LA PHILOSOPHIE AVEC LES ENFANTS

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Extrait de « L’Atelier-Philosophie » de la maternelle au collège

« ATELIER-PHILOSOPHIE » ET ENFANTS : QUELLE RENCONTRE ? Jacques Lévine, Agnès Pautard, Dominique Sénore Rappelons le protocole choisi : le dispositif concerne les enfants, depuis la grande section de maternelle jusqu’à la Seconde ; dix minutes enregistrées autour d’une 3 seule question, et suivies d’une réécoute avec débat. Ce qui frappe d’emblée l’observateur, c’est le climat de sérieux et de concentration qui s’instaure, fait d’attention et de tension, de confiance et de risque: un ton spécifique, quasi solennel, apparaît, les mouvements d’humeur rares. Les enfants participent eux-mêmes à la régulation et à la bonne circulation de la parole. Le besoin de mener à bien la tâche commune est manifeste. Faisant l’expérience du plaisir de penser dans un climat de liberté et de confiance, les enfants s’efforcent de rester dans le sujet, avec un souci de clarté et d’explicitation. Cet état d’esprit étonne, d’autant plus lorsqu’il s’agit de classes repérées initialement comme difficiles. Les contenus de l’ATELIER PHILOSOPHIE. L’écoute et le visionnage des cassettes montrent que les réponses des enfants d’une même classe procèdent d’étapes successives du développement cognitif : - Chez les plus jeunes, la pensée émotionnelle prédomine: inventaire d’expériences vécues, non distanciées, ponctuelles. Ils sont dans le ressenti. - Puis apparaît, vers 6 ans, une pensée factuelle fondée sur l’expérience de la réalité environnante. - Ensuite, vient le point de vue plus abstrait du tiers. L’enfant découvre les apports de l’argumentation et s’interroge sur la validité de ce qui est en train de se dire. La parole est, en effet, d’abord, la parole du corps physique et des émotions. Ce n’est qu’ensuite qu’elle devient parole qui exprime le vécu personnel. Puis elle se transforme en une parole beaucoup plus abstraite, qui est celle de toute personne, mais cette fois représentant de l’humain dans sa dimension universelle. Dans cette optique d’une parole de l’enfant en développement, toutes les réponses sont accueillies en tant que moments successifs d’accès à une pensée en construction et en évolution. Notre observation montre que la pensée philosophique se construit précocement, par étapes, sous des aspects que l’on a méconnus jusqu’à présent. Le respect de ce cheminement, où chaque étape

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compte pour préparer la suivante, justifie qu’on qualifie de pensée philosophique l’activité mentale des enfants en “atelier philosophie”. Quel sens les enfants donnent-ils à l’atelier philosophie ? Témoignages Inès : Quand on est plusieurs, c’est plus facile, parce que quand on est tout seul, tu dis : “Oh ben, j’sais pas si ça vaut bien le coup d’y réfléchir”. Rémi : Je pense que si on repense à des questions à la maison, on peut mieux savoir. 4 Kevin : La philo, c’est bien, parce que on peut apprendre la vie, notre vie, et puis savoir comment elle se passe. Mathilde : En fait, la philo. faut poser des questions où on ne peut pas bien Savoir si c’est vrai ou bien c’est vraiment faux, y a pas vraiment de réponse. Y’en a qui disent eh ben, il y en a qui pensent c’est plutôt vrai, et il y en a d’autres plutôt faux, mais on n’est jamais sûr. Paul : Ca nous fait poser des questions. Par exemple, on a trouvé ensemble : l’univers a-t-il une fin ? Pourquoi sommes-nous nés ? Peut-on ressentir la souffrance des autres ? Marina : Ca nous fait plaisir de penser aux questions des humains sur la terre. Aleth : S’il n’y avait plus “l’atelier philo“, comme j’ai un micro chez mois, j’inviterais mes copines et on parlerait. L’atelier philosophie correspond à un déclic qui engendre tout un cheminement de pensée : les enfants éprouvent spontanément ce besoin de prolonger les séances, par le dessin, par des conversations à la récréation et à la maison, et proposent d’autre thèmes. Ils réclament, en cycle 3 et collège, plus de temps pour préparer, et veulent être assurés que l’expérience se poursuivra. On peut observer de nombreux effets sur les conduites des enfants ; par exemple, le fait d’avoir parlé des moqueries, des injustices, modifie le regard, les relations dans la classe. Lors des conflits, les enfants utilisent les mots sortis en séance ”atelier philosophie” pour gérer les situations. En fait, les individus changent-ils gagnent plus d’estime de soi- mais le groupe aussi : il devient pensant en tant que groupe. Chez certains enfants, il est manifeste que leur vocabulaire et leur expression deviennent plus rigoureux. A mesure que l’atelier philosophie se déroule, le nombre d’enfants qui prennent la parole est plus important, et ceux qui ne parlent pas disent qu’ils réfléchissent. Avril 2011


Extrait de « Oscar Brenifier – Institut de pratiques philosophiques » Oscar Brenifier est Docteur en philosophie et philosophe praticien. Activités : philosophie pour enfants, didactique de la philosophie, ateliers de philosophie, consultation philosophique

LA PHILOSOPHIE AVEC LES ENFANTS Cet article est le résultat d’un travail mené par l’auteur, philosophe de formation, avec plusieurs classes de maternelle. Les divers exercices dont il est question ont été déterminés en concertation avec les instituteurs et s’effectuaient en leur présence. 1re partie : Le fonctionnement 1 - Philosopher en maternelle ? Que vient faire la philosophie à la maternelle ? Que ce soit sous un œil favorable ou critique, la plupart de ceux qui entendent parler d’une telle initiative restent perplexes et se posent la question. En quoi peut consister cette activité avec des enfants de trois à cinq ans, alors que les jeunes de dix-huit ans - chez qui les résultats au baccalauréat en ce domaine ne sont pas particulièrement bons - ont souvent du mal avec cette matière étrange à la réputation plus que douteuse. Ou alors posons-nous la question autrement : à dix-huit ans, n’est-il presque pas trop tard pour philosopher, trop tard pour commencer en tout cas ? Quel professeur ne constate pas périodiquement son impuissance, lorsqu’il tente une année durant d’induire parmi d’autres aptitudes une sorte d’esprit critique chez ses élèves, sans toujours beaucoup de succès ? Ce n’est pas que l’initiation à cette pensée critique produirait nécessairement des miracles et résoudrait tous les problèmes pédagogiques, mais si nous pensons qu’elle est d’une quelconque nécessité, ne pourrait-on pas éviter quelque peu le côté placage artificiel, tardif et parachuté de l’affaire, en accoutumant progressivement les enfants à un tel esprit, au fur et à mesure de leur développement cognitif et émotionnel ? Évidemment, et là réside sans doute le nœud de l’affaire, il faudrait sans doute extraire la philosophie de sa gangue principalement culturelle et érudite, pour la concevoir comme une mise à l’épreuve de l’être singulier, comme la constitution d’une individualité qui s’élabore dès le plus jeune âge. En ce renversement copernicien se trouve certainement la véritable difficulté : elle exige de faire basculer un certain nombre de concepts éducatifs. Tentons en premier lieu de cerner en quoi une discussion avec des enfants serait philosophique. Car il ne peut s’agir que de discussion, dans la mesure où l’écrit n’est pas encore au rendez-vous. “Ne s’agirait-il pas uniquement d’une propédeutique à la philosophie, d’une simple préparation au philosopher ?” nous sera-t-il demandé. Mais en fin de compte, dans une certaine tradition socratique, le philosopher n’est-il pas en essence une propédeutique, ne consiste-t-il pas en une préparation jamais achevée ? Sa matière vive ne serait-elle pas un questionnement incessant ? Toute idée particulière n’est-elle pas une simple Avril 2011

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hypothèse, moment éphémère du processus de la pensée ? Dès lors, philosophe-t-on moins en une ébauche du philosopher qu’au cours d’une théorisation épaisse et complexe ? L’érudit philosophe-t-il plus que ne le fait un enfant en maternelle ? Rien n’est moins sûr ; pire encore, la question est dépourvue de sens. Car si le philosopher est une mise à l’épreuve de l’être singulier, il est nullement certain que l’éveil de l’esprit critique ne représente pas un bouleversement personnel plus fondamental que les analyses savantes de notre routier de la pensée. C’est en ce sens que cette pratique se doit de s’installer très tôt chez l’enfant, à défaut de quoi il est à craindre que la vie de la pensée n’en vienne ultérieurement à se concevoir comme une opération périphérique, extérieure à l’existence, phénomène que l’on observe très souvent 6 dans l’institution philosophique et dans l’enseignement en général. Toutefois, admettons qu’en tentant d’installer une pratique philosophique chez les enfants en bas age, nous prenions le risque de toucher aux limites de la philosophie. N’avons-nous pas simplement versé dans le simple apprentissage du langage, dans toute sa généralité ? Ou dans quelque art minimal de la discussion ? L’ingrédient philosophique n’est-il pas ici tellement diluée que c’est se faire plaisir que d’employer encore un tel mot pour définir cette pratique pédagogique ? Prenons là aussi ce problème sous un autre angle. Demandons-nous si au contraire le fait de rencontrer des situations limites, en mettant à l’épreuve l’idée même du philosopher et sa possibilité, ne nous place pas dans l’obligation de resserrer au maximum la définition de cette activité, d’articuler sous une forme minimale et donc essentielle son unité constitutive et limitative. Autrement dit, l’émergence du philosopher ne serait-il pas par hasard la substance même du philosopher ? Cette question est celle vers laquelle semble pointer du doigt Socrate, qui à tout bout de champ, phénomène incompréhensible pour bien des érudits modernes, fait philosopher le premier venu, y compris les soi-disant ennemis de la philosophie que sont les savants sophistes, afin de nous mettre au défi en nous montrant ce qui peut être accompli. Cette banalisation extrême de la philosophie n’en devient-elle pas le révélateur par excellence, dramatisation de cette activité mystérieuse qui, à l’instar du sentiment amoureux, échappe à celui qui pense en détenir l’objet ? 2 - Aptitudes et compétences du philosopher En guise de point de départ de notre pratique, déterminons trois aspects de l’exigence philosophique, trois aspects qui serviront à en composer la pratique. Ces trois facettes de l’activité semblent exprimer l’exigence supplémentaire au simple exercice de la parole, comme le pratique déjà n’importe quel instituteur. Il s’agit des dimensions intellectuelles, existentielles et sociales, termes que chacun renommera comme il l’entend. L’ensemble des trois activités se résumant à l’idée de penser par soi-même, être soi-même, et être dans le groupe. Intellectuel -

Comprendre Articuler cette compréhension afin d’être compris Proposer analyses et des hypothèses Argumenter

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-

Pratique de l’interrogation Initiation à la logique Elaboration du jugement Utilisation et création de concepts : erreur, mensonge, vérité, “carabistouille” Reformuler ou modifier sa propre pensée

Existentiel -

Découvrir et exprimer une identité au travers de ses choix et de ses jugements Prendre conscience de sa propre pensée S’interroger, découvrir et reconnaître l’erreur et l’incohérence en soi-même Contrôler ses réactions

Social -

Écouter l’autre, lui faire place, le respecter et le comprendre Se risquer et s’intégrer dans un groupe Comprendre, accepter et appliquer des règles de fonctionnement Discuter les règles de fonctionnement 3 - Les ateliers

Trois modes formules différentes de l’exercice sont utilisées, qui fonctionnent à peu près de la même manière. La principale différence portant sur le support à utiliser. Atelier sur un thème général, atelier sur texte, atelier sur film. Dans les trois cas de figure le fonctionnement repose sur le fait que l’enseignant opère en creux et non pas en plein, c’est–à-dire qu’il travaille comme un animateur plutôt que comme un enseignant. Son rôle est avant tout d’interroger les enfants, de mettre en valeur les interventions et leurs enjeux, de mettre en rapport les différentes prises de paroles, de susciter des moments philosophiques, de réguler, dramatiser ou dédramatiser le débat. Atelier sur thème Soit le thème est imposé par l’enseignant, pour des raisons diverses (problèmes existentiels, sociaux, ou plus directement scolaires) : Faut-il être gentil avec son copain ? Doit-on toujours obéir ? Pourquoi allons-nous à l’école ? Préférons-nous la classe ou la récréation ? Ou encore le thème peut être choisi par l’ensemble de la classe, choix et vote qui deviennent alors une partie de l’exercice, voire l’exercice en soi. Puisqu’il s’agira non seulement de choisir collectivement, mais d’argumenter sur son choix et sur ceux des autres. Dans le cas du choix par la classe, selon les niveaux, le thème peut être une phrase, mais elle se réduit souvent à un simple mot : les parents, la télévision, un animal ou un autre, le Père Noël, les voitures, etc. Atelier sur texte Il s’agit généralement d’une histoire, d’un conte, qui au préalable sera raconté aux enfants, de préférence au moins deux ou trois fois, afin qu’ils en retiennent le mieux possible les éléments narratifs. Lors de l’atelier, la trame de base de la discussion portera en gros sur des questions du type : “L’histoire vous a-t-elle plu,

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et pourquoi ?”, “Quel personnage avez-vous préféré, et pourquoi ?“. Les élèves devront à la fois articuler leurs choix, les argumenter et les comparer à ceux de leurs camarades. Atelier sur film Le principe est identique à celui de l’atelier sur texte, bien que le film ait en général, pour des raisons pratiques, été visionné une seule fois. Il s’agira d’articuler et de comparer différents éléments narratifs, différents rejets ou préférences de personnages, et différentes appréciations ou interprétations du film. 4 - Articuler des choix Comme nous l’avons en partie expliqué, l’atelier commence d’emblée par une prise de risque, de la part de l’élève et de la part de l’animateur. En réfléchissant sur ses choix, en les articulant, tout en sachant qu’il devra les argumenter, voire les justifier, l’enfant prend un risque qu’il ne faut pas sous-estimer : certains n’y arriveront d’ailleurs pas. Risque d’exprimer ce qu’il pense, risque de parler devant les camarades, risque de parler devant l’enseignant, risque de ne pas pouvoir justifier ses choix, crainte de “mal faire”, etc. Pour l’enseignant, la prise de risque est d’entendre des choix et des arguments qui pourront lui sembler aberrants, inquiétants, voire faux. Sans pour autant manifester sa désapprobation ou son inquiétude. Tout en continuant son questionnement, à cet élève ou à un autre. Certains enseignants avouent leur impatience dans ce genre de situation, révélatrice d’une certaine inquiétude. Pour dédramatiser la prise de risque auprès des élèves, l’exercice est souvent présenté comme un jeu, comparable à un autre, et l’aspect ludique doit être périodiquement rappelé, en alternance avec des moments plus sérieux. Pour les enfants qui ont du mal à exprimer leur opinion, il s’agit d’être patient, de recourir à eux de temps à autre afin qu’ils ne se sentent pas exclus, quand bien même ils ne réussissent pas à verbaliser, et à les rassurer en leur proposant de parler plus tard. L’animateur devrait veiller à ce que tous puissent s’exprimer un minimum. 5 - Ne pas répéter L’idée d’effectuer un choix personnel constitue en soi un acte de réflexion, une prise de conscience, qui demande aux enfants un effort, à certains plus qu’à d’autres. Car il s’agit déjà de se poser consciemment la question, ce qui en maternelle n’est pas nécessairement un acquis. Pour que cet acte s’effectue, il s’agit tout d’abord ne pas tomber dans un piège : le réflexe de la répétition, très courant à cet âge. Dire comme les autres, fussent-ils les élèves ou le maître, c’est la tentation et la solution de facilité. C’est pour cette raison que dans cet exercice, il est crucial que l’animateur ne manifeste ni accord ni désaccord, tout au moins en cet aspect de la discussion. Quant au rapport avec les camarades, afin d’assurer qu’il n’y ait pas de répétition, une des règles du jeu consiste à interdire de répéter ce que quelqu’un d’autre a déjà dit, au risque d’un symbolique “mauvais point”. On observera d’ailleurs certains élèves qui tentent d’articuler différentes formulations d’une même idée afin de ne pas être sanctionnés par la règle du jeu, ce qui en soi est un mécanisme intéressant. Car il s’agira pour tous Avril 2011

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de se demander si c’est la même chose ou pas. L’animateur pourra à tout moment demander à la classe : “Est-ce que quelqu’un a déjà dit cela ?”. Et pour que la proposition soit refusée, il faudra qu’au moins un élève reconnaisse qu’il s’agit d’une réponse identique à celle de quelqu’un d’autre, qu’il devra nommer. En cas de doute, l’animateur pourra proposer une discussion et provoquer un vote sur la question. Cet élément a aussi un avantage, c’est qu’il oblige chacun à écouter et à se rappeler ce que disent les autres. 6 - Pourquoi ? S’il est un principe fondamental qu’il s’agit d’inculquer, c’est le réflexe du pourquoi, car cet élément fondateur de la pensée et du discours donnera à la 9 pensée et au discours sa substance. Si la notion du “pourquoi” est encore difficile en petite section, elle semble être plus ou moins assimilée en moyenne section, et largement en grande section. Le “pourquoi ?” rencontre souvent le “pasque”, un “parce que” qui est à la fois une ébauche et un obstacle à la réponse. Ici l’animateur peut demander à la cantonade si “pasque” suffit comme réponse, afin que tous s’habituent à aller au-delà de ce mot. La justification d’un choix ou d’une préférence doit devenir une habitude, un rituel, un automatisme. Si un enfant a du mal à exprimer le pourquoi de sa réponse, l’animateur pourra en un premier temps lui proposer une raison absurde, afin de provoquer une réponse plus appropriée. Par exemple si l’enfant a aimé un film drôle sans arriver à dire pourquoi, l’enseignant lui demandera si c’est parce que c’est triste et qu’il a pleuré. Cette petite provocation assiste l’enfant, lui fournit un cadre facilitant, tout en lui permettant néanmoins d’articuler sa réponse avec ses propres mots. En cas de grande difficulté, l’enseignant pourra proposer une série de réponses possibles, parmi lesquelles l’enfant en choisira une, mais ce principe du Q. C. M. devra être utilisé en dernier recours, pour éviter l’échec répété, car il fausse quelque peu la partie. Autre piège où s’enlise le pourquoi, plus subtil : “Parce que j’aime bien”, “Parce que c’est bien”, ou autres propositions d’acabit identique. Là encore il s’agira de demander à la classe si cette réponse suffit, et dès la moyenne section, il se trouve toujours un certain nombre d’élèves qui sauront reconnaître l’insuffisance de la réponse, ce qui amène l’élève en question à tenter d’exprimer pourquoi il aime bien, pourquoi c’est bien. Comme exemples de ces raisons, s’il s’agit d’un film ou d’une histoire, on pourra préférer tel ou tel personnage parce qu’il est gentil, parce qu’il est méchant, parce que personne n’est gentil avec lui, parce qu’il est beau, parce qu’il est fort, parce qu’il est courageux, parce qu’il tue les autres, parce qu’il aide les autres, etc. On pourra aussi aimer ou ne pas aimer l’histoire parce que c’est triste, parce que c’est drôle, parce que ça fait peur, parce que c’est joli, etc., autant de réponses qui devront être ensuite comparées et confrontées. Exemple de travail avec un enfant de moyenne section qui a du mal avec le “pourquoi ?”, lors d’une discussion à propos d’un dessert. Il a du mal car il doit imaginer et théoriser une situation dans laquelle il ne se trouve pas dans l’immédiat. Il s’agit donc de l’amener par des questions à effectuer cette démarche. (Notons au passage que le questionnement doit habituer l’élève au

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mode hypothétique, utilisé ici, ou à la forme négative, éléments cruciaux de la construction et de la flexibilité intellectuelles.) Pourquoi tu veux un dessert ? Je ne sais pas. Est-ce que c’est pour jouer ? Oui. Est-ce que tu joues avec un dessert ? Non. Alors, est-ce que tu veux un dessert parce que tu veux jouer ? Non. Pourquoi veux-tu un dessert ? Je ne sais pas. Est-ce parce que tu as soif ? Oui. Si je te donne de l’eau, est-ce que ça te donne un dessert ? Non. Est-ce que tu veux un dessert parce que tu as soif ? Non. Pourquoi veux-tu un dessert ? Parce que j’ai faim. 7 - Répondre à l’autre Comme nous l’avons évoqué lors du paragraphe sur la répétition, il s’agit d’écouter et d’entendre ce qui émerge des autres. D’une part afin de ne pas répéter ce qu’ils disent, d’autre part afin de comparer leurs réponses aux nôtres, ensuite afin de leur répondre si l’on n’est pas d’accord. Périodiquement, l’animateur demandera si tout le monde est en agrément avec ce qu’a dit untel ou untel, surtout si la proposition a un contenu original ou provocateur. Ou bien il lancera ou relancera la discussion en demandant quels sont ceux qui ont aimé et quels sont ceux qui n’ont pas aimé ceci ou cela. Ceci permet d’installer une pluralité de perspectives, une prise de conscience des oppositions, permettant (donnant lieu) à l’enfant de se situer par rapport à ses pairs, l’obligeant de fait à se distinguer du groupe ou d’une quelconque autorité, celle du maître ou celle des pairs. L’articulation et le travail sur ces désaccords, désaccords tant sur la récapitulation de faits que sur les appréciations et jugements, incitent et entraînent l’enfant à argumenter et à justifier sa propre parole plutôt que d’en rester au “Oui ! Non ! Si ! Non !”. Cette mise en scène de la parole doit engendrer une situation de réflexion et de décrispation, ce qui offre la possibilité d’utiliser l’autre afin de revoir ses propres pensées et affirmations. En même temps, un travail sur la concentration et la mémoire s’effectue, car chacun est censé se rappeler ce que les uns et les autres ont dit, ce qui périodiquement sera vérifié et demandé par l’animateur, surtout lorsqu’il s’y trouvera un enjeu, comme celui de l’opposition ou de la répétition. 8 - Moments philosophiques Au cours de la discussion naîtront des situations privilégiées, moments de retournement, moment de prise de conscience, moment de conversion, qui constituent le cœur de la pratique, que nous nommons “moments philosophiques”. C’est en ces moments que la parole ou la pensée ne sont plus simplement des paroles et des pensées, car ils représentent la mise à l’épreuve de l’être, moments à la foi conceptuels, libérateurs et constitutifs du soi singulier. Ils sont générés par deux types de situation. Soit lorsque l’enfant rencontre une idée contraire à la sienne, idée de préférence argumentée qui le fera hésiter ou qu’il acceptera de faire sienne après une hésitation ou une résistance plus ou moins longue et Avril 2011

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intense. Soit lorsque l’enfant hésite à répondre suite à une question qui l’embarrasse, parce qu’il prend conscience du problème posé par cette question. Peu importe alors qu’il réponde ou pas à la question, du moment qu’il en envisage un minimum les enjeux et les conséquences sur sa propre parole, particulièrement lorsque cela soulève un problème de contradiction interne dans ses propos. Devant l’embarras de l’enfant, l’enseignant lui demande “Avons-nous un problème ?” ou “Vois-tu le problème ?”. Car il s’agit d’apprendre à reconnaître un problème, à l’objectiver, à ne pas nécessairement le voir comme un moment négatif, ce qui représente une percée en soi et une grande part de la résolution. La notion de carabistouille, mot qui amuse beaucoup les enfants, s’est avérée ici porteuse. Elle qualifie une réponse dépourvue de sens, une incohérence, toute parole dont la légitimité est mise en question. La menace permanente de carabistouille invite l’enfant à émettre un jugement sur ses propres propos et celui des autres, en allégeant toutefois la portée du jugement. Ces moments sont qualifiés de philosophique parce qu’ils sont ceux où l’enfant prend conscience d’une notion du vrai et du faux qui n’est pas déterminée extérieurement et arbitrairement, mais de manière indépendante et autonome. Car en ce moment-là il est libre d’accepter ou de refuser l’argument, nullement imposé, et il est libre de reconnaître le problème ou la contradiction posée. Il peut les reconnaître ou ne pas les reconnaître. Mais la reconnaissance de ce moment, composante cruciale du philosopher, prend des formes multiples, que l’enseignant tentera de percevoir au mieux. L’enfant peut par exemple affecter un sourire coquin parce qu’il voit le problème et ne veut pas l’admettre, ou répéter ce qu’il a déjà dit de manière drôle et peu convaincue. Il peut aussi se mettre de manière visible à dandiner sur sa chaise, manifestant ainsi perplexité et embarras. Ce peut être tout le groupe qui éclate soudain de rire en face de la contradiction. L’enfant peut aussi devenir très mécontent, se mettre à bouder, esquisser un geste de colère ou s’entêter dans ses propos initiaux d’une manière qui exprime une mauvaise foi visible. Quoi qu’il en soit, il s’agit de considérer qu’il y a une forme de reconnaissance, admise ouvertement ou non, reconnaissance qu’il faut souligner afin que chacun en profite. On peut solliciter une confirmation de l’enfant en lui demandant : “On a un problème ici, n’est-ce pas ?”. L’enseignant peut dédramatiser la situation en soulignant son aspect comique : “N’est-ce pas rigolo ?” Ou faciliter la reconnaissance en demandant à l’enfant s’il apprécie ce qui a été dit, ou bien s’il aime ce genre de question. Mais un problème reste en permanence, auquel l’enseignant se doit d’être très attentif : l’enfant ne veut-il pas ou ne peut-il pas, pour diverses raisons, effectuer le renversement qui lui est demandé ? La marge entre les deux est parfois très ténue. Exemples : Dans une discussion sur la réalité d’un film à la télévision, un premier enfant affirme qu’un poney est vrai parce qu’il est dans la télévision et qu’il l’a vu. Un autre lui rétorque alors que si le poney était vrai, il aurait cassé la télévision parce qu’il est plus grand qu’elle. Le premier enfant est interloqué par l’argument, et l’enseignant lui demande ce qu’il en pense : l’enfant conclut par un sourire. L’enseignant lui redemande si le poney de la télévision est un vrai poney, et l’enfant répond que non.

