’un parcours du corps différencié du parcours sensible par l’ajout de parois vitrées, comme dans le pavillon Barcelone.

Figures IV & V, présentant la transformation du pavé par l’élément générique de la fenêtre, permettant la perception visuelle mais pas le mouvement du corps.

Dans le premier cas, le vitrage permet une connexion visuelle différenciée entre l’intérieur de l’espace et l’extérieur, selon où le visiteur se trouve. Dans le second, les parois vitrées internes laisse filer le regard d’un bout à l’autre de l’espace tout en contraignant le corps dans un parcours spécifique.

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Dans un même rapport concernant cette dichotomie de porosité entre la vue et le mouvement, on peut mentionner encore une fois l’attitude de Serge Salat à l’intérieur de ces installations. Afin de créer son monde virtuel, l’artiste se sert des parois infranchissables limitant son espace intérieur en les recouvrant de miroirs. Ainsi, bien que celles-ci restent intraversables, le miroir permet une distorsion de l’espace physique par les reflets qu’il crée. De la sorte, le visiteur peut observer un espace virtuel et donc inaccessible en se plongeant dans ces reflets. L’idée ici est de prolonger l’espace physique en le multipliant visuellement par les miroirs. Un effet différent pour un but différent, mais qui utilise le même principe de porosité autorisant une certaine perception visuelle tout en excluant l’accès du corps à cet espace. En soit, ce type de limite particulier renforce l’importance de la vue dans l’expérience spatiale, aussi bien comme vecteur de repère dans l’espace que dans sa capacité à être manipuler pour le transformer. Si jusque ici, nous avons considéré la limite poreuse et sa similitude à la notion de seuil comme un élément précis et restreint, nous allons maintenant considérer ce dernier comme une partie prenante de l’espace. Comme un élément à part entière plus que comme une simple ligne de séparation entre ces derniers. Pour cela, référons-nous encore une fois à un exemple déjà évoqué, celui du pavillon de Claude Parent lors de la biennale de Venise. Dans cet espace particulier où la pente règne, on aurait tendance à considérer le seuil comme inexistant, dans la mesure ou les pentes connectent les espaces sans obstacle particulier comme des portes ou autres signifiants rapprochés de l’idée de franchissement. Cependant, le pavillon est constitué d’espaces différenciés, notamment par leur composition des pentes et les interventions artistiques qu’ils abritent. Des espaces multiples que l’on atteint par l’intermédiaire, encore une fois, de pentes. Ainsi l’espace incliné lui-même qui permet d’accéder à ces espaces peut être compris comme un seuil, dans la manière où il sépare différentes expériences, ou sous-expériences, en le plaçant à différentes altitudes, tout en les connectant. Ce seuil se révèle d’ailleurs relativement fluide et instinctif puisqu’il n’est associé à aucune limite infranchissable, sa seule ascension ou descente permet le lien. Une porosité plutôt unique, déjà dans ce rapport très naturel au franchissement, mais aussi et surtout car ce dernier s’étire, la limite n’est ici plus une ligne précise de séparation. Au contraire, elle se dilate pour donner la place à la pente, au point même de pouvoir être estimé elle-même comme un espace. Dans ce cas précis, l’espace de la limite est étendue et praticable, et contrairement à l’effet de porte évoqué plus tôt, la sensation 67


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avant-après claire est absente. En s’étirant de la sorte, elle vient se brouiller également et fluidifier ce passage d’un espace à l’autre. Elle trouve finalement une qualification presque équivalente aux autres espaces du pavillon, puisque traiter de la même manière. Finalement on peut presque considérer qu’en s’étirant de la sorte, et en s’associant ainsi à l’idée d’espace, elle vient effacer cette idée de séparation et de franchissement au profit d’espaces interconnectés formant une entité unitaire. Nous reviendrons là-dessus lorsque nous évoquerons l’idée de non-limite, mais avant cela, nous allons reprendre l’idée de la couleur comme élément qualifiant l’espace afin d’aborder le seuil sensible. Dans l’installation Composition-Espace-Couleur, une fois de plus, on retrouve une nouvelle fois l’idée d’une limite présente, bien que très discrète et dont le franchissement est complètement fluide. En effet, le seul élément associé à cette frontière est le changement de traitement coloré caractéristique de l’espace. De la sorte, un tel franchissement se retrouve extrêmement poreux, puisqu’il n’y a absolument aucun obstacle à son franchissement pour le corps, aucun mouvement singulier associé, la seule manifestation de celui-ci étant le changement de perception qui l’accompagne. Passer d’un espace monochrome à un espace coloré, c’est un changement sensible et très subtile qui pourtant fait ici office de seuil entre les deux sous-espaces de l’installation. Tout cela permet de mettre en avant une

Figure VI, dans laquelle l’espace est transformé par l’ajout d’une pente. Celle-ci a pour effet de différencié les deux espaces intérieurs selon leurs altitudes. La limite qu’est la pente, de par son épaisseur, peut être considéré comme un espace a part entière.

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énième catégorie de seuil toujours plus poreux, tout en l’ouvrant à d’autres procédés tout aussi sensibles. L’effet de l’encens dans l’intervention de Kengo Kuma lors de l’exposition Sensing Spaces peut se comprendre de la sorte, même si elle est inévitablement associée à d’autres limites puisque chaque intervention se situe dans une pièce différente. Sa présence participe tout de même à la prise de conscience de ce nouvel espace. En soit, toutes ces représentations, bien que non exhaustives, nous ont permis de mettre en avant la multitude d’attitudes possibles concernant le traitement du seuil séparant les espaces et les possibilités de le traverser qui l’accompagne. Passant d’un parcours unique marquant une limite claire entre l’avant et l’après cette dernière, à un seuil tellement dilaté qu’il se trouve mêlé aux espaces qu’ils connectent jusqu’à presque se confondre entre-eux. Chaque pratique ayant son effet propre sur le visiteur, selon sa porosité. Ce qu’il est important de noter étant le fait que chaque seuil présent dans l’espace implique des expériences particulières. Il est donc nécessaire de configurer ces seuils afin d’être en accord avec l’expérience spatiale projetée. D’ailleurs, si l’on continue à explorer la notion de limite en la rendant de plus en plus poreuse, dans une hypothétique volonté d’espace fluide , et en se basant sur les observations faites dans le pavillon de Claude Parent et de son espace unitaire, nous pouvons maintenant nous intéresser à une potentielle porosité maximale, ou l’absence totale de limites dans l’espace.

Figure VII, ici l’espace architectural est en partie qualifié par sa couleur. Celle-ci en agissant sur la perception visuelle du visiteur vient créer un seuil. De la sorte, l’espace se trouve doté de deux sous-espace distincts par une limite extrêmement poreuse, car uniquement sensible.

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La non-limite, ou la liberté relative du sujet dans l’espace Cette notion, comprise comme l’absence totale de limitations dans le mouvement du corps, apparait donc comme le total opposé de la première, infranchissable. C’est en quelques sortes l’antithèse de la notion de limite, c’est l’endroit où le mouvement est complètement possible, sans obstacles ou sensations de franchissement aucunes. En disant cela, on rapproche la non-limite du concept même d’espace, puisque c’est l’élément immatériel dans lequel l’Homme a la possibilité de se déplacer, et qui est donc par la même occasion le noyau de l’expérience de l’architecture. C’est la résultante d’un espace, ou d’une portion d’espace, non-soumis directement à quelconques restrictions, c’est la porosité maximale qui laisse se produire tous les mouvements. Cependant, en tant qu’antithèse, ou autrement dit d’opposition contrastée entre deux éléments, cette dernière sera toujours liée à son contraire encore une fois. En effet, nous l’avons souligné plus haut, c’est la limite infranchissable, principalement, qui définit l’espace architectural lui-même. Sans celle-ci, l’espace anthropique ne serait pas, et on serait toujours dans un espace naturel plus ou moins infini. Donc, afin d’exister et de permettre cette liberté de mouvement et d’expérience à l’intérieur de l’architecture, la non-limite doit être mis en lien avec son antonyme. La première crée en quelques sortes la délimitation qui va permettre d’apprécier cette portion d’espace particulière, tandis que la seconde sera l’espace lui-même dans lequel l’appréciation se manifestera. C’est encore une fois autant un rapport d’opposition que de nécessité. Dans le cas de la limite poreuse, le rapport est moins arrêté, étant donné que celle-ci peut s’exprimer de multiples façons. Un seuil marqué, tout en restant traversable, agira comme une limite infranchissable dans sa manière de séparer deux espaces. À l’inverse, un seuil effacé et distendu comme celui du pavillon de Claude Parent aura l’effet inverse de relier des espaces qui, étant pourtant sur des plans différents, sembleront appartenir à un ensemble unique car expérimenté de manière fluide et sans distinction marquée. Finalement, dans son état d’entre-deux, la limite poreuse agit certes, par définition, comme un lien entre différents espaces, mais aussi et surtout pour l’architecte, ou la personne manipulant l’espace, comme un curseur qu’il peut utiliser pour marquer plus une intention qu’une autre. Curseur qui, comme chacun des composants de l’espace, aura un effet sur l’expérience de ce dernier. En penchant celui-ci vers l’idée de séparation d’espace et d’idée 70


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de franchissement marqué, on obtient une expérience semblable à celle de Serge Salat qui sépare son monde virtuel du monde physique environnant. Inversement, si l’on penche plutôt ce curseur vers l’idée de porosité abondante et de seuil effacé, on s’apparente à l’expérience spatiale proposé par Claude Parent et son pavillon de pentes praticables avec une sensation de seuil très discrète. En dernier lieu, si l’on re-considère Mies Van Der Rohe et son pavillon Barcelone, on peut rapprocher son espace architectural d’une notion de porosité très élevée, qui a pour conséquence un espace unifié, fait de fluidité, de continuité et liaisons visuelles entre les différents sous-espaces le constituant. Cependant, il convient de remettre en avant le rapport de nécessité entre l’espace architectural et ses limites, qui bien qu’elle puisse être poussé vers une porosité voire un effacement certain, ne peuvent être supprimés complètement.

Figure I à VII et plus, toutes ces altérations de l’espace par la définition de limites propose un échantillon des possibilités en la matière. L’espace architectural trouve sa qualification par la manipulation des limites qui le constitue. Et par conséquent, ces dernières viennent influer sur l’expérience d’espace architectural par le sujet.