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Dans une discussion à propos d’un film, une élève dit aimer un film parce qu’elle trouve rigolo que la grande sœur tape la petite sœur. L’enseignant la questionne. - Est-ce que tu as une grande sœur ? - Oui. - Trouves-tu rigolo qu’elle te tape ? Silence. Grand sourire de l’élève. Toute la classe éclate de rire. 2e partie : Analyses et critiques 1 - Penser par soi-même Un des résumés possibles de l’activité que nous décrivons en cet article est le principe du “Penser par soi-même”, idée chère à la tradition philosophique, que Platon, Descartes ou Kant articulent comme injonction première et fondamentale. Bien entendu, certains esquisseront un sourire à l’idée du “Penser par soi-même” à la maternelle. Nous traiterons un peu plus tard dans notre travail de ces réticences ; qu’il nous suffise d’affirmer pour l’instant que si l’on poursuit jusqu’au bout ce schéma du soupçon, on n’hésitera pas à affirmer en Terminale quand ce n’est pas à l’université - comme cela est courant - que les élèves n’ont de toute façon rien d’intéressant à dire. Pas étonnant dès lors, qu’ignorance et mépris, de soi et des autres, fassent florès. “Penser par soi-même” signifie avant tout comprendre que la pensée et la connaissance ne tombent pas du ciel, toute armée et casquée, mais qu’elle est produite par des individus, qui ont pour seul mérite de s’être arrêtés sur des idées et de les avoir exprimées. La pensée est donc une pratique, pas une révélation. Or si l’enfant s’habitue dès le plus jeune âge à croire que la pensée et la connaissance se résument à l’apprentissage et à la répétition des idées des adultes, idées toutes faites, ce n’est que fortuitement qu’il apprendra à penser par lui-même. De manière générale, c’est l’hétéronomie plutôt que l’autonomie qui sera encouragée dans son comportement général. Une difficulté reste : comment celui qui se pose en maître, l’enseignant, peut-il inciter ou encourager l’enfant à penser par luimême ? Il s’agit en premier lieu de croire que la pensée se définit malgré tout comme un acte naturel, dont est doté à divers degré chaque être humain, dès son plus jeune âge. Toutefois un travail important doit s’accomplir, dont parents et enseignants ont la charge. En classe, tout exercice en ce sens consistera d’abord à demander à l’élève d’articuler les pensées plus ou moins conscientes qui surgissent et flottent dans son esprit. Leur articulation constitue la première et cruciale composante de la pratique du “penser par soi-même”. D’une part parce que la verbalisation permet une conscience accrue de ces idées et la pensée qui les génère. D’autre part parce que les difficultés dans l’élaboration de ces idées renvoient assez directement aux difficultés de la pensée elle-même : imprécisions, paralogismes, incohérences, etc. Il ne s’agit donc pas simplement de faire parler l’enfant, de le faire s’exprimer, mais de l’inviter à une plus grande maîtrise de sa pensée et de sa parole. Mentionnons au passage que si la compréhension, l’apprentissage et la récapitulation d’une leçon aident aussi à acquérir cette capacité, ce mode Avril 2011

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traditionnel de l’enseignement, livré à lui-même, encourage au psittacisme, au formalisme, à la parole désincarnée et surtout au double langage : une rupture radicale entre exprimer ce que l’on pense et tenir le discours que l’autorité attend de nous. Rupture aux conséquences on ne peut plus catastrophiques tant sur le plan intellectuel que social et existentiel. En résumé, “Penser par soi-même” se compose de plusieurs éléments constitutifs. En premier lieu, cela signifie exprimer ce que l’on pense sur tel ou tel sujet, ce qui exige déjà de se le demander, et de préciser cette pensée afin d’être compris. Deuxièmement, cela signifie devenir conscient de ce que l’on pense, prise de conscience qui nous renvoie déjà partiellement aux implications et aux conséquences de ces pensées, d’où ébauche forcée de raisonnement. 13 Troisièmement, cela signifie travailler sur cette pensée et cette parole, afin de satisfaire des exigences de clarté et de cohérence. Quatrièmement, cela signifie se risquer à l’autre, cet autre qui nous interroge, nous contredit, et dont nous devons assumer la pensée et la parole en revoyant et en ré-articulant la nôtre. Or il n’est aucune leçon formelle qui pourra jamais remplacer cette pratique, pas plus que les discours sur la natation ne remplaceront jamais le saut dans le bain et les mouvements dans l’eau. 2 - Penser ensemble Une bonne partie de l’exercice de la discussion philosophique se résume à la mise en rapport de l’enfant avec le monde qu’il habite, ce que l’on pourrait appeler un processus de socialisation. Là encore on pourrait déclarer que ce processus spécifique ne distingue en rien l’exercice que nous décrivons, puisque toute activité scolaire en groupe implique une dimension ou une autre de socialisation. D’autre part, on peut s’interroger sur le rapport entre cette socialisation et la philosophie. Proposons l’idée que la dramatisation accrue du rapport à l’autre, rapport qui est central au fonctionnement de notre exercice, permet de créer une situation où ce rapport devient un objet pour lui-même. Il est plusieurs angles sous lesquels nous pouvons expliquer cela. Premièrement les règles énoncées exigent pour chacun de se distinguer des autres. Deuxièmement, elles impliquent de connaître l’autre : savoir ce qu’il a dit. Troisièmement, elles impliquent d’entrer dans un dialogue, voire une confrontation avec l’autre. Quatrièmement, elles impliquent de pouvoir changer l’autre et de pouvoir être changé par lui. Cinquièmement, elles impliquent de verbaliser ces relations, d’ériger en partie de la discussion ce qui habituellement reste dans l’obscurité du non-dit ou à la rigueur se cantonne à la simple alternance entre réprimande et récompense. Il serait ici possible de comparer notre activité à celle du sport d’équipe, facteur important de socialisation chez l’enfant, qui aussi implique de connaître l’autre, de savoir ce qu’il fait, d’agir sur lui et de se confronter à lui. Ce type d’activité se distingue de l’activité intellectuelle classique, qui en général s’effectue seul, même lorsque l’on est en groupe. Tendance intellectuelle individualiste que l’école encourage naturellement, souvent sans que les enseignants en soient pleinement conscients, tendance qui tend à s’exacerber au fil des années, avec les nombreux problèmes que cela pose et posera, en amplifiant le côté “gagnant et perdant” de l’affaire. L’atelier que nous décrivons ici encourage au contraire la dimension du “penser ensemble”. Il tente d’introduire l’idée que l’on pense non pas contre l’autre ou Avril 2011


pour se défendre de l’autre, parce qu’il nous effraie ou parce que nous sommes en concurrence avec lui, mais grâce à l’autre, au travers de l’autre. D’une part parce que la réflexion générale évolue au fur et à mesure des contributions des élèves à la discussion. L’enseignant devra d’ailleurs périodiquement, au cours de l’atelier, récapituler les diverses contributions importantes qui donnent cadre et forment à la discussion. D’autre part parce que l’on apprend à profiter de l’autre, en discutant avec lui, en changeant d’avis, en le faisant changer d’avis, plutôt que de se cramponner frileusement, quand ce n’est pas rageusement, à son frileux quant à soi. Là encore, le fait que les difficultés de prise en charge des problèmes posés par un camarade ou par l’enseignant fassent partie de la discussion, aide à dédramatiser la crispation individuelle et encourage l’enfant à raisonner plutôt qu’à 14 avoir raison. Mentionnons au passage que ce genre de crainte, non traitée, engendre des difficultés majeures, de plus en plus visibles au cours des années d’école, sans parler des répercussions chez l’adulte. Si dès les premières années l’enfant s’habitue à penser en commun, il apprend à la fois à assumer une pensée singulière, à l’exprimer, à la mettre à l’épreuve de celle des autres, à profiter de la pensée des autres et à faire profiter les autres de la sienne. La dimension philosophique consiste donc à faire que l’enfant prenne conscience des processus de pensée individuels et collectifs, des obstacles épistémologiques qui réfrènent la pensée et son expression, en verbalisant ces freins et ces obstacles, en les érigeant en sujet de discussion. Un dernier argument en faveur de ce processus accru de socialisation de la pensée est que l’inégalité des chances entre les enfants apparaît très tôt, dès la maternelle, où il est visible que certains enfants n’ont pas du tout l’habitude de la discussion. Indépendamment de la relative facilité ou difficulté individuelle de discuter, l’enseignant s’aperçoit qu’il est des enfants qui ne sont pas fondamentalement surpris que l’on veuille discuter avec eux, alors que d’autres semblent ne pas comprendre du tout ce que l’on attend d’eux lorsqu’ils sont invités à parler, comportements renvoyant sans doute au contexte familial. Pour ces raisons, la parole, qui devrait être source d’intégration et de socialisation, devient source de ségrégation et d’exclusion. 3 - Difficultés, critiques et commentaires Il est difficile de distinguer difficultés de l’exercice et critiques de l’exercice, pour des raisons qui apparaîtront au cours de l’analyse. Commençons par la remarque suivante. Après diverses interventions en maternelle, ponctuelles ou régulières, deux constats s’imposent. Premièrement, la majorité des enseignants rencontrés ne s’intéressent pas tellement à ce genre de pratique, en tout cas pas suffisamment pour souhaiter en comprendre ou en observer au moins ponctuellement le fonctionnement. Ceci pour des raisons très diverses sur lesquelles nous ne spéculerons pas ici. Deuxièmement, la majorité des instituteurs ayant assisté à l’atelier ne souhaitent pas se risquer eux-mêmes à ce genre d’exercice. Non pas qu’ils ne considèrent pas utile, voire constructif ou nécessaire ce type de pratique, mais simplement parce qu’ils ne se sentent pas à même de la mener, ce que plusieurs avouent très naturellement. Ayant plus de données sur ce deuxième cas de figure, nous nous risquerons à une analyse.

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Les premières objections des enseignants, les plus formelles, portent sur les qualifications spécifiques de l’animateur qui démontre l’exercice, qu’ils déclarent différentes des leurs : “Nous ne sommes pas philosophes”. Ils expliquent cette différence de capacité par un problème de formation : “Nous n’avons pas été formés à cela”. Ou par un décalage de compétence : “Le philosophe est habitué à aller jusqu’au bout des choses, à creuser plus profondément”. “Je n’approfondirai pas : c’est le danger de notre métier”. “C’est votre seconde nature de répondre à des questions par des questions. Cette gymnastique vous est propre. Ce n’est pas le cas pour tout le monde.” “Vous trouvez du sens partout, je ne sais pas si j’y arriverai.” Un deuxième type d’argument porte sur la rupture, sur la contradiction entre le travail habituel de l’instituteur et ce type d’exercice, sur le changement dans le rapport entre enseignant et élève. “D’habitude je dois mettre ma casquette de gendarme et là je dois leur demander ce qu’ils pensent de ceci ou de cela”. “Il me semble difficile de faire ce que vous faites, car il n’ont pas le même comportement avec vous qu’avec moi. Vous insistez, et avec vous ils n’osent pas se plaindre.” “L’enseignant doit construire une discipline, qui exige un travail quotidien.” Or accepter que les élèves expriment librement ce qu’ils pensent sur des sujets sensibles est perçu comme une atteinte, au moins potentielle, à cette discipline. L’atelier exige un renversement que l’enseignant croit parfois dangereux ou inutile, ou encore qu’il ne se sent pas prêt à effectuer. Un troisième type d’argument, qui surprendra peut-être à la maternelle, est celui du temps, dans son rapport au programme scolaire. “Nous avons déjà beaucoup d’activités à mener à bien.” Ou encore, plus spécifiquement, les critiques portent sur la lenteur de l’exercice proposé. “Des fois ça n’avance pas, c’est trop lent”. L’enseignant n’entrevoit pas toujours l’exercice dans sa dimension de pratique ; il considère l’échange sous l’angle de la connaissance formelle : savoir ou ne pas savoir, plutôt que comme activité de réflexion, avec ses bégaiements, ses ratures et ses manques. Un quatrième type d’argument porte sur la difficulté que pose l’exercice aux enfants. “Certains enfants n’aiment pas cet exercice. Dès qu’on l’annonce en classe, ils se mettent à pleurer.” Signalons au passage que parfois les classes ont été scindées, sur la base d’une participation volontaire, ce qui en général représente une division approximative de moitié. Et même parmi les volontaires, il se trouve toujours certains enfants qui refusent de participer à la discussion. De plus, l’exercice est parfois laborieux, lorsqu’un groupe est à une occasion plus apathique, à une autre plus dissipée, l’humeur et la concentration restant très aléatoires, particulièrement en petite et moyenne section. “La discussion n’avance pas.” La tentation est alors pour l’enseignant de recourir à la méthode courte, la voie directe où il explique ex-cathedra et donne lui-même les réponses. Que ce soit parce qu’il a l’impression que les enfants connaissent la réponse et ne la disent pas, ou parce qu’il pense qu’il est impossible pour eux de répondre. L’embarras de l’élève gêne quelque peu l’enseignant, qui de temps à autre ne pourra pas s’empêcher d’intervenir : “C’était trop pénible. J’ai voulu venir en aide à mon élève.” “Si c’était moi, je risquerais de donner la solution.” Un soupçon pèse ici: celui du facteur traumatisant de l’exercice. Ce même soupçon qui portera Avril 2011

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l’enseignant à éviter par exemple les contes avec une certaine portée dramatique et existentielle, pour favoriser le “gentillet”, alors que les premiers portent plus naturellement à la réflexion que les seconds. Un cinquième type d’objection est celui de la vérité : que fait-on du critère du vrai et du faux ? Cette objection recoupe la première : celle du “changement de casquette”. Car l’enseignant peut se sentir floué par le relativisme au moins apparent qui s’installe dans de telles discussions : que faire de réponses fausses qui perdurent au travers de la discussion, par un effet de mimétisme ou de psittacisme, fréquent chez les petits ? L’imagination débordante ou le désir de faire le pitre peut l’emporter facilement sur la mémoire et le souci de véracité. Ainsi lors de la discussion à propos d’un film ou d’une histoire, lorsqu’un enfant raconte un passage ou importe un personnage qui n’a rien à voir avec le sujet traité, et que d’autres, amusés, continuent sur la lancée. Mais c’est précisément là que l’animateur doit jouer son rôle, et au travers de ses multiples questions inviter les élèves à distinguer l’imagination et le raisonnement, la mémoire et l’envie de s’amuser. C’est là que se trouve l’enjeu de l’exercice, et non pas dans l’obtention d’une bonne réponse. Or la prise de conscience passe par l’articulation de l’erreur, une erreur qu’il s’agit de ne pas craindre car elle est porteuse de sens. L’erreur est productive car elle manifeste les difficultés de l’élève et montre son fonctionnement, ce qui permet à l’enseignant d’évaluer mieux la situation. D’autre part elle laisse une marge de manœuvre à l’autonomie de l’élève, considération trop souvent oubliée, aux conséquences ultérieures dramatiques. Il n’est qu’à observer comment bon nombre d’élèves de lycée ne se posent plus la question de leur rapport à la matière enseignée, ayant gommé la part de subjectivité dans l’apprentissage. Sixième objection, reliée à la précédente : celle des principes à inculquer, le dilemme de la morale imposée. Que faire lorsqu’un jugement ou une idée qui nous paraît inadmissible emporte clairement le soutien de la majorité des élèves ? Problème d’autant plus crucial que les premières années d’école constituent justement le moment et le lieu où se posent les premières bases de l’éducation et de la vie en société. Que faire lorsqu’une opinion sur un sujet donné s’installe, contraire aux principes que l’enseignant essaie d’inculquer ? Prenons comme exemple le cas d’une discussion sur le fait de rapporter ou pas les mauvaises actions des autres. Après quelques avis contradictoires, les enfants semblent se rallier au moins temporairement à l’idée qu’il ne faut pas rapporter. Commentaire de l’enseignant “J’avais vraiment envie de bondir. Si vous n’aviez pas été là je l’aurais fait. Vous vous rendez compte des conséquences dans la cour de l’école, avec ce qui s’y passe !”. Le problème est ici de savoir si la morale s’impose ou si elle doit se fonder en raison, avec le côté aléatoire de celle-ci. Certes certains principes ou règlements peuvent être considérés non négociables. Mais il ne faut pas occulter le danger du double discours : le discours de la classe, destiné à faire plaisir aux autorités, superposé artificiellement à celui de l’extérieur, plus sincère mais inavouable. Ce hiatus, tout à fait courant, pose de nombreux problèmes, tant sur le plan social qu’intellectuel. Solution de facilité qui privilégie l’immédiat au détriment de l’éducation à long terme. Ne serait-ce que parce que le rapport à l’autorité s’installe comme un rapport factice et mensonger. Pourtant, ce type d’atelier n’exclut pas la parole du maître. D’une part parce qu’il questionne, ce qui Avril 2011

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n’est pas dénué d’importance. D’autre part, rien n’empêche en un deuxième temps de revenir sur la discussion et de traiter en profondeur et en connaissance de cause les arguments invoqués par les élèves. 4 - Comparaison des sections L’école maternelle regroupe trois âges dont les fonctionnements diffèrent de manière importante. Il est clair qu’entre les trois sections nous ne sommes plus dans les mêmes cas de figure. Dans notre expérience en petite section, il s’est avéré pratiquement impossible d’installer des discussions avec une classe entière ou même en demi-classe. Les élèves ne se sentent pas directement concernés, n’osent pas répondre, ou disent la première chose qui leur traverse la tête, ce que les voisins s’empressent de reprendre en chœur. Toutefois, un exercice plus poussé de discussion sera réalisable et trouvera son sens en petits groupes de trois ou quatre élèves, avec bien entendu les restrictions pratiques que cela pose. Une discussion relativement argumentée peut dès lors s’installer, où les élèves s’écoutent et se répondent. Néanmoins, étude que nous n’avons pas eu le temps de mener à bien, il est possible que seule une minorité puisse à cet age mener d’emblée ce genre d’activité. Or c’est sans doute sur cette disparité à la base qu’il s’agirait de travailler. Cependant, si l’on veut mener à bien des exercices en groupes plus nombreux, il en est un qui fonctionne à peu près. Il consiste à choisir au travers du groupe le sujet à débattre (un mot), le personnage préféré d’un film ou d’une histoire, etc. Les enfants font eux-mêmes des propositions, argumentent plus ou moins, et le tout se termine par un vote. La notion de carabistouille, mot qui amuse beaucoup les enfants, s’est avérée intéressante. Elle qualifie une réponse dépourvue de sens, une incohérence, toute parole dont la légitimité est mise en question. La menace permanente de carabistouille invite l’enfant à émettre un jugement sur ses propres propos et celui des autres, en allégeant toutefois la portée du jugement. En moyenne section, le problème du fonctionnement de groupe se pose déjà nettement moins, néanmoins le demi-groupe s’impose (une douzaine d’élèves). Les règles de base fonctionnent assez bien : demander la parole en levant le doigt et attendre son tour, répondre aux questions de manière appropriée, émettre des hypothèses et des jugements, se souvenir de la parole des autres et y répondre, etc. Toutefois, certaines séquences restent totalement improductives car l’humeur n’y est pas, par passivité ou par dissipation, situations où il semble très difficile de redresser la barre. D’autre part, une proportion encore conséquente d’élèves se refusent à parler ou ne tentent pas de répondre aux questions. Peut-être faudraitil les prendre à part, séparés de ceux qui manient déjà assez bien l’exercice. En grande section, il semble adéquat d’affirmer que tout élève devrait pouvoir participer à la discussion, bien que la demi-classe semble encore s’imposer. Toutefois certains éléments se démarquent très nettement par la qualité de leurs interventions. L’idée du “pourquoi ?” et de l’argumentation, indispensable à l’exercice, est globalement bien intégrée. Les élèves comprennent en gros leurs arguments mutuels et se rappellent à peu près de qui a dit quoi. Il est assez enthousiasmant d’observer le fonctionnement d’un groupe d’enfants de cet âge qui pendant quarante-cinq minutes débattent d’un sujet donné, s’écoutent et se Avril 2011

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répondent tout en acceptant d’admettre que l’autre a peut-être raison. Bien des adultes pourraient profiter d’un tel spectacle. 5 – Les parents Les parents expriment des réactions assez diverses face à un tel projet. Certains d’entre eux n’apprécient pas tellement l’idée car ils partent du principe que l’enfant est un enfant, qu’il est donc trop petit pour être impliqué dans ce genre de pratique. D’autres sont carrément méfiants. Leur inquiétude est en partie liée à la crainte de ce que l’enfant pourra dire, car on le fera parler sur des sujets “personnels” : que dira-t-il de ses parents ? D’autres, plutôt enthousiastes, sont très demandeurs de retours sur le comportement de leur enfant dans ces 18 discussions. D’autant plus que certains voient dans cet exercice une possibilité d’évaluation, ce dont ils se plaignent de manquer. Quant aux effets rapportés par eux, ils sont assez éclairants. Certains enfants ont parlés de l’atelier à la maison, d’autres non. Mais quoi qu’il en soit, il semblerait que l’installation du questionnement systématique soit un acquis assez important. Plusieurs parents mentionnent l’accentuation très nette de l’utilisation du “pourquoi ?” dans le discours de l’enfant, et le désir de discussion. “Maintenant, chaque fois que nous allons au cinéma, j’ai le droit à des commentaires en sortant.” “À table, de temps à autre il lève son doigt et dit que c’est à lui de parler.” “J’ai dit à la maîtresse que depuis qu’il fait cet atelier il semble vouloir raisonner sur toutes sortes de choses.” Disons quand même afin de tempérer l’analyse, que ce petit sondage a été effectué auprès des parents dont l’enfant participait assez activement à l’atelier. Afin d’être plus rigoureux, il aurait fallu effectuer une analyse plus conséquente, ce qui n’a guère été possible jusqu’ici pour diverses raisons, mais serait souhaitable. 6 – Trop tôt et trop tard Au-delà de savoir si ce type exercice est utile ou pas, il est vrai que l’on peut se demander si l’enseignant est à même d’effectuer le basculement en question dans sa propre classe. Cela pose un véritable problème, en maternelle comme en d’autres classes. En général, traditionnellement, lorsque l’enseignant utilise le questionnement comme outil de travail, il est clair pour les élèves que l’on veut arriver à la “bonne réponse”, avec l’implication que toute mauvaise réponse sera d’une manière ou d’une autre sanctionnée. Comment arriver soudain à installer une situation ouverte ? Est-ce souhaitable ? Peut-on passer naturellement d’un rôle en plein à un rôle en creux ? Faudrait-il systématiquement faire appel à un intervenant extérieur ? Ce sont des questions sur lesquelles, au-delà de nos convictions propres, à ce point il nous paraît ardu de trancher. D’autre part peuton toujours demander à des enfants d’effectuer des choix, et surtout d’en rendre compte, en exigeant des raisons, des explications, un langage plus précis, en insistant lourdement sur certains mots utilisés, en entrant dans le détail de ses réponses, en analysant le sens et la structure de ce que chacun énonce ? Peut-on aussi demander à un enfant de cet âge de parler en attendant son tour, avec la frustration que cela implique, au risque de ne plus se rappeler ce qu’il avait à dire ? Ne risque-t-on pas au travers de ces exigences formelles d’inhiber la parole de tous ceux qui ont déjà du mal à s’exprimer? N’est-ce pas un peu tôt pour “obliger” Avril 2011


des enfants à élaborer la parole plutôt que d’exprimer un discours plus intuitif ? Un travail sur la conscience et la rationalité n’est-il pas prématuré en maternelle ? Il est vrai que dès cet âge de grandes disparités sont observables. Disparités encore plus saisissantes en maternelle que plus tard en Terminale par exemple, où une sélection partielle a déjà été effectuée. Car s’il est des enfants pour qui discuter avec un adulte, réfléchir et exprimer ses propres idées sont des actes qui semblent aller de soi, il en est d’autres pour qui un tel échange pose un véritable problème. Que ce soit pour des raisons d’ordre psychologique, telles que la timidité, ou pour des raisons plutôt intellectuelles, il semble parfois impossible d’engager le dialogue. Certains enfants paraissent ne pas entrevoir du tout ce que l’on attend d’eux lorsqu’on les interroge. N’est-ce pas déjà là qu’il s’agit 19 d’intervenir ? Autant de questions que soulève l’exercice que nous proposons. Toutefois, n’ignorons pas que le questionnement n’est pas neutre : il est nécessairement source de conflits. Platon relate que Socrate, l’insatiable questionneur, fut exécuté sous prétexte qu’il pervertissait la jeunesse et introduisait de nouveaux dieux. Cela est compréhensible, dans la mesure où toute société se fonde et s’organise sur une bonne part d’arbitraire, un arbitraire de refus de repenser lui-même : il a trop à perdre. Questionner, c’est défier ; questionner, c’est provoquer. Pourtant, les textes pédagogiques officiels, sans aborder le sujet de la philosophie à la maternelle ou au primaire, prônent les situations ouvertes où l’élève doit être amené à s’exprimer. (Notons toutefois que la Belgique ou le Brésil tendent à systématiser la philosophie à l’école primaire.) Mais qu’est-ce qui empêche souvent que ces directives soient mises en œuvre ? Rien d’autre sans doute que nos propres habitudes. La question est donc : quand, où et à quel âge faudrait-il commencer à oser penser par soi-même, à oser parler pour soi-même, à oser parler aux autres ? A quel âge est-il trop tard ? Là est l’enjeu de notre affaire.

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Extrait de « Oscar Brenifier – Institut de pratiques philosophiques »

CONDITIONS DE LA DISCUSSION PHILOSOPHIQUE

La discussion philosophique en classe primaire et au collège rencontre un certain succès ces dernières années, sous de multiples formes. En particulier chez des enseignants qui, souvent, sont dépourvus de réelle formation philosophique. Constat qui en soi n’est guère un problème - et peut même représenter un certain avantage au vu de la conception traditionnelle et pesante de la philosophie - si ce n’est qu’il pose le problème de la nature de cette discussion. En quoi une discussion est-elle philosophique ? Qu’est-ce qui rend une discussion philosophique ? Ce n’est pas tellement le label qui nous intéresse ici, mais les enjeux de contenu posés par la forme même de la discussion. Car le problème particulier qui s’impose à nous dans ce type d’exercice est justement de percevoir le contenu non pas en tant que contenu, mais en tant que forme. Situation relativement nouvelle pour bien des enseignants. TRAVAILLER L’OPINION Partons de l’hypothèse que philosopher, c’est arracher l’opinion à elle-même en la percevant, en l’analysant, en la problématisant, en la mettant à l’épreuve. Autrement dit, l’exercice philosophique se résume à travailler l’idée, à la pétrir comme la glaise, à la sortir de son statut d’évidence pétrifiée, à ébranler un instant ses fondements. En général, de par ce simple fait, une idée se transformera. Ou elle ne se transformera pas, mais elle ne sera plus exactement identique à elle-même, parce qu’elle aura vécu ; elle se sera néanmoins modifiée dans la mesure où elle aura été travaillée, dans la mesure où elle aura entendu ce qu’elle ignorait, dans la mesure où elle aura été confrontée à ce qu’elle n’est pas. Car philosopher constitue avant tout une exigence, un travail, une transformation et non pas un simple discours ; ce dernier ne représente à la rigueur que le produit fini, ou apparemment fini, atteint souvent d’une rigidité illusoire. Sortir l’idée de sa gangue protectrice, celle de l’intuition non formulée, de l’énoncé branlant, ou de la formulation toute faite, dont on entrevoit désormais les lectures multiples et les conséquences implicites, les présupposés non avoués, voilà ce qui caractérise l’essence du philosopher, ce qui distingue l’activité du philosophe de celle de l’historien de la philosophie par exemple. En ce sens, installer une discussion où chacun parle à son tour représente déjà une conquête sur le plan du philosopher. Entendre sur un sujet donné un discours différent du nôtre, nous y confronter par l’écoute et par la parole, y compris au travers du sentiment d’agression que risque de nous infliger cette parole étrangère. Le simple fait de ne pas interrompre le discours de l’autre signifie déjà une forme importante d’acceptation, ascèse pas toujours facile à s’imposer à soimême. Il n’y a qu’à observer avec quel naturel enfants ou adultes se coupent instinctivement et incessamment la parole, avec quelle aisance certains

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monopolisent abusivement cette même parole. Ceci dit, il est tout de même possible d’utiliser l’autre pour philosopher, de philosopher au travers du dialogue, y compris au cours d’une conversation hachée où s’entrechoquent bruyamment et confusément les idées, idées entrelacées de conviction et de passion. Mais dans ce cas, il est à craindre, à moins d’avoir une rare et grande maîtrise de soi, que le philosopher s’effectuera uniquement après la discussion, une fois éteint le feu de l’action, dans le calme de la méditation solitaire, en revoyant et repensant ce qui a été dit ici ou là, ou ce qui aurait pu être dit. Or il est dommage et quelque peu tardif de philosopher uniquement après coup, une fois le tumulte estompé, plutôt que de philosopher pendant la discussion, au moment présent, là où l’on devrait être plus à même de le faire. D’autant plus qu’il n’est pas facile de faire taire les élans passionnels liés aux ancrages et implications divers de l’ego une fois que ceux-ci ont été violemment sollicités, s’ils n’ont pas complètement bouché toute perspective de réflexion. MISE EN SCÈNE DE LA PAROLE Pour ces raisons, dans la mesure où le philosopher nécessite un certain cadre, artificiel et formel, pour fonctionner, il s’agit en premier lieu de proposer des règles et de nommer un ou des responsables ou arbitres, qui garantiront le bon fonctionnement de ces règles. Comme nous l’avons évoqué, la règle qui nous semble la plus indispensable de toute est celle du “ chacun son tour ”, déterminé soit par une inscription chronologique, soit par décision de l’arbitre ou encore par une autre procédure. Elle permet d’éviter la foire d’empoigne et protège d’une crispation liée à la précipitation. Elle permet surtout une respiration, acte nécessaire à la pensée, qui pour philosopher doit avoir le temps de s’abstraire des mots et se libérer du besoin et du désir immédiats de réagir et parler. Une certaine théâtralisation doit donc s’effectuer, une dramatisation du verbe qui permettra de singulariser chaque prise de parole. Une des règles qui se révèle efficace est celle qui propose qu’une parole soit prononcée pour tous ou pour personne. Elle protège le groupe de ces nombreux apartés qui installent une sorte de brouhaha, bruit de fond qui restreint l’écoute et déconcentre. Elle empêche aussi l’énergie verbale de se diffuser et de s’épuiser en de nombreuses petites interjections et remarques annexes, qui bien souvent servent plus au défoulement nerveux qu’à une véritable pensée. La théâtralisation permet l’objectivation, la capacité de devenir un spectateur distant, accessible à l’analyse et capable d’un métadiscours. La sacralisation de la parole ainsi effectuée permet de sortir d’une vision consumériste où la parole peut être complètement banalisée, bradée d’autant plus facilement qu’elle est gratuite et que tout le monde peut en produire sans effort aucun. On en vient alors à peser les mots, à choisir de manière plus circonspecte les idées que l’on souhaite exprimer et les termes que l’on veut employer. Une conscience de soi s’instaure, soucieuse de ses propres propos, désireuse de se placer en position critique face à soi-même, capable de saisir les enjeux, implications et conséquences du discours qu’elle déroule. Ensuite, grâce aux perspectives qui ne sont pas les nôtres, par le principe du contre-pied, un effet miroir se produit, qui peut nous rendre conscient de nos propres présupposés, de nos non-dits et de nos contradictions.

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LA DIMENSION DU JEU Cette aliénation, la perte de soi en l’autre qui est exigée par l’exercice, avec ses nombreuses épreuves, met à jour à la fois la difficulté du dialogue, la confusion de notre pensée et la rigidité intellectuelle liée à cette confusion. La difficulté à philosopher se manifestera bien souvent à travers ces trois symptômes, en diverses proportions. Il est alors important pour l’animateur de percevoir au mieux jusqu’à quel point il peut exiger de la rigueur avec telle ou telle personne. Certains devront être poussés à confronter plus avant le problème, d’autre devront plutôt être aidés et encouragés, en gommant quelque peu les imperfections de fonctionnement. L’exercice a un aspect éprouvant ; pour cela, il est important d’installer une dimension ludique et d’utiliser si possible l’humour, qui serviront de “péridurale” à l’accouchement. Sans le côté jeu, la pression intellectuelle et psychologique mise sur l’écoute et la parole peuvent devenir trop difficile à vivre. La crainte du jugement, celle du regard extérieur et de la critique, sera atténuée par la dédramatisation des enjeux. Déjà en expliquant que contrairement aux discussions habituelles, il ne s’agit ni d’avoir raison, ni d’avoir le dernier mot, mais de pratiquer cette gymnastique comme n’importe quel sport ou jeu de société. L’autre manière de présenter l’exercice utilise l’analogie d’un groupe de scientifiques constituant une communauté de réflexion. Pour cette raison, chaque hypothèse se doit d’être soumise à l’épreuve des camarades, lentement, consciencieusement et patiemment. L’un après l’autre, chaque concept doit être étudié et travaillé grâce aux questions du groupe, afin d’en tester le fonctionnement et la validité, afin d’en vérifier le seuil de tolérance. De ce point de vue, c’est rendre service à soi-même et aux autres que d’accepter et d’encourager ce questionnement, sans craindre de ne pas être gentil ou de perdre la face. La différence ne se trouve plus entre ceux qui au travers du discours se contredisent et ceux qui ne se contredisent pas, mais entre ceux qui se contredisent et ne le savent pas, et ceux qui se contredisent et le savent. Tout l’enjeu est dès lors de faire apparaître les incohérences et les manques grâce aux questions, afin de construire la pensée. Pour cela, il est important de faire passer l’idée que le discours parfait n’existe pas, pas plus chez le maître que chez l’élève, aussi frustrante que soient ces prémices. QUE CHERCHONS-NOUS ? La difficulté commune, pour tout enseignant qui souhaite se lancer dans ce type d’exercice, est d’en comprendre la nature et le but, quelque peu en décalage sans doute par rapport à sa pratique habituelle, dont la finalité porte principalement sur la transmission de contenus préétablis. Si une discussion s’installe, soit elle doit aboutir à des conclusions acceptables, comme dans le cas du conseil de classe, soit elle ne sert qu’à s’exprimer, et ne connaît d’autres enjeux que la libération de la parole. Or la pratique philosophique se fonde sur des compétences spécifiques, que nous définissons comme suit : identifier, problématiser et conceptualiser. Identifier signifie approfondir le sens de ce qui est dit, par nous ou les autres, établir la nature, les implications et les conséquences des paroles prononcées. Problématiser signifie fournir des objections, des questions, des interprétations diverses qui permettent de montrer les limites des propositions initiales et de les enrichir. Conceptualiser signifie produire des termes capables d’identifier des Avril 2011

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problèmes ou de les résoudre, permettant l’articulation de nouvelles propositions. Dans un tel cadre, nous ne sommes pas loin du schéma hégélien et familier : thèse, antithèse, synthèse. Ainsi, la finalité n’est pas tellement pour l’enseignant d’arriver à telle ou telle conclusion particulière, mais de mettre en œuvre ce type de compétence, selon le niveau du groupe, en ne cherchant pas à enjoliver les résultats ou à activer le processus, que ce soit par anxiété ou pour se faire plaisir. Il doit prendre le temps, et réserver pour cela certains moments de la vie de classe à cette activité, de faire en sorte que la pensée se pose, parfois avec difficulté, afin de se voir et de se travailler elle-même. Lui-même éprouvera des difficultés, mais plutôt que de les percevoir comme des handicaps, ils lui permettront de mieux appréhender les difficultés de l’élève. Dès lors, l’enseignant fait partie de l’exercice, situation peutêtre incongrue, voire déplaisante, à laquelle il peut pourtant prendre plaisir s’il accepte simplement de jouer le jeu. Philosopher, c’est avant tout voir la pensée, lui permettre de s’élaborer, en prenant conscience des enjeux qui ainsi surgissent et se créent à travers les mots. Il s’agit de se promener, d’observer et de nommer, et non pas de s’engager dans une course contre la montre. TYPOLOGIE DE LA DISCUSSION EN CLASSE Afin de mieux établir ce que nous entendons par discussion philosophique, tentons de tracer brièvement une sorte de typologie de la discussion. Définissons quelques grandes catégories de discussion, afin de préciser la nature de celle que nous cherchons à susciter. Non pas que ces autres types de discussion n’aient aucune espèce d’intérêt, mais plutôt parce que chacune d’entre elles joue un autre rôle, remplit une fonction autre que celle dont nous voulons traiter. Tout exercice contient des exigences spécifiques, tout exercice permet d’accomplir des tâches spécifiques. Il s’agit d’être clair sur ces exigences et ces tâches, car en cette délimitation il détient sa vérité propre. Cette délimitation lui permet de réaliser ce qu’il peut réaliser, et en même temps l’empêche de prétendre réaliser ce qu’il ne peut pas réaliser. Or, dans la mesure où le moment de discussion fait partie des directives guidant le travail de l’enseignant en primaire, il est préférable de savoir de quoi il retourne avant même que la discussion ne s’engage et que des règles soient proposées. Le « quoi de neuf ? » Cet exercice, bien connu des enseignants du primaire, consiste à faire parler à tour de rôle les élèves, afin qu’ils relatent ce qui leur est arrivé ou ce qui les préoccupe, sans autre contrainte que celle de parler chacun à son tour et de s’exprimer clairement afin d’être compris par les camarades. L’enjeu de cette modalité est, d’une part, existentiel : il permet aux élèves de faire part aux autres de leur propre existence, des évènements auxquels ils sont confrontés, des soucis qui les habitent. En sachant que pour certains enfants, ce moment de discussion en classe sera le seul où ils pourront en toute quiétude partager leurs bonheurs, leurs ennuis et socialiser leur propre existence. D’autre part, il est celui de l’expression verbale : trouver les mots et articuler des phrases pour exprimer ce qui nous tient à cœur, pour raconter, sans souci de ce qui est nécessairement juste, bien ou vrai, uniquement pour être entendu par les autres.

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Conseil de classe Cette discussion a comme finalité première de mettre au jour des difficultés, de résoudre des problèmes, en particulier concernant le fonctionnement social de la classe. Il adresse principalement des problèmes pratiques et éthiques, pour lesquels il serait préférable de trouver une solution, bien que cela ne soit pas toujours possible. Des décisions sont prises, démocratiquement, censées engager toute la classe, ce qui présuppose que le groupe parvienne à une sorte d’accord où la majorité l’emporte sur la minorité, puisqu’il s’agit de clore la discussion. Discussion dans laquelle l’enseignant modèlera plus ou moins le contenu, selon les situations. Ce type d’échange peut servir d’initiation à l’exercice de la citoyenneté, il place l’élève dans une situation d’acteur responsable. Il amène aussi 24 naturellement à travailler l’expression orale et à rendre compte des problèmes généraux posés par des situations particulières, donc à travailler le rapport entre exemple et idée, bien que l’on tende à y souligner le côté pratique des choses. Débat d’opinions Ce schéma relativement libre ressemble au “ Quoi de neuf ? ”, mis à part le fait qu’il demande de traiter un sujet particulier, exigence supplémentaire qui n’est pas anodine. Tout dépend ensuite du degré de vigilance et d’intervention de l’enseignant, ou des élèves, afin de recentrer la discussion et ne de ne pas s’embourber dans des chemins de traverse. Autre paramètre déterminant : dans quelle mesure l’enseignant intervient-il pour rectifier le tir en ce qui a trait au contenu, ainsi que pour demander des éclaircissements ou des justifications. Pour nous, s’il se risque à cela, ou à tout autre tentative de formalisation de la pensée, la discussion devient d’une autre nature. Néanmoins l’élève apprend à attendre patiemment son tour pour parler, à articuler sa pensée pour s’exprimer et tenter d’être compris par les autres. D’autant plus que ce type de discussion est très propice au “ oui, mais… ” ou au “ je ne suis pas d’accord ” qui marquent l’opposition et un souci appuyé, plus ou moins conscient, de singularisation du locuteur. La sincérité, la conviction et la passion, le sentiment en général, y jouent un rôle assez marqué, du fait de la spontanéité des interventions, accompagnée d'une absence d'exigence formelle qui favorise le flux des idées plutôt que la rigueur. De ce fait, la discussion peut s’enliser facilement dans des parties de ping-pong entre deux ou quelques individus qui s’accrochent à leur thèse sans nécessairement se comprendre, bien que l’on puisse considérer que cela fasse partie intégrante de l’exercice, avec l’espoir que les enjeux s’éclairciront au fur et à mesure. Il est à ajouter que le débat d’opinions se fonde souvent sur des présupposés égalitaires et relativistes. Bouillonnement d’idées Discussion qui ressemble au modèle américain du “ brainstorming ”. Il est pratiqué très naturellement dans l’enseignement, en particulier sous sa forme directive, ou téléologique : celle d’une finalité attendue. Ce mode de discussion est plutôt fusionnel : la classe y est conçue comme une totalité, on cherche peu à y singulariser la parole, et le fait que deux ou plusieurs élèves parlent en même temps ne gêne pas nécessairement. Il s’agit avant tout de faire émerger des Avril 2011


idées, ou bribe d’idées, voire de simples mots. Le schéma peut être ouvert : les idées sont prises comme elles arrivent, notées sur le tableau ou pas : les idées qui sont choisies sont celles approuvées, voire attendues, par l’enseignant, qui les sélectionne au fur et à mesure de leur apparition. La mise en valeur des idées sera généralement réalisée par l’enseignant, immédiatement ou en un second temps. À moins qu’un autre type de discussion ou un travail écrit subséquent permette aux élèves de produire par la suite cette analyse. Ce schéma a pour qualité première son dynamisme et sa vivacité, et pour défaut premier qu’il ne s’agit pas vraiment d’articuler des idées ou d’argumenter, mais de lancer en vrac des intuitions ou des éléments de connaissance. Ici, il s’agit soit d’énoncer une liste d’idées, soit de trouver les (ou la) bonnes réponses, soit de simplement faire “ participer ” la 25 classe à l’enseignement. Exercices de discussion De telles discussions sont destinées à mettre en pratique des éléments de cours : exercices de vocabulaire, de grammaire, de science, ou autre. Ils ont pour but de mettre en œuvre des leçons spécifiques, en particulier pour faire réfléchir l’élève sur cette leçon et vérifier le degré d’appropriation de son contenu. Ces exercices s’effectueront en général en petits groupes, et ils auront souvent pour but la production d’un écrit, sous la forme d’un résumé ou d’une analyse. Si la forme de la discussion, non déterminée, reste à être établie par les élèves eux-mêmes, de manière plus ou moins aléatoire, son résultat doit toutefois correspondre à des attendus spécifiques de l’enseignant, qui seront évalués selon le degré de compréhension du cours initial. L’exigence de forme n’est pas néanmoins sans importance, puisqu’elle demande de savoir articuler et justifier des idées, d’effectuer des synthèses, etc. Débat argumentatif Ce modèle est plus traditionnellement utilisé dans les pays anglo-saxons, bien que son influence commence à se faire sentir en France. Il correspond aussi à l’ancienne forme de la rhétorique, art de la discussion qui autrefois était considéré comme un préambule essentiel au philosopher. Il s’agit avant tout d’apprendre à argumenter en faveur d’une thèse particulière, pour la défendre contre une autre thèse. Pour cela, il est parfois nécessaire d’apprendre au préalable les diverses formes de l’argumentation, formes dont il s’agit ensuite de montrer l’utilisation, voire qu’il s’agit d’identifier. Mais cela peut aussi se faire de manière très intuitive et informelle. Un certain décentrage y est demandé, puisqu’il n’est pas toujours question de défendre une thèse qui nous agrée a priori. Ce genre d’exercice, spécialité du collège, plus difficilement utilisable à l’école primaire, serait plutôt réservé aux classes de cycle 3. Discussion formalisée La discussion formalisée, catégorie à laquelle appartient la discussion philosophique telle que nous l’entendons dans cet article, se caractérise avant tout par sa lenteur. Elle opère généralement dans le décalage, puisque les formes, imposées comme règles du jeu, ont pour but premier d’installer des mécanismes

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formels censés permettre l’articulation d’une méta-réflexion qui nous paraît essentielle au philosopher. Elle invite les participants non seulement à parler et agir, mais à se regarder parler et agir, à se décentrer et se distancier d’euxmêmes, afin de prendre conscience et d’analyser leurs propos et leur propre comportement, ainsi que celui de leurs voisins. Ceci est aussi possible naturellement dans d’autres modes de discussion, mais dans ce cadre, cet aspect est quel peu “ forcé ”. Il s’agit donc de proposer, ou plutôt d’imposer des règles, qui peuvent au demeurant être discutées, de les mettre en place, ce qui en soit est un exercice parfois très exigeant, puisqu’un certain ascétisme est introduit de fait, contrairement par exemple au spontanéisme ou au naturalisme du débat d’opinions. Si l’enseignant avance généralement des règles en un premier temps, 26 les élèves peuvent aussi animer le débat et énoncer leurs propres règles, sachant qu’elles devront être respectées par tous pour que le jeu fonctionne. Ces règles peuvent être très diverses, et elles orienteront la nature de la méta-discussion : soit sur des analyses de contenu, soit sur la production de synthèses, soit sur l’émergence de problématiques, soit sur une délibération, soit sur de la conceptualisation, etc. Si ces règles, avec leur complexité et leur pesanteur, peuvent poser quelque peu la discussion - exigence de forme et jamais de contenu - et inviter à un fonctionnement plus abstrait, elles peuvent avoir le défaut tendanciel de privilégier en un premier temps la parole des plus habiles à manier l’abstraction, à moins que certaines autres règles viennent compenser la tendance élitiste des premières. Toutefois, des élèves plus timides pourront se retrouver parfois plus facilement dans ces espaces de paroles plus carrés, avec ses moments réservés ou protégés. Ainsi, tout exercice de discussion, nécessairement spécifique, tendra d’une façon donnée à privilégier certains fonctionnements et de ce fait certaines catégories d’élèves, plutôt que d’autres, en un premier temps tout au moins. Chacun de ces types de discussion ne peut donc prétendre à une sorte d’hégémonie ou de toute puissance, chacun d’entre eux représente une modalité utilisable, alternativement avec d’autres, selon le but poursuivi. D’ailleurs, il peut être productif d’utiliser divers fonctionnements, afin de permettre aux élèves, qui apprendront à les distinguer, les divers statuts de la parole et de l’échange verbal. Ces diverses modalités pourront d’ailleurs parfois s’entremêler, sans que cela ne pose en soi de réel problème. Les résumés ou définitions que nous avons établis ci-dessus n’ont aucune vocation à l’exclusivité ni à l’exhaustivité. Elles ont pour but unique d’établir des éléments de comparaison, afin de mieux saisir les enjeux et de préciser les attendus et les règles, exigence que devrait esquiver le moins possible l’enseignant. Et s’il s’agit de philosopher, il s’agit simplement d’être clair sur le sens que nous attribuons à ce terme, de clarifier les compétences auxquelles nous souhaitons recourir et d’examiner dans quelle mesure les règles proposées mettent en œuvre les compétences en question.