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II. Corps

La limite, support matériel de l’espace intangible et vecteur de son exposition Sans revenir sur l’idée que supprimer entièrement toutes ces limites reviendrait à un espace semblable à ceux imaginés par James Turrell, on peut tout de même mettre en avant qu’imaginer l’espace sans ces dernières signifierait nier la pratique de l’architecture. La liberté totale résultante de l’absence de limites négligerait le rôle même de la discipline qui vient façonner une portion de l’espace et l’expérience qui l’accompagne. Cela rejoindrait ce que l’on a énoncé plus tôt, qui est l’expérience d’un espace naturel et vaste auquel l’Homme n’a pas pris part et n’a donc pas pu construire l’expérience. En effet, le dispositif qu’est l’objet d’architecture repose sur ces éléments physiques, qu’ils soient poreux ou non. Ce sont ces derniers qui fabriquent l’architecture, qui sont manipulés par l’Homme, et qui ensuite permettent l’appréhension de l’espace architectural singulier qui en découle. On démontre une nouvelle fois que la thèse sans son antithèse ne peut être comprise dans son entièreté, dans notre cas l’espace sans ses limites. La limite dans sa définition et sa porosité matérialise et dynamise une portion d’espace singulière tout en permettant son accès au visiteur. De plus, comprendre cela permet de mettre en lumière l’action de l’Homme sur l’espace. En effet, celui-ci étant par essence intangible et immatériel, il n’est pas malléable directement par l’Homme. Cependant, en pratiquant l’architecture et en composant par les limites, elles étant majoritairement physiques et tangibles, il est capable d’agir sur celui-ci; et par extension l’expérience que l’on en fait. En considérant l’exposition comme champ d’étude privilégié en terme d’analyse de l’expérience, nous avons été en mesure de proposer une typologie de cette pratique. Ainsi, exposer l’espace architectural peut se comprendre comme la composition à la fois d’un parcours dynamique expressif et la mise en forme de perceptions visuelles sensibles. Ces deux mécaniques agissant en corrélations sont principalement construites par les limites structurant ce même espace. C’est en rendant le mouvement du corps expressif, et la perception visuelle de l’environnement signifiante, que l’espace se révèle au sujet qui l’expérimente. Il se traduit dans un mouvement particulier, expressif et organisé. Et même s’il n’est pas visible, la perception des éléments qui le structurent, de par leur organisation, leur matérialité et plus globalement leur sensibilité, sont eux aussi des vecteurs de transmission pour ce dernier. La dynamique de l’espace est donc dépendante de la construction de son cadre matériel, et de l’expérience du corps qu’elle induit, sans lesquels elle est inaccessible. 72


rapport aux limites

Pour résumer, exposer l’espace sous-entend des mécaniques universelles telles que: manifester, guider, signifier. Le concepteur manifeste et rend accessible l’espace intangible en le contraignant par des limites tangibles; de la sorte il différencie l’espace naturel de son espace anthropique spécifique aux fonctions propres. Par l’organisation de ces limites diverses, il est capable de structurer un parcours singulier au sein même de cet espace, stimulant le corps dans son mouvement. A côté de ça, l’espace peut être investi de divers dispositifs et clefs de compréhension stimulant l’expérience du corps sensible, toujours dans le but de construire une expérience complète du corps dans l’espace et mettant en scène ce dernier. En soit, cette théorisation de l’espace propre au domaine de la scénographie d’exposition nous a permis de proposer une vision de la discipline architecturale dans sa globalité. Les notions de limites, de franchissement, ou encore de mouvements, bien que déterminante dans l’expérience d’une exposition, sont aussi applicables dans le domaine plus vaste de l’architecture. C’est ainsi qu’on peut maintenant se servir de toutes ces notions afin de repenser la pratique même de cette discipline. De la sorte, on peut profiter de l’étude de l’espace exposé comme d’un vecteur de redéfinition de l’architecture, basé sur l’intégration dans la discipline de ce nouveau paramètre qu’est l’espace.

La typologie de l’exposition d’espace... ...Manifeste, et rend accessible l’espace intangible en le contraignant par des limites tangibles.

...Guide,

par un parcours singulier au sein même de cet espace, stimulant le corps dans son mouvement.

... Signifie,

en investissant ce dernier de divers dispositifs et clefs de compréhension stimulant l’expérience du corps sensible. 73


III

P R A T I Q U E

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La pratique de l’espace hors de l’exposition, reconsidération de la discipline architecturale

L’architecture comme composition de l’espace, introduction à la notion de virtuel La valeur des technologies du virtuel dans l’expérience de l’espace Les apports de la typologie de l’exposition de l’espace hors de son domaine 75


III. Pratique

L’architecture comme composition de l’espace, introduction à la notion de virtuel Le virtuel, ou la notion de possibilité réelle latente En guise d’introduction à cette nouvelle notion, il convient de relever une confusion notoire concernant cette dernière. Afin de la définir, nous allons séparer, pour le moment, la notion de virtuel de son association continuelle avec le domaine de la technologie et du numérique. Cela nous permet alors de nous concentrer sur le sens premier du terme, notamment en se référant à son étymologie latine ainsi qu’à son intérêt philosophique. Le mot virtuel trouve plusieurs origines, plus ou moins anciennes, que l’on a réuni ici1: - Provenant du terme latin « virtualis », et est expliqué par Aristote comme étant « le principe du mouvement ou du changement placé dans un autre être, ou dans le même être, mais en tant qu’autre » - Provenant du latin plus ancien «virtus», (vertu), que Denis Berthier explique comme, « est virtuel ce qui, sans être réel a, avec force et de manière pleinement actuelle (c’est-à-dire non potentielle) les qualités (propriétés, qualia) du réel ». D’après ces deux visions, appuyées par les réflexions de Pierre Levy2, nous pouvons amorcer notre compréhension de la notion tout en la mettant en lien avec notre objet d’étude, l’espace architectural. En premier lieu, le virtuel convoque à la fois les notions mouvement et de changement dans un être, que l’on retrouve dans l’expérience que l’on fait de l’espace. Le corps se déplaçant dans ce dernier, change constamment de position et de point de vue, tout en restant dans l’enceinte de cet espace. Il y a donc ici une idée commune de possibilités multiples au sein d’un même être, comme un espace peut proposer plusieurs sous-espaces différenciés. La deuxième origine, elle, soutient le fait que le virtuel a toutes les caractéristiques et qualités du réel sans l’être. Le virtuel et le réel, bien que différents, ne sont pas opposés. Pierre Levy l’explique dans son ouvrage, le virtuel s’oppose à l’actuel, et ces deux entités sont bien réelles. La différence entre les deux est la suivante, le virtuel est une possibilité latente présente dans un être mais ne se manifestant pas nécessairement sur le moment, tandis que l’actuel est le résultat d’une manifestation précise, dans l’ici et maintenant. En résumé, le virtuel est un potentiel décontextualisé, mais tout à fait réel, 1. Etymologies disponibles et interprétées d’après l’encyclopédie en ligne Wikipédia, article: virtuel. 2. LEVY Pierre, Qu’est-ce que le virtuel ? Edition La Découverte. (1998)

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introduction du virtuel

tandis que l’actuel est une manifestation, celle-ci ancrée dans un contexte particulier. On a donc une opposition entre le monde physique que nous connaissons, avec ces propriétés et son aspect tangible et observable par l’individu, et son alternative virtuelle qui a toutes ses caractéristiques à la différence près qu’il est non-physique, et de la sorte intangible et non-observable. Encore une fois, si l’on applique ses idées à la notion d’espace, on peut considérer l’espace naturel comme virtuel, car présent tout autour de nous et n’importe où, sans être forcément qualifié ou observable de par son immatérialité. Et l’actuel, par conséquent, reviendrait à une idée précise de l’espace, transposée par l’architecture et ses caractéristiques qui permettent une expérience unique et située dans un environnement précis. Le virtuel et l’espace sont réels, même s’il le sujet n’est pas toujours en mesure de les appréhender, selon leurs manifestations ou non. On se rapproche donc ici d’une dualité matériel-immatériel ou tangible-intangible, qui détermine ou non l’accès du visiteur à l’idée. Cependant les deux entités de cette dualité, comme nous l’explique Pierre Levy, sont connectés, puisqu’il est possible de passer de l’immatériel au matériel et donc du virtuel à l’actuel, bien qu’ils soient considérés comme opposés. C’est donc ce cheminement qui est déterminant pour l’appréhension globale de ces deux concepts, et le processus qui l’accompagne. Il convient donc d’étudier le passage du virtuel à l’actuel, que l’on peut comparer à un passage d’un potentiel immatériel à sa manifestation physique et tangible. Processus qui sera appliqué à l’espace également, dans son caractère intangible et sa relation à l’environnement physique. Le principe d’actualisation, ou le processus de la manifestation physique du virtuel Le virtuel et l’actuel sont très donc semblables dans leurs caractéristiques, et sont tous les deux réels. Leur principale divergence étant que le premier, dans son caractère potentiel, ne se manifeste pas toujours tandis que le second est précisément l’une de ces manifestations dans notre environnement physique. Cette manifestation est décrite par Pierre Levy comme le processus d’actualisation, c’est ce dernier qui permet de passer de l’un à l’autre. Et qui par extension permet alors de passer d’un potentiel intangible à une solution tangible. Ce dernier se caractérise par la territorialisation d’une solution unique, et donc d’un attachement à un lieu et un temps précis. Le virtuel dans son immatérialité lui n’est lié à