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Extrait de « Oscar Brenifier – Institut de pratiques philosophiques »

COMMENT ÉVITER LES QUESTIONS DES ENFANTS

La philosophie avec les enfants, comme toutes les activités humaines, souffre d’un certain nombre de tics et de tares. Tout d’abord, on peut se demander pourquoi un adulte préfèrerait travailler avec des enfants plutôt qu’avec des adultes. Bien sûr, ce peut être par vocation ou par nécessité, et il y a toutes sortes de raisons, bonnes, généreuses ou nobles, qui justifient et expliquent de tels choix professionnels, mais comme toujours dans une analyse philosophique, il semble nécessaire d’envisager les pathologies naturelles qui sont non seulement la cause mais aussi le résultat de ces choix précis. En guise d’exemple, puisque le questionnement semble être au cœur du philosopher, tentons d’analyser en particulier comment les adultes traitent les questions posées par les enfants.

Les adultes et les enfants Nous ne prétendons pas proposer ici une étude vaste et exhaustive de la question, mais seulement lancer quelques pistes qui nous impliquent des conséquences sur le philosopher lui-même. Intuitivement ou consciemment, une personne qui rencontre des difficultés pour établir une relation fonctionnelle avec des adultes, pourra se tourner vers les enfants. Premièrement, parce que dans bien des cas ces derniers ne contestent pas l’identité de l’adulte, tandis que ce dernier se sent grand et fort en leur présence. Deuxièmement, parce que l’autorité et le pouvoir sont a priori accordés à l’adulte sur les enfants. Troisièmement, parce que l’adulte a l’impression d’en savoir beaucoup, comparé aux enfants. Quatrièmement, parce que l’adulte peut revivre son enfance et pour cela, certains se sentirons bien avec leurs petits compagnons. Néanmoins, bien sûr, rien de tout cela n’est totalement clair et net, ni particulièrement conscient. Comme Frédéric Schiller l’identifia, il réside toujours une certaine ambiguïté dans la relation entre l’adulte et l’enfant. Quand une grande personne voit trébucher un bambin qui apprend à marcher, il se sent certainement très compétent, fort et puissant comparé à lui, mais au même moment il ressent une petite touche de jalousie, à l’idée que ce jeune être a encore toutes ses possibilités, qu’il a toute la vie devant lui : toutes les options lui sont encore ouvertes, ce qui a pour conséquence d’induire quelques regrets dans l’esprit de l’adulte par rapport à un passé déjà révolu et déterminé. Toutefois, les bonnes âmes protesteront énergiquement que jamais semblable jalousie envers un pauvre enfant innocent et sans défense ne leur soit jamais venue à l’esprit. Les enfants sont naturellement philosophes au sens où les questions leur viennent facilement à l’esprit. À un âge où ils ont tant à découvrir sur le monde et sur euxmêmes, l’étonnement, l’émerveillement et la stupéfaction, caractéristiques

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importantes d’un esprit philosophe, jouent encore assez pleinement. Bien que l’on puisse objecter qu’il ne soit pas totalement conscient du contenu des questions qu’il formule: prenons comme exemple le pourquoi qui peut être articulé de manière très mécanique sas aucun souci réel de la réponse. Néanmoins, comme pour tout ce qui a trait à la nature humaine, cette tendance peut être maîtrisée ou encouragée, interrompue ou développée. Ainsi, dès l’âge de sept ou huit ans, nous observons comment un certain principe de réalité, que nous pouvons nommer également principe de certitude, aussi légitime soit-il, envahit l’esprit de l’enfant, ce qui a pour effet d’étouffer l’interrogation métaphysique qui jusque-là constituait la majeure partie de sa vie intellectuelle. Il entre dans un âge « scientifique », qui comprend lui aussi son propre domaine de questions et de réponses, de nature bien établie, un domaine qui tend cependant à restreindre son activité au champ du physique, à la contrainte du probable et de la certitude sensible, plus communément acceptables que la pure possibilité et la veine poétique. Notre propos souhaite mettre en exergue ici un certain conditionnement de l’esprit, au demeurant tout à fait attendu et acceptable, puisque ce processus constitue la majeure partie de l’apprentissage de la vie en société, qui implique de se conformer à la connaissance et au comportement acquis socialement, processus qui simultanément entraîne une contrainte et une diminution importante des compétences intellectuelles de l’enfant. Maintenant, bien sûr, la nature et les modalités de cette transformations dépendront largement du contexte culturel et familial qui entoure l’enfant. Dans notre perspective, l’enseignement philosophique consiste à entretenir, instaurer ou restaurer le questionnement illimité qui autorise l’enfant, et l’adulte plus tard, à penser l’impensable. Tentons de montrer maintenant comment est inhibé lentement ou brutalement ce potentiel de mise en abyme de l’esprit singulier.

Trop occupé Il nous semble avoir identifié trois dysfonctionnements importants par lesquels le questionnement des enfants et leur étonnement se sont refroidis ou éteints. Nous les présenterons dans un ordre de subtilité et de sophistication croissant, bien que le processus ne soit pas aussi mécanique que nous le présentons, et qu’opère souvent un certain mélange hétérogènes de comportements parentaux ou adultes. Le premier obstacle, le plus commun et le plus sommaire, est l’inattention pure et simple au questionnement et à l’étonnement. Cela prend la forme légère et indirecte de ne pas écouter, ou l’injonction plus brutale de garder le silence ou d’aller voir ailleurs. Il nous semble important de classer ces deux types de réaction dans la même catégorie, même si l’une semble conserver une apparence plus souple et plus civilisée ; à long terme cela produira exactement le même effet. Combien de parents, qui ne privent jamais ou rarement leur enfant du droit de parler, et qui seraient même horrifiés à une telle idée, continuent pourtant avec la meilleure conscience du monde à mener leurs petites affaires, peu importe leur utilité ou leur nécessité, que ce soit le travail, les courses, regarder la télévision, ou aller ici et là, sans réellement prendre le temps d’écouter leur enfant. En agissant de cette façon, le parent établit une hiérarchie précise dans l’esprit de sa progéniture, déterminant pour lui au présent et dans le futur, ce qui est primaire Avril 2011

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et ce qui est secondaire. La nécessité immédiate définitivement prime sur la gratuité de l’examen intellectuel et la beauté de la contemplation. S’il en est ainsi, l’adulte ne devrait pas s’écrier, à ce moment-là ou plus tard, que son enfant ne réfléchit pas avant d’agir et suit principalement ses impulsions premières.

Réponses toutes faites La seconde manière d’occulter le questionnement de l’enfant est en répondant directement à ses questions, peu importe le degré de complexité, l’opportunité et la qualité des réponses. Quoique le temps imparti et la manière dont les réponses 29 s’articuleront feront manifestement une différence. Ce qui motive notre critique de la réponse parentale ou enseignante est d’abord qu’une telle systématisation induit une relation faussée à l’idée même de question. Ce comportement encourage une tendance à compter sur une autorité extérieure, développant l’hétéronomie plutôt que l’autonomie. Ce que nous qualifions de « faussé », est le fait que les questions ne sont pas appréciées pour elles-mêmes, comme un cadeau précieux que notre propre esprit nous offre, mais se voient transformées en de simples envies qui demandent à être satisfaites, un manque qui demande à être comblé, situation déplaisante que le parent « bienveillant » veut obstinément corriger en fournissant des réponses toutes faites. Pourtant, ces réponses de valeur aléatoire seront souvent moins innovatrices et créatrices que la question elle-même. L’idée que nous avançons ici consiste à affirmer qu’une question a de la valeur en elle-même. Elle représente une ouverture sur le monde et sur l’être, qui nécessairement produit un concept ou une idée, sous une forme négative qui n’a pas moins de valeur que son image miroir : la réponse. Une question a une valeur esthétique, sa forme provoque l’esprit, identique en son aspect à une peinture ou une sculpture que le spectateur contemple sans arrière-pensées et préoccupations urgentes, quant à l’utilité, la vérité ou la solution du problème offert à ses sens et à sa raison. Cette perspective n’interdit nullement une tentative de réponse, mais dans notre perspective, la réponse est quelque peu dévalorisée, retirée de son piédestal, elle perd son statut de but final et ultime du processus intellectuel, de l’activité de l’esprit. On ne peut pas répondre aux questions importantes, aux questions profondes, on ne doit pas y répondre. Elles peuvent être seulement problématisées, ce qui signifie pour nous analyser initialement leur contenu, les apprécier pour ce qu’elles apportent, et en un second temps peut-être, suggérer quelques idées susceptibles d’éclairer différents aspects pouvant fournir matière à une discussion. Le questionnement est une expérience de l’esprit, un outil permettant d’explorer les limites de la connaissance et de la compréhension. Au demeurant, pour cette raison, il reste crucial que l’adulte, parent ou enseignant, avoue parfois à l’enfant ne pas pouvoir répondre à toutes les questions, soit parce qu’il ne connaît pas la réponse, soit parce qu’il postule et explique qu’aucune réponse précise ne conviendrait pleinement, et que dans ces cas la question doit se satisfaire à ellemême, ne serait-ce que temporairement, comme une garantie de la vie de l’esprit. Il est indéniable qu’une telle vision pourra engendrer une certaine crainte ou anxiété dans l’esprit de l’enfant – et de l’adulte - qui a besoin de valeurs dans Avril 2011


lesquelles il peut ancrer son existence et sa vie spirituelle, de la même manière qu’il a besoin de nourriture pour satisfaire les besoins de sa vie biologique. Ajoutons simplement que, heureusement, un enfant ne mange pas dès qu’il le désire, qu’on lui apprend à retarder la satisfaction de ses besoins, de façon à le libérer de la satisfaction immédiate de ses propres impulsions. Le désir, l’état de manque, est en soi sain et productif, dans la mesure où on lui permet de jouer son rôle dans le temps, dans la durée, si l’on s’abstient de « résoudre » instantanément l’équivocité et le doute qu’il engendre dans le soi. Après tout, autant s’y habituer, puisque le déséquilibre, l’irrégularité et l’inconfort représentent des caractéristiques fondamentales et constitutrices de la vie. 30 Autonomie Revenons à l’autonomie : comme pour n’importe quelle autre activité dans laquelle l’enfant est impliqué, il est utile et indispensable qu’il apprenne à se débrouiller lui-même. Ce type d’enseignement présuppose que l’adulte retienne sa tendance naturelle à « materner » qui nous incite instinctivement à « donner la becquée », de façon à inviter l’enfant à se confronter à lui-même et à développer ses propres capacités. Apprendre à pêcher à un homme, plutôt que de lui donner des poissons, dit un proverbe chinois, signifie bien que fournir des poissons est un obstacle à l’apprentissage de la pêche, aussi nourrissants que soient ces poissons. Mais bien sûr, et cela constitue la réalité de ce problème, il est plus pratique de fournir des poissons frais, petits objets pouvant être tenus facilement en main, car l’apprentissage de la pêche implique une procédure plus lente et plus subtile, où l’enseignant doit consciencieusement approfondir la compréhension de son propre art et en même temps être plus perspicace quant au fonctionnement global de l’enfant. Le chemin long, dit Platon, plutôt que le chemin court où le maître fournit des réponses toutes faites à son élève. L’enfant doit apprendre à travailler par luimême, sinon il cherchera éternellement ses réponses chez les autorités établies – signe de respect sans doute - au lieu de chercher en lui-même. L’apprentissage de l’autonomie doit cependant commencer très tôt, et ce n’est pas par des injonctions immédiates ou tardives d’autodétermination forcée que le jeune adulte s’initiera à cet aspect crucial de son existence – comme beaucoup de parents le croient, lorsqu’ils font soudain face, dans l’urgence d’un problème spécifique, à ce qu’ils considèrent comme une influence négative et perverse du monde extérieur sur leur enfant. Le processus qu’il s’agit d’engager est d’encourager l’enfant à faire confiance à ses propres capacités à penser, à produire des idées, à délibérer et à juger par ses propres moyens, par lui-même, et cela s’accomplira uniquement par une lente initiation, par le biais d’une pratique constante qui démarre dès le plus jeune âge. Nous rencontrerons deux objections courantes à une telle attitude pédagogique, étroitement liées entre elles. La première est l’argument de valeur, la seconde est l’argument du doute, son corollaire. L’argument de valeur affirme que les enfants ont besoin de valeurs pour se construire eux-mêmes, points de repère sans lesquels ils ne peuvent grandir et se constituer eux-mêmes pour devenir des adultes matures et responsables, valeurs sans lesquelles un être humain n’est pas complet. Aussi, les parents, ou les enseignants, dans le but d’éduquer, se doivent Avril 2011


de véhiculer un nombre de lignes directrices sur les questions fondamentales : le vrai et le faux, le bien et le mal, la vérité et le mensonge, la beauté et la laideur, l’interdit et l’obligation, les droits et les devoirs, etc. Disons que les adultes, en général, se conçoivent eux-mêmes comme les gardiens de certains principes acquis et hérités, composant une axiologie approximative dont les fondements ne sont pas vraiment clairs, quand ils ne sont pas pétris de contradictions. Néanmoins ils restent convaincus que ces valeurs sont nécessaires aux enfants dont ils sont responsables, pour un mélange de raisons pratiques, idéologiques, ou simplement pour affirmer leur autorité, distinctions majeures, pourtant plus que souvent négligées. Si nous insistons sur le côté arbitraire de ces schémas éducatifs, c’est parce que la raison y joue seulement un rôle mineur, voire absent. Il est 31 évidemment utile et nécessaire d’inculquer à l’enfant un ensemble de « vérités » générales sur la réalité globale et singulière, issu de notre expérience d’adulte, de façon à ce que ses actions et décisions ne soient pas réduites au cas par cas, afin qu’il apprenne à ne pas se limiter à des impulsions purement instinctives ou réactives. Nous ne devons pas oublier que cette entreprise est destinée à fournir du sens au monde et à sa propre existence, un sens dont l’enfant a besoin. Mais, si nous n’allouons pas à cet enfant un espace de liberté pour créer de lui-même une telle vision du monde, il deviendra, comme beaucoup d’êtres humains, le produit d’un conditionnement réducteur, rigide et irréfléchi, à moins qu’il se révolte contre une perspective dogmatique avec une contre-perspective également dogmatique. En ce sens, il doit être initié à la pratique des principes généraux de sagesse, de connaissance et d’utilité, pour des raisons existentielles, morales et intellectuelles, avec un certain degré d’imposition sans lequel ces principes perdraient leur force, mais il doit également apprendre à analyser, comparer, critiquer, questionner et formuler de tels principes généraux de sa propre gouverne. Ce pari éducatif, pari sur la raison et l’autonomie, exige un engagement vaste, généreux et exigeant, devant lequel trop de parents et d’enseignants reculent, pour différentes raisons : manque d’énergie, manque d’éducation, peur, etc. Les mêmes principes seront plus ou moins utilisés pour « l’argument du doute » avec de surcroît l’affirmation que l’incertitude est génératrice d’anxiété : il faut protéger le pauvre petit être. Mais de la même façon que protéger en permanence un enfant de la mise à l’épreuve corporelle ne lui permettra pas de développer sa force physique, il en va de même pour sa force psychique. Si un adulte conçoit sa responsabilité envers l’enfant principalement comme une protection contre luimême et le monde extérieur, nous ne devrions pas être surpris que cet enfant développe une vision paranoïaque du monde, un monde qui ne ressemblera jamais à ce qu’il devrait être, un monde sur lequel en tant qu’adulte il ne pourra jamais intervenir, puisqu’il n’aura jamais travaillé ses propres capacités, puisqu’il n’aura jamais été initié à sa propre puissance. Comment quelqu’un peut-il être généreux et libre s’il n’a jamais subi l’angoisse du doute, s’il n’a pas appris à le confronter, à l’accepter, à le résoudre et même à l’aimer comme une sorte de déséquilibre qui maintient l’esprit et le garde vivant ? Le symptôme premier d’une société de consommation n’est-il pas le fait que les adultes sont plus soucieux de satisfaire leurs misérables besoins immédiats, privés et quotidiens, que de relever n’importe quel autre grand défi enthousiasmant ? Mais cette dernière attitude exige de développer une certaine confiance en soi, au fil du temps, à travers les nombreux obstacles et difficultés apparentes, et grâce à eux. Avril 2011


Un dernier point que nous désirons soulever sur cette question est que les enfants ont un sens plus aigu de la gratuité que les adultes : ils savent encore comment jouer divers rôles, comment faire « comme si », comment être dans l’instant, ils perçoivent plus aisément la facticité de leur comportement et se sentent pour cela probablement moins menacés que leurs aînés par le libre examen et la vérification de leurs postures et de leurs idées. Du fait de leur âge et de leur ancrage dans l’existence, les adultes ont plus à perdre et à prouver : souvent, ils craignent la mort et l’absurdité, plus qu’ils n’aiment l’authenticité, la vie de l’esprit et la mise à l’épreuve de l’intellect. En cela réside probablement la raison principale pour laquelle ils se sentent obligés de répondre aux questions des enfants, refusent ouvertement d’admettre leur ignorance sur des questions fondamentales, et imposent leur autorité de manière inconsidérée. Tout cela avec la meilleure conscience du monde, et pour le bien suprême des enfants, du moins en apparence.

Complaisance Le troisième travers important par lequel le questionnement de l’enfant et son étonnement sont anéantis est ce qu’on pourrait qualifier de complaisance ou d’attitude condescendante. Sa manifestation la plus fréquente surgit comme une exclamation, en guise de réponse aux mots de l’enfant, qui ressemble à quelque chose comme : « Oh ! Écoute ça ! C’est trop mignon ! ». Par le mot complaisance, nous entendons à la fois une complaisance à l’égard de l’enfant et à l’égard de l’adulte lui-même, ce dernier pensé à la fois comme témoin des mots enfantins et auteur du commentaire, en son attitude paternaliste et satisfaite. Il s’agit aussi d’une complaisance envers l’enfant puisque, par facilité, nous ne lui permettons pas de s’entendre, nous ne l’encourageons pas à s’écouter réellement, à prolonger son discours, à l’expliciter, à se saisir de ses propres paroles, à en envisager les conséquences et les applications. De manière générale, l’enfant est alors principalement incité à offrir une performance, à être en représentation, à plaire à l’adulte, à être mignon, à éparpiller quelques mots dans l’espoir de quelque succès aisé, un succès qui sera acquis dans la mesure où il obtient une exclamation de satisfaction de la part de l’autorité en place. Quant à l’adulte, il se satisfait de peu puisqu’il ne prend pas la peine de penser jusqu’au bout ce qu’il a entendu. Peutêtre le désir de l’enfant était-il d’exprimer quelque chose de profond et de puissant, tentative qui se trouve en un certain sens ridiculisée, en se voyant réduite à la mignardise et à la coquetterie. Quand bien même il serait surpris ou pris au dépourvu par le rire, le sourire ou l’exclamation de l’adulte, en un second temps l’enfant sera content de son succès : la prochaine fois il essaiera de manière délibérée d’obtenir un résultat identique, plutôt que de tenter à nouveau d’exprimer quelque chose de profond, encourageant chez lui un comportement d’histrion. Le travail de l’adulte, le défi qui se pose à lui étaient de creuser, d’approfondir et de mettre au jour l’intention de l’enfant, qui était peut-être une intuition forte comme les petits peuvent en avoir, du type « le roi est nu ! ». Ou encore l’une de ces questions basiques, oubliées depuis si longtemps, si embarrassantes pour nous, du type « Pourquoi sommes-nous là ? ». La responsabilité de l’adulte doit davantage être d’inviter Avril 2011

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l’enfant à aller plus loin, responsabilité qui nécessite ouverture, réceptivité, vigilance, patience et un minimum de rigueur. Combien d’enseignants négligent trop facilement le discours de l’enfant pour ces manques très spécifiques, alors qu’une écoute attentive leur aurait fourni de précieux éclaircissements sur certaines difficultés pédagogiques, ou aurait permis d’éclairer ou de justifier certaines interprétations inattendues d’objets de connaissance. N’oublions pas que la réaction « C’est mignon ! » est l’équivalent inverse ou l’image miroir de « Tout ça n’est que charabia ! » : le sens profond est oublié dans les deux cas. La condescendance est une attitude complexe. Pourquoi être vexé lorsque quelqu’un essaie d’être gentil ? Si vous l’accusez de ne manifester aucun respect dans sa façon de s’adresser à vous, il opposera à vos critiques sa gentillesse et ses 33 bonnes intentions envers votre personne. Et que pourrez-vous répondre, sinon quelque chose comme « Mais tu me traites comme un enfant ! ». Les adolescents se rebellent avec colère contre cette attitude, parce qu’ils arrivent difficilement à déceler et à conceptualiser le problème que pose cette attitude, parce que prime alors le sentiment de frustration et que la colère reste le seul mode de rébellion. Mais l’enfant, lui, opère dans un mode relationnel de dépendance : la complaisance peut fort bien ne pas le gêner. Il veut principalement obtenir des manifestations d’amour et d’appréciation, il n’est pas encore trop angoissé au sujet de sa propre autonomie, du moins pas sur la question de la pensée et des idées. Aussi sacrifiera-t-il très facilement un désir d’exprimer des pensées profondes, intelligentes et passionnées, ainsi fera-t-il fi d’une intention qu’il n’est pas sûr de maîtriser, afin de simplement plaire à l’autorité en place. Il se sent davantage valorisé par ces réactions condescendantes que par la demande d’un questionnement supplémentaire ou d’une discussion avec l’adulte, à moins qu’il ne devienne plus conscient de ses capacités de penser et n’apprenne à les apprécier et à leur faire confiance. Observons le sourire permanent que certains adultes arborent comme un signal de bienvenue du discours de l’enfant : ne nous sentirions-nous pas insultés si l’on nous écoutait avec ce même sourire quasi contraint ? Le sourire fréquent, qui pour un nouveau-né comporte un sens fort et important, peut devenir un obstacle quand l’enfant grandit, quand il a besoin d’être pris au sérieux.

Aimer les enfants Sans aucun doute, les adultes peuvent apprendre en discutant avec les enfants. En raison de leur attitude naïve, pas encore trop conditionnée, ni fermée à l’originaire, moins effrayée par les vérités générales et leurs implications, moins soucieuse de l’approbation de la société, moins calculatrice et cynique, ils peuvent produire ces trésors de sagesse et de vérité que nous, adultes, aimons tant entendre : « La vérité sort de la bouche des enfants » dit-on. Au point que ici et là quelques théoriciens érigeront sans hésitation l’enfant en véritable maître, et comme souvent lorsqu’un maître est posé sur un piédestal et glorifié, les idolâtres capituleront devant leur propre capacité à penser ; dans le cas présent, ils abandonneront leur propre capacité de se confronter à eux-mêmes et à la radicalité de la jeunesse. Ceux-là oublient trop facilement que l’enfant lui-même ignore son enfance : on Avril 2011


doit avoir parcouru un long chemin avant de se connaître soi-même et de connaître son entourage. L’esprit humain est malin : il est suffisamment renseigné sur lui-même pour être capable de nourrir et de flatter ses propres tendances tortueuses. Notre charmant esprit est entraîné depuis son plus jeune âge à interpréter le monde, à lui donner du sens, à adapter son langage et sa vérité afin de se sentir plus à l’aise, afin de se sentir mieux, et d’oublier sa propre faiblesse et sa mortalité. Que ce soit en n’écoutant pas l’enfant, de manière grossière ou subtile, en le faisant taire avec des réponses, en souriant ou en riant à ses mots puérils, en contemplant et en admirant son « petit soi merveilleux », en basculant dans le piège douillet de la nostalgie : un simple quart de tour de cheville sépare l’utilitarisme, le dogmatisme, le cynisme et le romantisme. Dans tous les cas, ces 34 attitudes protègeront notre vieil être usé par l’expérience, des étincelles de génie primitif jaillissants de manière inattendue de l’inconscience de notre progéniture. Il est trop facile d’utiliser ces petits êtres et leurs éjaculations simplement pour offrir à notre soi anxieux et timoré un complément d’âme. Ne ressemblons pas à ces vieux empereurs chinois pitoyables qui avaient pour habitude de se baigner avec des douzaines d’adolescentes dans le but d’obtenir de ce bain de jouvence quelque jeunesse et quelque longévité. Nous pouvons aimer les enfants comme la dame de charité aime ses pauvres. Elle visite les taudis chaque dimanche après-midi, après le déjeuner et avant le thé, apportant quelques vêtements usés et installant deux ou trois rideaux en dentelle aux fenêtres abîmées. Elle se sent bien, tellement bien, et ce sentiment intense de chaleur et de bonne conscience la suivra tout au long de la semaine, tandis qu’elle s’emploie à ses activités mondaines, frivoles et sans intérêt. Les enfants peuvent être des esprits très provocateurs, dans la mesure où nous provoquons leur esprit. L’adulte qui se présente lui-même comme l’ « animateur » d’une discussion philosophique avec les enfants, qui ne les confronte pas à leur propre pensée en général ne se confrontera pas lui-même : s’il ne s’engage pas lui-même dans une activité philosophique, il ne pourra pas s’assurer que les enfants philosophent, ne serait-ce que parce que les enfants ignorent en quoi consiste la philosophie et ses exigences, qu’il s’agit bien de leur enseigner. Si l’adulte ne trouve pas une façon de s’engager lui-même plus profondément dans la réflexion philosophique au cours du travail en classe — un engagement qui ne prendra pas nécessairement une forme identique à celle des enfants — ceux-ci seront moins enclins à s’engager plus avant. Après tout, c’est lui l’enseignant, et si l’enseignant agit comme un spectateur, les enfants feront de même, et participeront seulement de manière formelle à l’exercice. En général, les adultes sont contents des enfants, comme de n’importe quel autre être ou objet, lorsqu’ils obtiennent d’eux ce qu’ils attendaient. Cette affirmation semblera très dure envers ces adultes « pleins de bonne volonté ». Pourtant, peu importe la nature et la légitimité de la volonté, elle reste une volonté. Et cette volonté est diverse. Le schéma le plus classique est la volonté de voir dans l’enfant ce que nous y mettons - le retour de l’investissement -, et celle d’être satisfait en entendant l’écho de nos propres mots, de notre propre système mental. Que ce soit en l’écoutant avec une sorte de hochement de tête paternaliste, qui signifie « Vas-y petit garçon, vas-y petite fille, participe, exprimetoi, c’est bien de t’entendre parler, même si j’en sais plus que toi et je te le dirai à la première occasion. » Ou que ce soit par l’imposition plus franche et directs d’une axiologie, d’une éthique, qui sans patience aucune ne supporte aucune déviance ou hérésie. Ou encore, ce peut être en ne laissant aucun moment ni Avril 2011


interstice pour le questionnement. Le résultat reste le même : l’adulte ne saisit pas l’opportunité de philosopher, de problématiser sa propre pensée, et par conséquent, comment peut-il induire ou encourager un processus philosophique dans l’esprit de l’enfant ? Comme pour commencer à philosopher, l’adulte doit être conscient de ses propres raisons de philosopher, a fortiori s’il veut philosopher avec les enfants. Ainsi ses élèves ne deviendront pas un quelconque refuge pour qu’il se sente mieux. Assez étrangement, devenir conscient de la vraie nature du philosopher avec les enfants passe probablement par l’aveu d’un désir égoïste de la part de l’enseignant, qui peut seulement s’accomplir en confrontant sa propre pensée avec la pensée des enfants, puisqu’ils sont dotés d’un génie naturel, mélangé à une suprême banalité, combinaison que les adultes ne sauraient par eux-mêmes produire Simultanément, nous découvrons de véritables perles, si nous sommes capables de les entendre, car nous nous sentons si puissants avec notre propre connaissance « accomplie » et nos compétences. Mais enfin, pourquoi pas, il y a de pires conditions et chemins pour philosopher !

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Extrait de « Oscar Brenifier – Institut de pratiques philosophiques »

SAVOIR CE QUE L'ON DIT

" La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent." Pascal, Pensées. Il est un obstacle récurrent qui empêche de comprendre la nature et les enjeux de l’exercice philosophique, lorsqu’il prend la forme d’une discussion. Celui qui consiste à penser que philosopher revient à s’exprimer, à communiquer, ou à défendre une thèse. S’il est possible de mener un échange philosophique sous bien des formes, y compris celles que nous venons de mentionner, nous souhaitons ici travailler l’idée d’un discours philosophique comme un discours qui se saisit lui-même, qui se voit lui-même, qui s’élabore de manière consciente et déterminée. Nous partons du principe que philosopher ne consiste pas uniquement à penser, mais somme de penser la pensée, de penser sa pensée. C’est donc convoquer des idées, tout en étant conscient, ou en tentant de prendre conscience, de la nature, des implications et des conséquences des idées que nous exprimons. Les nôtres, et celles de nos interlocuteurs, bien entendu. Le principe auquel nous faisons appel ici ne prétend pas diminuer le rôle de l’intuition, de la parole spontanée, voire même de la compréhension approximative qui préside à bien des discussions, mais nous souhaitons simplement arrêter un instant le regard du lecteur sur les limites visibles de certains types d’échanges, qui par complaisance ou par ignorance restent en deçà d’eux-mêmes. De manière générale, disons que le problème est celui de ce que l’on peut nommer la pensée associative. Elle fonctionne sur le schéma général du « ça me fait penser à quelque chose », sur le modèle du « je voudrais rebondir » si populaire dans les débats télévisés, ou encore sur celui du « je voudrais compléter », ou du « je voudrais apporter une nuance ». Autant d’expressions qui au fond ne signifient pas grand-chose, disent souvent ce qu’elles ne disent pas ou veulent dire quelque chose qu’elles n’évoquent nullement. En classe, cette tendance se manifeste par une nette tendance de l’enseignant à faire primer l’expression d’idées, aussi vagues soient-elles, sur toute autre considération : l’élève s’est exprimé, c’est bien ! Ce souci est poussé à un tel point que ledit enseignant est prêt à finir les phrases de l’élève, à lui mettre des mots dans la bouche sous prétexte de reformuler, uniquement pour pouvoir dire : il a dit quelque chose, il a parlé. Or si un tel souci ou un tel comportement peut se comprendre dans certains types d’exercices de langage, il peut poser problème pour le travail philosophique. Pour étayer notre hypothèse, nous décrirons quelques compétences particulières, liées à la discussion, qui nous semblent essentielles au travail philosophique.

Parler au bon moment Certains nous objecteront d’emblée que l’exigence de « parler au bon moment » n’est qu’une préoccupation superficielle, dénuée de substance réelle. Ceci pour deux raisons possibles. Soit parce que cette règle est conçue comme un simple acte de politesse : par exemple ne pas couper la parole à un interlocuteur. Soit parce qu’elle est animée par un simple but pratique : parler en même temps que quelqu’un d’autre empêche d’entendre et de comprendre. Mais de Avril 2011

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telles perspectives oublient l’intérêt premier du philosopher : le rapport à sa propre parole. Déjà, le simple fait de pouvoir solliciter ou mobiliser de manière délibérée sa pensée et sa parole, non pas par quelque enchaînement fortuit et incontrôlé, mais par un acte voulu, conscient de lui-même, modifie en profondeur le rapport entre soi-même et sa pensée. Ensuite, si l’idée en question ne devient pas l’objet d’un dialogue avec soi-même, il est à craindre que cette idée, tout comme elle surgira inopinément, ne sera pas vraiment comprise, ni même entendue par son auteur. Pour vérifier cela, il n’est qu’à demander à un enfant ou à un adulte dont la parole a jailli trop spontanément, de répéter ce qu’il vient de dire, pour apercevoir le problème : bien souvent il ne saura pas le faire. Il est une raison importante à cet oubli : l’aspect gauche et maladroit du comportement renvoie à une dévalorisation de soi. « Mes propres idées n’ont aucune espèce importance, pourquoi les exprimerai-je ? Pourquoi en soignerai-je la forme et l’apparence ? Pourquoi parlerai-je pour 37 être entendu ? D’ailleurs, comment puis-je choisir le moment approprié pour les prononcer ? C’est malgré moi que ma parole sort, voire en dépit de moi : elle ne m’appartient pas ». Ainsi, lorsqu’on demande à cet individu de parler au « bon moment », c’est un effort important qu’on exige de lui, mais un effort on ne peut plus nécessaire. Il implique un travail en profondeur de soi sur soi, qui, s’il n’est pas toujours facile, est absolument vital. Le problème est identique quand on impose de lever la main pour parler, quand bien même cela paraît ardu, en particulier avec les jeunes enfants. Pourquoi d’ailleurs ne pas faire de cette exigence un exercice en soi ? Si ce n’est qu’il est un peu frustrant pour l’enseignant, qui avant tout veut montrer aux autres et à lui-même que « ses » enfants ont des idées. Pourtant, peutêtre répètent-ils simplement ce qu’ils ont entendu à la maison ou à l’école, mais cela fait tellement plaisir à entendre… Tandis que le fait de prononcer une parole au bon moment, montre au contraire que l’enfant sait faire ce qu’il a à faire, et qu’un débat intérieur non accidentel s’est engagé. Et à quelques nuances près, il en va de même pour l’adulte. Se distancier de soi, en découplant sa parole et son être, comme acte constitutif de l’être.

Finir son idée Comme nous l’avons évoqué, il est si tentant de finir les phrases de son interlocuteur, enfant ou adulte ! Mais si nous y réfléchissons bien, qu’est-ce qui nous anime, sinon une sorte d’impatience déguisée sous les oripeaux d’une empathie superficielle et complaisante. Si l’enfant tombe, faut-il nécessairement se précipiter sur lui pour le relever, ou bien lui laisser la chance de se ressaisir, s’il pleure, et lui donner l’occasion d’apprendre à se relever tout seul ? D’autant plus que les mots ou bouts de phrases qui nous sont obligeamment fournis par l’enseignant ou par le voisin, sont peut-être très éloignés ou très en deçà de ce que nous étions sur le point d’articuler. Mais tout comme celui qui se noie se précipite sur l’objet qu’on lui lance, sans même réfléchir, alors que l’objet lancé ne lui est peut-être d’aucune utilité, celui qui cherche ses mots s’empare souvent instinctivement de ce qui lui est dit sans même en analyser le contenu, sans prendre le temps et la peine d’en vérifier l’efficacité ou la justesse. Immanquablement, en prétendant aider l’autre, nous cherchons surtout à nous faire plaisir, nous cédons sans vergogne à nos impulsions. Alors que celui qui peine à terminer son œuvre effectue pourtant un travail important sur lui-même et sa pensée. Ce qui ne signifie pas qu’il doive peiner sans aucune assistance, mais la première assistance qui lui est due est celle qui consiste à lui laisser du temps, à lui permettre de se retrouver lui-même sans subir la pression du groupe ou de l’autorité en place qui le bouscule sous prétexte de le secourir. Quitte à installer des procédures qui lui permettront de sortir de l’impasse, si impasse il y a. Par exemple, en apprenant à dire : « Je n’y arrive pas », « Je suis coincé », ou bien en demandant « Est-ce que quelqu’un d’autre peut m’aider ? ». Car dès cet instant, le problème est articulé, il

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est signalé, et en ce sens le sujet reste libre et autonome, puisqu’il est conscient du problème et réussit à l’articuler avec des mots.

Le rôle de l’idée Leibniz avance la téméraire hypothèse que ce n’est pas dans la chose en soi, mais dans le lien que se trouve la substance vive. Profitant de cette intuition, nous avancerons le principe que ce qui distingue la pensée philosophique par rapport à la pensée en général, est précisément le lien, c’est-à-dire le rapport articulé entre les idées. Une idée n’est en soi jamais qu’une idée, un mot n’est jamais qu’un mot, mais dans l’articulation grammaticale, syntaxique et logique, le mot accède au statut de concept, puisqu’il devient opératoire, et l’idée participe à l’élaboration 38 de la pensée, puisqu’en s’associant à d’autres elle permet d’échafauder et construire. Pour ce faire, ce n’est pas tant des idées que nous cherchons, aussi futées et brillantes soientelles, car la discussion ressemblerait ainsi à une vague liste d’épicerie, à un vulgaire débat d’opinions, produisant une pensée globale inchoative et désordonnée. Ce sont des liens, des rapports, qui impliquent la maîtrise de ces connecteurs généralement si mal compris et utilisés, à commencer par le « mais » qui procède du « oui, mais… », et une compréhension accrue des relations et corrélations entre les propositions. Combien de dialogues échangent des propos conflictuels sans en relever le moindrement la nature contradictoire, sans en évaluer le potentiel problématique ! Combien de propos affirment un désaccord sans préciser ou percevoir le caractère spécifique de ce désaccord, tandis que les propositions en question ne portent pas sur le même objet, ou affirment la même idée en changeant simplement les mots ! Aussi, plutôt que de se précipiter sur d’autres idées, ou plutôt d’autres intuitions, avant d’empiler plus de mots, pourquoi ne pas prendre le temps de déterminer et d’évaluer le rapport entre les concepts et les idées, afin de prendre conscience de la nature et de la portée de nos propos. Mais là encore, l’impatience règne : ce travail est laborieux, il est apparemment moins glorieux et plus frustrant, et pourtant, n’est-il pas plus conséquent ? Aussi, exercice très simple, demandons à celui qui va parler d’annoncer en premier lieu le but de sa parole, d’articuler le lien entre son intention et ce qui a déjà été dit, de qualifier son discours. S’il n’y arrive pas, qu’il le reconnaisse, et qu’il tente de réaliser ce travail une fois que sa parole a été prononcée. S’il n’y arrive toujours pas, il peut alors demander aux autres de se donner la peine de l’aider. Mais pour réaliser cela, il s’agit de s’intéresser à la parole déjà prononcée, et ne pas uniquement penser à ce que l’on a envie de dire, même si ailleurs l’herbe est plus verte. Il s’agit de se fixer un but, s’y atteler et se concentrer, et ne pas se laisser déborder par le bouillonnement intérieur, lorsque les idées se bousculent au portillon comme pour une sortie de métro à l’heure de pointe. Schwarmereï, dirait Hegel, vrombissement d’un essaim de guêpes où plus rien ne se distingue. Le tout n’est pas de dire, mais de déterminer de manière délibérée ce que l’on veut dire, de dire effectivement ce que l’on veut dire, et de savoir ce que l’on dit. Sans cela, la discussion peut s’avérer tout à fait sympathique et conviviale, mais est-ce bien philosophique ?

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Extrait de « L’Atelier-Philosophie » de la maternelle au collège Jacques LÉVINE Docteur en Psychologie

Quelques mots sur la toile de fond où s’inscrivent les ateliers de philo tels que nous les concevons. Ce n’est pas par hasard si, depuis quelque temps, la place de la philosophie à l’école, dans la société, dans la vie, fait l’objet de toutes sortes de remises en question quant à son objet et sa présentation.. Par exemple, en écoutant les informations des médias, on apprend que la réforme de l’enseignement de la philosophie en Terminale est envisagée et que l’on met en doute rien moins que l’intérêt de la dissertation. Chacun connaît maintenant la mode des « cafésphilo » Les choses se passent comme si on opposait deux formes de philosophie. Caricaturalement, l’une serait de l’ordre de l’exercice convenu. élitisée, artificialisée, coupée de ses racines vivantes, celle que Socrate condamnait déjà chez les rhéteurs. L’autre serait beaucoup plus proche des réalités de la quotidienneté, donc plus capable, grâce à’un regard de virginité, d’engager une nouvelle étape de réflexion sur le sens de notre rapport au monde.. Si bien qu’il n’y a pas lieu de s’étonner si, depuis peu, apparaît l’idée d’ateliers de philosophie, de la moyenne section de Maternelle à la Seconde du Lycée.. Comment comprendre ce mouvement de contestation et ce désir de renouvellement ? Un mot me vient à l’esprit : la désorientation. Celle des jeunes, des parents, des enseignants. Depuis la fin de la deuxième guerre nous assistons, en même temps qu’à d’immenses raisons d’espoir, à une irruption sans précédent de l’inhumain dans l’humain, dans un climat sadique de dégradation de l’homme.. De ce point de vue, nous faisons l’expérience d’un écroulement. L’intelligibilité de ce qui se joue dans la société nous échappe de plus en plus. Les carences en matière de points de repère fiables et d’instances de régulation efficaces sont de plus en plus criantes. L’exemple de l’école est particulièrement instructif : nous sommes passés de la classe « patriarcale » à la classe du « peu de père », et dans trop de cas, le dépérissement de l’instance paternelle a amené l’apparition de la « classe bataille ». Et à la classe-bataille « soft » succède maintenant la classe-bataille « hard » avec ses violences insupportables. Ce qui veut dire que le corps et la pulsion d’emprise l’emportent de plus en plus sur la pensée et qu’il est urgent de mettre en place des contre-feux capables de faire face aux déstabilisations massives générées par la post-modernité et la mondialisation. L’une des justifications les plus fondées de la mise en place d’ateliers de philosophie vient du déficit alarmant de l’école en matière de dialogue sur les grands problèmes de la vie. Ce que nous entendons par culture, et par « parler vrai » sur les problèmes de la vie, a besoin d’être entièrement redéfini. Il y a clivage entre la façon formelle et artificielle dont l’école parle de la vie et les problèmes que les enfants et les adolescents rencontrent autour d’eux, ce dont Avril 2011

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ils souffrent : le morcellement, voire la chaotisation de la vie quotidienne, les drames familiaux, la haine, les échecs des couples, les ambiguïtés et mensonges de la vie sociale, la partie difficilement intégrable du passé dont ils sont porteurs. On observe du même coup que l’école ne sait pas utiliser l’énorme base de dialogue sur le fond des choses que nous offrent la littérature, les arts, les médias, le contact avec les métiers, etc. Nous ne savons pas pratiquer, avec nos jeunes, une nécessaire alliance contre l’adversité, une politique d’espoir qui n’occulte pas la réalité. Si bien que jamais le besoin d’une réflexion philosophique en prise avec les préoccupations les plus immédiates de notre époque ne s’est fait autant sentir. C’est dans ce contexte qu’en 1996 – la première publication, un an plus tard, remonte à octobre 97 – une enseignante de grande section de Maternelle, Agnès Pautard et moi-même, assistés ensuite de Dominique Sénore, I.E.N. à Lyon, avons pris connaissance des travaux que, depuis 1982, un chercheur américain, Matthew Lipman, menait au Québec et que nous avons décidé de suivre une autre voie que celle qu’il proposait. Sa perspective consiste à utiliser des livres écrits par lui-même(Elfie, Kio et Augustine, les découvertes de Harry...) pour qu’à partir de leur lecture des discussions puissent s’engager. Bien sûr, un point central sur lequel nous sommes d’accord, et qu’il a eu le grand mérite de pointer avec force, est que l’enfant est capable très tôt, contrairement à ce qu’on s’était habitué à dire, d’une pensée qui s’apparente à la pensée philosophique. Mais notre insatisfaction, lorsque nous avons lu ses écrits, est d’abord venue du fait qu’il s’agissait d’un « enseignement » de la philosophie, qui se situait lui-même dans le cadre d’un « enseignement » officiel des religions et de la morale à l’école. D’autre part, le désir annoncé était que l’enfant fasse un apprentissage de type scolaire de l’argumentation et de la logique. Il nous a semblé qu’il manquait des chaînons préalables dans le fonctionnement de cet appareil. Nous avons eu très rapidement la conviction que l’enfant a d’abord besoin de faire l’expérience de sa propre pensée, et cela autrement que sur un mode scolaire. La pensée ne doit pas être un outil au service de la pensée philosophique, mais être l’expérience d’une autre approche, beaucoup plus directe, des problèmes de la vie. Alors que Lipman propose de former les enfants au raisonnement logique et assigne aux enseignants le rôle d’orienter directement, immédiatement, les élèves vers un travail de conceptualisation, nous pensons que le point de départ des ateliers de philosophie doit être la parole de l’enfant, avec le minimum d’additions en provenance des adultes. Il ne s’agit pas de non-directivité. Ce n’est pas parce que, depuis 1968, nous subissons des attaques – justifiées – contre certaines formes de non-directivité qui versent dans le laxisme ou dans une confiance naïve dans les compétences naturelles de l’enfant, que nous devons rejeter tout ce qui prend d’autres voies que la directivité traditionnelle. J’ajoute que, dans le même temps où nous menions les premières séances d’atelier de philosophie, dans la perspective que je viens d’esquisser, un chercheur, Michel Tozzi mettait en place, lui aussi, un dispositif, mais avec lequel Avril 2011

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nous ne pouvons, non plus, être en accord total. Il met au centre de ses objectifs la formation de « l’aptitude à débattre ». Or, de notre point de vue, la centration sur le débat, lorsque celui-ci est présenté trop tôt, risque d’empêcher la découverte, par l’enfant, des débats qui se tiennent à l’intérieur de lui, débats internes qui, plus encore que les débats externes, sont à la source de l’envie d’élaborer une pensée structurée. Par contre, nous sommes totalement d’accord pour ce qui concerne les bénéfices secondaires qui résultent de la pratique des ateliers de philo, à savoir que c’est un apport pour la formation à la citoyenneté. Celle-ci se trouve naturellement reliée à la démarche démocratique qui fonde ces ateliers. De nombreux thèmes proposés pour la parole et les échanges en ateliers de philosophie concernent au plus haut point, d’une part les valeurs de la vie sociale et, d’autre part, l’apprentissage d’un « vivre ensemble » qui se construit sur la double base du respect de la parole de chacun et du respect du travail du groupe. Encore que… plus que la citoyenneté, ce qui nous importe est que les enfants d’aujourd’hui aient le sentiment d’universalité, d’appartenance à l’espèce humaine et le désir de contribuer à son amélioration. Aujourd’hui, plusieurs centaines d’enseignants pratiquent les ateliers de philosophie, dans la conception que nous appelons la conception de l’A.G.S.A.S. (Association des Groupes de Soutien au Soutien). Le comité de pilotage du début s’est étoffé, notamment par la participation d’I.E.N. et de formateurs en I.U.F.M. et en Sciences de l’Éducation : Liliane Chalon, Annick Perrin, Hélène Ouanas, Isabelle Vinatier, Rémi Castérès et d’autres que nous remercions. Le texte qui suit comporte d’importantes traces des apports en provenance des enseignants qui se sont joints à nous. Il n’aurait pas vu le jour sans les nombreuses réunions de travail que nous avons eues ensemble. J’ai, pour ma part, une grande reconnaissance à l’égard des professeurs d’école et de collège qui ont accepté de nous adresser des compte-rendus de séances, notamment mesdames Amiel, Chambard, Chevance, Klinger, Lefebvre, Savart, Schutz.