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III. Pratique

aucun de ces paramètres, c’est d’ailleurs pour cela qu’il n’est pas observable en dehors de ce processus. En faisant cela, on propose donc un actuel, correspondant à une possibilité virtuelle parmi d’autres. Et celle-ci s’inscrit dans notre environnement physique. C’est donc précisément cet ancrage dans une matérialité particulière qu’est le lieu d’actualisation qui permet au sujet d’observer cet actuel. On a donc ici, de la même manière que lors de notre réflexion sur l’espace et ses limites, un rapport de nécessité entre une notion immatérielle et des éléments matériels afin de permettre l’appréhension de cette dernière par le sujet observateur. En soit, l’actualisation peut donc se décrire comme le passage d’un potentiel latent immatériel à une solution particulière tangible, et ce par l’ancrage de cette dernière dans un ici et maintenant précis de l’environnement physique. Le processus inverse, la virtualisation, entend détacher cette solution particulière de son environnement afin d’en tirer une notion ou un questionnement plus général. Tout cela nous permet une fois de plus de mettre en valeur les liens et dynamiques existants entre l’objet virtuel et l’objet actuel. Ces derniers sont foncièrement semblables, seul leur manifestation les distinguent. Alors que l’objet actuel est présent dans l’environnement physique et donc contextualisé, l’objet virtuel reste lui une possibilité parmi d’autres dans un environnement immatériel et non observable. Cependant les deux, dans leurs états respectifs restent des objets réels, qu’ils soient tangibles ou non. Une nouvelle fois, ces notions et processus vont nous permettre une analogie avec les notions d’espace et d’architecture. L’architecture, ou l’actualisation de l’espace latent Il convient désormais d’associer ces notions et processus particuliers avec notre terrain d’étude premier, qui est l’architecture. L’idée étant de proposer une analogie en associant les termes de virtuel, d’actuel et d’actualisation à leurs homologues dans ce dernier. Dans son caractère immatériel, et son état de champs de possibilités multiples, le virtuel peut être associé à la notion d’espace dans son ensemble. Comme nous l’avons déjà plusieurs fois souligné, celui-ci est par essence intangible, mais il est aussi l’environnement qui nous entoure constamment. Qu’il soit contraint par l’architecture ou non, il est présent. Il est d’ailleurs l’environnement de n’importe quel objet, d’architecture ou non, il est donc le

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introduction du virtuel

terrain potentiel de tout travail architectural. L’objet qui résulte de ce travail est lui, non plus une possibilité parmi d’autres, mais bien une manifestation précise de celle-ci dans un environnement physique et localisé. Ainsi, l’architecture ou l’objet architecturé peut donc être considéré comme actuel, quand l’espace est lui associé au virtuel. Ce qui induit que l’on peut comprendre la pratique de l’architecture comme une actualisation de la notion d’espace. Par ce processus, on passe d’un espace aux potentiels multiples à une construction définie, contextualisée et tangible. Cela se fait, comme nous l’avons déjà évoqué plus tôt, par la création et manipulation de limites qui viennent contraindre et qualifier l’espace luimême dans une configuration unique. On passe donc du potentiel de l’espace environnant à une expression particulière de ce dernier permise par les éléments physiques inhérents à la pratique architectural. Et tout comme dans la compréhension du virtuel héritée de Pierre Levy, c’est cette dynamique précisément qui permet l’appréhension de l’espace, ou d’un fragment isolé de ce dernier par l’architecture. C’est en contraignant l’espace infini de notre environnement au sein de l’architecture que non seulement on le qualifie de manière unique mais qu’on le délimite dans notre environnement physique. Sans cela, il resterait à l’état de potentiel aux côtés d’infinités d’autres potentialités immatérielles et donc non accessible par notre corps. L’architecture, dans son caractère physique et ancré dans son territoire, apparaît alors comme une réponse particulière à la question de l’expérience spatiale. C’est pourquoi on peut considérer l’acte de bâtir comme une actualisation de l’espace. Elle est l’acte qui permet de faire l’expérience d’un espace particulier et différencié de l’espace environnant infini. Toutes ces notions viennent donc en quelques sortes proposer une nouvelle vision de l’architecture dans son aspect théorique. Une vision concentrée sur l’aspect intangible qu’est l’espace et qui est considéré ici comme le noyau de l’expérience du visiteur. C’est par l’espace que le sujet expérimente, et c’est donc en partie l’espace que l’architecte entend façonner afin de transmettre sa vision. Tous les éléments physiques plus traditionnels de l’architecture étant alors compris comme des outils et mécanismes au service de cette composition de l’espace. C’est pourquoi, dans ce cadre, on peut comprendre l’architecture comme une discipline de composition de l’espace, ou encore comme actualisation d’un espace latent, pour rester dans les notions empruntées à Pierre Levy concernant le virtuel.

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III. Pratique

En soit, cette conception peut trouver un écho dans la réflexion de Max Bill concernant l’espace et l’action humaine sur ce dernier. Il différencie en effet espace naturel et espace anthropique par l’intervention ou non de l’Homme dans sa constitution. Et il rajoute que le second, car construit se trouve être le siège de nos activités tout en étant un support de pensées et de réflexions propres. En faisant cela, on peut dire que l’Homme qualifie l’espace, ou une portion de celui-ci, afin qu’il puisse répondre à ses envies et besoins. Cette différence entre les deux notions d’espaces peut se comprendre, en se référant à Pierre Levy, comme un espace actualisé ou non. Le premier, étant l’espace naturel intact d’interventions humaines, est un terrain de potentialités multiples et non spécifiées, tandis que l’espace architecturé par l’Homme est le résultat d’une actualisation précise suivant des besoins et envies propres. L’acte de bâtir est donc un acte de spécification de l’espace naturel afin de le transformer en espace anthropique. Ces deux considérations permettent de transposer l’architecture comme la discipline productrice d’espace, par l’Homme et pour l’Homme. Une discipline qui est régit par des dynamiques et mécanismes que nous avons mis en avant par l’intermédiaire du monde de l’exposition.

VIRTUEL Concept immatériel, intangible, inaccessible dans son état de potentialité

ESPACE

Actualisation

Manifestation par un intermédiaire matériel du concept. Ancrage dans un ici et maintenant précis. Pratique de l’architecture

ACTUEL Proposition singulière, spécialisée et matérialisée du concept initial.

ESPACE ARCHITECURAL

Ci-dessus, diagramme synthétisant l’assimilation des processus exposés concernant le virtuel par la discipline architectural.

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introduction du virtuel

Le virtuel, support de théorie mais aussi outil de la discipline architecturale Cette approche philosophique nous à ici permis de présenter l’architecture sous un angle nouveau, celui d’une discipline de composition de l’espace immatériel par l’intermédiaire d’outils matériels. Néanmoins, le terme virtuel, dans le sens commun, est associé à un domaine que nous avons jusqu’à présent éludé. En effet, le virtuel est constamment rapproché des notions de technologie, d’informatique ou encore de numérique plutôt qu’à son étymologie et les processus qu’il sous-entend comme l’actualisation et la virtualisation énoncés plus haut. Des technologies et outils regroupés sous la bannière du virtuel, et qui dans notre quotidien contemporain sont omniprésents. L’architecture elle-même n’a pas échappée à l’intégration de ces outils dans sa pratique. Au contraire, le dessin assisté par ordinateur et tous ses dérivés en deux ou trois dimensions sont rapidement devenus des outils privilégiés de conception et de représentation. En soit, ces technologies sont aujourd’hui quasi-indissociables de la discipline de l’architecture. C’est pourquoi il convient de considérer ces technologies particulières comme des outils de la conception et de l’expérience de l’espace, au même titre que des outils plus traditionnels. Les introduire dans notre réflexion permet donc de proposer un regard plus contemporain sur l’expérience spatiale tout en les mettant en perspective avec les outils et mécanismes déjà présentés. Il convient alors de se demander à quel point ce nouvel outil, non matériel tout comme l’espace lui-même, peut impacter la conception ou l’expérience de ce dernier. Afin d’être en mesure d’observer et d’interroger ce phénomène relativement récent, il semble logique de les intégrer dans le même terrain d’études qui a été le notre précédemment; celui de la scénographie d’exposition.

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III. Pratique

La valeur des technologies du virtuel dans l’expérience de l’espace La scénographie comme terrain de rencontre entre l’espace et le virtuel Le domaine de la scénographie d’exposition est en constante recherche de nouveaux médiums et outils dans sa volonté de mise en scène et de transmission d’un propos. La démocratisation des technologies numériques ouvre donc un nouveau champ de possibilité dans ce domaine et permet des expérimentations diverses. Ces dernières ce basent tout de même sur les éléments connus de la pratique, comme la notion d’intervalles, d’ensemble d’objets signifiants ou de parcours, tout en permettant de les transformer ou de les requestionner. Cependant, les technologies permettant l’accès au virtuel se présentent comme un outil relativement unique en son genre, puisqu’il a pour vocation de proposer un élément immatériel dans l’espace d’exposition. Si le support technique permettant cet accès reste lui foncièrement matériel, son produit lui est principalement immatériel. On peut citer en exemples les projections visuelles, les ambiances sonores, ou toutes autres interventions permises par des technologies spécifiques. Ainsi, de la même manière que lorsque l’on évoque l’exposition d’espace particulièrement, on a affaire à un dispositif matériel au service d’un élément immatériel. Rappelons tout de même que cette dynamique est assez inhabituelle, dans la mesure ou la majorité des expositions présentent des objets physiques et tangibles de toutes sortes comme support du discours; l’exposition d’espace prenant le parti inverse. Ces corrélations entre la manifestation du virtuel et la typologie de l’exposition d’espace présentent donc l’outil technologique comme l’un des plus adaptés à cet exercice singulier. Dans les deux cas, le composant physique et matériel utilisé n’est autre qu’un intermédiaire nécessaire entre le sujet et l’élément immatériel rendu accessible. Ce dernier étant le signifiant au centre du processus d’exposition, qui manipule son environnement physique dans ce but. Outre cette concordance dans la valeur de l’intangible au sein de l’exposition d’espace, le virtuel trouve une place de plus en plus grande dans cette discipline de par sa diversité. Nous l’avons mentionné plus tôt, l’informatique de nos jours est présent partout et ne cesse de trouver des nouveaux modes de représentation du virtuel. C’est pourquoi il peut être considéré autant comme un outil à la portée de tous que comme un outil de tous les possibles ou presque. Afin d’en saisir la portée, du moins en partie, il convient de considérer ce dispositif agissant sur l’espace de la même manière que les précédents, c’est-à-dire à travers des exemples qui permettent des observations et réflexions particulières. 82