DISPOSITIF Il comporte trois aspects : 1 - l’énoncé d’un thème, 2 - l’annonce que la séance durera 10 minutes, 3 - l’annonce que l’enseignant n’interviendra pas. On peut dire que c’est là la « règle fondamentale » des ateliers de philosophie tels que nous les concevons, c’est ce qui régit le cadre et les finalités de la méthode. •

La façon dont on présente les ateliers de philosophie est fondamentale : l’enseignant doit avoir reçu une formation appropriée. Il est important de dire aux enfants, dans un langage simple, qu’on va

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faire de la « philosophie », c’est-à-dire qu’on va apprendre à réfléchir sur les questions que se posent les hommes depuis très longtemps. Apprendre à réfléchir signifie que l’on va prendre son temps pour penser dans sa tête, avant de parler, que tout le monde n’est pas obligé de prendre la parole au cours d’une séance et qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses aux questions sur lesquelles on réfléchit. •

La taille du groupe : en Maternelle. Il est nécessaire de travailler en petit groupe de 6 à 8 enfants. En Elémentaire, des demi-classes mais aussi des classes entières fonctionnent bien. L’atelier en classe entière permet au groupe-classe de se sentir exister comme « communauté de recherche ». Les élèves s’y sentent solidaires les uns des autres, ce qui donne au travail en commun la valeur d’une co-construction de la pensée.

La parole circule, soit avec le micro, soit avec le bâton de parole que l’enseignant distribue à la demande ou que les enfants se passent entre eux. Micro et bâton de parole ont des fonctions symboliques sur lesquelles il est important de réfléchir. Probablement représentent-ils la présence du « témoin », du « tiers ».

Les séances sont, autant que possible, enregistrées. La réécoute n’est pas obligatoire mais, lorsqu’elle a lieu, elle relance les échanges et ouvre, sur un deuxième temps, le débat proprement dit. La cassette peut être mise à la disposition des enfants, dans la classe, dans des conditions précisées de confidentialité. Toutefois rien ne se fait de façon systématique et répétitive, si ce n’est le rite d’ouverture de l’atelier, qui en rappelle les objectifs et les règles.

Pour ce qui est de la place de l’enseignant, il faut insister sur le fait qu’un certain nombre d’enseignants éprouvent une grande difficulté à respecter la règle de non-intervention pendant les dix minutes de philosophie, car leur formation leur apprend essentiellement à diriger étroitement les apprentissages des élèves. L’école est tellement centrée sur les performances, sur les productions des enfants, qu’elle se prive trop souvent de mettre en place les conditions qui font émerger le potentiel des élèves. En effet, en raison de son identification modélisante, l’intervention de l’enseignant risquerait d’interrompre le travail tâtonnant d’élaboration de la pensée qu’effectuent les enfants. Par contre, sa présence silencieuse et confiante est nécessaire. Car les enfants ne peuvent produire de la pensée sur ces sujets importants que s’ils s’y sentent autorisés. L’enseignant est le garant des conditions de prise de parole et des modes de gestion du temps. Il représente la légitimité de la perspective qu’ouvrent les ateliers de philo.

J’ajoute que, dans les groupes de formation aux ateliers de philosophie, le premier constat des enseignants qui commencent à les mettre en place est celui de la découverte, « sidérante » disent-ils souvent, de l’intelligence des réflexions des enfants sur des sujets pourtant difficiles. Ce changement de regard déclenche une forte mobilisation chez les collègues et suscite une Avril 2011

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interrogation sur le métier d’enseignant : comment prendre en compte un tel potentiel des élèves dans les apprentissages scolaires ? Quels sont les rôles de l’enseignant ? … C’est donc une réflexion de fond sur leur identité professionnelle qui est, par là, engagée. En cela, les ateliers de philosophie constituent un outil de formation des enseignants à une conception de la relation où une circulation de la parole dans « l’horizontalité », donc dans le cadre d’un type nouveau de coréflexion, l’emporterait sur la « verticalité » traditionnelle de la transmission.

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THÈMES Sur ce point, des discussions sont encore en cours. Chaque enseignant a sa propre idée sur la formulation la plus appropriée. Il semble que des formules d’introduction du thème comme : « Aujourd’hui on va réfléchir au bonheur… », ou « Que pensez-vous de la pauvreté… ? » sont souvent plus efficaces que la formule « qu’est-ce que… ? »qui risque d’induire l’idée qu’il y a une réponse juste à la question posée, mais le débat est ouvert. Il est nécessaire d’adapter les questions à l’âge des enfants, en commençant, pour les élèves de Maternelle, par des questions qui ont un rapport avec leur vécu, du type « grandir »,« Pourquoi va-t-on à l’école ? », « Un enfant et une grande personne, est-ce pareil ? »… Voici une liste non exhaustive de thèmes : Est-ce que j’existe ? La beauté… La peur… Le courage… Est-ce que les animaux pensent ? L’injustice… Rêver… Se moquer… La honte… Réussir… Le bonheur… La tristesse… La joie… Être intelligent… La fierté… Mépriser… Regarder quelqu’un… Être regardé… L’imagination… Danser… Être cordonnier… Être roi… Être une princesse… Être fort… La colère… L’aventure… Pourquoi on meurt ? Pourquoi on naît ? La pauvreté… La richesse… Se souvenir… Comprendre et apprendre, est-ce la même chose ? L’amour… La famille… Le corps… La parole… Qu’est-ce qui est vraiment important dans la vie ? Comment expliquer qu’il existe des plantes et des animaux et pas seulement des hommes ? Que signifient ces propositions ? Nous verrons, au travers du dépouillement qui suit que, sans s’en rendre compte, l’enfant substitue, à ce que nous croyons être la direction dans laquelle engage le thème, sa propre conception

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de ce qu’il signifie. Il opère un déplacement de sens et c’est très souvent par l’analyse de ce déplacement que nous pouvons saisir des aspects essentiels concernant les représentations que les enfants se font de la vie.

EXAMEN DES RÉPONSES Nous nous sommes rapidement trouvés devant un important chantier. Nous sommes entrés en possession d’une masse considérable de réponses, dans la mesure où des dizaines d’enseignants nous ont adressé les contenus de séances des enfants de leur classe. Et, dès lors, s’est posée la question : comment examiner ce matériel ? J’ai pris le parti d’un triple questionnement : 1. Qu’est-ce que l’adulte cherche à savoir et qu’est-ce que la question met en marche à l’intérieur de l’enfant ? 2. Qu’apprenons-nous sur l’évolution de la pensée de l’enfant, lorsqu’il est confronté aux grands problèmes de la vie, lorsqu’il lui est proposé de donner son point de vue ? Quelles sont les différences, d’un âge à l’autre, d’un cycle à l’autre ? Il s’agit alors d’une approche psycho-génétique, d’une étude sur les représentations des enfants et leur évolution. 3. Quels sont les changements qui s’opèrent en eux, dans leur intériorité, au niveau du vécu d’eux-mêmes ? Il s’agit alors des découvertes qu’ils font sur euxmêmes, au cours des ateliers de philo, ce qui correspond à la question fondamentale au cœur de ce travail, à quoi servent les ateliers de philo ? A quoi servent-ils pour le développement des enfants, pour l’image qu’ils se font de leurs compétences et pour l’idée qu’ils se font de la culture ? Quels sont donc les fondements théoriques qui justifient la pratique des ateliers de philo ?

À PROPOS DU SENS DES QUESTIONS Tout thème revient à demander à l’enfant : « Qu’est-ce que tu sais de la vie ? » Ce qui implique la transmission d’un message fondamental implicite qui est de l’ordre de la confiance dans l’intelligence de l’enfant : j’ai la certitude que tu sais des tas de choses sur ce qui se joue dans la vie…, à quoi il faut ajouter : mais tu dois être assuré que je ne cherche nullement à te mettre en difficulté. Il ne s’agit pas de juger de ta valeur, pas de ce que toi « personnellement » tu penses, et si c’est bien ou mal, mais de ce que pensent les enfants pris dans leur généralité. C’est dans une découverte à faire ensemble, sur ce qui se passe dans la pensée des hommes que nous nous engageons. Ce climat étant créé, les enfants donnent des réponses. Un « ça parle » sort de chacun, en tout cas une parole claire ou informe se met en état de marche dans sa tête…De quoi est-elle faite ? L’attitude des enfants montre clairement qu’ils ne Avril 2011

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vivent pas cette situation sur le mode d’une contrainte externe, mais d’une contrainte interne à parler qui s’apparente à des processus que nous connaissons dans le transfert. Le fort désir de réponse des enfants montre que chaque enfant a besoin de dire : « Moi aussi, je sais. » La parole est ici démonstration d’existence et de valeur de soi. C’est en tout cas un refus d’être écarté du savoir sur le sens des choses, une façon de prendre place dans la chaîne des vivants qui s’interrogent sur la vie. C’est, à la fois, un moi personnel qui s’exprime et un « moi groupal ». Dans ses réponses, l’enfant mêle, à ce qui vient de son intériorité, ce que lui fait dire un « moi collectif ». En même temps que l’enfant se situe par rapport au groupe comme ayant un moi bien à lui, qu’il a plaisir à faire entendre, il est le porteparole d’un groupe ou d’une pluralité de groupes. Croyant s’interroger sur luimême, il interroge en réalité le savoir de ces groupes. Et c’est probablement la volonté de mettre de l’ordre dans ce qui vient de ces sources plurielles, souvent divergentes, qui est la véritable motivation de la pensée à caractère philosophique. Mais du fait qu’il y a groupe dans le Moi, il y a contrôle du Moi par le groupe intériorisé. Le « ça parle » personnel qui, lorsqu’il jaillit, est oubli de la présence de l’autre, s’accompagne d’un « ça parle » groupal qui assure une fonction de surveillance. Le regard du « tiers » est là, tiers allié et bienveillant ou tiers méfiant, voire hostile. Déterminer de quoi est fait ce tiers, aux différents moments du développement, est l’un des problèmes dont nous aurons à nous préoccuper dans l’analyse qui suit.

ANALYSE PSYCHO-GÉNÉTIQUE L’hypothèse générale est que ce que nous observons, par exemple au niveau d’une classe de Terminale, ne prend véritablement sens qu’en tant qu’aboutissement de nombreuses étapes préalables. Sans ces étapes préalables, qui correspondent à ce par quoi il est nécessaire de transiter avant d’accéder à la pensée conceptuelle, on ne peut comprendre les composantes d’une pensée philosophique élaborée. Dans la sous-jacence des productions des plus grands penseurs de la philosophie, circule l’imaginaire invisible et apparemment irrationnel des stratifications antérieures. Bachelard nous le laisse lumineusement entendre et c’est sur ce point qu’il fonde la « philosophie du non ». Je pars donc de l’hypothèse que nous pouvons, à partir des réponses des enfants, retrouver l’évolution de leurs attitudes face à la vie, leurs façons successives de recevoir la vie, donc les moments constituants de ce qu’on peut appeler leur « philosophie naturelle ». En quoi consiste cette pensée préalable ? Nous prendrons des exemples en moyenne et grande section de Maternelle, puis en cycle 2 et 3. Nous nous excusons de ne pas prolonger cette analyse par des documents en provenance du collège. Nous espérons pouvoir le faire ultérieurement, mais je crois pouvoir Avril 2011

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dire, dès maintenant, que la méthodologie et les critères utilisés pour les plus jeunes permettent de mettre en évidence les particularités des âges qui suivent. Quelques mots pour préciser cette méthodologie. a) Ce qui fait l’objet d’enregistrement au cours des ateliers, ce sont des successions de réponses dans leur tout-venant, sans tri préalable. C’est sur cette succession que je travaille, dans un premier temps, en considérant la réponse du groupe comme si elle était la réponse d’un seul enfant. Il n’y a rien de schizophrénique ou d’autistique dans cette juxtaposition des opinions. Je pourrais montrer qu’au-delà du non-lien circule un lien, notamment une écoute de l’autre qui retentit sur l’idéation des suivants. Au cours de cette circulation, chacun est certes influencé par les idées émises autour de lui, mais sans que son autonomie idéatoire soit mise en péril. b)

Dans un deuxième temps, j’opère un tri, je discerne des courants de pensée à l’intérieur de la totalité et j’analyse la nature de chacun de ces courants.

c)

La notion d’âge ne doit pas nous inciter à être réducteurs. Par exemple, lorsque je parle de la Maternelle, il est évident qu’il y a des différences considérables entre la Moyenne et la Grande Section (les « Ateliers de Philosophie » ne sont pas pratiquées en petite section). Au surplus, les réponses que nous obtenons, à la fin du premier trimestre, en moyenne section, sont différentes de celles de la fin de l’année. De même, il est apparu que les réactions, en fin de grande section, dénotent quelquefois plus de maturité que celles de CP en début d’année. On pourrait poursuivre ce rappel pour toutes les classes. Il signifie que les mois, les conditions émotionnelles et les habitudes culturelles comptent évidemment beaucoup.

C’est l’addition de ces démarches qui m’amène à des hypothèses sur l’organisation du « ça parle », c’est-à-dire sur la nature du regard que les enfants portent sur la vie aux différents âges. J’en viens aux grandes lignes de l’évolution entre 4-5 ans et 9-10-11 ans. En gros, trois moments se détachent, que je résume au maximum pour l’instant : •

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L’enfant de moyenne section, et partiellement celui de grande section, est encore dans le monde de « l’enfant de maman ». Sa parole émane d’un « ça parle » qui ne fait que très peu l’objet d’une réflexion préalable et d’une référence au tiers. Il est, bien sûr, capable d’une pensée objective, surtout l’enfant précoce de ces dernières décades, mais très rapidement, un autre registre fait intrusion qui a beaucoup d’affinités avec la pensée archaïque, celle qui fait l’étoffe des « contes » et qu’on peut appeler le « réalisme affectif ». Et si l’on y regarde de plus près, on voit que cela procède d’un « devoir » qui vient des profondeurs, le « devoir de se construire, entre être tout et être rien », (termes dont j’expliquerai le choix).

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L’enfant de cycle 2 est dans la situation de quelqu’un qui ouvre plus résolument les yeux sur ce qui se passe autour de lui. Il est à mi-chemin entre le Moi familial et le Moi social. Il s’engage dans une multitude d’interrogations étonnées mais nullement fébriles, sur « cette drôle de chose qu’est la réalité ». C’est la phase du « faire connaissance » avec la vie, où ce qui domine cette fois, c’est le « devoir d’inventaire ».

L’enfant de cycle 3 opère un passage vers un autre système groupal. Il commence à prendre une place de « tiers », de « juge », il s’inscrit dans ce qu’on peut appeler le « club des penseurs ». Il interroge sa propre « expérience de la vie » et il est porteur d’une « pulsion d’amélioration » de son environnement et, au-delà, de la condition humaine. C’est une pensée fondée sur le « devoir d’amélioration de la vie ».

Réponses de la Maternelle. Commençons par l’enfant de moyenne section. C’est en pensant à cet âge que j’ai évoqué « l’enfant de maman » qui cherche, comme dans les contes, sa place entre ces deux extrêmes que sont la vie jubilatoire et la mort anéantissante. Ce qui fait la spécificité du conte, est, en effet, que la vie s’y partage en deux directions : l’attente du merveilleux et le choc du pire. Or nous retrouvons, dans les réponses des enfants de 4-5 ans, cette même bipolarité. D’un côté, tout ce qui fait que la mère les admire, la force de l’élan vital, le désir de toutepuissance dans toute son impétuosité chez des enfants qui se sentent protégés ou qui savent se mettre dans un espace « hors menace » auto-protecteur. Et, d’un autre côté, comme en contre-partie obligée, le désarroi à l’idée d’une cassure brutale des liens qui peut entraîner dans une solitude insupportable. Cette bipolarité, condition de la construction du Moi à cet âge, apparaît pleinement, si l’on met, bout à bout, les réponses à deux thèmes : « Qu’est-ce que grandir ? » et« Qu’est-ce qu’être libre ? » ou encore « Qu’est-ce qu’être content ? » et « Qu’est-ce que l’ennui ? », ou tout simplement lorsqu’on confronte les enfants au thème du « courage ». Qu’est-ce que grandir ? « Ça veut dire grossir – on mange bien et on grandit – quand on grandit, on est fort et quand on est fort, on peut faire du vélo – on peut faire du vélo à deux roues – moi je fais du vélo à quatre roues – quand on est tout petit on va à la crèche, quand on est grand on va à l’école – on peut aller dans l’eau, on peut aller sous l’eau, on peut donner à manger aux requins – quand on est grand, on peut tuer les requins et les manger – on peut aller à la piscine et à la plage – pour aller tout au fond on met des lunettes – quand on va à la piscine avec papa et maman et qu’on est sur le carrelage, on peut sauter dans l’eau – quand on va à la plage, on peut aller sur les requins – mon papa il saute du plongeoir et en bas et en haut, mon papa il nage – sur la mer, quand on est dans l’eau et que notre maison est trop loin, on peut monter sur un requin et il nous emmène à notre maison – aussi à l’école, on peut faire une piscine et si on emmène pas le maillot de bain, on est obligé de rester à la maison – ceux qui ont un maillot de bain peuvent aller au centre de loisirs – quand il y a des vagues dans la mer, Avril 2011

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c’est marrant, je n’ai pas peur… » Comme on peut le voir, en début de séance, les réponses sont conformistes, inspirées par le langage adulto-centrique. Puis le ton change au profit d’ une glorification de son pouvoir par l’enfant. Il nie les dangers et les menaces. Il s’installe, royalement et sans vergogne, dans une toute-puissance. qui est négation des forces de morcellement. Mais ces forces négatives, on les voit émerger avec le thème : « Qu’est-ce qu’être libre ? » En début de séance, l’imaginaire du merveilleux prédomine : « On peut faire tout ce qu’on veut… Quand on a plein d’argent… Quand on est riche et qu’on va au Parc d’Attraction… Quand on est au Parc d’Attractions et qu’il faudrait pas donner de l’argent… » Mais, presque immédiatement, c’est le règne de la peur : « Être libre, c’est rester tout seul quand il n’a pas de parents… C’est ne pas avoir de maman, de papa… Ça serait des moutons qui ne seraient pas dans un pré… Quand on est en prison… Quand on est malade… Quand on est mort… Quand on est à l’hôpital… Quand on se fait écraser par une voiture… Quand on est dans le cimetière, qu’il y a plein de fleurs… » Il est surprenant, pour l’adulte, qu’un tel thème soit anxiogène. Pourtant, les réponses des enfants montrent, sans aucun doute possible, l’importance des angoisses qui se développent dès qu’ils ont l’intuition que la liberté correspond, en même temps qu’à un énorme sentiment d’expansion, à une perte de protection, à une rupture d’avec les instances parentales, à un vécu de désaffiliation et de solitude. Cette angoisse est le versant négatif du travail de construction du Moi. À la question : « Qu’est-ce que le courage ? », les deux registres se retrouvent : Le courage, c’est : « Quand on se dépêche…, quand on court, quand on fait quelque chose…, on peut faire de la cuisine…, un gâteau dans un four…, quand on fait la guerre…, quand il y a du vent, pendant les vacances…, quand on fait un gâteau et que l’on court…, quand on s’envole…, quand on a peur et après on n’a plus peur…, quand on rentre à la maison et qu’on prépare la nourriture…, dans la nuit il y a un loup, un enfant court, le loup est derrière lui…, quand on monte dans les avions et que l’on nous donne de l’eau…, quand le père Noël réussit à rentrer dans la maison de quelqu’un…, On peut cueillir des fleurs…, quand il y a beaucoup de vent…,Le père Noël habite avec le père Fouettard…, quand on dit maman t’es où quand on fait un cauchemar…, quand on perd ses lunettes dans la neige…, quand on dit j’ai fait un cauchemar…, quand on peut aller à la ferme…, le père Noël n’a pas peur du père Fouettard… » On peut suivre le mouvement de cette séquence. Au mot « courage », compris

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par certains (c’est : « quand on fait la guerre »), manifestement incompris par d’autres, est substitué le mot « courir » qui probablement induit le mot « four » auquel s’associe de façon imprévue, le mot « gâteau ». Puis la peur envahit le champ idéatoire… sauf peut-être dans la dernière phrase où le père Noël joue un rôle protecteur. Que signifie l’oscillation euphorie-dramatisation ? L’interprétation de type anthropologique que je propose est que l’enfant de cet âge se vit encore très démuni. Quelle que soit la précocité des enfants d’aujourd’hui, ils retrouvent au fond d’eux-mêmes une mentalité des temps où l’humanité était mortellement exposée aux dangers. Face aux pires menaces de cette époque, l’homme, pour survivre, avait besoin de s’organiser sur un mode binaire : la confiance inconditionnelle dans une protection transcendante à caractère magique qui rend le sujet capable de toutes les prouesses et la possibilité de l’anéantissement, à tout moment, qui l’oblige à rester sur ses gardes. Ce n’est que par la suite, lorsque l’adversité est devenue moins redoutable, que l’homme a pu se permettre le luxe de spéculer sur le réel en le distinguant plus nettement de l’imaginaire, et il a alors pu faire l’hypothèse d’un ordre symbolique, un ordre pré-établi du monde, qu'il fallait chercher à dévoiler en prenant tout son temps. Ce qu’on appelle la pensée, en général, et la pensée philosophique, en particulier, est alors devenu l’ensemble des outils que l’homme s’est constitué pour ne plus se laisser enfermer dans une pensée archaïque bipolaire qui n’en persiste pas moins.

Entrons maintenant en Grande Section. Cette représentation du monde qui fonctionne en va-et-vient, entre jubilation et apeurement, entre réalisme et fantasmatisation, nous la retrouvons chez l’enfant. de grande section, sous une forme différente, notamment à propos de la question : « Qu’est-ce qu’une grande personne ? » On y observe une oscillation fondamentale, celle entre le registre adultocentrique et le registre enfantin, Voici quelques réponses d’enfants de Grande Section de Maternelle, en début d’année scolaire : « un adulte…, un parent…, c’est quelqu’un de grand…, une maman…, un papa…, une grand’mère…, les papas et les mamans sont des adultes…,…un garçon…, un enfant de 18 ans…, quel garçon ?…, un grand…, un grand frère du CP…, ceux qui sont au CP sont quand même des petits enfants…, c’est aussi des grands enfants…, les grandes personnes savent faire plein de choses, travailler, elles ne vont pas au CP ; elles s’arrêtent de grandir mais ça passe encore leur anniversaire…, les grandes personnes peuvent faire des masques pour les enfants…, elles surveillent les enfants…, on va au carnaval…, les grandes personnes savent lire…, on ne parle pas du carnaval, mais des grandes personnes…, les mamans qui ont besoin d’aide, les enfants les aident…, le papa aide aussi les enfants, les grandes personnes grondent les enfants… » Comme on peut le voir, après référence au modèle adulte, l’enfant hésite. Il est tenté d’identifier les pouvoirs adultes à ceux des enfants, en tout cas d’en réduire l’écart. Ce qui n’est pas étonnant, compte tenu de ce que nous savons de Avril 2011

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l’intolérance des enfants à envisager la supériorité des adultes, point de vue qui n’est cependant nullement contradictoire avec leur besoin absolu de faire l’expérience d’adultes en situation de supériorité. Mais à mesure que l’année avance, on voit que la pensée syncrétique n’est pas seulement une pensée de la confusion – celle que les Grecs, par dérision, prêtaient aux Crétois – c’est déjà une pensée qui se donne le droit à tous les bricolages pour refaire le monde ou l’expliquer. Nous entrons dans un au-delà de la pensée de survie, celui de la spéculation sur la raison d’être des choses. Ainsi, cette étonnante réflexion d’un enfant à propos du thème : « Qu’est-ce que le corps ? » « Le corps, ça sert à vivre, et puis à marcher… Le corps, ça dit au cerveau : pousse tes jambes pour marcher. Après on marche…. Ça dit aux mains… Il se dit que les deux jambes doivent bouger…Au petit déjeuner, il dit : bois ta tasse, attrape la tasse ; et après, il prend la tasse avec ses mains, puis il boit, et puis quand il se prépare des tartines et il mange ». Le désir d’expliquer la réalité, donc d’intégrer la pensée sociale, est ici plus affirmé et il est associé à un aspect fondamental : l’étonnement que les choses soient comme elles sont : « Dans le corps, il y a des os, y’a un squelette, c’est pas des os que les chiens mangent, c’est des os de corps… Dans le corps il y a la colonne vertébrale, faut pas la casser, sinon on va plus marcher et on sera mort…Dans le corps, y’a le sang et aussi le cœur, l’estomac, les articulations… Le corps, ça sert à tenir les os… » Toutefois, l’angoisse est latente. Brusquement un enfant dit : « Quand on va tout seul à l’école, y’a la police qui vient nous chercher et appelle sa maman… » Mais un camarade intervient pour recadrer : « Tu parles de quand on est petit ? » Et l’enfant se rattrape : « Oui, après on n’a pas le même corps… » La question « Être content » confirme que l’enfant de grande section sait combiner le plaisir de s’imposer avec le plaisir de s’intégrer. Il cite des souvenirs heureux qui lui apportent un supplément de plaisir d’exister tout en s’adonnant à une exploration déjà systématique du champ d’investigation qui correspond au thème. « Quand la maman attend un bébé, on est content… Quand on va chez quelqu’un qui a un anniversaire… Un jour, j’allais en Suisse, j’avais vu un beau château, le toit brillait, j’étais content… Quand la petite souris passe, quand on a perdu une dent… Quand il y a une bonne nouvelle… Quand je fais plaisir à ma sœur, je la pousse dans le youpala, elle est contente et moi aussi… » Par contre, dès que la question est anxiogène, par exemple« Être seul » c’est

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l’enfant de maman et de la survie qui revient sur le devant de la scène. Mais la position d’interrogateur de soi-même et surtout le caractère collectif de la recherche permet d’atténuer la dramatisation. « Si le bébé est tout seul dans la maison, si le grand frère, la maman et le papa sont morts, il est tout seul, il pleure… » Ce à quoi son voisin rétorque : « C’est pas vrai, ça ne se peut pas, s’ils sont morts, ils auraient pas pu se marier ; alors y’aurait pas de bébé… » Mais le groupe poursuit « Quand c’est le soir et qu’on est tout seul, on doit attendre et on se couche tout seul… C’est dangereux si la porte est fermée à clé…Des fois, un enfant se croit perdu et puis, le matin, il voit que son papa est à côté de lui… Quelquefois il y a des voleurs qui viennent quand on est seul... » Bien entendu, au terme de ces exemples, je n’affirme pas que les enfants de cet âge, à mentalité encore très syncrétique, adoptent le modèle de rigueur et d’abstraction par lequel on connote la pensée philosophique proprement dite. Et pourtant ils se posent déjà les questions les plus fondamentales C’est quotidiennement, et plusieurs fois par jour, que, dès leur plus jeune âge, ils rencontrent les thématiques qui viennent d’être évoquées. Par exemple, qui contestera qu’être philosophe, au sens courant et banal du mot, c’est savoir regarder en face les dangers de la vie, tout en recourant, pour pouvoir les rendre supportables, à l’évocation de moments de bonheur. Or, c’est ce qu’ils font Leurs véritables questions sont : « Comment être heureux tout en ayant peur ?… Comment ne pas oublier d’avoir peur si l’on veut être heureux ? » Pour ce qui est de sa place dans la temporalité de la vie, on voit que l’enfant spécule, dans le cadre du langage oral interne, sur les avantages, les droits, les devoirs de sa condition du moment. Pour ce qui est de son champ de liberté, il se confronte constamment au problème du trop ou trop peu. A propos de son corps, toujours dans la même sphère de l’infra-langage, il s’interroge sur ce qui est bien ou mal, étrange ou familier, normal ou anormal, licite ou illicite. Il découvre, dès le plus jeune âge, les menaces de néantisation, de cassure des liens de filiation, l’éventualité du passage de la vie à la mort. Bref, tous les problèmes que la psychanalyse soulève : les mystères de l’origine, la castration, les bonheurs et douleurs des relations, l’enfant les vit d’emblée et comme des sources de conflits qu’il faut apprendre à négocier. Ainsi, ce à quoi les Ateliers de Philosophie travaillent dès la Maternelle, c’est à un début de réappropriation, par l’enfant, de ce qui se déroule obscurément en lui et qu’on peut appeler une philosophie « de fait » qui s’articule sur une « praxis naturelle ». Est-ce un bien, est-ce un mal ? Ma conviction est que cette entreprise, à condition qu’elle soit menée avec le tact voulu, fait intégralement partie d’un authentique processus de construction du Moi. Réponses du cycle 2 Nous sommes au CP. Le thème proposé est « Est-ce que tout le monde est pareil ? » Les réponses procèdent d’un tout autre registre que précédemment : le registre de l’inventaire. En quelques mois, les enfants Avril 2011

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s’extravertissent. Ils passent d’une confrontation au réel à dominante émotionnelle à une pensée « factuelle ». Ils interrogent ce qui les entoure sur le mode du constat. Ils entrent dans le règne du conformisme où l’opinion reçue fait loi. Pour répondre au « devoir d’inventaire », l’enfant puise ses réponses dans le réservoir de ce qu’il entend autour de lui. « Parce qu’ils n’ont pas le même visage, parce que les filles ne sont pas pareilles que les garçons (propos tenu par une fille), parce que les garçons ne sont pas pareils que les filles (propos tenu par un garçon), parce qu’ils n’ont pas les mêmes barrettes…, les mêmes jouets… les mêmes chaussures…Il y en a qui sont aveugles et d’autres pas… On n’a pas les mêmes moustaches… C’est pas le même lit…Il y en a qui ont des lunettes… Ils ont pas les mêmes orteils… » Autre thème : « Quelle est la différence entre un garçon et une fille ? » « Les garçons sont plus grands, les filles ont des jupes, elles sont plus coquettes. Elles n’ont pas les mêmes voix. Les filles ont plus de talents que les garçons… pas les mêmes oreilles,… pas les mêmes cartables…Les garçons n’ont pas peur des rats, les filles oui…les garçons ont les cheveux courts… ils n’ont pas les mêmes mains…etc. » Les différences évoquées relèvent de l’aspect physique (cheveux, peau, taille…) et des objets distinctifs (vêtements…) Une seule observation concerne les capacités (les talents). Ce sont donc là des critères qui tiennent à l’extériorité. En même temps on peut parler d’une systématisation de la réflexion, de monoidéation. Les enfants explorent une catégorie d’une façon plus détaillée qu’auparavant, mais se laissent enfermer dans cette catégorie. C’est une sorte de devoir d’inventaire qui prédomine, mais avec un caractère ludique si l’on tient compte du nombre considérable de réponses et du plaisir que l’enfant prend à ajouter une réponse à une autre.. Lorsqu’un thème est anxiogène, l’enfant prend plus de distance qu’auparavant. Il commence à relativiser. D’où les expressions : « des fois… un jour… Y’en a … » qui apportent une réassurance. Quelques exemples de réponses au thème : « Qu’est-ce que la peur ? » montrent également qu’il sait mettre en doute le bien-fondé de sa peur. « Des fois on a rangé nos affaires, on ne les retrouve pas, on croit que c’est un voleur qui les a pris… Des fois, on a peur des ombres de la nuit… Des fois on a peur des sorciers, mais c’est pas vrai… Les vampires, c’est la même chose, mais moi j’y crois… Le hibou, quand on est dans le lit, on croit qu’il va venir dans la chambre, mais la fenêtre est fermée ; il ne peut pas entrer… On a peur des fantômes, c’est des déguisements… Y’en a qui ont peur de tout, du loup, du renard, des squelettes, moi aussi (rires). » Ce même début de distanciation est valable pour le rapport aux pulsions. Le thème est : « Que pensez-vous de la colère ? » La réponse la plus générale porte sur la colère des parents. Elle a la forme d’un constat plus que d’un jugement. Il est difficile de savoir si l’enfant donne tort aux parents ou pas. « Quand on fait du bazar, ils nous tapent… Quand on mange mal, quand on

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crache les légumes, on a une claque… Quand on mange, que c’est pas l’heure, ils nous tapent …Quand on se met trop en colère, on est enfermé dans la chambre… » Lorsqu’il y a jugement explicite, on trouve autant de désapprobation des parents que d’approbation : « La colère des papas c’est pas bien… Des fois j’en ai marre d’obéir… Je trouve pas drôle que des parents menacent de couper la tête aux enfants… Quand j’en ai marre, il faut que ça sorte… Quand les mamans grondent, je trouve ça bien. Comme ça on sait plus de choses sur ce qu’il faut faire ou qu’il ne faut pas faire… » Nouvelle évolution au CE. Elle est liée à l’élargissement de la représentation de l’espace et du temps. L’enfant va plus loin dans son incorporation des façons de vivre et penser des adultes. En même temps, il commence à douter du caractère trop général qu’il donne à ses réponses. Souvent, un autre enfant intervient pour relativiser l’opinion du précédent. À la question : « Qu’est-ce qu’une grande personne ? » on voit que l’enfant, non seulement intègre la conception adulte du déroulement de la vie, mais se préoccupe des obstacles et devient attentif à la diversité des modes de vie. « Un adulte, ça fait du boulot, un enfant ça va à l’école…Quand on sera grand, on aura des enfants… On n’aura pas tous des enfants… Des fois, on peut avoir un homme et après on peut divorcer et en avoir un autre… Des fois les bébés ils grandissent pas… C’est qu’ils ne mangent pas assez… Des fois ils ne grossissent pas, des fois ils grossissent trop…Les adultes meurent avant les enfants… Oui, mais les enfants les remplacent… Les adultes, c’est plus intelligent que les enfants… Pas toujours…Quelquefois les parents se battent… Il y a aussi des enfants qui ne s’aiment pas… Quand on est grand, nos cellules pourrissent… » C’est l’âge du pour et du contre. Ainsi, pour le thème :« Qu’est-ce que le bonheur ? », la question implicite que se pose l’enfant est : peut-on être heureux ? Et sa réponse est : oui et non : « Le bonheur, ça rend pressé de l’avoir… C’est comme un bijou, mais pas n’importe lequel…C’est quand une maman donne un gros bisou…Le bonheur, c’est pas un bijou et c’est pas un bisou…On a du bonheur quand on fait plaisir, quand on lave la vaisselle pour faire plaisir à sa maman… C’est pas un bonheur de faire la vaisselle, c’est de l’obéissance…Si essuyer la table, c’est un bonheur, c’est pas pour tous. Pour la maman, oui… Le bonheur ça serait si mon père n’était pas trop méchant avec ma mère… » Mais le positif l’emporte : « C’est se marier… Quand on a quelque chose qu’on voulait beaucoup et qu’on vous fait une surprise…Quand je revois ma maman dans ma tête, c’est du bonheur… Pour moi, c’est être grande comme sa mère… » Dans une autre classe, à la même question, après des réponses du même ordre, vient une énumération des obstacles : « En Afrique, c’est un pays pauvre… Le bonheur, tout le monde peut l’avoir, parce qu’on est tous égaux… Non, en

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Afrique, ils sont assoiffés d’eau. La culture peut pas pousser… Il n’y a pas qu’en Afrique que les gens sont pauvres. A Paris, il y en a des pauvres… On devrait transporter l’eau en Afrique…Oui, mais il faut traverser la mer… Et si, dans les camions qui transportent l’eau, il y a plein de trous, l’eau peut se sauver…A l’hôpital, on est heureux, on peut amener le game-boy… Non, à l’hôpital on n’a pas le bonheur, il y a le traumatisme du cerveau cassé et les fauteuils roulants… ». Autre thème : « Est-ce qu’on peut tout faire quand on est grand ? » « Non, ma maman n’a pas le droit de gronder les enfants des autres…On peut embrasser quand on est grand… Pour faire l’amour, il vaut mieux être marié… Non, ma cousine, elle a 12 ans, elle fait des bisous avec d’autres…Mon papa il sait pas tout, quels champignons il faut ramasser…J’ai une cousine, elle a pas passé le bac, pourtant elle est vieille… Maman est mariée mais elle ne sait pas tout faire… » L’enfant de fin de CE2 s’autorise à critiquer la société. Thème : « Y a-t-il des gens stupides ? » « Des voleurs, c’est stupide. Ils partent sans ranger. Après on est obligé de ranger… Dans la classe, il y en a qui posent des questions qui ne servent à rien… Il y a des papas stupides parce qu’ils boivent beaucoup… Un papa qui fait du mal à sa fille, c’est stupide…Quand on casse des choses quand on est en colère, c’est stupide… » Le thème « Le rêve » montre la capacité des enfants à interroger leurs propres systèmes d’idéation et à s’en distancier. « C’est quelque chose qu’on a dans la tête… C’est une image devant les yeux… C’est quelque chose que tu vois, mais qui n’existe pas…Tu as une image devant les yeux, elle te fait peur, et pourtant elle te plaît… Des cauchemars, c’est pas des rêves… Un rêve c’est gentil, on en a besoin pour les yeux… Ca sort du crâne et si ça plaît pas, il n’y a qu’à changer de rêve… Moi, des fois, ça ne change pas…Un gros chien qui vient dans ton rêve, ça fait peur et tu peux pas l’enlever facilement… Un rêve, c’est quand un prince trouve une princesse… » Que signifient toutes ces réponses et bien d’autres ? Elles doivent nous aider à comprendre l’immense travail mental qui se fait à cet âge et dont ces réponses sont la partie qui nous parvient. Elles représentent, non pas la tempête sous un crâne, mais un questionnement serein sur la vie sans que l’enfant se doute qu’il en est le siège. En réalité, c’est l’âge où il cherche, beaucoup plus qu’auparavant et moins nébuleusement, une ligne de conduite, ce qu’il faut penser des choses, ce qui est valable ou pas. Bien sûr, l’enfant ne conceptualise pas en allant au fond des choses. Par exemple, que le bonheur, c’est la réalisation d’une attente. Il ne s’interroge pas sur la nature de cette attente. Il ne dira pas, dans un langage psychanalytique, que c’est une recherche d’accès à l’objet, le besoin de faire l’expérience de la

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complétude. Il ne s’appesantit pas sur la bizarre organisation de la nature, faite de différences, d’anomalies, de choses insolites. Il constate qu’il y a des inégalités, de la chance ou du pas de chance mais le devoir d’inventaire ne va pas au-delà. Il n’est donc pas dans le domaine de la dialectique philosophique, mais il est au bord du regard philosophique, et de façon naturelle, sans que ce soit une recherche laborieuse. Réponses du cycle 3 La nouveauté tient en deux points : •

la place beaucoup plus importante que prend le « tiers ». L’enfant introduit entre lui et le monde un observateur extérieur auquel il s’identifie. C’était déjà le cas en fin de CE 2. Mais cette fois le recul est plus important Ce tiers représente une instance qui est censée savoir ce qu’il faut penser des choses de la vie, donc un pôle d’où l’on réfléchit sur ce qui est bien et moins bien. Ce n’est pas pour autant un surmoi tyrannique. L’enfant le consulte, tout en gardant son champ de liberté. .Cette incorporation du tiers fait que l’enfant se dégage plus de la sphère familiale pour s’installer dans la sphère sociale des adultes. Il se forme un nouveau sentiment d’appartenance à propos duquel j’utilise l’expression « le club des penseurs ».

Le deuxième point, qui découle du précédent, nous met en présence d’une modification qui porte sur un aspect essentiel : l’idée que l’enfant se fait du rôle qu’il a à tenir dans la société, donc des pensées qu’il a à élaborer pour tenir ce rôle. Si l’on s’interroge sur ce qui alimente les réponses, c’est-àdire les motivations non exprimées, qui sont sous-jacentes, on est amené à faire l’hypothèse que l’enfant de cet âge ne cherche plus seulement à modifier, comme c’était le cas chez les petits, quelque chose de sa relation aux parents ou à son entourage immédiat, mais à apporter une contribution qui tend à une meilleure marche des relations au niveau de la société. Il s’interroge sur la façon dont les choses pourraient être mieux gérées. Il se donne un double devoir : l’approfondissement de l’état des relations et la recherche de remèdes.

Dans le cadre du thème « le courage », on voit apparaître, de façon plus accentuée, la notion de conflit entre des tendances contraires, l’idée que pour se construire il faut faire un travail intérieur, se dépasser soi-même. Dans un premier temps, la référence est le monde scolaire agressif : « Le courage, c’est ne pas s’enfuir quand quelqu’un te poursuit… Tu t’obliges à rester sur place… C’est aller défendre quelqu’un qui se fait attaquer…C’est ne pas laisser faire n’importe quoi à un petit, mais en faisant attention à ne pas lui faire de mal… » C’est aussi le rapport au savoir : « C’est ne pas avoir peur de donner des réponses, même si c’est faux… C’est de ne pas être timide quand on est interrogé… » C’est aussi le domaine de la rencontre et de l’entraide : « C’est de ne pas être timide, si on veut faire connaissance avec quelqu’un d’une autre classe…C’est oser demander à quelqu’un de jouer avec lui… C’est d’aider

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quelqu’un à faire son travail, même si on n’en a pas envie… » Dans un deuxième temps, la réflexion devient plus générale. Nous serions même dans le conformisme moral s’il n’y avait, dans les réponses, la référence à une expérience authentique : « Le courage, c’est comme sauter, c’est faire quelque chose que l’on fait pour la première fois… C’est oser dire : je t’aime, si on est amoureux… C’est d’avouer la vérité quand on a menti… C’est d’avouer sa peur… C’est pas de l’inconscience, des fois c’est normal d’avoir peur…Les pompiers, les policiers ont le courage de risquer leur vie… C’est une volonté de faire quelque chose qui vient du fond du cœur…C’est savoir garder un secret toute la vie, même si on a envie de le dire. » Le thème « Le bonheur » montre que l’enfant a maintenant la notion de compromis, le souci de ne pas s’enfermer dans le conflit, l’idée qu’il faut éviter la rupture de la relation, donc de ne pas se laisser dominer par ses pulsions. Il donne la prédominance à la pacification, à la cohabitation, à la confiance dans l’avenir : « Quand on est marié, on doit bien s’entendre. On ne s’aime plus comme avant, mais il faut faire un effort…C’est savoir oublier la souffrance et la tristesse… Si on se passe trop du bonheur, on devient aigri… C’est rendre heureux quelqu’un de malheureux… Ce n’est pas pour du recevoir, c’est le bonheur de donner quelque chose à quelqu’un… Il y a un proverbe : après la pluie, le beau temps, aujourd’hui tu es malheureux, demain tu pourras avoir le bonheur… Moi aussi j’ai un proverbe : l’argent ne fait pas le bonheur… Mais si tu n’as pas d’argent, tu n’es pas forcément malheureux… » D’autres réponses situent le bonheur par rapport à des scènes concrètes de malheur : « J’ai vu des gens dans la rue, avec leurs enfants, ils n’avaient pas de maison ni de travail… Les enfants maltraités ne vont pas à l’école, nous on est contents d’apprendre… Même les enfants martyrs peuvent avoir du bonheur dans d’autres situations… » Le bonheur familial, sous la forme des cadeaux de Noël, est rarement cité. Par contre, l’appartenance familiale réussie est considérée comme une clé du bonheur : « C’est d’être bien ensemble chez soi, de voir que la famille sourit… Le bonheur, c’est un souvenir de famille qu’on garde toujours dans son cœur… C’est la fête quand un enfant naît ». Autre niveau de réflexions : « C’est que le monde vive en paix… C’est d’avoir un travail… C’est d’être vivant… C’est de trouver quelqu’un plus tard avec qui on pourra exprimer ses sentiments… » Le thème « La colère » montre que l’état d’esprit des enfants de cette phase n’est pas aussi angélique que les thèmes précédents pouvaient le laisser penser. Mais ce qu’il est important de noter, c’est la distance qu’ils sont capables de prendre, ne serait-ce que verbalement par rapport à leur pulsion, et leur fermeté d’affirmer leur droit de se défendre : « On est des fois puni, mais on a le droit d’être en colère si on nous embête… On peut se fâcher avec quelqu’un, on perd un ami, tant pis…On dit des mots qu’il

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faut pas dire, mais je ne le regrette pas et je ne veux pas m’excuser…Moi j’en dis, mais ça ne me dérange pas, parce que je ne les pense pas vraiment au fond de moi… On a le droit d’être furieux… » Jusqu’à présent, les enfants cités étaient de milieu socioculturel moyen, mais non défavorisé. Une question comme « Être riche » montre des différences profondes. Pour les plus favorisés, « être riche, c’est ne pas se moquer des pauvres… C’est acheter ce qui plaît… On a le droit d’être riche… On fait des voyages… On a des belles choses dans sa maison… Mon père dit qu’il ne faut pas jeter l’argent par les fenêtres… Moi, je veux être riche… » Chez les enfants des milieux défavorisés, la tonalité est tout autre :« Y’a des clochards… Les riches jettent le manger en trop… Si des gens au marché te demandent de l’argent, il faut leur donner pour qu’ils vivent… Les handicapés, aussi, ont le droit d’exister…Tu dis les pauvres, ils sont pas riches et tu les vois après en BMW ou en Golf… Il y en a qui déchirent leurs habits exprès… Ma mère a perdu sa carte bleue… Quand j’étais au Monoprix, il y avait un vieux, il avait posé son sac, on lui a volé. » Paradoxalement, mais c’est compréhensible, au cours de cette séance, ces enfants ont pratiquement abandonné le thème « Les riches » pris au sens littéral. Ils l’ont remplacé par « Les pauvres ». Je reviens sur la place d’où émane la parole de l’enfant de cycle 3. Est-ce celle du citoyen qui s’interroge sur la marche de la cité et, au-delà déjà, sur un mode plus universaliste, sur l’état des idées dans le monde ? Les réponses nous montrent plus de maturité de la part de l’enfant que celle qu’on lui prête habituellement, mais il est, dans le même temps, l’enfant de son groupe d’âge. Il n’est pas dans la vocation des Ateliers de Philosophie de faire vieillir nos enfants, de les transformer en vieux sages avant l’âge. Il est cependant utile de pointer qu’ils se sentent porteurs d’un devoir, en quelque sorte d’utilité publique de participation à des préoccupations concernant la collectivité. En général, nous savons trop peu reconnaître cette dimension. Même la pédagogie institutionnelle, qui fait beaucoup pour élargir le Moi groupal, le réduit encore trop aux dimensions du Moi groupal de la classe. Or c’est déjà un Moi groupal qui, même partiellement, situe son champ d’investissement du monde dans l’au-delà de la classe. La socialisation et le cognitif ont à réfléchir sur cette évolution. L’enfant de cet âge a besoin d’être reconnu comme capable d’apporter sa contribution à la pensée collective. Et ce n’est pas pour autant qu’il deviendra orgueilleux. On se souvient du reproche de flatter la mégalomanie de l’enfant que les détracteurs de Freinet lui ont adressé lorsqu’ils ont découvert qu’il leur proposait de faire de « l’expression libre ». Le fait d’être un « apportant par la pensée » permet certes à l’enfant de se sentir important, mais l’expérience montre que cela fait partie de la bonne santé psychique et ne fait pas perdre le sens des limites. Restent maintenant, si nous rassemblons en un seul tenant les réponses concernant les trois cycles, deux questions essentielles : La première n’a cessé d’être abordée, mais latéralement, de façon latente plus Avril 2011

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que frontalement. Elle peut se formuler ainsi : « L’enfant est-il, dès le départ, un philosophe naturel ? » La réponse, qui nous vient de la totalité des matériaux que nous avons utilisés pour comprendre la nature du regard que l’enfant porte sur la vie , est « oui ». Car, dès le début de sa vie, au fond de lui-même, dans le cadre d’une réflexion qui est une proto-réflexion, de type instinctif, biologique, l’enfant se sent confronté à l’immense problème qu’est le sort de l’homme. Sa proto-pensée rencontre d’emblée la dialectique, c’est-à-dire que la vie est bifide. Elle comporte constamment deux directions : celle du bon sort et celle du mauvais sort. Les choses peuvent bien tourner et mal tourner. Le destin de la vie elle-même, donc des vivants, est d’être une circulation ininterrompue entre ces deux éventualités. On pourrait aisément montrer quelles sont les formes que prend cette circulation entre ces deux possibilités, selon les moments du développement. A chacun des trois cycles que nous avons distingués, l’enfant est « naturellement philosophe » parce qu’il est à une place qui est celle du carrefour, non pas heureusement entre Charybde et Scylla, mais entre le bonheur et le malheur. Quant à la deuxième question, nous ne l’avons pas encore traitée sérieusement. Elle peut s'énoncer ainsi : « En quoi le fait, pour l’enfant, d’exprimer sa pensée la modifie-t-elle ? » C’est l’objet de la partie qui suit.