technologie & expérience

Le virtuel ou médium exponentiel de mutation de l’espace par l’immatériel Considérer le virtuel et ses technologies comme outil de transformation de l’espace, c’est l’étudier de manière similaire à d’autres éléments affectant l’espace. Au cours de notre réflexion, nous avons évoqué la peinture ou l’utilisation de miroir comme des dispositifs modifiant notre perception sensible de l’espace. De plus, en mentionnant James Turrell et son travail de la lumière colorée, nous avions déjà plus ou moins souligné le fait qu’un élément d’essence non matériel comme la lumière puisse faire de même, ici en effaçant les limites de son environnement physique. Dans le cas d’étude qu’est le virtuel, nous allons dresser une liste non exhaustive ayant pour but de balayer en partie l’éventail des interactions possibles avec l’environnement physique de l’exposition. Un des premiers à intégrer le concept de virtuel et d’immatériel dans la conception d’une exposition est Jean-Francois Lyotard, avec Les Immatériaux1 en 1985. Comme son nom l’indique, cette expérience entend questionner le visiteur sur son rapport au matériel, notamment lié aux progrès technologiques de l’époque. Pour cela, en plus d’une organisation plutôt classique présentant des artefacts physiques regroupés dans différentes sections, n’ayant pas de rapport avec le domaine de l’architecture ici, le philosophe fournit à chaque visiteur un casque audio pour les accompagner durant la visite. Ce dernier diffuse des citations à l’attention des visiteurs de manière personnalisée selon leur emplacement dans l’exposition. Chaque citation est associée à un endroit et à des objets précis de l’exposition, et sera donc délivrée quand le visiteur sera en présence de ces derniers. De cette manière, on peut considérer ce mécanisme comme la spatialisation littérale d’un discours, énoncé qui définit la pratique même de la scénographie. En faisant cela, Lyotard propose par l’intermédiaire du virtuel un nouveau moyen de communication entre l’exposition et le visiteur, basé sur un élément non matériel que sont les citations énoncées. Un moyen qui fait écho au propos même de la manifestation, qui entend questionner l’Homme sur son rapport à la matérialité, et à son contraire se développant autour des nouvelles technologies. Ainsi, on peut dire que l’outil technologique est ici un outil de démonstration, qui permet donc d’expliciter le propos même de l’exposition. Il peut alors être considéré de la même manière que les artefacts présents dans l’exposition, à la différence que ces derniers s’expriment 1.LYOTARD Jean-Francois, CHAPUT Thierry (comissaire), Les immatériaux. exposition (28 mars - 15 juillet 1985), Centre Pompidou Beaubourg, Paris, France.

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III. Pratique

par une présence physique. On a en quelques sortes ici un rapport d’équivalence entre des dispositifs tangibles classiques et un dispositif immatériel innovant, tout deux destinés à la transmission du discours de l’exposition. Dans un contexte plus récent, Toyo Ito présentait à l’occasion de l’exposition Visions of Japan1 un environnement physique complètement investi de projections vidéos. L’espace physique, support de son propos, est complètement vide, ce sont les images projetées qui créent l’expérience. Proposant une vision du Japon du futur, Toyo Ito projette sur les murs blancs des images de la ville de Tokyo et de ses lumières frénétiques. En faisant cela, il modifie le rapport sensible entretenu entre l’espace est le visiteur. En effet, l’environnement physique n’est qu’un support sur lequel on vient présentait des images d’un espace complètement différent. Le visiteur, en pénétrant dans cet environnement, se trouve plongé non pas dans une pièce rectangulaire aux murs blancs mais dans un paysage d’images en mouvement, et ce du sol au plafond. Encore une fois, l’outil que sont les 140 vidéo-projecteurs permettent l’accès à un environnement virtuel qui est lui le propos de l’exposition, ici l’image d’un Japon en mutation. Contrairement à l’expérience de Lyotard, Toyo Ito se sert de cette technologie non pas comme d’un outil additionnel à l’environnement physique mais comme un outil de transformation primordial de ce dernier. L’imagerie virtuelle présentée n’est pas associée à des artefacts matériels, elle est la seule source de l’expérience, l’environnement physique neutre nié par le recouvrement des projections n’est que support dans ce cas. De cette manière, l’expérience sensible du visiteur repose entièrement sur sa rencontre avec l’élément immatériel. Cette dynamique particulière peut être comparée à l’utilisation des miroirs dans le travail de Serge Salat, qui par leurs réflexions venaient effacer les limites physiques de l’espace et sans lesquels l’expérience serait incomplète. De par ses manipulations, l’espace d’exposition est capable de dépasser ses limites physiques et de conceptualiser des expériences spatiales singulières sans être dépendant d’éléments matériels; excepté l’outil technologique permettant l’accès au virtuel. L’immatérialité de l’élément virtuel permet donc des transformations et manifestations multiples au sein de l’espace physique de l’exposition. Dans un autre registre, les architectes Jakob + McFarlane2 ont décidé de s’en servir comme objet exposé. Lors de leur exposition 1. POPHAM Peter et al. exposition Visions of Japan, (17 septembre 1991- 5 janvier 1992) Victoria and Albert museum, Londres, Royaume-Uni. 2. JAKOB & MACFARLANE, exposition Augmented Reality, (2017) galerie Aedes, Berlin, Allemagne. (2017).

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technologie & expérience

Augmenting the invisible, ils présentent un espace composé de panneaux explicatifs de leurs projets ainsi que de flash codes présents au sol. Ces derniers, une fois scannés, permettent par l’intermédiaire de l’écran d’un téléphone ou d’une tablette de découvrir des maquettes virtuelles des-dits projets. De la sorte, ils transposent l’élément plutôt commun de l’exposition d’architecture que sont les maquettes dans une dynamique immatérielle, accessible par l’action du visiteur et de son propre outil technologique. On a ici une nouvelle représentation d’un élément immatériel comme objet de l’expérience de l’exposition. Dans cette configuration, il n’est pas question de transformer l’espace, cependant encore une fois l’exposition est basée sur un objet intangible. L’outil technologique est donc ici un outil de substitution, on se passe d’éléments physiques au profit de leurs représentations intangibles. Bien que cette itération ainsi que celle de Lyotard ne soit pas directement axées sur la notion d’exposition d’espace architectural, elles nous prouvent tout de même que le virtuel trouve des applications diverses en matière de mise en scène et d’expérience scénographique. Un kaléidoscope de possibilités qui ne cesse de s’enrichir en suivant les avancées technologiques, et que nous sommes constamment en train d’expérimenter. Nous venons de voir que la technologie et la manifestation immatérielle qu’elle propose est capable à la fois de transformer voire nier l’environnement physique dans une expérience spatiale particulière, mais aussi de constituer des objets entièrement virtuels et tout de même exposables. En croisant ces deux dynamiques on obtient une configuration plutôt récente, celle de proposer des expériences entièrement virtuelles et que l’on peut tout de même expérimenter par l’intermédiaire des technologies dites de réalité-virtuelle.

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III. Pratique

L’espace virtuel comme nouveau terrain d’expérience sensible Les outils technologiques ne cessent d’évoluer et sont aujourd’hui capable de concevoir des objets virtuels très complexes, comme des objets architecturaux par exemple. Mais en plus de cela, ils repoussent toujours plus les limites d’accessibilités entre le sujet observateur et l’objet immatériel en question. Ces dernières années, la notion de réalité-virtuelle s’est développée avec l’ambition de proposer l’expérience d’un espace entièrement virtuel semblable à une expérience spatiale physique. Pour cela, le sujet se voit généralement muni d’un casque qui vient à la fois projeter l’image interactive de l’espace virtuelle et bloquer complètement la perception de l’espace physique. De cette manière, l’environnement proche n’est plus accessible pour le sujet, du moins visuellement, tandis que son homologue virtuel lui est omniprésent à 360° et est capable de répondre au mouvement de son regard. On a donc ici encore une fois un rapport de substitution du virtuel, sauf qu’ici c’est l’entièreté de l’environnement visuel qui est remplacé par une manifestation virtuelle. On peut donc dire que cette dynamique propose l’expérience spatiale d’un environnement complètement immatériel. Une nouvelle configuration qui, une fois de plus, permet aussi bien de questionner l’apport du virtuel dans notre rapport à l’architecture et son espace associé tout en remettant en question les outils et mécanismes déjà présentés. Tout d’abord, comme nous l’avons expliqué, l’expérience de l’espace virtuel, tout comme celle de l’espace physique, est fortement basé sur la perception visuelle du sujet. Si l’espace physique composé par l’architecture est soumis à des contraintes structurelles, mécaniques ou autres dialogues de forces, ce n’est pas le cas de son alter-égo virtuel. En effet, l’immatérialité de ce dernier laisse imaginer une liberté quasi-infini en matière de création. Cependant, le théoricien Or Ettlinger nous mets en garde quant à notre capacité d’appréhension d’un espace entièrement virtuel. Il nous explique que n’importe quelle image projetée, affichée ou expérimentée d’une façon ou d’une autre est un moyen d’observer et de se projeter dans un possible espace virtuel. Il continue en soulignant que le processus qui permet cette observation est celui d’une affaire d’imitation et de codes reconnus par l’observateur. La compréhension d’un espace n’est possible que si l’on est capable d’associer les éléments qui le composent à des images mentales que l’on possède. De manière simpliste, l’image mentale d’une maison peut se résumer par

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technologie & expérience

quatre murs, une porte, des fenêtres et un toit à deux pans. Il nous explique donc que plus on s’éloigne des images mentales de l’observateur, plus il deviendra difficile pour l’observateur de comprendre l’espace virtuel; car trop différent des espaces physiques qu’il connait. Cela ne veut en aucun cas dire qu’il n’est pas possible de créer des espaces virtuels uniques et inexistants dans la réalité, cela veut seulement dire que dans une certaine mesure, les éléments qui le composent doivent être compréhensibles par l’observateur afin qu’il puisse se projeter dans l’espace et de permettre donc une expérience cohérente. La liberté en matière de conception d’espace virtuel n’est donc pas infini, et l’espace virtuel reste encore une fois très calqué sur son alter-égo physique, car principale référence du sujet-observateur. Afin d’illustrer le rapport ambigu entre la potentielle liberté conceptuelle de l’espace virtuel et ses corrélations avec son homologue physique, on peut se tourner vers l’expérience proposée par Hayoun Kwon. Dans son travail, l’artiste cherche à retranscrire le souvenir d’une de ces connaissances au travers d’un espace mémoriel virtuel1. Le résultat est donc un espace composé d’après des souvenirs, ayant pour but l’immersion dans ses derniers. Et bien que l’origine du processus soit narrative et lointaine, le résultat est un environnement très construit dans lequel le visiteur est plongé par l’intermédiaire du casque. Grâce à cela, il a accès à plusieurs espaces différenciés qui composent ce monde immatériel et fantasmagorique et dans lequel il évolue. Si cette narration et cet imaginaire sont si efficaces, c’est non seulement par son détachement complet de l’espace physique environnant par le casque, mais aussi la définition de l’espace proposé. En effet, du traitement de la lumière aux éléments d’architecture ou de mobilier conceptualisés, l’ensemble est composé comme un espace physique traditionnel à échelle humaine. Tout cela permettant le processus d’association évoqué par Or Ettlinger, et ce malgré un style graphique particulier et l’intégration d’éléments fantastiques. De ce fait, l’expérience sensible et la perception de cet espace est très semblable à celle d’un espace physique. Cependant, là où la réalitévirtuelle s’éloigne de l’expérience spatiale classique, c’est dans son rapport au corps en mouvement. Effectivement, nous avons défini la pratique de l’espace comme celle d’un corps sensible, en mouvement et soumis aux limites. Si la technologie recrée de plus en plus fidèlement la perception visuelle d’un environnement immatériel, elle en entrave de manière considérable les déplacements qui s’y déroulent. Dans le cas de cette expérience 1. KWON Hayoun JAFFRES Kattell (comissaire), L’Oiseleuse, expérience de réalité-virtuelle (durée variable) - (14 mai - 10 septembre 2017) Palais de Tokyo, Paris, France.

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III. Pratique

particulière, nommée L’oiseleuse, le visiteur peut effectivement se déplacer dans l’espace, mais cela de manière très réduite. C’est une entrave au mouvement du corps que l’on retrouve fréquemment dans ce type d’expérience, puisque le dispositif du casque à des limites imposées soit par des questions de branchements ou même par l’environnement physique dans lequel il est proposé. On a donc un écart d’échelle entre l’espace virtuel perçu et l’espace physique pratiqué par le corps. Une pratique souvent réduite à quelques pas dans un rayon restreint. De cette manière, les notions de profondeur, de parcours, ou même de seuil entre les différents espaces sont complètement réinterprétés. La plupart du temps un pas ou même une pression sur un bouton projette le visiteur d’un espace à l’autre, niant l’idée même de seuil. De plus, le mouvement à l’intérieur d’un espace est lui aussi souvent réduit de sortes à ce que l’expérience soit principalement visuelle, certes possible à 360 degrés, mais relativement statique ou basique en matière de point de vue.

Source / cf. iconographie p.116 Ci-dessus, la configuration permettant d’expérimenter l’espace mémoriel d’Hayoun Kwon. L’espace relativement restreint n’accepte que très peu de mouvement du corps, tandis que la vision elle est complétement transposée dans un espace virtuel à 360°.

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technologie & expérience

Source / cf. iconographie p.116 Ci-dessus et ci-dessous, des captures d’écran de l’expérience proposée au travers du casque de réalitévirtuelle. Elles illustrent la dichotomie entre l’espace virtuel perceptible visuellement riche et vaste, et l’espace physique restreint pratiqué par le corps. Les cercles au sol (photo ci-contre) manifestent l’accès à différents espaces virtuelles de l’expérience, et montrent que quelques pas suffisent donc pour traverser ces vastes espaces virtuels.

Source / cf. iconographie p.116

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III. Pratique

L’expérience de l’espace virtuel n’est donc semblable à celle de l’expérience physique que partiellement. Si l’aspect sensible de celle-ci, permis avec justesse et grande liberté par la technologie est retranscrit de manière fidèle par le casque, ce dernier entrave l’expérience du mouvement dans le-dit espace. C’est cette dichotomie entre espace sensible et observable proposé et son expérience dynamique étant elle restreinte qui rend l’expérience singulière. Mais malgré ce rapport ambigu entre les deux, l’espace virtuel reste un espace que l’on peut parcourir, même si l’expérience que l’on en fait est différente. Cela permet une fois de plus de prendre conscience de la portée de ces technologies sur la pratique de l’espace. C’est pourquoi, malgré son caractère toujours plus immersif, l’outil technologique reste, pour le moment, encore un outil de transformation de l’espace sensible et ne peut se considérer comme une alternative à l’expérience spatiale proposée par l’architecture et ses composantes matériels. Cette notion complexe de virtuel nous a donc permise de confronter l’espace et ses composantes matériels à un autre élément lui aussi immatériel par nature. Cela renforce d’ailleurs l’idée que l’un ne se constitue pas sans l’autre, et que la matérialité d’une architecture reste déterminante dans son rapport au corps dynamique du sujet. Si le virtuel, ou tout autre dispositif modifiant la perception sensible d’un espace sont variés et variables, la notion de parcours et de corps physique et dynamique reste elle dépendante de l’environnement physique constitué par l’architecture. En soit, les outils contemporains intégrés à cette pratique ne viennent pas re-questionner ou redéfinir l’expérience en ellemême, mais propose plutôt des outils additionnels et innovants permettant des nouveaux dispositifs singuliers. Ainsi, au même titre que l’intégration de la notion d’espace est venue transformer notre vision de l’architecture, le virtuel lui est venu modifier notre pratique dans sa propre mesure. Il ne modifie l’expérience singulière de l’architecture, mais propose des alternatives et outils de conception et de représentation nouveaux au travers de sa technologie (visite virtuelle, construction 3D etc). Cette notion au même titre que l’espace en lui-même et de par son propre rapport matériel-immatériel s’est vu à sa manière requestionner l’architecture dans sa pratique. Tout cela met également en évidence la multiplicité des expériences spatiales possibles, appartenant ou non à la discipline architecturale. Des possibilités variées, qui pourtant se construisent plus ou moins de la même façon, soit autour d’une manipulation des limites au service de la notion immatérielle qu’est l’espace et qui façonne un parcours

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technologie & expérience

dynamique et sensible du corps. Des mécanismes et outils mis en évidence par la typologie de l’exposition d’espace mais qui sont communs à toute expérience de l’architecture et de l’espace. C’est pourquoi nous allons à présent les transposer dans un domaine différent afin d’en prendre une nouvelle mesure.

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III. Pratique

Les apports de la typologie de l’expositon d’espace en dehors de son domaine La typologie de l’exposition d’espace, où l’architecture dans sa fonction de représentation La considération de l’espace architectural comme élément déterminant dans la pratique, et ce dans le domaine précis de la scénographie, nous a permis de mettre en lumière l’expression singulière qu’est l’exposition d’espace. Cette typologie, bien que similaire à l’exposition classique en ré-interroge les codes de par son rapport à l’immatériel. Mais au-delà de se démarquer au sein même du domaine de l’exposition, et de proposer une expérience particulière dans la transmission d’une vision architecturale, elle nous a également permis de reconsidérer l’entièreté de la pratique. Grâce à cette dernière, nous avons donc été en mesure de proposer une vision de l’architecture basée sur l’élément intangible qu’est l’espace et considérant tous les autres outils de la discipline comme étant dévoués à l’expérience de ce dernier. Ainsi, la considération des limites et de leur porosité, tout comme la notion de parcours dynamique et sensible se trouvent être des facteurs identifiés et décomposés dans le monde de l’exposition, qui sont également présents dans n’importe quelle rencontre avec l’architecture. La différence entre ce contexte particulier et des espaces constitués en dehors du domaine est assez simple et se résume par la volonté derrière cet acte de composition. Si l’architecture et ces outils peuvent être considérés comme composants l’espace, nous venons de mettre en avant la multiplicité des-dit espaces imaginables. Contrairement aux espaces exposés, tout acte d’architecture ne cherche pas à mettre en scène, ou à donner à voir une certaine vision de l’architecture. De la sorte, si les composantes et la démarche restent dans la globalité la même, l’effet recherché et donc l’espace imaginé varie selon les fonctions que l’on attribut à l’objet architectural en question. Le cas de l’exposition d’espace et le fait qu’il soit un exemple si parlant dans la compréhension de l’expérience du corps tient au fait que dans cette configuration, l’unique attente de l’architecture est justement de permettre cette démonstration. L’espace exposé, comme n’importe quel objet exposé, est intentionnellement compris comme vecteur d’une expérimentation et uniquement d’expérimentation entre ce dernier et le sujet. Là où l’architecture dans ses formes multiples entend abriter des fonctions, répondre à des besoins de l’Homme ou autre, l’espace exposé n’est construit qu’au service de l’expérience spatiale qu’il propose. En soit, son unique fonction est d’être terrain d’expérimentation. L’architecture de l’espace exposé est une architecture de la représentation. Représentation d’une vision particulière, et expérience d’un espace associé qui en découle. 92


l’espace hors de l’exposition

L’architecture libérée de ses attentes, n’est réduit qu’à sa propre expression et son propre propos, qu’elle exprime par l’intermédiaire de l’expérience de l’espace. Il est donc, par l’intermédiaire de l’architecture, le support dynamique de fonctions variées, pourtant il se constitue systématiquement autour des mêmes outils et dispositifs. Il semble donc adéquat d’observer, même de manière relativement élémentaire, ces derniers dans une composition dans laquelle l’architecture n’entend pas s’exposer, mais plutôt abriter des fonctions diverses. Cela dans l’optique une fois de plus de placer l’espace comme élément charnière de la discipline, autour de laquelle toute expérience où projet se construit. La conception de l’espace habité, analogie des mécanismes attrait à l’exposition d’espace La fonction attribuée à un bâtiment correspond à l’activité déterminée que l’on entend produire dans le-dit édifice. Ce sont en quelques sortes les réponses que se veut proposer une architecture face à des comportements ou envies imaginés. Nous l’avons dit, l’exposition a pour fonction de montrer et de transmettre. Mais ici nous allons considérer l’espace domestique, celui où nous habitons. Le choix de cette typologie se base sur le fait qu’il constitue une des expériences spatiales les plus pratiquées et ce quotidiennement par la grande majorité d’entre nous. L’habitat peut se définir comme l’environnement qui dispose de toutes les conditions nécessaires à la vie de l’Homme. C’est donc en quelques sortes l’espace anthropique primaire, celui qui propose notamment abris, protection, et confort rudimentaire. Rien qu’en disant cela, on présente déjà une nette différenciation entre l’espace exposé et cet espace habité. Le premier est publique, destiné au plus grand nombre, tandis que le second est privé, réservé à son propriétaire et à son cercle proche. L’un privilégie le mouvement et l’expérimentation ponctuelle et didactique quand l’autre propose notamment un espace de repos, à la visée fonctionnelle et est pratiqué de manière récurrente par le même sujet. De plus, ce dernier, comme lieu de vie du sujet, se doit de répondre aux besoins basiques tel que dormir, se nourrir ou se laver. Nous n’allons pas faire la liste précise des attentes et besoins concernant l’habitation, mais le fait est qu’il héberge