LES FONDEMENTS THÉORIQUES QUI JUSTIFIENT LA PRATIQUE DES ATELIERS DE PHILOSOPHIE L’expérience des Ateliers de philosophie amène à repérer et privilégier cinq apports qui fondent la spécificité de la méthode : •

L’enfant y fait une expérience particulière de lui-même en tant que lieu du cogito. Il s’y découvre porteur de cette dimension fondamentale de l’être qu’est la pensée dont on est soi-même la source.

Son statut social, inégalitaire par rapport aux adultes, s’en trouve considérablement modifié. Confronté aux problèmes les plus fondamentaux qui préoccupent les hommes, il est implicitement invité à faire partie du club de ceux qui cherchent à rendre la terre plus habitable, la vie plus vivable.

La pratique qui consiste, dans un cadre collectif, à s’entendre émettre des hypothèses sur des problèmes majeurs, correspond à un nouveau vécu de la vie groupale scolaire.. C’est l’expérience du groupe cogitant.

L’enfant découvre que sa parole se double d’un travail invisible de la pensée, « le langage oral interne » dont la conscientisation est un important facteur d’enrichissement de l’image de soi.

Chacun, implicitement, est mis au défi de mettre de l’ordre dans ses pensées sur le monde. Cette sollicitation de recherche de concepts explicatifs l’engage dans un travail permanent de dépassement des

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réponses acquises et devient lieu de découverte – stimulante et non dépressive – de la complexité de la pensée, de ses ouvertures et de ses limites. Une autre expérience du Moi pensant Il faut rappeler que, chez Descartes, le point de départ du« Je pense, donc je suis » est le doute méthodique. Que signifie-t-il ? Pour en comprendre la portée, il faut le considérer comme un doute délibérément agressif, si bien que pour le proposer, il faut « s’avancer masqué ». C’est un refus d’assujettissement aux idées reçues. Pour entrer dans la modernité, l’homme évolué de cette époque devait d’abord se permettre de mettre en question la plus grande part de ce qui provenait d’un enseignement médiéval. Et pour étayer son audace sacrilège de tout repenser par soi-même, il lui fallait – de même qu’Atlas avait besoin de toucher la terre pour retrouver ses forces – prendre une conscience aiguë, quasi tactile, de l’énorme pouvoir de penser dont il était le dépositaire à l’intérieur de lui-même. Le « Je pense » qui est, en même temps, un « Je me pense en train de penser » nous donne la certitude que nous existons, non seulement en tant qu’être complet, pas seulement corps mais en tant que sujet capable de devenir à terme « maître et possesseur de la nature’, si toutefois, bien sûr, nous savons faire un usage correct de la raison. Les Ateliers de Philosophie nous montrent qu’il en va de même pour l’enfant. Pour se développer, il a, lui aussi, besoin de faire l’expérience existentielle de l’étonnement que procure le face-à-face avec le « cogito ». Pour fonctionner, l’appareil à penser a besoin de l’émotion liée à cet étonnement. L’enfant a besoin de goûter cette réalité étrange, cette « drôle de chose » qu’est le fait de s’entendre penser, d’en être à la source. Si l’on y regarde d’assez près, on peut distinguer, dans toute séance d’Atelier de Philosophie, quelques-uns des temps préalables qui amènent à cette sorte d’expérience. Toute proposition de thème est, d’abord, en tant que question, une sorte de défi physique. Toute question est un corps qui pénètre dans le corps. Elle provoque un mouvement ambivalent de rejet et d’intérêt. L’enfant doute de sa capacité à répondre, en même temps qu’il imagine la satisfaction qui lui viendra d’émettre un point de vue. Ce premier temps est, en général, celui du vide, c’est la phase de « l’empêchement à penser, du « rien ne me vient ». L’enfant la dépasse en s’autorisant à « regarder la question ». Des pensées à l’état brut, comme des flashes ou des bulles, se présentent alors à lui. Des mots, des images, des souvenirs, issus du travail intérieur du « ça parle » émergent. L’une de ces bulles prend le dessus, comme le spermatozoïde gagnant de la conquête de l’ovule. Le mouvement collectif des pensées juxtaposées se met alors en marche. Prenons le thème « Grandir » et considérons que si le contenu des réponses est important, il l’est probablement moins que le rapport de l’enfant à sa propre pensée. En même temps que l’enfant dit sa pensée : « Ce sont les os qui grandissent et nous on grandit avec… En Afrique, il y a des

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hommes qui sont petits parce qu’ils ne voient pas le soleil… Ca veut dire qu’on grandit grâce au soleil…On grandit de mentalité…C’est aussi rester enfant, continuer à jouer… C’est prendre des décisions tout seul… », il se regarde. Son miroir intérieur le stimule à s’exprimer. De ce point de vue, les Ateliers de Philosophie nous interrogent sur la capacité de la pédagogie à donner toute sa place à cette fonction de miroir qui est obligatoirement de l’ordre du plaisir narcissique et nous n’avons pas à en avoir honte, sous prétexte que le Moi serait haïssable. Cette aptitude à s’étonner de la présence et du fonctionnement de l’appareil à penser, les bons élèves savent la goûter, mais nous avons à nous demander ce qu’il en est pour les autres. Car tous les enfants ont besoin, surtout à notre époque, pour dépasser le règne du « tout-corps », de s’accompagner de cette source de force qu’est le Moi pensant. Ils ont besoin de se découvrir porteurs de pensées imprévues dont ils ne soupçonnent pas l’existence avant de les émettre et dont ils sont étonnés d’être les propriétaires. Une autre expérience de l’appartenance sociale De même que les Ateliers de Philosophie s’inscrivent dans le mouvement naturel qui pousse tout être humain vers plus d’intelligibilité, ils rejoignent un autre mouvement naturel, qui est source de jouissance à égalité avec le cogito, celui de participer à la gestion des problèmes du petit ou grand groupe auquel on appartient. Qu’il s’agisse de thèmes évoqués précédemment (bonheur, courage) ou de thèmes qui s’adressent aux jeunes des collèges « Que pensez-vous du comportement des adultes ?… Que pensez-vous des relations garçonsfilles ?…Pensez-vous que les jeunes d’aujourd’hui sont justes envers les adultes ? … Pensez-vous que les adultes sont justes envers les jeunes ?…etc.), ce à quoi nous invitent les Ateliers de Philosophie, c’est à un droit de regard sur l’état de la société et ses valeurs. Par là-même nous nous adressons, de façon particulière, à ce qu’on peut appeler « le Moi groupal » des jeunes. Quelques mots sur la notion de « Moi groupal ». C’est, en gros, la façon dont nous formons psychiquement couple avec notre environnement. On peut repérer toutes sortes de directions : le Moi groupal filial, conjugal, amical, sexuel, professionnel, tribal, régional, national, universel et, peut-être, interplanétaire. Certains ont un Moi groupal large et riche. Ils se sentent concernés par ce qui se passe aux différents endroits du monde alors que d’autres vivent dans un univers réduit, appauvri et à la limite, ne forment groupe qu’avec eux-mêmes. Bref, les Ateliers de Philosophie adressent à l’enfant un message : « Vous avez quelque chose à dire dans les débats d’idées sur ce qui est mieux ou moins bien concernant nos conceptions de la vie… Vous êtes des habitants de la terre ; il est normal que vous donniez votre point de vue sur la façon dont le monde fonctionne. » Dans l’analyse psychogénétique qui ouvre ce dossier, j’ai discerné, comme motivation des réponses du cycle 3, le désir d’amélioration de la vie. On peut penser que cette fonction de participant à la gestion des problèmes du groupe remonte à la plus haute antiquité, à ces temps où l’enfant était beaucoup plus Avril 2011

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mêlé que maintenant à la lutte contre toutes les formes d’adversité menaçant de détruire le groupe. Le Moi groupal des enfants garde-t-il la trace de cette cohabitation première responsabilisante ? De toute façon, philosopher procède d’une ambition quasi démesurée : être co-parent de la marche du monde, donc voir le monde comme un enfant à gérer. Lorsque nous constatons que ce sont souvent les enfants en difficulté à l’école qui sont les plus motivés par les Ateliers de Philosophie, nous sommes enclins à penser que ce dont ils ont besoin, c’est d’être considérés comme des interlocuteurs à part entière dont le point de vue sur le monde nous intéresse. Ce constat est important pour la socialisation, donc pour l’image de soi des enfants de demain. Car c’est en proposant aux enfants de s’insérer dans ce qui fait l’unité et la totalité de l’espèce humaine qu’on peut espérer lutter contre la nocivité des particularismes. Une autre expérience d’appartenance au groupe classe Dans la présentation des Ateliers de Philosophie qui précède, la classe pouvait apparaître comme une addition de soliloques, chaque enfant donnant, à son tour, les réponses qui lui viennent. La réalité est plus complexe et beaucoup plus intéressante. Nous sommes en présence d’un fonctionnement collectif, celui du « nous ». Il se forme une communauté qu’on peut appeler une « communauté de chercheurs ». Ce qui s’effectue n’est pas une expérience scolaire de type vertical dans le cadre d’un rapport dominant-dominé, mais une expérience de type horizontal. Du point de vue psychanalytique, ce n’est ni un groupe oedipien conflictuel, ni un groupe pré-génital, mais un groupe où les fils de la horde travaillent dans l’égalité, en donnant le primat à la réflexion. Le tiers est ici la tâche, le cheminement de la pensée elle-même. Ce groupe présente des analogies avec la famille suffisamment bonne, car ce n’est ni une famille-bataille, ni une famille symbiotique. Les inégalités n’y sont pas un obstacle. La place de chacun vient du projet commun. Tous tendent vers une découverte qui est en attente, non donnée à l’avance. Cette famille s’inscrit dans une contribution à la marche de l’espèce humaine. C’est une expérience ponctuelle mais réelle de la démocratie. Au surplus, le groupe forme couple avec quelque chose qui le dépasse où est déposé un sens supposé de ce qui devrait unir les êtres humains. Cet être ensemble, face au sens caché de la réalité du monde, où l’on fait l’expérience du non-Moi, du sens qui échappe mais constitue une énigme à saisir, est vitalisant pour les membres du groupe. Il s’y produit une certaine abstraction du corps au profit de l’appareil à penser collectif, sans que l’appareil à penser personnel soit aboli. Il s’y fait également un travail au niveau des pulsions. Chacun apprend à être un parmi les autres, mettant au-dessus de sa vie pulsionnelle le problème à résoudre, ce qui est le fondement même de la castration symbolique. Ce type d’espace est fondateur. Il y a peut-être là, dans cette capacité de regarder ensemble le monde avec des yeux neufs, la racine de la posture scolaire de demain. Le maître qui réussit est celui qui combine cette démarche

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ouverte avec la connaissance close. Une autre expérience de la vie mentale. Il y a une pensée invisible à l’intérieur de la pensée visible, dans sa sousjacence. J'appelle «langage oral interne » ce travail souterrain, cet infra-langage fait de pensées non pensées par la pensée. C’est de deux façons que le langage oral interne se manifeste dans les Ateliers de Philosophie : les sentiments confus qui accompagnent la circulation de la parole au cours des séances et les sentiments confus qui accompagnent le travail d’intelligibilité dans sa partie non dite. Pour ce qui est du premier point, lorsqu’on demande aux enfants, après séance, ce qu’ils ont ressenti, il est très fréquent qu’ils évoquent des phénomènes de « télescopage » : « Quand on pense, on se bloque, on ne réfléchit qu’à ce que l’on pense. On ne réfléchit plus au sujet…Moi, je n’arrive plus à réfléchir, parce que les autres ils parlent et je n’arrive plus à retenir ce que je voulais dire… Moi, c’est pareil : ils disent des choses tout le temps intéressantes. Alors je réfléchis à ce qu’ils disent au lieu de réfléchir sur ce que je veux dire… Quand quelqu’un parle, on a envie de répondre, au lieu de penser à ce qu’on a envie de dire… On ne se concentre plus sur la philosophie, on se demande ce que l’autre a voulu dire… Moi, c’est autre chose. J’hésite entre deux phrases et je ne dis rien, parce que je ne sais pas choisir… On a une idée, mais d’autres ont la même, alors il faut chercher autre chose pour pas répéter… Je ne dis rien parce que je pense que d’autres n’ont pas encore eu la parole… Je veux dire quelque chose, mais je me dis que je pourrais mieux le dire. Et si je ne trouve pas, je me tais… Je me dis qu’une telle a mieux réfléchi que moi, ça me vexe, mais je parle quand même… » D’où la proposition d’une élève : il faudrait laisser du temps entre chaque moment où quelqu’un parle, trois minutes par exemple… Ce à quoi une autre élève répond : « La séance durerait dix heures et pas dix minutes… Pas du tout, il suffirait que les trois minutes de silence aient lieu avant que la bâton de parole circule. On aurait eu le temps de réfléchir à ce qu’on veut dire, sans s’occuper des autres… Ça serait dommage, conclut une quatrième, parce que c’est bien de s’apercevoir que c’est difficile de dire ce qu’on a à dire… » « Ça fait partie de la philosophie ? demande l’enseignante ». « Oui, c’est important. La philosophie, ce n’est pas facile ». Le deuxième point, à savoir les sentiments confus qui accompagnent le travail d’intelligibilité, n’a pas fait jusqu’à présent l’objet d’échanges avec les élèves. C’est un point difficile car il y a lieu de penser que la pensée donnée à entendre est le résultat d’un cheminement qui se déroule ailleurs. Et cet ailleurs, c’est un espace de délibération qui « saurait » ce que l’espace extérieur ne sait pas. C’est un « intérieur instruit » qui instruit la pensée explicite. Nous croyons être les propriétaires de notre pensée alors que le véritable propriétaire est cet autre à l’intérieur de nous qui pense à notre place et dont nous ne sommes que les porte-parole. C’est probablement pourquoi Henri Wallon dit que « penser, c’est

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interroger la pensée du corps » Une des révélations des Ateliers de Philosophie, c’est donc l’importance de la réflexion silencieuse qui circule entre les prises de parole, dans les interstices. Les enfants entrent en eux-mêmes pour réfléchir, c’est-à-dire pour laisser la parole advenir plus que pour raisonner volontairement et, la parole advenant, ils se mettent à trier. Ils sont à la pêche du savoir qui est en eux plus qu’ils ne cherchent à démontrer et à argumenter. Qu’est-ce que cet intérieur instruit ? C’est l’expérience infra-langagière que les enfants ont déjà formée au fond d’eux-même sur la vie. C’est ce qu’ils pressentent de la façon dont les hommes s’y prennent pour résoudre les problèmes. Bref, c’est le mélange qui vient de leur culture personnelle et de la culture collective, leur capacité à circuler dans le monde des émotions et des sensations, leur façon de gérer leur tendance à l’inhibition ou de réagir aux emportements de leur pensée.. Le thème proposé éveille en eux leur propre monde, fait de bonheurs et de souffrances, de victoires et de défaites. Une des raisons d’être des Ateliers de Philosophie c’est précisément d’interpeller cette expérience confuse de chacun, de constituer une pression en vue d’un rassemblement des composantes éparses de ce langage oral interne. Une autre expérience de l’accès à la conceptualisation. Nous pouvons parfaitement comprendre l’agacement que peut ressentir un philosophe professionnel face à une pratique comme celle des Ateliers de Philosophie où toute proposition de l’enfant, même apparemment triviale, trouve sa place. En effet, comme on a pu le voir, ceux-ci procèdent par énumération et juxtaposition de points de vue. La pensée qui y est délibérément privilégiée est celle de l’inventaire (tout au moins dans un premier temps, car le temps du débat est également prévu). La richesse de l’atelier vient donc de la complexité qu’introduit la diversité des idées et du phénomène « d’écho » par lequel une pensée en appelle une autre, comme son semblable ou son opposé. Mais la méthode, dans ce premier temps, ne cherche ni à synthétiser, ni à totaliser le savoir qui résulte de l’exploration des nombreuses directions empruntées. Il n’y a pas hiérarchisation des idées et des arguments. On est, tout au moins apparemment, plus dans le registre du dire par chacun de sa conviction, que d’une recherche de vérité. Bien entendu, nous sommes totalement d’accord avec la nécessité de construire du « bien penser ». Ce qui nous sépare des tenants de ce point de vue est ailleurs. C’est le refus que nous opposons à une démarche qui veut aller trop vite. Nous faisons la différence entre une construction à terme du bien penser et une construction trop précipitée, insuffisamment transitionnelle, celle qui donne trop de place à la conception adulte du bien penser et pas assez à ce qui est la norme du penser pour l’enfant, à un moment de son développement. La phrase de Maurice Blanchot « La réponse est le malheur de la question » s’applique à

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une conception trop académique de la transmission qui, finalement, tue ce qu’elle veut faire vivre, c’est-à-dire en l’occurrence une véritable approche philosophique du monde. Surtout lorsqu’il s’agit d’enfants pour lesquels des explications de type abstrait constituent une nourriture étrangère indigeste. C’est pourquoi nous préconisons une autre conception du débat, débat qui, certes, a sa place, et surtout au collège, mais qui, introduit trop tôt, risquerait d’aller à l’encontre de tout ce qu’apporte d’essentiel le travail que nous avons appelé « le langage oral interne ». Vue de loin, la démarche que nous proposons a peut-être les allures de l’errance. Mais, paradoxalement, si l’on y regarde de plus près, on verra que c’est un moyen, plus sûr que bien d’autres, d’accéder à une visée essentielle de l’esprit philosophique, c’est-à-dire « la cohérence de l’organisation de l’univers ». Certes, les séances commencent par un picorage – une succession d’opinions, d’images, d’associations libres, de ressentis tantôt froids, tantôt chargés d’émotion – mais ce picorage s’inscrit dans une dynamique de recherche qui est puissante, si l’on en juge par la façon dont les enfants investissent l’atelier. L’enfant sent très bien que ce qu’on lui demande de former, c’est une pensée parallèle au réel, c’est-à-dire des « doubles mentaux » qui soient en cohérence avec la réalité extérieure. Le point de départ, non dit aussi explicitement, mais parfaitement présent, est le postulat que les choses du monde sont organisées selon une logique. La conviction de base qui prévaut dans les Ateliers de Philosophie est, selon une utopie nécessaire, qu’on peut, sinon retrouver totalement cette logique, du moins tenter de l’approcher. C’est donc une déclaration de confiance dans le pouvoir de la pensée. Elle est considérée comme capable d’une pénétration réussie dans les mystères qui font que le monde est ce qu’il est. Au travers du bout à bout des observations qui se succèdent au cours de la séance, il y a la certitude qu’il y a quelque chose à comprendre, qu’il s’agisse des phénomènes de la nature ou des façons d’être des hommes, que le travail consiste à former des « équivalents du réel », des doubles susceptibles d’en rendre compte. L’enfant est donc, par le fait même du type de relation que le cadre propose, considéré d’avance comme relativement armé pour former de telles équivalences, c’est-à-dire pour entreprendre un travail de traduction, de reformulation qui aura valeur de lien entre l’image du réel telle qu’elle s’élabore dans la tête de l’enfant et le réel externe. Peu importe, dans un premier temps, que cette traduction soit fidèle ou en beau langage. Au total, je dirai que l’Atelier de Philosophie fonctionne sur le mode d’une pédagogie spécifique de la rencontre avec le monde des concepts. Rencontre entre la supposée logique du réel et les schèmes que l’enfant élabore pour en rendre compte. Rencontre entre la parole minuscule de l’enfant et la parole de ceux qui sont censés savoir. Mais surtout rencontre où l’on considère que pour s’approprier le bien-penser selon les normes, l’enfant a d’abord besoin de se rencontrer, avec tout ce que comporte d’imprévu son propre système de pensée en gestation. C’est la condition première d’une rencontre valable avec la pensée de l’autre et de la culture. Je veux dire par là qu’il se joue beaucoup plus qu’on ne croit, dans le processus qui procède par addition de réponses, que ce processus soit alimenté, comme Avril 2011

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chez le très jeune enfant, par la nécessité de se frayer un chemin entre le monde du narcissisme jubilatoire et le monde de la peur, ou, comme chez les enfants du cycle 2, par le jeu de l’inventaire, ou encore, comme chez les enfants du cycle 3, par un désir déjà fort de guérir ou d’améliorer le fonctionnement de la société. Ce qui se joue a, d’une certaine façon, à voir avec le mythe de la caverne. Pour peu qu’on interprète librement Platon, on peut dire que vouloir apprendre quelque chose de fondamental sur le monde nécessite un espace à trois étages : un espace fait de trois cercles du savoir qui s’inscrivent dans la verticalité. L’enfant est dans le cercle du bas. Le cercle du haut correspond au monde mythique où le savoir est censé être originé et déposé. L’espace de l’atelier de philosophie est au milieu. Il représente un lieu de réception du savoir d’en haut en même temps qu’un espace d’équivalence, l’endroit où l’on montre à ceux d’en haut qu’on est capable d’élaborer des équivalents qui épousent la même forme et le même contenu que celui d’en haut. Je voudrais terminer, non pas par une conclusion, mais par l’annonce d’un prolongement. Tous ceux qui pratiquent les Ateliers de Philosophie souhaitent qu’on puisse s’interroger sur le parti qu’on peut tirer, pour l’ensemble des relations scolaires, des modes de réflexion que proposent les Ateliers. Il ne s’agit pas de laisser croire que l’enfant peut réinventer un savoir qui a mis des millénaires pour se constituer. Mais le fait de se sentir mieux reconnu comme ayant également ses savoirs à lui, comme sujet qui trouve plaisir à se confronter aux énigmes de la vie, qui aime être en recherche d’intelligibilité, qui se sent en mesure de créer de la pensée collective, sans pour autant renoncer à sa singularité, est une condition indispensable pour qu’il fasse sien le savoir constitué, pour qu’il donne sens et valeur à chacune des disciplines enseignées. De même, il conviendrait d’approfondir la valeur des Ateliers de Philosophie en tant qu’instance de citoyenneté, en tant que lieu où s’oppose, à une conscience sociale rétrécie, une pédagogie de la conscience sociale élargie, celle d’un sujet qui accueille la scolarité comme l’un des outils privilégiés pour rendre le monde plus habitable. Peut-être n’est-il pas impossible que le contexte de mondialisation dans lequel nous sommes engagés permette à terme et au prix d’une très profonde évolution des finalités de l’école, de réaliser le vœu que Péguy énonçait dans les Cahiers de la Quinzaine dès 1905 : « Il ne suffit plus que l’instituteur soit le représentant de l’école de sa commune, il faut qu’il devienne le représentant de l’humanité. »

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