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III. Pratique

des notions tout à fait différentes à celle de l’architecture de représentation exposant l’espace. Cependant, nous l’avons décrit plutôt, les deux expériences sont la résultantes de dynamiques et outils semblables. Il convient donc de transposer ces derniers mis en avant par la typologie de l’exposition d’espace dans celle de l’habitat, afin d’énoncer de quelles manières elles sont capable de produire une expérience cohérente en termes d’attentes et de fonctions projetées. Si l’on s’intéresse tout d’abord à l’idée de limites contraignant et définissant l’espace, on peut dire que celles-ci trouvent plusieurs affectations au sein du logement. De manière très simple et dans un premier temps, c’est elle qui différencie mon espace de l’espace commun ou l’espace public. La limite du logement indique quand je suis chez moi ou quand je ne le suis pas. Son caractère infranchissable et son seuil marqué participe également à l’idée de propriété, je décide qui accède à mon espace ou non. L’espace domestique n’est pas ouvert à tous comme lors d’une exposition, il m’appartient et je suis donc en mesure de décider qui l’expérimente ou non, et cela participe donc à la sensation de sécurité et la notion d’abris présente dans l’habitat. De plus, ces limites, qui sont donc foncièrement matérielles et architecturés, sont également le support de certains éléments participant à mon confort, telle que l’isolation par exemple. Ainsi, on voit bien que construire la limite de l’espace domestique traduit les idées fondamentales de l’habitat que sont le confort ou la protection. L’espace exposé étant éphémère et pratiqué de manière ponctuelle, il ne s’encombre pas de ses préoccupations. Dans un second temps, la limite, plus ou moins poreuse, sépare également à l’intérieur même de l’habitation. Cette dernière étant le siège d’activités différentes, elle permet de créer des sous-espaces adaptés aux différents besoins. Une fois de plus, cette idée fonctionne avec son contraire puisque même séparé les sous-espaces se doivent d’être plus ou moins reliés afin d’être accessibles. Tout comme dans la notion de l’exposition, la caractérisation des seuils plus ou moins poreux induit une liberté plus ou moins grande d’accessibilité et donc de déambulation. Notion qui marque les différents degrés d’intimité attribués à chaque espace. Simplement, les pièces de vie comme le salon ou la cuisine seront généralement largement ouvertes car destinées à un certain partage entre les membres du foyer et possiblement des personnes extérieures, alors que la chambre sera délimitée par un seuil marqué car destinée à une seule partie du foyer et moins accessible aux invités. Une dichotomie que l’on identifie entre pièces de

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l’espace hors de l’exposition

vie, ou de jour, et pièces de nuit souvent organisé par étage pour faire de l’escalier un seuil clair. Chaque sous-espace n’est pas destiné à tous et la porosité d’une limite découle donc du degré d’intimité associé au-dit espace qu’elle construit. Dans le cadre de l’exposition d’espace, les limites sont un support du discours architectural, qui par leur organisation traduisent une sensation, un mouvement ou une volonté propre à l’architecte. Et celle-ci reste majoritairement très poreuse compte tenu de l’ambition de toucher le plus grand nombre. Ici, on manipule donc cette notion de la même façon, en agissant sur sa porosité, mais dans deux buts distincts. Nous venons de le mentionner, la déambulation du corps à l’intérieur d’un espace est façonnée par les limites qui le constituent. Contrairement au parcours d’un espace exposé, l’idée ici est plutôt liée encore une fois au confort, à la praticabilité des espaces entre-eux et non pas à l’ambition d’être vecteur d’un discours. Ainsi, on cherchera une déambulation fluide dans des espaces inter-dépendants comme le salon et la cuisine, tandis qu’on marquera un changement dans le cas contraire. Encore une fois, l’escalier se révèle comme image exemplaire dans ce cas-là. Dans une image caricaturale de l’habitation organisée sur deux niveaux, l’un sera réservé aux espaces de nuits et l’autre aux espaces de jour. De la sorte, l’escalier et son ascension présente un seuil particulièrement efficace dans l’idée de différencier les deux fonctions, en les mettant littéralement sur deux plans différents. Le corps, en pratiquant ce seuil se voit faire l’expérience d’un déplacement vertical qui sépare, tandis que le déplacement horizontal ayant lieu sur un même plan aura tendance à relier les espaces entre eux de manière plutôt fluide, selon la porosité des limites qui les séparent. Une fois de plus, les seuils ainsi que la déambulation proposée dans ce cadre fabriquent un espace complexe et organisé propice à abriter les différentes fonctions nécessaires à la vie quotidienne du sujet. Ce mécanisme particulier de la composition de l’espace, en lien étroit avec la notion de limites vient ici aussi servir l’objet architectural dans sa fonction projetée. De la même manière quand dans l’expérience de l’espace exposé il sert de médium participant à la transmission d’une vision.

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III. Pratique

Le dernier dispositif identifié par l’intermédiaire de l’exposition d’espace est le rapport du corps sensible à ce dernier. Si dans le cadre de la scénographie, il est un moyen utilisé pour transformer ou déconstruire l’espace physique afin de le rendre toujours plus expressif, c’est logiquement différent dans le domaine de l’espace habité. Ce dernier ne cherche pas à se montrer, mais plutôt à accueillir dans les meilleures conditions l’Homme et ses habitudes. L’expérience sensible du corps est très subjective, et si lors de la présentation d’un espace exposé la vision de l’architecte et l’expérience recherchée provienne d’une et même personne, ce n’est pas le cas ici. En effet, le concepteur de l’espace domestique n’est généralement pas celui qui le pratique. Ainsi, l’expérience sensible de l’espace repose sur la personne l’expérimentant. Il revient donc à ce dernier de transformer l’espace selon sa propre sensibilité. Cela correspond sommairement au concept d’appropriation d’un espace, qui permet de le transformer dans une certaine mesure afin de l’adapter à sa propre vision de l’habitat. Si les deux précédents mécanismes évoqués laissé l’architecte en tant que concepteur majoritaire de l’espace, il vient transférer le rapport sensible de celui-ci du côté du sujet. Qui dans ce cas est bien plus que simple visiteur de l’espace. De par ce paramètre, l’Homme est capable d’agir sur son propre espace. Une appropriation qui, en modifiant l’expérience spatiale sensible, aura des conséquences encore une fois sur le confort associé et le bien-être de l’individu. En soit, l’application et l’observation sommaire des outils de l’exposition d’espace au sein du vaste domaine de l’habitat a conforté notre approche de la conception architecturale. En effet, cette comparaison a valeur d’exemple appuie notre idée selon laquelle l’architecture peut se comprendre comme compositrice d’expériences spatiales particulières. Toute architecture peut être alors considérée et appréhendée selon la dynamique de l’espace et de ses composants. Ces derniers, à travers leur caractère conceptuel et manipulable, sont capables de revêtir les diverses fonctions et volontés qu’entend abriter l’architecture sous toutes ses formes. L’expérience spatiale du corps apparait donc comme l’élément invariable de toute architecture.

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l’espace hors de l’exposition

Concevoir par l’espace, ou l’architecture comme cadre de toute expérience construite. Comme nous l’avons démontré a plusieurs reprises, l’architecture est invariablement productrice d’espace. Tout acte de construction ou de production d’architecture entraîne de manière systématique la composition de son espace architectural associé. Que celui-ci soit assimilé au domaine de l’exposition, de l’habitat ou de n’importe quelle autre typologie possible, il est l’environnement dans lequel se déploie le corps et donc par lequel celui-ci expérimente. Ainsi, considérer l’architecture comme compositrice de cet environnement c’est aussi mettre l’Homme et son expérience au centre de la démarche de conception. Ce sont ses besoins, ses envies et ses capacités qui induisent une conception spatiale particulière ayant pour but de correspondre à tous ces paramètres. De cette manière, l’expérience du sujet prône en quelques sortes sur le geste architectural du concepteur, ou du moins cherche à rendre celui-ci signifiant pour le visiteur. Cette vision de la discipline valorise l’entité immatérielle présente dans l’architecture. Tout tourne autour de celle-ci, qui se compose par l’intermédiaire et la manipulation de son contraire, autrement dit les outils matériels. En faisant cela, on se focalise encore une fois sur l’espace en lui-même et sur son rapport au corps, ce qui permet de prendre du recul sur l’aspect construit de l’architecture. Considérer chaque élément matériel, qu’il soit mur, toiture, sol ou autre comme une limite de manière générique c’est déconstruire l’idée arrêtée que l’on a de ce composant et donc possiblement de s’offrir une nouvelle liberté conceptuelle. Comme nous l’a prouvé Claude Parent, le sol n’est pas obligatoirement un élément horizontal et peut se concevoir comme un élément multiple capable de relier deux espaces se trouvant sur des plans différents. En concevant par l’espace, on privilégie l’organisation de dynamiques, comportements ou sensations précises plutôt que l’assemblage de pièces matérielles prédéfinies. Et cette réflexion est valable pour tout acte d’architecture, puisque les dynamiques et composantes génériques mise en lumière par l’exposition d’espace sont malléables afin de répondre aux différentes fonctions associées à l’architecture en question. Enfin, l’espace se comprend ici comme le lien entre l’architecture et le corps. L’architecture, dans son rapport physique, se rend accessible par l’espace qu’elle propose. Et par analogie, c’est en se déplaçant dans ce dernier que le corps fait l’expérience de l’espace architectural et par conséquent de

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III. Pratique

l’architecture. C’est ce facteur immatériel et dynamique qui permet la rencontre de ces deux entités physiques que sont le corps et l’architecture. Seulement, il faut le rappeler, l’espace est un vecteur actif de cette rencontre, dans le sens où comme nous l’a montré cette étude il joue un rôle dans l’expérience. Il n’est pas qu’un simple décor ou environnement neutre abritant les deux éléments physiques de cette expérience, il est l’acteur immatériel, actif et indispensable à l’expérience. Il est à comprendre comme une variable résultante d’une combinaison d’éléments extérieurs comme les limites qui le composent, leur matérialité ainsi que leurs expressions sensibles qui se mettent en rapport avec le corps du visiteur et sa sensibilité propre. Il est le liant entre caractère de l’architecture, physique et sensible, et leurs homologues du côté de l’Homme et de son corps, eux aussi physique et sensible. L’espace intègre donc dans sa conception et sa compréhension cette double prise en compte, à la fois de l’Homme et de l’objet qu’est l’architecture. C’est précisément en mesurant ces deux variables et leurs relations que l’on peut concevoir une expérience singulière, et fidèle à une vision précise de l’architecture et de sa fonction recherchée.

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l’espace hors de l’exposition

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C O N C L U S I O N

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L’espace en tant que paramètre architectural est une notion aussi universelle que protéiforme. Caractérisée par son immatérialité et donc son intangibilité, elle est et reste un sujet fertile de définitions et d’expérimentations pour l’architecte. L’étude le concernant ici a donc été l’occasion de proposer un énoncé plutôt synthétique de cet élément unique, questionnant aussi bien son intégration récente en tant qu’outil dans la discipline que son rôle dans l’expérience de l’architecture par l’Homme. Afin d’explorer ces différentes pistes de réflexions, nous avons identifié le domaine de la scénographie d’exposition comme champs d’étude particulier. Ce dernier réunissant l’idée d’exprimer un discours particulier sur l’architecture, de composer au travers de l’espace d’exposition une expérience singulière pour l’Homme, et de convoquer par différents aspects des notions immatérielles, comme l’espace, le discours ou le sensible. Ainsi, nous avons considéré le monde de l’exposition comme un support thématique permettant la compréhension de l’espace en tant que nouveau paramètre architectural. Une approche qui propose dans le même temps d’étudier les expositions d’architecture sous l’angle particulier de cette typologie qu’est l’exposition d’espace et par la même occasion d’offrir un support thématique concernant ces dernières.

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Conclusion

Dans un premier temps, la question de l’apparition d’une telle notion dans le vocabulaire de l’architecture peut être expliquée par le changement de paradigme scientifique initié par Einstein. Ce dernier, en proposant une nouvelle vision de l’espace comme un élément dynamique et non pas immuable a trouvé un écho dans de nombreux courants de pensée de l’époque, aussi bien dans l’avant-garde artistique que dans l’architecture moderne. Bien qu’ayant stimulé de nombreux discours et expérimentations le concernant, l’espace reste de par sa nature complexe et difficilement appréhendable hors de la communauté scientifique. Cependant, la discipline philosophique nous a permis de conceptualiser l’architecture et son espace associé au travers des rapports qu’ils entretiennent avec l’Homme. La rencontre de ces deux notions met en avant l’appel du vide proposé par l’espace dans sa profondeur comme vecteur d’une mise en mouvement du corps de l’Homme. Un mouvement associé lui à des sensations particulières, résultantes de l’expérience passée du corps et manifestées par l’esprit. L’esprit qui lui aussi autant que le corps dans son mouvement participe à l’expérience spatiale de par sa sensibilité. Un ressenti sensible très présent au travers notamment de la vision du sujet. En soit, la philosophie décrit l’expérience spatiale d’un sujet comme une dynamique réunissant le mouvement du corps et les sensations qui lui sont associées avec le ressenti subjectif des perceptions sensibles de son esprit. Ces deux aspects ont révélé le domaine de la scénographie d’exposition comme le champ d’étude idéal concernant la compréhension de l’espace en tant qu’outil de l’architecte. En effet, celle-ci dans sa volonté de transmettre un discours par l’intermédiaire d’objets organisés dans l’espace, manipule celui-ci et convoque les idées de parcours et d’expérimentations sensibles. L’étude de l’architecture, mais surtout de l’espace architectural exposé, implique donc la maitrise de ces codes communs à la scénographie et à l’expérience de l’espace. De plus, afin d’être expérimenté, l’espace se doit d’être à l’échelle de l’Homme, ce qui distingue l’exposition d’espace comme une pratique singulière du domaine de l’exposition d’architecture, présentant généralement des maquettes ou des dessins. Tout cela place la thématique de l’exposition d’espace à la fois comme une typologie à part,

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mais aussi comme un point de vue particulier mettant en avant l’espace en tant que paramètre de conception et d’expérience architectural. Dans un second temps, et de la même manière par laquelle la philosophie nous a décrite la rencontre entre le corps et l’espace architectural, nous avons organisé notre étude de celui-ci selon l’idée d’un corps dynamique d’une part et d’un corps sensible de l’autre. C’est comme cela que nous avons pu comprendre l’interaction entre l’espace et le corps en mouvement, pour commencer, qui se produit selon plusieurs étapes. Tout d’abord, l’Homme est attiré par l’espace dans son caractère vide, notamment dans l’idée de profondeur et de tension entre l’ici et l’ailleurs qu’il crée. Plus celle-ci est forte plus le corps est appelé par cette direction plutôt qu’une autre. C’est précisement en parcourant ce vide que le corps associe à ses mouvements des sensations particulières héritées de l’espace et de sa configuration. Ainsi, la déambulation de l’Homme dans l’espace est comprise comme signifiante dans sa réalisation, et se base principalement sur l’appréhension visuelle du vide qui l’entoure et le stimule. L’expérience spatiale trouve donc une valeur dans le mouvement, inévitablement associé à une interprétation sensible. Nous l’avons dit, la vision du sujet est un vecteur dynamique de l’expérience spatiale en induisant le mouvement, mais elle est aussi et surtout un outil sensible de cette dernière. En effet, celle-ci s’est révélé à la fois comme médium d’appréhension de l’espace que comme outil de sa transformation. Par l’intermédiaire de multiples dispositifs, comme le traitement coloré par exemple, la perception visuelle sensible de l’espace peut aussi bien accentuer l’expérience faites par le corps dynamique que modifier cette dernière. Ainsi il est possible de faire l’expérience d’un espace sensible infini au sein d’un espace parcouru pourtant limité, comme c’est le cas dans les installations de Serge Salat grâce à ses nombreux miroirs. Tout cela met en valeur les dynamiques existantes entre ces deux portions de l’expérience spatiale, qui sont liées tout en ayant leurs propres effets sur l’Homme. Le corps dans ses mouvements retire des sensations et une expression particulière de l’espace, qui sont à la fois basés et possiblement transformés par la perception visuelle et sensorielle de celui-ci.

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Conclusion

Ces deux paramètres se rejoignent dans l’idée que l’espace se compose et se manifeste par ses limites. Ces dernières, de par leur organisation et leur nature influe sur l’espace, autant dans son parcours que dans son aspect sensible. L’espace se comprend donc par l’expérience que l’on en fait, mais se fabrique au travers de la notion de limite qui l’encadre. Elle est l’élément qui sépare et contraint plus ou moins l’espace et le corps. La limite en se déclinant se comporte de différentes manières, selon sa porosité. Ainsi, plus elle est poreuse plus elle permet une déambulation libre et un passage fluide, et à l’inverse dans son itération la moins poreuse elle bloque toutes formes de franchissement, que ce soit pour le corps, l’esprit ou l’espace lui-même. En soit, la limite, dans sa présence, son expression et son organisation est l’élément matériel qui permet de composer l’expérience de l’espace immatériel. C’est exactement ces outils, dynamiques et dispositifs observés qui permettent dès lors de définir la pratique de l’exposition d’espace. En résumé, on peut dire que celle-ci entend manifester, guider et signifier. Elle manifeste l’élément intangible qu’est l’espace, guide le visiteur au travers de ce dernier selon un parcours structuré et expressif, et stimule ses perceptions sensibles dans le but de rendre l’expérience particulièrement signifiante. Cette pratique vient donc superposer les idées de la scénographie d’exposition que sont le parcours sensible et la transmission d’un propos avec les mécaniques de l’architecture manipulant l’espace au travers d’éléments physiques et sensibles que sont les limites. Ces réflexions nées de l’étude du domaine de l’exposition ont permis de mettre en avant une pratique particulière certes, mais également un schéma transposable dans n’importe quel objet d’architecture, puisque tous sont producteurs d’espace. Cela permet, dans un contexte plus général, de proposer une définition de l’architecture basée sur la notion singulière de l’espace et de ses limites. En s’appuyant sur la notion de virtuel en philosophie et les processus qu’elle implique, nous avons donc définis l’architecture comme l’actualisation d’un espace latent. De la sorte, on décrit l’espace comme l’élément immatériel et intangible qui devient accessible et spécifique par l’intermédiaire de son actualisation. Celle-ci, caractérisée par la matérialisation d’une portion d’espace singulière au sein de l’espace infini et ce à l’aide d’éléments physiques, ancré dans un ici et maintenant

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particulier se comprend comme l’acte de bâtir une architecture. D’un autre point de vue, le virtuel est constamment associé dans notre quotidien aux nouvelles technologies qu’il représente. Ainsi, ce terme a aussi été l’occasion de porter un regard contemporain sur la pratique architectural et de questionner ce nouvel outil afin d’en saisir la portée. Ces technologies toujours plus immersives propose une nouvelle expérience de l’immatériel et de l’espace, virtuel cette fois. Cependant, celle-ci en valorisant l’aspect sensible et visuelle de l’expérience spatiale en néglige l’aspect dynamique. Ainsi, même s’ils offrent des possibilités nouvelles en terme d’expérimentation et de conceptions d’espace, ces technologies restent aujourd’hui un outil adapté à une pratique singulière de l’espace plutôt qu’un élément invariant de son expérience. Tandis que par l’intégration universelle de l’espace en tant que paramètre de toute architecture, nous avons proposé une nouvelle compréhension de celle-ci valorisant l’expérience de l’Homme. C’est pourquoi, nous avons par la suite tenté de transposer les dynamiques énoncées plus tôt dans l’exposition dans une autre typologie d’espace. Le but étant d’éprouver l’universalité de cette vision et des concepts qu’elle soutient comme le parcours, l’expérience sensible ou la composition des limites et de leur porosité. Nous avons donc choisi l’espace habité et ses fonctions attribuées comme typologie de transfert, car connu et expérimenté de tous. Ainsi, nous avons été en mesure de composer les limites dans un cadre différent, les présentant comme outil de séparation des différentes fonctions de manière plus ou moins nettes. De la sorte, elles distinguent les espaces de vie et de nuit en fabriquant des seuils plus ou moins marqués et en proposant un parcours différencié selon l’usage et le sujet concerné. Les espaces de réception seront alors largement ouverts et poreux entre eux tandis que les espaces intimes plus cadrés et avec un seuil marqué. Par cette confrontation sommaire de deux typologies différentes, celle de l’espace exposé et de l’espace domestique, nous avons pu mettre en avant le caractère générique de la composition de l’espace et de ses limites comme d’une manière de concevoir l’architecture.

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Conclusion

Pour finir, si l’on peut énoncer quelques retours sur cette étude de l’expérience de l’espace architectural, il conviendrait d’en souligner quelques limites. Tout d’abord, bien que l’étude du champ de l’exposition d’espace fut très expressive en matière de réflexions sur l’expérience spatiale, celle-ci reste unique en son genre dans son contexte et sa vocation. Comme nous l’avons entamé avec l’espace domestique, il serait envisageable d’observer un espace au rapport plus fonctionnel, dans des relations plus quotidiennes, et donc une temporalité différente de celle de l’exposition éphémère. L’expérience spatiale est-elle constamment la même, se répète-elle à l’infini même lorsque le sujet pratique le même environnement quotidiennement ? Ou dans une attitude plutôt contraire, l’espace dans sa composition peut-il générer des fonctions précises plutôt que d’être façonné en vue de ces dernières ? Dernière interrogation de ma part, et qui entraînera un questionnement généralisé concernant mon état de pensée actuel, comment l’expérience de l’espace est-elle vécue par un corps différent ? Comment un corps dans une situation de handicap par exemple expérimente-il l’espace ? Ces différentes interrogations inciteraient donc a observer l’expérience spatiale d’un individu particulier dans un établissement de soin par exemple. Ce regard induirait une considération de l’espace non pas uniquement sur l’expérience immédiate du corps dans l’espace mais sur les possibles conséquences de celle-ci dans un processus de soins ou d’apprentissage du sujet pratiquant par exemple.

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S

O U

R C

E

S

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Exposition d’espace, Espace d’exposition

KWON Hayoun, JAFFRES Kattell (comissaire), ROYOUX Jean-Christophe L’Oiseleuse, cat. exp. - (14 mai - 10 septembre 2017) Palais de Tokyo, Paris, France. LEPLEY Agathe, Une critique esthétique complète, Le pavillon Barcelone Mies Van der Rohe. (ENSAG 2015) URL (consulté le 10/01/21) : https://fr.calameo.com/read/00429396011ad0d17131a LEVY Pierre, Qu’est-ce que le virtuel ? Edition La Découverte. (1998) LYOTARD Jean-Francois, catalogue de l’exposition Les immatériaux, Centre Pompidou, Paris. (1985) MIGAYROU Frédéric Catalogue d’exposition De Stijl, Centre Pompidou, Paris. Edition Centre Pompidou, (2010) MIGAYROU Frédéric Rambert Francis, Claude Parent, l’oeuvre construite, l’oeuvre graphique, Edition HYX. (2010) PELKONEN Eeva-Liisa, Exhibit A: Exhibition that transformed architecture, 19482000, Edition Phaidon (2018) SALAT Serge, La relève du réel. Edition Hermann, (1997) SOMPAIRAC Arnaud, Six perspectives critiques, scénographie d’exposition. Edition MetisPresses. (2016) ZUMTHOR Peter, Atmosphères, Edition Birkhäuser (2008)

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Expositions / Pratique artistique / Références architecturales GOODWIN Kate (comissaire) exposition Sensing Spaces, (2014) à la Royal Academy of Arts, Londres, Royaume-Uni. JAKOB & MACFARLANE, exposition Augmented Reality, (2017) galerie Aedes, Berlin, Allemagne. (2017). KWON Hayoun JAFFRES Kattell (comissaire), L’Oiseleuse, expérience de réalitévirtuelle (durée variable) - (14 mai - 10 septembre 2017) Palais de Tokyo, Paris, France. LYOTARD Jean-Francois, CHAPUT Thierry (comissaire), Les immatériaux. exposition (28 mars - 15 juillet 1985), Centre Pompidou Beaubourg, Paris, France. PARENT Claude, pavillon français La ligne de la plus grande pente, (1970) pour la 35ème Biennale d’art de Venise, Italie. POPHAM Peter et al. exposition Visions of Japan, (17 septembre 1991- 5 janvier 1992) Victoria and Albert museum, Londres, Royaume-Uni. RIETVELD, projet d’intérieur Composition Espace Couleur, en collaboration avec Vilmos Huszar (1923), pour la Juryfreie Kunstchau de Berlin, Allemagne. SALAT Serge, Beyond Infinity, installation immersive à partir de miroirs, lumières, sons et arts fractals en bois, (2011) au Westgate Mall de Shanghai (temporairement), Chine. TURRELL James, Breathing Light (Ganzfeld), installation artistique manipulant la lumière. (2013), LACMA, Los Angeles, Etats-Unis. VAN DER ROHE Mies, Pavillon de réception allemand, (1929) pour l’exposition internationale de Barcelone, Espagne.

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Exposition d’espace, Espace d’exposition Sites internet Virtuel. (Màj 16/09/20). Wikipédia, l’encyclopédie libre. Page consultée le 10/01/21 à partir de http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Virtuel&oldid=174758062. Jakob + MacFarlane App. (Màj 2017). Jakob + MacFarlane (site internet de l’agence d’architecture). Page consultée le 10/01/21 à partir de http://www.jakobmacfarlane. com/fr/project/jakob-macfarlane-app/ Les Immatériaux. (Màj 07/06/19). Catalogue raisonné des expositions du Centre Pompidou (1977-2017). Page consultée le 10/01/21 à partir de http:// catalogueexpositions.referata.com/wiki/Les_Immatériaux Building emotion - « Sensing Spaces » exhibition at the royal academy London. (Màj 20/02/14). Uncube Magazine. Page consultée le 10/01/21 à partir de https://www. uncubemagazine.com/blog/12205055 GHYS Clément « « Sensing Spaces » Architactile » (publié le 21/03/14) in Libération. Page consultée le 10/01/21 à partir de https://next.liberation.fr/arts/2014/03/21/ sensing-spaces-architactile_988992 L’Oiseleuse. (publié le 14/06/17). L’institut Français in Culture VR. Page consultée le 10/01/21 à partir de https://culturevr.fr/loiseleuse/ Hayoun Kwon, L’Oiseleuse (2017). Palais de Tokyo (site internet de l’institution culturelle). Page consultée le 10/01/21 à partir de https://www.palaisdetokyo.com/ fr/evenement/hayoun-kwon Ganzfelds. James Turrell (site internet de l’artiste). Page consultée le 10/01/21 à partir de https://jamesturrell.com/work/type/ganzfeld/ FILIPPETTI Jenny « Serge Salat: beyond infinity immersive installation » (publié le 16/09/11) in Designboom. Page consultée le 10/01/21 à partir de https://www. designboom.com/art/serge-salat-beyond-infinity-immersive-installation/

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Documentaire MACLOWRY Randall, GRAHAM Judd, STREETER Sabin, DENOYER Rushmore (réalisation) (2012). La magie du cosmos (2/4) Qu’est-ce que l’espace ? (Série documentaire) Nova Films Ltd, Wgbh, National Geographic, ARTE France (Productions) URL : https://www.arte.tv/fr/videos/038827-002-A/la-magie-du-cosmos-2-4/ (basé sur le livre de Brian Greene, La Magie du cosmos.(2003))

Iconographie

Page 39 / schéma et coupe d’après : Plan du pavillon Barcelone. Encre sur papier, 1929 Collection du MoMa, New-York, Etats-Unis. Crédit : © 2021 Artists Rights Society (ARS), New York / VG Bild-Kunst, Bonn URL : https://www.moma.org/collection/works/142968 112


Exposition d’espace, Espace d’exposition Page 40 / Dessin de Claude Parent extrait du livre Parent, C., Entrelacs de l’oblique URL : https://journals.openedition.org/ paysage/12302 Page 49 / Photographie de La ligne de la plus grande pente, Pavillon français de la Biennale de Venise, 1970 Crédit photo : Gilles Ehrmann Collection Frac Centre-Val de Loire Dépôt Sabine Ehrmann, SAIF, 2015 URL https://www.frac-centre.fr/claudeparent-748.html

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Iconographie

Page 52 / montage et illustration d’après : Installation Composition-Espace-Couleur illustration issue de L’Architecture vivante, automne-hiver 1924, planches 10 et 11. URL : http://mediation.centrepompidou.fr/ education/ressources/ENS-mondrian/ENSmondrian.html

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Exposition d’espace, Espace d’exposition

Page 55 / Photographie de l’installation Beyond Infinity de Serge Salat. Crédit photo : inconnu URL : https://www.designboom.com/art/ serge-salat-beyond-infinity-immersiveinstallation/

Page 55 / Photographie de Breathing Light (Ganzfeld), installation artistique de James Turrell (2013). crédit photo : Florian Holzherr URL : https://jamesturrell.com/work/ breathing-light/

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Iconographie Page 88-89 / Photographie de l’espace de l’expérience (1) Crédit photo : inconnu URL : https://insunkang.wordpress.com/2019/06/07/hayoun-kwon-the-bird-ladyloiseleuse-2017/ Capture d’écran de l’expérience de réalité-virtuelle. (2 & 3) Crédit photo : inconnu URL https://insunkang.wordpress.com/2019/06/07/hayoun-kwon-the-bird-ladyloiseleuse-2017/

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Toutes les autres illustrations présentes dans l’ouvrage sont l’oeuvre de l’auteur, notamment à partir de la figure de l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci. (disponible sur https:// www.freepng.fr/png-7wdkis/) 117


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